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Une Histoire de revenants

Une Histoire de revenants

de Paul Féval (père)

AVANT-PROPOS
Cette histoire extraordinaire, moitié bretonne, moitié parisienne, me fut racontée par un Anglais, à Londres, en 1842. Mr J. N. W…y, alors protestant, a eu le bonheur de finir dans la communion catholique, à Paris, vers le commencement du second Empire. Il ne croyait pas beaucoup aux revenants, mais sa conviction était que, au début de l’institution surtout, les assurances sur la vie, qui ont leur excellent côté,furent l’origine d’un assez grand nombre de crimes.

Mr W…y avait occupé un emploi important dans les bureaux de la première en date parmi les compagnies sur la vie ; il y était chef du contentieux et avait puisé une partie des détails, qu’on va lire dans les pièces d’une enquête,poursuivie à Londres et à Paris en 1820 pour soustraire sa Société,le Campbell-Life, à l’obligation de solder le dividende énorme dont il va être question dans notre drame.

Au fond de ce récit, Mr W…y, qui avait le coup d’œil anglais, voyait surtout la menace sociale contenue dans la situation d’un homme « sans préjugés » pour qui telle somme, possible à conquérir par un méfait, dix, vingt et même cent mille francs, par exemple, devient d’une part, une fois chaque année, à jour fixe, le STRICT nécessaire indépendamment des besoins de sa vie, puisqu’elle représente pour lui sa prime à payer, — et pour qui, d’autre part, cette même somme ou prime, régulièrement payée aux échéances, représente un grand nombre de millions dans un avenir prochain.

C’est là un cas de tentation, de tentationexorbitante qui doit être rare ; mais Mr J. N. W…y (il s’yconnaissait) ne regardait point comme unique le curieux exemplequ’il en citait et qui fait le sujet de la présente histoire.

Chapitre 1LE MOULIN DE GUILLAUME FÉRU

 

La vieille église se cachait dans un pli duvallon ; le clocher montrait son coq de cuivre, incliné sur satige, que le temps avait faussée, au-dessus d’un groupe de chênesébranchés, ressemblant de loin à des géants difformes.

C’était un carrefour de la Grand-Lande, entreRedon et Malestroit, au pays de Bretagne. Il y avait là une tablede pierre couchée sur trois supports inégaux. L’ajonc épineux, lesgenêts et la haute fougère formaient comme une haie autour de cemonument druidique que jamais paysan du bourg d’Orlan n’avait osétoucher du pied ni du doigt : on l’appelait laPierre-des-Païens.

On disait que, sous cette table de granit, secreusait un trou de forme ovale, caché par les ronces, et que cetrou donnait accès dans une caverne qui rejoignait les souterrainsdu manoir de Treguern.

On disait cela ; mais personne n’y avaitété voir, car la ceinture de fougère, de genêts et d’ajoncs étaitintacte et ne présentait pas d’ouverture apparente pouvant livrerpassage à un lapin.

Il était à un quart de lieue de là, le manoirde Treguern, montrant ses murailles mélancoliques, à mi-côte, audevant de la forêt ; tristesse, abandon, pauvreté, voilà ceque disait le lierre pendu aux crevasses de ses murailles et ce querépétaient ses grandes fenêtres où le vent chassait la pluie parles trous des carreaux, brisés depuis longtemps.

Il y avait dans le chœur de l’église d’Orlanune tombe orgueilleuse en granit noir qui portait, couchée, lastatue d’un chevalier. On l’appelait le tombeau deTanneguy, et c’était là, disait-on, que reposaient les restesdu premier sire de Treguern : Tanneguy-Filhol-Aimé Le Mâdre,créé comte de Treguern par le roi Louis XII, en l’an 1513.

Après cette tombe, sur les limites du chœur etde la nef, on trouvait un autre monument funèbre, aussi en granitnoir, mais qui était plus modeste et qui ne portait point destatue. C’était le dernier asile du second seigneur de Treguern.Puis venait, pour le troisième, un simple cube de maçonnerierecouvert d’une pierre sans ornement. Puis, pour le quatrième, rienqu’une dalle d’ardoise à fleur de sol. Il fallait sortir del’église pour trouver le cinquième, qui avait une croix de marbreau lieu le plus haut du cimetière.

Le cimetière allait en pente, comme l’uniquerue du bourg d’Orlan qui le bordait. Le sixième Treguern suivait lapente et descendait ; la croix, où ses noms et ses titresétaient inscrits, était en grès brut de Saint-Pern et moins hauteque celle de son devancier. Le septième n’avait déjà qu’une croixd’ardoise grise. Pour le huitième, on avait relié ensemble deuxtiges de fer qui s’étaient rouillées et ne gardaient plus traced’inscription. Puis c’étaient des croix de bois qui s’en allaient,descendant la pente, toujours plus petites et plus pauvres, jusqu’àla dernière, qui était non point plantée, mais étendue sur unesépulture toute fraîche où l’herbe n’avait pas eu le temps depousser. Sur celle-ci on lisait en piètres caractères :Filhol-Aimé-Tanneguy Le Mâdre, chevalier, comte de Treguern, août1800.

L’inscription disait encore qu’il était décédéà l’âge de vingt-et-un ans, et invitait les chrétiens à prier pourle repos de son âme.

Il y a des familles qui montent, comme si laProvidence les conduisait par la main ; il y a des famillesqui descendent, comme si la main de Dieu pesait sur elles. Treguernavait possédé autrefois tout le pays, depuis la Vilaine jusqu’àl’Oust : entre Redon et Vannes, nul ne pouvait se dire plusgrand seigneur que Treguern. Mais cette pente du cimetièreracontait l’histoire de la décadence ; il y avait loin dutombeau de Tanneguy, le fier mausolée, à ce petit tas de terreremuée fraîchement, où se couchait l’humble croix qui portait lenom de Filhol, dernier comte de Treguern.

À la Pierre-des-Païens, six chemins secroisaient, formant une large étoile : cette place,irrégulièrement ronde, se trouvait située à quelque trois cents pasdu coteau qui dominait le bourg d’Orlan. L’un des chemins montaittout droit entre deux levées de terre de bruyère, jusqu’au sommetde la colline où se perchait un moulin à vent. La route qui faisaitface de l’autre côté de la pierre druidique, s’en allait vers lesprairies où la petite rivière d’Oust égarait son cours sinueux. Àgauche, un troisième sentier se dirigeait vers le village, tandisque le quatrième, remontant un peu la pente, aboutissait à un grandbâtiment demi ruiné dont les toits de chaume avaient pour couronneune vieille tour crénelée. C’était une ferme, bâtie sur les ruinesd’un manoir noble, et qui portait encore le nom deChâteau-le-Brec.

Les deux sentiers de droite ouvraient leurangle davantage. Le premier suivait parallèlement le plateau de lacolline pour gagner le manoir de Treguern et la forêt ; lesecond tombait plutôt qu’il ne descendait au fond d’un ravin sombrequ’on nommait le Trou-de-la-Dette.

On était au mois d’août de la première annéede ce siècle. Il faisait nuit ; le vent chaud et chargéd’électricité plaignait dans la bruyère ; la lune à sonpremier quartier inclinait déjà son croissant à l’horizon,découpant les silhouettes noires de Château-le-Brec, avec sa tourdentelée, et de l’église d’Orlan dont le clocher dépassait la cimedes plus hauts arbres. Des nuages sombres et pressés couraient auciel.

Deux femmes marchaient avec lenteur dans lesentier qui venait du manoir de Treguern. L’une avait une forêt decheveux gris sous le capuchon brun des paysannesmorbihannaises ; l’autre semblait toute jeune. Elle n’avait nichapeau, ni capuce, mais un voile qui s’attachait aux tresses deses cheveux retombait sur son visage. Une fois que le vent soulevales plis de ce voile, au moment où la lune brillait entre deuxnuages, sa compagne s’arrêta pour la regarder en face.

— Courage, Marianne ! murmura-t-elle.

La jeune femme avait des larmes plein lesyeux.

— Où est-il, dit-elle, à cette heure où jesouffre, et où je vais peut-être mourir ? Où est monmari ?

La vieille paysanne la soutint entre ses bras,parce qu’elle la vit chanceler.

— Courage, Marianne ! dit-elleencore ; je n’aime que toi sur la terre, toi et lui. Tu serasriche, Marianne, Marianne de Treguern, et tu vivraslongtemps !

Un soupir souleva la poitrine de la jeunefille.

— Douairière, prononça-t-elle avec effort,dites-moi plutôt que je serai heureuse !

La vieille paysanne secoua la tête, et unsourire amer vint parmi les rides de ses lèvres.

— Oui, oui, Marianne, répliqua-t-elle de ceton que l’on prend pour calmer l’impatience des enfants, tu serasbien heureuse ! Ton mari est à chercher la fortune.

C’était une femme de grande taille, dont levisage sévère semblait de marbre. La lande était déserte et muette.La Pierre-des-Païens ressortait, blanche, au milieu du sombrefourré, comme ces nappes de lin qu’on étend sur la verdure pour quela rosée des nuits les lustre et les satine.

— C’est là ! dit Marianne de Treguern,qui frissonna en détournant les yeux ; c’est là qu’il revient,mon frère défunt, mon pauvre frère !

La vieille femme haussa les épaules ets’arrêta, appuyée sur le long bâton blanc à crosse qu’elleportait.

— Qui l’a vu ? murmura-t-elle, voilà biendes fois que je passe ici après la nuit tombée, pourquoi ton frèrene se serait-il pas montré à moi comme aux autres ?

— Parce que vous m’aimez trop, douairière,répondit Marianne à voix basse, et parce que vous n’aimez pas assezles autres enfants de mon père.

Douairière Le Brec approcha d’elle la jeunefille et la baisa. Vous eussiez éprouvé un sentiment étrange envoyant les caresses de cette femme qui ne semblait point faite pouraimer. Son visage dur repoussait toute idée tendre ouféminine ; il y avait, dans le dessin hardi de ses traits, jene sais quelle fierté tragique.

— Voici longtemps que le Brec et Treguern sontennemis, dit-elle en redressant sa grande taille, tandis que levent d’orage emportait en arrière les mèches grises de sescheveux ; longtemps ! Le premier homme qui s’appela LeBrec de Kervoz détesta le premier homme qui eut nom de Mâdre deTreguern. Il se trouva pourtant une fille des Le Brec qui épousa unfils de Treguern. Celle-là était ma sœur ; je l’aimais sitendrement, que je lui donnais ma légitime, afin de contenterl’avarice du Treguern. Je t’aime parce que tu es sa fille ;c’est mon sang qui m’attire à toi ; mais ma pauvre sœur Jeannemourut en te mettant au monde, et une autre prit sa place dans lamaison du Treguern. Pourquoi aimerais-je les enfants que l’ennemide notre race eut plus tard d’une étrangère ?

Un bruit se fit parmi les broussailles quientouraient la table druidique. Marianne se rejeta en arrière et laterreur fit claquer ses dents. Douairière Le Brec étendit son bâtonblanc vers la pierre. Elle ne tremblait pas.

— Si c’est toi, défunt Filhol de Treguern,dit-elle, à voix haute, ne te cache pas ! Je suis Françoise LeBrec, et celle-ci est Marianne ta sœur. Nous te demandons pourquoitu ne gardes pas le repos de la tombe ?

Marianne cacha son visage dans le sein de lavieille femme ; la frayeur lui ôtait le souffle.

Si elle s’attendait à voir paraître le pâlefantôme du dernier Treguern, ou à entendre sa voix changée,l’événement trompa sa crainte : rien ne se montra au-devant dela table, aucune voix ne s’éleva dans les ajoncs. Seulement, lebruit continua, et, malgré la nuit, on put deviner que la cime desgenêts s’agitait faiblement.

Le croissant, descendu au niveau du clocher,voguait dans une petite flaque d’azur entourée de grands nuages. Aubout de quelques secondes, et au moment où la lune glissait déjàune de ses cornes sous la nuée, on put voir une forme humaine quisortait des broussailles, de l’autre côté de la Pierre-des-Païens.Si c’était un spectre, c’était un spectre de femme. L’apparitiontraversa le chemin circulaire d’un pas lent et gracieux. Elle passaà une cinquantaine de pas de douairière Le Brec et de sa compagne.Un instant, elles purent apercevoir un visage d’une beautéangélique, autour duquel retombaient, éparses, de grandes bouclesde cheveux blonds. Douairière Le Brec étendit son doigt ridé ;un sourire amer et méchant releva les coins de sa bouche.

— La reconnais-tu ? demanda-t-elle.

— Geneviève ! murmura Marianne.

— Oui, Geneviève, répéta la douairière,Geneviève, la veuve de ton frère Treguern.

— Où va-t-elle ?

— Voir son fils comme tu vas voir le tien.N’ont-ils pas la même nourrice ?

— C’est vrai, ma mère, dit Marianne, vousl’avez voulu ainsi.

Le sourire de la vieille femme devint plusincisif.

— Nos prophéties de Bretagne ne mententjamais, dit-elle. Le nom de Treguern se relèvera.

— Je suis la femme de Gabriel Le Brec, ditMarianne avec indifférence : que m’importe cela ?

Douairière Le Brec lui prit la main et laregarda en face. Ses yeux brillaient d’un enthousiasme étrange.

— Quelquefois, dit-elle, le hasard s’amuse. Cen’est pas avec les oreilles de mon corps que j’entends cela, car ilest loin, mon fils, mon Gabriel, mais je le sens venir. N’est-ilpas assez beau, n’est-il pas assez hardi pour prendre ce nom deTreguern qui n’est plus à personne ?

— Le commandeur Malo… commença Marianne.

— Le commandeur Malo est chevalier de Malte,un chevalier de Malte est comme un prêtre : il n’y a que lepetit enfant…

En parlant ainsi, la voix de la vieille femmesemblait perdre sa fermeté naturelle, pour prendre un accent defanfaronnade. On eût dit que celui-là dont-elle prononçait le nom,le commandeur Malo, lui faisait peur.

— Allons, marche, reprit-elle avec unesoudaine rudesse. Tu dors sous le toit de Treguern, mais tu es lafemme de Gabriel Le Brec, mon fils ; marche, ma fille, tuseras riche !

— Serai-je heureuse ? demandaMarianne.

On n’entendait plus rien sur la lande ;les deux femmes firent le tour de la Pierre-des-Païens, ets’engagèrent dans le sentier à pic qui montait au moulin, entre lesdeux levées de terre de bruyère.

Comme elles étaient au milieu de la montée,elles entendirent la porte du moulin s’ouvrir et se refermer.

— Geneviève est arrivée la première, ditMarianne. Elle vient pour le baptême de son enfant. Quand fera-t-onle baptême du mien ?

— Quand tu voudras, répondit la vieille. Voilàque les prêtres sont revenus dans les églises. Le monde allait biensans cela… Holà ! Guillaume !

Elle frappa la porte du moulin avec son bâtonet répéta :

— Holà ! Guillaume Féru : c’est moi,douairière Le Brec, ta dame !

Les gros sabots de Guillaume sonnèrent sur lesdalles de l’intérieur ; une seconde fois la porte tourna surses gonds rouillés.

— Que Dieu vous bénisse, douairière, dit lemeunier Guillaume, qui n’apercevait point encore Marianne. Vousauriez pu attendre à demain, car il va faire gros temps, et je nemettrai pas ma toile au vent cette nuit.

— Tu te trompes, Guillaume Féru, répliqua ladouairière, ce que je voudrai, tu le feras, je veux voir tafemme.

Guillaume se mit à rire.

— Oh ! oh ! dit-il, nous avonsmarché sur de la mauvaise herbe ! Fanchette n’est pas là,justement, on est venu la chercher à la brune…

— Tu mens ! interrompit douairière LeBrec, qui mit sa main sèche sur le bras du bonhomme.

Celui-ci voulut se reculer, mais la Le Brecétait plus forte que lui.

— Tu mens, répéta-t-elle en le regardant dansle blanc des yeux. Va me chercher Fanchette, tout de suite. Je leveux !

— Le roi disait : Nous voulons,grommela Guillaume Féru qui n’avait pas l’air trop presséd’obéir.

Cependant le regard qu’il jeta sur la vieillefemme exprimait une crainte.

— Voyez-vous, douairière, reprit-il, faut dela justice : Fanchette ne peut pas être ici et au bourg deBains.

Douairière Le Brec lâcha les bras dumeunier.

— Lève-toi, dit-elle en prenant Marianne parla main.

Marianne obéit.

— Range-toi, dit encore la vieille femme ens’adressant à Guillaume.

Celui-ci hésitait et ne bougeait pas.Douairière Le Brec fit un pas vers lui.

— Prends garde ! dit-elle d’un accent siimpérieux que le meunier courba la tête malgré lui, je sais ce quise passe chez toi mieux que toi, et ceux qui m’ont résistéjusqu’ici ont eu du malheur.

Guillaume était tout pâle.

— Je ne parle pas ainsi, continua douairièreLe Brec, parce que je suis ta dame ; je parle ainsi parce quetu aimes Fanchette, ta femme, et parce que vous restez tous lesdeux souvent, le soir, bien longtemps, à regarder votre petitenfant dans son berceau.

Les sourcils du meunier s’étaient froncésviolemment, mais il tremblait.

— Je ferai ce que vous voudrez, douairière,murmura-t-il après un silence, ne jetez pas vos sorts sur nous.

— À la bonne heure, dit la vieillefemme ; Fanchette m’entend-elle ?

— Oui, répondit une voix altérée, qui semblaitpartir de la pièce voisine. Je vous entends bien, douairière ;ce que vous voulez sera fait.

— Pour ce qui est de toi, Fanchette, reprit lavieille femme, je pense que tu m’obéiras, car tu me connais et tues bonne mère. Mais Guillaume ton mari…

— Vous resterez ici et vous veillerez,interrompit le meunier d’un ton bourru.

— Cela ne suffit pas, dit la douairière. Tuvas monter au blutoir, Guillaume Féru, et je vais tirer sur toi leverrou de la trappe.

— Prisonnier dans ma propre maison ! serécria le bonhomme.

— Comme cela, poursuivit encore douairière LeBrec, tu ne seras point tenté par la curiosité.

— Monte, mon homme, dit la voix de Fanchette,monte pour notre pauvre petit !

Le meunier mit le pied sur l’échelle quiconduisait à l’étage supérieur. Comme il allait disparaîtreau-dessus de la trappe, il se retourna, parce que l’échelleoscillait sous un poids nouveau. C’était douairière Le Brec quimontait derrière lui pour mettre le verrou.

— Quand tu vas être là-haut, dit-elle, pour nepas perdre ton temps, tu moudras une somme de grain ou deux.

— Par le vent qu’il fait ! une veille defête gardée !

— Il le faut, prononça la douairière d’un tonpéremptoire.

La trappe ouverte retomba ; le grosverrou entra de force dans sa gâche ; douairière Le Brecredescendit les degrés de l’échelle et entraîna Marianne vers laseconde chambre.

— Ouvre la porte, Fanchette, dit-elle.

La seconde chambre était plongée dans uneobscurité complète. Sans doute que la vieille femme s’attendait àcela, car elle ne fit aucune observation.

— Fanchette, dit-elle seulement, si tu faiscomme on te commandera, ton fils Josille grandira et deviendrafort… Approche, je ne suis pas seule.

Fanchette vint dans l’ombre et reconnutMarianne.

— La demi-sœur ! pensa-t-elle, lademi-sœur du défunt Treguern ! »

Marianne entra. Douairière parla bas àFanchette assez longtemps. Elle dit en sortant :

— Je sais que l’autre est là ; soisadroite !

Puis elle resta dehors où le vent soufflaitavec une violence croissante ; de larges gouttes de pluiecommençaient à tomber. Douairière Le Brec rejeta la capuche de samante en arrière pour que le vent et l’eau du ciel pussentrafraîchir sa tête qui brûlait.

Elle se mit de l’autre côté du chemin, au pieddu talus, et demeura immobile, appuyée sur son grand bâton blanc.Elle regardait le moulin aux fenêtres duquel une lueur pâles’alluma ; Guillaume, obéissant, venait de donner les ailes auvent d’orage qui les saisit furieusement. Douairière était immobileet pensait :

— Ils sont deux enfants du même jour et dumême sang : lequel sera comte ?… Gabriel !Gabriel ! où peut-il être à cette heure et pourquoi tarde-t-ilainsi ! »

Ses lèvres se crispèrent, tandis qu’ellemurmurait :

— Si je pouvais prier !

Mais, presque aussitôt, son front affaissé sereleva, et son œil défia la sombre nuit du ciel. Le premier éclairdéchirant les nuages illumina son visage orgueilleux qui semblaitprovoquer la toute-puissance de Dieu. Un coup de tonnerre prolongeaau loin sur la lande ses échos graves et sourds.

Quand la foudre se tut, on put entendre aurevers de la montée, sur la route de Redon, une voix mâle et sonorequi chantait à tue-tête, malgré le tonnerre et malgré la pluie, unejoyeuse chanson d’Ille-et-Vilaine. Douairière Le Brec crut rêver.La route de Redon était là devant elle ; mais il faisait noirmaintenant comme dans une cave, et les objets disparaissaient à ladistance de quinze pas. Du fond de ces ténèbres partit un doubleéclat de rire bien franc, et une autre voix se joignit à lapremière pour répéter à plein gosier le refrain de laronde :

Veux-tu boire, j’ai de l’iau,

Plein ma seille, plein mon siau,

Jean, ma pauv’ vieille ;

Digue, digue, digue diguedou !

J’nai point d’ l’iau, j’ai du bon cidre doux

Plein mon siau, plein ma seille !

— Il faut être le diable pour chanter en cemoment ! grommela Guillaume Féru, qui grelottait derrière lasaillie de sa fenêtre et qui suivait avec épouvante le mouvementdésordonné de sa machine.

— On dirait la voix du gars Étienne qui estparti soldat, pensait la vieille femme. Pourquoi revient-il ici,lui qui a encore cinq ans à faire la guerre ?

— Dame Le Brec ! s’écria le meunier,voici l’arbre qui va se rompre et les meules qui vont éclater commeverre. Au nom de Dieu, faut-il amener ?

— Laisse l’arbre se rompre, Guillaume Féru,répondit la vieille femme, et les meules éclater comme verre.

Guillaume fit le signe de la croix et secoucha sur un sac de farine. Ceux qui arrivaient par la route deRedon se rapprochaient. Douairière Le Brec traversa le chemin,changé en torrent ; l’eau fangeuse et couverte d’une écumejaunâtre lui montait jusqu’aux genoux. Elle s’accroupit contre lemur, sur la terre mouillée. Les joyeux compagnons, qui narguaientla tempête en chantant, étaient maintenant si près qu’on pouvaitles voir avancer dans l’ombre.

— Eh bien ! s’écria l’un deux avec uneimperturbable gaîté, on ne peut dire que nous amenons le beau tempsau pays, mon Mathurin !

— Pourvu que nous n’ayons pas perdu notreroute, mon Étienne ! répliqua Vautre. Attends donc !j’aperçois une lumière…

— Digue diguedou, bon cidre doux ! voilàune lumière qui vient fort à propos ! mais entends-tu cetapage ?

Ils s’arrêtèrent.

— Je crois que c’est un moulin… commençaMathurin.

— Parbleu ! répondit Étienne, voilà queje me reconnais ! Nous sommes dans le chemin qui descend à laPierre-des-Païens, et c’est le moulin de Guillaume Féru.

— Quel diable de sabbat fait-il donc làdedans, ce soir, le père Guillaume ?

— Si tu veux le savoir et te sécher un peu,nous n’avons qu’à frapper à la porte.

Mathurin hésita un instant. Douairière Le Brecretenait son souffle.

— Quand il tomberait des obus et desbaïonnettes, dit enfin Mathurin, la première maison où j’entreraicette nuit sera la maison de ma bonne femme de mère. C’est ici quenous allons nous séparer, ami Étienne. Tu vas tout droit, moi jetourne à gauche. Embrassons-nous, et au revoir !

La voix d’Étienne s’imprégna demélancolie.

— C’est vrai, dit-il, toi, tu as une mère.

Un second éclair brilla en ce moment ; lalande inondée sortit de l’ombre. Douairière Le Brec vit à quelquespas d’elle, sur le sommet du coteau, deux jeunes gens vêtus del’uniforme qui se tenaient embrassés. C’étaient deux beauxsoldats ; mais à l’épaule de l’un d’eux pendait une manchevide.

Les yeux de douairière Le Brec s’ouvrirenttout grands.

— Oh ! dit-elle en respirant avec force,Étienne, l’ami de Treguern, a perdu son bras droit : Gabriel adu bonheur !

L’éclair était passé.

— Bonne chance ! dit Mathurin.

— Bonne chance ! répondit Étienne.

Mathurin prit le sentier qui conduisait à laforêt, Étienne appuya contre son épaule le bâton qui soutenait sonpetit paquet de voyage et se dirigea tout droit vers la porte dumoulin.

Chapitre 2DEUX SERGENTS

 

Quelques heures auparavant, sous le porche dela dernière maison du faubourg de Redon qui rejoint la route deVannes, nos deux soldats étaient attablés, le dos à la muraille, etcausant comme de vieux amis. Il avait fait une chaleur étouffantetoute la journée, et leurs uniformes, couverts de poussière,témoignaient des fatigues d’une longue route ; aussi,avaient-ils l’air de savourer avec délice cet instant de repos, etle pichet de cidre couronné de mousse qui était entre eux deuxavait été rempli et vidé plusieurs fois.

C’était un cabaret d’assez bonne apparence.Par la porte cochère, on pouvait voir une cour assez vaste et uneécurie tout ouverte, où trois ou quatre petits chevaux du paysprenaient leur provende du soir. Nos soldats étaient gradés etportaient tous les deux les galons de sergent. Le plus âgé pouvaitapprocher de la trentaine ; l’autre, celui qui avait un brasde moins, ne paraissait pas avoir plus de vingt-deux ou vingt-troisans : c’était un beau garçon, à la physionomie franche etgaie, dont le front se couronnait de cheveux noirs bouclés.

— Voilà ! mon vieux Mathurin, dit-il enlaissant échapper un gros soupir, quand on a la patte cassée, ilfaut choisir entre les Invalides et le village. J’ai mieux aimérevenir ici voir si ma main gauche est encore bonne à planter deschoux.

Il faisait de son mieux pour sourire ;mais, derrière cette gaieté forcée, il y avait bien de latristesse.

— C’est dommage, fit Mathurin ; du traindont tu marchais, tu serais pour sûr devenu capitaine. Combien yavait-il de temps que tu étais à l’armée ?

— Quinze mois quand j’ai reçu cette mauditeballe. Et j’étais sergent déjà depuis du temps.

— Alors, ce n’est pas capitaine, s’écriaMathurin, c’est colonel que tu aurais été avant d’avoir lamoustache grise !

Étienne trempa ses lèvres dans son écuellée decidre. On eût dit qu’il buvait du fiel.

— Tiens, mon vieux, s’écria-t-il en posantbrusquement son écuelle sur la table, ne parlons pas de ça, car mesyeux me picotent et il ne te servirait à rien de me faire pleurercomme un enfant.

Mathurin lui tendit la main en silence.

— Comme ça, reprit Étienne, ta mère t’a touchéun mot ou deux dans ses lettres de ce fameuxcloarec[1] Gabriel.

— Pas grand-chose. La bonne femme m’a ditqu’il y avait au presbytère d’Orlan une manière de muscadin, plussavant que les livres, qui était le neveu ou bien le filleul dedouairière Le Brec, et qui devait un jour ou l’autre remplacer levieux recteur.

Étienne fronça le sourcil.

— Mauvaise race ! dit-il. Celui-là n’estpas encore prêtre, malgré son habit de séminariste. S’il ledevient, ce sera le diable dans le bénitier !

Le soleil descendait à l’horizon et se cachaitdéjà derrière la base carrée de cette tour en forme d’obélisque où,quelques années auparavant, les chouans avaient soutenu l’assaut del’armée républicaine. Un cavalier vêtu de noir et monté sur uncheval qui semblait rendu de fatigue parut au détour de la rue. Ilmarcha tout droit vers le cabaret.

— Combien y a-t-il encore d’ici au bourgd’Orlan ? demanda-t-il au maître de l’auberge, qui s’avançaitpour le recevoir

Les deux sergents dressèrent l’oreille.

— Il va chez nous, dit Étienne.

— Et c’est un Anglais, ajouta Mathurin ;j’ai appris à connaître l’accent de ces paroissiens-là.

Le maître de l’auberge répondit à la questionde l’étranger :

— Quatre lieues de pays.

L’étranger hésita un instant, puis il jeta labride à l’aubergiste. Il mit pied à terre et défit lui-même lescourroies de sa valise, qu’il chargea sur ses épaules, sans vouloiraccepter l’aide empressée du garçon d’écurie.

— Une chambre, dit-il, un bon dîner, si ça sepeut, et un cheval frais dans une heure.

— Il paraît qu’il y a quelque chose de bondans la valise, dit Étienne.

— Ces goddam, répliqua Mathurin, çane fait rien comme les autres.

— Mais que diable as-tu donc contre cettepauvre bonne femme Le Brec ? ajouta-t-il quand l’étranger eutfranchi le seuil de l’auberge.

— La sorcière damnée ! gronda Étienne.Elle a essayé bien des fois de jeter un sort à Treguern !

Mathurin éclata de rire. Étienne le regarda enface d’un air mécontent et reprit :

— Il y a trop longtemps que tu as quitté lepays, toi. Tu ne crois plus à rien !

— Si fait, interrompit Mathurin, je crois aubon Dieu ; mais tu l’aimes donc bien, ton Treguern ?

— Oui, répondit Étienne avec simplicité, jel’aime bien. Je ne l’aimerais pas mieux s’il était mon proprefrère.

Mathurin se mordit la lèvre comme s’il eûtvoulu retenir un mot prêt à s’échapper. Étienne continuait d’unaccent rêveur.

— Cela fut toujours ainsi entre Treguern etnous. Treguern était bon seigneur : nous étions des vassauxfidèles.

Mathurin haussa les épaules.

— Seigneur ! vassaux !répéta-t-il ; par exemple, voilà de l’histoireancienne !

— Mon grand-père avait cinq fils, poursuivitÉtienne comme s’il n’avait point entendu, cinq beaux jeunes gens,forts et braves comme des lions. Ils suivirent en Amériquel’avant-dernier comte de Treguern, qui allait là se battre contreles Anglais. Mon grand-père mourut en mettant sa poitrine au-devantde la poitrine de Treguern. Il dit à ses fils : Faitescomme moi ; et ses fils obéirent. Quand Treguern revinten Bretagne, il n’avait plus avec lui qu’un seul des cinq fils demon grand-père : les quatre autres étaient morts en luisauvant la vie. J’ai vu sur le front de celui qui restait, et quiétait mon père, un coup de sabre qu’un dragon anglais destinait aufront de Treguern. En mourant, mon père m’a dit : Faiscomme nous ; et je ne regretterais pas tant mon brasdroit, si je l’avais donné à Treguern.

— Des goûts et des couleurs… commençaMathurin. On m’avait dit, pourtant, que tu lui avais donné mieuxque cela ?

Le beau visage du jeune soldat devint grave ettriste.

— C’est vrai, répliqua-t-il, je lui ai donnémon bonheur.

Mathurin se rapprocha et emplit les deuxécuelles.

— Quand tu partis pour l’armée, toi, Mathurin,reprit Étienne, Geneviève Le Hir était tout enfant, n’est-cepas ?

— Huit ou dix ans, au plus.

— Tu n’as point gardé souvenird’elle ?

— Si fait ! La plus jolie fillette quej’aie rencontrée en ma vie ! Elle a dû être bien belle quandelle a pris ses seize ans ?

— Bien belle ! répéta Étienne, dont lavoix s’altéra ; oui, belle comme les anges !

— Oh ! oh ! dit Mathurin, alors,c’est une histoire ?

— Ta mère ne t’a donc pas dit dans ses lettresle nom de la femme de Filhol de Treguern !

— Je ne m’en souviens pas, réponditMathurin.

Étienne passa les doigts de sa main gauche surson front.

— Nous étions du même âge, Filhol et moi,reprit-il ; la maison de Treguern était devenue si pauvrequ’on nous avait élevés ensemble, de pair à compagnon. J’étaiscomme le frère de Filhol et, jusqu’à l’âge de vingt ans, je nepense pas avoir passé un seul jour sans partager ses peines ou sesplaisirs. Un soir, nous venions d’atteindre notre dix-huitièmeannée, il y avait fête au manoir, malgré le malheur destemps ; ce qui restait de gentilshommes au pays était réunidans la grand-salle. Le bruit avait couru que le commandeur Malos’était fait tuer par les bleus, dans cette tour que tu vois làau-dessus des maisons de la rue. Il y avait plusieurs mois qu’on nel’avait vu : il entra tout à coup, ce soir-là, sans se faireannoncer, et vint se mettre debout au milieu du cercle quientourait la cheminée.

— Ah ça ! interrompit Mathurin, je suisbien aise d’être fixé sur ton commandeur Malo. Est-il sorcier ouest-il fou, celui-là ?

— Le commandeur Malo est cadet de Treguern,repartit Étienne d’un ton sévère ; il faut prononcer son nomavec respect. As-tu entendu parler du voile ?

— Quel voile ?

— Le voile qui annonce la mort.

— Ah ! ah ! fit Mathurin dont legros rire devint un peu forcé. Le voile de Treguern !Oui, oui, j’ai entendu parler de cela. Et, en vérité, je croisqu’on change dès qu’on se retrouve au milieu de nos landes. Jen’avais pas songé à toutes ces diableries depuis dix ans, et Dieusait que j’aurais ri comme un bossu si on m’avait conté quelquehistoire de revenants à l’armée de Sambre-et-Meuse. Maintenant,voilà que j’ai presque la chair de poule !

— Si tu as entendu parler du voile deTreguern, poursuivit Étienne dont l’accent était mélancolique etcalme, tu sais que depuis le grand chevalier Tanneguy, dont letombeau est dans l’église d’Orlan, tous les mâles du sang deTreguern ont le don de prévoir la mort de leurs amis et de leursennemis.

— Si bien que quand ce Malo me regardait entreles deux yeux autrefois, grommela Mathurin, moi qui n’étaispourtant ni son ami, ni son ennemi, je prenais ma course comme sij’avais vu le diable !

Étienne continua encore :

— Ce soir-là, donc, la bonne comtesse, mère deFilhol, était assise sous le manteau de la cheminée. Elle portaitson deuil de veuve, parce que le comte était mort l’annéed’auparavant. Le commandeur Malo la regarda et devint toutpâle.

— Madame ma cousine, dit-il, il faut songer àDieu.

La comtesse était une sainte femme ; ellese leva et s’en alla tout droit au commandeur.

— Monsieur mon cousin, lui dit-elle, depuisque le comte mon époux n’est plus de ce monde, je ne songe qu’àDieu.

La joie s’était glacée sur tous les visages,et, de l’extrémité du salon où Filhol et moi nous dansions avec lesjeunes filles, nous entendîmes ce mot, répété tout bas parmi lesilence :

— Le voile ! levoile !

La comtesse appela Filhol et lui dit d’allerchercher un prêtre.

Je me souviens bien que Geneviève, la pauvreenfant, dansait avec moi. Elle murmurait, sans savoir qu’elleparlait : « Celle-là serait bien hardie, qui oseraitentrer dans cette famille de Treguern ! »

La bonne comtesse mourut en chrétienne avantd’avoir revu le soleil. Le commandeur Malo resta au manoirjusqu’après l’enterrement, puis il partit, suivant sa coutume, sansdire où il allait.

