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Une laborantine

Une laborantine

de Paul Bourget

Chapitre 1

Marcel Breschet, professeur de Seconde au lycée de Nevers, sortait de sa classe en discutant avec son collègue de Première, Émile Chardon. L’un et l’autre se lamentaient sur la décadence des études classiques.

– Pas un de mes élèves qui soit capable de me traduire une page de latin à livre ouvert, disait Breschet.

– Et pas un des miens, répondait son ami,qui sache composer un thème sans solécisme. C’est à désespérer de notre métier si l’on continue à nous inonder de Primaires.

– Quand je lis les copies des lauréats de l’ancien concours général, reprit Breschet, je vois ce que valaient les humanités d’autrefois. Quels devoirs que ceux d’un Sainte-Beuve, d’un Taine, d’un Michelet, pour ne citer que trois noms entre des centaines !

– Aussi ai-je décidé, fit l’autre, de quitter l’Alma mater. Mon année finie, j’entre dans la presse. Un de mes premiers articles sera sur ton Janus, situ persévères dans ton idée de cette thèse. Car où te mènera-t-elle ?

– À une chaire de faculté, répondit Breschet. C’est toute l’ambition de mon père. Pense donc, il est fonctionnaire dans le sang, par réaction contre les à-coups del’existence de mon grand-père, l’industriel. Il ne m’a laisséentrer dans l’Université qu’à la condition que j’y ferais macarrière. Il veut que je finisse recteur comme il a finitrésorier-payeur général à Auxerre… Mais voilà qui est prodigieux,s’écria-t-il en s’arrêtant, lui ici ! Pourvu qu’il ne soitrien arrivé à maman !…

Il venait d’apercevoir à l’extrémité de la rueSaint-Étienne, qui jouxte le lycée, la silhouette de son père,immobile et l’attendant. Le fonctionnaire retraité se déplaçait sirarement que sa seule présence indiquait un événement d’autant plusextraordinaire qu’il n’avait même pas annoncé sa venue à son fils.Il habitait près d’Avallon, à Montigny, petit village qui domine laCure, retiré là sur un domaine appartenant à sa femme. Il avait dû,pour être à Nevers à l’heure de la sortie des classes, prendre lepremier train du matin.

– Ta mère est donc malade ?interrogea Chardon.

– Elle ne l’était pas hier.

– Si elle l’était aujourd’hui, ton pèret’aurait averti par téléphone.

– Il a l’air tellement préoccupé !Mais il nous a vus. Adieu, Émile.

– Fais-moi tenir des nouvelles, réponditl’autre. Tire simplement ton mouchoir de ta poche, s’il n’y a riende ce que tu crains et que tu te sois fait, comme à ton habitude,« un cachot en Espagne », style Chamfort.

– Quel ami !… répondit Breschet enserrant la main de son collègue auquel, deux minutes plus tard, iladressait le signe promis. À sa question : « Ma mère neva pas plus mal ? » son père avait réponduaussitôt :

– Plutôt mieux. Son cœur bat toujours unpeu la chamade. Ce sont des arythmies purement nerveuses quin’exigent pas encore la digitale. La spartéine suffit, mais ayantune décision grave à prendre et tout de suite, j’ai pensé qu’ilétait plus sage, pour lui éviter une émotion, d’en causer en tête àtête avec toi, d’autant plus que la chose te concerne un peu.

– Moi ? fit Marcel.

– Oui, indirectement. Mais j’auraisscrupule de ne pas t’avoir demandé ton avis… Tu sais mes relationsavec ton grand-père, ou plutôt mon absence de relations ?

– Il n’est pas malade ? demanda lejeune homme du même accent qu’il avait tout à l’heure pourcommuniquer à Chardon son sursaut d’inquiétude. Celui-ci avait tropraison d’appliquer à cet inquiet, l’à peu près épigrammatique deChamfort.

– Non. Mais il m’a écrit, pour lapremière fois depuis des années. Quand j’ai reconnu l’écriture surl’enveloppe, j’ai espéré un mouvement de cœur qui nousrapprocherait. – Et comme Marcel lui avait pris la main et la luiserrait : – Lis la lettre, continua-t-il, tu constateras quec’est toujours la même chose.

Marcel avait pris l’enveloppe que lui tendaitson père. Il put voir à sa déchirure qu’elle avait été ouvertenerveusement, alors que l’ancien trésorier-payeur généralappliquait d’habitude aux choses de sa correspondance le soin leplus méticuleux, – un des innombrables petits signes de ladiscipline de son ancien métier. – La brouille entre son père etson grand-père était un des chagrins intimes de Marcel. Ses doigtsà lui-même tremblaient un peu pour déplier le feuillet quicontenait seulement quelques lignes. Elles avaient pour lui unesignification trop pénible. Il s’agissait d’une demande d’argent,et c’était la fréquence de pareilles requêtes qui avaitirrévocablement séparé les deux hommes.

« Mon cher Antoine, » disait cettelettre, « si je m’adresse à toi comme je le fais, malgré lasuppression de tout rapport entre nous depuis quatorze ans, c’estque j’y suis forcé par une nécessité très urgente. Tu as unefortune établie et liquide. Je suis en bonne voie de refaire lamienne, mais je ne peux pas disposer d’un capital comme celui dontj’ai besoin immédiatement : cent mille francs. Si tu l’exiges,je t’expliquerai de vive voix le motif de cette lourde dépense.Fixe-moi un rendez-vous, à la date et à l’endroit qui teconviendront. Mais je te donne dès aujourd’hui ma parole que leservice que je te demande touche à mon honneur. Ceservice, tu peux me le rendre sans te gêner, et moi, jeconsidérerai cette avance comme un prêt. Je m’en acquitterai auxéchéances et j’ajoute, aux intérêts que tu voudras bien fixertoi-même. J’ajoute encore que le malentendu qui nous tient éloignésl’un de l’autre depuis si longtemps continue à m’être, avec lavieillesse commençante, d’autant plus pénible qu’il me prive detout rapport avec toi d’abord, puis avec mon filleul, et je necesse pas de vous aimer tous les deux, crois-en ton père, avec lemeilleur de mon cœur. »

La signature : Marcelin Breschet, tracéeen caractères plus appuyés que ceux de la lettre, témoignait d’uneémotion d’autant plus impressionnante que cette étrange missiveavait été rédigée évidemment avec le parti pris d’éviter touteeffusion sentimentale. Elle décelait entre les deux hommes un deces drames familiaux d’autant plus inapaisables que les événementsn’y sont qu’une occasion de conflit entre d’irréductiblesoppositions de caractères. Une partie de ces événements étaitconnue du demi-filleul, car le parrainage du grand-père Marcelinavait été, volontairement, mutilé dans le prénom de Marcel, par lamère qui haïssait son beau-père, à cause de procédés que son mariavait résumés en tendant la lettre, par ces mots si simples, maischargés pour lui et pour sa femme d’un sens si pesant :« Toujours la même chose. » Il les répéta en reprenant lalettre. Puis il se tut, tandis que son fils et lui contournaient lavieille église Saint-Étienne qui a baptisé la rue et dont lastructure auvergnate faisait d’ordinaire, quand il passait là,l’objet de ses commentaires. C’est qu’il se souvenait, devant cettemerveille du onzième siècle, d’une église de la même date, celle deChauriat dans le Puy-de-Dôme, associée à ses premières impressionsd’adolescence. Chauriat est tout voisin de Vertaizon dont lesBreschet sont originaires. Disons dès à présent que ces Breschet seprétendaient les descendants du célèbre chirurgien de ce nom,Gilbert Breschet, fils d’un tailleur du pays, qui fut l’élève deBonnet, le restaurateur de l’enseignement de la médecine enAuvergne après la Révolution. Gilbert Breschet finit commeprofesseur à la Faculté de médecine de Paris, et il remplaçaDupuytren à l’Institut. Cette parenté imaginaire, fondée sur unesimilitude de nom, a joué un rôle trop décisif dans l’orientationde cette modeste famille, pour qu’il n’y eût pas lieu de l’indiqueraussitôt.

– Eh bien ! dit Marcel, eninterrompant ce pénible silence, il me semble que, sous cette formedont je comprends que la sécheresse vous ait affecté, il n’y a passeulement une demande d’un prêt d’argent. Ce mot d’honneur est unrappel à la solidarité du nom. C’est tout de même une tentative derapprochement entre lui et nous.

– S’il n’y avait pas eu dix fois desdemandes d’argent analogues avant notre brouille et rédigées d’unemanière plus ou moins habile, je penserais comme toi, mais il y aeu ces demandes et toujours à la suite de quelque désastre dans unede ces entreprises d’imprudentes affaires qu’il a si audacieusementmultipliées, combien de fois !

– Il faut penser pourtant, réponditMarcel, que nous lui devons d’être nous. Mais oui. S’il n’avait paseu à vingt ans cet esprit d’entreprise qui lui a fait vendre notrepetite campagne de Vertaizon pour fonder à Saint-Amand-Tallende uneusine de papier, que serions-nous ? De pauvres cultivateurssans aucune instruction. Avec les premiers gains de cette usine,qui a si bien réussi d’abord, il a pu te mettre au lycée deClermont. Ensuite il a pris sur ses gains, pourtant diminués, dequoi assurer ta préparation à la Cour des comptes et auxFinances.

– Je n’ai pas dit qu’il manquait degénérosité, mais de prudence. S’il avait su borner cet espritd’entreprise, il n’aurait pas quitté Saint-Amand où, pour lui, ilgagnait trop peu, et le voilà montant cette société qui devaitfournir à Clermont le gaz et l’électricité, en perçant dans lamontagne des galeries souterraines pour dériver les eaux. Il échoueet, voulant se rattraper, il fonde usine sur usine. Dentelles,tulles, lacets, fabrication de vitraux, machines agricoles,coutellerie, quelle est l’industrie familière à l’Auvergne dont ilne se soit occupé, avec des alternatives de réussites etd’avortements, et des procès, et des procès ! Le tout pouraboutir à cette installation à Paris, où il s’est occupé d’affairesde Bourse et d’automobiles. Et m’a-t-il assez souvent reproché àmoi la médiocrité de ma vie de fonctionnaire ! Mais êtrefonctionnaire, je te l’ai dit quand je t’ai conseillé d’entrer dansl’Université, c’est le traitement assuré à la fin du mois, l’aidequand on est malade, la retraite dans la vieillesse, sans comptercette honorabilité qui permet l’entrée par le mariage dans unefamille bien établie. Ainsi le mien, car enfin, c’est par ta mèreque nous avons ce domaine du Morvan où je compte bien achever mesjours, où M. le recteur Marcel Breschet achèvera également lessiens. Quel contraste entre ma destinée et celle de ton grand-pèredont je ne conteste pas les supériorités en intelligence et eninitiative !

Puis, montrant la lettre qu’il tenait encore àla main :

– Et voilà le résultat : cent millefrancs à emprunter, ce qui prouve que cette nouvelle entreprise deconstructions, où j’ai su par mon banquier qu’il s’est engagé,pourrait bien finir par la faillite. Quel est le sens de ce motd’honneur, souligné ? Cent mille francs ! Je luien ai avancé déjà tout autant, j’ai fait le compte, depuis que monmariage m’a mis à l’aise. Il faut lui rendre cette justice, qu’ils’est toujours acquitté de sa dette. Puis comme les demandes semultipliaient, j’ai, d’accord avec ta mère, coupé court à cesavances, avec l’espoir de l’assagir. C’est alors qu’il s’estbrouillé avec nous, sous le prétexte que nous n’avions pas de cœur.Pas de cœur ! Quand je n’ai pensé qu’à son intérêt !Encore aujourd’hui, pourquoi ai-je voulu te voir et te communiquertout de suite cette lettre que ta mère ignore ? Ce motd’honneur, l’énormité du chiffre du prêt, l’idée d’unecatastrophe possible, – je n’ai pas cru pouvoir, dans unecirconstance aussi énigmatique, m’abstenir de te parler à toi. Tues l’héritier du nom et de la fortune. Que penses-tu ?

– Je pense qu’en effet, il y a là uneénigme et qu’il faut savoir la vérité. Ne pouvez-vous pas aller àParis et vous informer ?

– Comment expliquer mon voyage à tamère ? Dans son état de santé, je n’ose pas lui montrer cettelettre, et alors…

Un nouveau silence tomba entre eux.

– Mais toi ? fit Antoine Breschet,ne pourrais-tu pas y aller, à Paris, et voir tongrand-père ?

– Voir mon grand-père ? balbutiaMarcel, que l’étonnement arrêta dans sa marche.

– Oui. Je ne suis venu à Nevers que pourte demander cela.

– Alors je devrai lui porter votreréponse, et quelle sera-t-elle ? Un refus, d’après lessentiments que vous m’avez exprimés sur sa lettre.

– Tu reconnais toi-même qu’il y a là uneénigme, et par conséquent qu’une enquête est nécessaire.

– Et vous voulez me charger de cetteenquête ?

– Oui, répondit le père. J’ai vu tonproviseur ce matin, dès mon arrivée. Je lui ai dit qu’une affairede famille très urgente exigeait ta présence à Paris. Il est sicontent de ton service qu’il est prêt à t’accorder un congé. Ilveut seulement causer avec toi avant de téléphoner au recteur, pouren fixer la durée d’après les besoins de ta classe. Ah ! luiencore, c’est un fonctionnaire, à la fois strict et humain.Naturellement je n’ai pu rien conclure de définitif sans avoircausé avec toi. Mais tu ne me feras pas cela, de me refuser unedémarche dont je t’expliquerai la nature, quand tu auras acceptécette mission, car c’en est une, et que ton père te demanded’accepter.

Il passait dans l’accent d’ordinaire un peusolennel de l’ancien trésorier-payeur général une émotion contenue,d’autant plus touchante pour son fils qu’il avait depuis longtempsdeviné cette sensibilité secrète. Si pénible que lui fût cettedémarche inattendue auprès de son grand-père, il n’eut pas la forced’opposer un refus à une demande exprimée avec cette voix, avec ceregard, et il s’entendit prononcer la phrased’acceptation :

– Je ferai ce que tu désires, monpère.

– Merci, répondit Antoine Breschet. Tu esun bon fils, Marcel. Mais il n’y a pas de temps à perdre. D’aprèsce que m’a dit le proviseur, le maximum de ton absence doit être dequinze jours. Nous sommes aujourd’hui mercredi. Tu devras donc êtrerentré à Nevers pour l’autre jeudi et il ne s’agit pas seulement devoir ton grand-père. L’enquête dont tu vas te charger suppose desrecherches de renseignements assez compliquées. Mais monte tout desuite chez le proviseur. Moi, je prends à une heure le train pourAvallon. Je vais à la gare. Tu me retrouveras là, où nousdéjeunerons. À ton hôtel, nous ne pourrions pas causer assezlibrement, et il faut que je te parle de choses plus graves encoreque cette lettre de ton grand-père, et qui doivent resterconfidentielles.

« Des choses graves et qui doivent resterconfidentielles ? » se disait le jeune homme une heureplus tard, après sa visite chez le proviseur, homme excellent etqui lui avait, tout en lui accordant le congé demandé, conseilléd’utiliser son séjour à Paris pour faire quelques recherchesprofitables à la Bibliothèque nationale en vue de sa thèse surJanus, tant il s’intéressait aux travaux et à l’avenir de son jeuneprofesseur. Le temps de passer chez son ami Chardon, pour luiannoncer ce subit voyage, et il marchait vite, le long de la rue duRempart, impatient de rejoindre son père et d’apprendre le mystèreauquel celui-ci avait fait allusion. Marcel avait toujours eul’idée que la brouille entre le correct fonctionnaire etl’aventureux industriel supposait quelques motifs secrets,étrangers à des questions pécuniaires, toujours correctementréglées, le fonctionnaire l’avouait lui-même. Les convictionsreligieuses de sa femme avaient dû la trouver plus implacable pourdes écarts de conduite privée que le veuvage du grand-pèrejustifiait aux yeux du monde, mais non pas pour une dévote sincèrecomme était Mme Breschet.

Il ne se trompait pas, et, à peine assis entête à tête, dans un coin retiré du buffet, le père commença sur unton embarrassé :

– Ta mission, Marcel, est double. Elle secomplique, je te répète le mot, d’une enquête dont j’auraisscrupule à te charger, s’il ne s’agissait pas, comme le ditlui-même ton grand-père, de notre honneur. Posons d’abordles faits : tu arrives chez lui sans l’avoir prévenu. Il croitque tu lui apportes ma réponse à sa lettre. Il veut aussitôt savoirsi elle est favorable, à moins que…

– Et si je lui dis aussitôt qu’elle nel’est pas…

– Tu lui cites les termes mêmes de salettre et sa promesse de s’expliquer de vive voix sur le motif desa demande.

– Oui, mais à vous.

– Tu me représentes. Mais je le connais.Il est probable qu’il n’a pas cherché auprès de moi seul ces centmille francs, et dans les quarante-huit heures écoulées entrel’envoi de sa lettre et ta venue, il les aura demandés, trouvéspeut-être ailleurs. Auquel cas il te laissera parler le premiersans t’interroger, d’autant plus qu il aurait sans doute quelquehonte à te donner certaines explications. Tu dois bien penser quenotre rupture officielle ne m’empêche pas de recueillir lesmoindres détails qui peuvent m’initier à son existence. Je ne doisle faire qu’avec une discrétion qui ne me permet pas d’obtenir desrenseignements très précis. J’ai su cependant qu’il n’a pastoujours vécu comme son âge et sa situation de chef de famille, –il le reste malgré tout, – lui en faisaient un devoir. Or, il m’estrevenu, ces temps derniers, qu’il passait pour s’intéresserbeaucoup à une jeune fille, une Mlle Paule Gauthierqui exerce une profession dont le nom t’étonnera comme il m’aétonné. C’est une « Laborantine ».

– En ma qualité d’universitaire, ditMarcel, j’en sais le sens, moi, de ce mot, d’ailleurs très récent.Il est officiel et s’applique aux infirmières, particulièrementinstruites en chimie ou en bactériologie, qui travaillentexclusivement dans les laboratoires, les Labos, commeelles disent elles-mêmes. Peut-être grand-père a-t-il été souffrantet a-t-il dû se faire faire une prise de sang, par une de cespersonnes, qu’il aura trouvée sérieuse et travailleuse…

– Elle est en tout cas fort jolie,interrompit Antoine Breschet. Et les cent mille francs pourraientbien être destinés à une de ces réparations d’honneur que cesdemoiselles ont le talent de s’assurer.

– Comment voulez-vous que jesache ?…

– Je t’ai parlé d’une enquête, insista lepère. Il faut aussi que tu te renseignes sur cette Société deconstructions dans les quartiers du Bois de Boulogne, qu’occupaientles fortifications : on m’y a fait allusion aussi. N’y a-t-ilpas là quelque nouvelle aventure de Bourse ?

– Mais cette petite campagne n’est guèredans mon rayon, pour parler comme les gens du commerce.

– Alors tu refuses ? demanda le pèreaprès un nouveau silence. Je ne peux pourtant pas laisser une tellelettre sans réponse, et quitter Montigny, c’est inquiéter ta pauvremère et risquer une petite crise.

– Eh bien ! dit Marcel avec fermeté,j’irai à Paris.

Il ajouta : Le proviseur m’a d’ailleurssuggéré de prendre à la Bibliothèque nationale quelques notes pourma thèse sur Janus.

– Voilà qui est bien, dit AntoineBreschet. Ce conseil je te l’aurais donné moi-même. Tu es unprofesseur. Un professeur est un fonctionnaire. Il doit penser àson métier à travers tout. D’ailleurs cette thèse, c’est la raisonde ton voyage que je donnerai à ta mère. Il faut que je puisse luimontrer toutes tes lettres. Pas un mot, par conséquent, sur tesvisites à ton grand-père et sur le résultat de ton enquête. Tu neme parleras que de ton travail. En rentrant à Nevers, tu me dirasce que tu auras découvert, et si tu estimes que nous devons ou nonavancer les cent mille francs. Il m’est si dur de la refuser cetteavance. C’est une grosse somme, mais qui nous sera certainementrendue. De cela non plus, pas un mot à ton grand-père, si voustouchez à cette question d’argent. Il est très fier, et la moindreidée, d’un doute sur ce règlement le froisserait. Et puis, monenfant, sache que tu m’es bien secourable en consentant cettepénible démarche.

Chapitre 2

 

Au lendemain de cette conversationangoissante, Marcel Breschet, sur les huit heures du matin,descendait à Paris du train de Nevers, fidèle à la promesse faite àson père. Il avait voulu prendre le rapide de nuit, par unscrupule, où ce père aurait retrouvé ce sens du métier qu’il aimaità transmettre à son fils. Le professeur avait un reliquat de copiesà corriger. Il avait tenu à les finir, pour les laisser annotées aumaître d’études qui devait le remplacer. Cette besogne achevée,parmi les préparatifs de son départ, avait un peu trompé sonanxiété qui le reprit plus forte dans le train. Quel hommeallait-il trouver dans ce grand-père, demeuré pour lui uneénigme ? Il comptait à peine douze ans lors de la ruptureentre Antoine et Marcelin Breschet, dont le nom n’avait plus jamaisété prononcé dans la maison. Les tragédies de famille silencieusessont les plus torturantes pour les jeunes sensibilités, chezlesquelles les faits, qu’elles ignorent et dont elles subissent lepoids, servent de prétexte à des imaginations invérifiables etd’autant plus vives. Quoique les fonctions exercées par son père enprovince, d’abord de receveur, puis de trésorier-payeur généraln’eussent jamais permis un contact direct avec l’industrieltoujours occupé à Paris, celui-ci restait dans le souvenir de sonpetit-fils comme un homme très affectueux, d’une conversationfascinante, et qui, dans ses trop rares passages, le gâtaitbeaucoup. Il savait également, par ses visites à Vertaizon, – il lerappelait à son père dans leur entretien, – quelle saute de milieuavait assuré aux siens l’énergie et l’esprit d’entreprise del’homme d’affaires. Sans lui et ses audaces, les Breschet restaientde gros paysans. Ils ne devenaient pas les bourgeois cultivésqu’ils étaient devenus. Marcel comprenait maintenant que lesquémandages d’argent dont se plaignait son père n’étaient pasl’unique cause d’une brouille qui touchait à l’ingratitude. Il serendait bien compte que l’influence de sa mère, dont il pressentaitmaintenant les raisons, avait aggravé les sévérités du fils contreson père, dépensier et peu délicat. Quel incident nouveau allaitlui révéler dans cet ordre l’enquête qu’il avait acceptéd’entreprendre et dont les difficultés lui apparaissaient, au termede ce voyage insomniaque, comme insolubles ? En touchant dupied le seuil du quai de la gare de Lyon, il fut tenté de reprendreaussitôt le train de retour. Et puis l’implorante phrase de sonpère, ce « tu m’es bien secourable » luirevenant :

« Ce serait une lâcheté, » se dit-ilet il héla un taxi pour lui donner l’adresse du paisible hôtel dela rue des Écoles où il avait retenu son logement par dépêche etqui, tout voisin de la vieille Sorbonne, portait le nom du collègefondé par Mazarin : « Les Quatre-Nations. »

« L’Université me poursuit, » sedisait-il encore quand la voiture s’arrêta devant la porte de lamodeste maison où il avait séjourné lors de ses examensd’agrégation.

« J’avais tant d’espérance alors, »songeait-il et le souvenir de l’attrait intellectuel que lui avaitreprésenté son métier de professeur s’accompagnait d’un renouveaude la répulsion commune à Chardon et à lui, contre la monotonie decette carrière, et contre la sécheresse forcée de ses étudesactuelles. Cependant il ouvrait sa valise. Il rangeait ses petitsbibelots et les papiers relatifs à son Janus, dans cettechambre située, par hasard, porte à porte, à côté de la pièce où ilpréparait autrefois son agrégation. Le sentiment de sa détresseactuelle fut si fort qu’il demanda aussitôt l’annuaire dutéléphone, pour y chercher le numéro de l’appartement où logeaitson grand-père au boulevard Suchet. Puis quand descendu au bureaude l’hôtel il eut disposé les lettres sur l’automatique, ilraccrocha soudain le récepteur :

« Je ne suis pas assez maître demoi », se dit-il. « J’irai cet après-midi. Le plus sageest de commencer mes recherches sur cette laborantine. Si Cortet setrouve à Paris, c’est lui qui pourra le mieux me renseigner. Maistravaille-t-il toujours à Laënnec ? »

C’était le nom d’un de ses camaradesd’enfance, interne dans un des hôpitaux de Paris. Les deux jeunesgens s’étaient toujours montré une chaude affection et restaient encorrespondance l’un avec l’autre, assez irrégulièrement mais trèsamicalement. L’annuaire permit à Marcel d’entrer aussitôt encommunication avec l’hôpital. Cinq minutes plus tard il entendaitla voix de son camarade d’Auxerre lui répondre avec le plus joyeuxaccent :

– Toi, à Paris ! Nous déjeunonsensemble. Viens à Laënnec à midi. Vite je te quitte, car je coursaider mon patron qui va faire une opération passionnante.

« Passionnante ! Uneopération ! » se répétait le pauvre professeur ens’acheminant à l’heure dite vers l’hôpital de la rue de Sèvres.« Faut-il qu’il l’aime, lui, son métier ! »

– Cette opération passionnante, quelleétait-elle ? demanda-t-il d’abord à Cortet qui l’attendait àla salle de garde, encore vêtu de sa blouse d’interne.

– Une craniectomie pour tumeur ducervelet, répondit Cortet. Je voudrais que tu voies ce trépan,c’est un prodige d’intelligence actionné par une machineélectrique. Il est bloqué dès qu’il ne rencontre plus derésistance. Il s’arrêtera juste à la dure-mère, sans l’entamer.Quelle merveille !

Marcel Breschet, malgré la fatigue du voyageet l’énervement de l’insomnie, retrouvait, à constaterl’enthousiasme de Cortet ce vif intérêt que lui donnaient toujoursles choses intellectuelles.

– Comme je t’envie ! dit-il àCortet. Moi qui suis à Paris pour m’occuper de ma thèse sur leculte de Janus dans le monde romain !

– Et moi, répondit Cortet en riant, jebénis Janus qui me fait retrouver mon vieux copain. Tu es librepour déjeuner ? – Et sur un signe de son ami : – Attendsquelques instants, le temps d’enlever ma blouse et de me faireremplacer pour deux heures à la salle de garde.

Vingt minutes plus tard, ils s’asseyaient l’unà côté de l’autre, à la terrasse d’un restaurant du boulevardMontparnasse dont l’enseigne annonçait qu’il pratiquait laspécialité des mets régionaux.

– Nous sommes jeudi, fit l’interne enconsultant la carte, justement le jour de notre pays. Nous allonsvoir si les plats morvandiaux d’aujourd’hui valent ceux de notrejeunesse. Tu te rappelles, ce jambon à la crème qui faisait nosdélices à Auxerre ? Il faut que je t’organise un peu deplaisir à Paris pour te reposer le soir de ton Olympien.Malheureusement mon service d’hôpital ne me laisse pas beaucoup detemps.

– Mais celui qu’il te prend est si bienemployé, à en juger par la séance de ce matin, répondit Marcel.

