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Une nichée de gentilshommes

Une nichée de gentilshommes

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

AVERTISSEMENT DES TRADUCTEURS
Le nom de Tourguenef est depuis longtemps connu en France. Plusieurs de ses écrits ont été traduits dans notre langue, insérés dans les revues et y ont obtenu un succès légitime. Le roman que nous offrons au public est à la fois l’œuvre la plus considérable et la plus distinguée de l’auteur. C’est une peinture attachante, toujours aimable, mais toujours malicieuse,des mœurs de la province en Russie. Lorsqu’il parut à la fin de1858 à Saint-Pétersbourg, ce fut un véritable événement littéraire.Traduit par nous en français, et inséré en 1859 dans la Revue Contemporaine, il y conquit la faveur d’un public d’élite.C’est cette traduction que nous donnons aujourd’hui.

Comme il s’agit surtout, dans ce livre, de traits de mœurs locales et de détails originaux, nous avons suivi le texte avec une scrupuleuse exactitude. Nous n’avons pas même hésité à reproduire les doubles noms dans leur forme russe, bien qu’il dût, au premier abord, en résulter quelque fatigue pour le lecteur. Rarement en russe on désigne une personne par son nom de famille ou par son simple prénom. On ajoute toujours au prénom le nom du père avec une désinence qui veut dire « fils de. »Ainsi l’on dit : Ivan Petrowitch, Jean fils de Pierre, – Maria Dmitriévna, Marie fille de Dmitri, – Varvara Pavlowna, Barbe fille de Paul, –Vladimir Nicolaewitch, Vladimir fils de Nicolas. Nous aurions fait disparaître en partie la physionomie du livre si nous nous étions permis d’y introduire une forme plus française. Nous avons également écrit en russe les surnoms et nous sommes bornés à en donner le sens dans des notes. Les traduire eût été une grossièreté. Les noms russes ne sont d’ailleurs pas difficiles à prononcer, et ils ont une grâce particulière qu’on nous saura gré de leur avoir conservée.

Malgré nos efforts, si cet ouvrage, qui brille dans l’original de tant de qualités diverses, n’obtenait pas ici l’accueil qu’il mérite, il faudrait s’en prendre uniquement àl’insuffisance de la traduction.

Comte SOLLOHOUB et A. DE CALONNE.

I

C’était au déclin d’une belle journée deprintemps ; çà et là flottaient dans les hautes régions duciel de petits nuages roses, qui semblaient se perdre dans laprofondeur de l’azur plutôt que planer au-dessus de la terre.

Devant la fenêtre ouverte d’une jolie maisonsituée dans une des rues extérieures du chef-lieu du gouvernementd’O… (l’histoire se passe en 1842), étaient assises deux femmes,dont l’une pouvait avoir cinquante ans et l’autre soixante et dix.La première se nommait Maria Dmitriévna Kalitine. Son mari,ex-procureur du gouvernement, connu, dans son temps, pour un hommeretors en affaires, caractère décidé et entreprenant, d’un naturelbilieux et entêté, était mort depuis dix ans. Il avait reçu uneassez bonne éducation et fait ses études à l’Université, mais, nédans une condition très-précaire, il avait compris de bonne heurela nécessité de se frayer une carrière et de se faire une petitefortune. Maria Dmitriévna l’avait épousé par amour ; il étaitassez bien de figure, avait de l’esprit, et pouvait, quand il levoulait, se montrer fort aimable. Maria Dmitriévna – Pestoff de sonnom de fille – avait perdu ses parents en bas âge. Elle avait passéplusieurs années dans une institution de Moscou, et, à son retour,elle s’était fixée dans son village héréditaire de Pokrofsk, àcinquante verstes d’O…, avec sa tante et son frère aîné. Celui-cin’avait pas tardé à être appelé à Pétersbourg pour prendre duservice, et jusqu’au jour où la mort vint subitement le frapper, ilavait tenu sa tante et sa sœur dans un état de dépendancehumiliante. Maria Dmitriévna hérita de Pokrofsk, mais n’y demeurapas longtemps. Dans la seconde année de son mariage avec Kalitine,qui avait réussi en quelques jours à conquérir son cœur, Pokrofskfut échangé contre un autre bien d’un revenu beaucoup plusconsidérable, mais dépourvu d’agrément et privé d’habitation. Enmême temps Kalitine acheta une maison à O… où il se fixadéfinitivement avec sa femme. Près de la maison s’étendait un grandjardin, contigu par un côté aux champs situés hors de la ville.« De cette façon, – avait dit Kalitine, peu porté à goûter lecharme tranquille de la vie champêtre, – il est inutile de setraîner à la campagne. » Plus d’une fois, Maria Dmitriévnaavait regretté, au fond du cœur, son joli Pokrofsk, avec son joyeuxtorrent, ses vastes pelouses, ses frais ombrages ; mais ellene contredisait jamais son mari et professait un profond respectpour son esprit et la connaissance qu’il avait du monde. Enfin,quand il vint à mourir, après quinze ans de mariage, laissant unfils et deux filles, Maria Dmitriévna s’était tellement habituée àsa maison et à la vie de la ville, qu’elle ne songea même plus àquitter O…

Maria Dmitriévna avait passé, dans sajeunesse, pour une jolie blonde ; à cinquante ans, ses traitsn’étaient pas sans charme, quoiqu’ils eussent un peu grossi. Elleétait moins bonne que sensible, et avait conservé, à un âge mûr,les défauts d’une pensionnaire ; elle avait le caractère d’unenfant gâté, était irascible et pleurait même quand on troublaitses habitudes ; par contre, elle était aimable et gracieuselorsqu’on remplissait ses désirs et qu’on ne la contredisait point.Sa maison était une des plus agréables de la ville. Elle avait unejolie fortune, dans laquelle l’héritage paternel tenait moins deplace que les économies du mari. Ses deux filles vivaient avecelle ; son fils faisait son éducation dans un des meilleursétablissements de la couronne, à Saint-Pétersbourg.

La vieille dame, assise à la fenêtre, à côtéde Maria Dmitriévna, était cette même tante, sœur de son père, aveclaquelle elle avait jadis passé quelques années solitaires àPokrofsk. On l’appelait Marpha Timoféevna Pestoff. Elle passaitpour une femme singulière, avait un esprit indépendant, disait àchacun la vérité en face, et, avec les ressources les plus exiguës,organisait sa vie de manière à faire croire qu’elle avait desmilliers de roubles à dépenser. Elle avait détesté cordialement ledéfunt Kalitine, et aussitôt que sa nièce l’eut épousé, elles’était retirée dans son petit village, où elle avait vécu pendantdix ans chez un paysan, dans une izba enfumée. Elle inspirait de lacrainte à sa nièce. Petite, avec le nez pointu, des cheveux noirset des yeux vifs dont l’éclat s’était conservé dans ses vieuxjours, Marpha Timoféevna marchait vite, se tenait droite, parlaitdistinctement et rapidement, d’une voix aiguë et vibrante. Elleportait constamment un bonnet blanc et un casaquin blanc.

– Qu’as-tu, mon enfant ?demanda-t-elle tout d’un coup à Maria Dmitriévna. Pourquoisoupires-tu ainsi ?

– Ce n’est rien, répondit la nièce. –Quels beaux nuages !

– Tu les plains ? hein !

Maria Dmitriévna ne répondit rien.

– Pourquoi Guédéonofski ne vient-ilpas ? murmura Marpha Timoféevna, faisant mouvoir rapidementses longues aiguilles. – Elle tricotait une grande écharpe delaine. – Il aurait soupiré avec toi, ou bien il aurait dit quelquebêtise.

– Comme vous êtes toujours sévère pourlui ! Serguéi Petrowitch est un homme respectable.

– Respectable ! répéta avec un tonde reproche Marpha Timoféevna.

– Combien il a été dévoué à mon défuntmari ! dit Maria Dmitriévna. Je ne puis y penser sansattendrissement.

– Il eût fait beau voir qu’il seconduisît autrement ! Ton mari l’a tiré de la boue par lesoreilles, grommela la vieille dame.

Et les aiguilles accélérèrent leurmouvement.

– Il a l’air si humble ! recommençaMarpha Timoféevna. Sa tête est toute blanche ; et pourtant dèsqu’il ouvre la bouche, c’est pour dire un mensonge ou un commérage.Et avec cela, il est conseiller d’État ! D’ailleurs, quepeut-on attendre du fils d’un prêtre ?