Filhol n’avait plus ni père ni mère ; ilétait maître de ses actions. Une grande tristesse le prit, et cettetristesse, je l’éprouvais moi-même, car il semblait que nos deuxcœurs fussent jumeaux. Les circonstances qui avaient précédé lamort de la bonne comtesse nous avaient frappés vivement, et nous nenous occupions plus que des choses surnaturelles. Ce fut en cetemps que nous échangeâmes une promesse qui est peut-être unpéché…

— Quelle promesse ? demanda Mathurin.

Et ce n’était plus en vérité le joyeux vivantde tout à l’heure. Le soleil avait disparu derrière les pignons dufaubourg ; la nuit tombait rapidement ; le ciel, qui sechargeait de nuages à l’horizon, semblait près de confondre saligne circulaire et sombre avec la ligne plus foncée des montagnesde Saint-Pern. La route, au-delà du faubourg, montait une rampetournante et allait se perdre entre deux murs d’ardoise. Au-delàencore, c’était le noir, la lande immense et déserte, la landequ’on allait être obligé de traverser de nuit.

— La promesse que nous échangeâmes, Filhol deTreguern et moi, reprit Étienne, ne pouvait s’accomplir que si l’unde nous deux mourait, et, Dieu merci ! lui et moi, nous sommesencore de ce monde. Je m’expliquerai plus clairement tout àl’heure : parlons d’abord de Geneviève. Je n’avais pu la voir,si douce et si pieuse, sans souhaiter de l’avoir pour femme, quandl’âge serait venu. Je me croyais seul à la rechercher ;j’avais de l’espoir ; il me semblait que ses sourires étaientpour moi. Parfois, pourtant, des craintes me venaient. Filhol étaitsi beau et si bon ! Mais Filhol ne m’avait jamais rien confié,et je me souvenais malgré moi de cette parole de Geneviève :« Celle-là serait bien hardie qui oserait entrer dans cettefamille de Treguern ! »

« Au mois de mai 1798, voilà deux ans decela, nous avions atteint tous les deux, Filhol et moi, notrevingtième année. Nous tirâmes ensemble à la conscription. J’eus unbon numéro, Filhol tomba au sort. Je ne songeai d’abord qu’àGeneviève, ce qui était songer à moi-même. En revenant au manoir,tout joyeux que j’étais, j’entendis qu’on pleurait derrière la haiedu verger ; mon cœur se serra, car je me dis : Voicila demi-sœur Marianne de Treguern et la petite sœur Laurence quipleurent le départ du pauvre Filhol !

« Ils vivaient ensemble au manoir,Marianne, fille de la première femme, Filhol et Laurence toutenfant ; on croyait que Laurence ne vivrait pas, elleressemblait aux âmes qui cherchent le ciel.

« La feuillée n’était pas encore bienépaisse ; j’approchai mon œil de la haie, et je vis Genevièveavec ses grands cheveux blonds épars, qui sanglotait.

— Ami Mathurin, dit ici Étienne, quand on m’acoupé mon bras droit, je n’ai pas ressenti une semblable douleur.Je pris ma course vers le manoir, où l’on m’avait donné place dansles anciens communs, car j’étais déjà, comme Filhol, sans père nimère. Je fis un petit paquet de mes bardes et je dis à ma sœurMarion : « Je suis tombé au sort. Adieu ! je pars.Sois heureuse. »

« On était encore en guerre ; lesconscrits devaient partir le soir pour Redon. Je mis mon paquet surmes épaules au bout d’un bâton, et je revins toujours courant aumanoir, où Filhol et Geneviève étaient ensemble.

« Ils me devinèrent, et peut-être qu’ilss’étaient attendus à cela, car Geneviève se jeta à genoux surl’herbe en remerciant Dieu, tandis que Filhol me pressait contreson cœur. Filhol et moi nous allâmes au bourg et nous fîmes, enprésence du maire, l’échange de nos numéros. Je partis le soirmême, et Filhol vint me conduire jusqu’à Redon. Ce que je fis pourFilhol, Filhol l’aurait fait pour moi.

— Peut-être… murmura Mathurin.

— D’ailleurs, j’obéissais au derniercommandement de mon père. Depuis lors j’ai reçu deux lettres dupays : l’une par laquelle Filhol m’annonçait son mariage avecGeneviève, l’autre qui m’apprenait la naissance de son premierenfant, la petite Olympe de Treguern.

Étienne se tut et sa tête inclinée pendit sursa poitrine.

— Combien y a-t-il de temps que tu as reçu laseconde lettre ? demanda Mathurin.

— Un an.

— Et bonne personne Marion ne t’a point donnéde nouvelles ?

— Ma sœur Marion ne sait pas écrire.

— Et, maintenant que tu reviens au pays,Étienne, dit Mathurin tout ému et comme s’il n’eût pu retenir cetteparole, si tu retrouvais Geneviève veuve… libre ?

Étienne se redressa de son haut et devint sipâle qu’on eût dit un mort. Il fixa ses yeux grands ouverts sur soncompagnon, comme s’il n’eût point osé l’interroger autrement que duregard.

Au détour de la rue où naguère s’était montréce cavalier vêtu de noir, que Mathurin avait déclaré être unAnglais, on entendit le galop d’un autre cheval. La brune étaittombée depuis longtemps ; quelques lumières brillaient déjàderrière les vitres étroites des croisées. Une silhouette sombreapparut vaguement dans la nuit. C’était encore un cavalier vêtu denoir. Il franchit en quelques secondes la distance qui le séparaitde l’auberge, et son cheval, dont les flancs fumaient, s’arrêtacourt devant la table où se reposaient nos deux sergents.

Il y avait là un réverbère attaché d’un côtéau mur du cabaret, de l’autre à une potence plantée au-delà dupavé. Le nouveau venu fit claquer le petit fouet qu’il tenait à lamain pour appeler les gens de l’auberge. Il restait cependant àcheval comme s’il avait eu frayeur de descendre sans aide. C’étaitun tout jeune homme qui semblait avoir un an ou deux de moinsqu’Étienne. Les boucles de sa chevelure blonde, épaisse et fine,s’affaissaient tout humides de sueur sous les larges bords de sonchapeau. Il portait un manteau court, des culottes rattachées augenou par un ruban de soie et des demi-bottes à éperons.

Mais, malgré ce costume cavalier, il y avaiten lui ce je ne sais quoi de gauche et de craintif qui annoncel’homme habitué à la vie sédentaire et retirée. Point n’étaitbesoin d’être observateur pour voir cela ; Étienne le vit.

Il fallait quelque chose de bien grave pourdistraire l’attention d’Étienne après les dernières paroles de soncamarade ; son attention fut cependant distraite. Dès qu’ileut fixé les yeux une fois sur le nouvel arrivant, son regard ne sedétacha plus de lui.

— Est-ce que tu le connais ? demanda toutbas Mathurin.

— Je ne l’ai jamais vu, répondit Étienne, maisje crois que je le connais.

— Holà ! cria le cavalier d’une voixjuvénile, mais qui semblait prendre tout naturellement des accentsimpérieux, n’y a-t-il personne ici pour me recevoir !

C’était le vent qui empêchait d’entendre àl’intérieur de l’auberge ; le vent venait de se lever ;les nuages s’amoncelaient au loin sur la lande et la poussière dela route commençait à tourbillonner. Le jeune homme, à bout depatience, jeta son fouet et lâcha la bride pour descendre ens’aidant de la crinière. C’était décidément un très pauvre écuyer.Le cheval, qui n’en pouvait plus, ne bougea pas et le jeune hommemit pied à terre sans encombre, mais, tandis que ses deux mainsétaient occupées, le vent s’engouffra sous les grands bords de sonchapeau qui fut emporté à vingt pas de là.

La lueur du réverbère tomba sur une figured’une beauté presque féminine et qu’on eût dit trop petite pour laprodigue richesse des cheveux blonds qui l’encadraient. À bienregarder cependant, il y avait sur ce visage au teint trop blanc,parmi ces traits trop délicats et trop fins, un refletd’intelligence hardie et de volonté obstinée. Le front était haut,on voyait bien qu’il montait sous la racine des cheveux ; labouche aux lèvres minces avait des contours arrêtésfermement ; le nez présentait cette courbe indécise qui n’estpas tout à fait la ligne aquiline ; les narines mobiles etpresque transparentes accusaient déjà ce méplat du prolongement del’os frontal que l’âge seul équarrit d’ordinaire. L’arcade dessourcils, belle et tranchante comme si un ciseau habile l’eûttaillée dans le marbre, recouvrait des yeux d’un bleu sombre.

Au premier aspect, c’était une tête charmante.Le second regard cherchait en vain parmi cet harmonieux ensemble lafranchise un peu imprudente et les chères témérités de lajeunesse.

— Ramasse mon chapeau, dit le nouveau venu augarçon d’auberge qui se présentait enfin, et, une autre fois, tâchede venir plus tôt quand j’appelle !

Étienne serra plus fortement la main de soncompagnon.

— C’est lui ! murmura-t-il. Je gageraisma vie que c’est lui !

— Qui ça, lui ? demanda Mathurin.

— Le cloarec Gabriel !

— Avec des bottes éperonnées ?… commençaMathurin en riant.

Mais il n’acheva pas, parce que le nouveauvenu s’était retourné pour recevoir son chapeau des mains du garçond’auberge, qui lui dit :

— Oh ! oh ! monsieur Gabriel, vousarrivez bien : ce soir, il fera meilleur chez nous que sur lalande !

Le jeune voyageur se dirigeait sans répondrevers la porte de la cour.

— Tu as pourtant deviné, dit Mathurin àl’oreille d’Étienne, c’est ton cloarec d’Orlan !

Étienne lui imposa le silence d’un geste etavança la tête pour écouter mieux. Gabriel parlait.

— Une chambre, disait-il, un bouillon, du painet du vin, dans un quart d’heure, un cheval tout prêt à laporte.

— Quoi ! s’écria le garçon, vous allezvous remettre en route par ce temps-là, monsieur Gabriel ?

Étienne se pencha davantage encore pour saisirla réponse, mais le jeune voyageur avait passé déjà le seuil de laporte.

— Et nous ? dit Mathurin qui regardait leciel menaçant, si nous couchions ici ? demain il ferajour.

Et comme le jeune sergent gardait toujours lesilence, Mathurin ajouta :

— À quoi penses-tu ?

— Je pense, répliqua Étienne d’une voix lenteet changée, je pense que celui-là est arrivé au presbytère d’Orlanune semaine après mon départ pour l’armée. C’est comme unsort : Filhol était seul et Filhol est faible. Je pense queFilhol ne m’a écrit que deux fois, une douzaine de lignes danschaque lettre, depuis le jour où je lui dis adieu à la place oùnous sommes. Je pense que c’est une chose singulière et de mauvaisaugure de rencontrer tout d’abord sur mon chemin, en arrivant aupays, le visage de celui qui m’a pris le cœur de mon frèreFilhol.

— Bah ! voulut dire Mathurin.

Étienne releva la tête et interrogea le ciel àson tour ; les nuages de plus en plus sombres semblaient serapprocher de terre et toucher le pignon des maisons.

— Il faut qu’il soit bien pressé, ceGabriel ! murmura-t-il comme en se parlant à lui-même.

— Que nous importe ? dit Mathurin.

— Et l’autre, reprit Étienne, celui qui achargé la lourde valise sur son épaule ? Pourquoi tous deux lemême jour, à la même heure ?

— Pourquoi nous sommes-nous rencontrés toi etmoi sur la grande route ? demanda Mathurin en riant.

— Oui… pourquoi ? répéta Étienne. J’ai vudes saisons tout entières où il n’arrivait pas un seul voyageur aubourg d’Orlan.

Mathurin haussa les épaules.

— Voyons ! s’écria-t-il. Voici le pichetvide et il n’y a plus rien dans les écuelles. Restons-nous ?Partons-nous ? Moi je vote pour que nous restions.

Étienne se leva et frappa la table du bout deson bâton de voyage.

— Reste si tu veux, ami Mathurin, dit-il, moije crois qu’il va se passer quelque chose cette nuit au bourg.Pourquoi je crois ça, je n’en sais rien ; mais il y a commeune voix qui tinte à mes oreilles et qui me crie :Dépêche-toi ! Si je n’ai plus qu’un bras, Dieumerci ! il est bon : je pars. Ce n’est pas une chosenaturelle qu’un Le Brec soit devenu l’ami de Treguern.

Il mit quelques gros sous dans la main dugarçon pour payer la dépense.

— Donne-moi le temps d’emplir ma gourde,s’écria Mathurin, tu ne t’en iras pas seul. Tonnerre ! etc’est le cas d’en parler, car voilà déjà les nuages qui battent lebriquet derrière la montée de Saint-Pern ; nous en avons vubien d’autres, à l’armée de Sambre-et-Meuse ! Garçon, mets-moide l’eau-de-vie jusqu’au goulot, et en route !

Chapitre 3TERREURS NOCTURNES

 

Il était huit heures du soir, à peu près,quand Étienne le manchot et son camarade quittèrent l’auberge dufaubourg de Redon. Le premier pas qu’ils firent les mit dans lacampagne, car, après le petit enclos du cabaret, il n’y avait plusde maisons. La gourde de Mathurin avait été remplie jusqu’augoulot, selon son désir, et la gourde était grande. Il y avait dequoi prendre du cœur.

Les deux sergents montèrent la rampe ensilence, baissant la tête pour éviter le vent chargé de poussièreet marchant à grandes enjambées. À mesure qu’ils avançaient, lechemin, taillé dans l’ardoise, tournait et s’enfonçait entre deuxmurailles à pic. Mathurin regardait souvent en arrière ; tantqu’il vit briller au bas de la montée les quelques lumières éparsesqui indiquaient l’emplacement de la ville, ce fut bien ; maisquand le mur d’ardoise se ferma pour éteindre la dernière lueur,Mathurin tira un gros soupir du fond de sa poitrine.

Ils étaient, Étienne et lui, dans une sorte detunnel dont le ciel bas et noir formait la voûte. Le vent d’orages’engouffrait là-dedans avec une violence furieuse. Puis, quand levent se taisait par hasard, c’était tout à coup un silence morne aumilieu duquel les pas de nos deux voyageurs retentissaientétrangement.

— Il y a dix ans que je n’ai passé ici, ditMathurin d’une voix mal assurée, en avons-nous pour longtemps àrester entre ces roches ?

— Un demi-quart d’heure, répondit Étienne.

— Ma foi ! gronda Mathurin, qui enviaitle calme de son compagnon, j’ai franchi, en ma vie, des défiléspleins de neige, où les camarades tombaient gelés tout le long duchemin ; je ne sais pourquoi je n’avais pas froid, comme ici,jusque dans la moelle de mes os.

Il faisait chaud pourtant, et le pauvre sergent Mathurin avait dela sueur aux tempes. Au sommet de l’une des rampes voisines, unevoix triste s’éleva qui chantait la houpée despâtours. Une autre voix répondit sur la rampe opposée, etce fut, durant quelques secondes, comme un échange de sonsplaintifs et prolongés. Puis les clochettes des chèvres tintèrentet le vent apporta le beuglement des bœufs, ramenés à l’étable.

Mathurin se redressa tout brave ; cesbruits mélancoliques et connus lui parlaient au moins du mondevivant. Le pâtour aux pieds nus, et la bergerette, quiparlaient d’une roche à l’autre, les troupeaux mugissants, lesclochettes aiguës, tout cela, c’était la bonne voix du pays, etMathurin l’aimait bien, son pauvre pays de Bretagne. À cette heure,s’il eût été, les pieds au feu de quelque ferme amie, entouré desgars et des fillettes, des métayers et des bonnes femmes, à laveillée du bourg d’Orlan, il n’y aurait pas eu, dans toutl’univers, d’homme plus heureux que Mathurin le sergent.

Mais elles sont si longues, ces lieuesbretonnes ! et la Grand-Lande cache tant de spectres derrièreses rochers blancs entourés de bruyères !

Étienne avait eu raison de le dire : Mathurin avait oublié àl’armée les traditions superstitieuses du pays. Le feu du bivouacest souverain pour guérir ces vagues terreurs. Pas une seule foispeut-être, depuis qu’il avait endossé l’uniforme, Mathurin n’avaitsongé à ces rondes fantastiques que les kourils mènentautour des croix de granit, — aux miaulements lugubres desChats Courtauds, tenant leurs conseils sur les hautséchaliers, — aux grosses bêtes, ce gigantesque attelage deSatan, qui ont pour cornes des chênes séculaires et qui broutentles futaies, comme les brebis paissent l’herbe de la prairie, — auxCorniquets, ces madrés lutins qui sautent sur la nuque duvoyageur et l’abandonnent étranglé dans les fondrières, — auxLaveuses de Nuit, ces grandes filles pâles qui ont desyeux sans regard et qui forcent le passant à tordre à rebours lelinge humide des suaires.

Mais ces souvenirs-là dorment et ne meurentpas ; le paysan breton peut faire le tour du monde etretrouver intactes ses impressions d’enfance en remettant le piedsur la terre de Bretagne. Il y a là dans l’air quelque chose qui nepeut être défini : la solitude des nuits se peuple, le silenceparle, le vide prend un corps ; chaque roche semble une formeaccroupie, chaque arbre étend de longs bras menaçants etdécharnés ; des plaintes passent dans la brume, où l’on sentflotter les voiles que le vent secoue derrière lesBelles-de-Nuit, ces vierges mortes avant l’heure desfiançailles.

Dans les nuages, vous voyez des montagnes quidéchirent leurs flancs, des forêts immenses bordant la sombreprofondeur des grands lacs, des tours de cathédrales et lacolossale figure couchée qui passe toujours en regardant laterre.

Puis, au loin, sur le chemin parcouru, vousentendez crier l’essieu du Char noir. Personne ne l’a vujamais, ce char, mais chacun a pu ouïr cent fois en sa vie legrincement funeste de ses roues. Carriguel an ancou, ditla vieille langue galloise : la brouette de lamort !

Puis les branches du taillis s’agitent ;un son de cor se prolonge sous le couvert ; un chevreuilbondit et coupe le sentier, ses yeux sont deux charbons, ses ospercent son cuir. Derrière le chevreuil, un squelette de chevalpasse, rapide comme l’éclair ; sur cette monture bizarre il ya un chevalier de grande taille, portant une armure d’aciercomplète, sauf le casque, qui manque. Et à quoi bon lecasque ? Sur les épaules du cavalier il n’y a point detête.

C’est le chasseur décédé qui court la forêtdepuis la tombée de la nuit jusqu’à l’aube.

Et là-bas, ces petites flammes pâles quivoltigent sur le cressonnet des douves : âmes en peinecherchant les prières perdues, comme le mendiant qui attend lesmiettes de la table opulente. Et plus loin, au tournant de larivière, cette forme balancée, blanche comme une statue d’albâtre,qui grandit quand vous vous éloignez jusqu’à toucher du front lesétoiles…

Il y avait déjà du temps qu’on n’entendaitplus ni le pâtour, ni la bergerette, ni les grelots deschèvres, ni les mugissements des troupeaux.

— Mathurin, dit tout bas Étienne, pourquoim’as-tu parlé de Geneviève, veuve et libre ?

— Pourquoi ? répéta Mathurin ; plustard… pas ici ! j’étouffe entre ces murailles sombres.

Afin de se remettre un peu, il ôta pour lapremière fois le bouchon de sa gourde et but une gorgée. Étiennecontinuait de marcher.

— En veux-tu ? demanda Mathurin parderrière.

Étienne ne répondait point ; il avait latête basse, et ses pensées l’absorbaient.

— Veuve et libre ! se disait-il, ce n’estpas possible. Comment Filhol pourrait-il être mort, puisque je nel’ai jamais revu ni dans la veille, ni dans le rêve, lui quim’avait promis !

Mathurin se hâtait pour le rejoindre ; lanuit du chemin creux s’éclairait peu à peu, parce que les rampess’abaissaient, en même temps que le ciel devenait moins sombre. Laroute tourna brusquement, et ce fut comme un coup de théâtre.L’horizon s’ouvrit à perte de vue au-devant de nos deuxvoyageurs ; la muraille continuait sur la droite ; àgauche, c’était le vide, car le chemin, qui jusqu’alors avait percéla montagne, se collait maintenant à son flanc.

Pour un instant, le vent avait eu raison desnuages, tout épais et lourds qu’ils fussent ; il y avait degrands déchirements qui laissaient voir çà et là l’azur étoilé duciel ; le croissant de la lune se montrait par intervalles,pour se noyer bientôt sous les vapeurs amoncelées, puis reparaîtrevictorieux et rayonner au milieu des nuages.

Par le beau soleil, c’est un grand et richepaysage qui se présente aux yeux du voyageur arrivé aux revers dela montée de Saint-Pern. Sous ses pieds, la carrière d’ardoisedescend à une profondeur immense, fouillée selon le caprice de sesveines ; gardant ici de petits mamelons tapissés d’herbe et defleurs pour se plonger un peu plus loin dans des abîmes que l’œilne peut sonder.

À cent pas du pied de la montagne, la rivièred’Ise, affluent de la Vilaine, égare les gracieux replis de soncours et vient baigner les pieds de la chapelle qui sert deparoisse à la ville des carriers. Au-delà de l’Ise, la prairiepeuplée de troupeaux monte en pente douce jusqu’aux guérets dubourg de Bains, où le passage se relève pour atteindre, à traversles plantations de pins, les hauteurs arides de la Grand-Lande.Tout est plein de mouvement et de vie dans cette fourmilière detravailleurs.

Mais la nuit, cela change. On se couche debonne heure aux carrières de Saint-Pern, pour se lever de grandmatin. Le silence remplace les mille bruits du travail, les feuxsont éteints, les cahutes disparaissent dans l’ombre etl’exploitation tout entière ressemble à un trou noir qui n’a pointde fond.

Étienne s’arrêta ; Mathurin avait commeun vertige en voyant le vide qui bordait la route.

— Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil,pensait tout haut Étienne, je croyais pourtant que j’allais êtrebien heureux en respirant le premier air qui vient du pays. Voicil’Ise où je me suis baigné tant de fois ; j’ai conduit letroupeau du manoir jusque dans ces prairies. Regarde, Mathurin,maintenant que la lune éclaire : voici la futaie de Grandpré,voici le Moulin-Neuf, en avant du bourg de Bains, et il me sembleque je distingue les deux ailes du beau château de Moeil.

— Tu vois tout cela, toi, dit Mathurin quis’était reculé jusqu’à la rampe opposée, tu es bien heureux !moi, je ne vois que ce diable de précipice où tu vas tomber, têtepremière, si tu restes comme cela sur le bord. Je vois l’ombre desnuages courir dans la campagne, et tout là-bas, le dos de laGrand-Lande qui semble éclairé par je ne sais quelle lueurdiabolique.

Il disait vrai. Le croissant venait de secacher pour nos deux voyageurs, mais il blanchissait vivementl’horizon et, derrière les premiers plans du tableau assombri, laGrand-Lande ressortait au loin, tranchant sur le noir del’horizon.

— Cela n’est pas naturel, reprit Étienne enparlant de ses propres impressions.

— Non, non, s’écria Mathurin, ce n’est pasnaturel ! et il faut aller ailleurs que sur la Grand-Lande, àcette heure de nuit où nous la traverserons pour nos péchés, sil’on veut voir des choses naturelles. Il serait encore temps deretourner à Redon, qu’en dis-tu ?

Étienne remit son bâton sur son épaule etreprit sa marche. Ils descendirent le chemin en silence.

— Est-ce que les lois du mariage sont changéesaussi en Bretagne ? demanda Étienne tout à coup.

— Pourquoi cela ? fit Mathurin.

— Je crois qu’ils appellent cela le divorce,reprit Étienne. Il faut donc que le divorce soit établi chez nous,puisque tu me parles de Geneviève, veuve et libre ?

— Quant à ça, dit Mathurin entre haut et bas,je n’y entends goutte. Mais hâtons le pas, si tu veux, « Oragequi traîne devient tempête » et le mieux pour nous est degagner vitement le haut pays.

Le jeune sergent ne bougea pas. C’était toujours la même idée quile tenait depuis le commencement du pays.

— Alors, dit-il en tâchant de bien voir laphysionomie de son compagnon, tu as ouï dire que Filhol de Treguernest mort ?

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, répliquaMathurin qui était sur les épines, il faut bien finir par là ;nous mourrons tous.

Malgré l’obscurité, on pouvait deviner sur levisage d’Étienne une agitation extraordinaire.

— Ils ont menti, ceux qui t’ont dit cela,ajouta-t-il en reprenant sa marche : quand Filhol de Treguernmourra, c’est moi qui le saurai le premier.

Mathurin n’avait garde de discuter ; ilavait embrassé déjà trois ou quatre fois sa gourde, mais le cœur nelui revenait point. C’était, pour l’heure, un triste compagnon quece manchot d’Étienne. Impossible de lui arracher une paroleraisonnable ! Mathurin l’entendait murmurer entre sesdents :

— Et si Dieu n’avait pas voulu ? Si lestrépassés ne pouvaient pas accomplir les promesses faites durant lavie ?

La route montait. Sur la gauche on apercevait,quand une éclaircie se faisait, les hautes cheminées du château duMoeil. En avant, une grande masse sombre coupait le chemin :c’était la futaie de Grandpré.

Encore quelques pas, et les vieux chênesarrondissaient en voûte leurs cimes énormes. Une fois engagés sousla futaie, nos deux soldats ne virent plus littéralement ni ciel niterre. La respiration de Mathurin s’embarrassait dans sagorge : il avait peine à suivre le pas égal et toujourstranquille de son compagnon. Le vent ne lui soufflait plus auvisage comme naguère, tout au plus s’engouffrait-il parfois sous lafutaie, frappant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, decapricieuses et courtes rafales. Mais la tempête pesait sur lefaîte des chênes, et les gros troncs se balançaient en gémissant.Mathurin était plus mort que vif.

— En voici un ! dit tout à coup Étienne,qui s’arrêta court et sembla prêter l’oreille.

— Un quoi ? balbutia Mathurin au comblede l’épouvante.

— Écoute !

On entendait distinctement, mais sans pouvoirpréciser la direction, le bruit d’un cheval galopant sous lafutaie.

— Le Chasseur trépassé… commença Mathurin.

— Ils étaient deux à l’auberge, interrompitÉtienne ; celui-ci arrivera le premier.

— Pas de beaucoup ! se reprit-il enprésentant son oreille à une autre aire de vent, car j’entends unsecond cheval.

— Et en voici un troisième arrêté au beaumilieu de la route ! s’écria Mathurin, qui étendit ses mainsen avant comme pour repousser une vision. Seigneur Dieu !quelle nuit !

Il y avait, en effet, un cavalier immobile aucentre d’une clairière formant carrefour qui s’ouvrait à quaranteou cinquante pas. Rien n’interceptait à cet endroit les rayons dela lune, tamisés par les nuages plus légers. Le cavalier semblaitentouré d’une auréole de lumière. Il avait la tête nue ; ondistinguait déjà son visage maigre et pâle sous les mèchesflottantes de ses cheveux grisonnants. Il était de haute taille etles plis d’un manteau de longueur inusitée tombaient de ses épaulesjusqu’aux jambes de son cheval.

On le vit faire un geste de la main, et savoix s’éleva pendant que le vent faisait silence.

— Holà ! cria-t-il, si vous êtes deschrétiens, répondez-moi : avez-vous vu deux cavalierstraverser la futaie en se dirigeant vers le bourgd’Orlan ?

— Le commandeur Malo ! murmura Étienne.Quand il vient au pays, c’est qu’un malheur est prêt de frapper àla porte de Treguern !

— Nous avons entendu le galop de deux chevaux,reprit-il tout haut ; nous n’avons rien vu.

Le cavalier tourna la tête de sa monture versla Grand-Lande.

— Écoutez ! s’écria Étienne, ils sontbien près désormais et ils vont vous rejoindre ; si vous avezbesoin de secours, parlez, Malo de Treguern.

Les éperons du cavalier touchèrent le flanc desa monture, qui bondit et disparut sous le couvert. On put entendrenéanmoins sa réponse. Il avait dit :

— Je vais où Dieu me mène et je n’ai besoin depersonne !

Avant qu’Étienne et Mathurin eussent franchiles quelques pas qui les séparaient de la clairière, la poudre dela route s’éleva en tourbillon sous les pas des deux chevaux qui secroisèrent comme des flèches pour se perdre presque aussitôt aprèsdans l’ombre. Un instant encore on entendit le double galop sousles voûtes de la futaie, puis tout se tut, excepté l’orage quienflait sa voix menaçante.

Chapitre 4LA CROIX-QUI-MARCHE

 

Désormais, le pauvre sergent Mathurin nevivait plus du tout dans le monde réel. Il avait la fièvre et lecontenu de sa gourde ne faisait qu’exalter ses frayeurs. Cecavalier au long manteau noir, planté au centre de la clairière,lui avait paru plus grand qu’un homme ; ses yeux éblouisavaient vu des traînées de feu derrière ces deux autres cavaliers,dont la course désordonnée avait soulevé en tourbillons la poudrede la route.

La présence d’Étienne ne le rassuraitplus ; au contraire, ce n’était pas sans terreur qu’ilmesurait la marche assurée et toujours tranquille de son jeunecompagnon ; puisqu’il restait si calme, c’est donc qu’il sesentait là dans son élément ! Et maintenant que le pauvreMathurin y songeait, il se souvenait bien de lui avoir trouvé unair étrange lorsqu’il l’avait rencontré, la veille, sur le cheminde Paris.

Étienne lui-même était peut-être un de cesmorts qui reviennent et qui attirent les vivants sur la pente ducimetière. Cela s’était vu, et ce soupçon tardif ne manquait pointde sagesse, Mathurin se l’avouait en frémissant. Et pourtant ilsuivait Étienne, il le suivait comme un chien, on peut le dire,faisant les mêmes détours et n’osant pas le perdre de vue un seulinstant.

C’est toujours ainsi. Une chaîne plus forteque l’acier attache le vivant au mort, dans toutes les légendes.Certes, une heure ou deux auparavant, sous le porche du cabaret,dans le faubourg de Redon, Étienne avait une honnête figure,Mathurin ne pouvait dire non ; mais cela ne le rassuraitpoint, parce qu’il pensait : Pourquoi ne la montre-t-ilplus, sa figure ?

Par le fait, Étienne ne s’était pas retournéune seule fois depuis le pont de Saint-Pern. Il allait droit devantlui, sans hésiter jamais, comme si le soleil eût éclairé lesobstacles de la route. Il y avait déjà du temps que le bruit deschevaux galopant s’était perdu sous le couvert. Étienne s’appuyasur son bâton au centre du carrefour.

— J’ai bien reconnu le cloarec !murmura-t-il en parlant pour lui-même, il a suivi le même sentierque le commandeur Malo. L’autre a pris la traverse qui mène aumanoir de Treguern… Mathurin !

— Après ? fit celui-ci, qui se tenait àquelques pas, appuyé, lui aussi, sur son bâton.

— Ta mère t’a-t-elle parlé dans sa lettre deMarianne la demi-sœur ?

— Puissé-je la revoir en ce monde, ma pauvrevieille mère ! grommela Mathurin. Elle m’a parlé de ceci et decela, monsieur Étienne, ajouta-t-il, mais je n’ai pas la mémoirebien claire à l’heure qu’il est.

— Pourquoi m’appelles-tu monsieur ?demanda le jeune sergent, qui se tourna, étonné.

Mathurin vit le mouvement et ferma les yeux,comme s’il eût craint d’apercevoir la tête qui a deux trous à laplace des yeux.

— Ce n’est pas par malice, répliqua-t-il entâchant de sourire. Quant à Marianne de Treguern, la demi-sœur deFilhol, il y a je ne sais plus quelle histoire où le nom ducloarec Gabriel se trouve encore mêlé. Mais que nousimporte cela ? Je donnerais de bon cœur tout ce que j’ai dansmon sac pour être au bout de la Grand-Lande, devant le moulin deGuillaume Féru.

— Nous y arrivons, dit le jeune sergent, quise remit en route, et tu garderas tout ce que tu as dans ton sac,mon ami Mathurin… mais, d’ici là, il faut que je sache desnouvelles.

— Des nouvelles ? et à qui donc endemanderez-vous ? D’ici au moulin de Guillaume Féru, c’est laGrand-Lande ; et sur la Grand-Lande, je ne connais pas uneseule demeure humaine.

— Celui qui me donnera des nouvelles, prononçale jeune soldat, dont la voix baissa malgré lui, n’est peut-êtreplus dans une demeure humaine.

Le sergent Mathurin ne pensait pas que sonépouvante pût augmenter. Il se trompait et, pour le coup, son cœurdéfaillit.

— Au nom de Dieu ! monsieur Étienne,balbutia-t-il, ne tentez pas les secrets de la tombe !

— Tu m’as dit que Geneviève était veuve etlibre, répliqua Étienne d’un ton ferme, je veux savoir si c’estvrai. Je veux le savoir de celui qui doit me l’apprendre, de par sapromesse solennelle.

— Écoute, mon ami, mon frère, s’écriaMathurin, qui trouva dans sa détresse même le courage de serapprocher ; je vois bien où tu veux aller : c’est lechemin des Pierres-Plantées, c’est le chemin de laCroix-qui-Marche ! À ceux qui passent par là, il arrivetoujours malheur !

— C’est par là pourtant qu’il faut que jepasse, répondit Étienne.

Mathurin essaya de l’arrêter et prit un accentde supplication plus vive.

— Ce n’est pas le chemin du village !dit-il, les larmes aux yeux, car à cette heure il était plus faiblequ’un enfant. Dis-moi si tu es mort, Étienne, et ne m’entraîne pasà ma perte !

Le pâle visage du jeune sergent eut unsourire.

— Il faut que j’aille m’asseoir cette nuit surles degrés de la Croix-qui-Marche, dit-il.

Mathurin tomba sur ses genoux et s’écria, enjoignant les mains :

— Mon vrai camarade, si c’est pour avoir lacertitude de la mort du dernier Treguern, ne va pas si loin, car jepuis te la donner, par malheur. Filhol de Treguern est décédé enson manoir, il y a bientôt un an.

— Je ne te crois pas ! dit Étienne.

Quelques heures auparavant, il n’eût pas faitbon de dire comme cela, en face, au sergent Mathurin : Jene te crois pas ; mais Dieu sait qu’en ce moment iln’était pas susceptible !

— Je ne te crois pas, répéta Étienne, et si laparoisse d’Orlan tout entière venait me dire comme toi, jerépondrais encore : C’est impossible ! entre Treguernet moi il y a un pacte, et Treguern est le fils deschevaliers : pourquoi aurait-il oublié sapromesse ?

Le pas du jeune soldat s’allongeait malgrélui, et il parlait maintenant avec une certaine agitation.

— Alors, dit Mathurin, dont la voixs’étouffait dans sa gorge, tu crois que le mort t’attend auxPierres-Plantées ?

— Je prie Dieu qu’il n’y ait point de mort,répondit Étienne.

Puis il ajouta en voyant que Mathurinralentissait sa marche :

— Voici mon chemin. L’autre sentier conduittout droit au bourg d’Orlan. Je n’ai pas besoin de toi pour aller àla Croix-qui-Marche. Séparons-nous ici.

Ils avaient atteint la lisière de la futaie,la lande était devant eux éclairée par cette lumière fantastique etchangeante que les nuages laissaient tomber dans leur course.C’était comme un immense tapis ras et tout noir sur lequeltranchaient çà et là des roches d’une blancheur éclatante. Aussiloin que le regard pouvait atteindre, les choses étaientainsi : des points blancs sur un fond noir.

Elles sont là, dressées et alignées dans unordre bizarre. On dit que chaque année il en vient une nouvelledurant la nuit du vendredi-saint. Qui donc les a dressés, cescolosses de pierre que nulle force humaine ne pourraitsoulever ?