Le visage du carabin, bien régional lui-même,avec ses cheveux noirs plantés bas, ses yeux marrons et ses jouescolorées, s’amertuma d’un mauvais sourire :

– Toutes les opérations ne se ressemblentpas, dit-il, et puis, ce n’est pas ça, la carrière. La carrière,c’est les concours à passer, d’abord l’adjuvat, le professorat, lebureau central, huit à dix ans de travail forcené. Et puis lescamarades. Des concurrents souvent envieux – tu connais leproverbe : Indivia medicorum, – mauvais coucheurs,rosses ! Plus tard, il y a les clients et la bataille deshonoraires, et, quand il s’agit des hauts postes, la tyrannie desfacultaires officiels qui n’admettent pas le talent libre.Jusqu’ici, je n’ai pas eu à me plaindre. Le petit Morvandiau faitson petit bonhomme de chemin sans trop d’à-coups. Mais quand jesonge aux angoisses qui me sont réservées !

– Où n’y en a-t-il pas ? ditMarcel.

– Mais dans ta profession à toi, réponditCortet. Tu as passé ton agrégation. Tu passeras ta thèse. Tu nedépends pas de l’aléa des concours et de l’humeur des malades. Tudépends de tes idées.

– Si les choses sont comme tu le dis,objecta Marcel, qui apercevait le moyen d’amorcer l’enquête désiréepar son père : comment se fait-il que nous voyions tant defemmes entrer aujourd’hui dans les carrières médicales ouparamédicales ? Précisément, continua-t-il, je suis chargé,durant ces quelques jours que je vais passer à Paris, d’une enquêtesur une jeune fille, employée à l’Assistance publique et quitravaille dans un hôpital à titre de laborantine.

– Un métier nouveau, fit Cortet, toujoursavec son mauvais sourire : une carrière féminine de plus, lamanie de notre temps, le progrès ! Comme si une femme avaitd’autre carrière raisonnable que de tenir son ménage et de fairedes enfants. Si ta laborantine est dans un hôpital, elle estchimiste ou bactériologiste, c’est-à-dire spécialisée dans lesmicrobes et les examens des inoculations au microscope. Ces fillesgagnent de sept cents à mille francs par mois, pour vivre parmi lesbacilles et ensemencer des milieux de culture. Il leur faut avoirpassé leur bachot et fait trois ans d’études. Le progrès ! leprogrès !… répéta-t-il. Mais d’abord, comment s’appelle talaborantine ?

– Paule Gauthier, répondit Marcel.

– Et que veux-tu savoir d’elle ?

– Comment elle vit, et si elle estsérieuse. Il s’agit d’un projet de mariage à Nevers, un peupressé.

Il avait rougi de son mensonge, et Cortetinterprétant ce passage d’embarras, lui demanda :

– Ce mariage, c’est le tien ?

– Pas le moins du monde, répliqua l’autrevivement.

– Tant mieux ! fit son ami. Je vaisme renseigner dès cet après-midi. Je saurai quel poste elle occupe.Gauthier, tu dis Paule Gauthier ? Jolie ou laide ? Tul’as rencontrée à Nevers ?

– Jamais, et j’ignore tout d’elle.

– Si elle est jolie, il y a bien deschances pour qu’elle ne soit pas sage. Mais ça, c’est une opiniond’interne. Il y en a aussi de jolies qui sont sérieuses, comme tudis. Celles-là visent le bon mariage. Là il faut y regarder de prèset ce n’est pas commode. Tu y tiens beaucoup, à cerenseignement ?

– Beaucoup.

– Paule Gauthier ? Je saurai ce soirà quel hôpital elle est attachée, et je te le téléphonerai. Àquelle heure seras-tu à ton hôtel ?

– Vers sept heures. Et si je n’étais paslà…

Cette hésitation dans sa réponse indiquaitdéjà son incertitude sur cette visite à son grand-père qui faisaitpourtant le principal objet de sa présence à Paris.

– Eh bien ! si tu n’es pas là, jeprierai le portier de ton hôtel de te transmettre simplement le nomde l’hôpital. Je suis de garde et, si tu as quelque autre détail àme demander, téléphone à Laënnec.

C’était rendre à Marcel sa pleine liberté poursa visite. Aussitôt seul, celui-ci s’achemina en effet vers lelointain boulevard Suchet où habitait le vieil industriel. Commentcelui-ci allait-il le recevoir ?… Affectueusement ?…Alors il le retiendrait sans doute à dîner, et, dans ce cas, ilfaudrait attendre pour savoir le nom de cet hôpital où travaillaitMlle Gauthier… Cérémonieusement ?… Rendrait-ilson petit-fils solidaire de la querelle familiale qui durait depuisdes années ?… Aborderait-il tout de suite cette question duprêt d’argent, avec l’idée que le jeune homme arrivait commemessager de son père ?… Le malheureux garçon agitait lui-mêmeces pensées, tandis qu’il suivait à pied le boulevard desInvalides, les quais, l’avenue du Trocadéro. Ses yeux de provincials’étonnaient de la manie constructive qu’il constatait enrencontrant à chaque détour de rue des débris de vieilles bâtissesen voie d’être jetées à terre, ou des façades de maisons neuves àhuit étages. Que ce mouvement général eût entraîné MarcelinBreschet dans une nouvelle série d’entreprises, c’était tropnaturel, étant donnée toute sa vie, et trop naturel aussi que sesaffaires de construction comportassent des risques considérables.Le quémandage de la lettre s’expliquait ainsi. Nul besoind’imaginer une influence féminine ou un coup de Bourse imprudent.L’aspect de ce long boulevard Suchet s’accordait trop avecl’hypothèse de quelque grosse erreur spéculatrice. Les motsd’« appartement à louer avec confort moderne », selisaient sur trop d’écriteaux aux portes et aux fenêtres de cesmaisons neuves. Les sociétés qui les construisaient, et, parconséquent, leurs chefs devaient subir des menaces de faillite.Marcelin Breschet n’était-il pas un de ces chefs ? Il habitaitun des étages d’un de ces édifices somptueux. C’était bien le logisdes spéculateurs comme lui, sans mesure dans leurs joursd’optimisme et d’espérance, quitte à engager leur honneur. Marcelvit distinctement ces syllabes, écrites d’une plume nerveuse, dansla lettre de son grand-père. Il s’arrêta devant la ferronnerie dela porte et voici qu’il se retira sans sonner. Son énergiedéfaillait devant la perspective de cette première entrevue avec cevieillard qu’il venait espionner. Il lui fallait bien se prononcerce mot, toujours vil et qui devient sacrilège, lorsqu’il s’agitd’un aïeul.

« Je reviendrai quand je serai mieuxrenseigné. »

Il hélait, en se prononçant cette phrasedilatoire, une automobile à laquelle il donna l’adresse de laBibliothèque Nationale. Il allait se réfugier dans son métierd’universitaire, dont la veille encore il se lamentait auprès deson collègue Chardon. En cours de route, signe nouveau de sonintime agitation, il changea encore d’idée et demanda au chauffeurde l’arrêter sur la route mais à une rue et à un numéro quin’étaient pas l’adresse de la Bibliothèque. Un agent de changedemeurait là, du nom d’Ennebault, que son père lui mentionnaitautrefois comme s’étant à une époque, chargé heureusement desintérêts de son grand-père. À l’heure de la Bourse, il y avait biendes chances pour que l’agent de change ne fût pas là. Il y étaitcependant et il accueillit le jeune homme sur la présentation de sacarte avec une cordialité qui fit du bien à Marcel. De ce côté-là,il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter.

– Vous êtes le petit-fils de mon clientet ami, M. Marcelin Breschet ? Vous ne venez pasm’annoncer de mauvaises nouvelles de votre grand-père ? Je nel’ai pas vu depuis si longtemps.

C’était répondre d’avance aux questions que lejeune homme se préparait à poser avec un peu de honte. Il secontenta de dire qu’il venait saluer M. Ennebault de la partde son père, lequel avait eu, pour un important placement,plusieurs années auparavant, beaucoup à se louer de l’agent dechange. Celui-ci demeurait évidemment un peu étonné par ce prétexted’une visite que Marcel, une fois rassuré sur cette partiefinancière de son enquête, ne prolongea point, et, négligeant sapremière idée d’une séance à la Bibliothèque Nationale, il rentra àl’hôtel des Quatre Nations, pour écrire à son père une lettreofficielle et qui disait son heureuse arrivée à Paris. Il griffonnaensuite une note confidentielle qu’il rapporterait à Nevers, commele compte rendu de cette première journée. Il attendait, non sansune impatience grandissante, le téléphonage de Cortet qui pourtantarriva plutôt en avance et qui lui apprit queMlle Paule Gauthier était laborantine à l’hôpitaldes Enfants-Malades, rue de Sèvres.

« Il est près de six heures », sedit-il en regardant sa montre. « C’est le moment où le travaildes infirmières doit s’arrêter… Si j’allais à cet hôpital !Quoi faire, puisque je ne connais pas celle-là, même de vue ?Tentons quand même la chance. Cette première journée donne déjàquelques résultats inespérés : la rencontre de Cortet, lavisite chez Ennebault, ce renseignement sur l’hôpital de PauleGauthier. Essayons toujours d’avoir quelque nouveaurenseignement. »

Il allait en effet, contre toutevraisemblance, en obtenir un et de premier ordre, qu’il ne pouvaitpas prévoir. Les anxiétés comme la sienne ont leurs divinations quine sont un hasard qu’en apparence. Creusant avec une logiqueminutieuse toutes les hypothèses, elles rencontrent sans cessequelque élément de vérité. Après avoir étudié sur un plan de Paris,affiché dans le bureau de l’hôtel, le plus court chemin pourarriver aux Enfants-Malades, il s’engagea par la rue des Écoles etgagna la rue de Sèvres. En vingt minutes, il avait dépassé l’anglede cette rue et du boulevard Montparnasse, et il se trouvait à laporte de l’hôpital. Plusieurs femmes se pressaient d’en sortir,évidemment des infirmières qui se retiraient, comme il l’avaitprévu, leur journée faite. Elles allaient, d’un pas hâtif,habillées, les unes élégamment, celles-là simplement correctes. Unautre jeune homme se trouvait là, immobile et qui attendait, commeMarcel. À un moment, cet inconnu s’avança vers une des jeunesfilles, jolie, avec de grands yeux noirs dans un teint pâle, quis’animèrent d’un regard plus vif à l’approche du jeune homme.

– On est en retard, disait celui-ci.

– J’ai eu une analyse un peu délicate àterminer, et je n’ai pas voulu quitter le Labo sans que la questionfût au point.

– Il y a des jours où je crois que tu mele préfères, ce maudit Labo.

– Je l’aime et je t’aime, répondit-elleen appuyant sons bras sur celui de son amoureux.

« Toutes ces petites sont-elles deslaborantines ? » se demandait Marcel en regardant s’enaller ce couple parmi les groupes qui se dispersaient en toussens. » Le Labo, semble-t-il, est propice aux idylles. Sic’était sur celle-là que tique mon grand-père, il n’aurait pasmauvais goût, mais les cent mille francs pourraient bien passerdans la poche de ce joli garçon. »

Chapitre 3

 

Marcel ne se serait pas tenu un autrediscours, s’il eût pu deviner que son attente, à la porte del’hôpital l’avait mis, à son insu, en présence même de cettemystérieuse Paule Gauthier soupçonnée d’exploiter le vieillard,isolé de sa famille, qu’était Marcelin Breschet. Mais le petit-filsgardait, à travers une séparation de tant d’années, trop de respectà l’égard de son grand-père pour ne pas reculer devant l’idée d’uneduperie aussi déshonorante que dangereuse. Il fallait, à tout prix,tirer au clair les rapports de la laborantine inconnue et del’homme d’affaires. Cette fois l’enquêteur n’hésitait plus. Lavisite au boulevard Suchet ne devait pas être différée ; etdès le lendemain, il sonnait de grand matin à la grille de lasomptueuse bâtisse devant laquelle il hésitait la veille.

« Comment va-t-il me recevoir, et même merecevra-t-il ? Certainement il croira que j’apporte la réponseà sa lettre : et que lui dirai-je ? » sedemandait-il après avoir remis sa carte à un personnage,mi-domestique, mi-secrétaire, qui attendait dans l’antichambre,presque dénuée de meubles. De grandes glaces et des panneaux debois moiré dénonçaient des projets de luxe interrompus et voiciqu’un vieillard entrait, tenant la carte à la main. C’était legrand-père et il prenait dans ses bras son petit-fils, avec uneémotion expansive, qui devait étonner le témoin de cette scène,habitué chez son patron à d’autres attitudes :

– Pourquoi ne pas m’avoir prévenu, monpetit Marcel ? disait l’aïeul bouleversé en entraînant lejeune homme dans son bureau. Tu aurais logé ici. Que je teregarde ! Ah ! tu es bien un vrai Breschet. Tu en as lesyeux, les cheveux et la belle carrure auvergnate. Donne-moi desnouvelles des tiens. Ton père n’est pas malade, qu’il ne t’a pasaccompagné ?

Un regard inquisiteur luisait dans sesprunelles. Évidemment, il pensait à sa lettre dont il ne voulaitpas parler le premier. Mais le fond affectueux de sa naturel’emportait sur toute autre préoccupation, et il continuait,multipliant ses questions sur la vie de son fils à Montigny, surcelle de son petit-fils à Nevers. À peine nomma-t-il sa bru dansune phrase incidente, témoignant ainsi d’une persistante rancune.Il voyait en elle une des causes de son isolement et il lui envoulait. Était-il possible que cet homme âgé, dont les sentimentsfamiliaux restaient si vifs, fût le héros d’un drame de luxureabject et qu’il méditât de dépouiller son fils, par suite sonpetit-fils, d’une somme considérable, au profit d’une honteuseliaison ?

– Je suis venu à Paris, répondit Marcel àdes demandes hâtives et multipliées auquel un regard fixe donnaitun sens inquisiteur, pour quelques recherches à la BibliothèqueNationale sur la thèse que je prépare.

Il en dit le titre qui provoqua cetteexclamation du grand-père, évidemment résolu à ne faire la moindreallusion à sa propre lettre :

– Décidément, les Romains ont conquis laGaule, puisque les descendants de ceux qui se battaient contre euxà Gergovie ou à Merdogne, – tu as lu la controverse sur ce point denotre histoire ? – s’occupent du dieu Janus, et du culte qu’onlui rendait.

Comme il énonçait cette phrase qui prouvaitcombien l’Auvergnat, chez lui, s’intéressait encore aux problèmesde l’histoire locale, le domestique-secrétaire vint lui passer uneautre carte de visiteur :

– Je vais le recevoir tout de suite,dit-il, – et à son petit-fils. – C’est un des gros actionnaires denotre Société et qui doit nous verser aujourd’hui même une fortesomme.

Deficiente pecu… deficit omne,… nia.

Ce vers latin parodique c’est pour M. leprofesseur. Il s’était levé et, forçant Marcel à se rasseoirlui-même :

– Tu vas peut-être m’attendre un peu detemps. Janus ne t’en voudra pas, et tu auras les journaux à lire…Il lui en tendait plusieurs qui s’entassaient sur la table. Etpuis, c’est entendu, je t’emmène déjeuner.

« Quel homme actif », se disaitMarcel, en regardant, non pas les journaux, mais les papiersaccumulés dans une magnifique bibliothèque, « et que dedossiers ! Que d’affaires ! Il y a vraiment deux chosesinexplicables : l’une qu’il ait besoin de nous emprunter centmille francs, vivant dans ce luxe… » Il s’étonnait de plus enplus du décor du salon. L’autre, qu’il se laisse exploiter par uneinfirmière, du type de celles que je voyais hier sortir del’hôpital. Il est certainement sur le bord de la fortune, encoreune fois. Mon père me l’a si souvent décrit dans ses avatarsdifférents. Ou bien serait-il de nouveau à la veille de sombrerdans son affaire de bâtiments, mal gérée ? Mais non, ce grosactionnaire apportant la forte somme, a donc confiance, etgrand-père aussi a confiance. À coup sûr il n’a pas l’air inquiet.Quel contraste entre cette riche habitation et ce milieu d’hôpitaldont je garde l’impression dans les yeux ! Si cette fille letrompe en l’exploitant, et qu’il l’aime, comment ne l’en a-t-il pastirée ? Oui, je comprends que mon père, si régulier, sistrict, si conformiste, comme dirait ce bolcheviste de Chardon, leparfait fonctionnaire, n’ait pu s’entendre avec lui. Tous deuxcependant sont bien des Auvergnats, de cette race du Plateaucentral, qui se resserrent sur eux-mêmes, se terrent dans leurshabitudes, ou bien se déchaînent dans l’espérance, et alors, ilshasardent tout. Ils ressemblent à leur pays avec ses grandescoulées de lave immobile, et, à l’horizon, une chaîne tumultueusede cratères, les Vésuves d’hier et de demain sans doute. Et moi, jetiens de ces deux caractères, et par ma mère à cette Bourgogne oùtour à tour ont habité les Éduens, ces alliés de Rome, puis lescolonies Germaines et Sarmates, puis les Burgondes, puis lesSarrasins. Que de troubles dans le passé de cette province, qui futpourtant le premier duché-pairie de France. Auvergnat et Burgonde,quelles hérédités ! D’où mon incertitude intérieure.Rattachons-nous à l’humble devoir : découvrir la vérité sur lacrise que traverse mon grand-père. Et avec cela, me voici bien loinde ma thèse.

Il faudra pourtant y penser aussi et aller àla Bibliothèque Nationale cet après-midi. »

L’incohérence de ces réflexions avait pourtantson unité. Elles attestaient ce mélange si particulier deréminiscences historiques et de scrupules personnels qui serencontre chez tant de jeunes professeurs. Marcelin Breschetcependant rentrait de son entretien avec le gros actionnaire. Ilparlait aussitôt de cette thèse qui venait de hanter de nouveau sonpetit-fils :

– Quelle raison t’a donc poussé àt’occuper de Janus ? lui demanda-t-il.

Marcel, ému de cette identité depréoccupations, se laissa aller, en répondant, à parler de lui-mêmeavec une vérité qu’il n’avait pas avec son père :

– Tout enfant, vous rappelez-vous,grand-père, que vous me reprochiez d’être curieux ?

– Oui. Tu remarquais tout. Je mesouviens : au baptême de ton cousin Monestier, à Chauriat, tume demandais : Grand-père, cet enfant de chœur que voulait-ilqu’on apportât, en disant toujours : Amen,amen ?

– Cette curiosité de petit garçon,répliqua Marcel attendri encore par cette évocation des tempsd’union familiale, c’était le goût de savoir, qui n’a fait quegrandir avec l’âge. Ce goût m’a décidé à cette carrièred’universitaire qui suppose des études poussées assez loin. Ellecomporte aussi, dans les postes de début, des obligations assezdécevantes. Pour m’en débarrasser, il faut que je sorte des classesde lycée et que je passe à une chaire de faculté. Ce passage exigele doctorat. L’histoire des idées religieuses m’a intéressé. J’aiété naturellement conduit à m’occuper de leur origine. Aux environsde l’église de Vézelay, il y avait les ruines d’un temple, que jevisitais tout enfant, et dont mon père me dit qu’il avait été celuid’un dieu à deux visages, appelé Janus. Ces deux visagesm’intriguèrent et voilà comment je fus conduit à étudier le cultede Janus en Gaule.

– Ah ! s’écria le grand-père. Que tues bien de mon sang, de celui du vieux Breschet qui n’a pas pu secontenter de l’échoppe de tailleur de son père ! Il a sauté àl’Hôtel-Dieu de Clermont, puis de Clermont à Paris, où il finit parremplacer le grand Dupuytren dans son service, pour lui succéder àl’Institut. Quelle étape ! Je te vois, également, de ton lycéede province, montant à la faculté dont tu rêves, et pourquoi pas,toi aussi, à l’Institut ? Tu as raison, vois-tu. Oser,entreprendre, c’est ça vivre ; ne jamais se contenter de sonsort. On ne réussit pas ? On recommence. Je n’ai jamaiscompris ton père de s’être complu à la monotonie de son existencede fonctionnaire. Quand nous en parlions, il disait :sécurité ; moi, je répondais : risque. J’ai, dans mesentreprises, traversé quelquefois de mauvaises périodes et toujoursj’ai recommencé. Encore aujourd’hui, dans cette société deconstructions que j’ai fondée, il y a des heures difficiles. J’entriompherai et mon petit-fils sera ce personnage peu commun :le Sorbonnard millionnaire.

Marcel, en écoutant ces propos,songeait : « Mais le motif de sa demande du prêt de centmille francs, le voilà : une de ces difficultés. Peut-être lavenue du gros actionnaire l’en tire-t-elle déjà, qu’il n’en parleplus. Où avais-je la tête d’imaginer une basse aventuresentimentale, à son âge et avec cette fièvred’activité ? »

Et il écoutait son grand-pèrecontinuer :

– Mais pensons à toi. Une thèse, ças’imprime, ça se publie chez un éditeur.

– Oh ! la mienne, fit Marcel, n’estencore qu’en projet, à peine commencée.

– N’importe, répondit le vieil optimiste,il faut dès maintenant préparer les voies. Je connais justement unemaison d’édition où je vais te mener, pour que tu causes avec lesecrétaire, un jeune homme que j’ai pu placer là. Il s’appelleGauthier. Son père était un de mes garagistes, quand je m’occupaisd’automobiles. Cet homme est mort à mon service dans un accident etj’ai considéré comme mon devoir de m’occuper de ses enfants. Il yen avait deux, une fille et ce garçon, qui réussit très bien chezson patron, auquel il voudrait succéder quelque jour. On l’yaidera. C’est encore un des bénéfices de la vie d’affaires :on peut appuyer autour de soi des gens qui le méritent, et ceGauthier est vraiment digne d’appui. Il connaît des écrivains, dessavants, et, si je ne me trompe, des archéologues. Auquel cas, sesconseils pourraient t’être précieux.

« Gauthier ! » se répétaitMarcel. « Mais la voilà, l’explication de l’intérêt qu’ilporte à la laborantine, si elle est la sœur de ce garçon et lafille de l’accidenté. Il est vrai que cette sorte d’intérêt, quandil s’agit d’une jeune fille jolie et galante, ça tourne malquelquefois… »

Il se rappelait cette troupe d’infirmièresqu’il avait vues sortant la veille de l’hôpital, et l’attitude decelle qu’il avait remarquée, s’en allant tendrement etfamilièrement au bras de l’amoureux qui l’attendait. Qu’il se fûtainsi rencontré dès le premier soir de son arrivée à Paris, aveccette Paule Gauthier qu’il cherchait, comment se le fût-il mêmeimaginé ? Mais cette similitude de noms, entre le secrétairede librairie protégé par son grand-père et l’intrigante dénoncée àson père, le frappait tellement qu’il ne put penser à autre chosependant le déjeuner passé tout entier à écouter ce grand-père quiracontait le travail de sa société, fondée pour exploiter une bandedu terrain des anciennes fortifications, et tandis que vers deuxheures, les deux convives se dirigeaient vers la rueSaint-Guillaume où se trouvait la boutique de l’éditeur chez lequelGauthier était employé, il ne s agissait plus pour le futur docteurde la visite à la Bibliothèque Nationale et des savantes recherchesprojetées sur Janus :

« Qui est cette sœur et quel métierexerce-t-elle ? »

Cette question occupait tout son esprit, et ils’en taisait, comme l’homme d’affaires continuait à se taire sur sademande des cent mille francs faite à son fils. Quel rapportpouvait-il y avoir avec l’existence, soudain révélée, de cette sœurdu secrétaire placé par le patron de l’automobiliste mort auservice de la maison Breschet ?

– C’est pourtant à mon usine de papier deSaint-Amand-Tallende, disait celui-ci à l’entrée de la rueSaint-Guillaume, en montrant sur une façade l’étiquette« Librairie Gillequint », que je dois d’être en si bonstermes avec M. Gillequint. Nous nous sommes connus, luipresque enfant à cette époque. Voilà encore un des avantages dumétier d’homme d’affaires. Que d’amis il se fait le long de sa vie,pourvu qu’il soit toujours correct ! C’est une vieille maison,ajouta-t-il pour justifier l’aspect désuet de l’immeuble, par tropcontraire à ses théories d’audacieuse modernité. Gillequint esttout nouveau, lui, dans l’édition. Raymond Gauthier a bienl’intention de transformer la boutique, si jamais il en devient lechef. Il y a déjà introduit quelques nouveautés, dont ces vitrinesoù l’on voit exposés les derniers volumes parus, avec laphotographie des auteurs. Mais allons à son bureau. C’est lui quisurveille la vente pendant que Gillequint dirige les comptes etsigne les traités.

La pièce attenante à la boutique, où se tenaitle protégé de l’industriel, était étroite et sombre, mais rangéeavec un soin qui prouvait l’esprit d’ordre de l’employé. Il se levapour saluer l’ancien patron de son père, et Marcel crut remarquersur son visage une certaine expression de gêne qui contrastait avecla cordialité du vieillard. Toujours préoccupé des relations decelui-ci avec la laborantine et par la possibilité d’une étroiteparenté de cette inconnue avec ce jeune homme du même nom, il pensadu coup que ce dernier éprouvait une secrète défiance vis-à-vis dubienfaiteur qui l’avait pourtant placé là, et d’où pouvait provenircette défiance, sinon d’un soupçon ? Marcel allait, dès lespremiers mots, apprendre que l’employé de librairie était en effetle frère de cette Paule Gauthier dont la recherche était l’un desmotifs de son voyage à Paris et qui devait intéresser bien vivementson grand-père, d’après sa première question :

– Comment va Paule ? demanda-t-il.Tu l’as vue ce matin ?

– Elle est partie trop tôt, réponditRaymond Gauthier, mais maman l’a vue. Elle était un peu agitéed’une de ses petites malades qui a deux ans et un mois, et quisouffre d’un Dolichocôlon pelvien. Vous savez comme elle prend sonmétier à cœur. Son Labo, c’est toute sa vie.

– Et je te présente quelqu’un d’aussilaborieux qu’elle, mon petit-fils, Marcel Breschet. Je l’ai amenéce matin pour que tu l’aides. Professeur à Nevers, il est venu àParis pour étudier la préparation de sa thèse de docteur. Il lafera imprimer chez vous, cette thèse. Ça, c’est pour plus tard. Dèsaujourd’hui, tu peux lui rendre service. Cette thèse porte sur undieu Romain : vous avez bien, parmi vos auteurs, quelqu’un quis’occupe de mythologie païenne ?

– En effet, répondit Gauthier, et le pluscompétent qui soit dans la matière. Monsieur connaît certainementson nom : le Père Desmargerets.

– L’auteur du Symbolisme dans lasculpture antique, cet ouvrage capital ? fit Marcel.

– Et qu’il réimprime ici en ce moment,dit Gauthier. Sur quoi roule votre thèse ?

– Sur le mythe de Janus en Gaule.

– J’en parlerai au Père. Il se fera unplaisir de vous en établir un dossier. C’est sa manie. Une thèse,ça donne un volume du type de ceux-là ?

Il montrait les ouvrages qui s’étalaient sousla vitrine destinée aux nouveautés. Ces livres, on l’a déjà dit,s’accompagnaient, suivant la mode actuelle, d’une série dephotographies de leurs auteurs. Marcel se mit à regarder celles-ci,de son œil de provincial, toujours intéressé par les physionomiesdes vedettes parisiennes. Se trompait-il ? Voici qu’il crutreconnaître, parmi six ou sept autres, avec un étonnement stupéfié,le visage du jeune homme qui attendait la veille, à la porte desEnfants-Malades, la sortie des laborantines et qui s’éloignait avecla plus jolie d’entre elles. Comme il considérait ce portrait avecplus d’attention, Gauthier lui dit :

– C’est un de nos auteurs les plusnouveaux, un monsieur Alfred Harny, jusqu’ici un poète obscur, maisqui s’est décidé à écrire des romans. Le second vient de paraître.Il est très à la page, et il en a un succès ! Son volumes’appelle le Lac caché.