– Qui donc est sans péché, matante ? Il a cette faiblesse, j’en conviens. SerguéiPetrowitch n’a pas reçu d’éducation ; il ne parle pas lefrançais, mais il est, ne vous en déplaise, un homme charmant.

– Oui, il te lèche les mains ! Qu’ilne parle pas le français… le malheur n’est pas grand… Moi-même, jene suis pas forte dans ce dialecte. Il vaudrait mieux qu’il neparlât aucune langue, mais qu’il dît la vérité. – Bon, le voilà quivient ; sitôt qu’on parle de lui, il apparaît, ajouta MarphaTimoféevna, jetant un coup d’œil dans la rue. Le voilà qui arrive àgrandes enjambées, ton homme charmant ! Qu’il est long !Une vraie cigogne !

Maria Dmitriévna arrangea ses boucles. MarphaTimoféevna la regarda avec ironie.

– Qu’as-tu donc, ma chère ? neserait-ce pas un cheveu blanc ? Il faut gronder ta Pélagie. Nevoit-elle donc pas clair ?

– Vous, ma tante, vous êtes toujoursainsi, murmura Maria Dmitriévna avec dépit.

Et elle commença à battre de ses doigts lebras du fauteuil.

– Serguéi Petrowitch Guédéonofski !annonça d’une voix aiguë un petit cosaque aux joues rouges,apparaissant derrière la porte.

II

Un homme entra. Il était grand de taille,portait une redingote propre, des pantalons un peu courts, desgants de peau de daim grise et deux cravates, l’une noirepar-dessus, l’autre blanche en dessous. Tout en lui respirait laconvenance et le comme il faut, depuis sa figure agréable et sescheveux lissés sur les tempes, jusqu’à ses bottes sans talons quine grinçaient pas sous la pression du pied. Il salua d’abord lamaîtresse du logis, puis Marpha Timoféevna, et, se dégantantlentement, s’approcha de Maria Dmitriévna, dont il baisarespectueusement la main à deux reprises. Il s’assit ensuite sansse presser dans un fauteuil, souriant et frottant les extrémités deses doigts.

– Et mademoiselle Élisabeth, seporte-t-elle bien ? dit-il.

– Oui, répondit Maria Dmitriévna, elleest au jardin.

– Et mademoiselle Hélène ?

– Lénotchka est aussi au jardin. Y a-t-ilquelque chose de nouveau ?

– Comment n’y en aurait-il pas ?répondit le visiteur, clignant lentement des yeux et gonflant leslèvres. Hum ! Voilà une nouvelle, et une nouvelle des plusextraordinaires… Lavretzky Fédor Ivanowitch est arrivé.

– Fédia ! s’écria Marpha Timoféevna.Vous inventez cela, mon cher.

– Point du tout, madame, je l’ai vu demes deux yeux.

– Cela n’est pas encore une preuve.

– Il a beaucoup repris, continuaGuédéonofski, feignant de n’avoir pas entendu l’observation deMarpha Timoféevna. Ses épaules ont pris plus d’ampleur, et sesjoues sont plus colorées que jamais.

– Comment ! il a pris encore plusd’embonpoint ? dit en traînant sur chaque mot MariaDmitriévna. Il me semble pourtant qu’il n’a pas eu de quoiengraisser.

– C’est vrai, dit Guédéonofski ; unautre, à sa place, aurait eu conscience de se montrer dans lemonde.

– Pourquoi cela ? interrompit MarphaTimoféevna. Quelle folie dites-vous là ? Un homme revient danssa province ; où voulez-vous qu’il aille ? Et en quoi,s’il vous plaît, fut-il coupable ?

– Un mari est toujours coupable, madame,permettez-moi de vous le dire, lorsque sa femme ne se conduit pasbien.

– Vous parlez ainsi, monsieur, parce quevous n’avez jamais été marié.

Guédéonofski fit un sourire embarrassé.

– Excusez ma curiosité, dit-il aprèsquelques moments de silence, à qui destinez-vous cette jolie petiteécharpe ?

Marpha Timoféevna leva brusquement les yeuxsur lui.

– Elle est destinée, répondit-elle, àcelui qui ne fait jamais de commérages, qui n’a point recours à laruse et n’invente rien sur le compte d’autrui ; mais je nesais s’il existe un pareil homme. Fédia, je le sais bien, n’a euqu’un seul tort, c’est d’avoir gâté sa femme. Et puis, il s’estmarié par amour, et de ces mariages d’amour il ne résulte jamaisrien de bon, ajouta la vieille en lançant un regard de côté à MariaDmitriévna ; et se levant :

– Maintenant, mon cher, dit-elle, vouspouvez aiguiser vos dents sur qui bon vous semble, même sur moi, –je m’en vais ; que je ne vous dérange pas.

Et Marpha Timoféevna s’éloigna.

– Elle est toujours ainsi, murmura MariaDmitriévna en suivant des yeux sa tante, toujours ainsi.

– Que voulez-vous, à son âge !…observa Guédéonofski ; voyez, elle vient de parler deruse ; mais qui, de nos jours, n’a point recours à laruse ?… Le siècle est ainsi fait. – Un de mes amis, hommetrès-respectable et j’ajouterai même appartenant à un rang élevé,disait : « De nos jours, une poule, pour prendre un grainde mil, s’approche de côté et tâche de le happer par laruse. » Et lorsque je vous regarde, madame, je vois en vousune nature vraiment angélique. Laissez-moi, je vous prie, baiservotre main de neige.

Maria Dmitriévna sourit faiblement et tendit àGuédéonofski sa main potelée en repliant avec grâce le petit doigt.Il y déposa un baiser, tandis qu’elle approchait de lui sonfauteuil, et lui demandait à voix basse en s’inclinantlégèrement :

– Ainsi, vous l’avez vu ? et, eneffet, sa santé est prospère ? il ne montre pas detristesse ?

– Oui, il est gai, bien portant, réponditGuédéonofski du même ton.

– N’avez-vous pas entendu dire où étaitsa femme ?

– En dernier lieu, elle était àParis ; maintenant, j’apprends qu’elle est allée dans leroyaume italien.

– C’est vraiment affreux que la positionde Fédia. Je ne conçois pas comment il peut la supporter. Chacun,il est vrai, a ses malheurs, mais on peut dire que son aventure aété répandue dans toute l’Europe.

Guédéonofski soupira.

– Oui, oui, on dit qu’elle voyaitbeaucoup d’artistes, et des pianistes, et des lions et d’autresbêtes, comme on les appelle là-bas. Elle a perdu toute pudeur.

– C’est bien dommage, dit MariaDmitriévna ; j’en suis surtout fâchée, comme parente. Voussavez, Serguéi Petrowitch, Fédia est un petit-neveu à moi.

– Certainement ; je le sais. Commentvoulez-vous que j’ignore quelque chose de ce qui touche à votrefamille ? Est-ce possible ?

– Viendra-t-il chez nous ? Qu’enpensez-vous ?

– Oui, je le crois. Au reste, on ditqu’il se propose d’aller habiter la campagne.

Maria Dmitriévna leva les yeux au ciel.

– Ah ! Serguéi Petrowitch, SerguéiPetrowitch, quand j’y pense… Combien il est nécessaire, à nousautres femmes, de nous conduire avec prudence !

– Toutes les femmes ne se ressemblentpas, Maria Dmitriévna. Il y en a malheureusement qui ont lecaractère léger… Et puis l’âge… Et puis elles n’ont pas toutesreçu, dans leur enfance, des principes solides.

Serguéi Petrowitch tira de sa poche unmouchoir bleu quadrillé, et commença à le déplier :

– Il y a certainement des femmespareilles.

Serguéi Petrowitch approcha de ses yeux, àtour de rôle, les coins de son mouchoir :

– Mais, en général, si l’on considère…c’est-à-dire… Il y a une poussière horrible en ville…,conclut-il.

– Maman, maman ! s’écria, en seprécipitant dans la chambre, une jolie petite fille qui pouvaitavoir onze ans ; Vladimir Nicolaewitch arrive à cheval.

Maria Dmitriévna se leva ; SerguéiPetrowitch se leva aussi et salua.

– Mon plus respectueux salut àmademoiselle Hélène, murmura-t-il.