Les deux sentiers désignés par Étienneformaient un angle très aigu. L’un d’eux montait vers le dos de lalande, au plus épais des Pierres-Plantées ; l’autre suivait leplat et s’en allait vers les champs cultivés. Mathurin hésitaitgrandement. L’idée de s’engager tout seul dans un des sentiers dela lande lui donnait un avant-goût de son agonie.

— Va donc ! murmura-t-il d’une voixbrisée, je te suis. Mais que ma perte retombe sur toi, si je n’aipas de confession à ma dernière heure !

Pendant un quart d’heure, ils marchèrent sanséchanger un mot. Par intervalles, des gouttes de pluie, largescomme un écu, tombaient avec bruit et sonnaient à la ronde. Cen’était pas assez pour abattre la poussière du chemin. Au bout dequelques secondes, le ciel se refermait et le croissant quidescendait vers l’horizon diamantait les sommets humides destouffes de bruyère.

Il y a des roches debout sur presque toutel’étendue de la Grand-Lande. On appelle plus particulièrement lesPierres-Plantées une sorte d’enceinte irrégulièrement ovale qui estformée par plusieurs rangs de roches concentriques et au milieu delaquelle se trouve une table en granit, pareille à celle que nousavons décrite sous le nom de la Pierre-des-Païens. Autour del’enceinte, les roches s’éloignent en radiant, et si l’on voyait dehaut, en ballon, par exemple, l’ensemble de ce gigantesquemonument, on trouverait qu’il figure une étoile à treize branchesinégales.

La Croix-qui-Marche est située à une centainede pas de l’enceinte, en un lieu où la lande, moins aride, laissecroître quelques broussailles. Elle est beaucoup plus haute que lecommun des croix de carrefour et taillée dans un seul bloc degranit. Le caractère des sculptures à demi-effacées qui la couvrentlui donne une date fort ancienne. Il y a sur l’arbre des monstrescornus et des têtes de démons. Elle est élevée sur trois marches degrès et entourée de grandes ardoises fichées en terre. Un jour, enun temps que nous ne saurions point dire, Tanneguy de Treguern, lebon chevalier, poursuivi par une douzaine d’Anglais et perdant sonsang abondamment, vint tomber sur les degrés de la croix. La croixétait alors un peu plus loin et l’on voit bien encore la tracecarrée de sa base à quelques pas de là.

Quand les Anglais se montrèrent, sortant desrochers, Treguern prit son épée et tâcha de se relever ; maisil ne put, parce que tout son sang baignait les marches de lacroix. Il dit : « Sainte croix, rends-moi mon sang pourque je meure debout, comme un chevalier, ou viens à monsecours ! »

La croix se mit en marche, jetant assezrudement de côté le bon Tanneguy de Treguern ; quand lesAnglais hérétiques virent ce miracle, ils se serrèrent les unscontre les autres dans leur épouvante, tellement qu’à douze qu’ilsétaient, ils n’occupaient pas plus de place que le degré inférieurde la croix. Celle-ci vint jusqu’à eux, se souleva de terre et leurfit de sa large base une tombe après les avoir broyés.

On raconte ainsi l’origine de ce nom : LaCroix-qui-Marche ; mais on la raconte encore autrement et il ya bien sur ce thème un demi-cent de légendes.

Étienne pénétra dans l’enceinte desPierres-Plantées ; il ne s’arrêta qu’au pied même de lacroix.

— C’est ici, dit-il en se découvrant, que noussommes venus une fois, Filhol de Treguern et moi, à l’heure deminuit. C’est ici que chacun de nous a dit, sous serment :« Si je meurs le premier, je reviendrai t’apprendre ce qu’il ya sous la pierre du tombeau. »

Les jambes de Mathurin chancelaient, et il luisemblait que la terre allait s’entr’ouvrir sous ses pieds.

— Nous étions assis sur les marches de lacroix, dit encore Étienne, je vais m’asseoir sur les marches de lacroix.

Comme il le disait, il le fit. Mathurinn’avait plus de sang dans les veines.

— Filhol ! prononça Étienne d’une voixtremblante, non pas de crainte, mais d’émotion, si tu es mort,souviens-toi de ta promesse !

Une voix distincte s’éleva dans le silence dela nuit pour répondre :

— Je suis mort, et je me souviens.

Mathurin poussa un cri d’angoisse et tomba laface contre terre. Il ne bougea plus. Étienne se leva tout droit,respirant avec force et promenant sous les broussailles quienvironnaient la croix son regard avide. Le rouge de la fièvreétait à son front, l’audace de la fièvre était dans son cœur. Il nevit rien ; le vent laissait les broussailles immobiles, et nulobjet vivant ne se montrait sur le fond noir de la bruyère.

— Où es-tu ? demanda-t-il.

— Dans l’air que tu respires, répondit lavoix.

— Ne peux-tu te montrer à moi ?

Il y eut un silence, et le premier éclairdéchira la nue vers l’occident. Quand la voix répondit de nouveau,elle semblait s’être éloignée et, comme le vent grondaitfurieusement, c’est à peine si Étienne put saisir le sens de sesparoles. La voix disait :

— Quand tu seras seul et que la lune seradescendue sous le clocher d’Orlan, Je te donne rendez-vous à laPierre-des-Païens. Ne crois rien de ce qui te sera dit contreGeneviève, ma femme.

Chapitre 5L’APPARITION

 

Étienne écoutait encore, mais son oreille nesaisit plus aucun son. Il crut voir seulement au loin une formeindécise qui glissait sur la lande, comme si le souffle de l’oragel’eût emportée. Alors il essuya la sueur de son front et appuya samain contre son cœur, qui battait à rompre sa poitrine ; lanature reprenait le dessus ; des larmes jaillirent de sesyeux, et l’exaltation fébrile qui tout à l’heure le soutenait fitplace à une douleur profonde.

Filhol de Treguern était mort ! Filholqu’il aimait comme les autres aiment leurs frères et leurs sœurs,leur père et leur mère. Il n’avait pour toute famille, lui,Étienne, que sa sœur Marion depuis longtemps mariée, puisveuve ; sa vraie famille, c’était Filhol, son maître et sonami. Une fois, ce sentiment qui est au cœur de tout jeune hommeavait entraîné Étienne vers la pensée du mariage, et, comme ilavait un cœur loyal, sa tendresse avait été sincère et profonde.Elle était si belle, cette blonde Geneviève qu’il voyait sourire àDieu, parmi les fleurs qui entouraient l’image de la Vierge, dansla paroisse d’Orlan ! Elle était si pure, si bonne, si pieuse,et celui qui devait être son époux aurait un si doux ciel sur laterre !

Eh bien ! Geneviève, la blonde, celle quiavait eu les prémices de son cœur et qui était l’espoir de toute savie, Étienne lui avait dit adieu, sans se plaindre, parce que sonrival était Filhol de Treguern. Il n’avait pas hésité uninstant ; la pensée ne lui était même pas venue qu’il pûtfaire autrement que de donner à Filhol sept ans de liberté, en mêmetemps qu’il lui sacrifiait le bonheur de sa vie entière !

Et maintenant voilà que Filhol de Treguernétait mort, mort à vingt-deux ans, laissant Geneviève veuve à lagarde d’un pauvre berceau.

Étienne avait dit non tant qu’il avait pu,mais il fallait bien croire, enfin. Les sanglots déchiraient sapoitrine. Et je ne sais comment une lueur l’éblouit parmi seslarmes, tandis qu’une voix tentatrice répétait à son oreille :Veuve et libre ! C’était l’image de Geneviève quipassait devant ses yeux. Il se fit horreur à lui-même.

— Holà ! Mathurin ! cria-t-il ensecouant sa chevelure inondée de pluie, car l’orage avait enfinéclaté et les nuages versaient leurs torrents d’eau sur lalande.

Mathurin restait là, étendu comme une masse età demi-noyé, dans la boue. Étienne le releva de force, et le pauvrediable ouvrit enfin les yeux. Il n’avait gardé aucune conscience dece qui s’était passé ; seulement, quand il vit à la lueur deséclairs la figure pâle et ravagée de son compagnon, d’instinct ilse reprit à trembler.

— Où sommes-nous ? murmura-t-il avechébétement.

— Sur la route du pays, répondit Étienne, quieut un rire amer, et c’est une heure joyeuse que celle où l’onrevient au pays.

— Oui, balbutia Mathurin, qui se tâtait et quicommençait à sentir le froid de ses habits mouillés ; c’estune heure joyeuse ! mais pourquoi sommes-nous en celieu ?

— Passe-moi la gourde, dit Étienne.

Mathurin obéit. Étienne soupesa la gourde pouren jauger le contenu, puis il la rendit à Mathurin endisant :

— Tu peux boire.

La gourde était de taille, et restait pleineaux trois quarts. Mathurin but, et chaque fois qu’il s’arrêtait,Étienne lui disait : Encore ! encore ! Sibien que la gourde se trouva à moitié. Étienne la prit alors et nebut qu’un coup ; mais, quand il la rendit à Mathurin, elleétait vide.

— Oh ! oh ! fit Mathurin, que sadernière libation, arrivant à la suite d’un évanouissement, avaitenivré, tu as bu une bonne gorgée !

Étienne brandit son bâton au-dessus de satête ; il avait du feu dans le cerveau.

— Sens-tu comme elle est fraîche sur le front,cette ondée du bon Dieu ! s’écria-t-il. En route ! ceuxqui nous aiment nous attendent !

— En route ! répéta Mathurin.

— Et une chanson ! reprit Étienne, afinqu’on nous écoute venir de loin et qu’on ne dise pas que dessoldats comme nous ont peur du tonnerre !

Mathurin n’était pas en état de démêler cequ’il y avait de cruellement triste dans cette gaieté de soncamarade ; il était lancé désormais, le bon garçon, et ce futà pleine voix qu’il entonna le refrain de la ronde :

Veux-tu boire, j’ai de l’iau,

Plein ma seille, plein mon siau,

Jean, ma pauv’ vieille ;

Digue, digue, digue diguedou !

J’nai point d’ l’iau, j’ai du bon cidre doux

Plein mon siau, plein ma seille !

— Allons, Étienne, ajouta-t-il, du gosier, monhomme, du gosier !

Ils marchaient, sous la pluie battante, dansle sentier changé en torrent, et ils chantaient. Quelqu’un lesécoutait venir, selon la parole d’Étienne. Comme ils achevaient lerefrain après un dernier couplet, ils virent les grandes ailes dumoulin de Guillaume Féru que le vent faisait tourner avec unerapidité folle. La lande était traversée et Mathurin se sentait sibrave maintenant qu’il prit de lui-même la route qui menait à lamaison de sa mère. Étienne descendit tout seul vers le moulin. Aumoment où il frappait à la porte, la taille haute et raide dedouairière Le Brec se dessina en silhouette devant la fenêtreéclairée.

— Salut, soldat, dit-elle, tu arrives enchantant et tu arrives bien. Tu n’étais pas aux funérailles, tuseras au baptême.

Étienne ne répliqua point. Il se demandaitpourquoi cette vieille femme était là, sous ce grand orage, àpareille heure de la nuit, et il pensait, car, malgré son courageintrépide, il y avait un coin de son cœur ouvert à la superstition,il pensait que cette rencontre était de menaçant augure.

La première personne qu’il avait vue enarrivant au pays, c’était le cloarec Gabriel, cet ennemiinconnu. La seconde, c’était douairière Le Brec, dont la haineviolente et implacable ne faisait mystère pour personne. Queparlait-elle de funérailles et de baptême ?

— Tu perdrais ton temps, soldat Étienne,reprit douairière Le Brec, à vouloir entrer dans cette demeure.Continue ton chemin, et va vers celui qui t’attend.

— Celui qui m’attend ? répéta le jeunesergent.

La vieille eut un rire sec et moqueur.

— Les broussailles de la Croix-qui-Marche ontdes oreilles, murmura-t-elle ; si les morts ont du temps àperdre, Filhol de Treguern te doit quelque chose depuis l’heure deson décès.

En ce moment, au milieu du fracas que faisaitle moulin, on entendit des voix. Étienne, qui s’éloignait déjà,s’arrêta.

— Je veux savoir ce qu’il y a là, dit-il.

Douairière Le Brec lui avait dit tout àl’heure qu’il ne franchirait pas le seuil du moulin, et, en disantcela, elle s’était campée devant la porte, son bâton blanc à lamain, comme si elle eût voulu défendre le passage de viveforce ; mais elle parut se raviser.

— Tu n’es pas tout le monde, toi, dit-elleavec sarcasme, tu es de la famille ! Entre si tu veux.

Étienne n’entra pas. Une main de fer serraitson cœur dans sa poitrine. Il avait cru reconnaître une des voixqui, tout à l’heure, avaient parlé, et le nom de Geneviève étaitsur ses lèvres.

— Eh bien ? dit douairière Le Brec, quis’effaça pour le laisser passer.

Étienne s’éloigna en courbant la tête et sansrépondre. Comme il descendait le chemin qui mène à laPierre-des-Païens, il put entendre la vieille femme répéter avecson rire strident :

— Tu n’étais point aux funérailles : tuseras au baptême !

— Geneviève ! Geneviève, pensait Étiennedont le cœur se fendait.

Pendant qu’il descendait le sentier lentement,le vent avait balayé les derniers nuages ; la pluie tombaitencore de la feuillée sur les bords du chemin, mais le sombre azurdu ciel étincelait de mille feux. Les étoiles avaient cet éclatdiamanté qui leur vient après la tempête. Lorsque Étienne arrivadevant la Pierre-des-Païens, le ciel, purifié, étalait au-dessusdes campagnes les prodigues merveilles de sa magnificence ; lalande arrosée jetait dans la nuit ses parfums sévères, et l’onentendait pour tout bruit le murmure des petits torrents laisséspar la tempête sur les pentes labourées,

Étienne n’était pas le premier au rendez-vous.Il reconnut de loin Filhol de Treguern, debout au milieu destouffes d’ajoncs et le coude appuyé sur la table de pierre.Treguern n’avait point cette apparence que l’on prête à ceux quireviennent de l’autre monde. Il est vrai que la nuit était tropprofonde pour qu’Étienne pût distinguer les traits de son visage,mais l’habitude de son corps gardait cette grâce juvénile qui ledistinguait autrefois. Les touffes de ses beaux cheveux blondsretombaient sur ses épaules, son front s’appuyait contre samain.

L’émotion du jeune sergent était à son comble.Peut-être eût-il supporté mieux la vue d’une de ces apparitionsfunèbres qui frappent l’imagination encore plus que le cœur :une longue forme pâle drapée dans ce vêtement suprême que la mortemporte avec elle. Mais, au contraire, il revoyait Filhol tel qu’ill’avait laissé au départ.

Ce que la nuit cachait pouvait être horrible,ce que la nuit laissait voir était tout gracieux et tout jeune.

L’idée de la mort s’évanouit dans l’espritd’Étienne, la notion du temps écoulé disparut aussi. Il se demandas’il n’avait pas fait un rêve cruel et si ce n’était pas la veillequ’il avait embrassé son frère Filhol pour la dernière fois.

Il eut cette joie des gens qui s’éveillent etqui repoussent loin d’eux le cauchemar vaincu. Il s’élança, emportépar son premier mouvement, et s’engagea entre les broussailles,impatient de presser Treguern contre son cœur.

— Reste là ! dit l’apparition, qui fit enmême temps un geste de la main.

Étienne s’arrêta court. Treguern s’étaitredressé dans l’attitude du commandement, et Étienne frissonnajusque dans la moelle de ses os, parce que son regard, habitué àl’obscurité, distingua vaguement sous la blonde chevelure de sonfrère, quelque chose de confus et de sombre qui n’était plus unvisage. La réalité poignante l’étreignait de nouveau.

— Souffres-tu, Filhol, mon frère ?demanda-t-il, les larmes aux yeux.

— Oui, répondit Treguern, et je le mérite.

— Je reviens pauvre comme j’étais parti,s’écria le jeune sergent, et je n’ai plus qu’un bras ; mais sice bras peut travailler encore, tu auras des messes et des prières,Filhol, mon pauvre Filhol !

L’apparition remit son front sur sa main etÉtienne n’eut point de réponse.

— As-tu quelque chose à me commander ?dit-il après un silence. Mort ou vif, Treguern est mon maître et jesaurai lui obéir.

L’apparition fit un signe de tête équivoque,et le jeune sergent crut entendre qu’elle murmurait :

— Peut-être.

Il y eut un second silence, puis le spectrereprit d’une voix lente et chargée de tristesse :

— Te souviens-tu, Étienne, la veille de tondépart, nous entrâmes tous deux à l’église d’Orlan ; nous nousmîmes à genoux devant le grand tombeau de Tanneguy, qui parle sihaut de la puissance de mes ancêtres, et nous priâmes. Et nousallâmes ainsi, de tombe en tombe, partout où était inscrit le nomde Treguern, nous agenouillant et priant.

— Je m’en souviens, dit Étienne.

— Je te disais, poursuivit Filhol, car j’avaisl’âme navrée de l’abaissement de ma race, je te disais, en suivantces sépulcres qui allaient s’amoindrissant toujours :C’est comme un escalier dont le premier degré, tout en marbre,soutient les colonnes du portique, tandis que la dernière marche,broyée par le pied des passants, disparaît sous la fange. Jedisais cela en voyant la tombe de mon père, où nous ne pûmesplanter qu’une pauvre croix de bois. Étienne, t’ensouviens-tu ?

— Je m’en souviens.

— Eh bien ! au-dessous de cette dernièremarche fangeuse et mutilée, il y a encore un degré. Après la pauvretombe de mon père, il y a encore une tombe plus pauvre, et celle-làest à moi !

— Sur mon salut, Filhol, s’écria Étienne, quisanglotait, dussé-je mendier par les chemins, tu auras une table demarbre comme il convient à ta naissance, une table avec ton nom,tes titres et ton écusson !

Filhol secoua la tête. Étienne crut devinercomme un sourire sous les boucles blondes qui inondaient sonvisage. Quand Filhol parla de nouveau, sa voix était changée.

— Ce qu’il faut, dit-il d’un accent bref etimpérieux, ce n’est pas une tombe à Treguern mort, c’est un palaisà Treguern vivant !

— Vivant ! Treguern ! répétaÉtienne, prompt à espérer.

— L’heure passe, interrompit le spectre, etles minutes sont sévèrement comptées. Je vais t’interroger,réponds-moi : Qu’as-tu vu cette nuit sur la route deRedon ?

— Trois hommes à cheval, répliqua Étienne.

— Qui étaient ?

— Ton nouvel ami, Filhol, ce Gabriel…

— Passe ! dit l’apparition, celui-là nepouvait pas manquer de venir.

— Ton oncle, le commandeur Malo…

— Passe ! Il est, dit-on, un oiseau quine sort du nid que durant la tempête. Et le troisième ?

— Un étranger.

— Un Anglais ?

— On me l’a dit.

Un long soupir s’échappa de la poitrine deTreguern. Était-ce souffrance ou joie ? Le spectrereprit :

— Tu as passé devant le moulin de Guillaume,as-tu vu ou entendu quelque chose ?

— J’ai entendu des voix. J’ai vu une fenêtreéclairée, douairière Le Brec au devant.

L’apparition tressaillit à ce nom.

— Le jour viendra, murmura-t-elle, où chacunsera récompensé selon ses œuvres. Une femme du nom de Treguern aété trompée par ceux qui lui devaient aide et secours. Que sonsuborneur soit maudit !

— Dis un mot, s’écria Étienne, et celui qui afait tort à Geneviève…

— Je ne parle pas de Geneviève, interrompit lespectre sans s’émouvoir, je parle de ma demi-sœur Marianne. Jet’avais ordonné de ne rien croire contre Geneviève.

Étienne dit :

— J’ai eu tort, pardonne-moi.

Filhol reprit d’une voix calme etgrave :

— Cette pauvre tombe qui est après celle demon père, ma tombe à moi, est creusée, comme on te l’a dit, depuisune année. Et pourtant, Geneviève, ma femme, m’a donné un fils. Nem’interromps pas : le temps presse. L’enfant est légitime etc’est en lui que le nom de Treguern sera relevé. Tu seras sonparrain, et demain tu le porteras au baptême, malgré les clameursdes gens de la paroisse. Tu le nommeras Tanneguy comme s’est appelémon père, comme se sont appelés tous nos grands aïeux et comme jem’appelais moi-même. Après le baptême, l’enfant n’aura plus besoinde toi. Quelqu’un veillera sur lui et sur sa mère. Et maintenant,adieu, mon frère Étienne.

Le jeune sergent allait interroger peut-être,lorsqu’un bruit faible se fit derrière lui. Il se retournavivement. La taille haute et raide de douairière Le Brec sedessinait au milieu du chemin.

— Que t’avais-je dit, soldat Étienne ?grommela-t-elle en ricanant : Tu n’étais pas aux funérailles,tu seras au baptême !

Étienne ramena son regard vers laPierre-des-Païens, mais le spectre de Filhol n’y était plus.Seulement il entendit, tout près de lui, dans les broussailles, unmurmure léger qui disait encore ;

— Adieu, mon frère : prie pourmoi !

Puis ces paroles plus confuses arrivèrentjusqu’à lui :

— N’approche pas, cette nuit, du manoir deTreguern, je te le défends !

Chapitre 6BONNE PERSONNE MARION

 

— Faut pas croire, dit le père Michelan avecforce, qu’un orage comme cela fait grainer le blé noir. Ah !dam ! non, sûrement, ma foi jurée !

— Plus on va, répliqua Vincent Féru, le frèredu meunier Guillaume, plus ça devient difficile de faire pousserquelque chose sur la terre. Mon papa a vu le temps où le fromentmontait tout seul et sans fumier à une toise et demie au-dessus dusillon. Vlà qu’est vrai !

— Et mon grand-père, ajouta le gars Mathelin,qui était pâtour, a vu les pommes du clos Le Brec grossescomme la boule à jouer aux quilles et plus rouges que la joue deToinette Maréchal !

Ce compliment ne contribua point à pâlir lesjoues de Toinette, et ce devaient être de belles pommes que cellesqui rivalisaient d’éclat avec le ponceau luisant de son teint. Ilsétaient tous, les filles et les garçons, assis autour de la table,et faisant la veillée de la fête de l’Assomption, à la mi-août,chez bonne personne Marion Lécuyer, métayère à la ferme deTreguern. La ferme de Treguern s’appelait ainsi par souvenirseulement. Bien qu’elle touchât au manoir, il y avait longtempsqu’elle avait changé de maîtres.

La salle basse de la ferme était grande ;trois degrés taillés dans le sol et maintenus par de petits pieuxla séparaient de l’étable où dormaient deux bonnes vaches sur lalitière, non loin des porcs ronfleurs qui rêvaient, le groin sousle ventre, roulant en demi-cercle leur échine étroite et longue. Ily avait sur la table une chaudronnée de gigoudaine ousoupe de sarrasin, mets national que Paris arriéré ne connaît pasencore ; çà et là, les pichets couronnés de moussearrondissaient la brune faïence de leur ventre. Bonne personneMarion Lécuyer avait de quoi, comme on disait au bourgd’Orlan : elle pouvait offrir ce festin à ses voisins et amis,rassemblés chez elle pour la veillée.

Les écuelles, larges, profondes,s’emplissaient et se vidaient assez bien, car lagigoudaine altère et il n’en faut pas beaucoup pourétouffer un homme robuste. Tout en parlant de la tempête quiversait pour la seconde fois ses torrents de pluie au dehors, levieux Michelan, Vincent Féru, Pelo, le vannier, Mathelin et lesautres glissaient de temps en temps vers l’âtre des regardssournois ; il y avait là, sous le vaste manteau de lacheminée, un personnage dont nous n’avons point parlé encore.C’était un soldat. Son uniforme trempé d’eau fumait ; iltournait le dos à l’assemblée et appuyait sa tête contre samain.

La salle n’était éclairée que par une résineprise dans un petit bâton fendu en deux qui pendait à lapoutre : le feu allait s’éteignant et ne rendait plus aucunelueur ; on ne voyait point le visage de l’étranger, et lesbonnes gens qui faisaient la veillée chez Marion Lécuyer perdaientleur peine à vouloir distinguer ses traits. Il était entré là unquart d’heure auparavant ; il avait été prendre place sans motdire sur une escabelle vide au coin de l’âtre.

Bien que l’hospitalité bretonne permette à larigueur cette façon de s’introduire, il est pourtant d’usage dedire en entrant : Salut à tretous, bonsoir lamaisonnée, ou quelque autre politesse. Le soldat — le bleu —comme l’appelaient déjà les hôtes de bonne personne Lécuyer,s’était dispensé de cette simple formule. Depuis qu’il avait passéle seuil, il gardait sa tête appuyée contre sa main gauche, absorbédans ses réflexions et poussant par intervalles de grossoupire.

Au moment de son arrivée, on bavardaitactivement autour de la chaudronnée de gigoudaine ;il y avait sur le tapis un sujet de conversation intéressant auplus haut point et tout plein de mystères. Il s’agissait des deuxorphelines et de la veuve qui habitaient le manoir de Treguern,vivant Dieu sait comme, et allant Dieu sait où. Il s’agissait de lachute étrange de cette grande race des Treguern à qui le pays toutentier portait encore un respect involontaire. Il s’agissait desmille bruits qui couraient sur la mort prématurée de Filhol, sur sademi-sœur Marianne endiablée par douairière Le Brec, l’excommuniée,et sur Geneviève vivant seule au manoir avec la petite sœurLaurence.

L’entrée du bleu avait fermé toutes lesbouches. La Bretagne était en paix, mais le souvenir des guerres dela chouannerie restait trop vif pour qu’il n’y eût point dans lescœurs un reste de défiance contre tout inconnu portant l’uniforme.C’était à cause du soldat qu’on parlait ainsi de la pluie et dubeau temps.

— Quant à cela, reprit le vieux Michelan enôtant le fosset de la corne de bœuf qui lui servait detabatière, j’ai vu bien des cuvées dans mon pressoir, et les plusgrosses pommes ne font pas toujours le meilleur cidre, je ne menspas.

Vincent Féru ajouta didactiquement :

— Faut qu’elles soient grosses en moyenneté.Point de trop ni de trop peu ; mais pour ce qui est du cidrede la voisine Marion, il est droit en goût et fort en fruit.Ah ! dam ! oui, dam !

— Ah ! dam, oui, ça c’est vrai !appuya le chœur, tandis que toutes les lèvres altérées semouillaient aux bords des écuelles.

De tous les regards qui s’attachaient à lachevelure noire et frisée du soldat, celui de Marion Lécuyer étaitle plus obstinément curieux. Une fois déjà, pour remplir sondevoir, elle avait demandé au soldat s’il voulait une écuellée degigoudaine toute chaude ; le soldat avait répondu nonsans se retourner. En écoutant le son de cette voix, bonne personneMarion eût donné une pièce de quinze sous pour voir à son aise lafigure de l’étranger.

— L’homme ! dit-elle en s’adressant à luiune seconde fois, si vous avez traversé la lande sous la premièreondée, m’est avis que vous avez grand besoin de vous réchauffer lecœur. Levez-vous et prenez place à table.

Le soldat ne bougea point. Les gens de laveillée échangèrent un regard significatif.

— Il dort ! dit Toinette Maréchal.

Marion Lécuyer était une femme de trente ans àpeu près. Sa figure honnête et douce avait cette dignebienveillance qui est la beauté de la ménagère bretonne. Maislà-bas les femmes travaillent dur, comme eût dit le père Michelan,et le travail vieillit. Marion Lécuyer, veuve depuis du temps,n’était plus une jeune femme ; elle avait le grade debonne personne, qui est quelque chose comme un brevet devirilité accordé aux maîtresses des grosses fermes restant seuleset sans métayer pour mener les hommes de la charrue, de la huche etdu pressoir. Toute gradée et importante qu’elle était, bonnepersonne Marion jeta sur l’inconnu un regard timide, et devintpensive.

Michelan avait versé, dans le trou que formentà l’attache du poignet les deux muscles du pouce, un petit tas dela poudre impalpable que les paysans bretons prisent en fraude dela régie. Il secoua la tête avec lenteur et aspira la poussièrejaunâtre qui lui amena des larmes plein les yeux.

— Du temps que je braconnais dans la forêt,murmura-t-il, j’ai vu plus d’un lièvre qui ne bougeait point sur lecoup et qui me partait ensuite entre les jambes quand j’avais remismon fusil à l’épaule.

— Vous croyez qu’il fait semblant ?…risquèrent quelques voix timides.

Michelan remit sa corne dans sa poche et pritle pichet en disant à haute et intelligible voix :

— Pour ça, mes garçailles, des oragesde même ne feraient pas grainer le blé noir. Ah ! dam !nenni donc !

Pendant que chacun admirait la prudence de cevieillard, Marion Lécuyer, la métayère, prit la résine et se leva.Elle alla jusqu’au foyer et se mit à examiner son hôte de plusprès. Cela n’était point facile, car la main du soldat s’étendaitcomme un masque de son front à sa bouche. Marion revint et dit avecun soupir de regret :

— Ce n’est pas celui que je croyais ; iln’a qu’un bras.

— Il n’a qu’un bras ? répéta le cercleétonné : c’est donc manchot qu’il est !

— Et vous pouvez parler sans crainte, ajoutabonne personne, car il dort comme une souche !

— Eh bien ! s’écria le pâtourMathelin, je disais que douairière Le Brec, chez qui je suis pourmes péchés, a pris son bâton blanc dès la brune pour aller trôlerpar la lande. C’est jour de sabbat, pour sûr, et la nuit dernièrej’ai entendu parler jusqu’au matin dans le bas de la Tour deKervoz.

— C’était peut-être le commandeur Malo quichantait ses litanies ? dit Vincent Féru.

— Quand le commandeur Malo est à la tour,répliqua le petit Mathelin, on voit la lueur de sa lampe par lesmeurtrières du premier étage. Je sais bien comme c’est fait chezlui, puisque c’est moi qui ai bouché les trous de sa muraille avecde la terre mouillée. Voilà déjà bien un mois que le commandeurn’est venu à la tour.

— Il y sera cette nuit, interrompit Pelo, levanneur. En traversant la châtaigneraie, j’ai entendu son chevalpoussif qui plaignait et qui toussait dans le fourré.

— Il vient chercher là la pierre cassée !prononça gravement Marion Lécuyer.

— Est-ce que vous croyez à la pierre cassée,vous, la Marion ? demanda Vincent Féru, qui avait parfois desvelléités de scepticisme.

— Si je crois à la prophétie deTreguern ! s’écria la métayère, dont le visage tranquilles’anima. Et pourquoi n’y croirais-je point, puisque mon père et monaïeul y ont cru avant moi ? Tous les chrétiens qui vont à lagrand-messe le dimanche ont pu voir qu’il manque une cornière autombeau de Tanneguy. Cela est ainsi depuis des centaines d’années.Et depuis que cela est ainsi, Treguern descend toujours,toujours : la prophétie l’avait annoncé. Et pour que Treguernregagne tout ce qu’il a perdu, il faut qu’on retrouve l’angle depierre qui manque au tombeau de Tanneguy !

— Depuis le temps qu’on cherche… voulutcommencer Vincent.

Mais les femmes se signaient déjà et le vieuxMichelan dit :

— Treguern n’est pas du monde comme lesautres. Il y a encore une autre prophétie qui dit :« Avant de ressusciter, Treguern mourra trois fois. »Ceux qui sont jeunes verront peut-être bien des choses !

— Pas tant que n’en ont vu ceux qui sontvieux ! interrompit Marion Lécuyer, qui avait croisé ses brasdevant elle sur la table ; on vit longtemps avant de mourir,Vincent Féru, et pourtant la mort ne manque jamais àpersonne : avant de trouver aussi, on peut chercher longtemps.Quand ma mère était jeune fille, la maison où nous sommesappartenait encore à Treguern, et vous savez bien que c’était unbon maître ! Les Le Brec de Kervoz commençaient alors à fairefortune : à mesure que Le Brec montait, Treguern descendait.Ma mère disait que les trois jeunes frères du comte Tanneguy serencontrèrent une fois avec les cinq fils Le Brec dans le pâtis dela Margerie. Il y eut bataille, car ces deux races-là se haïssentd’instinct comme les braves chiens de garde détestent les loups.Quatre des cinq Le Brec restèrent sur le gazon : un Treguernvalut toujours deux hommes. Françoise Le Brec, qu’on appellemaintenant la douairière, trempa dans le sang le coin de son crêpede deuil. Quand l’évêque de Vannes vint au pays pour réconcilier LeBrec et Treguern, qui s’embrassèrent par trois fois sur les marchesde l’autel, quand la fille aînée de Kervoz eut épousé le comteTanneguy, Françoise Le Brec ne voulut jamais passer le seuil dumanoir. On dit que, dès ce temps-là, elle allait auxPierres-Plantées, et que le faux prêtre lorrain, hérétique etjanséneux et jureur qui dit la messe à laCroix-qui-Marche, lui avait enseigné à jeter le mauvais sort. Lestrois cadets de Treguern qui avaient tiré l’épée aux pâtis de laMargerie moururent dans l’année qui suivit le mariage, et Marianne,la demi-sœur du pauvre Filhol, vint au monde le jour même où ledernier des trois trépassa…

On écoutait autour de la table. Les écuellesrestaient pleines maintenant. On voyait les jeunes filles et lesjeunes gars ouvrir de grands yeux et avancer la tête : cettehistoire de la famille de Treguern était plus ou moins connue detous ceux qui menaient la veillée chez Marion Lécuyer : mais,pour ce petit peuple, avide de merveilleux, l’histoire de Treguernétait la plus merveilleuse de toutes les légendes. On avait beausavoir, on ne savait jamais tout. C’était comme une inépuisablemine du fond de laquelle surgissait toujours quelque nouveaumystère.

— Les trois cadets défunts revinrent pendantun an à la Pierre-des-Païens, dit le vieux Michelan à voix basse,tandis que tout ce qui portait coiffe dans l’assemblée avait lefrisson. On les appelait les trois Freux parce qu’ilsplaignaient dans la nuit comme des oiseaux de malheur. La mère dela Marion ne mentait point. Au bout de l’an, un soir, Hélène LeBrec, comtesse de Treguern, la mère de Marianne, s’endormit bienportante et ne s’éveilla plus : on avait entendu toute la nuitles trois Freux qui l’appelaient par son nom enmaudissant.

— Alors, reprit Marion Lécuyer, Françoise LeBrec, la douairière, entra pour la première fois au manoir. Elle semit à aimer la petite Marianne, fille de sa sœur défunte, etpeut-être qu’elle eût oublié sa haine si le comte Tanneguy, toutjeune encore, n’eût épousé une autre femme.

— La bonne comtesse ! s’écrièrentplusieurs voix dans rassemblée, la mère de Filhol et de la petitedemoiselle Laurence !

— Françoise Le Brec quitta de nouveau lemanoir, continua la métayère et, de cette fois, elle ne devaitjamais oublier ni pardonner. Elle était déjà veuve en ce temps deson cousin Jean Le Brec, qui lui laissa en douaire la grand-ferme,Château-le-Brec et le moulin de Guillaume. Elle avait été passer dutemps au bourg de Feuillans, dans le pays de St-Brieuc, et elle enrevint avec un petit gars dont personne n’a jamais connu le père nila mère.

Autour de la table, quelques voix prononcèrenttout bas le nom du jeune cloarec Gabriel. La métayère fitcomme si elle n’eût point entendu.

— Quand Marianne de Treguern eut l’âge demarcher, reprit-elle, vous eussiez dit que ses petites jambes laportaient tout naturellement vers Château-le-Brec. Celle-là n’apoint le cœur Treguern ! Elle ressemble aux Le Brec de Kervozpar l’âme et par le visage.