– Je vais vous le prendre, fit Marcel. Jen ai rien à lire et cette figure m’intéresse.

– On mettra l’exemplaire sur mon compte,dit Marcelin Breschet, car, moi aussi, je suis un client de laboîte. Je ne suis pas un littérateur, insista-t-il, mais grâce àRaymond, je me constitue ma petite bibliothèque auvergnate oùfigure une bien intéressante biographie de notre ancêtre lechirurgien. Si je reste un partisan déterminé de la nouveauté dansles entreprises, nous ne les menons à bien, je m’en rends compte,qu’avec les facultés que nous héritons de nos morts. Et moi j’aihérité de l’aïeul, – il regardait sa montre, – le scrupule del’exactitude. J’ai un rendez-vous à trois heures et demie boulevardSuchet. Juste le temps de m’y rendre. Où veux-tu que je te dépose,Marcel ?

– Il est trop tard pour aller à laBibliothèque Nationale, répondit le jeune homme. Je ne suis pasloin de la rue des Écoles. Je vais rentrer à pied chez moi, et lirece Lac caché avant le dîner.

– Tu me diras ce que tu en penses, fit legrand-père. Il eut une expression dans les yeux qui s’accordaittrop avec quelques-unes des idées éveillées dans l’esprit de sonpetit-fils. L’homme d’affaires amoureux savait-il l’intimité del’écrivain avec la laborantine ? Car c’était bien Harny quiattendait, la veille, à la porte de l’hôpital, et celle qu’ilattendait, c’était peut-être Paule Gauthier, la sœur de Raymond.Était-il possible que les deux amants eussent conçu le projetd’extorquer les cent mille francs demandés dans la lettre deNevers ? Il fallait d’abord être sûr qu’ils fussentamants ? Tel était l’intérêt suscité chez Marcel par lemystère des relations de Paule avec l’un et l’autre des deux hommesque, tout en suivant le trottoir du boulevard Saint-Germain, ilcommença de feuilleter le volume qui pouvait lui révéler lecaractère de Harny. N’ayant pas de coupe-papier qui lui assurât unelecture suivie, il demeura étonné, dans les quelques pages luesde-ci de-là, par l’accent d’une exaltation presque mystique. Lehéros du Lac caché se dévouait moralement à une femmequ’il aimait sans le lui dire et dont le mari était son meilleurami. Le roman, qui se passait pendant la guerre, se terminait parune scène d’une invraisemblance et d’un romanesque extraordinaireoù l’amoureux, blessé grièvement sur le champ de bataille etagonisant, avouait à son ami qu’il avait passionnément aimé safemme et lui demandait de le lui dire, quand il serait mort.

Chapitre 4

 

Si peu renseigné que fût Marcel sur lescomplexités de la vie littéraire, il se rendait compte qu’entre leslivres des écrivains et leur personne, il se rencontre toutensemble un rapport intime et des divorces secrets. Surtout quandil s’agit d’œuvres aussi artificielles qu’un roman « à lapage » comme disait Gauthier. Le tendre Racine avait dans sanature des côtés cruels ; le généreux Rousseau était le plusvindicatif des hommes ; le génial Hugo un manœuvrier degloire, savamment occupé de sa publicité. L’auteur du Laccaché possédait-il la sensibilité infiniment délicate donttémoignait ce roman, et s’il était l’amoureux de Paule Gauthier, –comme Marcel le supposait encore, et toujours sans preuve certaine,– pouvait-il, lui, le subtil et maladif analyste des nuances ducœur, joindre à ses dons de finesse émotive, des calculs de basarriviste ? Pratiquait-il des opérations telles que lebrocantage d’une jolie maîtresse à un débauché sénile ? Lapremière question était de savoir si la jeune fille attendue parlui devant l’hôpital était vraiment cette sœur de Raymond Gauthierà laquelle le grand-père semblait s’intéresser particulièrement.Comment Marcel n’aurait-il pas employé le moyen le plussimple ? Guetter de nouveau la sortie des infirmières, etdemander à une de ses camarades ou au concierge le nom de cellequ’il avait vu s’en aller avec Harny ? Il s’y décida, et àpeine achevée la lecture du Lac caché, il s’acheminaitautomatiquement vers les Enfants-Malades. Harny était là denouveau, lui aussi, et la même jeune fille, qu’un employé quisortait nomma aussitôt à Marcel après qu’il l’eut interrogétimidement, en la lui montrant qui s’éloignait au bras de soncompagnon.

– Oui, c’estMlle Gauthier qui part, son service terminé,répondit cet homme, et il regarda, non sans ironie, soninterlocuteur s’engager à la suite des deux amoureux sur leboulevard des Invalides. Ils allaient lentement et s’arrêtèrent aupetit square qui termine l’avenue. Ils s’y assirent. Des enfants yjouaient sous les arbres verdoyants qui entourent le monument élevéà M. Taine, en souvenir des promenades du grand philosophevers ce paisible endroit dans les derniers temps de sa vie. Il yavait une antithèse saisissante pour Marcel Breschet entre lesaustères pensées qu’évoquaient ce monument, et les tendres proposqu’échangeaient sans doute à cette place la laborantine et le poètedu Lac caché. Ces propos n’étaient-ils que tendres, oubien concernaient-ils un plan d’exploitation scélérate que sondevoir, à lui, était d’empêcher à tout prix ?

« Je ne connais, » se disait-il,« personne à Paris qui puisse me renseigner sur cettelaborantine que Cortet, sur ce romancier poète aussi. Sur elle, pardes camarades d’internat, sur lui, par la rumeur publique. Carenfin, quand un écrivain nouveau réussit, il soulève un tas depotins et il est impossible qu’un écho n’en arrive pas aux sallesde garde. Si le Lac caché mérite de s’appeler leMarécage caché, on doit pourtant le soupçonner. »

Il rit lui-même de sa plaisanterie, et telétait son besoin de renseignements plus précis, qu’il gagnaaussitôt Laënnec d’où son ami était absent. Il laissa un mot quilui donnait rendez-vous pour le lendemain matin, au modesterestaurant attenant à son hôtel. Il passa la matinée à lire, aprèsl’avoir demandé dans plusieurs librairies, l’autre roman, celui quiavait précédé le Lac. Il y retrouva ce ton de ferveursentimentale qui l’aurait moins surpris s’il avait connu laréaction de certains groupes littéraires contre la brutalité duréalisme. Ils se rattachent ainsi au Sainte-Beuve deVolupté, au Fromentin de Dominique, au Gérard deNerval de Sylvie, pour ne parler que des morts. Cortetarriva un peu en retard, à cause du service, et à la question queMarcel lui posa aussitôt sur Harny :

– Je ne sais rien de lui, répondit-il,sinon qu’il écrit des bouquins prétentieux, vers et prose, dont jen’ai pas lu une ligne ; mais voilà ce que j’ai appris et quit’intéressera pour tes Nivernais et ton enquête sur le projet demariage qu’ils t’ont chargé d’étudier. Cette Paule Gauthier, c’estun des flirts de ce monsieur, et qui dit flirt, avec cesdemoiselles, entend un freudisme pratique, lequel va très loin.C’est un propos d’une camarade de son service qui m’a été rapportéce matin même. Les laborantines, quoiqu’elles ne soient pas devrais médecins, donnent quelquefois l’exemple du vice proverbial denotre profession. Je te citais l’autre jour le proverbe surl’Invidia medicorum. Il leur arrive de parler les unes desautres avec la bienveillance que nos professeurs pratiquent entreeux. Mais ce flirt-là est profitable, car ce petit poète, coupeurde cheveux en quatre, passe pour riche. Ces mêmes bonnes camaradesle répètent volontiers. Autre potin sur lui : il est,paraît-il, le fils d’un agréé très en vue au Tribunal decommerce.

C’était, du coup, ce renseignement de Cortetsur la fortune de Harny, la destruction de l’hypothèse échafaudéepar Marcel sur les cent mille francs mendiés dans la lettre à sonpère. La laborantine n’avait rien à voir dans le quémandage duvieux Breschet. Si elle avait une liaison avec Harny, commel’indiquait l’intimité de leurs rendez-vous, celui-ci pouvaitsuffire à l’entretenir, et Marcel retombait dans l’incertitude surl’issue de l’enquête dont il s’était chargé. Non, il ne s’agissaitpas d’une exploitation par une intrigante. L’intérêt que l’hommed’affaires déployait pour Paule se justifiait, comme sabienveillance pour l’employé de la librairie Gillequint, par lesouvenir du père tué à son service. D’autre part, le témoignage del’agent de change l’innocentait des spéculations à la Bourse, et leconfort de l’appartement du boulevard Suchet démentait toute idéed’un embarras dans ses affaires assez sérieux pour expliquer cetteétrange lettre où d’ailleurs il parlait non pas d’embarraspécuniaires, mais d’un devoir qui tenait à son honneur.

« Pourquoi ne pas la lui poser à lui-mêmecette question ? » se disait Marcel en quittant Cortet.« Cette expression même dont il s’est servi m’en donne ledroit. Son honneur, c’est aussi le mien. Je n’ai pas d’autre excuseà mes propres yeux pour être ici. Qu’ai-je fait, sinon une besognede policier, depuis ces trois jours, et un petit-fils qui espionneson grand-père, encore un coup, ce n’est pas propre. Lui parler àcœur ouvert, au contraire, ce n’est pas lui manquer de respect.C’est défendre notre nom à tous deux. Ne sommes-nous passolidaires ? J’ai trop tardé. Je lui parlerai dès ce soir,puisque nous dînons ensemble. Mon père ne le connaît pas. Leurconception trop différente de la vie les a heurtés l’un contrel’autre, et je l’ai revu, moi, si affectueux, si chaud. Peut-être,dans ce qu’il me dira, trouverai-je le moyen de les réconcilier.Pour maman, ce sera plus difficile. Mais qui sait ? Elle a dûavoir peur de son influence sur la carrière de papa. Cette peuraujourd’hui n’a plus de sens. Elle doit lui en vouloir aussi decette brouille qui a duré tant d’années. Si je pouvais la fairecesser ! Oui. Dès ce soir, je lui parle. »

Cette résolution prise, il se sentit redevenucalme et, pour dominer un reste d’inquiétude, il eut le couraged’aller enfin à la Bibliothèque Nationale, chercher quelquesdocuments sur Janus. Il trouva que, dans la vie privée de chaqueRomain, ce dieu était le gardien des portes et des ouvertures parlesquelles la lumière pénètre dans les maisons, d’où sareprésentation avec l’insigne de portier : une clef,témoignage de l’importance religieuse que nos ancêtres attachaientà la préservation de la demeure, c’est-à-dire de la famille. Cemythe s’associait trop évidemment à l’œuvre de réconciliationdomestique méditée par le petit-fils. Celui-ci voulut voir danscette analogie un de ces avertissements mystérieux qui seproduisent quelquefois dans nos destinées, et il demeuradécontenancé par la joyeuse humeur avec laquelle le reçut songrand-père qui se frottait les mains en disant :

– Bonne journée ! Un Américain venupour voir un de nos appartements, nous a indiqué quellesmodifications il désire. Ces gens d’outre-mer ont d’inouïesexigences de confort. Nous les avons acceptées, en doublant leloyer que nous exigerons de lui. Il accepte à son tour. Voilà uneexcellente affaire et que nous allons fêter par un excellent dînerà mon cercle. Pourvu que le baccara ne te tente point. Je ne teconseillerai pas cet emploi de l’esprit d’entreprise.

« Cédons-lui d’abord, » pensaMarcel. « Après le dîner, s’il est toujours aussi content, cesera le vrai moment de lui parler. »

Le club installé à la moderne dans lesenvirons des Champs-Élysées, le raffinement du service, lacordialité des saluts échangés avec les convives lui donnèrentl’impression d’une vie si large, si comblée, que le mystère descent mille francs brutalement demandés dans la lettres’épaississait à nouveau pour le professeur de Nevers, habitué à unbudget surveillé. Il se taisait sans que le grand-père semblâts’étonner de ses silences. Comme celui-ci l’entraînait après ledîner dans le grand jardin attenant, pour mieux goûter sous lesarbres la fraîcheur du beau soir d’été, il se rappela letête-à-tête où il avait laissé la veille Paule et Harny, dans uncadre pareil de verdure paisible, au milieu du tumulte de la grandeville. Du moins avait-il maintenant la certitude qu’aucun complotne se tramait là-bas contre le vieillard, lequel, assis dans lepaisible jardin de son cercle, s’abandonnait, à son tour, à unsilence où Marcel devinait son profond contentement d’avoir, aprèstant d’années, son petit-fils auprès de lui. Ce contentement semanifesta par une exclamation accompagnée d’un serrement de main siaffectueux qu’il détermina la volonté du jeune homme :

– Je vais bénir le dieu Janus pourt’avoir amené ici. Je suis bien heureux ce soir.

– Ne le bénissez pas trop, grand-père,dit Marcel à qui ce geste de sympathie rendait impossible lacontinuation, même momentanée, de son mensonge. Ma thèse n’est pourrien dans mon voyage à Paris. Vous m’avez accueilli d’une tellemanière que je vous dois la vérité.

Dans la demi-clarté du fanal électrique il putvoir changer la physionomie de son interlocuteur visiblement ému.Cette phrase n’avait de sens que si le petit-fils, messager de sonpère, apportait la réponse à la lettre dont il n’avait été questionni le premier jour, ni depuis. Cette visite, si douce au vieilhomme, y était donc associée ? Il se leva et une angoissepassa dans sa voix pour demander :

– Quelle vérité ?

– C’est mon père qui m’a envoyé ici, à lasuite d’une lettre que vous lui avez écrite, et à laquelle il n’apas répondu.

– Je ne veux pas croire, dit MarcelinBreschet, qui, cette fois, ne dissimula pas son irritation, qu’ilt’ait chargé d’un message que toi-même tu ne peux pas supporter deme communiquer. De deux choses l’une, ou bien tu dois, dans sapensée, me transmettre un refus, ou bien, voulant savoir pourquoije lui ai demandé une grosse somme d’argent, il t’a envoyé faireauprès de moi une enquête devant laquelle tu recules. Qu’il merefuse cette aide, je m’y attendais. J’ai pris mes précautionsd’avance, et je n’en ai plus besoin. Qu’il te mêle aux difficultésqui peuvent surgir entre nous, ça, c’est indigne. Je terépète : je ne peux pas y croire.

– Grand-père, dit Marcel, en prenant àson tour la main de l’aïeul, qui ne la retira point, puisque voussentez ainsi, ne me faites pas juge entre mon père et vous.

– S’il avait ton cœur !… – Etvoulant épargner au jeune homme des phrases qui leur seraientpénibles à tous deux, le vieillard reprit : – Il a pensé quemes affaires allaient de nouveau mal, et il t’a envoyé ici pour uneenquête. Eh bien ! tu lui apprendras qu’elles vont bien, trèsbien même. Tu en as déjà en deux preuves : la visite de cetactionnaire hier ; aujourd’hui, celle de cet Américain.T’a-t-il communiqué ma lettre ?

– Oui, répondit Marcel à voix basse.

– Alors tu auras vu qu’il y va pour moid’une question d’honneur, d’honneur moral. J’ai même souligné lemot pour indiquer qu’il ne s’agit pas d’affaires. S’il m’étaitdifficile de me procurer l’argent que je lui ai demandé, en cemoment, c’est précisément que je ne voulais pas mêler cettequestion d’honneur à des spéculations d’un autre ordre. Je luioffrais de lui donner de vive voix une explication. Mais, – sonaccent affirmait une volonté subite qu’il manifesta en prenant lebras de son interlocuteur, – puisqu’il te substitue à lui, je te ladonnerai à toi cette explication, sûr de trouver en toi unecompréhension du cœur que je n’ai jamais trouvée en lui… Seulement,continua-t-il, sortons d’ici. Ce n’est pas un endroit pour laconfidence, je dirai mieux pour la confession, que je te dois, cartu es mon petit-fils, celle du vrai motif de ma démarche auprès deton père. Elle intéresse une certaine personne qui te touche detrop près, par le sang, à ton insu, pour que tu n’aies pas le droitd’entendre cette confession, j’y insiste, que j’ai, moi, le devoirde te faire. La porte au fond du jardin donne tout près desChamps-Élysées. Nous allons passer par là. Je serai plus à l’aisepour te parler, dans cette avenue où le tumulte de la vieextérieure redouble la conscience de la vie intérieure, et c’est àma vie intérieure qu’il me faut t’initier. Après, tucomprendras.

La solennité de la voix, et la contraction deplus en plus marquée du bras du vieillard sur le bras de sonpetit-fils, faisaient un commentaire inattendu à ce discours queMarcel écouta sans l’interrompre, tout le long des boutiques, desbars et des restaurants qui transforment cette promenade, jadistrès tranquille, en une des régions de la vie parisienne les pluspassantes et les plus bruyantes, et voici les propos, pour lui sirévélateurs, que tenait l’homme d’affaires, racontant le roman leplus secret de sa vie.

– Cette histoire, disait-il, remonte à1904, époque où je m’occupais de ma grande affaire d’automobiles.J’avais les meilleures raisons d’espérer que le nom de MarcelinBreschet figurerait un jour à côté de celui des Renault, desVoisin, des Citroën, de tous les maîtres de la route. De mauvaiseschances en décidèrent autrement. J’avais alors comme chef d’un demes ateliers, dans une de mes usines, un certain Jules Gauthier, lepère de ce Raymond Gauthier que tu as vu justement hier. C’est moi,je te l’ai dit, qui ai fait entrer ce jeune homme chez Gillequint.J’avais cru devoir m’occuper de lui à cause de la mort de son père,survenue dans mon usine à la suite d’une explosion. Elles étaienttrop fréquentes à cette époque des débuts de l’automobile. J’arriveici à l’aveu qui me soulagera d’un grand poids. J’ai toujourspensé, je pense toujours que c’est un autre devoir, absolucelui-là, pour un chef d’entreprise, de respecter la vie familialede ses employés. À ce devoir j’ai manqué, pour la première etdernière fois, vis-à-vis du pauvre Gauthier. Il était le mari d’unefemme délicieuse, jolie, fine, et qui avait pour moi une autreséduction. Elle était née et elle avait grandi en Auvergne, dans cevieux Pont-du-Château, dont les tours rondes enchantaient mes yeuxd’enfant. Le ménage n’était pas heureux. Jules Gauthier avait uneforte et courageuse nature de bon ouvrier. Thérèse, sa femme,venait d’un milieu de petite bourgeoisie. Son père, clerc denotaire, s’était ruiné dans des placements imprudents. De sapremière jeunesse elle gardait cette nostalgie inconsciente, nonpas du luxe, mais des bonnes manières et d’une atmosphèrepréservée, qui fait les déclassées. J’étais veuf moi-même et enpleine crise de brouille avec ton père. J’avais voulu l’intéresserà ma nouvelle affaire d’automobiles. Il s’y était refusé un peudurement.

– Croyez qu’il en avait le premiersouffert, grand-père. À cette époque, maman venait d’hériter.

– Je comprends, reprit Marcelin Breschet,ce scrupule de distraire, ne fût-ce qu’un centime, de l’argent desa femme. Il y avait les formes et il y manqua. Ne revenons paslà-dessus. Je voulais seulement te faire sentir dans quellesolitude morale je vivais alors. C’est, je ne dirai pas mon excuse,mais l’explication du sentiment passionné que m’inspiraMme Gauthier. Devina-t-elle, par mesdemi-confidences, que je traversais moi aussi une crise qu’ellevoulut bien attribuer à la tristesse de mon veuvage, lequelremontait pourtant à plusieurs années ? Pour les femmesimaginatives, comme elle, le temps ne compte pas. Certains deuilsétant toujours actuels pour elles-mêmes, elles prêtent à ceuxqu’elles estiment une persévérance de sensibilité identique à laleur. J’ai l’air de lui chercher des excuses, quand c’est moi quien aurais besoin pour me justifier d’une si grande faute contre mesdevoirs de patron. Bref, je devins son amant, et cette laborantine,cette Paule dont son frère aîné, l’enfant légitime celui-là, teparlait hier…

Il hésita un moment, puis d’un accent oùfrémissait le plus intime de son être :

– Cette Paule, elle est ma fille.

– Pauvre grand-père ! dit Marcel enlui étreignant de nouveau la main.

– Merci, fit le vieillard qui continuaaprès un silence. Pourquoi n’ai-je pas épousé sa mère quand elleest devenue libre elle-même, à la mort de son mari ? Ah !c’est tout un drame dont je peux te dire qu’il fut celui de mon âgemûr. Il l’est encore. Étant donné le caractère délicat et sensibleque je t’évoquais tout à l’heure, tu dois te rendre compte que maliaison avec Thérèse avait suscité chez elle un bouleversement. Lescrupule du patron séducteur vis-à-vis de la femme d’un de sesemployés, n’est pas moins grand, vois-tu, chez cette femme si ellea de l’honneur, et l’on en garde même dans l’adultère. Elle a lesentiment d’être, je ne dirais pas, entretenue, mais presque. D’oùvient l’argent que touche son ménage ? Et c’est tromper deuxfois son mari, surtout quand ce mari payé par le patron est, commeGauthier, un homme confiant, incapable de soupçonner la trahison.Il estime ce patron et il croit en son épouse. Thérèse avait doncdes remords de femme, et aussi de mère. Sa faute avait redoublé sonaffection pour son fils. Juge maintenant de la tragédie que luireprésenta l’accident survenu à son mari, qui le laissa infirme desdeux jambes, et fit de lui pendant plusieurs années un invalide,soutenu par notre compagnie, dans des conditions que la fierté deThérèse devait juger humiliantes, et elle n’avait pas su quellediplomatie j’avais déployée pour faire assurer cette rente aublessé ! Elle n’eut pas besoin d’exiger la rupture de nosrelations coupables, qui me devinrent trop pénibles à moi-mêmequand je constatai que chez elle la haine était sur le point deremplacer l’amour. À cause de notre fille je voulais solidementassurer sa vie matérielle et celle de mon enfant. Jules Gauthiermourut. La rente diminuée resta valable pour sa veuve, et ni elleni moi ne fîmes jamais la moindre allusion à un remariage qu’ellen’eût accepté à aucun prix. Croirais-tu que si j’en ai été bientriste à de certaines heures j’ai été fier pour elle de la voir sedévouer solitairement à son fils et à sa fille ? Logique avecce que j’avais toujours discerné de noble dans son caractère, elleavait pris comme métier la confection de vêtements d’enfants, et sielle continuait à recevoir, à subir plutôt la faible pension quelui assurait notre Compagnie aujourd’hui dissoute, elle enconsacrait le revenu entier à l’éducation de son garçon. Ellesoutenait sa fille par son propre travail, poussé avec tantd’énergie et de conscience qu’elle est arrivée à créer une petitemaison où elle-même a des employés, et jamais, tu m’entends,jamais, elle ne m’a permis de l’aider ni directement, niindirectement.

– Si j’apprends que vous me recommandez àvos amis, me dit-elle un jour, vous ne verrez plus Paule.

Et à son regard, à son ton, à son visage, j’aicompris que cette menace n’était pas vaine. J’y ai cédé, en meréservant à part moi certains droits. C’est ainsi que j’ai pu faireentrer Raymond chez Gillequint. Cette démarche-là, Thérèse l’aacceptée, précisément parce que mon obéissance à ses volontés luiprouvait mon intelligence de ses scrupules. Pour notre fille, sessentiments et les miens sont plus complexes. Au fond, elle n’ajamais aimé Paule de tout son cœur. La grâce même de cette enfantde l’amour lui rappelle trop la faute qu’elle n’a pas cesséd’abhorrer. Elle n’a jamais cessé d’autre part de reconnaître lesdroits que j’ai sur notre enfant, et elle ne s’est pas opposée àleur exercice, dans la mesure où je me le permettais à moi-même. Jet’ai dit qu’elle réussissait dans son métier. Elle a maintenant unatelier, composé très modestement de deux ou trois aides. J’avaiscessé de m’occuper d’automobiles. J’avais fondé une agence delocations qui fut le principe de mon actuelle agence immobilière.J’étais naturellement très occupé, Thérèse aussi, et nous nousvoyions très peu. Notre fille ayant, toute petite, manifesté desdispositions intellectuelles, j’avais à plusieurs reprises, suggéréà sa mère qu’il ne fallait pas l’emprisonner dans une éducation demétier. Elle m’écouta, poussée à son insu par cet attrait del’existence bourgeoise, qu’elle avait connue tout enfant. Elleplaça Paule dans un lycée. La petite réussit, intéressa sesmaîtres, passa des examens, et c’est ainsi qu’elle se fit uneposition à l’Assistance publique. Elle devint, ce qu’elle est àprésent, une laborantine, et, affirment les docteurs quil’emploient, une bactériologiste remarquable. Elle est aujourd’huiaux Enfants-Malades dans cet hôpital jumeau de celui de Necker àl’extrémité de la rue Masseran.

– J’y suis allé, grand-père, interrompitMarcel, parce que le nom de Mlle Gauthier et saprofession sont connus de mon père. Je dois tout vous dire. Ils’occupe de vous plus que vous ne croyez. Comme la calomnien’épargne personne, votre nom associé à celui de cette jeune fillea donné lieu à des commentaires que j’ose à peine vous répéter.C’est cela aussi que j’ai été chargé de savoir à Paris.

– Si elle était ma maîtresse ?s’écria Marcelin Breschet. Ton père a pu penser cela demoi ?

– Non. Mais s’il n’y avait pas de sa partou dans son entourage une intrigue, un projet d’exploitation devotre bonté, de votre faiblesse, d’une passion peut-être. Le motd’honneur souligné dans votre lettre pouvait avoir ce sens.

– On expie toujours toutes ses fautes,dit le vieillard, et cette paternité en a été une si grave !Je dois la payer. C’est dur de la payer ainsi… Alors, demanda-t-ilen se dominant, tu as vu Paule ?

– Oui, répondit Marcel.

– N’est-ce pas qu’elle est belle ?Mieux que belle, si intéressante par son expression sérieuse etréfléchie. Il était trop naturel, dans l’indépendance où elle vit,– n’étant occupée que huit heures dans la journée, – qu’ellerencontrât des jeunes gens pour lui faire la cour. Elle s’envelopped’une réserve si farouche qu’elle a échappé à ce danger jusqu’aujour où le hasard voulut que son chef de service l’envoyât faireune prise de sang à un agréé près le tribunal de commerce, menacéd’azotémie. Le nom va t’étonner : maître Théodore Harny, lepropre père de l’écrivain dont Raymond te parlait avant-hier,l’auteur de ce Lac caché. Son portrait t’a même tellementfrappé que tu as emporté son volume.

– Lui aussi, ce jeune homme, je l’ai vulors de ma visite à la porte des Enfants-Malades. Il attendait làPaule Gauthier. Je vous compléterai ma confidence, grand-père, envous avouant que je les ai même soupçonnés d’être amant etmaîtresse, et, ne le sachant pas riche, de s’entendre pour vousexploiter.

– Toujours le paiement ! s’exclamaMarcelin Breschet. Ce que tu viens de me dire m’a fait mal.

– Pardon, répondit Marcel.

– Tu as eu raison de me parlerfranchement. Mais ils s’entendent si peu pour m’exploiter que j’aieu une conversation avec Harny au sujet de Paule.