Et se retirant par discrétion dans un coin, ilse prit à moucher son nez long et régulier.

– Quel magnifique cheval il a !continua la petite fille. Il vient de passer devant la petiteporte, et nous a dit, à Lise et moi, qu’il allait s’approcher duperron.

On entendit un bruit de sabots sur le sol, etun cavalier élégant, monté sur un joli cheval bai, apparut dans larue et s’arrêta devant la fenêtre ouverte.

III

– Bonjour, Maria Dmitriévna ! criale cavalier d’une voix sonore et agréable. Comment vous plaît manouvelle emplette ?

Maria Dmitriévna s’approcha de lafenêtre :

– Ah ! le superbe cheval !dit-elle ; chez qui l’avez-vous acheté, Vladimir ?

– Chez l’officier de remonte. Il me l’afait payer cher, le brigand !

– Comment l’appelle-t-on ?

– Orlando !… Mais ce nom est bête,je veux le changer… Eh bien, eh bien, mon garçon ? Il esttoujours en mouvement !

Le cheval hennissait, piaffait et secouait sesnaseaux couverts d’écume.

– Lénotchka, caressez-le… N’ayez paspeur…

La petite fille allongea la main hors de lafenêtre ; mais Orlando se cabra tout d’un coup et se jeta decôté. Le cavalier ne perdit pas la tête, serra le cheval de sesgenoux, lui assena un coup de cravache sur le cou, et, malgré sarésistance, parvint à le ramener sous la croisée.

– Prenez garde, prenez garde !répétait Maria Dmitriévna.

– Lénotchka, caressez-le, reprit lecavalier ; je ne lui permettrai pas de faire à sa guise.

La petite fille tendit de nouveau sa main eteffleura timidement les naseaux frémissants d’Orlando, quitressaillait et rongeait son frein.

– Bravo ! cria MariaDmitriévna ; et maintenant, descendez et entrez à lamaison.

Le cavalier tourna brusquement son cheval,piqua des éperons, et, traversant la rue au petit galop, entra dansla cour. Une minute après, il se précipitait dans le salon enbrandissant sa cravache. Au même instant, sur le seuil d’une autreporte, apparaissait une jeune fille grande, svelte, avec de beauxcheveux noirs. C’était Lise, la fille aînée de MariaDmitriévna ; elle avait dix-neuf ans.

IV

Le jeune homme que nous venons de présenter aulecteur avait nom Vladimir Nicolaewitz Panchine. Il était attachéau ministère de l’intérieur. Il avait été envoyé à O… en missionofficielle et se trouvait en disponibilité auprès du gouverneur, legénéral Zonnenberg, dont il était parent éloigné. Le père dePanchine, capitaine en second en retraite, joueur connu, aux yeuxéteints, à la figure fatiguée, affecté d’un tic nerveux dans leslèvres, s’était, sa vie durant, frotté aux hommes hautplacés ; il fréquentait les clubs anglais des deux capitaleset passait pour un homme adroit, agréable, bon vivant, mais surlequel on ne pouvait faire beaucoup de fond. Malgré son habileté,il se trouvait presque toujours à la veille de la ruine, et laissaà son fils une fortune médiocre et embarrassée. Il s’était occupéde l’éducation du jeune homme à sa manière ; VladimirNicolaewitch parlait le français en perfection, l’anglais bien,l’allemand mal. C’est dans l’ordre ; n’est-il pas honteux pourdes gens comme il faut de bien parler l’allemand ? Mais il estbon de pouvoir lancer de temps en temps un mot tudesque en manièrede plaisanterie, cela est même très-chic, comme disent lesParisiens de Pétersbourg. Dès l’âge de quinze ans, VladimirNicolaewitch savait, sans éprouver la moindre émotion, entrer dansun salon, s’y mouvoir à son aise et s’éloigner à propos. Son pèrelui avait formé beaucoup de relations en battant les cartes entredeux rubbers, ou bien après la réussite d’un grandchelem ; il ne négligeait jamais l’occasion de placerun mot en l’honneur de son Volodkia et d’en parler à quelquepersonnage important, amateur du whist. De son côté, VladimirNicolaewitch, pendant son séjour à l’Université, qu’il avait quittéavec le rang d’étudiant effectif, avait fait la connaissance deplusieurs jeunes gens de haute volée. Il fut admis dans lesmeilleures maisons ; on le recevait partout avecplaisir ; il était très-bien de figure, enjoué, amusant,toujours bien portant et de bonne humeur, prêt à tout, respectueuxlà où il fallait l’être, arrogant quand il le pouvait, camaradeparfait ; un charmant garçon, enfin. La terre promise s’ouvritdevant lui. Il eut bientôt compris le secret de la science dumonde, il sut se pénétrer d’un respect réel pour ses lois,s’occuper de futilités avec un air d’importance mêlé d’ironie, etfaire semblant de considérer les choses importantes commefutiles ; il dansait admirablement bien, s’habillait àl’anglaise. En très-peu de temps, il acquit la réputation d’un deshommes les plus aimables et les plus adroits de Pétersbourg. Eneffet, Panchine était très-adroit, autant que son père ; maisil était aussi très-bien doué. Tout lui réussissait : ilchantait avec goût, dessinait avec hardiesse, faisait des vers, etjouait très-convenablement la comédie. À l’âge de vingt-huit ans,il était déjà gentilhomme de la chambre, et avait un rang assezélevé. Très-sûr de lui-même, de son esprit et de sa perspicacité,il se poussait avec assurance et de toutes ses forces ; sa viecoulait gaiement et sans secousses. Habitué à plaire à tous, auxvieux et aux jeunes, il se flattait de connaître les hommes, etmieux encore les femmes ; il avait fait une étude touteparticulière de leurs faiblesses. En homme qui n’est pas étranger àl’art, il se sentait le feu sacré, l’entraînement, l’enthousiasme,et se permettait, à ce titre, plus d’une témérité, donnait carrièreà mainte licence, entretenait des relations hors de la société, yapportait des allures nonchalantes et une tenue parfois un peulibre. Mais au fond il était froid et rusé, et, même au plus fortde ses excès, son œil brun et spirituel observait et remarquaittout : ce jeune homme libre et hardi ne s’oubliait jamais etne se laissait jamais entraîner. Il faut dire, à son honneur, qu’ilne se glorifiait jamais de ses conquêtes. Il fut introduit dans lamaison de Maria Dmitriévna dès son arrivée à O… et s’y trouvabientôt comme chez lui. Maria Dmitriévna en raffolait.

Panchine salua gracieusement les personnes quiétaient dans le salon, serra la main à Maria Dmitriévna et àLisaveta Michailovna, frappa légèrement Guédéonofsky sur l’épaule,et, pirouettant sur ses talons, attrapa Lénotchka par la tête et labaisa au front.

– Et vous n’avez pas peur de monter uncheval aussi fougueux ? lui demanda Maria Dmitriévna.

– Comment ! il est très-doux, aucontraire. Voulez-vous savoir de quoi j’ai peur ? J’ai peur dejouer à la préférence avec Petrowitch ; hier, chez lesBélénitzin, il m’a complétement dépouillé.

Celui-ci se mit à rire ; il y avait de lafinesse et de la bassesse dans ce rire ; Serguéi Petrowitchvoulait se mettre dans les bonnes grâces du jeune et élégantemployé de Saint-Pétersbourg, du favori du gouverneur. Dans sesconversations avec Maria Dmitriévna, il faisait souvent allusionaux facultés remarquables de Panchine.

– Comment voulez-vous, disait-il, ne pasfaire son éloge ? C’est un jeune homme qui réussit dans lahaute sphère de la société et qui, avec cela, sert d’une manièreexemplaire et n’a aucune fierté.

Au reste, même à Pétersbourg, Panchine passaitpour un fonctionnaire entendu ; le papier brûlait sous sesdoigts, il traitait le travail de plaisanterie, comme il convientde le faire à tout homme du monde qui n’attache pas grandeimportance à ses occupations, mais c’était un homme d’exécution.Les chefs aiment de pareils subordonnés ; quant à lui, il nedoutait même pas qu’avec un peu de bonne volonté il ne devînt unjour ministre.

– Vous venez de dire que je vous aigagné, murmura Guédéonofsky ; mais la semaine passée, qui doncm’a gagné douze roubles ? Et encore……

– Ah ! le perfide ! interrompitPanchine avec une indifférence gracieuse, mais légèrementméprisante.