— Elle n’est point vilaine demoiselle, ditMathelin le pâtour, mais, pour bonne, c’est différent. Sije ne sais pas ce qui se passe au manoir, je puis bien parler deChâteau-le-Brec, puisque j’y demeure. Eh bien ! quand Mariannevenait visiter sa tante, l’automne dernier, on était bien sûr devoir le cloarec Gabriel dévaler le chemin du bourg. Il yavait à peine un mois que Filhol était dans la terre que déjà on sedivertissait comme il faut dans la grande salle de Château-le-Brec.Douairière fermait les portes ; mais, quand on rit de trop boncœur, les portes fermées n’empêchent pas d’entendre. J’ai ouï biensouvent douairière dire qu’il n’y avait pas de bon Dieu, que sonGabriel ne serait jamais de la cachette et qu’il s’épouserait avecMarianne à la Croix-qui-Marche par la bénédiction du faux prêtrejureur… Bonne personne Marion, vous qui savez tout, est-ce vrai queles souterrains de Château-le-Brec vont jusqu’au manoir deTreguern, en passant sous la Pierre-des-Païens ?

— Ma mère me l’a dit bien souvent, répliqua lamétayère.

— C’est que je n’ai pas pu finir tout àl’heure quand je vous parlais de ces bruits qu’on entend sous laTour de Kervoz. Au moins, le commandeur Malo lit ses grimoires toutbas, et il ne fait pas beaucoup de tapage en cherchant sa pierrecassée. Mais, au-dessous du trou qu’il a choisi pour demeure, il ya l’étage souterrain de la tour. J’ai tâché vingt fois, quand legrand soleil me donnait du cœur, de trouver la porte qui mène en celieu : je vous le dis, il n’y a point de porte ;seulement, au plus profond des broussailles où je m’étais faufiléen rampant, j’ai trouvé une manière de crevasse par laquelle unlapin aurait eu de la peine à passer. J’ai mis mes deux mains dechaque côté de mes yeux et j’ai regardé.

— Et qu’as-tu vu, Mathelin ? demanda-t-onà la ronde.

— Ce que j’ai vu ? répéta lepâtour, je n’en sais rien moi-même. Il fait noir là-dedanscomme au fond de l’enfer, et je sentais un froid humide qui mefrappait au visage. Cependant j’apercevais confusément quelquechose : cela ressemblait à un corps étendu de son long, et ilme semblait ouïr le souffle d’un homme endormi.

— Si c’est possible ! dit le pèreMichelan, qui eut recours à sa corne de bœuf.

Les jeunes filles retenaient leur respiration,effrayées qu’elles étaient et charmées à la fois ; les hommeséchangeaient des regards étonnés. La curiosité de tous étaitviolemment excitée. Un être humain endormi sous cette masse enruine qu’on nommait la Tour-de-Kervoz !

— Et après, mon garçonnet ? dit bonnepersonne Marion, qui n’était pas la moins pressée de savoir.

— Et bien ! reprit Mathelin, celui-là,quel qu’il soit, homme ou diable, a des compagnons quand arrive lanuit, car de ma chambrette qui touche la muraille de la Tour,j’entends des voix confuses qui parlent sous mon lit.

— Et tu n’as point dit la chose à douairièreLe Brec ? demanda Marion Lécuyer.

— Si fait bien, et plutôt dix foisqu’une !

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Que j’étais un poltron, que je rêvais toutéveillé et qu’elle me chasserait si j’entendais encore quelquechose.

— Voyez-vous ça ! dit-on autour de latable.

Personne ne songeait plus au pauvre soldat quisommeillait au coin de l’âtre.

— Si bien, poursuivit Mathelin, que j’ai vouluen avoir le cœur net une bonne fois. Je ne me fais pas plus braveque je ne le suis, mais, tout de même, j’en suis venu à monhonneur !

Il y eut un mouvement général sur les bancsqui entouraient la table. On n’interrogeait plus, mais les yeuxécarquillés et les bouches béantes en disaient plus long que toutesles interrogations du monde. Mathelin se sentait devenir unpersonnage.

— Voilà donc qu’est bon, reprit-il en posantson bonnet de laine de travers : j’avais mon idée ! Pourcauser si longtemps, il faut allumer la chandelle, et je pensaisbien que la cave n’était pas si noire la nuit que le jour. Hiersoir, vers onze heures avant minuit, j’ai entendu qu’on commençaitla veillée sous ma couchette ; je me suis levé tout doucement,j’ai pris mes braies, mon vestaquin, et je me suis habilléde bout en bout, sauf que je n’ai point chaussé mes sabots, crainted’éveiller douairière. Je tremblais dur ; j’avais mis un peud’eau-de-vie dans un tesson de tasse pour me réchauffer àl’occasion : je la bus ; après ça, j’ouvris ma fenêtre etje me coulai dehors.

Pour le coup, on aurait entendu la souriscourir dans la salle basse de la ferme.

— Ma foi jurée ! s’écria Mathelin, quiétait sûr désormais de son succès, je n’avais jamais vu la tourcomme cela se dresser au-devant de la lune toute basse qui secouchait déjà derrière les arbres du cimetière. Elle était noire ettoute déchiquetée ; le lierre qui pend aux fentes des créneauxavait l’air d’un grand drap de deuil. Les chouettes ont l’oreillefine ; je les avais éveillées ; elles tournaient enpleurant autour de leurs nids.

« Il n’y avait point de lumière dans laretraite du commandeur Malo au premier étage. Mais, à l’endroit oùj’avais vu la crevasse, au ras de terre, sous les broussailles, unelueur apparaissait. Je donnai mon âme au bon Dieu, car je sentaisbien que je risquais ma vie, et pour la seconde fois, je meglissai, en rampant dans les ronces, jusqu’à l’entrée dusoupirail…

Ici, Mathelin s’arrêta pour boire un coup àson écuelle. Chacun, dans son imagination, donnait un dénouement aurécit interrompu du pâtour, et voyait de prodigieuseschoses à la lueur pâle qui sortait de ce soupirail. Il y a deslégendes de veillée qui commencent justement ainsi : Et Dieusait ce qu’on découvre au fond de ces souterrainsmystérieux !

— C’était comme une espèce de chambre,poursuivit Mathelin, toute ronde et qui gardait la forme de latour. Une lampe brûlait au milieu sur un tonneau placédebout ; une manière de lit avec une carrée et des rideaux degrosse serge était à droite de la crevasse ; à gauche, du côtéde la ferme, il y avait une maçonnerie arrangée pour servir d’âtre,et en m’orientant je compris bien que la fumée des tisons allumésdevait monter dans la propre cheminée de douairière Le Brec. Aufond, la lumière de la lampe se noyait dans une ouverture sombrequi avait l’air d’un corridor. Où mène ce couloir ? Dieu lesait ! Autour du tonneau qui supportait la lampe, il y avaittrois personnes.

— Trois personnes ! répéta le cerclestupéfait. Les trois Freux, peut-être !

Et Michelan ajouta :

— Dormez tranquille, après cela ! quandvous savez qu’il se passe des choses pareilles dans votre propreparoisse !

— Les connais-tu, ces trois personnes,miévrot ? demanda Marion Lécuyer.

— Je suis bien sûr d’en connaître deux,répliqua le pâtour, et si je ne dis rien de la troisième,c’est que je n’ai pas vu son visage.

— Qui était-ce ? qui était-ce ?s’écria l’assemblée dans une explosion de curiosité.

— Or, devinez ! dit lepâtour.

Chapitre 7L’HOMME NOIR

 

Le pâtour Mathelin attendit uneminute. Comme personne ne devinait, il prit une posesolennelle.

— Nenni donc, ce n’était pas les troisFreux, prononça-t-il lentement ; il y avait deuxhommes et une femme : au milieu était assis un des deuxhommes, tout habillé de noir et que je n’ai pas reconnu parce qu’iltournait le dos. À droite, le cloarec Gabriel lisait despapiers à la lueur de la lampe ; à gauche, madame Genevièvepleurait sous son voile de deuil.

Un grand murmure s’éleva autour de latable ; les uns répétaient le nom de Gabriel, les autres celuide Geneviève. D’autres encore disaient :

— Le troisième ! le troisième !

Mathelin gardait le silence. Bonne personneLécuyer secoua la tête gravement.

— Le troisième ? dit-elle. Les cadets deTreguern revinrent pendant un an à la Pierre-des-Païens. Magrand-mère disait bien souvent que le père du feu comte, l’aïeul deFilhol, se montra pendant douze mois dans l’avenue du manoir. Lecomte lui-même, souvenez-vous…

— Alors, vous pensez que le troisième était ledernier défunt Treguern ? interrompirent plusieurs voix.

— Pourquoi le feu comte Filhol n’aurait-il pasle privilège de sa famille ? murmura Marion ; chacun saitbien qu’il faut un an et un jour à Treguern pour s’endormir dudernier sommeil.

Cette explication cadrait trop bien avec lesidées reçues pour que l’assemblée ne penchât point à l’admettre. Lesilence même du petit Mathelin semblait donner raison à lamétayère. Mais Vincent Féru prit la parole :

— Cet homme dont le pâtour n’a puvoir le visage, dit-il, bien d’autres l’ont rencontré, depuisquelques mois, dans les champs et sur la lande. Moi qui parle, jel’ai trouvé plus d’une fois rôdant autour du manoir.

— Moi aussi, murmura Pelo le vannier.

D’autres encore dirent :

— Moi aussi !

— Et celui-là, continua Vincent Féru, n’estpas Filhol de Treguern. Écoutez : le père de Treguern était unbon seigneur avant de devenir un pauvre homme ; je n’ai riencontre Treguern. Mais vous perdez votre temps, croyez-moi, àvouloir expliquer ce qui se passe autour de nous. Il y en a un quisait le fin mot, et celui-là ne le dira pas.

— Parles-tu de Gabriel, Vincent ?interrompit Marion Lécuyer, dont les sourcils se froncèrent.

— Je m’entends et vous m’entendez, ma commère,cela suffit. Gabriel n’a pas besoin d’aller dans les caves de latour de Kervoz, puisque Gabriel est le maître au manoir. Et, s’iljette la soutane aux orties, comme il aurait dû le faire depuislongtemps, s’il avait eu pour un liard de religion et d’honneur, onvous l’a dit, ce ne sera pas pour Geneviève, mais bien pourMarianne.

— Tu parles bien, Vincent Féru ! s’écriala métayère, en respirant comme si on lui eût ôté un poids dedessus le cœur ; il n’y a point de tache à la robe deGeneviève !

Tous les yeux se portèrent sur Vincent Féru,qui avait fait un vif mouvement de la main.

— J’étais à l’église d’Orlan, dit-il, quandGeneviève vint s’agenouiller à l’autel avec Filhol son fiancé. Jene crois pas qu’il y ait au paradis un plus doux ange ! Dufond de l’âme, je leur souhaitai à tous deux du bonheur.

Il s’arrêta et parut hésiter, puis il repriten changeant de ton :

— J’aimerais mieux dire ceci ailleurs quedevant vous, Marion Lécuyer, car vous êtes une digne femme et vousêtes la fille du vieil Étienne qui donna tous ses enfants àTreguern. Vous aimez les Treguern comme au temps où ils étaient vosmaîtres. Mais il y a onze mois que Filhol est mort…

— Et tu oserais dire ?… commença Marion,suffoquée par la colère.

— Je dis qu’on renvoie bien souvent, à la nuittombante, le seul valet qui ait suivi la mauvaise fortune deTreguern. Je dis que le berceau d’Olympe, la pauvre orpheline deFilhol qui n’a point connu son père, reste bien souvent à la garded’une autre enfant, la petite sœur Laurence, et qu’elles sont làtoutes seules dans ce grand manoir, tandis que Marianne etGeneviève vont où l’esprit du mal les attire.

— Tu mens ! s’écria Marion Lécuyer en seredressant comme un homme.

— Non, je ne mens pas… et pourquoimentirais-je ? Je dis que cet inconnu, l’homme noir, commel’appellent les gens du village…

— Tu mens ! tu mens ! répéta pardeux fois bonne personne Marion, qui avait des larmes plein lesyeux ; et si mon pauvre frère Étienne était au pays, ton sangpaierait tes mensonges, Vincent Féru !

Une plainte sourde se fit entendre du côté del’âtre, et tous les regards se tournèrent vers le soldat, qui avaitsans doute gémi dans son sommeil. Dans le silence qui suivit, onput ouïr le grand bruit de la tempête qui faisait rage audehors.

— Ah dam ! ah dam ! dit le pèreMichelan, revenant avec plaisir au point de départ de laconversation, ce n’est point des temps comme ça qui feront grainerle blé noir ! sûrement et certainement de vraievérité !

Mais Vincent Féru n’était pas de caractère àlaisser ainsi rompre les chiens.

— Bonne personne Marion, dit-il, Étienne,votre jeune frère, était un franc compagnon autrefois. Il pourraitbien me casser la tête si je ne lui rompais point les os ;mais cela n’empêcherait pas qu’à l’heure même où je vous parle, laveuve et la sœur de Treguern sont toutes les deux dehors. Et si lecœur vous en dit, Marion Lécuyer, nous ferons ensemble le tour duclos pour entrer au manoir, que nous trouverons vide, je vous lepromets, sauf la pauvre petite sœur Laurence qui remplace la mèreabsente auprès du berceau d’Olympe abandonnée.

La métayère se leva comme pour accepter ledéfi. Elle était belle de sa colère et de sa pieuse foi enl’honneur de Treguern : vous eussiez bien reconnu la sœur dubrave Étienne. Mais, en ce moment, la porte de la ferme s’ouvrit,et un nouvel arrivant passa le seuil. C’était un pauvre homme vêtud’un casaquin de futaine trop mûre, que la pluie collait à ses os.Il avait les joues toutes pâles sous les mèches grises de sescheveux gris.

— Claude ! s’écria-t-on autour de latable ; le valet du manoir !

Il semblait que le hasard l’eût amené là toutexprès pour décider entre Vincent Féru et Marion Lécuyer, lamétayère. Quand il s’approcha de la table, on vit qu’il avait lefrisson sous ses habits mouillés et que ses lèvres blêmestremblaient.

— Une écuellée de cidre, pour l’amour de Dieu,bonne personne Marion, dit-il d’une voix qui chevrotait, je viensde voir le diable !

Les deux bancs qui flanquaient la tablefaillirent se renverser à la fois par le soubresaut que fit toutel’assemblée. Les mains tremblantes de Claude saisirent un pichet,il but à même, et l’on put entendre ses dents claquer contre lafaïence.

— Seigneur Dieu ! seigneur Dieu !balbutia-t-il en se laissant choir sur une escabelle, qui d’entrenous sera en vie demain matin ?

— Allons ! Claude, mon bonhomme, ditVincent Féru, que t’est-il arrivé ?

Claude tamponna son front baigné de sueur.Tout le monde le regardait, bouche béante.

— Dieu m’assiste ! répliqua le valet dumanoir, dont la cervelle n’avait pas l’air bien solide ; jetournais autour de la Pierre-des-Païens, parce que j’avais vudouairière Le Brec tout debout, sous la pluie, au milieu du cheminqui monte à la lande. Et qui oserait se croiser avec la Le Brec àcette heure de nuit ? Tout à coup Filhol, mon jeune maître,s’est dressé sur la pierre et il a causé avec quelqu’un que je nevoyais pas, mais qu’il appelait Étienne.

— Faudra prier pour le salut de l’âme dusoldat Étienne, dit le vieux Michelan, tandis que Marion Lécuyercouvrait de ses deux mains ses yeux humides. Quand on entend unmort prononcer le nom d’un absent, les parents peuvent bien prendrele deuil.

— Mon pauvre frère ! sanglota MarionLécuyer.

— Pour ma fortune, reprit le bonhomme Claude,je n’aurais pas voulu rester là. J’ai joué des jambes à traverschamps pour aller au moulin de Guillaume, qui est bonne âme et quiouvre volontiers sa porte. Quand je suis arrivé à l’entrée de lalande, j’ai bien entendu des pas de chevaux qui galopaient toutautour de moi ; mais je croyais que c’était ma pauvre tête quidéménageait, car j’avais la grande fièvre et mes oreillestintaient. N’entendais-je pas aussi le moulin de Guillaume quiallait, malgré la fête gardée, qui allait comme si Satan l’eût misen branle !

— Holà ! Claude ! m’a dit unevoix.

« Et Malo de Treguern était tout près demoi sur son cheval efflanqué. Que Dieu m’assiste ! Je me suislaissé choir sur mes genoux.

— Pourquoi n’es-tu pas à ton devoir ? m’ademandé le commandeur Malo. Est-ce ainsi que tu gardes la maison deTreguern ?

J’ai répondu tout tremblant quej’étais :

— On m’a renvoyé, pour cette nuit, de lamaison de Treguern.

— Va vite ! va vite ! s’est écrié lecommandeur Malo. Retourne au manoir. L’esprit du mal est dehors etveut entrer. Va vite ! va vite !

— Claude, interrompit ici la métayère, c’estMarianne de Treguern qui t’a mis pour cette nuit hors du manoir,n’est-ce pas ?

— Non, répliqua le bonhomme, c’est madameGeneviève.

Marion Lécuyer baissa la tête pour éviter leregard triomphant de Vincent Féru.

— Le commandeur Malo, poursuivit Claude, piquale ventre de sa bête, qui franchit les palis d’un saut et se mit àgaloper vers la Tour-de-Kervoz ; il me semblait toujoursentendre la voix répétant au loin : Va vite ! vavite !

« Comme j’essayais de me relever, unautre cheval, lancé à toute course, a passé si près de moi que j’aivu la fumée de ses naseaux. Si Gabriel le cloarec n’étaitpas parti d’hier, je dirais que ce second cavalier était Gabriel.Il a descendu le chemin qui mène au bourg ; puis encore unautre bruit de cheval galopant et un autre cavalier dans lanuit !

— La route du manoir de Treguern ? m’adit celui-là qui avait une voix comme jamais je n’en ai ouï de mavie.

— Je ne sais pas ce que j’ai répondu. Nousétions sous le moulin ; le vent a pris les quatre ailes àrevers et les a arrachées pour les porter à deux cents pas de làsur la lande. Mes oreilles folles entendaient comme des cris àl’intérieur. Le troisième cavalier avait disparu. Alors quelqu’unqui avait la voix de douairière Le Brec a dit dans la nuit :« Tu n’étais pas aux funérailles, tu seras aubaptême ! » Il y a quarante ans que je suis avecTreguern ; j’ai pris le sentier du manoir comme le commandeurMalo me l’avait ordonné. Ici près, au bout de l’avenue, j’aientendu qu’on tirait les barres de la grand-porte.

« Coûte que coûte, me suis-je dit, jeservirai Treguern jusqu’à la dernière heure !

« Et j’ai prie mon élan pour franchir laporte ouverte.

« Est-ce Satan qui voyage par la tempêtesur un cheval noir comme la nuit ? Malo ne m’avait-il pasparlé de l’Esprit du mal ? Qui avait ouvert lagrand-porte ? Je ne peux pas le dire, car il n’y a que desfemmes au manoir, et les barres sont lourdes, même pour la maind’un homme. Un éclair a embrasé le ciel ; j’ai vu ce cavalierqui m’avait interrogé sur la lande, grand comme un géant et toutsombre au milieu de la lumière éblouissante…

— L’Homme noir ! murmura VincentFéru.

Et un frisson courut autour de la table,tandis que toutes les voix effrayées répétaient :

— L’Homme noir !

— Il a passé le seuil, poursuivit le bonhommeClaude, et la porte a retombé au moment où j’allais entrermoi-même. Avant de partir, j’avais détaché les deux dogues ;l’an passé, les deux dogues ont étranglé ce larron qui escalada lesmurailles de la cour ; les deux dogues n’ont pas mêmeaboyé !

— C’est que les deux dogues connaissaientl’Homme noir ! conclut Vincent Féru.

Le pauvre Claude embrassa un autre pichet.

— Moi, je dis, murmura-t-il entre deux rasadescopieuses, que le démon est comme les deux dogues deTreguern : on l’a déchaîné. Il y a des menaces de mort autourde nous, et vous verrez que plus d’un banc sera vide à lagrand-messe de demain dimanche…

………………………………………………………………………………………

La veillée était finie depuis longtemps etl’horloge, dont les rouages grondaient dans son armoire de chênesculpté, avait sonné la demie de onze heures. On entendait encorele vent siffler dans les arbres du pâtis et pleurer par les fentesdes fenêtres, mais la pluie faisait trêve. Les amis et voisinsavaient profité de l’éclaircie pour regagner leurs demeures. Pelole vannier, Mathelin, Vincent Féru et les autres étaient partisavec le père Michelan, qui n’avait pas manqué de leur dire enroute : « Ce n’est pas des temps pareils qui ferontgrainer le blé noir ! »

À l’intérieur de la ferme, les valets et lesservantes s’étaient juchés dans leurs nids respectifs. On avaitdonné au pauvre Claude une bonne place sur la paille de l’étable.Personne n’avait trop songé au soldat sommeillant sur sonescabelle, les pieds dans les cendres éteintes ; l’hospitalitébretonne est ainsi, elle ne refuse point, mais elle offrepeu ; l’hôte a juste ce qu’il demande. Si vous vous endormezau coin du feu dans une ferme morbihannaise, vous ne serez éveilléque par le bruit du travail matinier.

Ce qu’on veut, on le réclame : telle estla règle.

Comme le soldat n’avait rien demandé, on nelui avait rien donné.

Ailleurs, on s’inquiéterait peut-être, à unautre point de vue, d’un homme qui resterait seul à dix pas du litd’une femme, après le départ des voisins et des valets ; mais,dans ce pauvre bon pays, les voleurs sont rares et il n’y a pointde méfiance.

Quand bonne personne Marion Lécuyer fut seule,elle se mit à genoux devant le bahut guilloché qui servait demontoir à sa couche. Elle pria pour la maison de Treguern et pourBon frère Étienne à qui elle avait presque servi de mère. C’étaittout ce qu’elle aimait en ce monde. Hélas ! la maison deTreguern suivait la pente fatale où l’entraînait la destinée, etquant à Étienne qui était à la guerre, la digne Marion avait tropde sang breton dans les veines pour ne pas croire aux tristesprésages. Tant de jeunes gars étaient partis ainsi, beaux et bravescomme Étienne, pour ne jamais revenir !

En faisant sa prière, Marion Lécuyerpleurait.

Elle se releva enfin, essuyant ses paupièresrougies, et, consolée un peu par son oraison fervente, elle tira lacorde qui ouvrait les gros rideaux de son lit. Avant d’y monter,cependant, elle tourna d’instinct un dernier regard vers la placeoù le bleu dormait.

Marion, au moment de faire sa prière, l’avaitlaissé assis sur l’escabelle. Elle le retrouva debout. Soit que lesyeux de la métayère fussent troublés par les larmes, soit que lalueur de la résine n’éclairât point suffisamment la chambre, ellene pouvait distinguer ses traits.

— L’homme, dit-elle avec un commencementd’inquiétude, la faim vous est-elle venue en dormant et vousfaut-il maintenant à souper ?

L’inconnu fit un signe de tête négatif. Larésine en ce moment se prit à pétiller et rendit une lumière plusvive. Les mains de Marion tremblèrent ; elle eut comme unevision.

— J’ai trop pleuré, murmura-t-elle. La fièvreest dans mes yeux !

Puis elle reprit, car la flamme de la résineavait baissé et le visage de l’inconnu rentrait dansl’ombre :

— L’homme, vous faut-il un lit, ou voulez-vousqu’on vous ouvre la porte afin de continuer votre voyage ?

— Je n’ai pas besoin de lit, répondit lesoldat : cette nuit je ne dormirai point ; mais je necontinuerai pas non plus mon voyage, parce que je suis arrivé.

La métayère joignit ses mains froides et lesappuya contre sa poitrine.

— Seigneur Jésus ! murmura-t-elle, est-cequ’ils m’ont rendue folle avec leurs histoires demalheur ?

— Que Dieu vous garde, ma sœur Manon !dit le soldat, qui décrocha la résine et la mit au-devant de sonvisage, vous n’avez pas oublié votre frère !

Les jambes de la bonne femme chancelèrent sousle poids de son corps. Elle tendit ses bras en avant, et le jeunesergent fut obligé de s’élancer pour la soutenir contre sapoitrine.

— Étienne ! disait-elle en le contemplantà travers ses larmes, le fils de notre bien aimée mère ! Béniesoit la sainte Vierge pour avoir exaucé ma prière, car j’ai craintun instant, mon frère, mon frère chéri, de ne plus jamais terevoir !

Étienne la pressait sur son cœur ; ill’appelait sa sœur et sa mère. Les yeux de Marion tombèrent sur lamanche vide qui se rattachait au revers de l’uniforme. Elle baissala tête et ne parla point. Étienne comprit son silence etmurmura :

— Ma sœur, que la volonté de Dieu soitfaite ! Nous n’avons pas le temps de nous occuper de nous.

— C’est vrai ! s’écria la métayère, quile regarda inquiète. Tu m’as dit que tu ne te coucherais pas cettenuit. Pourquoi m’as-tu dit cela ?

— Parce que j’ai entendu, répliqua Étienne,comme on parle maintenant, à la veillée, de ceux qui étaient nosmaîtres.

— Ah ! fit Marion, tu ne dormais donc paslà, sous le manteau de la cheminée ?

— Je veillais, et je n’ai pas perdu uneparole.

Le front pâle du jeune sergent s’étaitredressé.

— Ma sœur ! ma sœur ! dit-il d’unevoix lente et pleine de tristesse, il n’y avait que toi ici pourdéfendre le nom de Treguern !

— Mais maintenant nous serons deux, n’est-cepas ? s’écria la vaillante femme, qui mit le poing sur lahanche avec défi ; et gare aux misérables lâches qui ontattendu la mort de Filhol pour insulter sa veuve !

— Oui, ma sœur, nous serons deux, répondit lejeune sergent ; tant qu’il y aura du sang dans mes veines, cesang-là, jusqu’à la dernière goutte, appartiendra aux enfants deTreguern. Mais ils disaient vrai, les gens de la veillée :Geneviève a donné un fils à Treguern.

Marion Lécuyer recula d’un pas.

— Et c’est toi, s’écria-t-elle, c’est toi quidis cela, Étienne, mon frère !

— Ma sœur, interrompit le jeune sergent, cen’est pas pour mentir que les morts sortent de leurtombe !

La métayère baissa la tête.

— C’est donc bien vrai que le défunt Filholt’a parlé ? murmura-t-elle.

— Filhol m’a parlé. Je vais lui désobéir pourla première fois de ma vie. Je ne me coucherai pas sous votre toit,ma sœur, parce qu’il faut que j’entre, cette nuit, au manoir,malgré la défense de Treguern !

Marion Lécuyer se prit à trembler de tout soncorps.

— Tu ne feras pas cela, mon frère,s’écria-t-elle, tu as bien entendu ce qu’on a dit : l’Hommenoir… l’esprit du mal a franchi le seuil du manoir !

— J’en sais déjà trop, pour ne pas allerjusqu’au fond de ce mystère. Il y a un homme dans la maison deTreguern. Je veux savoir qui est cet homme et ce qu’il fait chez laveuve de mon frère !

— La porte est close, objecta faiblementMarion Lécuyer, on ne l’ouvrira pas.

— L’issue que nous prenions autrefois pourentrer chez Treguern est-elle condamnée ? demanda Étienne.

La bonne femme croisa ses bras sur sapoitrine.

— Si je te priais de rester avec moi cettenuit, murmura-t-elle avec caresses, Étienne, mon cher enfant, merefuserais-tu ?

— Je vous refuserais, ma sœur chérie.

Marion Lécuyer prit elle-même la résine.

— Viens donc, dit-elle, et que Dieu soit avectoi !

Elle passa derrière son lit. Dans la ruelle,il y avait une petite porte qu’elle ouvrit ; elle remit larésine à Étienne, qui la baisa au front et s’engagea dans un étroitcorridor.

Marion Lécuyer referma la porte derrière luiet resta en prières sur le seuil.

Chapitre 8GENEVIÈVE

 

Ce qu’on appelait maintenant le manoir deTreguern avait été un immense château, entouré de murailles etfortifié selon l’art du moyen âge. On pouvait suivre encore sur lapelouse le tracé anguleux de l’enceinte, et une demi-douzaine demonticules régulièrement espacés permettaient aux antiquaires deVannes et de Redon de fixer avec précision l’emplacement des sixmaîtresses tours. Un pli de terrain circulaire marquait encore lesdouves, et, à plus de cent pas de la triste maison grise, ontrouvait les ruines d’une chapelle de merveilleux style qui avaitfait partie des bâtiments primitifs.

Ces vieux châteaux bretons étaient des villes.Il les fallait assez grands pour donner asile à ce peuple devassaux qui abandonnaient leurs tenances, quand l’ennemi entrait encampagne. Après avoir mesuré en superficie le terrain pris entreles six tours et la chapelle, les antiquaires de Vannes et de Redonavaient déclaré qu’à son bon temps le château de Treguern pouvaitbien donner retraite à deux cents familles, y compris les équipagesde charrue et les bestiaux.

La tradition du pays avait gardé souvenir decette puissance, mais ce qui faisait surtout le renom du château deTreguern, c’était l’étendue inusitée de ses souterrains. Les bonnesgens du bourg d’Orlan penchaient à croire que ces souterrains sepromenaient en zigzags jusqu’aux limites de la Grand-Lande ;quelques-uns admettaient que leur parcours s’arrêtait à laCroix-qui-Marche. Enfin, il y avait les sceptiques quin’accordaient à ces sombres galeries que l’espace compris entre lemanoir de Treguern et Château-le-Brec, en passant par laPierre-des-Païens.

Selon ceux-ci, les souterrains du manoir seterminaient par une vaste salle voûtée, au-dessus de laquelle onavait bâti la Tour-de-Kervoz.

Pourquoi cette communication si intime entredeux maisons ennemies depuis tant de siècles ? Les bonnes gensdu bourg d’Orlan n’en savaient pas le premier mot. Le faitexistait, ou du moins on en affirmait l’existence : c’étaittout.

Et il y avait de belles histoires au sujet deces galeries. Plus d’une fois, disait-on, aux temps chevaleresques,Treguern et Le Brec s’étaient rencontrés sous ces voûtes, à cheval,armés de toutes pièces et la lance couchée. Immédiatementau-dessous de la Pierre-des-Païens, le souterrain s’élargissait defaçon à former une arène circulaire. À l’époque des guerres desuccession entre Charles de Blois et Jean de Montfort, Treguernétait pour Blois avec Bertrand Duguesclin, Le Brec était pourMontfort avec Olivier de Clisson et bien d’autres. Il y eut dans cenoir Champ-clos dont nous venons de parler, une véritable bataillerangée, et Tanneguy de Treguern, vainqueur, put écrire sur lapierre des murailles souterraines les noms de cent ennemismorts.

Un bas-relief extérieur de la chapelle enruines, située à l’orient de l’ancien château, présentait laparodie grotesque de ce mémorable événement. La renaissance del’art fut fantasque et moqueuse ; bien qu’on ne puisse pasdire qu’elle dédaignât toujours le drame, il est certain que lafarce lui plaisait mieux.

Dans le bas-relief de la chapelle, leschevaliers étaient transformés en marmitons, marmitons à queue et àcornes, bien entendu : la gaieté du temps ne sortait pas delà ; les lances étaient des broches, les masses d’armes descasseroles ; mais la transformation la plus hardie était, sanscontredit, celle que la bizarre invention de l’artiste avait faitsubir aux nobles coursiers. L’artiste avait été plus loin queCervantes ; ce n’était pas Rossinante qui servait de montureaux combattants, ce n’était pas l’humble roussin de Sancho :les paladins de la broche et de la poêle étaient montés sur desporcs étroits et longs, habillés de fer comme des destriers debataille, allongeant leur groin bridé et tortillant leurs queuesplus minces que des ficelles sous les franges magnifiques de leurcroupière[2].

Ce bas-relief avait le privilège de faire rireà gorge déployée les enfants grands et petits du bourg d’Orlan. Ilsne découvraient peut-être pas si bien que les antiquaires de Redonet de Vannes l’intention satirique de l’artiste, mais lescasseroles, les broches et les porcs déguisés en coursierssuffisaient à leur bonheur, et le bas-relief de la chapelle étaitpour eux la preuve irréfragable de l’existence d’un souterrainreliant les caves du manoir de Treguern aux fondations de laTour-de-Kervoz.

Ce qui restait du manoir à l’époque où sepasse notre récit semblait s’être reculé vers l’ouest. Lesbâtiments ne pouvaient pas remonter à une antiquité très haute, etpourtant leur ensemble triste, presque désolé, présentait uncertain aspect de grandeur. Ce n’était pas cette mélancoliesolitaire et robuste, peinte à si larges traits par Walter Scottdans la tour de Ravenswood, ce nid d’aigle perché sur la pointed’un écueil et regardant la grande mer : c’était une maisonnoble vieillissant et se déjetant auprès d’une bonne grosse fermeannuellement réparée.

Seulement, la bonne grosse ferme, joyeuse ettouffue, placée trop près du pauvre manoir efflanqué, rendait lavue de celui-ci plus pénible. Misère pour misère, nous aimons mieuxcelle qui se meurt fièrement dans la solitude.

Mais on ne choisit pas. D’ailleurs, il n’yavait plus que des femmes derrière ces pauvres murailles, et quisait si depuis la mort du dernier Treguern la ferme riche et grassen’avait pas fait plus d’une fois l’aumône au manoiragonisant ?

La ferme de bonne personne Marion Lécuyerétait située en dehors de l’ancienne enceinte et touchait l’anglesud-ouest du manoir dont l’entrée principale s’ouvrait sur lapelouse, du côté opposé. Le passage où Étienne s’était engagé avecsa résine allumée, en quittant la salle basse de la ferme, nefaisait point partie des fameux souterrains de Treguern ; ilétait à fleur du sol et le moindre entretien en eût fait uncorridor ordinaire. Mais, depuis le départ d’Étienne pour l’armée,personne n’avait suivi ce chemin. Les pieds s’enfonçaient dans lapoussière froide ; les toiles d’araignées pendaient à la voûtecomme de grands lambeaux et les pierres déchaussées sortaient de lamuraille suintante.

Étienne allait, le cœur serré. Cetteatmosphère humide et lourde pesait sur ses poumons. Il atteignitune porte située à l’autre extrémité du passage et qui avait unevéritable serrure de prison : cette serrure fermée eût été unobstacle insurmontable, mais Étienne savait bien qu’il n’y avaitpoint de clé. C’était la chambre qu’il occupait au manoir dans sajeunesse.

Il poussa la porte, qui n’opposa à son effortque le poids de ses lourds battants et la rouille invétérée de sesgonds. Un sentiment indéfinissable, mêlé de douleur et de joie, luiprit l’âme : la chambre était exactement telle qu’il l’avaitlaissée au départ. Le lit de paille était défait, les instrumentsde chasse et de pêche pendaient aux murailles et, sur le billot quilui servait jadis de table de nuit, le livre de prières oublié,qu’il avait tant de fois regretté à l’armée, restait encoreouvert.

Je ne sais pourquoi tous ces objets luiparlaient de Filhol encore plus que de lui-même. Quand ils’étendait là, le soir, sur cette pauvre couche, il échangeaittoujours avec Filhol, dont la retraite était proche, les souhaitsde bonne nuit. Parfois, avant de s’endormir, ils restaient bienlongtemps causant tous les deux à travers la porte ouverte. Filholparlait toujours de fortune et d’avenir, Filhol étaitambitieux ; Filhol voyait sans cesse au delà de la misèreprésente des jours éclatants et radieux pour la gloire éclipsée deTreguern.