– Elle vous a demandé d’avoir cetteexplication avec lui ?

– Non, mais sa mère. Si je t’ai bienexpliqué l’étrange situation qui s’est établie entre Thérèse etmoi, tu dois comprendre que j’observe une grande prudence dans mesrapports avec Paule. Je les maintiens très discrets, trèssurveillés pour ne pas provoquer ses réflexions. Je la vois sifine, si sensible, trop sensible. Ce que je t’ai dit descomplexités du cœur de sa mère dans leurs relations, Paule ledevine. Elle en souffre sans s’en rendre compte, ni rien soupçonnerdu passé. Mais voici les faits : Raymond Gauthier admirebeaucoup Harny, l’auteur de la maison. À vingt petits signes, il acompris qu’une intimité se nouait entre l’écrivain et sa sœur. Ilestime trop haut Paule, et aussi Alfred Harny pour supposer cetteintimité coupable. Avec raison il l’a jugée dangereuse. Il en atout net parlé à sa mère, pour laquelle il professe un culte. Cettemère en a elle-même parlé à Paule. Celle-ci a ce caractère d’être àla fois très silencieuse et très franche. Jugeant d’ailleursn’avoir rien à se reprocher, elle a tout confessé à sa mère :qu’elle et Harny s’aimaient, qu’ils se l’étaient dit, mais que lepère faisait une objection radicale au mariage de son fils avec unefille sans dot. Ce refus de consentement céderait-il ? Ellel’espérait. En tout cas, les façons de sentir du jeune homme et lesdélicatesses de conscience dont témoignait le Lac cachél’avaient décidée à continuer des rapports qui la rendaientheureuse. Ils s’étaient secrètement fiancés. « Avant de leconnaître, » avait-elle dit à sa mère, « je ne vivaispas, j’étais morte. » Cette phrase épouvanta la pauvre femmeet détermina chez elle une démarche dont tu comprendras qu’ellem’ait, moi aussi, bien ému. Pour la première fois depuis sonveuvage, elle me demanda un rendez-vous. Elle me dit qu’elleconsidérait comme son devoir de révéler au véritable père de Paulele drame sentimental que traversait leur fille. C’était me demanderde constituer une dot à la pauvre enfant. Elle s’en rendait compte.Elle en était humiliée et désespérée. Mais elle estimait, – et elleme le dit, – que, dans certaines relations anormales, comme cellequi m’unissait à Paule, la première obligation et qui prime toutesles autres, est la vérité. Pouvant aider notre fille à faire savie, je le devais. Ai-je besoin d’ajouter que j’abondai dans sonidée. Je lui promis de constituer à Paule une petite dot enemployant une voie détournée qui empêchât tout commentaire. Je n’aipas dans ma vie traversé une scène plus pénible. Les sous-entendusen étaient si douloureux pour moi et pour cette pauvre mère chezlaquelle cette démarche touchait aux fibres les plus secrètes ducœur. T’expliques-tu maintenant cette lettre écrite à ton père etcomprends-tu quelle signification avait pour moi ce mot d’honneurque je ne pouvais pas commenter ? Il aurait dû penser pourtantque je ne l’employais pas sans un bien grave motif.

Ils arrivaient à l’Arc de Triomphe.Brusquement le vieillard tendit la main à son petit-fils en lequittant :

– Laisse-moi rentrer seul. Marcel. Monémotion est trop forte. Tous ces souvenirs me bouleversent. C’estla tragédie de ma vie que je viens d’évoquer devant toi, et unetragédie qui n’est pas achevée. Reviens demain matin boulevardSuchet. Tu me diras comment tu estimes devoir te comporter devantcette révélation. Je l’aurais faite à ton père s’il avait répondu àmon appel, et s’il avait accepté de m’avancer cet argent. Il auraitdû pourtant penser que je ne m’adressais pas à lui sans une raisonprofonde et que cette demande d’un prêt pareil à mon âge… Mais jen’insiste pas. Il t’a envoyé, et de cela je lui reste tropreconnaissant pour que ta présence n’efface pas tous mes griefs. Àdemain donc. Je te dirai quel procédé j’ai imaginé pour que lasource de cette dot reste anonyme. Adieu, mon enfant.

Chapitre 5

 

Revenu chez lui, Marcel se mit à sa table,pour commencer une lettre à son père, impulsivement,automatiquement. « Ma mère doit tout savoir, »pensait-il, « d’un secret de famille qui nous concerne tous.Il ne s’agit ni de questions d’argent mal géré à regretter ni desusceptibilités réciproques à déplorer. Elle est bonne chrétienne,elle comprendra. » Et il rapportait dans tout son détail saconversation avec son grand-père. Ces pages une fois écrites, illes plia sans même les relire, et les glissa dans une enveloppedont il libella l’adresse sans hésiter. Il éprouvait un soulagementà se sentir délivré d’incertitude. Quelle décision prendrait sonpère, il l’ignorait. Mais il l’estimait trop pour ne pas la savoird’avance conforme à ce devoir du sang dont nous portons l’instinctirrésistible en nous. Il s’agissait d’une sœur. Oui, Paule était sasœur, et ce mot d’honneur souligné par leur père commun pèserait detout son poids sur la conscience du grand bourgeois françaisqu’était l’ancien fonctionnaire. Le jeune homme se coucha enlaissant cette lettre révélatrice sur sa table de nuit. Il latouchait, toutes lumières éteintes, comme pour palper la réalitéd’une situation maintenant lucide à ses yeux. Une hypothèses’offrit à lui, dès son réveil, plus compliquée, mais ellecomportait un acte conforme à sa propre nature. L’enverrait-ilcette lettre ? Connaissant la rigueur des principes sociaux deson père et l’ayant vu les vivre si strictement, il pensait que lavoix du sang ne parlerait peut-être pas plus haut qu’eux. Cetteliaison du patron avec la femme de l’employé lui causerait unehorreur profonde. Jusqu’alors le trésorier-payeur général avaitcondamné chez l’homme d’affaires des procédés d’aventurier. Ilporterait sur cet adultère un jugement d’un autre ordre. Il l’enmépriserait. D’autre part, cette vérité cruelle, était-ilnécessaire de la dire ? Le nécessaire était que la sommed’argent demandée pour Paule fût donnée au vieillard. Une idéesubite vint à Marcel. Un oncle maternel lui avait légué partestament des valeurs dont une banque d’Avallon lui servait lesintérêts : dix mille francs de rente destinés à aider sacarrière d’universitaire, médiocrement payée. Certes ces dix millefrancs de rente étaient bien à lui. Les valeurs avaient dû êtrechoisies par l’oncle avisé, de telle sorte qu’elles ne subissentpas les fluctuations de la Bourse.

« Je les vendrai, » se dit-il.« Je saurai bien leur taux exact. Ces dix mille francs derevenu supposent deux cent mille francs de capital, le double de lasomme que demande mon grand-père. Les cent mille francs qu’ildésire, je les lui donnerai. Mais acceptera-t-il ? Et puis monpère a lui-même son compte à la banque d’Avallon. Il apprendracertainement que j’ai réalisé cette petite fortune. Dans queldessein ? Il voudra le savoir. Il en devineral’emploi. »

Son idée n’était encore qu’à l’état de projetquand, le lendemain, il arriva au rendez-vous du boulevardSuchet.

– Eh bien ! lui demanda le vieillardavec une visible anxiété. As-tu écrit à ton père ?

– Voici ma lettre, répondit-il. J’y airapporté toute notre conversation. Lisez-la. Si vous jugez que jepeux l’envoyer elle partira aujourd’hui.

Il tendait l’enveloppe déjà timbrée, maistoujours ouverte, à son grand-père qui commença de lire la lettre,sans que son visage, contracté à la fois et décidé, traduisît sesimpressions. Quand il eut terminé, il commença d’aller et de venirdans la chambre, toujours silencieux. Il avait dû au cours de sesentreprises, arrêter dans l’ordre matériel des résolutions trèsgraves. Il avait retenu de cette discipline un pouvoir de secontrôler lui-même qui se manifestait à cette minute. Le jugementd’un fils devient toujours une redoutable épreuve, quand il s’agitde savoir si l’on rencontrera la condamnation ou le pardon d’unefaute irréparable. Marcel le sentit tellement angoissé qu’il ne putlui-même se taire davantage :

– Grand-père, j’ai trouvé le moyen detout arranger sans que personne connaisse votre secret. Je metrouve avoir en dépôt à une banque d’Avallon des titres à moilégués par un frère de ma mère, plus de cent mille francs. Ilsm’appartiennent en toute propriété. Acceptez que je vous les prêtepour en faire la dot de Paule. Vous m’en servirez l’intérêt et merendrez, quand vous le pourrez, le capital dont je n’ai, pour mapart, aucun besoin. Je dirai à mon père, en rentrant à Nevers,qu’en lui écrivant comme vous avez fait vous appréhendiez unegrosse difficulté financière qui est évitée. S’il ignore que j’aidisposé de ma propre fortune, rien ne se produira. S’il l’apprend,je lui parlerai d’un secours donné à un ami que je ne peux nommer.J’en serai quitte pour une scène pénible. Du moins votre secretsera gardé et je vous aurai, moi, un peu payé la dette que j’aicontractée envers vous. Si vous n’aviez pas travaillé comme vousavez fait, nous serions restés, et moi d’abord, des demi-paysansd’Auvergne comme tous les nôtres pendant plusieurs siècles.

Marcelin Breschet regardait son petit-filsavec des yeux d’une inexprimable tendresse. Comme la veille, ilprit le jeune homme entre ses bras et le serra longtemps contre soncœur. Puis gravement, mais simplement :

– J’accepte en principe, d’autant que tun’y perdras rien. Si d’ailleurs comme je l’espère, ma Sociétéimmobilière réussit, j’aurai le droit de t’assurer par montestament cette indépendance que tu veux me sacrifier. Merci pourPaule et merci pour moi.

– C’est moi, répondit le jeune homme, quidois vous remercier. Vous me donnez la plus grande joie peut-êtrede ma vie, celle de recréer l’unité de la famille dont la rupturem’est si douloureuse.

Prenant la lettre à son père, il la déchira enmille morceaux. Comme le vent soufflait, il jeta ces débris les unsaprès les autres par la fenêtre et les regarda tourbillonner. Puis,se retournant vers son grand-père :

– En nous quittant hier, vous m’avezannoncé que vous voyiez le moyen d’assurer à Paule cette dotqu’exige M. Harny père, sans que l’origine en soit connue.Mais est-ce possible ?

– Possible, oui. Il y faudra du doigté.Mais comment n’en aurais-je pas, après tant d’épreuves ?

L’homme d’impression, si expansif la veille,cédait maintenant la place à l’homme d’action. Marcel remarqua denouveau cette alternance qu’expliquaient les contrastes de cettedestinée, tour à tour imprudemment exaltée par l’espérance etimmobilisée dans les reploiements du calcul.

– Oui, continua le grand-père, tu étaisun tout jeune collégien. C’était dans ma dernière soirée chez vousà Auxerre. On t’avait donné comme sujet, pour une dissertation,cette phrase d’un ancien, tu l’admirais beaucoup : « Ilfaut faire de l’obstacle la matière de son action. » Ah !tu n’étais plus le petit garçon : d’Amen !amen ! L’obstacle à ce mariage avec Alfred Harny neréside pas uniquement dans la pauvreté de Paule. Il réside aussidans son métier. Il est trop naturel qu’un agréé près le Tribunalde commerce ne veuille pas pour bru d’une bactériologiste, à moinsque cette bactériologiste n’ait un labo à elle, où elle travaille,non plus pour l’Assistance publique, mais pour son propre compte,et qui représente un capital. Ce capital, les cent mille francs queje demandais à ton père et que tu m’offres, doivent servir à leconstituer. J’ai étudié déjà la fondation d’un petit Institutd’analyses médicales que dirigera un docteur qui accepte. J’enserai le principal actionnaire, et Paule, vu ses études et sasituation aux Enfants-Malades, deviendra la principale infirmière.Je m’arrangerai pour que son traitement et la longueur de soncontrat avec un fort dédit, représentent l’équivalent du capitalque M. Harny peut désirer. J’ai communiqué mon idée à Thérèse,qui l’accepte. Reste à savoir ce que valent tes titres et commenttu peux les réaliser. Et puis mets-toi là, – il avançait lefauteuil de son bureau, – afin d’écrire à ton père, en termesconvenus, que ton enquête est terminée et que tu prolonges tonséjour à Paris pour étudier ta thèse. Ça, c’est pour moi. Et, avecun bon sourire, – tu seras comme ton Janus, tu auras deuxvisages.

– Mais, dit Marcel, pour faire évaluermes valeurs et les vendre, ne serait-t-il pas plus prudent quecette opération se fasse à Paris ?

– C’est très simple. Après le déjeuner,nous passons à la banque où j’ai mes fonds. Je te présente audirecteur qui est mon ami, un monsieur Chabanon, un Auvergnat commenous. Il se charge de tout. Quelques jours, et tes valeurs sontici. Chabanon t’avertit du cours de la Bourse. Tu signes d’avanceun ordre de vente, et la somme t’attend chez lui. Quel rôle, – etil riait gaiement de nouveau, – pour un grand-père, de faciliter ceque ton père appellerait tes déportements ! Moi, ma conscienceest bien tranquille. Mais allons déjeuner et faire notre coursechez Chabanon. J’ai vers trois heures un rendez-vous importantauquel je ne voudrais pas manquer. Je verrai sans doute à cetteréunion quelques personnes capables de s’intéresser à mon idée d’unInstitut médical. Voilà bien mon caractère, ajouta-t-il, cette idéeme travaille la tête. Il ne s’agirait même pas de Paule que leprojet de cette société-là me fascinerait. Si ton père nousentendait, il parlerait maintenant de mes emballements. Il me les atant reprochés. Mais le mot est-il français, monsieur leprofesseur ?

– Pas trop, répondit Marcel, maisl’usage !… Et désireux de ne pas revenir sur leur communepréoccupation, il prit texte de cette allusion à sa vieuniversitaire pour aiguiller pendant le déjeuner, la causerie surles déformations du langage. Il expliquait ce qu’avaient signifiéautrefois ces vocables : « Enchanté, Charmant,Étonné, » si banalisés aujourd’hui.

– Cela prouve que tout s’use, dit levieillard, qui, pensant à sa fille, ajouta : Et l’introductiondes termes scientifiques dans le langage courant, quellemode ! Quand tu connaîtras Paule, tu resteras éberlué del’entendre te dire : J’ai fait trois métabolismes ce matin… oubien, à propos des anxiétés de sa mère : C’est de l’hémophiliemorale. Mais, – et il tirait de son portefeuille une feuille tapéeà la machine, – lis ceci, et promets-moi de garder le secret. C’estune page d’elle, une note pour son frère. Celui-ci est en train deconstituer un dossier pour un ouvrage que prépare sa librairie, uneenquête, comme on en publie aujourd’hui, sur la jeune fillemoderne. Il a demandé à sa sœur de lui fournir des renseignementssur les laborantines. Paule lui a simplement donné le détail d’unede ses journées. Tu verras avec quel sérieux elle exerce sonmétier. J’ai demandé à Raymond de me prêter ce document. Prends-enconnaissance. Tu verras quelle belle âme simple, si sérieuse, sidroite, – sa mère sans la faute.

JOURNÉE D’UNE LABORANTINE

Six heures. Sonnerie du réveil. Vite, vite.Réveille-toi. Le temps de dire tes prières et de rêver un peu à ceque tu feras le dimanche ou les vacances prochaines. Les idéesmanquent encore de netteté et l’imagination en profite. Le passédéfile avec ses chagrins si estompés qu’on les prendrait pour desjoies. Le présent est magnifique et l’avenir triomphant.

« Pauvre folle, tu vas être enretard !

« Déjeuner rapide. Toilette de lalaborantine et de sa chambre. Quelques mots avec ma mère. Pourvuque je puisse prendre le métro de sept heures dix ! Enfin jesuis arrivée. Déjà Babylone et le square des Invalides. Boufféed’air pur.

Que les arbres sont jolis sous le soleilmatinal ! Pourvu que mon autobus ne tarde pas trop ! J’aihâte de savoir si l’hémoculture du numéro 2 est positive. Déjà hiersoir, je ne pouvais pas m’endormir en pensant à cette petite maladedont la guérison dépendait un peu de moi, et la voilà, ce matin,encore présente à mon esprit et qui semble dire :halte-là ! à ma pensée vagabonde.

Huit heures, en uniforme d’infirmière. Letravail du laboratoire commence. Examen des cultures qui sont àl’étuve depuis vingt-quatre heures, et, si besoin, réensemencementssur milieux spéciaux. Examen d’une ponction lombaire qui permettrade savoir à quel microbe est due l’affection méningée et de sauverle petit être en lui injectant le sérum bienfaisant. Numération desglobules sanguins pour déceler l’anémie pernicieuse. Examen desmucosités de la gorge, pour y chercher le bacille, agent causal dela diphtérie et du croup qui emportaient tant de pauvres enfantsavant la découverte du docteur Roux.

« Vers dix heures, après la visite duchef de service, nouvelles demandes d’examen du sang, hémocultures,prélèvements de pus. Alors la laborantine se rend dans les sallespour ces prélèvements. Pour tous les malades, elle seral’infirmière qui fait souffrir. On ne l’aimera pas comme celle quisoigne. Il lui arrive même d’être repoussée. Adieu les élans dereconnaissance qui la comblaient d’orgueil et l’attendrissaientquand, petite élève infirmière, elle faisait ses stages auprès desmalades.

« Elle ne les regrette pas. Sa part estsi belle avec la satisfaction d’une tâche scrupuleusement accomplieet l’immense fierté de posséder la confiance des médecins de sonservice.

« Interruption d’une heure, pour déjeunerau réfectoire de l’hôpital. L’après-midi est employée à terminerles examens et à inscrire leurs résultats sur des cahiers quiaccompagnent les visites des médecins pendant leur passage auchevet des malades.

« À dix-sept heures, la journée s’achève,et la laborantine, en reprenant ses vêtements de ville pour rentrerparmi les siens, voudrait bien ne pas apporter à leur foyer, lepoids d’une responsabilité qui parfois l’accable.

« Elle n’y réussit pastoujours. »

***

Cette lecture achevée, rendant la page à songrand-père :

– Et moi, dit Marcel, qui trouvequelquefois mon métier de professeur si fastidieux ! Quelleleçon ! Ah ! il faut que je la voie, que je l’entendeparler, cette demi-tante, que je n’appellerai jamais Tantine, commela sœur de maman, quand j’étais petit.

Cette résolution était si bien prise qu’aprèsla visite chez Chabanon et les formalités bancaires accomplies, ilquitta son grand-père hâtivement et se fit conduire à Laënnec.

– Il n’est pas trois heures,calculait-il. Je vais chercher Cortet. S’il est libre, il me mèneraaux Enfants-Malades. Il trouvera bien quelque camarade pour nousconduire jusqu’au laboratoire où travaille Paule. Je la verrai, jel’entendrai. Je communiquerai avec cette belle âme, comme dit sibien mon grand-père.

Chapitre 6

 

Cortet se trouvait libre. Il reçut Marcel danssa chambre où il rédigeait les notes prises le matin, à la visitedu professeur Louvet, l’infatigable clinicien.

– Quelle belle fin de vie !s’exclama-t-il, après avoir expliqué à son ami son occupation.Louvet entre dans la dernière année de son cours à la Faculté et deses séances quotidiennes à l’hôpital. Il va sur ses soixante-dixans. Un demi-siècle de dévouement professionnel ! Et il nousdisait encore ce matin, combien Trousseau avait raison de parler« du charme qui accompagne l’étude de la médecine, » Ilnous citait cette autre phrase de ce maître : « Il fauttoujours voir des malades, toujours, toujours. En a-t-il vu, lui,Louvet, et il n’en est pas lassé ! Quant à moi, je me réjouischaque matin d’avoir choisi cette carrière.

– Et tu déplorais l’autre jour lesmesquineries et les ennuis de ton métier !

– Nous avons eu, ce matin, de si beauxcas que je me suis réconcilié avec lui. Voyons, n’as-tu pasquelquefois des moments où, toi aussi, tes auteurs grecs et latinste puent au nez ? Pardon du mot. La grande affaire, vois-tu,c’est d’avoir un métier à travers lequel on puisse faire son espritet qui soit utile aux autres.

« Quel écho », pensa Marcel,« de ma tantine inconnue ! »

Et Cortet, comme s il avait lu dans sa penséepar un don de seconde vue, reprenait :

– Mais tu dois avoir quelque chose à medemander sur ta Mlle Gauthier. Si tu restes àParis, c’est que tu veux donner à tes Nivernais, qui se préoccupentd’elle pour un mariage, des renseignements plus exacts. Je n’en aipas de nouveaux.

– Tu ne connais pas quelque camarade àl’hôpital où elle travaille ?

– Aux Enfants-Malades ? Si. Monvieux copain Discoët. Mais je ne l’ai pas vu ces jours-ci.Ah ! Il l’aime, lui, notre métier, de tout son cœur de Breton,et tu sais, un Breton, ça vaut presque un Morvandiau pour lafidélité.

– Voudrais-tu, puisque tu es libremaintenant, que nous allions à cet hôpital ? Tu meprésenterais à lui, et, peut-être à Mlle Gauthier,si toutefois l’entrée des laboratoires n’est pas interdite.

– Avec moi, elle ne le sera point,répondit Cortet. Laisse-moi dépouiller cet uniforme, conclut-il enenlevant sa blouse, et nous y allons de ce pas.

L’hôpital des « Enfants-Malades »est précédé de quelques beaux arbres qui verdoyaient lumineusementpar ce bel après-midi.

– Doivent-ils en avoir vu des idylles fitCortet. Ces demoiselles doivent se consoler gaiement, à cetteombre, de leur dur métier.

Il redevenait cynique. Hors de ses ferveurscliniciennes d’admirateur de Trousseau, le carabin reparaissait enlui, aussi commun et familier que l’interne du professeur Louvetétait exalté.

– Discoët, nous venons rendre visite àtes laborantines, dit-il au camarade à qui le garçon de serviceavait porté sa carte. Monsieur Marcel Breschet, ajoute-t-il, sur unton ironiquement cérémonieux en présentant son compagnon, un de mescopains du collège d’Auxerre, un descendant du grand anatomiste. Ilest maintenant professeur au lycée de Nevers, et vient à Paris pourtravailler sa thèse… sur Janus, tu entends !

– Le dieu à deux visages. Par lapolitique qui court, ricana Discoët, c’est très actuel.

– Des amis de province l’ont chargé, envue d’un futur mariage, pas pour lui s’entend, de prendre desrenseignements sur le métier particulier des infirmières delaboratoire.

– Je vois la chose. Ce grand mot nouveaude laborantines épate un peu des bourgeois de province, répliquaDiscoët avec un rire de sa grosse figure bretonne. À Saint-Brieuc,on prendrait ces dames pour des nonnes d’un nouvel ordre religieux,pour d’autres visitandines. Je vais vous mener chez elles, monsieurBreschet, pour quelques minutes. Vous verrez quelles sont leursdévotions.

Il introduisait ses visiteurs dans une assezgrande pièce, toute nue, qui avait une physionomie de pharmacie,avec des étuves à gaz, des éprouvettes. Penchées sur des tables delaves, trois jeunes filles s’occupaient à examiner, sur des petiteslamelles de verre, des prélèvements pris à même les malades. Deuxd’entre elles dévisagèrent les nouveaux venus. La troisièmecontinuait sa besogne, avec une scrupuleuse patience où Marcelreconnut celle qu’il cherchait, d’après le témoignage communiquépar son grand-père.

– Celle-là, lui disait tout bas Discoët,en la désignant d’un geste de tête, c’estMlle Gauthier, la merveille d’ici, pour son cultedu labo. Je vais tout de même vous présenter.

Paule Gauthier releva sa tête au nom deBreschet. Ses yeux bruns se fixèrent sur Marcel, à qui elle ne posapas une question. Mais il était visible que l’idée d’une parentéprobable entre lui et l’ancien patron des siens l’émouvait. Pourqui eût connu la vérité, des traits de ressemblance l’eussentrévélée, cette parenté. Les deux jeunes gens avaient, l’un etl’autre, du type auvergnat, le front large, le menton un peu fort,cet air à la fois sérieux et défiant, propre à l’hérédité paysanne,une même couleur sombre des cheveux, et des intonations pareillesdans la voix. Marcel était le seul à se douter d’une ressemblanceque les confidences de son grand-père lui rendaientsaisissante.

– Qu’étudiez-vous là, mademoiselle ?demandait Cortet.

– Un prélèvement de mucosités nasales,répondit-elle.

– Mlle Gauthier, fitDiscoët, s’intéresse particulièrement aux recherches sur latuberculose. Elle y est de premier ordre.

La patiente jeune fille se penchait de nouveausur son travail, comme insensible à l’éloge d’elle que ses deuxcompagnes, sans doute émues par l’attention dont elle étaitl’objet, parurent écouter avec une nuance d’envie.

– Oui, insistait Discoët, elle nous apermis d’éviter bien des catastrophes. Mais elle est modeste etn’aime pas à se mettre en avant.

Paule continuait à ne pas répondre. Ellesemblait même ne pas entendre.

– Où en sont vos examens concernant lapetite Christiane, ce « dolichocolon » qui vouspréoccupait tant ce matin ?

– La cutiréaction est positive, mais jene trouve toujours pas de bacille.

– Tous ces petits malades ne seconfondent pas dans votre tête, mademoiselle ? interrogeaMarcel, surpris par la technicité précise de sa réponse.

– Pas le moins du monde, fit-elle. Mamémoire est un véritable différenciomètre. J’en suis fort aise. Sije vis trop loin des malades cela me permet pourtant de les suivreun peu, par les modifications de leurs examens de laboratoire.

– Mais, dit Marcel, cela doit augmenteraussi vos inquiétudes ?

– L’inquiétude, repartit-elle, est lapremière vertu du médecin et de tous ceux qui travaillent aveclui.

Discoët reprit la parole :

– Heureusement queMlle Gauthier ne professe pas seulement cettemystique de notre métier et qu’elle est avant tout scrupuleusementexacte dans ses analyses. Mais laissons-la travailler et venez voirun peu notre crèche.

C’était, dans une petite cour, une galerieouverte où se trouvaient cinq ou six lits de tout petits enfants.Des infirmières les surveillaient, allant de l’un à l’autre,donnant du lait à celui-ci, obligeant cet autre à rentrer ses brassous la couverture, calmant les colères d’un troisième.

– Ce sont des mamans en disponibilité,disait Discoët.

– Ne leur répète pas cela, réponditCortet. Elles n’ont que trop de tendance à le devenir enréalité.

– Pas toutes. Il y en a quelques-unes, jele constate depuis que je suis ici, qui possèdent vraiment desnatures de religieuses. Leur hôpital, c’est leur couvent.

– Nous venons d’en avoir la preuve, ditMarcel.

– Par les discours de PauleGauthier ? répondit Discoët. Oh ! celle-là s’occupe ausside littérature. Son frère est un libraire. Il lui prête des livresqu’elle dévore dans le métro. Je crois que sa mère, qui besognedans les vêtements d’enfants, est plus ou moins Auvergnate. Uneétrange race, toute mêlée de matérialisme et d’exaltation, maisbien travailleuse. Sans cette petite Gauthier, comment marcheraitnotre labo ?