Et, sans plus faire attention à lui, ils’approcha de Lise.

– Je n’ai pas pu trouver ici l’ouvertured’Obéron, lui dit-il. Madame Bélénitzin s’est vantée endisant qu’elle avait chez elle toute la musique classique. – Enfait, elle n’a rien, excepté des polkas et des valses : maisj’ai déjà écrit à Moscou, et dans une semaine vous aurezl’ouverture. – À propos, continua-t-il, j’ai composé hier unenouvelle romance. Les paroles sont aussi de moi. Voulez-vous que jevous la chante ? Je ne sais trop l’effet qu’elle produit.Madame Bélénitzin l’a trouvée jolie, mais son opinion est sansimportance. Je voudrais connaître la vôtre. Au reste, je croisqu’il vaut mieux que je chante plus tard.

– Pourquoi plus tard et pasmaintenant ? observa Maria Dmitriévna.

– J’obéis, dit Panchine avec un souriredoux et calme, qui paraissait et disparaissait également vite.

Il approcha une chaise, s’assit devant lepiano, et après avoir préludé par quelques accords, il chanta, enaccentuant distinctement chaque parole, la romance quevoici :

Quand vient le soir et que la lune inonde

L’Océan de clarté,

On voit briller et tressaillir sur l’onde

Un rayon argenté.

Tel mon amour, – cet Océan, où l’âme

Tressaille de douleur,

Reflète aussi dans des rayons de flamme

Ton regard enchanteur.

Et toi, cruelle, aussi froide, aussi blanche

Que l’astre de la nuit,

Tu ris, hélas ! – de ce cœur qui s’épanche

Et du bonheur qui fuit.

Panchine chanta le second couplet avec uneforce et une expression particulières ; l’accompagnementfaisait un murmure confus, semblable à celui des vagues. Après lesmots : « où l’âme tressaille de douleur, » ilsoupira légèrement, ferma les yeux à demi, et baissa la voixmorendo. Quand il eut fini, Lise loua le motif. MarieDmitriévna dit :

– C’est ravissant !

Pour Guédéonofsky, il s’écria :

– C’est sublime ; les vers et lamusique sont également admirables !

Lénotchka considérait le chanteur avec unevénération enfantine. En un mot, tous les assistants avaient étéégalement charmés de l’œuvre du jeune dilettante ; mais,derrière la porte du salon, dans l’antichambre, se tenait un hommedéjà vieux, qui venait d’entrer, et auquel, à en juger parl’expression de sa figure, penchée vers la terre, et par lemouvement de ses épaules, la romance de Panchine, d’ailleurs fortjolie, n’avait causé aucun plaisir. Après avoir attendu un instant,et avoir secoué la poussière de ses bottes avec un mouchoir degrosse toile, cet homme fronça le sourcil, se pinça les lèvres d’unair sombre, courba plus qu’il ne l’était son dos, naturellementvoûté, et entra lentement dans le salon.

– Ah ! Christophor Fédorowitch,bonsoir ! s’écria Panchine en se levant rapidement de sachaise. – Si j’avais pu me douter que vous fussiez ici, jamais dema vie je n’aurais osé chanter ma romance. Je sais que vous n’êtespas amateur de musique légère.

– Je n’ai pas écouté, répondit en mauvaisrusse le personnage qui venait d’entrer.

Et, saluant tout le monde, il s’arrêta avec uncertain embarras au milieu de la chambre.

– Vous êtes venu donner votre leçon demusique à Lise, monsieur Lemm ? demanda Maria Dmitriévna.

– Non, pas à mademoiselle Lise, mais àmademoiselle Hélène.

– Ah, bien ! – À merveille.Lénotchka, monte donc avec M. Lemm.

Le vieillard se mettait en route derrière lajeune fille, lorsque Panchine l’arrêta.

– Ne vous en allez pas aussitôt après laleçon, Christophor Fédorowitch, dit-il ; nous voulons jouer,mademoiselle Lise et moi, une sonate de Beethoven à quatremains.

Le vieillard murmura quelques mots entre sesdents, et Panchine continua en allemand, d’une prononciationdétestable :

– Mademoiselle Lise m’a montré lacantate spirituelle que vous lui avez dédiée ; –c’est une bien belle chose ! Ne croyez pas, s’il vous plaît,que je ne sache pas apprécier la musique sérieuse, – au contraire.Elle est parfois ennuyeuse, mais, en revanche, fort utile.

Le vieillard rougit jusqu’aux oreilles, jetaun regard à la dérobée sur Lise, et sortit rapidement du salon.

Maria Dmitriévna pria Panchine de répéter saromance, mais il déclara qu’il ne voulait pas offenser les oreillesdu savant Allemand, et proposa à Lise de commencer la sonate deBeethoven. – À ces mots, Maria Dmitriévna soupira et offrit àGuédéonofsky de faire avec elle un tour de jardin.

– J’ai envie, lui dit-elle, de vousdemander encore votre avis au sujet de notre pauvre Théodore.

Guédéonofsky sourit agréablement, salua, pritentre deux doigts son chapeau, sur les bords duquel il avaitsoigneusement posé ses gants, et s’éloigna avec Maria Dmitriévna.Panchine et Lise restèrent seuls dans la chambre ; la jeunefille apporta et ouvrit la sonate ; tous deux s’assirent ensilence au piano. De l’étage supérieur arrivaient de faibles sonsde gammes jouées par les doigts peu exercés de la petiteHélène.

V

Christophe-Théodore-Gottlieb Lemm était né en1786 d’une famille de pauvres musiciens qui habitait la ville deChemnitz, dans le royaume de Saxe. Son père jouait du hautbois, samère de la harpe. Pour lui, avant l’âge de cinq ans, il s’exerçaitsur trois instruments différents. À huit ans, il restaorphelin ; à dix, il commençait à gagner lui-même son pain dechaque jour. Longtemps il mena une vie de bohême, jouant partout,dans les auberges, aux foires, aux noces de paysans, voire mêmedans les bals ; enfin, il réussit à entrer dans un orchestre,et, de grade en grade, parvint à l’emploi de chef d’orchestre. Sonmérite, comme exécutant, se réduisait à bien peu de chose ;mais il connaissait à fond son art. À vingt-huit ans, il émigra enRussie, où il avait été appelé par un grand seigneur, qui, tout endétestant cordialement la musique, s’était donné par vanité le luxed’un orchestre. Lemm resta près de sept ans chez lui en qualité demaître de chapelle, et le quitta les mains vides. Ce grand seigneurs’était ruiné ; il lui avait d’abord promis une lettre dechange à son ordre, puis il s’était ravisé ; – et, tout comptefait, il ne lui avait pas payé un copeck. – Des amis luiconseillaient de partir ; mais il ne voulait pas retournerdans sa patrie comme un mendiant, après avoir vécu en Russie, danscette grande Russie, le pays de Cocagne des artistes. Pendant vingtans, notre pauvre Allemand chercha fortune. Il séjourna chezdifférents patrons, vécut à Moscou comme dans les chefs-lieux degouvernement, souffrit et supporta mille maux, connut la misère, eteut recours à tous les expédients imaginables. Cependant, au milieude toutes ses souffrances, l’idée du retour au pays natal ne lequittait jamais et seule affermissait son courage. Le sort nevoulut pas lui accorder cette dernière et unique consolation. Àcinquante ans, malade, décrépit avant l’âge, il arriva par hasarddans la ville d’O… et s’y établit définitivement, ayant perdu toutespoir de quitter jamais le sol détesté de la Russie, et vivantmisérablement du produit de quelques leçons.

L’extérieur de Lemm ne prévenait guère en safaveur. Il était petit, voûté, avec des omoplates saillantes, unventre rentré, de grands pieds tout plats, des ongles bleuâtres aubout de ses doigts durs et roides, et des mains rouges, les veinestoujours gonflées. Son visage était ridé, ses joues creuses ;et ses lèvres plissées, qu’il remuait perpétuellement comme s’ilmâchait quelque chose, aussi bien que le silence obstiné qu’ilgardait d’ordinaire, lui donnaient une expression presque sinistre.Ses cheveux pendaient en touffes grisonnantes sur son front peuélevé ; ses yeux petits et immobiles avaient l’éclat terne decharbons sur lesquels on vient de verser de l’eau ; ilmarchait lourdement, déplaçant à chaque pas toutes les parties deson corps disgracieux et difforme. Ses mouvements rappelaientparfois ceux d’un hibou qui se dandine dans sa cage, quand il sentqu’on le regarde, sans pouvoir, toutefois, rien voir avec sesprunelles grandes, jaunes, effarées et clignotantes. Un long etimpitoyable chagrin avait apposé son cachet ineffaçable sur lepauvre musicien, et dénaturé sa physionomie déjà peuattrayante ; mais, la première impression une fois dissipée,on découvrait quelque chose d’honnête, de bon, d’extraordinairedans cette ruine ambulante.