Il était jeune, il était beau, il étaitbrave : qui sait si Dieu n’eût point réalisé sesespoirs ?

Étienne eut besoin de se violenter lui-mêmepour entrer dans la chambre voisine qui avait appartenu à Filhol.Là, tout était bien changé. Dès le seuil, Étienne sentit la penséede la mort qui lui étreignait le cœur. Si pauvre qu’elle soit, lajeunesse ingénieuse sait orner son réduit. Il y avait autrefoisdans la chambre de Filhol un lit à rideaux blancs ; toutalentour, de beaux trophées de chasse s’alignaient ; la bonnecomtesse sa mère avait pendu quelques tableaux aux lambris, Filholaimait les fleurs ; dans deux grands vases de porcelaineantique, riches débris que la misère avait oubliés au sein de cedénuement profond, Filhol entretenait toujours de frais bouquets.Il avait sa petite bibliothèque, et des papillons rassemblés parlui étalaient sous le verre le velours miroitant de leursailes.

Tout cela était dans le souvenir d’Étienne.Durant l’absence, il avait revu bien souvent la chambre de sonfrère ; il eût pu dire la place exacte de chaque objet etpeindre en quelque sorte le réduit tout entier de mémoire.Hélas ! il n’y avait plus rien ; les murailles étaienttoutes nues ; on avait emporté les beaux vases et il nerestait à la place que deux bottes de fleurs desséchées ; lemobilier modeste avait disparu avec les tableaux ; le bois delit, sans matelas et sans draperie, cachait ses moulures sous lapoussière.

Il n’y avait plus rien, hélas !hélas ! rien que le crucifix qui avait servi sans doute auxderniers moments du pauvre Filhol et qu’on avait laissé là, dans lapoudre du plancher.

Étienne s’agenouilla. Il releva le crucifix etau travers de ses larmes, il contempla l’image du Christ qui avaittouché les lèvres mourantes de Treguern. Ce témoin, resté là depuisl’heure fatale, lui disait une à une les angoisses de l’agonie deson frère : la solitude de la chambre se peuplait, lesténèbres s’éclairaient, et, aux quatre coins du lit où Treguerntout pâle était couché, quatre cierges se dressaient. Il y avait làMarianne composant son visage, la petite sœur Laurence essuyant sesyeux baignés de pleurs, et Geneviève éperdue, Geneviève, folle dedouleur, voilant sous ses cheveux épars ses traits plus pâles queceux du mourant lui-même. Au loin, vers la porte, quelques paysanset quelques pieuses femmes égrenaient leurs chapelets dévotement.Puis Geneviève apportait un berceau où Olympe enfant dormait dansses langes ; un sourire naissait sur les lèvres blêmes dujeune père, qui essayait en vain de tendre ses bras vers ce douxtrésor qu’il allait quitter pour jamais.

Il parlait, et que sa voix étaitchangée ! Il bénissait sa jeune sœur, sa femme et sa fille,Geneviève, Laurence et Olympe de Treguern. Un prêtre venait. Tousles genoux fléchissaient, tandis qu’une prière s’élevait dans lesilence… Filhol avait le crucifix sur la poitrine et ne bougeaitplus. Dans son berceau mignon, l’enfant souriait encore. Elle nesavait pas, la pauvre petite Olympe, que cette heure funeste lafaisait orpheline.

Mais Geneviève, Geneviève, mon Dieu !Geneviève au désespoir. Était-ce possible, ce qu’on disaitd’elle ! quelques semaines avaient-elles suffi à la faire sidifférente d’elle-même ! La calomnie est lâche et s’attaquetoujours à la faiblesse. Non non, Geneviève n’avait point dépouillécette chère auréole qui naguère couronnait son front d’ange ;quelques pas encore, et Étienne allait la trouver veillant auprèsdu berceau de sa fille Olympe.

Étienne se releva pour les faire, ces quelquespas qui le séparaient de la vérité. Il baisa le crucifix et quittala chambre de Filhol. Les deux pièces qui suivaient avaientappartenu à feu la bonne comtesse. C’était encore le vide etl’abandon. En les traversant, Étienne prêtait l’oreille, il avaitpeur de saisir quelque bruit dans le silence. Un bruit, une voix,que sais-je ! c’était peut-être la condamnation de Geneviève.Au contraire, le silence et le repos plaidaient sa cause.

Étienne n’entendait rien ; il savait parexpérience quels fantômes évoque dans la nuit l’imaginationpeureuse du paysan breton, et il commençait à nier, en lui-même,l’existence de ce personnage mystérieux qui était entré au manoir,d’après le récit du pauvre Claude. Comme il allait passer le seuilde la deuxième pièce, qui avait servi de chambre à coucher à lacomtesse, il entendit ce chant doux et monotone avec lequel lesjeunes mères bercent le sommeil de leurs enfants ; ils’arrêta, plus ému que s’il se fût trouvé tout à coup en présencede Geneviève elle-même. Pauvre belle sainte ! elle était là,donnant à la fille de Treguern les soins pieux de l’amour desmères. Et savait-elle seulement le premier mot de toutes ces fablesqui couraient dans le pays affolé ?

Telle fut la première pensée d’Étienne. Maisle sourire attendri ne resta point sur ses lèvres. Ce n’était passeulement douairière Le Brec, ce n’étaient pas seulement les gensde la veillée… Treguern lui-même avait quitté sa tombe pour luiparler de Geneviève !

Après la chambre où se trouvait Étienne, il yavait un corridor fermé par une porte vitrée. Étienne aperçut unelueur au travers des carreaux ; il souffla sa résine etcontinua d’avancer. Le cœur lui battait ; le chant de la jeunemère continuait, mais était-ce bien la voix de Geneviève ?

Étienne n’était plus qu’à quelques pas de laporte vitrée ; ses yeux se baissèrent malgré lui comme s’ileût eu frayeur, au moment de connaître enfin le mot del’énigme.

Quand il releva son regard, il vit au devantde lui, à travers les vitres recouvertes d’un lambeau demousseline, une chambre vaste et presque nue, comme toutes cellesdu manoir. Il y avait pourtant dans cette chambre un lit, unberceau et quelques sièges. Dans le berceau, la petite Olympedormait. Laurence de Treguern, la jeune sœur de Filhol, la berçaiten chantant d’une voix tremblante ; son visage d’enfant,admirablement beau, mais déjà voilé par la tristesse précoce,recevait en plein les rayons de la lampe. Étienne cherchait oùallait sans cesse son regard tout plein d’effroi ; le fond dela chambre se perdait, en effet, dans l’ombre, et Étienne n’avaitaperçu d’abord que les deux enfants.

En suivant le regard effrayé de Laurence, ilaperçut, auprès de la cheminée, un homme tout habillé de noir,assis dans un fauteuil de paille. Celui-là était immobile etsemblait attendre. À un mouvement qu’il fit et qui tourna vers lalumière les traits de son visage, Étienne reconnut le premier desdeux voyageurs, descendu dans la soirée au cabaret de Redon oùMathurin et lui avaient fait halte : l’Anglais, puisqueMathurin, qui s’y connaissait, voulait que ce fût un Anglais. Sansdoute aussi l’homme noir de la veillée du bourg d’Orlan.

À cette heure où les apparences semblaientconfirmer si énergiquement les propos du village, Étienne s’étonnade trouver en lui-même plus de curiosité que d’indignation. Entraversant les appartements du manoir, il s’était dit :« Si cet homme est là véritablement, je croirai. » Cethomme était là, Étienne le voyait de ses yeux, Étienne ne croyaitpas.

Les faits ne valent que suivant l’aspect souslequel ils se présentent à nous ; le fait existait, l’hommeétait là ; mais il était dans la chambre où la petite Olympedormait bercée par le chant de Laurence.

Il y avait un mystère ; le cœur du jeunehomme se révolta, et sa raison, complice, s’écria : C’estimpossible !

Mais alors, que venait faire cet homme dans lamaison de Treguern ? L’esprit d’Étienne se perdait dans lechamp des conjectures, lorsqu’une porte s’ouvrit derrière le lit deGeneviève, et Geneviève elle-même parut.

Elle était si changée, qu’Étienne eut peine àla reconnaître. Elle portait son deuil de veuve. À son aspect, lapetite Laurence poussa un cri de joie et s’élança vers elle. Ilétait évident que la présence de Geneviève mettait fin à sesterreurs.

L’étranger lui avait donc causé un bien grandeffroi ! Elle n’était donc pas accoutumée à voirl’étranger ? Ce raisonnement vint tout de suite à l’espritd’Étienne. Mais, en même temps que ce raisonnement, une question sefit jour : Qui donc, en l’absence du vieux Claude et deGeneviève elle-même, qui donc avait pu tirer les lourdes barres dela porte principale pour livrer à l’étranger l’entrée dumanoir ?

Laurence dit quelques mots à l’oreille de sasœur, qui chancelait sur ses jambes tremblantes et paraissait touteprête à se trouver mal. Geneviève se tourna vivement versl’étranger, qu’elle n’avait point aperçu en entrant. Celui-cis’avança vers elle et lui fit un grave salut.

— Êtes-vous la veuve du comte Filhol deTreguern ? demanda-t-il de cet accent guttural qu’Étienneavait déjà entendu au cabaret du faubourg.

— La veuve ? répéta Geneviève avec unehésitation manifeste.

Puis elle se reprit et ajouta en baissant lesyeux :

— Oui, monsieur, je suis la veuve du comteFilhol de Treguern.

Étienne se rapprocha de la porte vitrée etcolla son œil aux carreaux. Le début de cette scène s’éloignait sicomplètement de ce qu’il avait redouté ou prévu que tout sentimentchez lui cédait à la surprise.

L’étranger était un homme entre deux âges, àla figure austère et froide. Il dit avec simplicité :

— Je suis débarqué hier en face de Sarzeau, etles garde-côtes, qui m’ont pris pour un chouan, m’ont donné lachasse jusqu’à la Roche-Bernard ; mais je savais que jerisquais ma vie quand j’ai quitté Londres pour venir ici ;madame, quand un Anglais a donné sa parole, il n’y a point de forcequi puisse l’empêcher de l’accomplir.

La petite Laurence était retournée auprès duberceau, et ses grands yeux ébahis suivaient les mouvements del’étranger.

— Avez-vous les preuves du décès de votremari ? demanda celui-ci.

Étienne chercha en vain une larme à lapaupière de Geneviève. À part la souffrance physique qui,évidemment, l’accablait, ce n’était pas de la douleur qui était enelle, c’était plutôt un trouble, poussé jusqu’à l’angoisse.

— J’ai les preuves, murmura-t-elle.

Sa main se posa sur son cœur quidéfaillait.

— Veuillez me pardonner, madame, poursuivitl’Anglais qui se croyait de bonne foi la cause innocente de toutecette détresse, je réveille en vous de bien tristes souvenirs, maisla Compagnie m’a donné sa confiance et je dois remplir mondevoir.

Geneviève se traîna plutôt qu’elle ne marchajusqu’au chevet de son lit. Sous l’oreiller, elle prit unportefeuille qu’Étienne reconnut tout de suite pour avoir appartenuà Filhol ; elle l’ouvrit et y choisit quelques papiers qu’elletendit à l’Anglais. Celui-ci les lut avec l’attention d’un hommed’affaires.

— Vous avez la police d’assurance ?demanda-t-il ensuite.

Geneviève lui tendit un autre papier.L’Anglais fit un signe d’approbation après avoir lu, puis ilajouta :

— Il ne me faut plus que votre acte demariage.

L’acte de mariage était prêt comme le reste.Quand l’étranger en eut pris connaissance, il s’inclina de nouveaudevant Geneviève, immobile et pâle comme une statue d’albâtre, puisil tourna le dos et regagna la place qu’il occupait naguère auprèsde la cheminée. En ce moment où Geneviève se croyait à l’abri detout regard, Étienne la vit passer la main sur son front, jeter leportefeuille avec une sorte d’horreur, et lever ses beaux yeux versle ciel comme si elle eût imploré le pardon de Dieu.

L’Anglais revenait en traînant sur le parquetun objet pesant qui avait échappé jusqu’alors à l’attentiond’Étienne. En marchant, l’Anglais disait :

— Voilà ce qui donnait beau jeu auxgarde-côtes : Je m’en irai plus leste que je ne suis venu. Nosbank-notes n’ont plus cours sur le continent depuis laguerre ; j’ai dû apporter de l’or pour payer le montant ducontrat.

Il poussa son fardeau aux pieds de Geneviève,et Étienne reconnut la petite valise de cuir que l’étranger avaitmise sur ses épaules en changeant de cheval au cabaret deRedon.

L’Anglais ouvrit la valise et laretourna ; une véritable rivière d’or ruissela sur leplancher. Étienne se frotta les yeux, car tout cela dépassait leslimites de la vraisemblance, et il avait besoin de s’interrogerlui-même, à chaque instant, pour se bien assurer qu’il ne rêvaitpoint. En face de cette flaque d’or, étalée dans la poudre,Geneviève restait froide et triste. La petite Laurence, aucontraire, souriait, mais c’était seulement parce que ce bel orbrillait joyeusement dans les ténèbres, et son sourire lui-mêmedisait tout naïvement qu’elle ne soupçonnait point la valeur de cequ’elle voyait.

Comme Olympe, éveillée par le bruit, s’agitaitdans ses langes, Laurence se mit à la bercer en continuant sachanson monotone. Étienne se disait : Il y a bien là dixmille écus ! Et il était loin de compte.

L’Anglais chercha des yeux une table où il pûtaligner ses piles de souverains. Comme il n’en trouva pas, ils’assit sur la valise vide et commença son œuvre. Ce fut sur leplancher même que l’argent fut compté. L’Anglais divisa le monceaud’or en rouleaux de quarante livres sterling, valant chacun millefrancs ; quand il se releva, il y avait cent de ces rouleauxdebout et alignés à la file l’un de l’autre.

— Veuillez compter, madame, dit-il.

Geneviève s’appuya aux colonnes de sonlit.

— J’attendrai, s’il le faut, dit l’Anglaisavec résignation, mais le patron qui m’a amené de Londres croiserademain à l’embouchure de la Vilaine, et le moindre retard peut êtrefatal.

Geneviève tira du portefeuille un dernierpapier.

— J’avais préparé la quittance, monsieur,dit-elle, la voici. S’il vous plaît d’accepter l’hospitalité deTreguern, cette nuit, restez. Si vous êtes pressé, je ne vousretiens pas. Que Dieu soit avec vous !

L’Anglais prit la quittance, s’inclina et sedirigea vers la porte. Avant de passer le seuil, il s’arrêta.

— Quand je suis entré, dit-il, j’ai entenduqu’on replaçait les barres derrière moi.

— Celui qui a replacé les barres les ôtera,murmura Geneviève.

Étienne remarqua bien que sa voix tremblaitpour faire cette réponse. L’Anglais sortit ; la petiteLaurence s’élança vers les piles d’or et se mit à jouer avec lessouverains brillants.

— Sœur, c’est donc à toi tout cela ?demandait-elle.

Geneviève avait traversé la chambre ens’appuyant aux chaises qui étaient sur son chemin ; elle sepenchait au-dessus du berceau d’Olympe et elle pleurait. Onentendit au dehors le bruit sourd du portail qui s’ouvrait, puisles lourds battants retombèrent et le galop d’un cheval s’étouffasur le gazon de l’avenue.

Presque aussitôt après, on frappa doucement àla porte par laquelle l’étranger était sorti. Geneviève tressaillitet se releva.

— Va-t-en, Laurence, dit-elle, tu as besoin dete reposer. Je veillerai auprès d’Olympe le reste de la nuit.

Laurence ne se hâtait pas d’obéir.

— C’est que tu as l’air bien malade,sœur ! répliqua-t-elle ; si tu savais comme tu espâle ! J’aimerais mieux rester avec toi.

— Petite folle ! murmura Geneviève, quitâcha de sourire, je ne suis pas malade, et il ne vaut rien pourles enfants de veiller si tard ! va te reposer.

Laurence vint lui donner son front à baiser,puis elle s’éloigna docile.

Pendant la minute qui suivit, la sueur froideperça sous les cheveux d’Étienne. Il avait compris le manège deGeneviève ; l’épreuve n’était pas finie, et il regardait avecépouvante cette porte qui, en s’ouvrant, allait lui montrer le motde la terrible énigme.

Geneviève attendit que le pas léger deLaurence se fût perdu dans le corridor, puis elle prononça d’unevoix basse et découragée :

— Tu peux entrer, je suis seule !

Un éclair s’alluma dans les yeux d’Étienne.C’était bien là le mot qu’il redoutait ! Mais son courroux eutà peine le temps de naître et il faillit tomber à la renverse envoyant celui qui se montra sur le seuil.

C’était l’apparition qu’une fois déjà, cettenuit, il avait vue à la Pierre-des-Païens, c’était Filhol deTreguern.

Filhol vint se mettre à genoux près des pilesque l’Anglais avait alignées, et ses mains frémissantes lesdispersèrent de façon à reformer un monceau d’or.

Geneviève s’était assise auprès du berceau etcachait son visage entre ses mains. Filhol laissa l’or pour venirmettre un baiser sur le front de la petite Olympe endormie.

— Tu seras heureuse ! murmura-t-il.

Étienne voyait les larmes couler entre lesdoigts de Geneviève !

Filhol la prit dans ses bras en répétant avecune exaltation délirante :

— Tu seras heureuse ! tuseras heureuse !

— Dieu nous voit ! balbutia lajeune femme.

— Et notre petit Tanneguy, qui vient denaître dans la misère, poursuivit Filhol, a maintenant la richessequ’il faut pour porter le nom de Treguern !

Étienne se disait en pressant à deuxmains ses tempes brûlantes : « Je rêve ou je suisfou ! » Il vit Filhol s’élancer de nouveau vers lemonceau d’or et l’entasser à pleines poignées dans la valise quel’Anglais avait laissée sur le plancher. Filhol chargea la valisesur ses épaules et s’enfuit en disant :

— Le trésor de Treguern n’est pas ensûreté au manoir. Je vais le mettre en un lieu où Gabriel ne letrouvera pas ! À demain, Geneviève ! Tanneguy serabaptisé demain, Tanneguy, l’enfant heureux etriche !

Geneviève fit un effort pour luirépondre et peut-être pour le retenir. Mais sa voix s’étouffa danssa gorge et Filhol était déjà parti.

Geneviève, vaincue, s’affaissa surelle-même et perdit connaissance. Étienne eut d’abord la penséed’aller à son aide, mais, comme il entendit dans le corridor le pasfurtif de la petite Laurence, qui revenait, sollicitée par soninquiétude, il prit le même chemin que Filhol, décidé à suivrejusqu’au bout l’aventure.

Les morts peuvent bien se montrer, lanuit, au clair de lune, en Bretagne, auprès des pierres druidiquesou dans les ruines, mais ils ne chargent pas, même en Bretagne, delourdes sacoches sur leurs épaules. Étienne, désormais, voulaitsavoir.

Chapitre 9CE QUE C’ÉTAIT QUE GABRIEL

 

Un peu avant l’heure où la veillée finissaitchez bonne personne Marion Lécuyer, un homme à pied, traînant soncheval par la bride, s’embourbait dans le chemin creux qui menaitdirectement de la Grand-Lande à Château-le-Brec. L’orage étaitcalmé déjà depuis plus d’une heure, mais il avait laissé tant d’eaudans le chemin creux, que c’était d’un bout à l’autre comme unelongue mare de fange liquide. Notre homme battait cruellement sonpauvre cheval pour le faire avancer ; il jurait d’une voixpleine de colère, mais qui, malgré tout, ressemblait à une voix defemme tant elle était douce et juvénile.

C’était presque un enfant, on pouvait bien ledeviner malgré l’obscurité profonde. Il avait perdu son chapeau enroute, et de grandes masses de cheveux blonds soyeux tombaient surses épaules.

— Quelle nuit ! murmurait-il ;j’aurais mieux fait de venir à pied ! Je serais arrivé plusvite ; mais si je me suis égaré dans la futaie et sur lalande, moi qui suis du pays, bien sûrement l’Anglais sera resté enchemin !

Il se retourna pour appliquer sur la tête ducheval un coup du bâton de houx qu’il tenait à la main.

— Mon étoile ! reprit-il en pressant lepas, comme si cette idée eût galvanisé sa lassitude. Au plus fortde l’orage, j’ai regardé le ciel et j’ai vu mon étoile qui brillaitentre deux nuées !

La fange du chemin céda sous ses pas ; ilenfonça jusqu’aux genoux dans une ornière.

— Cent mille francs ! dit-il en riant,car sa pensée tournait comme une girouette. L’hiver passé, j’auraispris cela pour une fortune. Montre-toi, mon étoile, et dis-nous sije serai prince ! Cent mille francs, ce n’est rien !

Le son de sa voix, l’énergie folle de sesgestes, indiquaient une sorte d’ivresse. Au-dessus de sa tête, lesvieux chênes qui bordaient le chemin joignaient leurs cimesinclinées. C’était comme un dôme, mais ça et là ce dôme avait desdéchirures, et notre jeune homme, qui avait levé le front, poussaun cri de joie. Par une des ouvertures de la feuillée, il voyait unbeau diamant sur le bleu du ciel.

— Salut, salut, mon étoile ! dit-il avecun élan d’enthousiasme. Ces cent mille francs ne sont qu’un enjeu,n’est-ce pas ? n’est-ce pas qu’il faut les risquer d’un seulcoup ? Je suis beau joueur : je veux desmillions !

Il avait fait un pas et il ne voyait plusl’étoile ; sa tête pensive s’inclina sur sa poitrine.

— Ces cent mille francs, reprit-il, je ne lesai pas encore. Allons ! bête ignoble et maudite, est-ce toiqui m’arrêteras sur le chemin de ma fortune !

Il prit le bâton de houx par le petit bout,et, à deux mains, il assomma son cheval qui se prit à trotter latête entre les jambes. Le chemin creux s’élargit. Une masse sombreapparut dessinant vaguement dans la nuit la forme d’une grandemaison. À droite de la maison, une tour haute et tout enveloppée,comme l’avait dit le pâtour Mathelin, dans des haillons delierre, se détachait, semblable à une sentinelle géante. La maisonétait Château-le-Brec, et cette sombre masse de granit quiflanquait son pignon, débris antique d’un édifice que personne dansla contrée n’avait connu, s’appelait la Tour-de-Kervoz.

Les fenêtres closes de Château-le-Brec nelaissaient échapper aucune lueur ; rien ne se montrait auxmeurtrières de la tour. Notre voyageur fronça le sourcil enquittant le chemin creux pour entrer dans le pâtis, planté desaules, qui précédait la ferme.

— On dort déjà ici ! grommela-t-il,serait-il donc si tard ?

Il ne se donna point la peine d’attacher soncheval, bien sûr que la pauvre bête n’était pas en humeur de courirle pays ; il lâcha seulement la bride pour arriver plus tôt àla porte de la maison.

— Holà, Mathelin ! cria-t-il en frappantà tour de bras avec son bâton ; ouvre-moi vite, mongars : il faut que je voie douairière Le Brec à l’instantmême !

Mathelin le pâtour n’avait garde derépondre, puisqu’il était encore à la veillée. Le voyageur n’enfrappait que mieux. Après avoir appelé Mathelin, il appeladouairière Le Brec elle-même. Douairière Le Brec ne répondit pasplus que Mathelin.

Le voyageur fit alors ce par quoi il aurait dûsans doute commencer. Il éprouva le loquet de la porte, qui céda aupremier effort, et la porte s’ouvrit.

— Vous dormez donc bien dur, ma mèreFrançoise ? dit notre jeune homme en entrant.

Le chien de la ferme aboya dans la basse-cour,mais à l’intérieur le silence continua. Notre voyageur savait lesêtres. Il alla tout droit à la cheminée en évitant la table quitenait le milieu de la chambre et mit la main dans le trou aubriquet. L’acier grinça sur la pierre, une gerbe d’étincellesjaillit et le bois mort prit feu. L’instant d’après, une résineallumée éclairait le visage de notre voyageur.

Son visage ressemblait à sa voix ;c’était quelque chose de doux, de presque efféminé : un frontblanc très développé avec deux réseaux de veines bleuâtres auxtempes, de grands cheveux blonds soyeux et légers que la pluierassemblait en boucles brillantes, des sourcils fins hardimentdessinés sur l’arête tranchante de l’os frontal, des yeux bleus quicachaient je ne sais quel indéfinissable mélange d’audace effrontéeet de virginale timidité sous leurs paupières frangées de longscils.

Au demeurant, on eût fait du chemin avant detrouver un adolescent doué d’une beauté plus régulière et plusintelligente à la fois. Pourquoi le cloarec Gabrielinspirait-il aux bonnes gens du bourg d’Orlan un sentiment toutautre que l’affection ?

Pourquoi ? La tonsure devait bien aller àce visage de Chérubin. On comprenait l’affection que le dernierTreguern avait conçue, lui, le fort et le grave, pour cet enfantdélicat et timide. On comprenait la tendresse de douairière LeBrec. On eût compris toutes les sympathies, mais l’effroi, mais lahaine des bonnes gens d’Orlan, on ne les comprenait point.

Le sentiment religieux qui imprègne là-bas siprofondément les âmes aurait pu seul expliquer cette répulsion, carGabriel, quoiqu’il portât l’habit du séminaire, n’avait ni laconduite, ni la foi de ceux qui se destinent au service de Dieu,mais après tout, il n’avait pris aucun engagement avec l’Église, etil était encore temps pour lui de dire : J’avais méconnuma vocation.

Si vous aviez interrogé les bonnes gensd’Orlan à ce sujet, suivant toutes les probabilités, les bonnesgens d’Orlan auraient gardé le silence. Si vous aviez pu plonger unregard curieux en dedans de leur conscience, voici ce que vous yeussiez vu peut-être : d’abord, le Breton ne veut pas qu’ontouche l’habit sacerdotal sans savoir et en quelque sorte parmégarde ; cette robe du prêtre, il la révère avant tout et ilne permet pas qu’on l’essaie en se jouant. Ensuite Gabriel n’étaitpoint né au bourg d’Orlan ; il y avait un mystère sur lespremiers jours de sa vie. En troisième lieu, Gabriel sentait le LeBrec, comme s’exprimait l’énergie des vrais gars du bourg. Enfinl’opinion commune était qu’il avait ensorcelé le dernierTreguern : ceux qui avaient connu Filhol avant l’arrivée deGabriel pouvaient dire combien Filhol avait changé pourmourir ! Ceux qui l’avaient aimé ne le reconnaissaient plusdans ses derniers jours.

Et cette mort elle-même du dernier descendantdes chevaliers, cette mort prématurée et si malheureuse, avait étéaccompagnée de circonstances qui motivaient en vérité l’épouvanteinspirée par ce beau Gabriel.

Nous n’avons point compté parmi nos motifs dehaine les bruits qui couraient d’un mariage mystérieux et,disait-on, presque sacrilège, contracté sous les auspices de ladouairière, qui était païenne ou tout au moins hérétique, entreMarianne, la demi-sœur, et Gabriel. La demi-sœur s’appelaitTreguern, mais elle était fille d’une Le Brec, c’est-à-dire cousinedu diable, et les bonnes gens disaient volontiers : « Quecelle-là s’arrange ! » On s’inquiétait d’ellemédiocrement.

Une chose certaine, c’est que l’aversion despaysans du bourg d’Orlan gênait assez peu ce blond Gabriel ;il avait son étoile, et le vol de ses rêves ambitieux l’enlevait sihaut qu’il ne voyait plus ceux qui restaient en bas à ses pieds. Ily a des rêveurs oisifs, mais Gabriel travaillait en rêvant, et lacontemplation de son étoile ne l’empêchait jamais d’agir.

Quand il eut allumé la résine, il écarta lesrideaux du lit de la Le Brec ; le lit était vide. Le front deGabriel se rembrunit. Il ouvrit la porte du trou qui servait deretraite à Mathelin et reconnut que Mathelin aussi étaitabsent.

— Personne ! pensa-t-il tout haut ;je ne saurai rien ! Est-ce que ce serait jour demalheur ?

Il retourna vers le lit de douairière Le Brecet passa dans la ruelle. À l’aide de son dos, qu’il appuya contrela muraille, il fit glisser la couche massive et découvrit unetrappe à fleur de sol. Il déposa sa chandelle de résine à terre. Latrappe se soulevait à l’aide d’un gros anneau de chanvre quirentrait dans une moulure du bois ; Gabriel se mit à labesogne vaillamment ; il prit à deux maint la poignée dechanvre et tira de toute sa force. Il avait jeté son manteau etretroussé ses manches : on eût pu voir, aux secousses qu’ildonnait à la trappe, des muscles d’acier saillir sous la peaublanche et satinée de ses bras ; les veines de son cou segonflaient et un flux de sang rougissait la pâleur délicate de sesjoues. Four employer encore une expression morbihannaise, celui-làdevait être fort en dedans.

Mais, soit que la trappe fût fixée pardessous, soit que le poids des lourds madriers dépassât réellementla vigueur du cloarec, il fut obligé de lâcher prise pouressuyer ses tempes déjà baignées de sueur. Son talon frappa leplancher avec colère.

— Faudra-t-il faire le grand tour,murmura-t-il, et aller chercher la Pierre-des-Païens !

Il jeta un regard vers l’horloge, dont lebalancier faisait tintamarre au fond de sa boîte, et une pâleurplus mate envahit son visage.

— L’heure passe, murmura-t-il en repoussant lelit de douairière Le Brec dans la ruelle, et je n’ai pas le tempsd’aller jusqu’à la Pierre-des-Païens !

Une idée venait de naître en lui ; ilsortit précipitamment de la ferme et prit sa course vers lesbroussailles qui croissaient au pied de la Tour-de-Kervoz. Ilconnaissait sans doute cette crevasse dont Mathelin lepâtour nous parlait naguère à la veillée, car il se fitjour avec son bâton à travers les ronces et tâta la base de la tourjusqu’à ce qu’il eût trouvé le trou.

— S’il y avait quelqu’un, pensa-t-il touthaut, je verrais la lumière.

Un juron, qui semblait trop gros pour passerentre ses lèvres, ponctua la phrase, et Gabriel se mit à genoux surla terre humide. Sa tête touchait maintenant l’ouverture.

— Treguern ! appela-t-il d’une voixcontenue, réponds-moi, es-tu là ?

Il ne se fit aucun bruit dans cettemystérieuse salle où, la veille, le pâtour Mathelin avaitglissé son regard. Mais, à l’étage supérieur, Gabriel put entendrecomme un long murmure. En même temps les broussailles remuèrentleur feuillage chargé de pluie.

Gabriel se releva vivement ; il y avaitauprès de lui un cheval qui n’était pas le sien et qui broutait lacime des ronces. Les os de ce cheval perçaient son cuir ; vouseussiez dit un squelette. Gabriel regarda tout de suite auxmeurtrières de la tour, car il connaissait bien la monture ducommandeur Malo. Une des meurtrières était maintenant éclairée.

Gabriel eut un frisson. Le murmure s’enfla etdevint distinct. Le murmure disait, du moins Gabriel crutl’entendre :

— Treguern mourra trois fois !

La lueur qui brillait à la meurtrière changeade place et vint éclairer une grande brèche que la guerre avaitfaite jadis à la muraille de la tour. Sur ce fond clair, une figurese dessina tout sombre, entourée de cheveux gris qui se hérissaientpar mèches. La voix s’éleva de nouveau disant :

— Le Brec, pourquoi viens-tu chercher ledéfunt Treguern ?

Gabriel ne répondit point. Ses yeux restaientfixés sur cette figure étrange et son souffle s’embarrassait danssa poitrine. C’était une âme de fer que l’âme de cet enfant, maiselle avait son côté vulnérable. Le commandeur continuait comme separlant à lui-même.

— La nuit est noire : je ne vois rien,mais je sais que Le Brec est ici… c’est l’heure !

Puis tout à coup :

— Le Brec ! Le Brec ! renégat !cria-t-il avec une sorte de défi, as-tu vu la croix arrachée etcouchée sur la tombe de Treguern ? c’est moi qui ai faitcela ! La croix peut attendre, Treguern n’est mort qu’unefois.

« Maudit sois-tu, Le Brec !poursuivit la voix rauque et chevrotante du commandeur :depuis le temps des grands chevaliers. Treguern n’avait jamaismenti. Tu as acheté, pour un peu d’or, le premier mensonge deTreguern ! Tu veux l’avoir, cet or : en ce moment ilcourt la lande. Fou que tu es ! travaille ! travaille,c’est par toi que le nom de Treguern sera relevé !

Gabriel passa entre les jambes du cheval etsortit des ronces en rampant. Le commandeur avait pris la lampederrière lui et la penchait maintenant au dehors ; le vents’emparait de la flamme, qu’il abattait en la tordant. On voyaitvaguement les traits hâves et comme pétrifiés de Malo deTreguern.

— Tu es jeune, je suis vieux, disait-il enrejetant derrière lui les mèches raides de ses cheveux ; jesuis pauvre et tu seras riche, mais tu mourras avant moi et pluspauvre que moi, car Dieu veut que je vive jusqu’à ce que j’aieretrouvé l’angle de pierre qui manque au tombeau deTanneguy !

Il s’interrompit comme pour prêterl’oreille.

— J’entends le son de ton or !murmura-t-il. Je veux qu’il soit pour toi, cet or ! va vite,Le Brec, va vite, renégat ! car, une fois le trou creusé, lalande est vaste, tu ne le retrouverais plus.

Gabriel tremblait et la sueur froide glaçaitses tempes. Il y avait des gens qui disaient que le commandeur Maloavait perdu la raison ; il y en avait d’autres qui luiprêtaient un pouvoir surnaturel. Gabriel, que douairière Le Brecavait fait athée, Gabriel, qui bravait Dieu chaque jour sur lesmarches de l’autel, Gabriel croyait à je ne sais quelles puissancessurhumaines. De son délire ambitieux naissait lasuperstition ; il avait la foi des infidèles et la religion deceux qui n’aiment pas. Il osait, il savait ; il pouvait.C’était un esprit d’élite que l’âge allait approfondir et mûrir.C’était une âme bizarrement trempée, faible et forte à la fois,sachant réagir contre ses propres terreurs et capable de toutes lesaudaces. Mais, si grand que dût être un jour son avoir, si grandesa vigueur, Gabriel devait rester pour un peu l’esclave de sesimpressions d’enfant. À quelque hauteur que le fît monter sonétoile, les enseignements de douairière Le Brec, l’esprit fort duvillage, devaient demeurer en lui comme ces empreintes que le ferchaud et la poudre à canon tracent sur la peau et qu’on emporteavec soi dans la tombe.

Chaque parole tombée des lèvres du commandeurétait pour Gabriel un oracle. Il tremblait, mais il ne s’arrêtaitpas, et cette vague terreur qui serrait sa poitrine le poussaitdans la lutte avec une passion de plus.

— On est à compter l’or, se disait-il ;Filhol ne m’a pas attendu ! malheur à lui !

Il avait retrouvé son cheval sur le pâtis, sesmains frémissantes prirent les pistolets qui étaient dans lesfontes de la selle, et il les passa de force dans sa ceinture.

— Merci, cria-t-il en étendant le bras vers latour, merci, vieil homme !