– Mon vieil ami Discoët a toujours eu descôtés gobeurs, disait Cortet en reconduisant Marcel Breschet aprèscette conversation. Ces petites laborantines ont par jour huitheures d’occupation. Qui, de vingt-quatre heures ôte huit, resteseize. Ces seize heures, à quoi les emploient-elles ? Avantd’être laborantine, cette petite Gauthier était simple infirmière,elle a passé le diplôme d’État, et s’est habituée aux veillées.Avant de la recommander à tes Nivernais, tâche donc de prendred’autres renseignements sur ses veillées actuelles. Je t’y aiderai.La grande vertu du médecin, ce n’est pas, comme elle prétend,l’inquiétude. C’est la recherche de la vérité, et la vérité sur lesjeunes filles, veux-tu que je te la dise en style de carabin :cinquante pour cent sont des chameaux. Je rentre justement àLaënnec en soigner une qui… Mais voilà le tramway. Il va m’éviterde manquer au secret professionnel : nec visa, nec audita,nec intellecta. En attendant, je te le répète :renseigne-toi mieux sur ta laborantine.

Il s’était élancé dans son tramway, et,continuant de marcher tout seul, Marcel songeait :

– « C’est curieux de voir comme cesscientifiques sont des psychologues élémentaires. Avec quel accentcette pauvre petite laborantine nous a parlé des choses de sonmétier ! Et cet excellent Cortet qui la classe du coup parmiles hypocrites. Je vais raconter mes impressions à mon grand-pèreet tout de suite. Elles lui feront tant deplaisir ! »

Il prenait le chemin du boulevard Suchet enhâtant le pas, dans l’espoir que l’homme d’affaires serait chez luiavant d’aller au Cercle où il avait ses habitudes. Il était là, quiclassait des papiers.

– Grand-père, commença Marcel, j’ai vuPaule dans son hôpital.

– Comme tu es gentil ! réponditBreschet. Quelle impression t’a-t-elle faite ? As-tu pu causeravec elle ?

– Non, mais je l’ai entendue faire uneprofession de foi vraiment émouvante. Elle le pratique, son métier,avec une ferveur presque pieuse, celle de sa confidence à sonfrère.

– Ah ! elle est bien de notre sang.La vieille église de Chauriat n’a pas cessé de créer en nous descroyants que leur foi dans leurs idées égare souvent. Tu en as enmoi une preuve. Je suis libre penseur, mais les libres penseurscroient encore à leur façon. Il faut que tu connaisses sa mèremaintenant, qui ne se pardonne pas l’égarement dont naquit cettefille. Mais elle l’a élevée pour en faire une dévouée. Ce jeuneHarny ne se trompe pas en éprouvant pour elle les sentiments qu’ila si bien peints dans le Lac caché. Quand nous aurons établi cettedot, quelle famille fonderont ces deux enfants !

Ce désir de connaître enfin la mère de Pauleétait trop intense chez Marcel. Il ne put attendre une occasion quieût légitimé, et retardé, cette rencontre. Il employa le prétextele plus simple, qui risquait pourtant d’éveiller unedéfiance : celui d’une visite dans la petite maison de la rueSaint-André-des-Arts, où elle avait son atelier et sa boutique. Ilse proposait de demander quelques renseignements sur les prix desvêtements d’enfant qu’elle confectionnait et sur la qualité desétoffes. Il n’avait pas calculé que les ouvrages sont faits par desouvrières qui, le plus souvent, les emportent chez elles. Laréserve des objets laissés chez la patronne ne présente donc pasbeaucoup de choix. Comme Mme Gauthier luiexpliquait cette pauvreté d’échantillons, ces mains ridées qui lesposaient devant lui tremblaient si fort qu’il en fut gêné. Il avaitcru devoir se nommer, pensant bien que Raymond avait raconté à samère la visite du vieux Breschet et de son petit-fils à lalibrairie. La confession de son grand-père rendait trop présent àcelui-ci le roman qui avait uni ces deux êtres : elle, lafemme du peuple, réservée, sérieuse, si peu faite pour une aventuregalante ; lui, le patron, que cet abus de sa situationbourrelait déjà de scrupules. La flétrissure de l’âge et du soucine laissait à la Thérèse d’il y avait vingt-cinq ans que la finessedes traits et l’ardeur des prunelles qui avaient tant pleuré.Marcel ne put pas supporter ce contraste du passé et duprésent.

– Excusez-moi, madame, dit-il en seretirant presque aussitôt, ce n’est pas tout à fait ce que jecherchais.

Elle ne répondit pas, mais au détour de cettevieille petite rue, en se retournant, il l’aperçut qui le suivaitdu regard avec une curiosité inquiète.

– « Elle aura su par sa fille que jesuis allé aussi au laboratoire, » songea-t-il, « elle sedemandera pourquoi, et ce que mon grand-père m’aura dit ».Puis, chassant cette idée : « Pensons plutôt à ma thèsesur Janus pour me justifier auprès du proviseur si mon père luidemande une petite prolongation de congé. Allons cette fois à laNationale. »

Ce qui caractérise la mentalité dufonctionnaire, c’est pour emprunter de nouveau un de ses mots à lalangue d’aujourd’hui, un conformisme scrupuleux. Il a ce défautd’exclure l’initiative, et cette qualité de mettre en valeur desvertus de patience et d’ordre. De par son hérédité, Marcel Breschetles possédait, ces vertus. Il les pratiquait d’instinct et malgréson intérêt autour du drame secret que vivait son grand-père, ilcommença, en dehors de ses visites au boulevard Suchet, d’employertoutes ses heures, pendant ces quelques jours, non pas, comme ileût semblé naturel, à des distractions parisiennes, mais à sedocumenter rue de Richelieu sur la légende du vieux dieu romain.Son père s’était, ainsi que Marcel le prévoyait, arrangé avec leproviseur pour que le séjour à Paris fût, au besoin, un peu allongéet le futur docteur compulsait, dans le silence de la vieillebibliothèque, les pages de saint Augustin, de Macrobe, de Varron,d’Ammien Marcellin, de Procope, où il est parlé de ce dieu, que sesfidèles appelaient le plus ancien protecteur de l’Italie. Quelleénigme présente la seule étymologie de son nom ! Faut-ilcroire avec Cicéron que le mot Janus dérive du verbe Ire, ou commeFigulus que c’est une forme masculine du mot Diana qui viendrait deDius, le ciel lumineux ? Sa forme primitive était-elleDivanus, le dieu des limites, de l’espace et du temps ? Detels problèmes, après les événements auxquels le jeune éruditvenait d’être initié, lui procuraient cette sorte d’apaisementabstrait, contre lequel il se révoltait à Nevers dans sa chaire deprofesseur, et dont il jouissait comme d’une détente, lorsqu’uncoup de théâtre se produisit, bien inattendu, et précisément unmatin où il se rendait à la Nationale, à la porte de laquelle leguettait Justin Cortet.

Chapitre 7

 

– Je savais que je te rencontrerais là,sage professeur que tu es, lui dit le jovial interne, qui vienstravailler à heure fixe. Ton métier n’est pas comme le mien. Il m’afallu des ingéniosités d’apache pour m’échapper de la leçon deLouvet. Il montrait d’ailleurs un cas bien intéressant ! Unefracture de l’humérus par contraction musculaire chez un joueur detennis. Mais j’ai quelque chose de trop particulier à t’apprendresur ta laborantine, et je suis venu ici.

– SurMlle Gauthier ? demanda Marcel.

– Oui, et sur un scandale dont elle a étél’objet, hier soir, au sortir de son hôpital. Quand je te racontaisl’autre jour qu’il faut se défier des jeunes filles, tu meconsidérais comme un cynique, avoue-le. Eh bien ! Cette PauleGauthier, cette mystique du labo et qui prenait devant ce nigaud deDiscoët ces attitudes de religieuse laïque, elle a un amant, etquel amant ! Cet Alfred Harny dont nous parlions l’autre jour.À cause de toi, j’ai lu son dernier bouquin, un certain Laccaché, tout infecté de mysticisme lui aussi, et qui a dûtourner la tête à cette petite. Toujours est-il qu’hier à sixheures, il l’attendait à la porte des Enfants-Malades, en face dela rue Masseran. Notre aimable couple était suivi par deuxcamarades, deux infirmières auxquelles il ne prenait pas garde, etqui ont assisté au drame ou plutôt à la comédie. Soudain surgit àl’angle d’une maison une femme qui s’élance vers nos amoureux,saisit le bras du jeune homme, et, s’adressant à la petiteGauthier, elle se met à lui faire une scène violente. Elle tutoyaitHarny comme une maîtresse trahie qui ne se possède plus. Les deuxpetites de l’hôpital se précipitent pour préserver leur camarade,sur laquelle la forcenée levait le poing, et elles l’entraînentpendant que le seigneur du Lac caché s’éloigne lui-même ense disputant avec sa grue, du grand monde, paraît-il, car elleétait très élégante, mais devant un flagrant délit d’infidélité,ces dames de la haute ont des colères de filles.

– Comment as-tu su tout ce détail ?interrogea Marcel.

– Par Discoët naturellement, qui étaitjustement de garde ce soir-là. Le potin lui a été raconté aussitôt.Entre elles, ces petites laborantines ne s’épargnent guère, et ceBreton de Discoët est lui-même un potinier de classe. Si c’étaitencore la mode des localisations cérébrales, je dirais qu’il a latroisième circonvolution du cerveau à gauche très développée, etmoi aussi, puisqu’il m’a immédiatement téléphoné, et que moi-même…Naturellement l’affaire n’aura pas de suite, mais voici démontréque le romancier idéaliste du Lac caché a deux maîtresseset que l’une des deux est la jolie laborantine sur laquelle tucherches des renseignements conjugaux.

Et voyant les traits de son ami changer,l’étudiant, qui cachait une sensibilité vraie sous ces manièresbrutales, se demanda si, vraiment, il ne les cherchait pas pourlui-même, ces renseignements et s’il ne venait pas d’être touché auvif de son cœur. Il s’interrompit pour demandergauchement :

– Tu t’intéresses donc bien à celui quivoudrait épouser cette jeune fille ?

– Non, répondit Marcel, mais c’est toiqui me peines, et de voir la facilité avec laquelle tu accueillesdes interprétations si peu justifiées. Entre Harny etMlle Gauthier, il peut cependant exister unsentiment délicat qui porte ombrage à une autre femme, et celle-là,devenue jalouse, aura fait la scène que tu me rapportes. Passonsdonc aux Enfants-Malades. Nous verrons bien quelle attitude gardeMlle Gauthier vis-à-vis de ses compagnes.

– Nous verrons que c’est une cabotinecent pour cent et qui tient le coup, comme disent ces jeunes gensdans leur langage. Mais allons, en effet. Je suis curieux, moiaussi, de cette expérience… Avais-je raison ? dit-il, comme,arrivés à l’hôpital, ils pénétrèrent dans le laboratoire où Paulese tenait assise devant sa besogne, aussi appliquée et en apparenceaussi tranquille que si la scène de la rue Masseran n’avait jamaiseu lieu.

– Cortet vous aura tout raconté, dit àson tour Discoët à Marcel qu’il rencontra devant la porte de lasalle. Il paraît que notre petite Gauthier a des côtés de farceuse.Croirez-vous que j’aime mieux ça. Ces petites font d’autant mieuxleur service qu’elles mènent une double vie. Il y a là un phénomènede dualité qui rappelle ce que nous nommons, en psychiatrie, lesétats seconds.

« Ces médecins croient avoir expliqué cequ’ils ont nommé, » pensait Marcel dans le taxi qui leconduisait de nouveau boulevard Suchet. Il fallait qu’à tout prixson grand-père fût informé de l’événement et tout de suite.« Mais quel homme est donc cet Harny ? » sedemandait-il. « Aime-t-il Paule ? Alors la duplicité quesuppose cette scène est inadmissible. S’il ne l’aime pas, pourquois’occupe-t-il d’elle ? À moins qu’elle ne soit tout simplementsa maîtresse, comme le croit Cortet, et une hypocrite qui arencontré un débauché. » Il se répétait : « Unehypocrite ? » Toutes les impressions qui se dégageaientde la personne physique et morale de Paule plaidaient là contre. Lepremier cri du grand-père, quand son petit-fils lui rapporta letémoignage de Cortet, fut aussi une véhémente protestation.

– C’est invraisemblable ! Paule estsi pure, si sérieuse, si vraie ! Que son fiancé, car ils sesont secrètement fiancés, puisse la trahir ainsi, qu’il ait, lui,une vie double, et qu’il joue avec le cœur de cette enfant, ceserait monstrueux, surtout avec la sensibilité que montre sonlivre. Mais nous ne connaissons ce garçon que de loin. Comment ilvit, son milieu, ce que les gens pensent de lui, qui nous leraconte ? Raymond. Je saurai, moi. Je saurai. Il y a desmoyens. Je vais mettre en œuvre celui que nous employons dans notremétier, quand nous nous défions, le suiveur. J’en ai à mon service,justement, un excellent.

– Qu’entendez-vous par là ? fitMarcel.

– Oh ! c’est un procédé sansélégance, mais ça, c’est la lutte pour la vie. Quand noussoupçonnons des gens de nous trahir, de brocanter à des concurrentsdes secrets concernant notre affaire, nous les faisons filer, commeun mari jaloux fait suivre sa femme pour se renseigner sur sesfréquentations. C’est de la police, mais trop légitime. Tu nesoupçonnes pas quelles intrigues se combinent autour de nous.Tiens, dans mon entreprise d’automobiles, un rival s’est procuréainsi des renseignements sur une invention qu’il m’a chipée, parl’intermédiaire d’un dessinateur qui allait de mon atelierdirectement chez lui. Je vais faire suivre Alfred Harny par monbonhomme. S’il a une maîtresse, elle reste certainement endéfiance. La scène de la rue Masseran le prouve. Harny voudral’endormir ces temps-ci, cette défiance, en multipliant lesrendez-vous. Où se donnent ces rendez-vous ? Notre suiveurnous le dira tout de suite et nous tiendrons la preuve qu’Harny estun imposteur, à moins que… – Il ferma les yeux pour dominer uneidée qu’il n’acceptait pas. – Que Paule soit la maîtresse de cemonsieur, ça ne se discute même pas. Il la trompe, mais commentétait-elle si calme ce matin, elle, si sensible, après l’incidentd’hier ? Enfin, je vais m’inquiéter de mon suiveur. Toi, passedonc chez Gillequint et vois le frère. S’il a vent de quelquechose, il ne te le dira pas, mais tu lui parleras d’Harny à proposde son livre. Tu verras bien s’il est à son égard dans lesdispositions de l’autre jour.

Marcel rencontra chez le libraire le mêmeaccueil cérémonieux et courtois. Le frère de Paule ne savaitévidemment rien.

– La réimpression de l’ouvrage du PèreDesmargerets sur le symbolisme, dit-il, avance vite, et j’espèrevous communiquer les bonnes feuilles, monsieur Breschet, d’ici àdeux jours. Vous avez aimé le livre de M. Harny que vous avezemporté l’autre jour ? Qu’il est noblement pensé, n’est-cepas ? Nous sommes fiers ici d’amorcer un si fort tirage avecun volume pareil, qui atteste que les beaux sentiments ont encoreun public.

Avisant un téléphone posé sur son bureau, ildemanda, s’adressant à quelque service intérieur :

– Combien reste-t-il du Laccaché ?

– Deux mille quatre cent trois, réponditune voix.

Et Gauthier, traduisant ce chiffre commercialdans son vrai sens, dit, après avoir consulté une note à portée desa main :

– Avant-hier, c’était trois mille ;en deux jours plus de deux cents de partis et nous avons tiré àtrente mille, il y a un mois.

« Il n’est tout de même paspossible, » pensait Marcel, « qu’il se rencontre unetelle contradiction chez cet homme. Certains succès créent desdevoirs, ou bien ils deviennent des hontes. On n’imagine pas unPascal adultère… Les deux visages de Janus, c’est lamythologie ! »

Il ne se doutait pas, tandis qu’il s’éloignaitde la rue Saint-Guillaume pour gagner encore une fois celle deSèvres et l’hôpital des Enfants-Malades, qu’à la même heure et dansune des rues paisibles du quartier, se jouait une des scènes lesplus énigmatique de cette dualité sentimentale dont Alfred Harnyétait, à la fois l’acteur coupable et peut-être la victime.Aussitôt au sortir de la terrible scène de la rue Masseran, Paule,rentrée chez elle, avait eu, devant sa mère épouvantée, uneviolente crise de larmes. La vieille femme avait en vain essayéd’en connaître les causes.

– Je suis nerveuse, répondait simplementla jeune fille, et sans motif. Je ne dînerai pas, maman, ce soir etje vais me coucher. J’ai trop mal à la tête.

– Dors-tu ? lui demanda sa mère àmi-voix une heure plus tard. On apporte une lettre pour toi avec lamention très pressée.

– Donne-la-moi, maman, dit Paule, et,déchirant d’une main fiévreuse l’enveloppe sur laquelle ellereconnaissait l’écriture d’Harny, elle lut :

« Ma Paule, demain à midi,trouvez-vous aux Bénédictines de la rue de Monsieur. Je vousattendrai. Je vous jure, ma chérie aimée, que je n’ai rien à mereprocher. Je vous expliquerai dans sa vérité le déplorableincident de tout à l’heure. Je vous demande de ne pas douter devotre fiancé sur des apparences qui, je vous le répète, ne touchenten rien au sentiment que mon cœur vous a voué et qui demeure lafierté de ma vie. Croyez-moi, et ne me jugez qu’après m’avoirentendu.

« ALFRED. »

La mère se tenait auprès du lit. Ellereconnaissait aussi l’écriture sur l’adresse, et, tout émue àl’idée des paroles qu’elle allait sans doute écouter :

– On attend la réponse, demanda-t-elleaprès une minute.

– Dis que c’est bien, fit Paule, et, sansautre explication, elle replia la lettre et la glissa sous sonoreiller en ajoutant simplement : Je te remercie, maman, dem’avoir remis ce mot tout de suite. Je vais dormir.

« Y aurait-il quelque chose entre elle etson fiancé ? » se demandait Thérèse Gauthier. Elle serappelait quelles violentes secousses nerveuses elle subissaitelle-même au temps où elle aimait Marcelin Breschet. Elle serappelait aussi combien, dans ces minutes si lointaines,l’affectueuse sollicitude de son mari lui faisait mal. Elle seretira sans questionner Paule, en se disant que le lendemain elleinterrogerait sa fille si cette nervosité continuait, mais quandles deux femmes se retrouvèrent au réveil de Paule, celle-ci étaitcalme et la mère n’osa point poser une question qui risquât derenouveler le trouble passé.

L’affirmation d’Harny avait suffi pourproduire ce miracle et surtout le rendez-vous donné dans la petitechapelle de la rue de Monsieur. L’écrivain du Lac cachén’avait pas seulement dans son livre ce mysticisme sentimental quiavait ensorcelé cette âme de jeune fille. Il y joignait lasimulation d’une religiosité nostalgique, celle d’une incroyancequi souffre de ne pas croire. C’était une prise de plus sur lapieuse laborantine, qui, en réaction elle-même contre lematérialisme primaire de beaucoup de ses compagnes, nourrissaitl’espoir de ramener complètement son fiancé à la foi qu’elle tenaitde sa mère. Il l’avait suivie souvent à la messe, dans cette pieusechapelle, chère à d’autres écrivains de notre époque, les fidèlesdu malheureux Huysmans, qui, lui du moins, prouva la vérité de soncatholicisme autrement que par des livres. Mais Harny restaitsimple au travers des plus disparates contradictions. Il était deces compliqués fonciers, si l’on peut dire, véritables métispsychologiques qui mélangent en eux deux races d’âmes, et, quandils sont tournés vers la littérature d’imagination, bien loin deréduire leurs complexités à l’unité, ils se plaisent dans desavatars mentaux déconcertants pour ceux qui les observent et quiqualifient d’hypocrisie ou de cabotinage des sincérités simultanéesou successives et contradictoires. En s’agenouillant, lui, lesceptique et qui se disait tel, sur les marches d’une chapelleauprès de la pieuse Paule, il ne mentait plus. Il se procurait unesensation qui remuait certaines fibres de son cœur. Il devenait lerêve vivant de cette jeune fille, il l’était momentanément, et s’ilfaussait la vérité dans les discours qu’il lui tenait sur sadétresse religieuse, il ne s’en doutait même pas. Une pareilleanomalie, qui faisait de lui tout ensemble un libertin et unamoureux pur, à demi chrétien, se retrouve chez quelques poètesdont les accents excluent toute idée de simulation, et puis leurbiographie révèle d’irréductibles antinomies entre leurs pages lesplus émouvantes et leurs actions. Le cœur battant, les larmes aubord des yeux, voici les phrases que le fourbe prononçait àmi-voix, dans l’ombre de cette chapelle déserte, à l’oreille de sadupe qui gardait encore au front un peu de l’eau bénite de saprière :

– Cette femme qui nous guettait hier, rueMasseran, à la porte de votre hôpital, Paule, c’est une femmemariée avec laquelle j’avais, quand je ne vous connaissais pas, uneliaison coupable. Je n ai eu la force de rompre qu’à cause de vous.Elle était très jalouse, elle l’est restée. Comment a-t-elle sunotre intimité ? Je l’ignore, mais la scène d’hier etl’endroit prouvent qu’elle l’a sue. Elle avait évidemment perdu latête. Elle a cru que par cet éclat elle nous séparerait. Elle nevous connaît pas, ni le culte que je vous ai voué, ni notreengagement réciproque. Je ne le lui ai pas dit, quand je l’aientraînée, pour ne pas exaspérer encore sa jalousie. Mais je lui aidéclaré que je ne lui pardonnerai de ma vie, et que je ne lareverrai plus jamais. Elle m’a quitté en sanglotant… Je suis sûrqu’elle m’obéira, car elle est orgueilleuse. Mais elle peut avoirdes retours de colère. Il faudra que nous arrangions nosrendez-vous avec plus de prudence, si toutefois, – et suppliant, –si vous me croyez, et si vous ne me croyez pas, je trouverai celatrop juste. Ce sera le châtiment.

– Je vous crois, répondit Paule, quis’était agenouillée à nouveau après ce discours. – Son beau visageexprimait une ferveur qui émut cet imposteur sincère. – Si vous mementiez vous ne seriez pas vous-même. Je vous crois. Maisagenouillez-vous aussi et dites un Pater avec moi.

Il paraîtra invraisemblable ou monstrueux quecette scène ait pu être suivie de l’après-midi que le suiveurprofessionnel révéla le soir au grand-père Marcelin Breschet.

– Bonne chasse, patron, commença cepolicier improvisé en lui rendant compte de sa mission en termescynégétiques ; le gibier est pris. Vers deux heures,M. Harny sort de la rue de Richelieu où j’attendais, commenous avions dit, en vue du bureau de son père. Il hèle un taxi.J’ai pu en héler un autre et le filer. Il se fait conduire à Passy,rue des Marronniers, j’ai, bien entendu, noté le numéro, dans unedes maisons presque solitaires que l’on y a construites, avec unpetit jardin. Il était un peu moins de trois heures. Une damearrive, très élégante et qui semblait inquiète. Par quelques motséchangés avec une concierge du voisinage, j’ai compris queM. Harny possède là, sous un faux nom, une petite garçonnière.La dame est ressortie, seule, après une heure environ, calmemaintenant. J’ai pu la suivre encore. Elle a pris, elle, un taxirue du Ranelagh. Elle s’est arrêtée avenue d’Iéna. J’ai relevéaussi le numéro. Elle a fait quelques pas, pour entrer dans unhôtel privé, le sien. J’ai su cela encore. J’ai des amis un peupartout. Elle s’appelle Mme Cancel et c’est lafemme d’un ancien ministre, tout simplement. Voilà, patron. Vousêtes content de moi, j’espère, et que vous me trouverez une bonneplace, où je n’aie pas à faire le quart d’œil.

– J’irai au cercle ce soir, dit l’hommed’affaires à son petit-fils, en lui rapportant ce discours. CeCancel est un de ces bas politiciens à tout faire que les malinsfourrent dans des cabinets de passage. Ces lascars-là multiplientleurs relations pour avoir ce que leurs femmes appellent un salon.Je trouverai bien quelqu’un qui me donne des détails sur sonménage. Si c’est elle la détraquée de la rue Masseran, qui a risquéce paquet-là, elle est évidemment la maîtresse d’Alfred Harny.Est-ce une liaison passagère, un caprice, ou, comme disent les genscommuns, un fil à la patte ? Dans un cas, il aurait uneexcuse. Dans l’autre… En attendant, je vais hâter, à tout hasard,la fondation de mon Institut. Quand Raymond parlera de la dot enfintrouvée, à l’amant de Mme Cancel, – car cette femmec’est Mme Cancel, il n’attelle pas à trois quandmême, – nous verrons bien ce qu’il répondra.

« Il doit y voir juste, » raisonnaitMarcel après cette conversation. « Ces deux attitudesremarquées par le suiveur, cela, c’est un indice sûr, d’uneidentité entre la détraquée de la rue Masseran, comme ditgrand-père, et cette femme du politicien. Il pense ainsi et ilcontinue à chercher le moyen d’assurer à Paule cette dot qui luipermettra d’épouser cet Harny ! Lui-même n’a pourtant pasressemblé à ce fourbe. Quand il aimait Thérèse Gauthier, je ne levois pas ayant une autre maîtresse à côté. Lui, si entreprenant, sidécidé, il hésite à éclairer Paule sur le compte de ce monsieur.Que craint-il donc ? »

La réponse à cette question était toutesimple. Elle le travaillait, depuis qu’il avait offert à son aïeulde l’aider dans la préparation de cette dot.

« Ce qu’il craint, » continuait-il,« c’est que Paule si réfléchie, si habituée par son métier, àla recherche des causes, ne se demande d’où vient l’intérêt qu’ellelui inspire et pourquoi il veille si ardemment sur son bonheur.Mais ne montre-t-il pas le même dévouement au frère ? Lesouvenir de l’employé tué à son service ne suffit-il pas à toutexpliquer ? »

L’image de Raymond Gauthier surgie dans sonesprit le mit de nouveau en réaction contre les hésitations de songrand-père.

« Ce Raymond, » pensa-t-il,« est un homme vrai. Admettrait-il le silence vis-à-vis de sasœur et de la laisser engagée dans une passion sans issue ?Car cette liaison de cœur avec Harny, lié, lui, avec une femmemariée, Paule ne la supportera pas, si elle est, elle, la jeunefille pour laquelle elle se donne. Il faut savoir si cette histoireavec cette Mme Cancel est, comme dit grand-père,une aventure de passage, et Paule a le droit de le savoir. Le frèreseul pourra tirer la chose au clair, et mettre cet étrange Harny endemeure de se conduire loyalement. Il exigera de lui une ruptureavec cette maîtresse. Cette promesse vaudra ce qu’elle vaudra, maiselle doit être donnée. Sinon, c’est l’autre rupture, celle desfiançailles, qui s’impose. Si quelqu’un peut mettre de l’ordre dansce désordre, c’est Raymond. »

Il continuait de raisonner ainsi. Puis, iltombait, à son tour, dans l’hésitation qu’il reprochait à songrand-père.

« Je connais si peu le monde, » sedisait-il. « À qui demander conseil ? La seule personne àqui j’aie parlé un peu sincèrement de Paule, c’est Cortet. Pourquoine pas prendre son avis ? Sans lui dire le détailexact. »

Instinctivement, il s’acheminait, à traversces réflexions, vers la boutique de Gillequint. Il changea dedirection et alla d’abord à Laënnec, où l’interne l’accueillit pardes éclats de rire :

– Avoue-moi la vérité. Tu viens encore meparler de Mlle Gauthier. Tiens-toi donc tranquille.Écris à tes amis de Nevers qu’ils ne pensent plus à ce mariage.