Admirateur passionné de Bach et de Hændel,artiste dans l’âme, doué de cette vivacité d’imagination et decette hardiesse de pensée qui n’appartiennent qu’à la racegermanique, Lemm aurait pu – qui sait ? atteindre au niveaudes grands compositeurs de sa patrie, si le hasard eût autrementdisposé de son existence. – Hélas ! il était né sous unemauvaise étoile ! Il avait beaucoup écrit, mais jamais iln’avait eu la joie de voir aucune de ses œuvres publiée : ilne savait pas s’y prendre ; il n’avait pas le talent de faireà propos une courbette ou une démarche nécessaire. Une fois, il yavait bien des années, un de ses amis et admirateurs, Allemandpauvre comme lui, avait publié à ses frais deux de ses sonates, –mais, après être restées en bloc dans les magasins, elles avaientdisparu sourdement et sans laisser de traces, comme si quelqu’unles avait jetées nuitamment à la rivière. – Lemm finit par enprendre son parti ; du reste, il se faisait vieux ; à lalongue, il s’endurcit au moral, comme ses doigts s’étaient endurcisavec l’âge ; seul avec sa vieille cuisinière, qu’il avaittirée d’un hospice (car il ne s’était jamais marié), il végétait àO…, dans une petite maison voisine de celle de madame Kalitine. Ilse promenait beaucoup, lisait la Bible, un recueil protestant depsaumes, et les œuvres de Shakespeare dans la traduction deSchlegel. Il ne composait plus rien depuis longtemps ; maisLise, sa meilleure écolière, avait su sans doute le tirer de sonassoupissement, car il avait écrit pour elle la cantate dontPanchine avait dit un mot. Il en avait emprunté les paroles à unpsaume et y avait ajouté quelques vers de sa composition. Elleétait faite pour deux chœurs, – un chœur de gens heureux et unchœur d’infortunés ; – vers la fin, les deux chœurs seréconciliaient et chantaient ensemble : « Dieumiséricordieux, aie pitié de nous, pauvres pécheurs, et éloigne denous les mauvaises pensées et les espérances mondaines. » Surla première feuille étaient écrites avec soin ces lignes :« Les justes seuls seront sauvés. – Cantate spirituelle,composée et dédiée à mademoiselle Lise Kalitine, ma chère élève,par son professeur C. T. G. Lemm. » Des rayons entouraient lesmots : « Les justes seuls seront sauvés, » et« Lise Kalitine. » Tout au bas, on lisait :« Pour vous seule, für Sie allein. » Voilàpourquoi Lemm avait rougi et regardé Lise en dessous, en entendantPanchine parler de sa cantate ; le pauvre Lemm avaitcruellement souffert.

VI

Panchine avait frappé les premiers accords desa sonate avec force et résolution (il jouait la seconde partie). –Mais Lise ne commençait pas la sienne. Il s’arrêta et la regarda. –Les yeux de Lise, dirigés droit vers lui, exprimaient lemécontentement ; ses lèvres ne souriaient pas, toute sa figureétait sévère, presque triste.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-il.

– Pourquoi n’avez-vous pas tenu votreparole ? dit-elle. Je vous ai montré la cantate de Lemm à laseule condition que vous ne lui en parleriez pas.

– Pardonnez-moi, mademoiselle Lise, –l’occasion s’est présentée…

– Vous l’avez peiné et moi aussi.Maintenant il n’aura plus confiance même en moi.

– Que puis-je y faire, LisavetaMichailovna ! Depuis mon enfance, je ne puis voir un Allemandsans que l’envie me prenne de le taquiner.

Que dites-vous là, VladimirNicolaewitch ! Cet Allemand est pauvre, isolé, brisé par lemalheur, – et vous n’avez pas compassion de lui ? Vous avez lecœur de le taquiner ?

Panchine se troubla.

– Vous avez raison, mademoiselle, dit-il.C’est mon étourderie qui est cause de tout. Non, ne me dites rien,je me connais bien. Mon étourderie m’a fait souvent bien du tort.Grâce à elle, je passe pour un égoïste.

Panchine se tut un instant. Par quelque sujetqu’il entamât la conversation, il finissait d’ordinaire par parlerde lui-même, et cela si bien, si naturellement, qu’on eût dit qu’ille faisait naïvement et sans y songer.

– Dans votre maison même, continua-t-il,votre maman me témoigne assurément beaucoup de bienveillance… maisau fond je ne sais trop l’opinion que vous avez de moi, et pourvotre tante, il est clair qu’elle ne peut me souffrir. Il faut queje l’aie offensée par quelque parole bien sotte, bien irréfléchie.Elle ne m’aime pas, n’est-ce pas ?

– Non, répondit Lise après une petitehésitation : vous ne lui plaisez pas.

Panchine fit courir rapidement ses doigts surles touches ; un sourire imperceptible glissa sur seslèvres.

– Eh bien, et vous ? continua-t-il,vous aussi, vous me prenez pour un égoïste ?

– Je vous connais encore si peu, réponditLise, – mais je ne vous tiens pas pour égoïste ; au contraire,je dois vous être reconnaissante…

– Je sais, je sais ce que vous allezdire, interrompit Panchine en parcourant encore une fois lestouches du piano : – des notes, des livres que je vousapporte, des dessins médiocres dont j’orne votre album, etc., etc.– Je puis faire tout cela, et rester pourtant un égoïste. J’oseespérer que vous ne vous ennuyez pas avec moi, et que je ne vousparais pas un mauvais homme ; cependant vous êtes bienpersuadée que, pour un mot spirituel, je sacrifierais volontierspère et ami.

– Vous êtes distrait et oublieux commetous les gens du monde, dit Lise ; voilà tout.

Panchine fronça légèrement le sourcil.

– Écoutez, dit-il ; ne parlons plusde moi, jouons plutôt notre sonate. Je ne vous demande qu’unechose, ajouta-t-il en lissant de la main les feuillets du cahierouvert sur le pupitre : pensez de moi tout ce qu’il vousplaira ; appelez-moi égoïste même, c’est bien ! Mais nem’appelez jamais homme du monde ; ce nom m’est insupportable…Anch’io son pittore. Moi aussi, je suis un artiste,quoique médiocre, comme je vais vous en convaincre à l’instant.Commençons donc.

– Commençons, si vous le voulez, ditLise.

Le premier adagio passa assezheureusement, bien que Panchine se trompât fréquemment. Ses proprescompositions, et ce qu’il avait appris, il le jouait fort bien,mais il lisait faiblement. Aussi, la seconde partie de la sonate, –un allegro vivace, – n’alla plus du tout ; à lavingtième mesure, Panchine, qui était en retard de deux mesures aumoins, n’y tint plus ; il repoussa sa chaise en riant.

– Non ! s’écria-t-il, je ne puisjouer aujourd’hui ; il est heureux que Lemm ne nous entendepas : il se serait trouvé mal d’indignation.

Lise se leva, ferma le piano, et se tournantvers Panchine :

– Qu’allons-nous donc faire ?demanda-t-elle.

– Je vous reconnais bien à cettequestion ! Vous ne pouvez rester dans l’inaction. Si vous levoulez, nous dessinerons pendant qu’il fait encore jour. Peut-êtrequ’une autre Muse, la Muse du dessin, – comment l’appelle-t-on,donc ? je l’ai oublié, – me sera plus favorable. Où est votrealbum ? Je me souviens de n’avoir pas achevé mon paysage.

Lise alla chercher l’album dans une autrechambre ; Panchine, resté seul, tira de sa poche un mouchoirde fine batiste, se frotta les ongles et examina ses mains. Il lesavait blanches et belles ; sur l’index de la main gauche, ilportait une bague en spirale. Lise rentra ; Panchine s’assitprès de la fenêtre et ouvrit l’album.