Il n’y avait plus de lumière à la brèche,mais, comme Gabriel traversait le pâtis pour gagner le chemincreux, il put entendre encore la voix du commandeur, semblable à unécho indistinct qui disait :

— Va, Le Brec ! va, païen, hâte-toi, lesang expiera le mensonge. La tempête n’empêchera pas tamoisson ; l’enfant va grandir ! hâte-toi, hâte-toi, lanuit sera bonne…

Gabriel se hâtait. Il courait à travers champsdans la direction du manoir de Treguern. Et il se disait, préoccupépar une seule pensée :

— On a eu le temps de compter l’or !Filhol m’a trahi ! Ce vieillard a raison : la lande estvaste ; si une fois le trou est creusé, comment retrouver letrésor ?

Il pressait le pas ; il coupait court parles clos cultivés, franchissant les haies et les palis. Mais oùallait-il ? Au manoir ? l’Anglais avait dû l’y précéder,l’Anglais en était parti déjà peut-être.

Cette aventure qui s’est présentée à nous sousun aspect si bizarre : l’arrivée d’un étranger porteur dequatre mille livres sterling dans cette pauvre maison de Treguern,chancelante et toute nue, Gabriel pouvait l’expliquer trèsnaturellement. Il y avait là une intrigue dont Gabriel était lacheville ouvrière. Gabriel était parti pour la Roche-Bernard afinde recevoir l’Anglais et de lui servir de guide jusqu’au manoir deTreguern ; il avait manqué son homme parce que celui-cis’était enfoncé dans les terres pour éviter les garde-côtes.

Treguern, car il faut bien donner un nom à cepersonnage qui jouait le rôle du comte Filhol, que ce fût le comteFilhol lui-même, ou son spectre, ou un audacieux imposteur,Treguern devait attendre Gabriel toute cette nuit dans la sallesouterraine de la Tour-de-Kervoz. Puisque Treguern n’était pas aurendez-vous, il y avait trahison, et les mystiques paroles ducommandeur Malo ne laissaient aucun doute à cet égard.

Gabriel n’était point de ceux qui cherchent àendormir leur conscience ; il parlait franc aveclui-même ; il s’avouait sans honte ni remords que, s’il eûtrencontré l’Anglais cette nuit, la valise n’aurait jamais passé laporte du manoir. Il avait compté là-dessus absolument etmathématiquement : il lui fallait ces cent mille francsaujourd’hui même.

Cent mille francs à cet enfant chétif en sagentillesse, hôte toléré du pauvre presbytère d’Orlan ! Centmille francs à lui, dont le regard n’avait jamais dépassé l’horizonmorne des landes ! Avait-il bien, en mangeant son pain noir,l’idée exacte de la valeur de cette somme ?

Et s’il l’avait, quelle orgie devait faire sonimagination en fièvre ! Adieu l’école, le pain dur et l’humblegrenier sous la charpente du presbytère ! À lui le plaisirsans fin, tout ce qui est défendu, tout ce qui est entraînant, toutce qui damne et tout ce qui enivre ! Cent mille francs !voit-on jamais la fin d’un pareil trésor !

Eh bien ! ce n’était pas ainsi que rêvaitGabriel ; non, il avait eu d’autres songes, et ces songesvenaient aussi de l’enfer, car le désir ne peut grandir en nousqu’à la taille de notre science, et les désirs de Gabriel étaientvastes comme l’inconnu.

Ce n’était pas pour se plonger au milieu deces joies qui affolent les jeunes imaginations que Gabriel avaitbesoin des cent mille francs de l’Anglais. Il était plus mauvaisque cela. Son rêve était de notre temps, sans poésie et toutd’affaire ; il avait pour base ce qui remue le cœur de notreépoque : la convoitise et l’ambition : il voulait avoiret pouvoir.

Dans tout le bourg d’Orlan, vous n’eussiez pastrouvé un homme qui se rendît matériellement compte de cette sommeénorme : cent mille francs ! Gabriel, qui n’avait pas vule monde de beaucoup plus près que les paysans du bourg, Gabrielregardait cette somme avec le sang-froid d’un calculateur, et,comme il nous l’a dit lui-même, ce n’était pour lui qu’unenjeu : une première mise.

Il y a des destinées. Le grand vautour esttout entier dans l’œuf qui pèse quelques onces, et le gland quisert de jouet à l’enfant contient le germe du chêne énorme. Levautour brisera sa coquille, le chêne jaillira hors du gland :qu’importe l’humilité du point de départ ?

Au fond de sa solitude close, Gabriel avait vuun monde à travers les erreurs et les haines d’une vieillefemme : un monde pour lui tout seul. Il avait deviné tantôtbien, tantôt mal ; il avait calculé faux quelquefois,quelquefois juste. La clairvoyance de son esprit, obscurcie parcette sorte de mysticisme païen qui restait comme un bandeau sur savue, lui avait montré l’univers sous un aspect odieux, mais qui nemanquait point de vérité : il avait vu la société comme uneimmense foule où chacun s’arme comme il peut pour hériter de sesvoisins terrassés.

Mais, au-dessus de la foule, il n’avait pointvu la souveraine justice.

Et il cherchait des armes, croyant qu’il nes’agissait que de frapper.

La première arme, c’est l’or, cela se devineau village comme à Paris. Au début de son calcul, l’or, pourGabriel, qui n’avait jamais vu cent écus de six livres réunis,c’était sans doute peu de chose, peut-être ce qu’il fallait pouracheter une pièce de terre, le moulin de Guillaume ou la ferme duvieux Michelan. Mais, une fois posé le premier terme, laprogression va vite et va loin dans ces esprits terribles delogique.

Une fois, dans un voyage qu’il fit à Redon, lehasard mit entre ses mains une feuille anglaise où il y avait unlong article, avec la traduction française en-dessous. Cet articleportait pour titre : Assurances sur la vie. Gabrielle lut une fois, puis vingt fois.

Il réfléchit pendant deux longs mois. Au boutde ce temps, il avait combiné, lui tout seul, une intrigue quidevait amener au manoir de Treguern la fameuse somme de cent millefrancs.

Il avait besoin d’un complice ; ilchoisit Filhol de Treguern. Au premier moment, son intentionsincère était peut-être de partager, mais bientôt, son ambitiongrandit et il lui fallut la somme entière. Puis cette sommeelle-même lui apparut comme une goutte d’eau dans la mer, et il sedit : Pour être véritablement homme, il faut lacentupler.

Et il se mit à établir le calcul qui devaitcentupler les cent mille francs. Le journal anglais lui fournissaitla base exacte de ce calcul. Le calcul fut fait avec cetteprécision froide qui n’exclut nullement la passion. Certainesnatures, et ce sont les plus dangereuses, gardent la lucidité quedonne le calme au milieu même de l’exaltation : selon lejournal anglais, pour centupler les cent mille francs, il fallaitvingt ans et une mise annuelle de cent mille francs. Or on peutacheter pareille mise de plusieurs manières : par le travail,réuni à un étrange bonheur, et par le crime.

Gabriel se dit : Dans vingt ans, j’auraiquarante ans à peine ; c’est la force de la vie : je puisbien donner vingt ans, et mon âme, pour être plus riche qu’unroi.

Le pacte était conclu avec lui-même.

Et, à supposer que votre raison n’admettepoint le mérite de tous ces calculs millionnaires, faits par lepetit cloarec dans son grenier poudreux, à supposer quevous le regardiez comme un songe-creux méchant, ou comme un foud’espèce nuisible, il vous faut bien accorder au moins qu’à cetteépoque où nous sommes arrivés, son château en Espagne n’était pastout à fait dépourvu de fondements.

Il avait eu, cet enfant au plus bas de samisère, l’inexplicable pouvoir de faire partir de Londres, en pleintemps de guerre, un homme porteur de cinq mille louis, et d’attirercet homme au manoir de Treguern : vous avez vu cela.

Dans la gigantesque partie qu’il voulaitengager, quelles qu’en fussent d’ailleurs les chances, n’était-cepas cette première mise qui était la plus difficile àtrouver ? Il l’avait trouvée, contre toutevraisemblance ; les autres mises pouvaient venir de même. Maisvoilà que cette inestimable conquête lui échappait ! L’hommequ’il comptait tromper le trompait.

Gabriel éprouvait pour la première fois de savie une angoisse poignante et mortelle. Il sentait la fortuneglisser entre ses doigts. Il n’avait plus ce qu’il fallait desang-froid pour réfléchir ; il se disait seulement :« Je le trouverai ! je le trouverai, fût-il dans lesentrailles de la terre ! » Et il accélérait sa course àchaque instant davantage.

Il n’aurait point su dire au juste où ilétait, quand une voix de femme tremblante et tout émue l’appela parson nom.

Ses yeux se dessillèrent ; il vit devantlui une porte grande ouverte et une chambre éclairée. Son premiermouvement fut de fuir, mais la Le Brec le tenait déjà par les deuxbras. Cette chambre éclairée était la salle basse du moulin deGuillaume Féru.

— Te voilà enfin, Gabriel, disait la vieillefemme, nous t’avons attendu longtemps. Et si tu savais comme elle asouffert la pauvre Marianne, ta femme, pour te donner un fils.

— Un fils ! répéta le jeune homme,Marianne ! ma femme !

Il semblait que ces idées ne voulussent pointentrer dans son esprit.

— Laissez-moi passer ! ajouta-t-il enessayant de se dégager.

Douairière Le Brec le regarda aux lueurs quisortaient de la porte.

— Comme tu es pâle ! murmura-t-elleeffrayée ; t’est-il arrivé malheur ?

— Je vous dis de me laisser passer !répéta Gabriel, dont la colère crispait les lèvres.

— Mais il faut que tu la voies, enfant,s’écria la vieille femme, elle est là ! ils sont là tous lesdeux, ta femme et ton fils !

De l’intérieur du moulin une voix faibleappela :

— Gabriel ! Gabriel !

Le cloarec recula.

— Le temps s’écoule ! murmura-t-il. Lalande est vaste, si le trou est creusé une fois…

— Est-ce la fièvre avec le délire ?interrompit la Le Brec en l’attirant vers le moulin.

Elle était forte ; Gabriel se débattaitentre ses bras.

— Une femme ! un enfant !disait-il ; malédiction sur elle et sur lui ! Je n’enveux pas ! Je n’en veux plus !

Douairière Le Brec s’arrêta pétrifiée. Gabrielfit comme s’il se fût éveillé tout à coup et sa voixchangea :

— Oui, oui, dit-il en passant ses mains surson front, c’est la fièvre avec le délire. N’est-ce pas pour euxque je travaille, pour elle et pour lui ? Mère, tu ne veuxdonc plus que je bâtisse un palais pour les mettre tous deux :un palais pour le Brec à la place même où fut la maison deTreguern ?

Les yeux de la vieille femme brillèrent.

— Laisse-moi passer, répéta pour la troisièmefois le cloarec ; c’est l’heure qui va décider entreles deux races. As-tu donc maintenant un amour qui soit plus fortque ta haine ?

— Non ! dit la vieille femme, qui lâchaprise, tandis que son regard sombre se baissait vers la terre.

La voix faible appelait toujours au dedans dumoulin :

— Gabriel ! Gabriel !

— Un mot de consolation ! murmura lavieille femme, un baiser, une minute…

— Qui sait ce que valent les minutes !s’écria Gabriel, qui reprit sa course vers le manoir :console-la pour moi, je joue ma destinée !

Douairière Le Brec resta un instant immobile àécouter le bruit de ses pas qui s’éloignait.

— Qu’y a-t-il dans cette poitrine-là ?murmura-t-elle.

Puis elle rentra au moulin et pressa Mariannecontre son cœur en disant :

— Je m’étais trompée, ma fille, ce n’était pasnotre Gabriel.

C’était une singulière histoire que celle dece mariage secret entre la demi-sœur de Filhol de Treguern décédéet Gabriel Le Brec. Bien des gens l’ont dit : il reste dans cepays de Bretagne si chrétien de vieux ferments druidiques, et c’estcet arrière-goût de paganisme qui perpétue au fin fond de quelquestrous perdus des levains d’hérésie et de révolte.

Ces coins païens furent huguenots auXVIème siècle, jansénistes à la fin duXVIIème et athées sous la république.

Françoise Le Brec avait dénoncé les prêtres en1793 et tricoté en cérémonie au pied de l’échafaud de Redon. Elleaimait la révolution qui coupait les têtes nobles. C’était toujoursla vieille haine de Le Brec contre Treguern.

Elle avait consenti à faire de Gabriel unclerc, après la chute des tyrans révolutionnaires, tout unimentpour lui éviter les chances de la conscription, mais elle lui avaitdit !

— Tu ne seras pas prêtre, il n’y a pas deDieu. C’est le démon Bel qui gouverne la terre. Tu épouseras lademi-Treguern qui est fille d’une Le Brec et vous aurez toute larichesse des comtes d’autrefois.

Et il se racontait qu’une nuit, sur laGrand-Lande, à la Croix-qui-marche, le prêtre-jureur qu’on appelaitle Janséneux et qui avait suivi le char de la déesse de laRaison à Vannes, était venu à l’heure de minuit avec Françoise LeBrec, Marianne et Gabriel, plus deux témoins qu’on avait pris enpassant au cimetière. Les cierges s’étaient allumés sur lepiédestal de la croix et une messe de malheur avait été dite :de malheur et de mariage.

Il se racontait aussi que la voix du défuntFilhol avait protesté dans la nuit, et qu’au lointain de laGrand-Lande, on avait ouï galoper le cheval fantôme du commandeurMalo qui hennissait en tonnerre…

Chapitre 10DOUBLE BAPTÊME

 

Nous avons dit déjà le nom du lieu où nousconduisons le lecteur ; il s’appelait le Trou-de-la-Dette.C’était une ravine qui fermait la Grand-Lande, entre le moulin deGuillaume Féru et le manoir de Treguern. Le chemin de traverse,aboutissant à l’avenue du manoir, passait sur la lèvre même duravin ; quelques troènes avaient été plantés le long de laroute, pour maintenir les terres. Dans ce sol ingrat, les troènesétaient venus maigres et tout noirs ; ils formaient un petittaillis à hauteur d’homme qui descendait jusqu’à mi-côte. Àl’endroit où les troènes s’arrêtaient, on voyait percer sous labruyère naine la carcasse pierreuse de la lande : un roccalcaire que le moindre attouchement réduisait en poussièrebleuâtre.

Tout au fond du ravin, il y avait une mareétroite qui ne contenait en été qu’un peu de vase couverte delentilles ; des saules crevassés, vivant par leur écorcerobuste et dressant en faisceaux leurs branches toutes jeunes,entouraient la mare. On descendait là en s’aidant des pieds et desmains ; il n’y avait point de chemin tracé.

Quand on était au bord de la mare, sous lessaules, on voyait autour de soi la rampe, irrégulièrementcirculaire, monter en s’évasant comme les parois d’une urnegigantesque. On ne voyait que cela et un rond de ciel qui semblaitêtre le couvercle du vase.

Dans le pays, le ravin passait pour un lieuhanté ; ceux qui avaient droit descendaient tous les deux ansau bord de la mare, pour ébrancher les saules qui végétaient avecune force étonnante. Le reste du temps, nul pied humain ne foulaitcet endroit désert. Quand les paysans des environs étaient obligésde suivre, après la nuit tombée, le chemin de traverse qui étaitau-dessus des troènes, ils hâtaient le pas en se signant et enfermant les yeux.

Cette nuit, l’eau de la tempête avait empli lamare qui débordait et baignait le pied des saules. La pluiedégouttait encore du feuillage mouillé.

C’était une demi-heure avant l’aube environ, àce moment où l’obscurité plus profonde étend son voile uniforme surtous les objets. Il y avait un homme au fond du ravin ; cethomme s’appuyait sur une pioche et regardait l’eau de la mare quele sol altéré buvait lentement. Il semblait attendre que le niveaufût descendu au-dessous d’une certaine limite. De temps en temps,ses yeux se relevaient et interrogeaient le ciel chargéd’étoiles.

— J’ai le temps, murmurait-il alors.

Et il se reprenait à suivre le mouvement del’eau, qui baissait lentement. Quand le pied du plus gros dessaules fut découvert, l’homme leva sa pioche et donna un premiercoup dans la terre humectée. C’est à peine si la pioche écorchalégèrement le sol inerte ; l’homme redoubla, puis les coups sesuccédèrent drus et pressés. Au bout de quelques minutes, ils’arrêta pour reprendre haleine. Avec moitié moins de travail, ileût fait un bon trou dans la terre arable ; mais, ici, soneffort n’avait réussi qu’à entamer le sol.

— La valise sera bien là, pensait-il touthaut, quand je lui aurai fait son nid, et je suis sûr au moins quepersonne ne viendra l’y chercher !

Il reprit à deux mains sa pioche, qui rebonditde nouveau sur la terre à la fois humide et dure ; mais il nedonna qu’un coup, parce qu’il crut entendre un bruit de pasau-dessus de sa tête dans le sentier bordé de troènes. Ilécouta : le bruit se taisait ; tout était silence auxalentours. Il se dit :

— Mes oreilles tintent !

Et il se remit à la besogne vaillamment.

Ses oreilles n’avaient point tinté,cependant ; c’était bien un bruit de pas qu’il avait entendudans le chemin de traverse. Un homme courait à toutes jambes sur lalande, venant du moulin de Guillaume et se dirigeant vers lemanoir. En arrivant au bord du ravin, l’homme de la route avaitfait comme celui qui creusait la terre au pied du saule : ils’était arrêté au bruit sourd et prochain de la pioche ; puis,comme le bruit avait cessé au même instant, il s’étaitdit :

— Mes oreilles tintent.

Et il avait continué sa route.

Il arriva que l’homme du ravin, à peine remisau travail, entendit encore marcher au-dessus de lui, et que lemarcheur, dès les premiers pas qu’il fit, crut ouïr de nouveau leson de la pioche. Ils s’arrêtèrent en même temps, prêtant l’oreillel’un en haut, l’autre en bas. Le plus patient des deux devait avoirle mot de l’énigme. Le plus patient ne fut pas l’homme à la pioche,qui était pressé sans doute et qui reprit sa besogne au bout dequelques secondes. Désormais, il n’entendit plus rien.

Il y allait de grand cœur et, si rebelle quefût le sol, il eut bientôt creusé un trou assez grand pour enfouirune petite valise qui était par terre auprès de lui. Il prit lavalise et la poussa dans la fosse, pour voir si elle y tenait àl’aise. Le résultat lui sembla favorable et il se redressa toutcontent.

Mais, en se redressant, il vit un homme deboutau-devant de lui : l’homme d’en haut, celui qui tout à l’heuremarchait dans le chemin des troènes.

— Gabriel ! murmura le piocheur enreculant de plusieurs pas.

Le nouveau venu restait immobile, les brascroisés sur sa poitrine.

— Tu ne m’attendais donc pas, Filhol, mon bonfrère ? dit-il d’un accent doucereux et railleur.

L’homme à la pioche ramassa son outil et leserra instinctivement entre ses mains comme si c’eût été une arme.Il répondit.

— Non, Gabriel : je ne t’attendaispas.

— Tu t’étais sans doute lassé de m’attendre àla Tour-de-Kervoz ! reprit le jeune cloarec, dont lavoix se faisait plus moqueuse.

— Je ne t’ai pas attendu à la Tour-de-Kervoz,répliqua Treguern.

— Non ? et pourquoi cela, monfrère ?

— Parce qu’il me répugnait de casser la têted’un homme qui a été mon ami.

Il y eut un silence après cette réponse quifut faite d’un ton rude et menaçant. Gabriel restait toujoursimmobile et calme en apparence. L’homme qu’on appelait Filhol deTreguern tourmentait, au contraire, le manche de sa pioche. Gabrielavança d’un pas ; Treguern lui dit :

— N’approche pas !

Gabriel fit un pas de plus, et c’était montrerdu courage.

— Tu as quelque chose contre moi, monfrère ? dit-il d’une voix douce qui ne gardait plus trace demoquerie.

— Sur mon honneur, Gabriel, prononça Filhol,qui détourna la tête, tu ferais mieux de ne pas resterici !

— Qu’ai-je donc à craindre ?

— Gabriel ! Gabriel ! s’écria Filhold’un accent plein de tristesse ; j’avais mis ma confiance entoi. Pour toi, la porte de la maison de mon père n’était jamaisfermée. Gabriel, j’étais à la Croix-qui-Marche cette nuit oùdouairière Le Brec, l’ennemie de Treguern, amena le prêtre maudit.Tu sais bien que je ne pouvais ni me montrer, ni protester ;j’étais hier soir à la Pierre-des-Païens, quand Marianne a passéavec douairière Le Brec pour aller au moulin de Guillaume. Gabriel,ce mariage est un mensonge et un crime. Gabriel, qu’as-tu fait del’honneur de Marianne ma sœur ?

— Ah ! murmura le cloarec, dontla voix changea tout à coup, tu sais cela ? et tu t’esdit : Je devais donner cinquante mille francs à Gabriel,je les garderai pour moi : ce sera le prix de l’honneur deTreguern ?

Filhol leva sa pioche ; Gabriel mit lamain à sa ceinture. Filhol s’élança sur lui et lui porta un coupque Gabriel esquiva, souple comme un serpent.

D’un bond, il s’était réfugié derrière lesaule.

— Tu as frappé le premier, dit-il, je ne faisque me défendre !

Filhol entendit le bruit sec d’un pistoletqu’on arme. Le ravin s’illumina à l’éclair d’une détonation etFilhol s’affaissa sur lui-même, la poitrine traversée par uneballe. Les parois évasées du ravin prolongèrent et enflèrent ladétonation. Un grand cri se mêla à ces échos. Dans le premiermoment de trouble, Gabriel crut que c’était la victime qui l’avaitpoussé.

Filhol était couché au pied du saule, sescheveux baignaient dans la mare ; il ne bougeait plus. Pendantune seconde, Gabriel resta comme étourdi ; sa main laissaéchapper le pistolet, pour tâter d’instinct sa propre poitrine à laplace du cœur.

— Il bat ! il bat !murmura-t-il ; ma tête tourne. La première fois qu’on regardeau fond d’un précipice, le vertige vous prend… puis ons’habitue : cela vaut cent mille francs !

Un second cri retentit aux parois du ravin.Gabriel écouta, frémissant de tout son corps ; cette fois, ilne pouvait pas se méprendre. Le grand étourdissement qui accompagnele crime avait eu le temps de se calmer ; les échos de ladétonation se taisaient. Le feuillage maigre du taillis de troèness’agitait ; quelqu’un descendait par la partie la plusescarpée du ravin, et quelqu’un prononçait le nom de Filhol.

Gabriel prit son second pistolet à saceinture. Une branche du taillis craqua et se rompit, Gabriel dutpenser qu’il n’aurait pas besoin de son arme, car le nouveau venu,perdant l’équilibre, roulait sur les roches calcaires. Il arrivaainsi au fond du ravin, et rebondit sur ses pieds en disant :Filhol ! Filhol !

Par miracle, sa chute l’avait laissé sansblessure. Les premières lueurs de l’aube blanchissaient le ciel.Gabriel put distinguer un homme de haute taille, revêtu du costumemilitaire et n’ayant plus qu’un bras. À ce moment même, Étiennel’apercevait à son tour dans l’ombre et s’élançait vers lui.

— Tu n’es pas Filhol ! cria-t-il ;qu’as-tu fait de Filhol ?

Gabriel avait armé d’avance son secondpistolet.

— D’où venez-vous, l’ami, dit-il froidement,si vous ne savez pas que Filhol de Treguern est mort des fièvres demarais, au mois de septembre de l’an passé ?

Le pied d’Étienne se heurta contre la valisequi rendit un son métallique.

— Ah ! fit-il, Dieu voit le fond de cemystère ! Ceci est un témoin. J’ai suivi Treguern depuis lemanoir jusqu’en ce lieu ; il portait cette valise sur sesépaules. Tu es le cloarec Gabriel et tu viens d’assassinerTreguern !

Gabriel vit seulement alors que son adversairetenait dans la seule main qui lui restât un sabre aigu etrecourbé ; il avait repris tout son sang-froid : Étienneétait si près de lui, que la pointe du sabre pouvait arriver à sapoitrine avant qu’il eût levé le bras pour décharger son pistolet.Son esprit rapide et fécond en ressources lui fournit un stratagèmesur lequel il joua aussitôt son va-tout.

— Regarde à tes pieds, dit-il, et vois sicelui-là dont la tête pend dans la mare est bien ton Filhol deTreguern.

Étienne se retourna vivement ; les lueurspâles de l’aube lui montrèrent le cadavre étendu de l’autre côté dusaule. Il ne jeta sur lui qu’un regard, et les muscles de son brasse raidirent pour lever son sabre : Gabriel était condamné.Mais Gabriel avait eu le temps d’appuyer son pistolet contre letronc du saule, pour éviter ce tremblement inséparable del’émotion, et, au moment où Étienne revenait sur lui, une nouvelledétonation éveilla les échos du ravin.

La poitrine du jeune sergent rendit uneplainte ; son bras gauche, fracassé à la naissance del’épaule, tomba inerte le long de son flanc. Son élan ne fut pasarrêté, pourtant, et il se précipita sur Gabriel, sans comprendreencore, peut-être, toute l’étendue de son impuissance. Par deuxfois, et malgré la douleur atroce qu’il ressentait il essaya derelever ce bras qui n’avait plus de ressort. Par deux fois, lacrosse du pistolet de Gabriel résonna sur son front que rien nedéfendait.

Au premier coup, le visage d’Étienne s’étaitinondé de sang ; au second coup il ferma les yeux et s’en allaen arrière, auprès du corps de Filhol.

Gabriel lava la crosse de son pistolet dansl’eau de la mare et passa son mouchoir mouillé sur ses tempes. Lecrépuscule éclairait assez pour qu’on pût distinguer lesobjets ; Gabriel regarda les deux cadavres. Il était pâle,mais il portait la tête haute. La respiration sortait avec force desa poitrine gonflée. Il chargea la valise sur ses épaules et se mità gravir la rampe du ravin d’un pas ferme.

Ce fut dans la nuit du quatorze au quinze aoûtde l’année 1800 que le Trou-de-la-Dette vit ce double assassinat.Le lendemain était la fête de l’Assomption. Dès le matin, lespaysans du bourg d’Orlan se rassemblaient, suivant la coutume, dansle cimetière qui sert de place à la paroisse. Il y avait grandmouvement parmi eux ; on lisait une sorte d’effroi sur tousles visages, et, derrière l’effroi, la curiosité se montrait.

On parlait bas dans les groupes ; lesfemmes, toutes pâles, chuchotaient, et l’on empêchait les enfantsde jouer dans les hautes herbes qui entouraient les tombes. Leclocher tinta la première messe, et personne, sinon quelques femmespieuses, ne quitta le cimetière pour entrer dans l’église.

Le principal groupe était composé de nos amisqui avaient fait la veillée de l’Assomption chez bonne personneMarion Lécuyer. Les métayères avaient sur la tête leurscatiolles de belle toile plissée, portant au sommet cettecrête ou cocarde qui ressemble au cimier d’un casque. Les métayersfumaient leurs pipes à court tuyau sous les bords de leurs chapeauxde paille rabattus en forme de parapluie. Les fillettes montraientleur croix d’argent brillante sur la guimpe de chanvre, et les bonsgars avaient les épinglettes de laine rouge gagnées au tir du fusilou à la course en sac.

Tout cela pour le jour de la fête. Mais toutcela était triste et cadrait mal avec les figures affairées. Legroupe se massait au pied du calvaire.

— Quant à ça, disait Pelo le vannier, cettenuit-là ne pouvait pas ressembler aux autres nuits !

— Ah dam ! ah dam ! fit-on dans lecercle, dès hier on sentait bien que le malheur était tout prèsd’ici !

— À quelle heure est rentrée douairière LeBrec ? demanda le sceptique Vincent Féru, qui était presqueaussi empêché que les autres.

La question s’adressait à Mathelin.

— Ma foi jurée, répondit le pâtour,il faisait grand soleil quand je l’ai entendue. Mais vous ne savezpas, vous autres ? quand je suis revenu, après la veillée,j’ai trouvé un cheval noir dans le pâtis. La porte de la maisonétait tout ouverte ; il y avait des traces de souliersmouillés par terre, et le lit de douairière Le Brec avait roulé deplus d’un pied et demi hors de sa place ordinaire.

Les têtes hochèrent, silencieuses etgraves.

— Il y avait de la chandelle chez lecommandeur, reprit Mathelin.

— Ah ! fit-on à la ronde, il avait senticela !

— Mais que disent-ils donc, gars Pelo, du côtéde la forêt ? demanda une bonne femme.

— Le sergent Mathurin est revenu chez sa mère,répliqua le vannier, le sergent Étienne est revenu chez sasœur.

— Tiens ! tiens ! s’écria-t-on,c’était peut-être lui qui dormait sous le manteau de la cheminée,hier au soir.

— C’était lui, mais il n’a pas couché à lamétairie, et il était dehors à l’heure où l’on a entendu les deuxcoups de feu devers la Grand-Lande.

On se regarda dans le groupe et l’onrépéta :

— Tiens ! tiens !

— Il y en a qui l’ont rencontré ce matin,reprit encore le vannier, comme il montait l’avenue du manoir. Ilavait du sang jusque par-dessus les yeux, et la manche de son brasgauche (la manche de son bras droit est vide, vous savez bien)était rouge et toute noire de sang, depuis l’épaule jusqu’aucoude.

— Mon Dieu donc ! mon Dieu donc !fit-on autour de la croix, que va-t-il se passer par cheznous !

— Bonjour à vous, père Michelan !crièrent quelques voix.

Le vieux métayer venait de passer l’échalierd’ardoise qui fermait le cimetière. Il allait d’un pas lent etpénible, et chacun pouvait remarquer sa figure blême sous lesmèches rares de ses cheveux blancs.

— Bonjour à vous, et Dieu vous bénisse, mesenfants ! dit-il en tirant son chapeau pour se signer devantla porte de la paroisse ; qui vivra verra, pour sûr !Mais avez-vous jamais vu un temps où les corps morts s’échappentpour n’avoir point de sépulture ?

Le groupe s’agita dans tous les sens, devinantbien quelque chose de terrible sous l’obscurité de cette phrase, etchacun s’écria :

— Vous savez du nouveau, père Michelan ?Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ?

Le vieillard fut quelque temps avant deparler.

— Depuis que le comte Filhol est décédé,dit-il enfin, personne ne tient plus l’affût dans la forêt ni surla lande. Ce n’est pas un chasseur qui a tiré ces deux coups defeu, cette nuit.

— Non, non ! gronda-t-on dans le groupe,bien sûr et bien vrai, ce n’est pas un chasseur !

— Mais qui est-ce ? ajoutèrent les pluscurieux.

— Je voulais couper mon regain avant la messechantée, poursuivit le bonhomme, parce qu’il n’y a plus d’herbe àl’étable et qu’on peut travailler jusqu’au premier des trois sons.Au point du jour, j’ai envoyé mon neveu Jean-Marie chercher aubourg ceux qui sont d’avec moi. Il est revenu au bout d’un quartd’heure, blanc comme linge, le pauvre petiot, et ne pouvant plusparler. Je lui ai donné une écuelle de fort cidre pour renouer salangue, et voilà ce qu’il m’a dit, vrai comme Dieu est Dieu et nousdes pécheurs.

Le père Michelan reprit haleine et le groupese massa, plus compact, autour de lui, pendant qu’ilcontinuait :

— Jean-Marie m’a dit : « Quand j’aipassé par le chemin des troènes, au-dessus de la ravine qui bordela Grand-Lande, j’ai entendu qu’on plaignait au fond du trou. Jesuis trop petit pour voir par-dessus des troènes. Je me suis glissésous les feuilles en descendant toujours jusqu’au bord du taillis.Il y avait une trouée toute faite, comme si quelqu’un avait passéavant moi. Au bout du taillis, j’ai trouvé un troène cassé en deuxet une grande glissade qui avait éboulé la terre par-dessus lesroches. La mare était pleine jusqu’aux bords. Auprès de l’eau, j’aivu deux corps étendus dans le sang.

— Deux corps ! répéta-t-on sourdementdans le groupe.

Et Pelo le vannier ajouta :

— Un pour chaque coup de feu !

— J’ai demandé au petiot, poursuivit le pèreMichelan, comment ils étaient faits, ces corps. Il m’a dit :Le premier était un soldat qui n’avait qu’un bras…

— Étienne ! se dit-on à la ronde :le frère de bonne personne Marion !

— L’autre, continua encore le vieux Michelan,avait sa tête renversée dans la mare, et il était habillé d’unecasaque de velours noir, comme feu le jeune comte Filhol quand ilallait à la chasse.

Michelan se tut. Catiolles etchapeaux de paille s’agitèrent, tandis qu’un long murmure s’élevaitautour de la croix.

— Et vous n’avez pas été voir à votretour ? s’écria Vincent Féru ; vous n’êtes pas curieux,papa Michelan !

— J’ai été voir à mon tour, répliqua lebonhomme, parce que j’ai pensé qu’il y avait peut-être là deschrétiens à secourir. Seulement, quand je suis arrivé au bord de lamare, je n’ai rien trouvé.

— Ah ! fit le groupe désappointé, lepetiot avait menti ?

— Non fait, vous autres ! Quand je disrien, je parle des corps ! il restait des traces de lutte dansla boue, et le sang n’avait pas eu le temps de sécher.

— Mais les corps ? qui donc les avaitenlevés ?

— J’étais à me demander cela, répliqua levieux Michelan, lorsque j’ai vu tout à coup auprès de moi, adossésau tronc d’une saule, un homme vêtu d’une longue robe noire où il yavait des broderies, comme qui dirait les instruments de lapassion : la croix, les fléaux, la couronne d’épinée. Celui-làétait maigre comme un squelette, et ses cheveux gris retombaientsur ses joues décharnées. Comment était-il venu jusqu’à moi sansque je pusse le voir ni l’entendre ? je n’en sais rien. Il yavait des années que je n’avais vu le commandeur Malo, mais je lereconnus bien tout de suite.

Les respirations s’échappèrent bruyantes detoutes les poitrines. En ce moment, du fond de l’église ouverte, lacloche du servant tinta l’élévation. Hommes et femmes se mirent àgenoux dans l’herbe en courbant la tête.

— Le commandeur Malo, reprit Michelan quandtout le monde fut relevé, regardait les traces sanglantes etparaissait ne point me voir ; il murmurait entre ses dents deces paroles étranges que lui seul prononce et que les autres necomprennent pas. Il disait, du moins j’ai cru l’entendreainsi : Treguern mourra trois fois ! Puis, toutà coup, il m’a regardé en face.

« — Pourquoi n’es-tu pas aubaptême ? m’a-t-il demandé brusquement. Ton père et tongrand-père étaient serviteurs de Treguern. Ce n’est pas tous lesjours qu’on porte sur les fonts un héritier deschevaliers !

« Comme je restais bouche béante et sansrépondre, il s’est agenouillé au pied du saule, et il a considéréles traces de pas pleines de sang.

« — C’est le sang de Treguern !a-t-il murmuré ; il faut cela : le taillis pousse sur letronc coupé du vieil arbre ! Va-t-en, vassal ! va-t-en aubaptême de ton maître ! moi, j’ai quelque chose à faireici.

« Son doigt impérieux me montrait laroute par où j’étais venu.

« Il y avait au pied du saule un trou àdemi-creusé dans lequel était une pioche. Le commandeur portait unehachette sous son bras. Tout en obéissant et en reprenant le cheminde la lande, je me suis retourné plus d’une fois, comme vouspensez ; j’ai vu le commandeur retourner la terre avec sapioche partout où il y avait des traces de sang, et former ainsiune manière de petite tombe ; puis je l’ai vu prendre lahachette, couper un jeune saule et en faire une croix, qu’il aplantée dans la terre remuée.

— Mais qui d’entre vous, demanda ici le vieuxMichelan, pourra me dire de quel baptême a parlé le commandeurMalo ? Je n’ai point ouï les cloches en traversa de la lande,et je ne vois pas d’enfant nouveau-né à la porte de laparoisse.