– Alors tu n’es pas d’avis que l’onpourrait faire faire une enquête par quelqu’un de la famille deMlle Gauthier, son frère par exemple, surl’existence de cet Alfred Harny ?

– Son frère ? Veux-tu toute mapensée ? Il est le complice de sa sœur. Si tu lui parles d’unprojet de mariage avec quelqu’un de Nevers, il te demandera si cequelqu’un est riche, s’il a des sous, comme ils disent dans lepeuple.

– Alors tu ne vois pas le moyen de savoirla vérité sur cette histoire Harny ?

– Quelle vérité ? Il n’y en aqu’une. Deux femmes se crêpent le chignon, si l’on peut parler dechignon aujourd’hui. C’est qu’elles se sont bêtement toquées d’ungigolo qui, lui, s’en tamponne le coquillard avec une patte dehomard prolongée. Ne perds pas ton temps à chercher les dessous depareilles histoires, et pense à ton Janus.

Chapitre 8

 

« Que je suis sot, » se disaitMarcel en quittant Cortet, « de venir demander son sentiment àce brave Justin sur une situation compliquée, aux données delaquelle je ne peux même pas l’initier. Ma première idée était lavraie. Le fils d’une veuve devient le chef officiel de lafamille : il doit être renseigné le premier sur la véritableconduite du fiancé de sa sœur, s’il en a une. Grand-père hésite àlui parler, à lui, cela se comprend avec le secret qu’il défend,mais moi aussi, j’ai à défendre cette sœur puisqu’elle est de monsang, hors la loi, mais de mon sang tout de même, celui qui couledans ces veines. » Il regardait sa main en l’ouvrant et larefermant pour mieux voir les minces lignes bleues de sa peau.« Allons. Du courage ! L’arme efficace dans cettebataille, elle est là. »

Il ouvrait la porte de la librairie, et déjàRaymond Gauthier, qui l’avait vu venir dans la rue, secouait unpaquet d’épreuves. Il le tendit à son visiteur, en l’introduisantdans son cabinet :

– Les bonnes feuilles du livre du PèreDesmargerets ! lui criait-il. Elles y sont toutes.

– Il ne s’agit pas du Père Desmargerets,répondit Marcel, à mi-voix, en poussant derrière lui la porte qu’ilreferma, ni de mon Janus. Je viens, monsieur Gauthier, faire auprèsde vous une démarche que vous ne jugerez pas extraordinaire vul’intérêt si naturel que porte mon grand-père, M. MarcelinBreschet, à la famille d’un homme mort à son service.

– M. Breschet nous l’a prouvé, cetintérêt, répondit Raymond, dont le visage exprima une surprise.Marcel avait déjà remarqué, lors de sa première visite, cetembarras devant son grand-père. Était-ce autre chose que la sortede gêne de l’obligé vis-à-vis d’un bienfaiteur auquel il ne peutrien rendre ? Cette surprise s’accentua quand le petit-fils dece bienfaiteur continua :

– Je viens vous parler au sujet deMademoiselle votre sœur, et il ajouta, non sans un scrupule de cemensonge, mais passant outre : de la part de mongrand-père.

– Ma sœur ? La laborantine ?interrogea Gauthier, plus étonné encore.

– Vous ignorez, je m’en rends compte,l’infamie dont elle a été la victime, avant hier.

– L’infamie ? dit le frère. Je l’aivue hier et ce matin. Elle ne m’a parlé de rien.

Marcel ne lui laissa pas le temps de poser desquestions qui eussent redoublé son propre trouble. Il rapporta d’uncoup, au frère visiblement stupéfié, tous les détails qu’il tenaitde Cortet d’abord, puis de son grand-père, en répétant, parprudence et pour expliquer l’enquête de celui-ci sur les secrets dela vie d’Alfred Harny, la phase déjà dite sur le motif profond etnaturel d’un tel intérêt. Raymond écoutait sans répondre. Il poussaune exclamation quand le nom de Mme Cancel futprononcé :

– Notre cliente ! s’écria-t-il. Ellequi admirait tant le Lac caché ! Elle en a commandéplus de dix exemplaires. Mais est-ce possible ? J’avais bienremarqué, plusieurs fois, quand je parlais d’elle à M. Harny,qu’il se dérobait à la conversation. Il ne ressemble guère auxautres auteurs, toujours occupés à vous questionner sur ce que l’ondit d’eux, acheteurs ou confrères. Je comprends queM. Breschet ait tenu à m’avertir aussitôt. C’est bien de lui.Il n’aura pas voulu prévenir maman directement. Elle est sisensible ! Il ne vous a pas donné un conseil à me transmettresur ce que je dois faire vis-à-vis d’elle ?

– Non, répondit Marcel.

– Dois-je parler à Paule d’abord ?continuait Raymond, pensant tout haut. Pour qu’elle n’ait rien dità notre mère, ni à moi, il faut qu’elle ait ses raisons.

Et avisant son chapeau :

– C’est avec Alfred Harny que je doiscauser, et tout de suite. Cette aventure est tellement contraire àce que je sais de lui, à son caractère, à son livre. – Il avisaitun exemplaire du Lac caché, posé sur sa table. – Il faudrabien qu’il s’explique. Et merci à vous, monsieur Breschet, ainsiqu’à monsieur votre grand-père, d’avoir tenu à m’avertir de cettehorrible chose. J’étais si fier de ce mariage, non pas pour lafortune, mais parce que j’admire tant cette œuvre. – Il tournait etretournait le volume. – Je saute dans l’AM. Je suis rue deRichelieu en dix minutes et je reviens. Pourvu qu’il soitlà !

« J’aurais dû lui offrir de le conduireen taxi », pensa Marcel, en voyant le frère de Paule courirvers l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rueSaint-Guillaume. La petite preuve d’économie que donnait Raymond etqui prouvait ses habitudes de restriction justifiait sa remarque detout à l’heure sur la différence de fortune entre la pauvrelaborantine et le fils de l’opulent agréé. « Comment AlfredHarny, » pensait encore Marcel, « n’a-t-il pas comprisque ses fiançailles secrètes avec une jeune fille d’une autreclasse lui créait des obligations d’une plus stricte loyauté ?Quelle excuse va-t-il inventer ? Je vais le savoir. Gauthierm’a dit : « Je reviens. » C’était me dire del’attendre. Décidément, j’ai bien fait de lui parler. »

Il s’assit en ouvrant à son tour le romaninexplicable du fourbe, tandis que l’autobus déposait Raymond, ruede Richelieu, devant la maison où l’agréé avait à la fois son étudeet son appartement, autre symbole du contraste entre la pauvreté dePaule et la fortune des Harny. Le frère de la fiancée trahie n’yprit pas garde, non plus qu’à un autre contraste, celui de lalittérature tout aristocratique du Lac caché avecl’atmosphère de vieille basoche où son auteur avait grandi. Mais unécrivain tient toujours au milieu dont il sort, soit par uneconformité d’idées et de sentiments avec ce milieu, soit par uneréaction qui justifie le mot du philosophe allemand :« Le moi se pose en s’opposant. » Le fils de l’agréés’était ainsi construit, dans ce milieu de légalisme juridique, unpersonnage mi-factice, mi-sincère, qu’il allait, pour la premièrefois, expliquer systématiquement et s’expliquer peut-être àlui-même. Il était là. Dès l’entrée de Raymond, il comprit quecelui-ci savait tout au moins la scène de la rue Masseran. QuePaule l’eût racontée à son frère, c’était trop naturel et quecelui-ci retirât sa main quand Harny lui tendit la sienne.

– J’attendais votre visite, Raymond,commença-t-il. Je me rendais trop compte que le secret de cescandaleux épisode ne serait pas gardé. Si vous l’avez appris parPaule, elle a dû vous dire aussi qu’elle me pardonnait une aventuredéjà ancienne et qui date du temps où je ne la connaissais pas.

– Vous lui avez menti une fois de plus, àla pauvre petite, répondit Raymond avec la rude franchise del’homme du peuple qu’il était tout au fond. Elle vous a cru. Maisje sais, moi, qu’hier encore, vous receviez cette maîtresse àPassy, rue des Marronniers, où vous avez votre garçonnière.Dites-moi donc la vérité, à moi, qui vous admire tant commeécrivain. Ne déshonorez pas devant moi l’auteur du Laccaché. Cette maîtresse, avouez que vous l’avez toujours. Parsensualité, par faiblesse, je pourrai vous comprendre, vousplaindre. Je ne serai pas obligé de vous mépriser.

Cette dernière phrase fut dite avec un telaccent de souffrance que l’imposteur en resta ému malgré lui. Etpuis il se produit dans les natures complexes, comme était lasienne, à de certaines heures, un besoin de s’extérioriser, de semontrer tel que l’on est, avec une ingénuité déconcertante. D’oùvient-elle cette ingénuité ; qui n’est ni du cynisme, ni de lavanité, quoiqu’elle tienne de l’un et de l’autre de cesvices ?

– Je ne suis pas un monstre, Gauthier,répondit-il, et sa voix même était changée. Il y passait comme unsouffle d’une sincérité, à la fois complaisante, involontaire etdouloureuse. Oui, j’ai eu la faiblesse de ne pas rompre cetteliaison, cela avec quels remords ! Je n’en étais pas moinspassionnément épris de votre sœur. C’est tout moi, cette dualité.Je suis plusieurs êtres. Mon imagination d’artiste veut quej’éprouve simultanément et réellement des sentimentscontradictoires. Jamais je n’ai été de meilleure foi qu’enécrivant, par exemple, ce Lac caché. Vous y avez reconnudes qualités d’émotion pure qui me sont venues en aimant votresœur, car je l’ai aimée, je l’aime, et ce sentiment si vrai, mafaute est de l’avoir défendu par le mensonge. Voilà trois mois queje mène auprès d’elle cette vie de fiancé secret, que je n’ai paseu le courage de compromettre en l’initiant, elle, si simple, sidroite, à une erreur dont je n’avais pas la force de m’affranchir.Je vais vous avouer une anomalie que vous jugerez abominable. Cetaveu vous prouvera ma sincérité. Ma maîtresse, une femme mariée,j’en étais déjà bien lassé, quand j’ai connu Paule. L’antithèseentre cette libertine et votre admirable sœur aurait dû me dégoûterde ma complice. L’effet contraire s’est produit. Une espèced’attirance, que j’oserais qualifier de criminelle, s’estsubstituée à ma lassitude. Je me suis repris à désirer cettemaîtresse qui satisfait les pires côtés de mon être, tandis quel’autre, ma fiancée, caressait les meilleurs. Je ne dirai pas quej’ai traversé deux amours qui s’exaltaient l’un par l’autre. Etcependant !… Condamnez-moi, Raymond. Étant le frère de Paulevous en avez le droit, mais comprenez-moi. Reconnaissez que je suisaussi malheureux que coupable. Oui, condamnez-moi, maisreconnaissez que j’ai été, que je suis la victime d’une fatalitésentimentale, qui tient au plus intime de ma personnalitéd’artiste. Plaignez-moi et ne me méprisez pas.

Cet étrange discours s’accompagnait d’untrouble si poignant, les traits du menteur, qui se démasquaitlui-même, exprimaient une telle détresse que l’homme simple auquels’adressait cette confession sentait son indignation s’abolir. Ellelaissait la place à une pitié révoltée, mais qui ne pouvait plusjuger. Le lecteur en lui admirait tant les délicatesses del’écrivain, il s’était pénétré si profondément de cettesensibilité, qu’il subissait comme un vertige à découvrir de telsabîmes dans ce qu’Alfred Harny avait défini lui-même sa« personnalité d’artiste » et réagissant contre unecomplaisance qui l’associait malgré lui à ce demi-cabotinage, ilfit appel à ce qui restait pourtant d’honneur dans cette âmeincohérente et répondit :

– Non, Harny, je ne vous méprise pas. Jene peux pas ne pas estimer votre franchise, mais ne sentez-vous pasque vous n’aviez pas le droit de jouer avec un cœur de jeune filleet que vous devez maintenant vous abstenir de ce jeu etl’interrompre ? Vous devez, – et il insistait sur lemot en le prononçant, – ou bien briser toute relation avec Paule oubien vous reprendre et redevenir le fiancé scrupuleux qui seconsidère comme engagé d’honneur à n’avoir dans sa vie qu’un seulamour et un seul but : le mariage.

– Vous savez qu’il y a un obstacle,répondit Harny.

– Le refus d’autorisation de monsieurvotre père ? dit Raymond. Passez outre.

– J’y ai pensé, mais c’est sigrave ! Fonder un foyer rebelle, renier toutes les traditionsde la famille ! J’ai reculé. D’autre part mon pèrerestera-t-il irréductible ? Quand il verra que je me considèrecomme lié par un engagement imbrisable, et qu’il saura quelleexistence mène Paule, cette nonne laïque d’un laboratoired’hôpital, il acceptera l’idée d’avoir une bru sans dot, d’autantplus que nous sommes riches. Je n’ai ni frère, ni sœur. Je pourraismême suffire à un ménage avec mes droits d’auteur, vous le savezmieux que personne. Gauthier, je vous demande de me faire un peu decrédit et d’attendre. Vous voulez que ma double vie cesse. C’estpromis. Je n’aurai plus d’appartement rue des Marronniers. Vouspourrez vous renseigner et le constater. Plus de maîtresse. Etmerci d’avoir été simple et même brutal avec moi. Tout de même,vous ne me démentirez pas auprès de Paule sur ce que je lui ai dit,que cette liaison était une histoire d’autrefois ?

– Non, répondit Gauthier, puisque j’aivotre parole pour l’avenir.

Tel était sur lui le prestige de son auteurfavori qu’il quitta le perfide Harny en lui tendant cette fois lamain et qu’en regagnant la librairie Gillequint, il tremblait den’y pas retrouver Marcel. Il tenait, sinon à justifier entièrementl’imposteur, du moins à diminuer sa faute, auprès du messager duvieux Breschet.

« Heureusement il m’a attendu, » sedit-il, en voyant au fond de la boutique le jeune professeur penchémaintenant sur le volume du Père Desmargerets qu’il feuilletaitsans s’intéresser vraiment aux images de Janus dans les monnaiesimpériales, le plus curieux des chapitres du livre. Il s’yrencontre plusieurs reproductions d’une médaille datant du règne deCommode. Le dieu y est représenté avec deux visages, une barbe surl’un, l’autre imberbe. Il tient d’une main un bâton, de l’autre unarc d’où s’échappent les quatre saisons. Un enfant placé en facefigure-t-il l’année ? Marcel reprenait pour la sixième ouseptième fois le passage dans lequel le Père Desmargerets commentece document significatif. Il interrompait sans cesse sa lecture, àchaque ouverture de la porte. Enfin il aperçut Raymond quidébouchait du boulevard Saint-Germain. Celui-ci, encore toutexcité, attendit à peine d’être dans la boutique pour répéter lesconfidences d’Harny, avec une conviction qu’il communiqua aussitôtà son interlocuteur. Pourtant, plus averti par les propos de Cortetet ne subissant pas la séduction exercée sur l’employé de librairiepar les milliers d’exemplaires déjà écoulés du Lac caché,le petit-fils de l’homme d’affaires aurait pu se défier davantage.Mais le professeur, habitué par l’étude des poètes latins et grecsà l’analyse des complications sentimentales, devait accepterd’instinct celles de Harny. C’est encore un des sens du Suavemari magno de Lucrèce que le conseil de se complaire auspectacle des passions dont nous sommes exempts. Cette crisepsychique d’un incertain pris entre un amour pur pour une chastejeune fille et un égarement coupable dans les bras d’une femmemariée, quel tumulte moral en regard de l’existence de Marcel danscette calme ville de Nevers dont la monotonie l’accablait sisouvent ! Du moins il ne serait pas venu à Paris pour rien,s’il contribuait, par Raymond Gauthier et par son grand-père, àpréserver le bonheur de la fille illégitime de ce grand-père et àredresser la sensibilité faussée d’un écrivain de talent. Il courutdonc aussitôt vers le boulevard Suchet, transmettre le message dontil se trouvait chargé par son entretien de la rue Saint-Guillaume.Lui-même, à mesure qu’il le rapportait, ce consolant message, ensentait bien les invraisemblances. Cependant le vieux Breschetparut les accepter, tant il était calme pour répondre, en hochantla tête :

– Après tout, Harny peut être sincère. Envieillissant, Marcel, tu apprendras qu’une nature humaine estcomplexe. L’invraisemblable y est quelquefois vérité. Je l’aibeaucoup suivi, ce jeune homme, comme tu penses, depuis sarencontre avec ma Paule. Quel singulier début d’idylleencore ! Le docteur de M. Harny, le père, appréhende uneazotémie chez son client. Il fait venir une laborantine pour faireau malade une prise de sang. Tu sais en quoi la chose consiste. Onmet à nu le bras du patient, on le pique à la jointure, et onemporte le sang pour l’analyser. Le hasard veut que Paule soitchargée de cette besogne. Elle trouve le moyen d’être si sérieuse,si adroite, et si jolie dans cette moliéresque opération que sagrâce touche le cœur du fils inquiet. Il y a quatre mois de cela,et j’ai bien observé la qualité de la cour qu’il faisait à Paule.Il l’a vraiment respectée comme une fiancée. Tu as vu, quand jet’ai parlé du suiveur et de la rue des Marronniers, comme jem’indignais. Monstrueux, te répétais-je, monstrueux ! J’avaistort. Évidemment Alfred est faible. C’est un émotif, mais de bonnefoi, et puis Paule l’aime. Faut-il l’éclairer et lui dire lavérité ? Ou bien, dans son propre intérêt, lui laisser croireque cette aventure avec Mme Cancel appartient aupassé ? En tout état de cause, il faut que ces fiançaillesaboutissent à un mariage, et par conséquent mettre Alfred Harnydevant un devoir positif. Donner son nom à une jeune fille et luiprendre sa vie constitue tout de même un engagement devant lequelil reculera, si la rupture immédiate et définitive avec samaîtresse n’est pas possible. C’est tout de même un bourgeois, filsde bourgeois, et la délicatesse de son livre, malgré sonmaniérisme, prouve qu’il a gardé le fond de mentalité de sa classe.Hier, au cercle, j’ai appris que cette Mme Cancelpasse pour une femme assez légère. Elle a trente-cinq ans. Cettescène de la rue Masseran n’aura été qu’une foucade, la crise decolère d’une femme qui se sent lâchée pour une rivale plus jeune.Elle appréhende le mariage, ce mariage auquel M. Harny pères’oppose, sans doute par préjugé contre la profession de Paule.J’ai décidé, moi, de lui parler, car l’affaire de notre Institutpeut être considérée comme conclue. L’objection de l’absence de dottombe aussitôt. Je saurai à quel homme nous avons affaire, et nousentrerons dans une vérité totale.

– Mais l’intérêt que vous portez à Paule,comment l’expliquerez-vous ?

– Toujours de même, par le souvenir deGauthier, mort à mon service. Il ne faut pas tarder. J’iraiaujourd’hui même à son étude, rue de Richelieu, après deuxrendez-vous d’affaires que j’ai encore cet après-midi.

– Si vous le permettez, dit Marcel, jevous accompagnerai Je vous attendrai à la porte, devant lamaison.

– Comme tu es affectueux ! dit legrand-père. Ce sera vers quatre heures et nous aurons encore letemps d’aller aux Enfants-Malades annoncer à notre laborantine laposition nouvelle qui lui est préparée dans notre Institut. Quej’aie eu la pensée de cet Institut, cela l’étonnerait si je n’avaispas toujours la même raison à lui donner qu’à M. Harny tout àl’heure, et qu’à Raymond, quand je lui ai procuré cette place chezGillequint. Hélas ! mon vrai motif, je ne peux pas le luidire. Il y a des silences qui sont des expiations, les pires.

Chapitre 9

 

Tout en faisant les cent pas quelques heuresplus tard, sur le trottoir de la rue de Richelieu, Marcel serappelait de quel accent poignant le véritable père de Paule avaitprononcé cette dernière phrase :

« Pour M. Harny, » sedisait-il, « le prétexte paraîtra peut-être suffisant, maiselle, avec l’esprit de réflexion dont témoigne sa physionomie etles habitudes d’analyse exacte de son métier, ne trouve-t-elle pasdéjà très énigmatique la sollicitude émue que grand-père luitémoigne, à chaque occasion ? Cette fois, cette sollicitude vabien loin. Il est vrai qu’il s’occupe aussi du frère, mais quelledifférence ! Et puis il y a la mère. Telle que grand-père mel’a peinte, son attitude vis-à-vis de l’ancien patron de son mari,son ancien amant et le père de sa fille, doit être bien singulière,pour qui voit de près leurs rapports… Paule est évidemment siattentive, si observatrice !… Mais voici grand-père. Il a levisage tout décomposé. Que s’est-il donc passé avecM. Harny ? »

Sans même lui laisser le temps de poser unequestion, Marcelin Breschet avait, sur le pas de la porte, saisi lebras de son petit-fils d’un geste de détresse, et il l’entraînaitjusqu’aux galeries du Palais-Royal où il se laissa tomber sur unbanc.

– Mais qu’y a-t-il ? interrogea lejeune homme épouvanté de ce silence.

– Il y a, répondit le vieillard, quej’avais raison dans mon premier cri. Ce jeune Alfred Harny est unmonstre. Laisse-moi reprendre mes esprits pour te raconter la scènecruelle à laquelle je viens d’être mêlé. M. Harny père m’areçu presque aussitôt. Il connaissait mon nom et aussi mon affaireactuelle, qui, entre parenthèses, va si bien que je n’aurais mêmepas besoin d’accepter ton argent, si ce mariage pouvait avoirlieu.

– Il ne le peut plus ? s’écriaMarcel. Par la faute d’Alfred Harny ?

– Par sa faute, et comment ! J’aitrouvé dans Me Harny un type accompli de l’homme de loi, un peuraide, cérémonieux, correct. Je l’ai vu littéralement stupéfait parla démarche que je venais faire auprès de lui : « Maisvous avez été mal renseigné, monsieur, » m’a-t-il dit.« Jamais le nom d’une demoiselle Gauthier n’a été prononcéentre moi et mon fils, qui d’ailleurs ne me parle jamais demariage. » – « Jamais ? » ai-je demandé, aussistupéfait que lui. – « Jamais, » a-t-il insisté.« Alfred est un fils unique. Il aura une belle fortune et ilsait parfaitement, connaissant mes idées, que je ne suis pas deceux qui feraient, d’une question d’argent, une objection à unmariage d’amour avec une jeune fille honorable. Veuillez, monsieurBreschet, me préciser les faits qui vous ont déterminé à unevisite, pour moi inexplicable. Je vous le répète : mon filsn’a jamais même prononcé devant moi le nom deMlle Gauthier. Son dernier livre, que vous avezcertainement lu, et qui ne me plaît guère, malgré son succès, ne leprouve que trop, il est incapable d’avoir imaginé auprès de cettejeune fille un mensonge qui dénoncerait un projet de séduction.Puisque vous vous intéressez à elle, au point d’être venu me parlerde ce projet de mariage, vous me permettrez de vous demander :êtes-vous absolument sûr d’elle ? Vous me dites que vousvoulez la doter, en souvenir de son père mort à votre service. Nevous offensez pas de ma question. Elle exerce, me dites-vous, unmétier très humble. N’aurait-elle pas trouvé ce moyen d’ensortir ? »

– M. Harny était logique, interjetaMarcel. Il vous était en effet impossible de vous offenser de sonidée. Il ne connaît pas Paule.

– Mais moi qui l’ai vue grandir et quisais tout d’elle, depuis sa petite enfance, je me sentais révoltécontre le soupçon d’une aussi vilaine intrigue, prêtée à cettepetite sainte. Car c’est une sainte. Ma démarche, elle l’ignoraitabsolument et ma volonté de lui créer une situation qui fûtl’équivalent d’une dot. Dominé par le besoin de la défendre, jerépondis à M. Harny : « Oui, monsieur, je suisabsolument sûr de Mlle Gauthier, sûr qu’elle nesait rien de ma visite chez vous, sûr qu’elle ne soupçonne pas ceprojet concernant sa dot. Elle aime votre fils, cela, j’en suis sûraussi. Elle croit en lui, profondément. Elle s’est fiancée à lui,et c’est lui, lui seul, qui a inventé cet obstacle de votre refus àson mariage avec elle, à cause de l’absence de dot. »M. Harny me regardait avec des yeux que je connais bien. Jeles ai vus souvent aux avocats, qui se défient et qui, pourtantadmettent des hypothèses contraires aux leurs. « Vouspermettez, » fit-il, et avisant le téléphone posé sur sonbureau, je l’entendis qui prononçait le nom d’Alfred et quiajoutait : – « Descends aussitôt dans mon cabinet. J’aibesoin de te parler immédiatement. »

Et se tournant vers moi : « Vousallez constater, monsieur, l’inanité de vos soupçons. De cela, jesuis, moi aussi, absolument sûr. » Alfred Harny arriva deuxminutes plus tard. Sa physionomie, si surveillée, d’ordinaire, sedécompose littéralement, quand il me voit assis en face de sonpère. Nous n’avions jamais été présentés l’un à l’autre, mais ilm’avait aperçu dans la librairie Gillequint, et nul doute queRaymond ne l’eût renseigné sur ma personnalité. « Tu connaisM. Marcelin Breschet ? » lui dit simplement sonpère. « Je n’ai pas cet honneur, » répondit-il,« mais je sais combien M. Breschet s’est intérességénéreusement au secrétaire de mon éditeur, M. RaymondGauthier. » – « C’est justement de la sœur deM. Gauthier que M. Breschet est venu me parler. Il me ditque tu t’es fiancé secrètement à cette jeune fille et que tu lui asraconté que je m’oppose à ce mariage, parce qu’elle n’a pas de dot.J’ai répondu à M. Breschet que Mlle Gauthierm’était jusqu’à tout à l’heure totalement inconnue et que tu nem’avais jamais prononcé son nom, ni d’ailleurs parlé d’aucun projetde mariage, pas plus avec elle qu’avec une autre. Est-ceexact ? » – « C’est exact, » répondit Alfred,devenu livide. Dans les prunelles de son père passait un regard quej’appellerais professionnel, celui de l’agréé en présence d’unplaideur qui essaye de le tromper. Il se tourna vers moi, de lasincérité duquel évidemment il ne doutait pas. « Interrogez-levous-même, monsieur Breschet, » me dit-il ; et moi,m’adressant au fils directement : « Alors, monsieur, vousaccusez Mlle Gauthier d’avoir menti à votresujet ? » – « Je n’accuse personne, » fit lejeune homme. « J’ai demandé en effet àMlle Gauthier si elle consentirait à être ma femme,en ajoutant que la nature de son métier et son absence de fortunesoulèveraient peut-être des objections de la part de monpère. »

– « Pourquoi ne m’en as-tu pas parlétout de suite ? » dit l’agréé, et à moi : –« Tout s’explique. Mlle Gauthier a interprétéce peut-être comme une affirmation. » – « Non, »répondis-je, « votre fils a présenté votre refus, non comme unpeut-être, monsieur Harny, mais comme une certitude, et qu’il a dittenir de vous-même. » Et moi, m’adressant de nouveau au jeunehomme contre lequel je me sentais indigné : « Vous avezrapporté vous-même cette soi-disant conversation avec monsieurvotre père et pas seulement à Mlle Paule mais à sonfrère, le secrétaire de votre éditeur. Alors vous accusezmaintenant ce frère d’avoir menti, car il m’a répété vos proprestermes : « Papa me refuse son consentement, mais ilchangera d’idée, en voyant combien j’aime Paule. » Oui ou non,vous êtes-vous fiancé avec elle en la trompant ? Et la pauvreenfant vous a cru ! Qu’espériez-vous donc ?… »J’étais si ému de découvrir une telle fourberie chez ce garçon, queje me levai, et pris congé de l’agréé, sans même esquisser un gestedu côté de l’imposteur. Je n’avais pas descendu les marches del’escalier que Me Harny rouvrit lui-même sa porte et qu’il mecriait : « Monsieur Breschet, voulez-vous remonter, jevous prie ? » Rentré dans son cabinet, je vis qu’Alfreden était parti et, à l’attitude du père, je compris que leséducteur, – car c’est bien une séduction qu’il manigançait, –avouait tout. Les émotifs sont ainsi. Ils ne résistent pas à deschocs intérieurs qui les font dénoncer eux-mêmes leurs actes lesplus soigneusement cachés. L’indignation de l’agréé contrel’affreuse comédie jouée par son fils à une jeune fille dont je luigarantissais l’honneur, était, je t’assure, émouvante à voir, etles excuses qu’il a cru devoir me faire me laissent encore toutimpressionné. Mais la grande affaire est que Paule soit prévenueque jamais Alfred Harny n’a parlé de ses prétendues fiançailles àson père. Elle ne peut l’être que par Raymond. Il faut que turetournes chez Gillequint, que Raymond apprenne, ce que nous savonsmaintenant d’une façon certaine, la duplicité d’Alfred Harny à leurégard, et qu’il convainque Paule de rompre toute relation avec cedébauché qui voulait l’entraîner à devenir, elle aussi, samaîtresse, en se donnant des privautés de fiancé. Moi je vais de cepas chez Thérèse. C’est la mère, elle aussi doit tout savoir.