– Ah ! s’écria-t-il, je vois quevous avez commencé à copier mon paysage, et même très-bien.Très-bien ! Ici seulement… donnez-moi le crayon, – les ombresne sont pas assez vigoureuses. Voyez.

Et Panchine traça largement quelques coups decrayon. Il dessinait constamment le même paysage : sur lepremier plan, quelques arbres ébouriffés ; ensuite une plaineet des montagnes dentelées à l’horizon. Lise le regardait faire pardessus son épaule.

– Dans le dessin, comme en général dansla vie, disait Panchine, penchant la tête tantôt à droite, tantôt àgauche, – la légèreté et la hardiesse sont les premières conditionsdu succès.

En cet instant, Lemm entra dans lachambre ; il salua sèchement et voulut s’éloigner ; maisPanchine jeta de côté album et crayon pour lui barrer lechemin.

– Où allez-vous, cher monsieurLemm ? Ne prenez-vous pas le thé avec nous ?

– Je rentre, dit Lemm d’un airsombre ; j’ai mal à la tête.

– Quelle idée ! Restez. Nousdiscuterons sur Shakespeare.

– J’ai la migraine, répéta levieillard.

– Nous avons voulu aborder, sans vous,une sonate de Beethoven, continua Panchine, le tenant amicalementpar la taille et souriant avec bonhomie : – mais cela n’a pasvoulu marcher. Imaginez – vous que je ne pouvais prendre deux notesjustes de suite.

– Vous auriez mieux fait de recommencervotre romance, répliqua Lemm, qui écarta les mains de Panchine etquitta la chambre.

Lise courut après lui ; elle le rejoignitsur le perron.

– Monsieur Lemm, écoutez-moi, luidit-elle en allemand, en le reconduisant par le gazon de la courjusqu’à la porte cochère ; je suis bien coupable,pardonnez-moi.

Lemm ne répondit rien.

– J’ai montré votre cantate àM. Vladimir Nicolaewitch ; j’étais sûre qu’ill’apprécierait, et, en effet, elle lui a beaucoup, beaucoupplu.

Lemm s’arrêta.

– Ce n’est rien, dit-il en russe.

Puis il ajouta dans sa languematernelle :

– Mais il ne peut rien comprendre,comment ne le voyez-vous pas ? C’est un dilettante, et voilàtout !

– Vous êtes injuste envers lui, répliquaLise. – Il comprend tout, et peut presque tout faire lui-même.

– Oui, ce sont là des qualités de secondordre, une marchandise légère ; mauvaise besogne. Cela plaît,et lui-même il plaît, et il en est tout fier ; eh bien, tantmieux ; je ne suis pas fâché ; ma cantate et moi, sommesdeux vieux imbéciles ; je suis seulement un peu honteux, maisce n’est rien.

– Pardonnez-moi, monsieur Lemm, répétaLise.

– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il enrusse : vous êtes une bonne fille… et voilà quelqu’un quivient chez vous. Adieu. Vous êtes une très-bonne fille.

Et Lemm se dirigea, d’un pas pressé, vers laporte cochère, par laquelle entrait un monsieur, à lui inconnu, enpaletot gris et en large chapeau de paille. Lemm le salua poliment(il s’était fait une règle de saluer dans la rue toutes les figuresétrangères et de se détourner de ses connaissances), passa à côtéde lui et disparut derrière la palissade. L’inconnu le regarda avecétonnement, puis, ayant examiné Lise, s’avança droit vers elle.

VII

– Vous ne me reconnaissez pas, dit-il enôtant son chapeau ; pour moi, je vous reconnais, bien qu’il yait huit ans que je vous aie vue pour la dernière fois. Vousn’étiez alors qu’une enfant. Je suis Lavretzky. Votre mère est-ellechez elle ? Puis-je la voir ?

– Maman sera très-contente, réponditLise ; elle est avertie de votre retour.

– Vous vous nommez Élisabeth, n’est-cepas ? demanda Lavretzky en montant les marches du perron.

– Oui.

– Je me souviens fort bien de vous ;alors déjà, vous aviez une de ces physionomies qu’on n’oubliepas ; je vous apportais des bonbons.

Lise rougit. Quel singulier individu !pensa-t-elle.

Lavretzky s’arrêta un instant dansl’antichambre. Lise entra au salon, d’où s’échappaient la voix etles éclats de rire de Panchine ; il communiquait un comméragede la ville à madame Kalitine et à Guédéonofsky, qui venaient derentrer du jardin, et lui-même riait bruyamment de ce qu’ilracontait. Au nom de Lavretzky, Maria Dmitriévna se troubla, pâlitet se dirigea vers lui.

– Bonjour, bonjour, mon chercousin ! dit-elle d’une voix dolente. – Que je suis aise devous voir !

– Bonjour, ma bonne cousine, réponditLavretzky en lui serrant amicalement la main. – Commentallez-vous ?

– Asseyez-vous donc, mon cher Théodore.Ah ! que je suis contente ! Laissez-moi d’abord vousprésenter ma fille Lise…

– Je me suis déjà présenté moi-même àmademoiselle Lise, interrompit Lavretzky.

– M. Panchine, Serguéi PetrowitchGuédéonofski… Mais asseyez-vous donc ! J’ai beau vousregarder, je n’en puis croire mes yeux. Comment va votresanté ?

– Comme vous voyez, je prospère. Maisvous aussi, cousine ; si je ne craignais de vous portermalheur, je dirais que vous n’avez pas maigri pendant ces huitans.

– Quand j’y songe, que d’années il y aque nous ne nous sommes vus ! – murmurait madame Kalitine d’unair rêveur. – D’où venez-vous ? Où avez-vous laissé… ?C’est-à-dire, j’entends…, reprit-elle à la hâte, j’entends… vousdemander si vous comptez rester longtemps avec nous ?

– J’arrive de Berlin, répondit Lavretzky,et demain même je pars pour mon village, où je resteraiprobablement longtemps.

– Vous habiterez sûrementLavriki ?

– Non, ce n’est pas à Lavriki que jem’établirai, mais dans le petit village que je possède à vingt ouvingt-cinq werstes d’ici.

– C’est le petit bien que vous tenez deGlafyra Pétrowna ?

– Oui, ma cousine, celui-là même.

– Y songez-vous, Théodore ? Vousavez à Lavriki une si belle habitation !

Lavretzky fronça imperceptiblement lesourcil.

– En effet… Mais j’ai dans mon autreterre un petit corps de logis qui me suffit pleinement. Cetendroit-là est celui qui me convient le mieux pour le moment.

Maria Dmitriévna se troubla encore une fois,au point de se redresser sur son fauteuil et d’écarter les bras.Panchine vint à son secours en entamant la conversation avecLavretzky. Maria Dmitriévna se calma un peu, s’adossa commodémentet se borna à placer de temps en temps un mot dans laconversation ; toutefois, elle regardait si piteusement sonhôte, soupirait d’une manière si significative et remuait la têteavec tant de tristesse, que Lavretzky, n’y tenant plus, finit parlui demander, assez brusquement, si elle se portait bien.

– Mais oui, grâce à Dieu !répondit-elle. Pourquoi cette question ?

– Mon Dieu, pour rien ; il m’avaitsemblé que vous n’étiez pas bien.

Maria Dmitriévna prit un air digne et quelquepeu offensé.

– S’il en est ainsi, pensa-t-elle, çam’est bien égal ; à ce qu’il paraît, mon cher, rien ne vousfait, ni chaud, ni froid ; un autre aurait séché de chagrin,et vous n’en perdez pas une once de graisse.

En se parlant à elle-même, madame Kalitine nechoisissait pas ses expressions ; quand elle s’adressait àautrui, elle y mettait plus de recherche.

Lavretzky, en effet, ressemblait peu à unevictime du sort. Sa figure vermeille, type parfaitement russe, sonfront blanc et élevé, son nez un peu fort et ses lèvres larges etrégulières respiraient une santé campagnarde, témoignaient d’unegrande et abondante force vitale. Il était solidement bâti, et sescheveux blonds frisaient naturellement comme ceux d’un jeunegarçon. Ses yeux bleus, à fleur de tête et un peu fixes,exprimaient seuls quelque chose qui n’était ni le souci, ni lafatigue, et sa voix avait un son trop égal.