Comme il achevait, les bonnes femmes quiavaient assisté à la première messe sortirent de l’église, et lescloches se mirent aussitôt à sonner comme pour un baptême. Dans lechemin qui longeait le cimetière, on vit Fanchette la sage-femmequi s’avançait parée de ses plus beaux habits, portant un enfantsur chaque bras. Douairière Le Brec était derrière elle avec soncostume de paysanne en étoffe de soie, sa grande coiffe de dentellenoire et son bâton blanc recourbé.

Pendant que la sage-femme et douairière LeBrec franchissaient un des échaliers du cimetière, un autre groupese présentait au second échalier. C’était bonne personne MarionLécuyer tout en larmes, et Mathurin, le sergent, qui soutenaientcomme ils pouvaient Étienne, chancelant à chaque pas, et si faible,qu’on eût dit un agonisant. Étienne avait deux grandes plaies aufront ; son bras gauche, entouré de bandages, tombait le longde son corps, faisant pendant à la manche de son bras droit quiétait vide.

Les deux groupes traversèrent lentement lapelouse funèbre au milieu du silence des paysans que l’émotion etla surprise faisaient muets ; ils se rencontrèrent à la portede la paroisse, où le cloarec Gabriel les attendait.

Fanchette la sage-femme entra la première.Elle se dirigea tout de suite vers la petite chapelle où étaientles fonts, pour se décharger de son double fardeau. Le recteurétait en habits sacerdotaux auprès du vase de granit poli contenantl’eau du baptême. Quand les deux groupes dont nous avons parléfurent entrés à la suite de Fanchette, la foule des paysans fitirruption dans l’église, car chacun sentait bien qu’il allait sepasser quelque chose d’extraordinaire, et chacun voulait voir. Levillage entier se pressa autour de la chapelle baptismale.

— Ces enfants ont-ils été portés à lacommune ? demanda le recteur avant de commencer lacérémonie.

Fanchette répondit sans hésiter, en femme quia sa leçon faite d’avance :

— On a vu de pauvres innocents mourir sansavoir reçu le saint baptême, parce qu’on les avait menés à lacommune avant de les mener à l’église.

Le recteur approuva d’un signe de tête, puisil demanda :

— Qui sont ces enfants ?

Vous eussiez entendu une mouche voler dansl’église, tant le silence qui se fit à cette question futcomplet.

Fanchette baissa les yeux et ne répondit pointtout de suite ; elle se tourna à demi vers douairière Le Brecqui la couvrait d’un regard fixe et impérieux.

— Celui-là, dit Fanchette, dont la voixtremblait un peu en montrant l’enfant qu’elle tenait du bras droit,celui-là est le fils d’une femme que je ne connais pas.

Il y eut un murmure. Le vicaire tenait leregistre de la paroisse sur un pupitre auprès de la fenêtre. Ill’ouvrit.

— Et son père ? demanda le recteur.

Fanchette s’inclina en silence. Gabriel nesourcillait pas.

— Que le parrain et la marraine se présentent,dit le recteur.

Douairière Le Brec et Gabriel s’avancèrent enmême temps vers les fonts. Douairière portait la tête haute etarrogante. Gabriel semblait impassible.

— Je me suis trompé sur ma vocation, dit-ild’une voix calme et très distincte ; je n’appartiendrai jamaisà l’église !

Le recteur se détourna de lui avectristesse.

— Et l’autre enfant ? reprit-il encontinuant d’interroger Fanchette, pendant que le murmuregrandissait.

— Celui-ci, répliqua la sage-femme, est lefils de Filhol-Aimé-Tanneguy Le Madré, chevalier, comte deTreguern, et de Geneviève Le Hir, sa femme.

Un grand mouvement se fit sous la voûte del’église d’Orlan. C’était une protestation muette, maisgénérale.

Mr le recteur sembla n’y point prendre garde,et dit cette fois comme l’autre :

— Que les parrain et marraine seprésentent !

Manon Lécuyer, Étienne et Mathurins’avancèrent.

— Lequel de vous deux est le parrain ?demanda le vieux prêtre.

— C’est moi, répondit Étienne, mais, commej’ai perdu cette nuit mon second bras, Mathurin que voicisoutiendra l’enfant sur les fonts à ma place.

La foule s’émut à ce coup ; le jeunesergent était beau, malgré sa pâleur, et, sous la grosse toile descatiolles, plus d’un œil attendri s’humecta.

Le recteur ouvrit son missel. Depuis lecommencement de cette scène, la figure d’Étienne exprimait uneinquiétude et un doute. Il avait vu l’hésitation de Fanchette lorsde la première question du recteur ; il avait vu le coup d’œilimpérieux que douairière Le Brec avait jeté à la sage-femme.Maintenant, il lui semblait voir je ne sais quel air de triomphesous le calme affecté du cloarec ; il y avait dutriomphe aussi et encore plus de sarcasme dans le sourire amer dela Le Brec.

— Femme, dit-il brusquement en se retournantvers Fanchette, aurais-tu osé mentir jusque dans le sanctuaire deDieu ?

Gabriel tressaillit ; les sourcils de laLe Brec se froncèrent, tandis qu’elle serrait son bâton blanc àdeux mains ; Fanchette changea de couleur et ne trouva pointde paroles pour répondre.

— Elle a menti ! dit Étienne d’un accentassuré.

— Elle a menti ! répéta Manon Lécuyer quila montra du doigt : menti devant l’autel !

Et la foule, accueillant avec avidité cettenouvelle péripétie du drame qui se jouait devant elle, se prit àgronder d’un bout à l’autre de l’église.

— Elle a menti ! elle a menti !

Fanchette effrayée pleurait.

— Et tout n’est pas fini, reprit Manon, quijeta sur son frère un regard de douloureuse tendresse, Gabriel ettoi, Françoise Le Brec, vous répondrez du sang versé !

— Prends patience, Marion, murmura la Le Brec,il y aura temps pour tout, et nous n’avons pas peur !

Gabriel souriait avec dédain.

À ce moment, des voix s’élevèrent du côté dela porte.

— Place ! place !criaient-elles ; en voici un qui va vous dire lavérité !

— Place ! ajoutaient d’autres voix ;place au commandeur Malo, qui vient reconnaître sonneveu !

Il n’y avait dans ces mots aucune nuance deraillerie. La présence de Malo de Treguern avait donné le dessus àl’idée surnaturelle. On ne comptait plus les mois qui s’étaientécoulés entre le décès du père et la naissance du fils. Depuis legrand chevalier Tanneguy, dont la tombe était là, grave et fière,auprès de l’autel, l’histoire de cette race de Treguernn’était-elle pas comme un tissu de mystères ? On livra passageau commandeur Malo, qui, après s’être agenouillé pieusement sur lapremière dalle de l’église, se dirigea vers les fontsbaptismaux.

Le visage de Gabriel avait enfin pâli, etdouairière Le Brec avait grand-peine à garder le sourire de défiqui grimaçait parmi ses rides.

En arrivant au centre de la chapelle, lecommandeur Malo alla tout de suite à l’enfant sans père que la sagefemme avait présenté le premier ; il lui imposa les mains etle regarda longtemps.

— Voyez ! voyez ! murmurait lafoule, les Le Brec avaient payé Fanchette Féru pourmentir !

— Ce n’est pas le commandeur Malo qui pourraitse tromper, ajouta le vieux Michelan, lui qui a dit au bord de lamare : « Ceci est le sang de Treguern ! »

Le commandeur laissa enfin l’enfant sans père,pour se tourner vers celui qui avait été présenté le second commeétant le fils du feu comte Filhol. Il n’eut pour celui-ci qu’unregard indifférent : sa bouche s’ouvrit ; on crut qu’ilallait prononcer l’arrêt.

Mais il se ravisa ; son regard alla deGabriel à douairière Le Brec, puis aux deux enfants. Les rides deson front se creusèrent sous les grandes mèches de ses cheveuxgris. Il baisa le crucifix qui pendait à sa poitrine. Toute sonattitude révélait le travail d’une méditation profonde. Enfin seslèvres remuèrent, et Étienne tout seul l’entenditmurmurer :

— Il le faut ! c’est ainsi que serelèvera le nom de Treguern !

Sa main se posa étendue sur le front del’enfant qu’il dédaignait naguère, et il prononça touthaut :

— Celui-là est le fils de mon neveu etseigneur Filhol, comte de Treguern !

Gabriel et la Le Brec respirèrent, comme sileurs poitrines eussent été délivrées d’un poids écrasant. Les deuxenfants furent baptisés, savoir : celui qui n’avait point depère sous le nom de Stéphane tout court, et l’autre sous le nom deTanneguy-Filhol de Treguern.

À la sortie de l’église, les paysans virentquatre gendarmes dans le cimetière. Quand Étienne sortit à sontour, soutenu par le sergent Mathurin et par sa sœur Manon,Gabriel, qui l’avait précédé, le montra aux gendarmesdisant :

— C’est celui-là qui a versé le sang.

Douairière Le Brec provoqua du regard Manon,muette d’épouvante et de surprise, et répéta :

— C’est celui-là !

Les gendarmes arrêtèrent Étienne au nom de laloi.

Est-il possible, cependant, d’arrêterquelqu’un pour avoir retué un mort ? Les paysans du bon bourgd’Orlan se demandèrent cela.

Voici l’explication qui courut : unétranger s’était arrêté, la veille, à ce cabaret du faubourg deRedon où Mathurin et Étienne avaient fait halte ; cet étrangerportait une valise pleine d’or ; on l’avait rencontré, la nuitprécédente, dans la Grand-Lande, vers le chemin des troènes. Unelutte avait eu lieu au fond du ravin qui termine la Grand-Lande, etcette lutte avait laissé de rudes traces sur le corps d’Étienne.L’étranger avait disparu, ainsi que sa valise. Étienne était accusédu meurtre de l’étranger.

Ce même jour, à la tombée de la nuit, Gabrielprit le chemin de Redon. Il allait à pied et portait un fardeau. ÀRedon, épuisé qu’il était par la fatigue, il se rendit chez un deces marchands aventureux qui continuaient, malgré la guerre, defaire le commerce avec Londres. Il compta sur le bureau dunégociant cent mille francs en or, et le négociant lui fournit unequittance par laquelle il s’engageait à faire passer cette somme àLondres, au siège du Campbell-Life, la première en dateparmi les compagnies qui ont spéculé sur la mortalité humaine.

Gabriel, ayant fait cela, se dit :

— C’est ma prime. Je l’ai eue une fois, jel’aurai dix-neuf autres fois ! Je crois à monétoile !

Quant aux vingt ans de vie qu’il fallait,Gabriel n’eut pas même un doute. C’était un beau joueur. Il achetaun morceau de pain du dernier gros sou qu’il avait dans sa poche,et revint à pied au bourg d’Orlan se mettre au lit dans songrenier.

Chapitre 11LE VAMPIRE

 

Nous sommes à Paris. Les allées du bois deBoulogne commençaient à se peupler d’équipages ; le soleilmoins ardent déclinait à l’horizon : c’était le jour de lafête de l’Assomption, en l’année 1820 : vingt ans, parconséquent, jour pour jour, après les événements que nous avonsracontés.

Le taillis tout jeune prodiguait ses poussesrobustes et feuillues. La dernière coupe du bois de Boulogne avaitété faite en dehors des règles et aménagements par le sabre desCosaques. Dieu merci ! les Cosaques avaient passé la frontièrepour ne plus revenir, et le bois de Boulogne, forçant de sève,cachait sous sa verdure plus opulente l’outrage de ces cicatricesguéries. L’ombre manquait encore un peu, parce que les arbres àtiges n’avaient pas eu le temps de brancher, mais la verdure étaitsi fraîche qu’on prenait patience, et la fashionparisienne allait au bois déjà, ne fût-ce que pour le voirpousser.

Il était cinq heures du soir. Dans l’allée quiconduit de Madrid à Bagatelle, les rayons obliques du soleil sejouaient au travers de la brume poudreuse. Tout à l’entour, dansles avenues voisines, on entendait rouler les équipages.

Trois cavaliers se montrèrent à l’angle d’unsentier de chasse. C’étaient trois élégants du jour, montés commeil faut et vêtus avec recherche : redingotes ajustées à lahanche et laissant voir le gilet taillé en bec de clarinette,revers bombés et gaufrés, retombant sur les manches à gigotsplissés ; pantalons de nankin très courts, fixés sous la botteronde à l’aide de sous-pieds étroits comme des lacets ;cravates maintenues par des cols en baleines, breloques bavardes,chapeaux évasés par le haut et dont les bords se roulaientau-dessus de l’oreille comme les volutes qui coiffent les colonnesdoriques.

Il y en avait un gros, un maigre et unentrelardé. Le gros s’appelait le baron Brocard. L’entrelardé avaitnom Mr de Champeaux : il venait de province. Le maigre étaitle chevalier de Noisy, surnommé le Sec, à cause de l’absenced’embonpoint qui caractérisait sa personne. Il y eut des chevaliersjusqu’en 1825, à peu près.

Au moment où ils quittaient le sentier dechasse pour entrer dans l’avenue, Mr de Champeaux, le provincial,disait :

— Les trois Freux ! Valérie lamorte ! Et quoi encore ! Voilà des contes de la mèrel’Oie ! ah ça ! on parle donc toujours revenants chezvotre éternelle marquise du Castellat ?

— Il y a des choses bien étranges, répondit lechevalier de Noisy sérieusement, des choses dont il ne faut pas semoquer !

— Le fait est, dit Champeaux, que ma tante m’asouvent conté des diableries qui me donnaient la chair de poule.Figurez-vous qu’étant jeune, elle avait rencontré un bélierblanc…

Le gros baron Brocard haussa les épaules.C’était un esprit fort. Nos trois cavaliers allaient maintenant defront et au petit pas. Le chevalier de Noisy s’arrêta au moment oùChampeaux allait poursuivre, et montra le sentier couvert qui sedirigeait en tournant vers la petite faisanderie de Madrid.

— Je vous dis que ces gens ne sont pas commetout le monde ! murmura-t-il. On croit quand on a vu…

— Et vous avez vu quelque chose là,chevalier ? demanda Champeaux en désignant à son tour l’entréedu couvert.

— Les trois Freux de Bretagne ?ajouta le baron Brocard en raillant.

— Ou bien Valérie la morte ?

Le chevalier secoua la tête lentement.

— Les trois Freux, Valérie la morte,répéta-t-il, ce sont des histoires plus ou moins véridiques qu’onraconte chez madame la marquise parce que madame la marquise estcomme moi : elle croit à ces histoires. Je ne trouve pasmauvais que d’autres soient moins crédules, mais, quand j’ai vu demes yeux et que j’affirme avoir vu…

— Chevalier, interrompit Champeaux, vousn’avez rien affirmé du tout !

Noisy avait tourné la tête de son cheval versle chemin couvert.

— Vous souvenez-vous, demanda-t-il en baissantla voix, malgré lui, de cette jeune fille si belle qui était lasœur cadette de la marquise et qu’on appelait Laurence ?

— Laurence de Treguern qui devait épouser MrGabriel de Feuillans ? dit Brocard. Certes, je me souviensd’elle.

— L’an passé, reprit le chevalier de Noisy, jevins ici où nous sommes de très grand matin pour me rencontrer avecMr de Saint-Julien, qui m’avait appelé le Sec. Je n’avais pas dormide la nuit, non point que j’eusse frayeur, mais parce que celam’irrite, à la fin, d’être obligé de tuer ainsi de temps à autrequelque honnête jeune homme pour cette fade plaisanterie deNoisy-le-Sec. J’avais devancé l’heure, et il ne faisait pas encorejour, quand j’arrivai tout seul dans le bois. Je me promenais pourpasser le temps. J’entendis trotter un cheval dans le sentier quevous voyez là. L’aube commençait à poindre. Je vis bientôt sortirde l’ombre une tête de cheval, puis une amazone dont le visage secachait derrière un voile épais… Il faut vous dire, ajouta ici lechevalier, que j’avais été, comme beaucoup d’autres, un prétendantà la main de la belle Laurence, et que sa mort si malheureusem’avait jeté dans une maladie de langueur. Quand l’amazone passaprès de moi, son voile se leva, et il me sembla qu’elle me saluaiten souriant. Je tombai à genoux au beau milieu de l’avenue, carj’avais bien reconnu Laurence de Treguern !

« Il y avait plus de six mois qu’elleétait morte, reprit Noisy, et je pris cela pour un avertissement.Je me présentai sur le terrain avec la certitude d’y rester…

— Ce qui n’empêcha pas le pauvre Saint-Juliende s’en aller dans l’autre monde à ta place, dit Champeaux. On aparlé de ce diable de coup d’épée jusque chez nous, àRomorantin !

— Le fait de l’apparition n’en existe pasmoins, répliqua le chevalier. Je n’ai vu ni les troisFreux, comme on les appelle, ni l’ombre de Valérie, quiest de la mode, mais, puisque cela touche à Treguern, il doit yavoir quelque chose de vrai là-dedans. Treguern est un nom fantôme.Tous les Treguern ont un pied dans l’autre monde.

Comme Mr de Noisy prononçait ces deuxlocutions : « Les trois Freux, l’ombre deValérie », qui ne peuvent avoir pour nous aucun sons bienprécis, et qui se rapportaient à certaines légendes ayant coursdans un des plus élégants salons de Paris, Champeaux s’écria,moitié riant, moitié surpris :

— Parbleu ! voici venir trois personnagesvraiment fantastiques qui pourraient bien être les troisFreux !

En même temps Brocard disait :

— N’est-ce point celle-là qui est l’impalpableValérie ?

Une jeune fille, vêtue d’une amazone de drapnoir et montant un magnifique cheval de la même couleur, débouchaitdu sentier couvert, traversait l’avenue plus rapide qu’une flèche,et disparaissait dans la route de chasse que nos compagnonsvenaient de quitter. Sa figure était couverte d’un voile. Nulcavalier ne l’accompagnait.

Un fiacre lourd et de forme antique roulaitpesamment dans la poussière de l’avenue ; il contenait troishommes dont les visages immobiles avaient attiré le regard deChampeaux et motivé son exclamation.

Si rapide que fût le passage de la jeunefille, elle eut le temps d’échanger un signe de tête avec les troishommes du fiacre. Puis ceux-ci baissèrent les stores d’un rougedéteint, et le lourd véhicule, qui semblait maintenant une boîtefermée, continua sa marche pénible. Nos trois amies échangèrent unregard, et le chevalier de Noisy prononça, comme en se parlant àlui-même :

— C’est elle !

— Qui, elle ? demandèrent à la foisChampeaux et Brocard.

— Je vous dis que ces gens-là ne sont pasfaits comme tout le monde ! murmura Noisy au lieu derépondre.

Puis il poussa son cheval. Derrière le fiacre,qui semblait une laide chenille égarée au milieu d’un essaim depapillons, car ils étaient plus légers et plus brillants que lespapillons, ces équipages effleurant le sol au trot balancé de leursbeaux chevaux, souples sur leurs ressorts, bondissants et toutfiers d’emporter leur charge de femmes et de fleurs ; derrièrele fiacre, disons-nous, venait une élégante calèche découverte quirécoltait sur son passage ample moisson de saluts et de sourires.Elle ne contenait qu’une femme, très belle, à la vérité, mais quisemblait avoir franchi déjà les limites de la jeunesse. Sa calècheportait aux panneaux un écusson bizarre et réellement lugubre qu’oneût pu blasonner ainsi : de sable semé de larmesd’argent. Il était timbré d’une couronne de comte. À en jugerpar l’attention qu’elle excitait, ce devait être une femme à lamode. Elle avait une toilette à la fois simple etremarquable ; ses cheveux blonds, les plus beaux du monde,encadraient un visage pâle aux traits fiers et un peu fatigués, quieussent parlé de souffrance sans le regard de ses grands yeuxbleus, limpide et insouciant comme le regard d’une jeune fille.Cette femme portait un nom étranger : Comtesse GinevraTorquati.

Sur les coussins, à côté d’elle, reposait unlivre de prières aux fermoirs d’or guilloché. Elle répondait ensouriant aux saluts et aux sourires qui lui venaient de toutesparts. Nos trois cavaliers firent comme les autres et s’inclinèrentprofondément sur son passage. À ce moment même, une autre calèche,venant en sens contraire, croisa le fiacre et prit le bas-côté del’avenue.

Celle-là portait encore une femme seule, unefemme que tout le monde saluait aussi avec empressement. Son nomest déjà venu sous notre plume ; elle s’appelait madame lamarquise du Castellat : toilette un peu chargée, embonpointtrop prononcé, prétentions survivant à l’âge où les prétentions setolèrent, souvenirs vagues d’une beauté qui avait sans doute eu safleur et qui avait laissé pour fruit je ne sais quel épanouissementbourgeois ayant un peu odeur d’égoïsme. Quand les deux calèches secroisèrent, le regard de la belle comtesse se fixa calme et froidsur madame la marquise, qui détourna les yeux en caressant un groschien mouton qui était sur les coussins à côté d’elle.

Soit maladresse de la part du cocher, soitfantaisie de l’attelage rétif, le vilain fiacre où étaient nostrois inconnus venait de se mettre en travers de la voie. En mêmetemps, la calèche de la marquise du Castellat avait été forcée dereculer, et les deux chevaux fringants de la comtesse Torquati selançaient au grand trot dans l’espace trop étroit qui restait entrela calèche et le fiacre. Nos cavaliers étaient pris au nœud même del’embarras. De tous côtés, les chevaux et les équipages arrivaient,augmentant la cohue ; la grosse marquise effrayée respiraitdéjà son flacon de sels ; la comtesse Torquati semblait àpeine voir ce qui se passait autour d’elle.

Il y eut un moment où son bras étendu auraitpu entrer jusqu’au coude par la portière du fiacre, dont justementle store rougeâtre se releva un peu ; une voix dit àl’intérieur :

— Ce soir, quinze août !

La belle comtesse changea de couleur et sesyeux se baissèrent.

— Avez-vous remarqué ? dit Champeaux aumoment où la calèche dégagée filait sur le sable de l’avenue, lesbonnes gens qui sont là-dedans sont bien heureux ! La comtesseGinevra leur a fait un signe de tête comme la charmante amazone detout à l’heure. Je crois même que les trois bonnes gens du fiacrelui ont envoyé quelque compliment par-dessous leur store enguenille.

— Moi ! j’en suis sûr, repartitBrocard ; ce sont des ambassadeurs déguisés ou des princes quise promènent incognito. Noisy a dû entendre ce qu’ils disaient, caril était entre eux et la comtesse.

Le chevalier suivait d’un œil pensif lacalèche qui s’éloignait.

— Je n’ai rien entendu, répondit-il.

La circulation était rétablie et le mouvementavait repris son cours des deux côtés de l’avenue.

— Bonjour, Stéphane ! s’écria Brocard enfaisant un salut de la main à un beau jeune homme qui montait avecune remarquable élégance le plus fin cheval qui fût au Bois.

C’était un de ces privilégiés qui saventguérir nos modes de leur ridicule incurable, un de ces heureux quiportent leur jeunesse si bravement que les inventions des tailleursne peuvent rien ôter à leur grâce native. Vous eussiez dit, commeil passait, les cheveux blonds au vent, le gai sourire aux yeux etaux lèvres, qu’il était là le seul gentilhomme au milieu d’untroupeau de courtauds endimanchés. Il donna le doigt au baronBrocard et au chevalier de Noisy, puis il salua Mr de Champeaux,qu’il ne connaissait point.

— Messieurs, dit-il, vous me tirez d’unegrande gêne. Ce qu’on ne fait point d’habitude fatigue, et j’étais,par impossible, occupé à réfléchir profondément.

— Vous, Stéphane ! s’écria Brocard enriant.

— Et à quoi réfléchissez-vous, mignon de lafortune ? demanda le chevalier de Noisy d’un ton sincèrementamical.

— Avant tout, messieurs, repartit Stéphane,avez-vous vu ce drame qu’on représente au nouveau théâtre de laPorte Saint-Martin, et qui a nom : LeVampire ?

Tout le monde avait vu le Vampire. En1820, le Vampire avait un furibond succès. Quand on eutrépondu affirmativement, Stéphane prit un petit air sérieux qui luiallait à ravir et glissa un coup d’œil oblique vers le bout del’avenue.

Par hasard, la foule était moins grande en cemoment ; à l’endroit où se fixaient les regards de Stéphane,il y avait un large vide ; dans ce vide, un homme s’avançait,au pas de son cheval, la tête inclinée et le poing sur la hanche.Derrière cet homme chevauchait un laquais nègre qui avait dû être,avant de quitter son pays natal, le plus laid moricaud de toute lacôte de Guinée. Stéphane étendit sa main vers ce groupe.

— Je vous prie de regarder attentivement monillustre ami Gabriel de Feuillans et son esprit familier, Congo,dit-il avec un accent demi-railleur, sous lequel on devinait unepréoccupation.

— Nous le regardons, répondit Brocard,après ?

— Ne trouvez-vous rien en luid’extraordinaire ?

— Rien, si ce n’est qu’il porte le costumenoir comme personne.

— Le fait est, ajouta Noisy, qu’il estmerveilleux, ce Gabriel de Feuillans ! On dit qu’il met sacravate à la diable : voyez ce nœud, comme c’estclassique ! On dit qu’il n’a jamais fait retoucher un habit,voyez cette coupe, quel style et quelle sévérité ! Brummel,qui faisait métier de cela, n’était qu’un petit garçon auprès delui !

Stéphane secoua sa tête bouclée.

— Ce n’est ni pour sa cravate, ni pour sonhabit que je vous prie de le regarder, messieurs, dit-il.

— Et pourquoi donc ?

— C’est uniquement pour savoir si vous netrouvez point comme moi qu’il ressemble au Vampire de la PorteSaint-Martin.

Le baron Brocard partit d’un éclat de rire, etNoisy, qu’il ne fallait jamais surnommer le Sec, sous peine derecevoir une balle dans la tête ou un coup d’épée dans la poitrine,Noisy lui-même se dérida.

— Si vous ne trouvez pas cela, continuaStéphane, qui essayait de rire aussi, c’est que je deviens fou, iln’y a pas à en douter. Ce Feuillans produit sur moi, depuisquelques jours, un effet véritablement agaçant. Je ne peux pasm’empêcher de l’aimer. Il m’attire, il me séduit, il mefascine ! Et il y a en moi je ne sais quelle voix mystérieusequi me crie : « Prends garde !… »

— Absolument comme dans le drame duVampire, s’écria le baron Brocard.

Noisy ne riait déjà plus, et son regards’attachait sur Stéphane avec un intérêt mêlé de curiosité.

— Vous parlez sérieusement ?murmura-t-il.

— Sur mon honneur ! répliqua le jeunehomme, dont la charmante figure était légèrement contractée, jevoudrais railler, que je ne le pourrais pas !

Gabriel de Feuillans s’approchait aveclenteur, suivi de son noir. Stéphane le regarda une seconde fois etchacun put le voir frissonner.

— C’est plus fort que moi ! ajouta-t-il,je ne sais pourquoi j’ai cette folle idée qu’il doit metuer !

— Bah ! s’écria Brocard, voustuer !

Le chevalier l’interrompit et prononça toutbas en serrant la main de Stéphane :

— Moi, je ne ris jamais des choses que je necomprends pas.

Il ajouta en baissant la voixdavantage :

— Évitez Gabriel de Feuillant, croyez-moi. Ets’il se présente sur votre chemin quelqu’une de ces aventuresromanesques où sont entraînés trop souvent les jeunes gens de votreâge, croyez-moi, fuyez-la !

Stéphane était dans cette disposition d’espritoù l’on écoute volontiers un avertissement. Comme il allaitrépondre, il vit le baron Brocard échanger un salut avec quelqu’unqui suivait l’autre côté de la route. Il se retournainvolontairement. Ce quelqu’un était Gabriel de Feuillans enpersonne.

Il eût été fort difficile de préciser l’âge deMr de Feuillans par les traits de son visage ou de sa tournure.Ceux qui n’admiraient en lui que la rigueur élégante de sa mise semontraient en vérité fort avares. Il était beau ; son portavait de la noblesse ; il se tenait grandement à cheval ;si l’on ne pouvait pas dire que ce fût un jeune homme, c’étaitseulement à cause de la maturité ferme et grave qui se lisait surson front. Autour de ce front, des cheveux blonds, un peu raresdéjà et d’une finesse extrême, bouclaient et retombaient plus basque ne le comportait la mode. Ses tempes larges avaient, sous lablancheur de sa peau, comme un reflet bleuâtre. Une couched’indifférence recouvrait son regard perçant et profond. Je ne saispas s’il ressemblait réellement au Vampire de la PorteSaint-Martin, mais les vampires de théâtre se font en général desbouches méchamment sarcastiques, et celle de Mr de Feuillansn’offrait que des lignes calmes et pures.

Le chevalier de Noisy, qui, en ce moment,l’examinait avec attention, lui trouvait une autre ressemblance. Ilcomparait ses traits avec ceux de ce charmant jeune homme, StéphaneGontier, qu’il avait appelé, tout à l’heure, le mignon de lafortune, et il trouvait qu’à part certaines différences, plus demaigreur et plus de pâleur chez Mr de Feuillans, plus de tranchantdans les arêtes osseuses, plus de hauteur aussi dans le dessingénéral du visage ; chez Stéphane, au contraire, plus degrâce, plus d’harmonie et à la fois plus de force physique ;il trouvait entre eux, ce chevalier de Noisy, des rapports nombreuxet frappants.

Mr de Feuillans passa tout près de notregroupe et dit en mettant le chapeau à la main :

— Messieurs, j’espère avoir le plaisir de vousretrouver ce soir chez madame la marquise ?

Brocard et Noisy s’inclinèrent, Stéphanebaissa les yeux. Mr de Feuillans s’éloigna le sourire sur leslèvres ; mais, avant qu’il eût dépassé complètement le groupe,son regard croisa celui de Stéphane, qui avait relevé les yeuxcomme malgré lui.

— À ce soir ! dit Mr de Feuillans d’unton doux et presque caressant.

Stéphane rougit et répondit toutbas :

— À ce soir !

Mr de Noisy prétendit plus tard (aprèsl’événement) qu’il avait vu les grosses lèvres de Congo s’ouvrir etmontrer d’un bout à l’autre la double rangée de ses dents deloup.

Quoi qu’il en soit, au moment même où Congo,suivant son maître, se perdait dans la foule, un jeune garçon quevous eussiez pris volontiers pour une fillette déguisée, s’élançahors de l’allée de chasse où l’amazone avait disparu quelquesminutes auparavant et traversa intrépidement la cohue des équipagespour rattraper nos quatre cavaliers.

Noisy était en train de demander à Stéphanes’il avait un rendez-vous particulier avec Mr de Feuillans pour cesoir. Selon la réponse du jeune homme, le chevalier se sentait enbonne disposition de prêcher, lorsque le petit garçon vint seplanter au-devant de nos cavaliers et tendit à Stéphane un pli.

Stéphane prit le papier. Le jeune garçontraversa de nouveau la chaussée et se perdit sous le couvert.

Chapitre 12LA COMTESSE TORQUATI

 

Le baron Brocard, parce qu’il était de Paris,et Mr de Champeaux, parce qu’il venait de province, eurent la mêmepensée et le même sourire.

— Bon ! s’écrièrent-ils tous les deux àla fois : Mr Stéphane va nous fausser compagnie !

— Voilà qui va parler plus haut que lespressentiments, grommela le chevalier de Noisy, et c’est ainsi quecommencent toutes les méchantes aventures !

Stéphane avait changé de couleur en ouvrant lebillet ; la joie pétillait dans ses yeux.

— Excusez-moi, messieurs, dit-il du bout deslèvres.

Et, sans en dire plus long, il piqua des deux.Son beau cheval bondit en avant ; trois secondes après, ilavait disparu au tournant de l’allée.

— Ah ça ! dit Champeaux, il faut avoirpitié de moi, à la fin. J’arrive de ma Normandie, et les choses lesplus simples me font l’effet d’énigmes insolubles. Qu’est-ce quec’est que ce Stéphane, et qu’est-ce que c’est que ceFeuillans ?

Brocard et Noisy se regardèrent comme s’ils sefussent renvoyés mutuellement la charge de répondre à cette doublequestion.

— Quelque métier qu’ils fassent, disaitcependant Champeaux, qui restait sous le coup de son admiration,ils ont diantrement bonne tournure tous les deux !

— Pour vous expliquer en détail ce que c’estque Feuillans, dit le chevalier de Noisy après un silence, ilfaudrait une séance de plusieurs heures… et encore vous ne sauriezque ce qui se dit dans le monde. En gros, Feuillans est un hommetrès à la mode, riche, à ce qu’il paraît, dès à présent, et devantposséder sous peu, à ce qu’on affirme, une fortune absolumentcolossale. On ne sait pas d’où il vient, mais il est accepté encour. Son nom est de ceux qu’on ne discute point, parce qu’il sonnebien aux oreilles profanes et que les adeptes le placentfranchement dans le domaine de la fantaisie. Quelques personnesoisives ont pris la peine de broder un roman sur le mystère de sonexistence. Il a, dit-on, une étoile, comme César et Napoléon.Là-bas, je ne sais où, en Bretagne, au fond de quelque cantonperdu, tout plein de fantasmagories et de légendes, il a faitconstruire un palais que voudraient habiter les fées. Autour de cepalais, il ne possède pas un pouce de terre, mais il attend cettegigantesque fortune que doit lui léguer bientôt son étoile pouracheter vingt lieues carrées de pays…

— C’est un fou ? interrompit Champeaux,qui ouvrit de grands yeux.

— Non pas, assurément !

— C’est un chevalier d’industrie ?

— Ne répétez jamais ce mot qui vous feraitlapider par les plus jolies mains de Paris !

— Alors dans quelle catégorie leplacez-vous ?

— Je le place, répondit Noisy avec son grandsérieux, dans la catégorie des gens qui ont un démon familier. Onne lui connaît aucune fortune et il accomplit au vu et au su detout le monde un véritable tour de force financier. Il a toujoursfait tout ce qu’il a voulu, et le voilà qui va, dit-on, épouserOlympe de Treguern, qui est la reine de beauté de nos salonsparisiens et que le testament de feu Mr le marquis du Castellatfait une des plus riches héritières du vrai monde. Voilà lepositif, personne ne vous en pourrait dire plus long.

— Mais ce tour de force financier ?

— Il est assuré depuis vingt ans auCampbell-Life pour une prime annuelle de cent millefrancs, il a toujours payé et l’assurance arrive à son terme.

Champeaux enfla puis vida ses joues d’un airqui voulait dire : « Ah ! peste ! je voudraisbien être à sa place ! » Puis il demanda :

— Et Stéphane ?

— Oh ! Stéphane, s’écria le baronBrocard, c’est une autre affaire. Puisque nous parlions tout àl’heure du Vampire, et à supposer que Feuillans soit unpetit Vampire, Stéphane est ce blondin, beau comme l’Amour, douéd’un caractère naïf et généreux, qui vient au cinquième actearrêter la victime sur le bord du précipice. On le tue, le blondin,très cruellement, deux ou trois fois, s’il le faut, pour lesnécessités de l’intrigue ; mais il ressuscite toujours afinque la vertu soit récompensée au dénouement. J’ai cru voir à ladernière soirée de la marquise les yeux de la belle Olympe, lafiancée de Feuillans, fixés sur Stéphane…

— Baron, interrompit Noisy le Sec avecgravité, je ne sais pas pourquoi tout l’esprit que vous avez mesonne aujourd’hui faux à l’oreille. Il y a une menace sur ce jeunehomme. Je ne peux pas dire que je le sais, mais je le sens.