Raymond Gauthier, bien qu’il eût, paréducation et par métier, le goût et les éléments de la culture,restait, dans le beau sens du mot, un homme du peuple. Son père, lemécanicien, avait peiné de ses bras, comme son grand-père, lui-mêmemaître-serrurier. Cet exercice d’un dur métier manuel façonnehéréditairement un type de caractère chez qui le passage de l’idéeà l’action et du sentiment au geste se fait plus rapide et parfoisimmédiat. Tandis que Marcel lui racontait la scène si étrangementrévélatrice de la rue de Richelieu, les manières habituellementcourtoises de l’employé de librairie devenaient brusques, sonlangage rude, ses traits grossiers.

– Est-ce possible ? répétait-il.Quelle comédie abominable il nous a jouée, à ma sœur et àmoi ! Ces sentiments raffinés dont il nous parlait, à tous lesdeux, dans le style de ce livre que j’ai tant aimé, c’étaient doncdes mensonges ? Et moi qui favorisais cette intimité avecPaule, que je considérais comme sa fiancée, quelle duperie !Et lui, quelle impudence !

L’exemplaire du Lac caché traînaittoujours sur son bureau. Il le prit et le déchira d’un gestebrutal. Des clients entraient dont la présence obligea le furieux àse contenir. Ces gens venaient justement acheter ce roman quel’employé leur tendit sans le commentaire élogieux dont ilaccompagnait d’habitude chaque nouvelle preuve du succès del’écrivain à la mode.

« Le métier aura tout de même raison desa colère, » se dit Marcel. Il ne peut pas insulter son auteuren public, et Harny n’aura qu’un désir, reculer à tout prix cetterencontre. »

Si le jeune homme avait mieux connu lescomplications de cet imposteur foncier qu’était Harny, il se seraitrendu compte que cette rencontre précisément deviendrait pour cenévropathe un besoin. Le narcissisme sentimental a ce caractère dene pouvoir se passer du témoin qu’il trompe. Le tromper, c’est semirer dans son opinion, et vouloir que cette image ne soit pasdétruite chez ce complice involontaire. Il se produit là unphénomène de cet être à demi conscient que les psychanalystesappellent le surmoi, et qui est nous, mais à côté. Nous défendonsce surmoi contre l’introspection des autres, avec une passionnéesincérité qui est en même temps un cabotinage. À peine sorti ducabinet de son père, Alfred Harny, qui venait de jouer auprès delui le rôle du fils repentant, imaginait déjà une autre comédie quipréservât son souvenir chez Paule. Il comprenait que cette relationéquivoque avec la jeune fille ne pouvait pas se prolonger. Uneautre anomalie qu’il copiait à son insu du Volupté de Sainte-Beuve,ce manuel de dualité psychique, voulait qu’il n’eût aucune idéed’en faire sa maîtresse. Il n’avait pas menti dans sa confession àGauthier. Ce qui le séduisait chez Paule, c’était son innocence, etsa liaison avec Mme Cancel satisfaisait d’autantmieux sa sensualité. Celle-ci, dans leur dernière entrevue rue desMarronniers, lui avait annoncé son départ pour Deauville et savolonté qu’il la suivît. Il lui avait promis de lui obéir, avecl’idée d’éviter quelque nouvelle scène. Il dirait à la pauvrelaborantine que s’il avait feint cette objection de son père,relative à la dot, c’était par la certitude qu’en effet elle seproduirait et surtout pour mieux préserver leur douce et secrèteintimité d’une inquisition paternelle qui, maintenant éveillée,rendrait leurs rapports trop difficiles. Pour qu’elle crût à cettefable, il fallait avoir d’abord persuadé son frère, et, pour cela,devancer Marcelin Breschet qui ne manquerait pas d’aller aussitôt àla librairie, raconter la scène de la rue de Richelieu. Il nesoupçonnait pas la visite de l’ancien amant chez la mère, ni queMarcel lui servirait de messager rue Saint-Guillaume. Sa méfiance àl’égard du grand-père le sauva du moins de la rencontre avec lepetit-fils. Il prit pour arriver à la librairie Gillequint la voiedétournée de la rue de la Chaise, en sorte que les deux jeunes gensne se virent même pas. Quand il entra dans la boutique, le salut dugarçon qui ouvrait la porte, comme celui des deux dactylographesoccupées à leur machine dans leur coin habituel n’annonçaient aucunchangement, ni le salut de Raymond qui, cette fois, lui donna lamain. Ils étaient en public. Cependant, quand leurs doigts setouchèrent, il sentit bien qu’un frémissement contractait ceux dufrère de Paule, qu’il précéda dans son bureau, en luidisant :

– J’ai à vous parler de choses graves,Raymond.

– Moi également, répondit celui-ci, qui,reculant et à mi-voix ajouta : j’aimerais mieux que notreconversation n’eût pas lieu ici.

– Comme vous voudrez, fit Harny quisortit le premier et qui reprit, toujours avec la crainte de voirsurgir Marcelin Breschet, le chemin par où il était venu. Arrivéspresque au coin de la rue de Grenelle, son compagnon l’arrêta, enlui prenant le bras et lui cria :

– Monsieur Alfred Harny, vous pouvez êtreun grand écrivain, mais vous êtes un drôle. C’est le frère de PauleGauthier qui vous le dit et qui vous traite comme tel.

En même temps, le justicier assénait au fiancédéloyal plusieurs coups de poing si violents que celui-ci futrejeté contre le mur. Avant qu’il eût eu le temps d’esquisser ungeste de défense, l’apparition de trois hommes, qui débouchaient dela rue de Grenelle, lui donna ainsi qu’à son agresseur,l’impression qu’un scandale allait avoir lieu. Il se domina, et,les poings serrés, il dit à Raymond :

– Nous nous retrouverons, monsieur.

– Quand et où vous voudrez, répondit lefrère vengeur ; et retournant dans la direction de lalibrairie, il laissa le coupable et malheureux Harny paralysé decolère impuissante et se disant :

« Je ne peux pourtant pas supporter cela.Que vais-je faire ? »

Chapitre 10

 

Tandis que cet événement, qui aurait pu êtretragique, se passait sur le trottoir de cette paisible rue de laChaise, Marcelin Breschet, lui, gagnait l’atelier de la rue SaintAndré des Arts, pour y accomplir la dure mission dont il s’étaitchargé.

– La patronne est sortie pour unelivraison, lui dit une des ouvrières.

– Je l’attendrai, répondit-il, et ils’assit dans ce décor d’un humble métier, tandis que lescouturières reprenaient leur besogne interrompue. Ah ! commeil aurait voulu faire vieillir sa Thérèse, la mère de sa fille,dans une autre atmosphère ! Pourtant il aimait qu’elle eûtvieilli ainsi, dans le travail et le repentir. Comment allait-illui annoncer la trahison dont leur fille était la victime ?L’aspect seul des choses autour de lui disait la réponse. Aveccette âme courageuse, pas de demi-confidences, une parole francheet directe, et comme Mme Gauthierrentrait :

– J’ai une nouvelle assez grave à vouscommuniquer, commença-t-il à mi-voix. C’est pour cela que je mesuis permis de vous attendre.

Comme toujours, un accueil réservé dénonçait,chez l’ancienne maîtresse, la pénible impression que lui causait laprésence de cet homme, l’unique faute, de son passé, si constammentrachetée. L’avenir de sa fille la préoccupait trop pour qu’elle nedevinât point qu’il allait lui parler d’elle.

– Voulez-vous venir dans le petitsalon ? dit-elle à Breschet ; et à ses employées :Continuez votre ouvrage. Vous savez qu’il est pressé. Moi, je vousrejoins tout de suite.

Une fois seuls dans la pauvre piécetteattenante qui lui servait de bureau :

– Il s’agit de Paule, interrogea-t-elle,et de M. Harny, n’est-ce pas ? Elle était si troublée,ces jours-ci ! Il se passe quelque chose qu’elle n’a pas voulume dire, à quoi il est mêlé ?

– En effet, répondit Breschet, quelquechose de très grave, d’irréparable même pour elle et qu’elle n’aurapas pu vous raconter, parce qu’elle ignore le pire.

– D’irréparable ? répéta la mère, etbouleversée, le souvenir de sa propre défaillance d’autrefois luiarracha ce cri : Il est son amant ?

– Non, non, fit Breschet, ce serait moinsirréparable, puisqu’ils sont libres tous les deux. – Et sereprochant d’éveiller chez elle une comparaison tropdouloureuse : – Non. Mais j’ai la certitude aujourd’hui que cegarçon est un fourbe, d’autant plus dangereux qu’il justifie sespires fourberies sous des prétextes sentimentaux qui lui endissimulent la hideur.

Et il commença de raconter à la mère, quil’écoutait avec une visible horreur, la comédie dont son enfant, sivraie, si noblement passionnée, avait été la dupe.

– Alors, demanda-t-elle, ce prétendurefus de son père à leur mariage à cause de l’absence de dot,c’était un mensonge ?

– Un absolu mensonge. J’arrivais chezM. Harny père, tout à l’heure, je peux le dire, avec l’offrede cette dot. Parmi mes affaires actuelles d’immeubles, je metrouve disposer d’un local admirable pour y installer une clinique.Un médecin m’a suggéré d’en faire un Institut de recherchesbactériologiques. Oh ! très modeste. J’en serais le principalactionnaire. Il y aurait une place bien rétribuée pour Paule. Jecomptais vous en parler et obtenir votre assentiment. Vous avezbien voulu me reconnaître le droit de veiller un peu sur unedestinée à laquelle je dois au moins cette réparation. Je lui doismaintenant de la préserver du piège dont elle a failli être lavictime. Vous me devez, vous, Thérèse, – il ne l’appelait jamais dece petit nom, – de m’y aider. C’est à vous de dire à Paule lavérité entière. Votre fils est prévenu, pour le cas, qui ne seproduira pas, où Alfred Harny se débattrait contre ses propresaveux, faits à son père devant moi. Voici d’ailleurs Raymond, etdans quel état !

Une voix résonnait en effet dans l’atelier,celle du frère, encore à peine maître de lui, et qui entrait, enessayant de se dominer :

– Maman, dit-il, M. Breschet estvenu certainement t’apprendre l’infâme comédie que M. AlfredHarny jouait à Paule. Ce monsieur avait une maîtresse. Il n’avaitjamais parlé à son père de ses fiançailles avec une jeune fille sipure, si droite. Il préférait accuser ce père d’un odieux manque decœur. Il prétendait, je te l’ai raconté moi-même, car il me mentaitaussi, à moi, son dévoué, que M. Harny était irréductible surce chapitre de la dot, cette dot que vous, monsieur Breschet, notreadmirable bienfaiteur, vous vouliez constituer à Paule. J’ai sucela encore par votre petit-fils… Enfin, tout est bien fini. Jeviens d’avoir une scène avec cet abominable félon, et je l’aicorrigé de mes mains. Je l’ai rossé. – Et il montrait ses mains defils d’ouvrier, si fortes et tremblantes de colère. – Le temps derentrer à la librairie et d’écrire au patron que je m’en vais de lamaison, à cause d’une violente discussion avec M. AlfredHarny, suivie de voies de fait. Si je ne vous avais pas trouvé ici,monsieur Breschet, je courais chez vous pour vous avertir, et vousprier de ne pas m’en vouloir d’avoir quitté de cette manière unemaison où vous m’avez fait entrer. Mais rencontrer cet homme dansles circonstances présentes, je ne pouvais pas le supporter.

– Vous en vouloir ? réponditBreschet, mais je vous approuve absolument. Je vous trouveraiquelque chose, je vous le promets. Seulement, pensons d’abord àvotre sœur.

– Vous avez raison, monsieur Breschet,dit Raymond. Je vais la chercher à l’hôpital et je te l’amène,maman.

Mme Gauthier, qui n’avaitrépondu ni à l’un ni à l’autre des deux hommes, continuait de setaire. Marcelin Breschet se rappelait les crises de mutisme dontelle était la victime, quand une émotion trop forte la saisissait.Raymond parti, les deux anciens amants demeurèrent sans prononcerun seul mot, jusqu’à une minute où la mère de Paule, appelée parune ouvrière, dit simplement :

– Vous permettez ? J’ai une commandepressée et il faut d’abord faire son métier.

« Elle est héroïque à sa manière, »pensa Breschet, qui, lui-même s’en alla en disant : –Voulez-vous m’envoyer Raymond dès qu’il reviendra, que je sache dequelle façon Paule supporte cette épreuve ? Croyez-le, je vousplains de tout mon cœur. Mais plaignez-moi un peu aussi,Thérèse.

« Et il ne sait pas tout ! » sedisait la pauvre femme, tandis que son complice d’il y a vingt anss’en allait, de son pas alourdi par l’âge. « Il fautpourtant, » pensait-elle encore, tout en ayant la force decauser avec sa cliente, « que nous parlions, Paule et moi, del’offre de cette dot. Je ne lui aurais permis en aucun cas del’accepter. Marcelin ne se doute pas, » – elle aussi donnait àBreschet le petit nom qu’elle soupirait si tendrement autrefois, –« non, il ne se doute pas, mais moi je l’ai trop souventsenti, qu’une défiance secrète grandit en elle. Leurs relations nelui semblent pas claires. Elle n’a pas, pour regarder celui qui estpourtant son père, les yeux reconnaissants et simples de Raymondpour le bienfaiteur. Car il n’est que cela officiellement. QuePaule ne se permette pas de même imaginer la vérité, j’en suis biensûre. Elle me respecte trop, moi qui le mérite si peu ! Maison a beau ne pas admettre certaines idées, elles sont là, on lessubit. Que va-t-elle penser de cette offre d’unedot ? »

La cliente était partie depuis longtemps, etThérèse, retirée dans son bureau, continuait de subir cette attenteanxieuse, supplice des situations fausses. Elle se demandaitencore :

« De sa rupture définitive avec cettecanaille d’Alfred Harny, je ne doute pas. Elle est si loyale, sivraie. Mais ce sacrifice d’argent que son vrai père méditait pourelle, comment le lui expliquer ? Il vaudrait mieux peut-êtretout lui avouer… Je ne puis pas. »

Quand l’Écriture nous montre l’adultère punipar la lapidation, elle formule dans un symbole saisissant lesinnombrables supplices moraux qui châtient ce crime contre lafamille. Perdre l’estime de sa fille était cruellement pénible àcette femme, honnête de nature, pieuse, qui s’était rachetée dansla mesure du possible, et qui se retrouvait encore aujourd’huiprisonnière de son mensonge. Mais elle était mère aussi, et aupremier moment, quand Paule à son tour entra dans la petite pièce,cette mère ne vit qu’une chose : l’altération du visage de safille à laquelle le frère venait de révéler et la comédie organiséepar Alfred Harny et la vengeance brutale qu’il en avait tirée. Deson amour trahi et de l’outrage subi par le séducteur qu’elle avaittant aimé, qu’elle aimait toujours, elle était certes bientroublée, mais, indice trop évident de la place que tenait depuisdes années dans sa pensée l’énigme des relations de Breschet avecsa mère, l’offre inattendue de cette dot la tourmentait plusencore. Mme Gauthier y avait vu juste, et quandelle la prit dans ses bras en gémissant :

– Ma pauvre chérie !

– Oui, répondit Paule, bienpauvre !

Mais Alfred aurait été sincère et son pèreaccepterait la dot que représenterait la fondation de cet Institut,moi je ne l’accepterais pas. J’ai chargé Raymond d’aller préveniraussitôt M. Breschet pour qu’il ne pousse pas plus loin sesdémarches. Je n’ai aucune qualité pour diriger d’autresinfirmières. Je suis une simple laborantine d’hôpital et j’entendsla rester. J’ai pris cette situation pour être libre et me suffire.L’hôpital, quand on y est employée, ne se quitte pas plus que lecouvent après qu’on a fait ses vœux.

Cette déclaration, prononcée avec cettenetteté qui n’admet pas la discussion, correspondait trop bien à ladouloureuse hypothèse envisagée par la mère coupable. Si imprudentque fût son désir de sonder sa fille, – la questionner directementeût été pire, – elle ne résista pas au désir d’en savoir pluslong.

– Mais, dit-elle, en aurais-tu été moinslibre en t’associant à d’autres infirmières dans une entreprisefondée pour toi ?

– J’aurais tout de même du m’occuperd’autre chose que de mes malades, surveiller mes compagnes, rendredes comptes.

– Généreux comme il l’est,M. Breschet t’en aurait-il jamais demandé ? Car, cetInstitut, ce serait lui qui en ferait les frais.

Il y eut un silence, et, emportée par l’espècede vertige que certaines enquêtes déchaînent en nous quand ellesdérivent de trop lancinantes incertitudes, la mère coupables’entendit elle-même prononcer des mots plus précis, et redoutablespar la réponse qu’ils risquaient de provoquer :

– Avoue que tu ne l’as jamais beaucoupaimé ?

– Son souvenir, dit Paule, est lié pourmoi à celui de l’accident qui a coûté la vie à mon père.

Les paupières battaient en prononçant ces deuxdernières syllabes qui ramassaient tout le drame de cet entretien.Son regard ne rencontrait plus celui de sa mère, quiinsista :

– Quelqu’un t’a-t-il jamais parlé de luien mauvais termes ? interrogea-t-elle.

– Personne ! répliqua Paulevivement. Je ne l’aurais pas toléré. Mais c’est un homme d’affaireset qui ne tient pas toujours compte, quand il forme un projet, dela susceptibilité des autres ou de leur caractère. Il aurait dû meparler, à moi d’abord, de son idée d’Institut bactériologique. Etil est allé bien loin en faisant cette démarche auprès deM. Harny père pour l’entretenir de choses qui ne concernaientque moi.

– Mais, dit la mère, il savait tesfiançailles par ton frère, et il t’a rendu un fier service ent’éclairant sur le caractère de quelqu’un qui te trompait d’unemanière indigne.

– Ne m’en parle pas, maman, interrompitla jeune fille, je t’en supplie !… – Puis, se reprenant :– Si, parle-m’en. J’ai adopté comme règle dans ma vie, ce qui faitle fondement même de mon métier de laborantine et sa noblesse, derechercher et d’accepter la vérité. La vérité, c’est qu’Alfred nem’aimait pas. Ce qu’il aimait en moi, c’étaient ses propresémotions, car il en avait, mais tout imaginatives. Il me jouait unecomédie, mais il se la jouait aussi à lui-même. Je ne le voyaispas. Je le vois aujourd’hui, et tout est bien fini entre nous.Comprends, maman, ce dont j’ai soif et faim, dans la vie du cœurcomme dans le reste, c’est d’une réalité dont je ne doute pas.

Elle avait prononcé cette phrase d’un telaccent, que la mère se tut.

– Mais voici mon frère, reprit Paule.J’espère qu’il n’a pas manqué M. Breschet.

– Non, dit Raymond, je l’ai trouvé. Jelui ai expliqué ton refus et il a compris tes raisons. Ah !quel homme et qu’il est dévoué ! Cette fondation d’un Institutmédical qu’il préparait pour toi, et dont tu ne veux pas, il yrenonce. Il admire ta volonté de demeurer une modeste laborantine,sans autre ambition que de bien réussir tes analyses. Mais il avaitmis de côté certains capitaux qui deviennent libres. Moi, j’aiperdu ma place chez Gillequint. Alors l’idée lui est venue, là,devant moi, d’employer cet argent à fonder une maison d’édition,dont il me fera le directeur. Il en a même trouvé le nom qui teplaira maman, car c’est celui d’un arbre d’Auvergne, de ton pays etdu sien : « Au Rouvre »

Une expression singulière éclaira le visage dePaule. Sa mère crut y reconnaître une libération. Elle pensa queson ancien amant était tout de même un bien noble cœur. Lui aussiavait donc deviné les soupçons que pouvait éveiller chezl’attentive laborantine la nuance différente de ses rapports avecelle et son frère qui se ressemblaient si peu, animalement. Traiteraussitôt Raymond comme il avait voulu traiter Paule, n’était-ce pasprouver à la jeune fille que tout soupçon d’une paternitéclandestine devait être écarté, pour ce qui laconcernait ?

– Et tu acceptes ? demanda la mère àson fils.

– Naturellement, dit le jeune homme,Gillequint va être indigné que je me sois permis de me fairejustice moi-même, d’autant que je ne peux pas lui expliquerl’infamie que j’ai dû châtier, – il insista sur le mot dû, etajouta en riant : – Du moins, au « Rouvre », nous nelui ferons pas concurrence pour les prochaines œuvres deM. Alfred Harny, ce lâche.

Regardant de nouveau sa fille, ThérèseGauthier put voir que son expression venait encore de changer. Quepensait-elle maintenant ? Certaines défiances inconscientes senourrissent des actes mêmes que font pour les dissiper ceux qui lesprovoquent. Une minute avait suffi pour qu’un étonnement remplaçâtla première sensation que lui avait donnée l’identité d’intérêt etd’affection attestée pour le geste identique du bienfaiteur de lafamille Gauthier pour son frère et pour elle. Le contraste étaittrop fort entre ce brusque revirement et la nuance de l’intérêt queBreschet leur avait toujours témoigné, si généreux pour l’un etpour l’autre, si tendre pour elle seule. Cette tendresse, voilée,discrète, mais trop évidemment partiale, lui avait toujours faitpeur, d’autant plus qu’elle constatait une partialité inverse chezsa mère. La joie que celle-ci montrait ingénument de la positionsoudain offerte à son fils contrastait également avec sa visiblegêne quand il s’agissait de la dot offerte à sa fille par ce mêmeBreschet. Autant de microbes moraux pour lesquels la pauvrelaborantine n’avait pas de microscope, et à ce trouble d’idées sejoignait une autre cause d’inquiétude.

– Oui, ce lâche ! avait répétéRaymond. Ce terme de mépris était-il vraiment mérité ? Pauleavait trop aimé son perfide fiancé, pour ne pas souffrir de cetteinsulte, même dans sa cruelle désillusion. Elle aussi tenait dusang auvergnat ce goût du courage qui caractérise cette race demontagnards. Qu’Alfred Harny n’eût pas engagé une luttesur-le-champ et dans la rue même, avec son agresseur, elle sel’expliquait, elle voulait se l’expliquer, par la crainte d’unscandale dont le contrecoup l’eût atteinte elle-même. Mais lalâcheté, comme avait dit son terrible frère ! Ce fiancé tantaimé était-il descendu si bas qu’il encaisserait, pour parlerl’argot du peuple, les coups de poing reçus ? Et s’il sevengeait, d’autre part, quel danger ferait-il courir àRaymond ?

Chapitre 11

 

La lecture d’un journal, ouvert le lendemainmatin à l’hôpital, devait à la fois calmer ce doute, et porter à lapauvre enfant un nouveau coup. L’article était intitulé :« Une réunion mouvementée ». Il y était raconté que, laveille, les partisans de M. Auguste Cancel, ancien ministreblackboulé aux dernières élections dans son arrondissement, avaientorganisé un meeting de protestation. Ils s’étaient rencontrés avecles partisans de son successeur. Une discussion publique avaitsuivi qui s’était transformée en une violente bagarre. La policeavait dû intervenir et procéder à l’arrestation des batailleurs lesplus acharnés. Le journal citait parmi eux un jeune écrivain déjàcélèbre, M. Alfred Harny, et le journal ajoutait :« Ce dernier paraît avoir reçu des contusionsgraves. »

« Si je pouvais aller lesoigner ! » Ce mot, prononcé involontairement dans lecœur de la laborantine, attestait la place que son amour trahioccupait encore en elle. Naïvement elle l’associait à son métier. Àpeine sortie de l’hôpital, elle se dirigeait vers la rue deRichelieu, pour demander des nouvelles à la concierge de la maisonoù elle imaginait Alfred Harny souffrant.

– Oh ! dit cette femme, notre jeunemonsieur n’a rien. Les journaux exagèrent toujours. Il est allédéfendre M. Cancel qui est son ami, à cette réunion. Un œilpoché, c’est tout. Il a pu partir pour Deauville, cet après-midimême.

Quel soulagement pour Paule d’apprendre par unauthentique témoin que son perfide fiancé n’était pas sérieusementatteint, « Il ne s’était jeté dans cette aventure, »pensa-t-elle, « que pour se prouver et prouver à Raymond,après l’affront de la rue de la Chaise, qu’il n’est pas unlâche. » Mais n’avait-il pas voulu aussi plaire àMme Cancel, à cette maîtresse dont elle voyaittoujours le regard haineux et passionné, dont elle entendait encorela voix frémissante durant cette rencontre de la rueMasseran ? Elle l’avait vu, lui, celui qu’elle aimait, sifaible devant cette violence révélatrice. Ce voyage à Deauville,dont il n’avait jamais été question dans leurs propos, n’avait-ilpas pour but de se retrouver avec cette femme, pour le mari delaquelle, – une honte de plus, – le jeune amant s’étaitbattu ? Le besoin de savoir toute la vérité devait inspirer àl’amoureuse trahie l’action la plus extraordinaire, étant donnéesses habitudes de scrupuleuse discrétion. Dans certaines crises desouffrance aiguë, comme celle que traversait Paule,l’extraordinaire devient le naturel. Elle entra dans le premierbureau de poste qui se présenta, emprunta l’annuaire du téléphone,chercha le numéro de Mme Cancel, le demanda. Cinqminutes plus tard, elle apprenait que sa rivale était à Deauville.On lui donnait même le nom de sa villa.