Panchine continuait à soutenir laconversation. Il l’amena sur la fabrication du sucre de betteraves,sujet sur lequel il venait de lire deux brochures françaises, cequi lui permit d’en exposer le contenu avec une modestietranquille, sans dire pourtant où il puisait toutes cesnotions.

– Ah ! mais c’est Fédia !s’écria soudain Marpha Timoféevna derrière la porte entre-bâilléede la chambre voisine. C’est bien Fédia !

Et la vieillotte entra rapidement dans lesalon. Lavretzky n’avait pas eu le temps de se lever, qu’ellel’embrassait déjà.

– Laisse-moi te voir, laisse-moi tevoir ! répétait-elle en reculant d’un pas. Oh ! que tu esdonc bien ! Tu as vieilli, mais nullement enlaidi. Ne me baisedonc pas les mains ; embrasse-moi, si mes joues ridées ne tefont pas peur. Tu ne t’es pas informé de moi, tu n’as pas demandési ta vieille tante vivait encore, hein ! n’est-ce pas ?Et pourtant, c’est moi qui t’ai reçu à ta naissance, mauvaisgarnement que tu es. Mais tout cela n’est rien, pourquoi aurais-tusongé à moi ? Seulement, tu es bien gentil d’être venu. Ehbien, ma mère, ajouta-t-elle en se tournant vers Maria Dmitriévna,lui as-tu offert au moins quelque chose ?

– Mais il ne me faut absolument rien, sehâta de dire Lavretzky.

– Prends au moins une tasse de thé avecnous. Seigneur, mon Dieu ! il arrive on ne sait d’où, et on nelui donne pas seulement une tasse de thé. Lise, va donc bien vitet’en occuper. Je me souviens que, tout petit, il étaittrès-gourmand, – et aujourd’hui encore, je crois qu’il ne dédaignepas les bons morceaux.

– Je vous salue respectueusement, MarphaTimoféevna, dit Panchine, en s’approchant du côté de la vieillefemme, qui s’oubliait dans sa joie, et s’inclinant profondémentdevant elle.

– Excusez-moi, monsieur, répondit MarphaTimoféevna, dans ma joie, je ne vous avais pas aperçu. Comme turessembles à présent à ta pauvre chère mère ! continua-t-ellese tournant de nouveau vers Lavretzky ; tu avais seulement lenez de ton père et tu l’as encore. Resteras-tu longtemps avecnous ?

– Je pars demain, ma tante.

– Pour où !

– Pour Wassiliewskoé.

– Demain ?

– Demain.

– Si c’est demain, c’est demain. Que lebon Dieu t’accompagne ; tu sais mieux toi-même ce qu’il tefaut. Seulement, n’oublie pas de venir prendre congé de moi.

La vieille femme lui caressa la joue.

– Je n’espérais plus te revoir ; nonque je me sentisse près de mourir ; non. J’ai bien encore dusouffle pour dix ans ; nous autres Pestoff, avons la viedure ; ton grand-père avait coutume de dire que nous vivionsdeux existences ; mais seul le bon Dieu sait combien de tempstu aurais pu rester encore dans les pays étrangers. Tu m’as l’aird’être toujours aussi fort qu’autrefois. Je parie que tu continuesà enlever dix pouds d’une main. Ton père, excuse-moi, n’avait pasle sens commun, cependant il ne pouvait pas avoir une meilleureidée que de te donner ce Suisse pour précepteur. Te souviens-tucomme vous luttiez à coups de poings ? On nommait cela de lagymnastique, je crois ? – Mais qu’ai-je donc à tantbavarder ? Je ne fais qu’empêcher M. Panchine de parler.(Elle affectait de prononcer son nom en appuyant sur la dernièresyllabe.) Prenons plutôt notre thé ; allons nous mettre sur laterrasse. Tu verras quelle crème nous avons, – c’est bien autrechose que dans vos Paris ou vos Londres. Allons, allons donc ;et toi, Fédioucha, donne-moi le bras. Voilà un bras solide ;on ne craint pas de tomber avec toi.

Chacun se leva, et tous se rendirent sur laterrasse, à l’exception de Guédéonofski, qui s’éloigna à lasourdine. Tout le temps qu’avait duré la conversation de Lavretzkyavec la maîtresse de la maison, Panchine et Marpha Timoféevna, ilétait resté dans un coin, clignant de l’œil et tendant les lèvresavec une curiosité d’enfant ; à présent, il avait hâte decolporter par la ville la nouvelle de l’arrivée de cet hôteintéressant.

Le même jour, à onze heures du soir, voici cequi se passait dans la maison de madame Kalitine. Aurez-de-chaussée, sur le seuil du salon, Panchine, profitant d’unmoment favorable, prenait congé de Lise, et lui disait en luitenant la main :

– Vous savez ce qui m’attire ici ;vous savez pourquoi je viens sans cesse dans la maison ; àquoi bon parler, quand tout est si clair ?

Lise ne répondait rien, et ne souriaitpas ; elle relevait légèrement les sourcils et rougissait unpeu en regardant à terre, mais ne retirait pas sa main. Au premierétage, dans la chambre de Marpha Timoféevna, éclairée par une lampesuspendue devant d’anciennes images ternies, Lavretzky, assis dansun fauteuil, les coudes appuyés sur les genoux, tenait son visagecaché dans les mains ; la vieille femme, debout et silencieusedevant lui, passait de temps en temps la main sur ses cheveux. Ilresta plus d’une heure chez elle, après avoir pris congé de lamaîtresse de la maison ; il ne dit presque rien à sa bonnevieille amie, et elle, de son côté, ne lui demanda rien… – Etqu’aurait-il pu dire, qu’aurait-elle pu demander ? Ellecomprenait tout, elle prenait part à toutes ses souffrances.

VIII

Fédor Ivanowitch Lavretzky (nous demandons aulecteur la permission d’interrompre pour un moment notre récit)était d’une famille noble et ancienne. Le premier des Lavretzkysortit de la Prusse sous le règne de Wassili l’Aveugle, et reçutdeux cents dessiatines de terre dans le district de Béjetzk.Plusieurs de ses descendants entrèrent au service, et, sous lepatronage de princes et de personnages puissants, furent envoyéscomme woïvodes dans les provinces les plus éloignées ; maisaucun d’eux ne dépassa le rang de stolnik et n’acquit une grandefortune. Le plus riche et le plus remarquable de tous les Lavretzkyfut André, le propre bisaïeul de Théodore ; c’était un hommedur, arrogant, intelligent et rusé. Aujourd’hui encore, le souvenirde son despotisme, de son caractère féroce, de sa prodigalitéinsensée et de son avidité sans bornes s’est conservé dans le pays.Il était obèse et grand de taille, brun de visage et sansbarbe ; il grasseyait et semblait endormi ; mais plus ilparlait bas, plus la terreur qu’il répandait grandissait autour delui. Il avait rencontré une femme digne de lui. Bohémienned’origine, elle avait des yeux à fleur de tête, un nez en becd’épervier, le visage rond et jaune ; elle était colère etvindicative ; en un mot, elle ne le cédait en rien à son mari,qui faillit la faire mourir à force de mauvais traitements, etauquel elle ne put survivre, bien que, de son vivant, ils n’eussentpas cessé de se quereller.

Pierre, fils d’André et aïeul de Théodore, neressemblait guère à son père ; c’était un seigneur comme onn’en voit que dans les steppes, passablement excentrique, tapageuret agité, grossier, mais assez bon, très-hospitalier et grandamateur de chasse à courre. Il avait plus de trente ans, lorsque àla mort de son père il se trouva maître d’un héritage de deux millepaysans en parfait état ; il ne lui fallut pas longtemps pourdissiper ou vendre une partie de son bien, et gâter complétementson nombreux domestique. Ses chambres vastes, chaudes etmalpropres, étaient continuellement remplies de petites gens, quifondaient de tous côtés sur lui comme la grêle ou la vermine. Cetteengeance se gorgeait de ce qui lui tombait sous la main, buvaitjusqu’à l’ivresse, et emportait de la maison tout ce qui selaissait prendre, sans cesser de chanter les louanges de ce hôtehospitalier.