— Eh bien ! chevalier, pour vous plaire,je vais fermer les écluses de mon esprit. Aussi bien Stéphane estun charmant garçon que j’aime autant que vous pouvez l’aimer.J’achève donc, en deux mots, son histoire : voici quelquedix-huit mois qu’il est arrivé à Paris de Bretagne. Il avait lajolie figure que vous savez et une centaine de louis dans sonportefeuille. Une lettre de recommandation qu’il apportait luidonna entrée à l’hôtel du Castellat. Je me souviens très bien del’avoir vu dans un coin du salon, immobile et tout embarrassé de sapersonne, contempler la belle Olympe de loin avec une admirationtimide. Un soir, la belle Olympe ne vint point au bal de lamarquise, sa tante : cela lui arrive quelquefois, et cettebelle Olympe, soit dit en passant, n’est pas un des mystères lesmoins piquants de l’hôtel du Castellat, tout rempli de mystères.Notre Stéphane, ce soir-là, se laissa entraîner à une table dejeu : on joue très cher à l’hôtel du Castellat : notreStéphane gagna sans trop s’en rendre compte je ne sais plus quellesomme fabuleuse. Le lendemain, les perdants demandèrent larevanche ; Stéphane s’y prêta galamment ; il gagna deuxfois plus que la veille. Et notez qu’il n’y a qu’une voix pourreconnaître qu’il n’a jamais touché les cartes qu’une seule fois desa propre volonté. Cependant, de revanche en revanche, il s’esttrouvé dans un charmant hôtel des Champs-Élysées, avec une écuriebien montée, cinquante mille écus dans son secrétaire, un train demaison à l’avenant et une réputation de joueur malgré lui qui lepose en petit héros de roman et lui donne une place à part dansnotre monde… Voilà !

Le baron Brocard plaça ce mot en guise depoint final, et nos cavaliers se reprirent à trotter, saluant àdroite et à gauche, humant la poussière à plein gosier, enfin sedivertissant comme de vrais gentlemen.

Il est certain que les oreilles de Stéphane netintaient point pendant qu’on parlait ainsi de lui. Stéphane avaitoublié ses trois compagnons aussi parfaitement que s’il ne lesavait point vus depuis un siècle. Stéphane galopait comme un foudans les allées de traverse pour éventer son front brûlant. Iltenait encore à la main le billet qu’il avait lu d’un seulregard.

Le billet disait : « Quelque chosevous menace, prenez garde. Mon frère et l’avocat de Bretagnearrivent ce soir, huit heures : Messageries de la rue duBouloi. »

Au bas de l’écriture, il y avait un nom :Valérie.

Le baron Brocard n’avait pourtant parlé que dela belle Olympe. Et y avait-il donc dans ces deux lignes de quoifaire Stéphane si joyeux ?

Puisque Champeaux était en train d’interroger,il aurait bien pu demander aussi, ce semble, qui était cette blondecomtesse qui portait un nom italien et dont les cheveux n’avaientcertes point pris leurs reflets sous l’ardent soleil d’Italie.C’était encore une chose à savoir, et la comtesse Torquati valaitbien Mr de Feuillans ou le petit Stéphane.

Sa calèche continuait de suivre la route deBagatelle. Elle faisait sensation ; partout, sur son passage,on voyait les dames chuchoter, et si quelque autre provincial, pluscurieux que Champeaux, demandait l’histoire de cette solitaire,fièrement parée dans sa simplicité, la réponse était toujours lamême :

— C’est la belle-sœur de la marquise duCastellat, c’est la veuve du dernier Treguern ; elle a épouséen secondes noces le comte Torquati.

— Et le comte Torquati ?

— On ne l’a jamais vu.

Le badaud remarquait alors la sombre robe del’attelage, les émaux lugubres de l’écusson qui timbrait lespanneaux de la calèche. Il remarquait que la blonde avait uneceinture noire à sa robe blanche, et sur sa guimpe une croix dejais. C’était, parmi tout ce brillant et sous cette élégance, commeune pointe de deuil qui perçait.

La comtesse Torquati semblait ne point prendregarde à l’attention dont elle était l’objet ; ses yeux étaientà demi-fermés ; la rêverie alanguissait son beau front. Aumoment où ses chevaux traversaient le rond-point, un jeune garçonque nous aurions pu reconnaître pour l’avoir vu déjà accomplir unautre message, vint vers elle en courant et lui dit :

— Elle vous attend devant les fossés de laMuette.

La comtesse Torquati se redressa et ses grandsyeux bleus brillèrent.

— À la Muette ! au galop ! dit-elleà son cocher.

Les deux chevaux noirs, touchés par le fouet,bondirent ; la poussière soulevée dessina un long nuage autravers du rond-point, et les badauds durent chercher quelque autrechose à voir, car l’équipage de la comtesse Torquati n’était déjàplus qu’un point confus dans la perspective de l’allée.

On sait que le caprice de lamode parisienne n’adopte jamais qu’un tout petit coin à la foisdans les lieux qui sont dévolus au plaisir. Le bois de Boulogne estgrand ; la mode y trace ses limites, selon les temps. En 1820,l’allée de Longchamp bornait l’empire de la mode. Personne nes’égarait au sud-ouest du bois, parce que tout le monde savait bienque là on pouvait se promener à l’aise. La Muette allait avoir sonrègne, mais pour le moment elle était aussi loin de Bagatelle quePézenas ou Quimper-Corentin.   Si la fantaisie de labelle comtesse Torquati était de s’égarer vers ces latitudesbiscornues, la foule ne pouvait point la suivre dans cette voie. Aubout de dix minutes, la calèche glissait sur le sable d’une alléedéserte : sans quitter le bois de Boulogne, la comtesse étaità vingt lieues de Paris. Elle vit à travers le feuillage léger desacacias ces opulents panaches de fleurs qui tombaient sur lesfossés de la Muette. Une jeune fille vêtue en amazone et que nousn’eussions point eu de peine à reconnaître traversa au galop lapelouse en agitant le mouchoir qu’elle tenait à la main. Elle entradans le massif situé à gauche de l’enclos de la Muette. La comtesseTorquati ordonna d’arrêter et mit pied à terre.

Le chasseur demanda s’il devait suivremadame la comtesse. Il lui fut répondu que non. Madame la comtessese dirigea vers les fossés, dont elle admira un instant la crêtefleurie, puis elle suivit la pelouse à pas lents et entra dans lemassif où avait disparu la jeune fille. L’instant d’après, nous leseussions retrouvées toutes les deux, la comtesse et la jeune fille,sur l’herbe verte, au pied d’un grand arbre. La comtesse étaitassise : la jeune fille s’agenouillait devant elle et livraitsa tête souriante à ses baisers. La comtesse disait d’une voix quel’émotion faisait trembler :

— Olympe ! Olympe ! que jet’aime et que les heures me semblaient lentes durant tonabsence !

La jeune fille avait rejeté en arrièrele voile qui lui couvrait le visage et montrait maintenantl’exquise beauté de ses traits. Elle paraissait avoir vingt ans àpeine. C’était une brune et l’azur foncé de ses yeux semblait noirquand ses paupières fermées à demi abaissaient la longue frange deleurs cils. Elle tenait les deux mains de la comtesse presséescontre ses lèvres.

— Regarde-moi ! que je te voie biencomme il faut ! murmurait celle-ci, qui avait les larmes auxyeux ; Dieu n’a pas voulu que j’eusse la joie des mères, moiqui ne vis que par mes enfants !

— Si tu le voyais, dit la jeune fille,qui se prêtait, tout heureuse, à ses caresses, comme turemercierais le Ciel !

— C’est vrai, tu arrives de Bretagne. Tul’as vu, toi ! parle-moi de lui bien vite. Est-ilbeau ?

— Il te ressemble.

— Est-il bon ?

— Je te dis qu’il te ressemble, il a tonvisage et ton cœur. Il est bon, il est simple, il est franc. Il estbrave comme un lion, et le frôlement d’une feuille le faisaitfrissonner dans la nuit. Tant de terreurs superstitieuses ont planéau-dessus de son berceau ! Il a entendu tant de fois la voixqui parle sous la Tour-de-Kervoz !

— Sera-t-il assez fort pour porter lenom de son père ? demanda la comtesse, dont le regard sechargea d’inquiétude.

Olympe eut un sourire.

— Aujourd’hui, répliqua-t-elle, ce n’estqu’un pauvre petit paysan. Demain, si vous le voulez tous, ce seraun chevalier !

La comtesse se redressa et mit ses deuxmains sur les épaules de la jeune fille pour la regarder enface.

— Mais tu me parles de lui, dit-elle,comme s’il n’y avait plus ni doute ni mystère. Es-tu donc bien sûrede savoir que c’est lui ?

— J’en suis sûre, dit Olympe, qui baissales yeux.

— Et l’autre ? murmura lacomtesse.

Une nuance rosée vint aux jouesd’Olympe.

— L’autre ? Stéphane ?dit-elle en contenant sa voix. Stéphane aussi est bon et brave. Unefois qu’on accusait Geneviève de Treguern… car il y a desmisérables qui t’accusent, ma mère, il se mit seul contre tous etimposa silence aux calomniateurs. Mais Stéphane n’est pas ton fils,non, non, c’est Tanneguy qui est mon frère !

Un mot se pressait sur les lèvres de lacomtesse Torquati. Elle ne le prononça point.

— Olympe, dit-elle pour détournerl’entretien, les trois hommes, le comte, le marchand de diamants etle docteur sont à Paris, le sais-tu ?

— Je les ai vus, ma mère.

— Dans le fiacre ?

— Dans le fiacre.

— Étaient-ils en même temps que toi àOrlan ?

— Oui… puis ils sont allés en Allemagne,du côté de Cologne.

— Et qu’as-tu fait durant tout ce tempsoù je ne t’ai point vue ?

— J’ai obéi aux troishommes. Le jour de mon arrivée à Redon je trouvai, comme on mel’avait annoncé, le commandeur Malo qui m’attendait sur laGrand-Lande. Il me conduisit chez une vieille femme appelée MarionLécuyer. Quand il lui dit mon nom, elle me baisa les deux mains enpleurant, mais son intelligence, usée par la souffrance, trahit sonbon vouloir, et je ne pus rien tirer d’elle, sinon qu’elle avait euen sa vie ce grand honneur d’être la marraine d’un Treguern.Pendant que je lui parlais, le commandeur me dit à l’oreille :« Hâte-toi, car tu ne la verras qu’une fois ; le voileest là ! »

— Le voile ! répéta la comtessefrémissante ; et la vieille femme mourut, n’est-cepas ?

— Elle mourut avant la fin de lanuit.

La comtesse passa le revers de sa mainsur son front.

— Marion Lécuyer, murmura-t-elle, étaitla sœur aînée d’un serviteur qui nous aimait bien.

— L’homme sans bras ? demandaOlympe.

La comtesse la regarda,étonnée.

— Je croyais ne t’avoir jamais parlé decela ! dit-elle.

— Il se nomme Étienne,continua Olympe, qui semblait suivre la pente de sa rêverie, il futaccusé du meurtre commis au Trou-de-la-Dette dans la nuit du 15août 1800. Je le cherche ; s’il n’a pas rendu son âme à Dieu,je le retrouverai, j’en réponds.

— Mais il était innocent ! s’écriala comtesse, qui se méprit sur le sens de ces paroles.

— N’était-il qu’innocent ? prononçatout bas la jeune fille ; les grandes races doivent êtrereconnaissantes. Je pense que vous vous souvenez tous de ce que cetÉtienne a fait pour Treguern ?

La comtesse garda un instant le silence,puis elle répondit, en baissant les yeux :

— Moi, je m’en souviens, mafille.

— Toi, ma mère chérie, s’écria Olympe encouvrant ses mains de baisers, il faut t’aimer à deux genoux, etc’est toi qui me consoles de mon lot dans la vie ! Je saisbien, que tu es bonne et sainte. Je sais bien que tu te mettraisentre moi et le mal. Mais n’as-tu point un bandeau sur les yeux, mamère ? Les desseins de ces trois hommes dans les mains de quitu m’as placée comme un instrument docile, ma mère, lesconnais-tu ?

Le front de la comtesse s’étaitassombri.

— Les voies de Dieu sont cachées,enfant, murmura-t-elle ; il y a des instruments que laProvidence choisit pour exécuter l’arrêt de la justice.

Olympe secoua la tête.

— Quand Étienne fut accusé de meurtre enl’an 1800, dit-elle, il y eut un jeune avocat qui le défenditgénéreusement, alors que tout le monde l’abandonnait. Cet avocat apris de l’âge, mais il se souvient d’avoir juré autrefois qu’avantde mourir il sonderait le fond de ce mystère.

— Ah ! fit la comtesse vivement,prends garde, Olympe, pauvre enfant ! toi aussi tu as soif desavoir ! toi aussi tu voudrais sonder le fond dumystère !

— C’est vrai, je le voudrais, repartitOlympe.

— Et pour arriver là, ma fille, teferais-tu l’adversaire de ceux à qui tu doisrespect ?

— Mr Privat, dit Olympe au lieu derépondre, n’a de haine que pour le mensonge et le crime.

— Tu l’as donc vu, lui aussi, l’ancienavocat d’Étienne ?

— Oui, ma mère.

— Tu lui as parlé ?

— Souvent et longtemps.

— Prends garde ! répéta lacomtesse, qui était devenue plus pâle.

On eût dit que le regard d’Olympevoulait descendre jusqu’au fond de son cœur.

— Le comte Torquati n’est pas mon père,n’est-ce pas ? demanda-t-elle brusquement.

— Non, répondit la comtesse après unsilence : tu es Treguern.

Puis elle ajouta en appuyant sa têtecontre ses mains :

— L’enfant qui aime bien sa mère nedoute pas d’elle ainsi.

Olympe se jeta à son cou en pleurant.Pendant quelques minutes, ce ne furent que larmes et caresses, puisla comtesse reprit :

— Et le registre desnaissances ?

— Mr Privat m’a menée au presbytèred’Orlan, répondit Olympe, j’ai feuilleté le registre desnaissances. À la date du 16 août 1800, il y a une pagearrachée.

La comtesse croisa ses bras sur sapoitrine.

— À la mairie, poursuivit Olympe, laseule naissance portée au registre, le 16 août de la même année,est celle de Stéphane, père et mère inconnus. On dit là-bas… maisréponds-moi, ma mère ; est-il vrai que la marquise duCastellat, ma tante, chez qui tu veux que je demeure, ait été lafemme de Mr de Feuillans ?

— C’est vrai, dit la comtesse avecrépugnance.

— Comment, alors, put-elle épouser Mr lemarquis du Castellat ?

— Le premier mariage étaitnul.

— Et comment enfin, demanda encoreOlympe, madame la marquise put-elle consentir aux noces projetéesentre ce même Gabriel et notre bien-aiméeLaurence ?

La comtesse hésita, puis elledit :

— Marianne est une malheureuse âme quine s’appartient plus. Elle n’avait pas mauvais cœur, mais elle aété élevée par douairière Le Brec : la femme qui ne croit pasen Dieu.

Elle secoua la tête etajouta :

— La page arrachée, on m’en avait parlédéjà. Douairière Le Brec doit être bien vieille ; avec lesannées, le repentir vient parfois. Si tu l’avaisinterrogée…

— J’ai interrogé douairière Le Brec, ditOlympe. Celle-là ne se repentira jamais. Mais ce n’est pas elle quej’accuse, ma mère. Il y avait en ce temps au presbytère d’Orlan unhomme…

— Gabriel ! interrompit lacomtesse ; celui-là, tu le hais :

— Gabriel ! répéta Olympe, dont lesyeux eurent un éclair, Gabriel que vos amis entourent d’uneprotection mystérieuse, Gabriel à qui on fait une route sansobstacles, Gabriel — Mr de Feuillans ! — à qui on va me dire,bientôt peut-être, de donner ma main. Faudra-t-il encoreobéir ?

La comtesse mit sa joue sur la bouched’Olympe et la fit muette ainsi.

— Folle et révoltée ! dit-elle enessayant de sourire ; on veille sur toi, ne veux-tu riendonner à l’espérance de voir renaître la gloire de tes pères ?Ne peux-tu fermer les yeux et te laisser guider par ceux quit’aiment ?

— Qui m’aiment ! répéta Olympeamèrement, je suis l’esclave de ces trois hommes à qui tu m’asordonné d’obéir. S’il leur fallait mettre le pied sur moi pourpasser, ils m’écraseraient sans remords.

Tout à coup elle se releva.

— Il est tard, dit-elle. Ma mère,n’as-tu plus rien à me demander ?

— Rien, répondit la comtesse, aime-moiet pense à moi !

Olympe donna son front aux lèvres de samère, et, pendant que celle-ci la baisait longuement, elle luidit :

— Si tu n’as plus rien à me demander,moi j’ai encore quelque chose à t’apprendre ; ma mère,prépare-toi à être heureuse : celui que tu aimes le mieux aumonde est tout près de toi !

— Celui que j’aime le mieux au monde,répéta la comtesse émue et tremblante, mon fils ! monTanneguy !

— Dans quelques heures tu le verras, mamère.

Olympe s’échappa des bras de lacomtesse, sauta sur son cheval et galopa vers les Champs-Élysées,où elle tourna l’allée des Veuves.

Nous l’eussions retrouvée, un quartd’heure après, dans la chambre qu’elle occupait à l’hôtel duCastellat, où une fillette à l’air éveillé dégrafait lestement lespencer de son amazone. Cette fillette ressemblait trait pour traitau petit garçon qui avait remis le pli à Stéphane et qui avaitenvoyé la comtesse Torquati devant les fossés du château de laMuette. Une robe de couleur sombre remplaça l’amazone d’Olympe, quidit :

— Vevette, je sors, dans une heure jereviendrai. Que tout soit prêt, mes fleurs, ma robe et mesbijoux : nous aurons juste un quart d’heure pour matoilette.

Olympe sortit par une porte donnant surle jardin, qu’elle traversa, et se trouva bientôt dans une rueétroite descendant à l’allée des Veuves et où se trouvait unevoiture de place. Olympe y monta et dit au cocher :

— Rue du Bouloi, auxMessageries !

La brune commençait à tomber.

Chapitre 13ENTRÉE DE TANNEGUY À PARIS

 

Une diligence petite et de pauvre aspectentra, en rasant la borne, dans la cour des Messageries de France,situées alors rue du Bouloi. Trois chevaux ruisselants de sueur ettout gris de poussière la traînaient ; elle était composée dedeux compartiments : un intérieur et un coupé. Le jour s’enallait tombant ; la soirée était brûlante.

Pendant que les trois chevaux soufflaient, surle pavé déchaussé de la cour, le conducteur descendit du trôneincommode qu’il occupait sous le prolongement de la bâche et touchale sol en grondant :

— Versé deux fois ! cette vieillecarriole est endiablée, c’est fini ! J’aime mieux demander monpain que de me remettre là-dedans !

Le fait est que la petite diligence avait unfaux air de corbillard. Cependant, la portière du coupé et celle del’intérieur s’ouvrirent en même temps. Par la portière du coupésortit un personnage dont le costume rappelait un peu celui desfrères de la doctrine chrétienne. Il avait une figure longue, pâleet triste.

— Avec ça, quand on charge des têtespareilles ! murmura le conducteur.

Il n’acheva pas : un domestique à livrées’élançait vers le voyageur du coupé pour le recevoir.

— Bonjour, monsieur le commandeur, dit-il avecun empressement où le respect et la crainte se mêlaient à doseségales. Madame la marquise m’a envoyé ici vous attendre. Avez-vousdes bagages ?

Celui qu’on appelait le commandeur montra dudoigt trois vastes caisses carrées que les déchargeurs venaient demettre à découvert.

— Je ne sais pas si nous pourrons placer celadans la calèche, objecta le domestique.

— Voilà un monsieur qui a plus de bagages quemoi ! prononça une voix jeune et gaie, devant la portière del’intérieur.

Cette voix appartenait à un grand garçon,merveilleusement découplé, qui secouait sa jaquette de voyagecouverte de poussière. Ses regards tombèrent sur le commandeur etil demeura bouche béante.

— Ah ça ! pensa-t-il tout haut pendantque son visage perdait soudain son expression de franche humeur,est-ce que ces visions-là me suivront au bout du monde !

Il se tourna vers l’intérieur de la diligenceoù une voix flûtée et grêle disait :

— C’est ridicule, un marchepied si haut quecela ! Donnez-moi un peu la main, monsieur Tanneguy,voulez-vous ?

Mr Tanneguy, c’était notre beau grand luron,tout frais arrivant de son village où il avait eu, paraîtrait-il,quelques visions du genre lugubre.

Quiconque eût entendu la voix aigrelette,partant de l’intérieur, se fût dit, à coup sûr : il y a làune vieille dame. Celui-là se serait trompé de sexe et d’âge.Une petite main sèche sortit de l’intérieur pour s’appuyer sur lamain belle et forte de Tanneguy. Puis l’on vit une casquettepointue en drap marron ; sous la casquette, il y avait unefigure grosse comme le poing, osseuse, anguleuse, colorée outremesure, et appartenant à ce genre que la gaieté populairecaractérise par le mot de casse-noisette. Le petit homme,propriétaire de cette figure, descendit avec précaution les deuxdegrés du marchepied, et se secoua d’un air assez gaillard entouchant le pavé.

Les employés des Messageries le regardèrentcomme ils avaient regardé le prétendu frère ignorantin, et certesle petit homme avait en lui quelque chose de plus fantastiqueencore que le grave et maigre personnage. La diligence à tournurede corbillard devait, de toute nécessité, verser deux fois dans laroute, ce fut l’avis général : une fois pour l’homme à lasoutane noire, une fois pour cette grimace vivante qui ricanaitsous la grande visière de sa casquette pointue.

Une chose singulière, c’est que ce hautpersonnage à mine claustrale, qui était attendu par des valets demarquise avec une calèche, salua le premier la casquette pointue,et que la casquette pointue, qui sentait d’une lieue lesaute-ruisseau de province, rendit de la nuque seulement un salutdigne, presque protecteur.

— Vont connaissez ce monsieur-là ?murmura Tanneguy à son oreille.

— Oui, répliqua le petit homme. Je connais unpeu tout le monde, mais vous savez que je n’aime pas beaucoup lesquestions, mon camarade.

Une question se pressait justement sur lalèvre de Tanneguy. Mais c’était un de ces braves garçons quiaffronteraient une armée et qui sont timides comme des jeunesfilles : Tanneguy n’osa pas.

— Au fait, se dit-il, la cour des Messageries,c’est encore un peu le pays. Une fois hors d’ici, je vais être àcent lieues de toutes mes diableries ! À Paris, il n’y a plusde fantômes. Demain j’aurai oublié la Tour-de-Kervoz, leTrou-de-la-Dette et cette vieille chambre ronde où j’ai faillidevenir fou !

— Est-ce que vous comptez coucher ici ?lui dit la voix criarde du petit homme qui l’éveilla ensursaut.

Car le grand Tanneguy était sujet à s’égarerbien vite dans le pays des rêves. En se retournant, il vit auprèsde son compagnon de route un nouveau personnage qui était immobile,et qui, à première vue, lui parut avoir les bras croisésétroitement sur la poitrine. En regardant mieux, il reconnut quel’homme n’avait réellement point de bras. Un crochet tenait par descourroies aux épaules mutilées de ce manchot double.

Tanneguy ne se souvenait point d’avoir vujamais une figure plus morne. C’était comme un bloc de granitsculpté.

— Ah ! ah ! dit Tanneguy à soncovoyageur, on vous attend aussi, vous ? Il n’y a que moiqu’on n’attend pas.

Le commandeur s’en allait, suivi par le Valetde la marquise et trois facteurs qui portaient ses caisses carrées.Un quatrième facteur était auprès de la casquette pointue etdéchargeait sa malle.

— Vous ne réclamez rien, vous, monsieur ?demanda un employé à Tanneguy.

Tanneguy leva son mince paquet, au bout de sonbâton, et l’employé rentra au bureau en soufflant dans sesjoues.

— Aidez-moi, dit sans façon la casquettepointue en montrant sa malle d’une main et l’homme sans bras del’autre, nous allons charger ma bête de somme.

Tanneguy fronça le sourcil, la plaisanterielui semblait cruelle. L’homme sans bras ne perdit rien de sonimpassibilité. Tanneguy prit la malle à lui tout seul et la plaçasur les crochets. L’homme sans bras se mit en marche aussitôt.

— Attends ! lui dit le petit voyageurd’un ton de commandement militaire.

Le mutilé s’arrêta court, le pied levé à demi,au milieu d’une enjambée. Le petit homme profita de ce tempsd’arrêt pour donner la main à notre beau garçon.

— Mon jeune camarade, dit-il, ne vous occupezpas trop de cet honnête mulet : il en porterait bien d’autres.Les bras n’y sont plus ; la tête est un peu partie, mais letronc est solide… Ah ça ! nous allons nous souhaiter lebonsoir, nous deux. Je ne vous ai reconnu qu’un défaut pendant lechemin : c’est de questionner trop. Comme cela, voyez-vous, onn’apprend rien, parce que la nature humaine est contrariante.

— Si je ne vous avais pas questionné,interrompit naïvement Tanneguy, vous m’auriez donc dit le nom decette jeune fille ?

— Peut-être, répondit le casse-noisette enricanant tout doucement.

Tanneguy fixa sur lui un regard desupplication si éloquent que le petit homme, pour ne point faiblir,tourna les yeux d’un autre côté, baissant la visière de samonumentale casquette. Le mutilé prit cela pour un ordre et fit unpas en avant.

— Attends ! ordonna encore le petithomme.

Il releva sur Tanneguy un regard fixe etperçant. Dans ce regard notre Breton crut lire comme l’expressiond’un regret.

— Écoutez, s’écria-t-il, je vous accompagneraijusque chez vous, si vous voulez…

— Ce n’est pas votre chemin, mon camarade.

— Savez-vous donc où je vais ?

— Il y a loin de mon quartier à l’Allée desVeuves, prononça le petit homme en souriant derrière seslunettes.

Car nous avons oublié de constater qu’ilportait des lunettes, rondes et larges comme des pièces de sixlivres. Tanneguy recula d’un pas en voyant derrière lui, au clairde la lune, la tête hérissée d’une sorcière. Le sourire du petithomme perdit son expression de moquerie.

— Y a-t-il longtemps que vous connaissez ceStéphane ? demanda-t-il.

— Mais, s’écria Tanneguy d’un accent derévolte, vous ai-je donc dit que je connaissais Stéphane ?

À ce nom deux fois prononcé, le mutilé ouvritde grands yeux et respira avec force. Au lieu de répondre àTanneguy, le petit homme continua d’une voix lente etgrave :

— Stéphane était beau, Stéphane était fort,Stéphane était riche…

L’homme sans bras semblait comprendremaintenant : à chaque mot, il secouait gravement la tête ensigne d’approbation.

— Vous parlez de lui comme s’il étaitmort ! balbutia notre Breton, qui devint pâle.

— Mort ! répéta le mutile comme unécho.

Le petit homme poursuivit, sans s’inquiéter del’émotion qu’il avait fait naître :

— Douairière Le Brec vous a donné un motd’écrit ; gardez précieusement le mot d’écrit de douairière LeBrec.

Au milieu de l’étonnement qu’il éprouvait, carchaque parole de son interlocuteur était pour lui un mystère,Tanneguy surprit le regard du casse-noisette qui se tournaitvivement vers l’autre extrémité de la cour. Il suivit ce regard etun cri s’étouffa dans sa poitrine.

Il venait d’apercevoir, pendant un instant deraison seulement, une taille de jeune fille. Cette taille, il laconnaissait, ou croyait la connaître, et il se fût servi de sespoings robustes, comme un vrai chevalier rustique qu’il était,contre quiconque eût voulu prétendre que cette taille n’était pointla plus parfaite en cet univers. La jeune fille avait tournél’angle de la porte cochère et disparu dans la rue, sans queTanneguy eût aperçu son visage.

— C’est elle ! murmura-t-il en saisissantle bras de son compagnon de route.

Celui-ci haussa les épaules.

— Je vous dis que vous lui avez fait un signed’intelligence ! s’écria Tanneguy presque menaçant.

Il avait entraîné son compagnon jusqu’à laporte cochère et plongeait son regard dans le lointain de la rue.Le mutilé les avait suivis pas à pas. Il s’avança jusqu’au milieude la rue, pour voir plus loin. Une émotion singulière avaitremplacé l’apathie peinte sur son visage.

— Valérie ! prononça-t-il tout bas d’unevoix tendre et douce. La morte !

— Valérie ! répéta Tanneguy, qui n’avaitentendu que le nom.

Le mutilé le regarda et ses paupièresbattirent. Le casse-noisette se mit entre eux.

— Valérie, soit ! grommela-t-il, voussavez son nom à présent : grand bien vous fasse !

Puis il ajouta d’un ton tranchant etsentencieux :

— À Paris, on trouve rarement ce qu’oncherche ; mais souvent on trouve ce qu’on ne cherche pas.Avant qu’il soit longtemps, vous vous souviendrez peut-être de ceque je vous dis là, mon camarade !

Tanneguy n’écoutait pas.

— Je l’ai vue deux fois, murmurait-il, unefois qu’elle se glissait sous les châtaigniers du presbytèred’Orlan, une fois qu’elle priait à la tombe du comte Filhol… Uneautre fois, je l’ai entendue comme elle était agenouillée dansnotre vieille église et je suis bien sûr qu’elle disait àDieu : « C’est Tanneguy qui est mon frère… »

— Maintenant que vous ne demandez plus rien,reprit le casse-noisette en se dressant sur ses jarrets, je vaisvous dire quelque chose. Je me nomme Mr Privat, souvenez-vous biende cela ! Je suis avocat sans causes. J’habite cette maison àsept étages qui est dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis de lafontaine des Innocents. Au-dessus des mansardes, la cage et lespigeons sont à moi. Si vous avez besoin d’avis, et cela ne tarderapas, venez me rendre visite, mon camarade. Mon pigeonnier se voitde loin. Du reste, nous nous retrouverons peut-être plus tôt quenous ne pensons tous les deux.

Il serra légèrement la main de Tanneguy etpoussa sa bête de somme, comme il appelait l’homme sans bras, encriant :

— Hue !

Tanneguy ne connaissait pas beaucoup le mondeet n’avait aucune prétention au titre d’observateur ;néanmoins, pendant la route, il avait pu apprécier le caractère deson compagnon. Il l’avait vu entêté, volontaire, contrariant, bondiable à de certaines heures et sous de certains aspects, originalsurtout, original par nature et original aussi de parti pris.

Jusqu’à l’âge de vingt ans, Tanneguy n’avaitguère perdu de vue la tour crevassée et vêtue de lierre deChâteau-le-Brec, où il avait été élevé par une vieille femme du nomde douairière Le Brec, qu’il appelait sa grand-mère. Il n’y avaitpas, à proprement parler, de mystère dans sa vie, mais autour de savie, les mystères se pressaient. Depuis que l’âge de raison luiavait ouvert les yeux, il n’en était plus à compter les choseseffrayantes ou seulement inexplicables qui semblaient le jeter sanscesse hors du monde réel et faire de son existence unefantasmagorie.

Rien qu’à le voir, ce beau Tanneguy, avec sesyeux d’un bleu sombre, pleins de douceur et pleins de feu, vouseussiez fait serment qu’il était brave. Et en vérité, qu’il eût àla main un bâton de cormier ou une épée, Tanneguy ne craignait âmequi vive. Mais la nuit, quand il était tout seul, le beau Tanneguyavait bien souvent la sueur froide, et ses lèvres pâles tremblaientmalgré lui, au souvenir de ce qu’il avait vu là-bas dans la landed’Orlan, au clair de la lune.

Mr Privat, avec ses lunettes rondes et sacasquette pointue, n’avait rien en lui qui pût rappeler précisémentla terrible poésie des nuits bretonnes, et, cependant, Tanneguys’était senti tressaillir en l’apercevant, comme si le petit hommeeût apporté dans cette diligence, qui s’en allait vers Paris, toutl’attirail des superstitions armoricaines. Mr Privat n’avait pasdit une seule parole qui pût avoir trait, de près ou de loin, auxchoses de l’autre monde, et le cœur de Tanneguy avait éprouvé cetteoppression que naguère encore lui donnaient les rayons blêmes de lalune passant à travers les crevasses de la Tour-de-Kervoz.

C’était à moitié route, entre la Bretagne etParis, que le petit homme à la casquette pointue était venu prendreplace dans l’intérieur de la diligence. Tanneguy ne le connaissaitpoint ; mais ces vagues terreurs de son enfance, qu’il fuyaitet qu’il réussissait à oublier déjà dans son atmosphère nouvelle,ramenèrent tout à coup le frisson sous sa peau. Cet inconnu,c’était comme le pays qui montait en croupe derrière lui. Rien qu’àle voir, Tanneguy entendit la plainte du vent sur la lande, il vittournoyer la ronde des esprits autour des Pierres-Plantées, et lepâtis de Treguern, penchant tout à coup au-devant de lui lachevelure de ses saules, lui montra ces trois hommes noirs qu’ilavait suivis une fois dans l’ombre, et sous les pas de qui la terreavait semblé s’ouvrir : les trois freux, commel’épouvante des bonnes gens d’Orlan nommait ce trio mystérieux.

Pourquoi tous ces souvenirs ? Parce que,au moment où Mr Privat refermait la portière de la diligence, unetête de jeune fille avait apparu.

Entre toutes les visions terribles quiassombrissaient la mémoire de Tanneguy, il y en avait uneradieuse.

La jeune fille ne se montra qu’uninstant ; pour lui, elle n’avait pas encore de nom, mais lesbonnes gens du bourg d’Orlan l’appelaient la Morte.

La jeune fille ne fit que passer devant laportière et ne prononça que deux paroles, qui semblaient être àl’adresse de Mr Privat, mais un événement étrange avait gravé cesdeux paroles en lettres de feu dans le souvenir de Tanneguy. Cesdeux paroles évoquaient pour lui tout un monde de terreurs.

Elles étaient bien simples, pourtant ; lajeune fille avait dit, en glissant comme une ombre :

— Quinze août !

Cela se passait à quelques lieues de la villede Laval.

En ce temps, on mettait deux longues journéespour venir de Laval à Paris. Pendant ces quarante-huit heures,Tanneguy eut beau questionner, il ne put obtenir de Mr Privat ni lenom de la jeune fille, ni le sens mystérieux de cette date.Maintenant, le nom s’était échappé par hasard des lèvres de cepauvre être qui n’avait plus de bras, le « mulet » de MrPrivat ; mais la date ?

Tanneguy resta bien trois minutes, plantécomme un mai devant la porte des messageries, et regardant toujoursde coin de la rue Coquillière. Au bout de trois minutes, unmirliflor qui passait le heurta ; Tanneguy s’éveilla et luidemanda pardon de bon cœur. Le mirliflor s’épousseta le coudeostensiblement, comme si le contact de notre jeune gars eût souillésa redingote ; puis, voyant qu’on ne se fâchait point, lemirliflor devint mauvais et grommela le mot rustre en levant sabadine.

Ma foi ! Tanneguy ne se fâcha pointencore, mais il mit le mirliflor dans le ruisseau. Après quoi, ildescendit la rue du Bouloi d’un air pacifique.

Désormais, il était chez lui, l’exécution dumirliflor l’avait réveillé et le Palais-Royal lui fit franchementplaisir à voir. Cette fois, les brouillards de Bretagne étaient belet bien dissipés. Comment garder de funèbres pensées parmi ceslumières éblouissantes qui éclairaient tant d’or et tant defleurs ?

Suite de ce roman dans « L’Homme sansbras ».

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