« C’est elle qu’il aime, » sedisait-elle en s’échappant de la cabine d’où elle emportait uneconfirmation décisive de son malheur. « Je le savais bien.Mais qu’il m’ait encore fait ça, lui, à moi, comme c’estdur ! »

« Aux cœurs blessés, l’ombre et lesilence ! » écrivait le tendre et profond Balzac àla première page de son émouvant récit : le Médecin decampagne. Cette phrase si simple exprime une observation dontcertains étalages de chagrin démontrent trop la vérité humaine. Ilexiste, en effet, ce que l’on pourrait appeler un charlatanisme deslarmes, qui n’exclut pas une part de sincérité, mais une naturevraie ne trouve quelque consolation pour une douleur suprême quedans un reploiement qui répugne même à la pitié. Elle ne veut pasêtre plainte. C’est ainsi qu’en rentrant des Enfants-Malades, lesoir, Paule coupa court à toutes les questions, pourtant sicraintives, de sa mère sur son état moral durant cette fin d’unetriste journée. Aux condoléances de son frère, exprimées plusgauchement, mais si pitoyables également, elle se déroba de même.Sa mère appréhendait sa prochaine rencontre avec Marcelin Breschet.Par une intelligence de la sensibilité de sa fille qui témoignaitd’une ressemblance intime, celui-ci la lui épargna et Paule lui sutun gré particulier de ne pas être venu l’entretenir de cettenouvelle aventure d’Alfred Harny qu’il devait connaître comme elle.Si elle l’avait rencontré, elle aurait deviné dans son regard uneinquiétude à son sujet dont elle ne soupçonnait même pasl’intensité. C’était aussi une raison pour lui de ne pas la voir,par crainte de l’exaltation où il la trouverait et que sa présenceredoublerait. Un incident avait eu lieu qu’il racontait à sonpetit-fils avec une révolte qui prouvait combien ce père d’un grandfonctionnaire demeurait étranger à certains côtés de l’espritbourgeois.

– Imagine-toi, avait-il dit à Marcel. –C’était le lendemain du jour où Paule apprenait le départ de sonAlfred pour Deauville. – Imagine-toi que j’ai reçu la visite de MeHarny. Il m’arrivait avec une lettre adressée par son fils à« Mlle Gauthier, infirmière auxEnfants-Malades ». Celle-ci l’avait retournée rue de Richelieusans l’ouvrir. Il l’ouvre, lui, et la phraséologie sentimentale deson fils l’épouvante. Il se dit bien sottement que l’exaltation dece vilain garçon, – il y croyait – était l’œuvre volontaire denotre Paule. Il en a conclu à un plan prémédité chez elle etqu’elle pouvait, dans son échec, nourrir des projets de vengeance.Que venait-il me proposer, sachant combien je m’intéresse à elle,sans deviner pourquoi ? De s’associer à moi, à titred’indemnité, dans la fondation de cet Institut d’analysesbactériologiques, destiné à garantir l’indépendance de Paule. Jelui en avais, quand je présentais l’affaire comme une dot, assuréle succès et la large rétribution du capital engagé. Évidemment ilappréhendait quelque coup de tête de la jeune fille trahie :le revolver, le vitriol ; que sais-je ? Une indemnitépécuniaire pour une déception de cœur ! Que voilà bien l’étatd’esprit d’un homme de loi pour qui tout se solde, dans la vie, pardommages et intérêts. Tu n’imagines pas sa figure quand je lui airépondu que Paule n’acceptait pas la petite dot que j’avais rêvé delui constituer. « Je vous affirme, monsieur Harny, »ai-je dû lui répéter, « que la fortune de monsieur votre filsfaisait pour elle le principal obstacle à un mariage entreeux. » Et lui, de me répéter : « Vous croyezcela ? Mais est-ce possible ? » – « C’estcertain, » ai-je répondu de nouveau, « je vous en donnema parole d’honneur, » et il m’a quitté sur un geste destupeur qui m’a fait me demander, malgré moi, ce que Paule étaitcapable de faire dans la crise de désespoir qu’elle traverse… Tu medis que tu as un ami dans les hôpitaux ?

– Oui, répondit Marcel, Justin Cortet,mais il est interne à Laënnec.

– Il doit connaître quelqu’un auxEnfants-Malades ?

– Oui, un certain Discoët qui justementtravaille avec les laborantines.

– C’est par lui, reprit le grand-père,qu’il s’agit de savoir comment Paule prend son malheur, et, parCortet, si elle ne leur paraît pas étrange, troublée, différented’elle-même. C’est comme avec sa mère autrefois. Moi aussi,j’appréhendais un coup de tête. Je l’appréhende avec Paule, une deces résolutions brusques et irréfléchies, la décharge du chagrinintérieur. Interroge bien ces messieurs, en prenant soin de ne pasles mettre sur la voie véritable. Alfred Harny a quand même descôtés qu’il convient de respecter. Tu as su quelle part il a priseà ce meeting des électeurs de Cancel. Il s’est battu très bravementavec les perturbateurs de la réunion. L’homme est un animalbizarre. : trahir sa fiancée pour une drôlesse mariée, etrisquer de se faire casser la figure pour ce mari que l’on trompe,afin de se bien prouver à soi-même que si l’on ne s’est pas défenducontre le frère de cette fiancée, ce n’est point par lâcheté. Je net’ai pas dit qu’il avait, sans commentaire, envoyé à Raymond uncompte rendu découpé dans un journal, où son courage physique danscette réunion, était mentionné. Autant dire à son agresseur de larue de la Chaise : « Si je n’ai pas riposté à vos coupsde poing, c’est à cause de votre sœur, et pour ne pas lacompromettre. C’est vous le lâche. » J’ai bien supplié Raymondde ne pas communiquer ce détail à Paule. M’aura-t-il obéi ? Jel’ai trouvé honteux maintenant de sa propre action. Il admiraittant le Lac caché, et l’admiration ressemble à l’amour. Ilen reste toujours une cicatrice, prête à saigner. C’est bien ce queje crains pour ma chère Paule.

L’intuition de Marcelin Breschet y voyaitjuste. La pauvre laborantine allait en effet sortir par un coup detête de la crise angoissante qu’elle subissait, mais ce coup detête devait lui ressembler, et mettre en lumière les héroïquesqualités de sa haute nature. Le père avait bien vu cela aussi,qu’elle ne se confierait à personne. Pendant plusieurs jours aucunedes habitudes de la malheureuse ne fut changée, ni à la maison oùson silence continuait vis-à-vis de sa mère et de son frère, lequelavait la sagesse d’obéir aux suggestions de Breschet, ni àl’hôpital où elle pratiqua son service avec la même impeccablerégularité. Ses compagnes la regardaient avec une curiosité qui nela prit jamais en défaut, excitées qu’elles étaient par le souvenirde la scène de la rue Masseran. Elles remarquaient bien que Paulen’y passait plus jamais, par cette rue, seule observation qu’ellespurent transmettre à leur interne, ce Discoët qui la communiqualui-même à Cortet.

– Sauf ce soin d’éviter ce trottoir où sarivale l’a surprise au bras de son type, aucun signe qu’elletraverse un drame. D’ailleurs le type lui-même ne reparaît plus.Mais y a-t-il eu un drame ? Cette petite n’a jamais été à larigolade, et elle continue ses analyses avec sa tranquillitéminutieuse. Te rappelles-tu ce grand laryngologiste quidisait : moi, j’habite les œsophages. Notre laborantine al’air d’habiter son microscope. Ses microbes la fascinentlittéralement.

– Elle avait sans doute un consolateur derechange, disait Cortet en rapportant ce propos à Marcel, oupeut-être ce consolateur l’attend-il à Nevers ? Car enfin tune m’en parles plus, de cette famille de Nevers pour qui tucherchais des renseignements ? As-tu donné ceux que tu asrecueillis ? Je voudrais lire ta lettre pour me rendre comptede la manière dont l’historien de Janus pratique les leçons de sondieu à deux visages.

– Je leur ai simplement écrit que jen’avais rien appris.

– Tu as eu raison, reprit Cortet.D’ailleurs la petite est plus Janus que toi. J’oubliais de te direoù je l’ai vue qui entrait, l’autre jour, comme je gagnais Laënnecpar la rue de Babylone ? Aux Bénédictines de la rue deMonsieur, s’il te plaît, et avec une mine dévote. Croirais-tu queje l’ai suivie, oh ! discrètement. Elle priait dans cettechapelle avec une ferveur Ah ! quelles mythomanes que cesdemoiselles, et comme mon cher ancien maître Ernest Dupré a inventélà un joli mot !

– Et si elle est sincère cependant ?avait répondu Marcel.

– Alors, c’est une automythomane.L’espèce existe. Comment veux-tu que cette petite Gauthier croie enDieu quand, tous les jours, elle constate qu’il n’y a d’énergie aumonde que physico-chimique. Un miracle qui ait raison d’un microbe,cela ne s’est jamais vu.

– Ce qui se voit tous les jours, c’estque ce microbe sert à créer le dévouement chez l’infirmière et chezle médecin, et la voilà, cette force spirituelle qui te soutienttoi-même, reprit Marcel.

– Ça, c’est de la métaphysique, réponditCortet. Ce n’est pas ma partie. Toi-même, l’admets-tu vraiment cespirituel dont tu parles ?

– En tout cas, je ne le nie pas, puisqueje vois de nobles âmes en vivre. Et le parrain même de ton hôpital,et Pasteur ?

– Les deux camarades d’enfance s’étaientséparés sur ce mot, auquel l’interne de Laënnec n’avait rienobjecté. Ce rappel du nom du grand thérapeute qui découvritl’auscultation, quel argument à ne pouvoir le discuter, non plusque le souvenir du savant qui fut, précisément, le révélateur dumicrobe ! Cortet cependant était demeuré assez frappé de cetteconversation pour qu’il s’empressât de venir annoncer à son ami,l’ayant senti intéressé par cette visite de la laborantine à lachapelle de la rue de Monsieur, un nouveau renseignement deDiscoët.

– Je ne t’ai plus rencontré depuis notrediscussion de l’autre jour, commença-t-il. Le vieux matérialisteque je suis et que je mourrai ne sera converti ni par Laënnec nipar Pasteur, mais je t’apporte un nouveau phénomèned’automythomanie, puisque tu continues à t’occuper de cette petitefarceuse qui me semble concurrencer sérieusement Janus.

– Je ne suis guère sorti, répliquaMarcel, en montrant les papiers épars sur sa table. Tu vois mesnotes. Mon père m’a écrit que mon proviseur me prie de hâter monretour au lycée. Je rentre à Nevers après-demain, j’ai passé toutesmes heures cette semaine à la Bibliothèque. Mais qu’a donc faitMlle Gauthier, que j’envie, moi le demi-croyant, –car j’ai bien des heures de doute, – et elle a une foicomplète !

– Si complète qu’elle médite de nousquitter.

– Pour entrer au couvent ? s’écriaMarcel.

– C’est tout comme, reprit Cortet. Unautre grand automythomane, un médecin, s’il te plaît, qui s’estfait prêtre après s’être conduit en héros pendant la guerre, undisciple du Père de Foucauld, fonde au Maroc, à Casablanca, uneclinique, dernier modèle, pour laquelle il engage des laborantines.Il est venu demander à Discoët des renseignements sur cette petitePaule Gauthier, qui s’est d’elle-même offerte, sachant que cedocteur-apôtre recrutait son personnel.

– Mais c’est impossible ! Elle a iciune mère veuve, un frère, ses petits malades…

– Et tu oublies le gigolo qui l’attendaitquasiment tous les jours à la sortie. Elle plaque ce monsieur commele reste, à moins qu’elle ne soit comme la demoiselle dont parleton Virgile. Ton vieux copain n’a pas oublié les vers : Etfugit ad salices… Je ne me rappelle pas trop la fin… Etcupit ante videri. Est-ce bien cela ?

– Et se cupit, rectifia leprofesseur.

– Le truc est simple, mais infaillible.Je ne connais pas le personnage, mais je parierais qu’avant quinzejours il prendra l’avion pour le Maroc, où il trouvera notrelaborantine en train de lever un bicot.

– Et si elle est sincère cependant ?Te répéterai-je encore, dit Marcel, si elle va là-bas pour seracheter, puisque tu crois qu’elle était la maîtresse de cethomme ?

– Se racheter ! fit Cortet enhaussant les épaules.

– Ou elle-même ou quelqu’und’autre ?

– Et dire qu’au vingtième siècle, il serencontre encore des gens intelligents pour donner dans des bobardspareils ! Moi, je retourne à Laënnec faire ma contre-visite eten particulier voir un opéré dont la température m’inquiète. Ça,c’est du vrai, et puis, si je ne te revois pas avant ton départ, jete tiendrai au courant des faits et gestes de notre gourgandine, aucas où elle donnerait suite à son projet marocain. Bon retour, ami,et pense plutôt à Janus et à ses dévots. Ces automythomanes-làétaient plus raisonnables que ceux d’aujourd’hui. Ils voyaient desfaits. Ainsi les deux visages, c’était de l’observation, au lieuque…

« Et lui-même, il croit qu’il les voit,les faits, » se disait Marcel, tandis que le ricaneurdescendait en hâte l’escalier. « Le drame, qui se joue devantnous, il ne s’en doute même pas. Il est vrai que ces messieursn’ont pas encore inventé de thermomètre pour prendre la températuremorale. Grand-père, lui, y voit plus juste dès qu’il s’agit dePaule. Ce coup de tête qu’il appréhende, si c’était celui-làpourtant ? Il faut que je l’avertisse tout de suite. D’aprèsDiscoët, il ne s’agirait que d’un projet. Sans doute est-il encoretemps d’y couper court, quoique cet exil représente peut-être bienla sagesse. Mais allons. »

Il ne se doutait pas, tandis qu’ils’acheminait de nouveau vers le boulevard Suchet, qu’un entretienavait lieu dans le cabinet de l’homme d’affaires à ce même moment,qui marquait la dernière scène de ce drame, inconnu de tous, dontil était, lui, depuis ces derniers jours, le témoin anxieux. À laminute où son camarade lui racontait, avec son ironie de carabin,la résolution de la laborantine, celle-ci se présentait elle-mêmechez son vrai père. Comme le secrétaire répondait queM. Marcelin Breschet ne recevait pas, elle lui remettait unelettre en disant :

– Il est là. Je l’ai vu rentrer. Qu’ilprenne connaissance de ce mot, il me recevra.

– Faites entrer, dit Breschet à sonsecrétaire, après avoir lu ce billet, signé simplement Paule.Qu’elle n’eût pas employé le nom de Gauthier, cette abstentionindiquait trop que l’enfant de la faute n’était pas sans soupçonsur le secret de sa naissance. Cette idée épouvantait à la fois etattendrissait le vieil homme qui se demandait tout bas, le cœurbattant : « Que vient-elle me dire ? »

La jeune fille entrait, muette d’abord etcomme à son habitude, très maîtresse d’elle-même. La physionomieréfléchie de son beau visage était cependant contractéeétrangement, avec un pli durci aux coins de sa bouche, et dans sesprunelles la fixité d’une résolution grave :

– Monsieur Breschet, commença-t-elle,vous avez été si bon pour moi, ces temps-ci. J’ai voulu que vousfussiez le premier à savoir la décision que j’ai prise et surlaquelle, je vous en préviens tout de suite, je n’admettrai pas ladiscussion. À la suite des circonstances que vous connaissez, jevais quitter Paris définitivement.

– Vous voulez changer deprofession ? demanda-t-il. J’ai entendu dire que vous yréussissiez si bien, que vous y étiez si utile. Vous-même répétiezque vous vous considériez comme une religieuse laïque et qu’unereligieuse n’abandonne pas son ordre.

– Aussi ne vais-je pas changerd’existence, protesta-t-elle. Je vais continuer mon métier delaborantine. Je l’aime trop, ce métier, pour y renoncer. Je n’enconnais pas de plus beau. Il satisfait en moi un besoin de charitéque j’ai toujours eu, et de vérité. Je n’ai pas la prétentiond’être une savante, mais quand, pour devenir infirmière, j’aicommencé des études de laboratoire, j’ai senti que dans un touthumble domaine je pouvais participer à cette œuvre scientifique quifait la grandeur de notre époque. La Science s’associe pour moi,par le dévouement, à mes croyances chrétiennes. Être utile auxautres, et dans le Réel, vivre pour le Réel, un Réel bienfaisant,c’est devenu la règle, j’ose dire la joie de ma vie, quoique leRéel soit parfois bien dur à rencontrer.

Elle parlait avec l’accent d’une convictionintime et sans que Breschet pût bien comprendre pourquoi elle luifaisait, à lui, cette profession de foi. Quel trouble révélait cechoix, comme confident, d’un homme avec qui elle se sentait liéepar un rapport dont elle ne s’avouait pas la vérité profonde.C’était une fille qui se confessait à son père, sans pouvoir, sansvouloir même le reconnaître, mais l’instinct était le plusfort.

– Oui, insista-t-elle, je vais partir.J’ai demandé et j’ai pu obtenir un emploi comme infirmière auMaroc, à Casablanca. Un médecin catholique qui fonde là-bas uneclinique, cherche des laborantines. Je l’ai su. Je me suisprésentée. Il a tout arrangé avec l’Assistance publique. Ilm’accepte.

– Quand partez-vous ? demandaBreschet.

– Cette semaine.

– Et qu’a dit votre mère ? – Ilajouta par prudence : – Qu’a dit votre frère ?

– Je ne les ai pas encore avertis. Maisce n’est pas pour vous prier de les prévenir que j’ai tenu à vousvoir. – Et avec un étouffement dans la voix : – C’est pourvous dire merci et adieu.

Il l’attira contre lui sans répondre. Ilappuya contre ce visage, qui se penchait, un baiser tremblant. Ilsse séparèrent si émus qu’il dut s’asseoir. Elle marchait vers laporte, la tête retournée vers lui, avec une expression dont ildevait dire à son petit-fils quand celui-ci, un quart d’heure plustard, entra dans la même pièce, en lui racontant cette scène,toujours écroulé sur le même fauteuil :

– Ses yeux m’ont appelé son père, àdéfaut de sa voix. Je ne méritais pas davantage.

Chapitre 12

 

– Est-ce que vous m’autorisez à rapportertout cela à mon père ? demandait Marcel, le surlendemain, surle quai de la gare de Lyon, en attendant le départ du train qui leramenait enfin à Nevers.

– Tu en jugeras toi-même, répondaitMarcelin Breschet. Je tiens à reprendre, avec ta mère et lui, desrelations normales, à cause de toi, et d’abord à leur rendre visiteà Montigny. C’est cette demande que tu lui feras d’abord, de mapart. Je ne sais même pas, je te le répète, ce qu’il te répondra.Je ne le connais pas, et lui ne me connaît pas non plus.

– Le vrai rôle du petit-fils, dit Marcel,consiste précisément à réconcilier ses parents et sesgrands-parents.

– Refaire la famille, noble tâche !Eh bien ! essaye et surtout, ne te sépare plus jamais de moi.Vois-tu, Marcel, je n’ai aujourd’hui que toi au monde. Paule vapartir. Sa mère est plus sauvage, plus fermée que jamais. Son filsRaymond est tellement heureux de sa maison d’édition qu’il ne pensemême pas à m’en être reconnaissant. Il en oublie jusqu’à sa sœur.Si tu racontes cet épisode de ma vie à ton père, peut-êtreaura-t-il pitié de moi. Tu m’as prié de te garder ton argent pourle « Rouvre ». S’il te questionne à ce sujet, – la banqued’Avallon a dû le prévenir du déplacement de tes fonds, –réponds-lui la vérité, que je n’ai pas essayé de t’entraîner dansune nouvelle affaire. Tes fonds restent libres. Ta thèse sur Janusn’en sera pas moins bien imprimée par Raymond. Et puis, aussitôtque vous aurez causé, Antoine et toi, une dépêche, et j’accours àNevers embrasser mon consolateur.

Cette dépêche, le « consolateur »,pour qui ce séjour à Paris avait été un tel événement, eut lui-mêmela consolation de l’expédier à son douloureux grand-père, quelquesheures après l’avoir quitté sur ce quai de gare. Il lui donnaitrendez-vous à Nevers, le samedi prochain, pour aller ensemblepasser le dimanche à Montigny. Comme on pense, Antoine Breschetn’avait pas voulu attendre plus longtemps pour savoir le résultatde la mission dont il avait chargé son fils. Les billets que luiécrivait le jeune homme, destinés à être lus aussi par la mère, nelui donnaient d’autres détails que des renseignements de santé oude travail. Il n’avait pas appris sans anxiété le déplacement defonds que le banquier d’Avallon lui avait, en effet,communiqué.

« Pourvu que mon père, » s’était-ildit, « ne l’ait pas entraîné, lui aussi, dans une de cesspéculations fantastiques comme il continue d’en faire aujourd’hui.Envoyer Marcel à Paris pour cette enquête, quelle imprudence !Mais il était question d’une dette d’honneur. C’est pour moi unpoint névralgique depuis si longtemps et la terreur d’un accidentpareil a tout emporté. »

Il était donc là, lui aussi, à l’arrivée dutrain de Paris, et tout de suite il entraînait son fils à sonhôtel, l’interrogeant dès qu’ils étaient montés en voiture. Lepremier soin de Marcel fut d’exposer, avec une certitudecommunicative, l’inanité des accusations portées par des gens malrenseignés sur les affaires de Marcelin.

– Mais cette dette d’honneur dont parlaitsa lettre ? On n’emploie pas au hasard des mots pareils.Dis-moi la vérité. Tu lui as donné, toi, l’argent qu’il medemandait. C’est pour cela que tu as déplacé tes fonds ?

– Non, papa. D’heureux incidents survenusdans ses locations lui ont permis de régler avant mon arrivée àParis, et sans avoir besoin de notre secours, la difficulté qui letourmentait. Elle intéressait, en effet, son honneur. Mais monargent, à moi, est toujours libre. Je le placerai, si vous ne vousy opposez pas, dans une maison d’édition que grand-père vasubventionner. Il faut que vous sachiez tout, et vous ne pourrezpas ne pas le plaindre et ne pas le recevoir à Montigny, car c’estle signe de réconciliation que je viens vous demander de sa part,et de la mienne. J’ai été trop ému par lui. J’ai besoin de ne plusen être séparé. Vous allez comprendre pourquoi.

Et le jeune homme commença de répéter à sonpère la confession qui l’avait, lui, touché si profondément. Ill’initia, avec des larmes, à la tragédie morale dont il restait letémoin bouleversé. Il allait, une fois de plus, constater combienMarcelin Breschet avait raison de dire : « Je ne connaispas mon fils, » et quel divorce irrémédiable certainesoppositions de métier peuvent créer entre des hommes liés pourtantpar le sang. Pensant la vie trop différemment, ils ne sauraient secomprendre. Le fonctionnaire irréprochable et strict ne pouvait pasplus s’associer l’existence sentimentale de son père, qu’auxaventureuses audaces de son esprit d’entreprise.

– Voilà donc l’explication des mystèresque j’ai toujours soupçonnés dans son existence, dit-il. Et c’est àtoi qu’il avoue cela, toi au respect de qui son âge lui faitpourtant un devoir de tenir. Il ne craint pas, sous le prétexte duplus faux des devoirs, de t’associer à une de ses nouvelles folies.Car enfin, cette maison d’édition où il t’invite à placer tonargent, – tu décideras toi-même, – elle peut ne pas réussir, et cefils de sa maîtresse, qui n’est pas le sien, que lui doit-il ?Rien. Précisément parce que je suis un dévot du foyer, je n’admetspas les faux devoirs de famille. La famille, c’est d’abord lemariage. Hors du mariage, tout est désordre, scandale, hypocrisie,misère.

Il s’arrêta, consterné par la détresse dont ilvoyait Marcel possédé. Puis, lui prenant la main :

– Ne me crois pas dur, mon enfant. Moiaussi, j’ai pitié de mon père, tout en le condamnant. Je vais te leprouver. Cette réconciliation que tu désires, je la désire aussidepuis des années. Qu’il vienne à Montigny, quand il voudra. Il ysera reçu par ta mère et par moi, comme il a le droit de l’être,avec respect et affection. Permets-moi seulement d’y mettre unecondition. Oh ! elle dépend de toi, – ajouta-t-il, sur ungeste de son fils, – tu vas me donner ta parole que jamais tu nebriseras ta carrière d’universitaire.

– Je vous en donne ma parole, papa, etmerci.

Comme si cette conversation avait été entenduepar le collègue qui discutait avec Marcel la veille de son départ,cet Émile Chardon, le professeur à la veille de se fairejournaliste, ce fut à cet ennemi de l’Université que Marcel seheurta sur le seuil du lycée, au moment de reprendre sa classe.

– Te voilà revenu à l’affreuse boîte, luidit Chardon. C’est dur, n’est-ce pas, de continuer ce tristemétier. T’es-tu amusé du moins à Paris ?

– J’ai pris des notes pour ma thèse. Ettoi ?

– Moi, j’ai préparé deux ou troisarticles que je signerai, justement à cause de toi, du pseudonymede Janus. Mais je ne garderai pas longtemps mon double visage. Enattendant, entrons décrasser un peu ces cancres.

« Que de contradictions ! »pensait Marcel en s’asseyant dans sa chaire, cinq minutes plustard, et après avoir dicté le texte d’une version latine tirée deSénèque. Il regardait les têtes de ses vingt-cinq élèves penchéessur leur pupitre, et le cinéma de sentiments divers auxquels ilavait participé se déroulant devant son esprit : « Où estla vérité ? » se demandait-il, et il serépondait :

– Dans l’acceptation du sort et labienfaisance.

L’image de Paule lui revenait, comme unexemple à toujours imiter. Il la voyait telle qu’il l’avait vue,penchée sur un enfant malade, allant chercher au fond de sa bouche,sur les amygdales, au moyen d’une tige métallique recouverte decoton, une parcelle de mucosité dont elle ensemençait des tubes debouillon de culture qu’elle enfermait soigneusement dans une étuvepour que les microbes se développent et qu’elle puisse ensuite lesidentifier. Elle apporterait le résultat de cette culture aumédecin, et l’enfant serait sauvé ! Qu’aurait-elle faitd’autre que d’exercer consciencieusement son métier ? Qu’avaitfait d’autre son propre père, en maintenant l’ordre dans un coin duservice du trésor public, sinon d’exercer son métier, lui aussi,avec conscience ? Que feraient d’autre toute leur vie, Discoëtet Cortet ? Que faisait d’autre Mme Gauthier,dans son humble besogne réparatrice, comme Raymond se préparait àremplir de son mieux son métier d’éditeur, dévoué au service deslettres, et Chardon, son métier de journaliste convaincu ethonnête, comme il était ? Bienfaisance ou réparation, lemétier est toujours le seul moyen d’être utile aux autres, après lafaute. Son grand-père, lui, en était un autre exemple. N’avait-ilpas toujours travaillé de son mieux dans les divers métiers qu’ilavait tour à tour pratiqués, et il avait pu ainsi non pas effacer,mais corriger une faute bien grave. De toutes ces figures quisurgissaient ainsi dans sa mémoire, Marcel en condamnait une seule,celle d’Alfred Harny qui semblait ne vivre que pour lui-même, poursentir, fût-ce aux dépens des autres. Et tout en regardanttravailler à leur composition les adolescents qui lui étaientconfiés, une phrase de Bourdaloue lui revenait, qui résume lesrègles les plus différentes du devoir social dans un seulprécepte : « Vivre selon Dieu dans son état. »

Chantilly, août-septembre 1933.

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Tags: Paul Bourget