Pierre, quand il était de mauvaise humeur, lestraitait de pique-assiettes et de pieds-plats ; mais il netardait pas à s’ennuyer de leur absence. Sa femme était un êtredoux et obscur ; il l’avait prise dans une famille duvoisinage, par ordre de son père, qui l’avait choisie pourlui ; on la nommait Anna Pavlowna. Elle ne se mêlait de rien,recevait cordialement ses hôtes, et aimait assez à sortir, quoiquel’obligation de mettre de la poudre fît son désespoir. Elle avaitcoutume de raconter, dans sa vieillesse, que, pour procéder à cetteopération, on lui plaçait un bourrelet de feutre sur la tête, onlui relevait tous les cheveux, puis on les frottait de suif et onles saupoudrait de farine, en y introduisant une masse d’épinglesen fer ; si bien qu’ensuite elle avait toutes les peines dumonde à se débarbouiller ; cependant, pour ne pas enfreindreles règles de la bienséance et ne blesser personne, elle serésignait, à chaque visite qu’elle avait à faire, à endurer cetodieux martyre. Elle aimait à se faire traîner par des trotteurs,et était prête à jouer aux cartes du matin jusqu’au soir ;mais elle n’oubliait jamais, quand son mari s’approchait de latable de jeu, de dissimuler avec sa main ses misérables petitespertes, elle qui avait laissé à son mari la pleine et entièredisposition de tout son apport, de toute sa dot. Elle eut de luideux enfants : un fils, Ivan, qui fut le père de Théodore, etune fille, nommée Glafyra.

Ivan ne fut pas élevé à la maison paternelle,mais auprès d’une tante riche et vieille fille, la princesseKoubensky, qui promit de faire de lui son légataire universel(autrement son père ne l’eût pas laissé partir), l’habilla commeune poupée, lui donna des professeurs de toutes sortes, et luichoisit pour précepteur un Français, ex-abbé, disciple de J.-J.Rousseau, un certain M. Courtin de Vaucelles. C’était un hommefin, habile, insinuant ; elle le qualifiait de finefleur de l’émigration, et finit, presque septuagénaire, parépouser cette fine fleur. Elle lui légua tout son bien, et renditl’âme peu de temps après, les joues couvertes de rouge, touteparfumée d’ambre à la Richelieu, entourée de négrillons,de levrettes et de perroquets criards, étendue sur une couchette dutemps de Louis XV, tenant à la main une tabatière en émail dePetitot. Elle mourut abandonnée de son mari ; l’insinuantM. Courtin avait trouvé opportun de se retirer à Paris avecson argent.

Ivan avait dix-neuf ans, lorsque ce reversinattendu le frappa. Il ne voulut plus rester dans la maison de satante, où, d’héritier présomptif, il devenait tout à coup parasite,– ni même à Saint-Pétersbourg, où l’accès de la société danslaquelle il avait été élevé lui fut tout à coup interdit. Il sesentait une répugnance invincible pour le service, qu’il aurait dûcommencer par les grades les plus humbles, les plus obscurs et lesplus difficiles ; tout cela se passait dans les premièresannées du règne de l’empereur Alexandre. Il fut donc réduit, bongré, mal gré, à s’en retourner au village de son père. Comme toutlui sembla sale, pauvre, mesquin ! L’obscurité, le silence,l’isolement de la vie des steppes l’offusquaient à chaquepas ; l’ennui le dévorait ; avec cela, personne dans lamaison, hors sa mère, n’avait pour lui que des sentiments hostiles.Son père supportait impatiemment ses habitudes de citadin ;ses habits, ses jabots, ses livres, sa flûte, sa propreté luiparaissaient, avec assez de justesse, une délicatesseexagérée ; il ne faisait que se plaindre de son fils, et legrondait sans cesse. « Rien ne lui convient ici, disait-ilsouvent ; à table, il fait le dégoûté, ne mange de rien, nepeut supporter l’odeur des domestiques, ni la chaleur de lachambre ; la vue des gens ivres le dérange ; on n’ose passeulement batailler devant lui ; il ne veut pas servir, il n’apas pour un liard de santé, cette femmelette ! Et tout cela,parce qu’il a la cervelle farcie de Voltaire. » Le vieillarddétestait particulièrement Voltaire, et ce mécréant deDiderot, bien qu’il n’eût pas lu une ligne de leurs œuvres :lire n’était pas de sa compétence.

Petre Andrévitch ne se trompait pas ;Voltaire et Diderot remplissaient, en effet, la tête de son fils,et non pas eux seulement, mais encore Rousseau, Raynal, Helvétiuset consorts ; mais ils ne remplissaient que sa tête. Soninstituteur, l’ancien abbé, l’encyclopédiste, s’était borné àverser en bloc sur son élève toute la science duXVIIIème siècle. – Ivan vivait ainsi, tout pénétré decet esprit, qui restait en lui sans se mêler à son sang, sanspénétrer dans son âme, sans produire de fortes convictions… Aprèstout, quelles convictions pouvons-nous exiger d’un jeune homme quivivait il y a cinquante ans, quand, aujourd’hui encore, nous nesommes pas arrivés à en avoir ?

La présence d’Ivan Pétrovitch gênait lesvisiteurs de la maison paternelle ; il les dédaignait, eux lecraignaient. Il n’avait même pas réussi à se lier avec sa sœur, quiavait douze ans de plus que lui. Cette Glafyra était un êtreétrange ; elle était laide, bossue, maigre, avait de grandsyeux sévères et une bouche aux lèvres minces et serrées. Sonvisage, sa voix, ses mouvements rapides et anguleux rappelaient sonaïeule, la Bohémienne. Obstinée, dominatrice, elle n’avait jamaisvoulu entendre parler de mariage. Le retour d’Ivan Pétrovitch nefut nullement de son goût ; tant qu’il fut chez la princesseKoubensky, elle pouvait s’attendre à hériter de la moitié des bienspaternels : son avarice était un trait de plus qu’elle tenaitde sa grand’mère. De plus, elle lui portait envie : il étaitsi bien élevé, il parlait si bien le français avec l’accentparisien, et elle pouvait à peine prononcer « bonjour, »et « comment vous portez-vous ? » Il est vrai queses parents n’en savaient pas même autant ; mais à quoi celal’avançait-il ? Ivan ne savait comment dissiper sa tristesseet son ennui ; il passa une année à la campagne, mais elle luiparut longue de dix ans. Il ne trouvait un peu de plaisir que chezsa mère, passait des heures entières dans ses appartements, bas etpetits, écoutant son bavardage naïf et sans apprêts, et se gorgeantde confitures.

Au nombre des servantes d’Anna Pavlowna, setrouvait une très-jolie jeune fille, aux yeux doux et purs, auxtraits fins ; on la nommait Malanïa ; elle était sage etmodeste. Elle plut tout d’abord à Ivan Pétrovitch, bientôt ill’aima ; sa démarche timide, ses réponses modestes, sa voixdouce, son tendre sourire l’avaient captivé ; tous les jours,elle lui semblait plus aimable. De son côté, elle s’attacha à IvanPétrovitch de toute la force de son âme, comme les jeunes fillesrusses seules savent aimer, et se donna à lui. Dans une maison deseigneur de village, aucun mystère ne peut rester longtempscaché ; chacun connut bientôt la liaison du jeune maître avecMalanïa, et la nouvelle en vint aux oreilles mêmes de PetreAndrévitch. Dans un meilleur moment, il n’eût peut-être fait aucuneattention à une affaire aussi peu importante ; mais il avaitdepuis longtemps une dent contre son fils, et il saisit avecbonheur l’occasion de confondre l’élégant philosophepétersbourgeois. Une tempête de cris et de menaces s’éleva dans lamaison ; Malanïa fut mise au séquestre, et Ivan Pétrovitchmandé devant son père. Anna Pavlowna accourut au bruit. Elle essayade calmer son mari, mais il n’écoutait plus rien. Il fondit sur sonfils comme un oiseau de proie, lui reprochant son immoralité, sonincrédulité, son hypocrisie ; l’occasion était trop belle pourne pas déverser sur Ivan toute la colère qui s’était amassée depuissi longtemps dans son cœur contre la princesse Koubensky ; ill’accabla d’expressions injurieuses. Ivan Pétrovitch commença parse maîtriser et se taire, mais lorsque son père le menaçad’une punition infamante, il n’y tint plus. « Ah !pensa-t-il, le mécréant de Diderot est de nouveau en scène ;c’est le moment de s’en servir ; attendez, je vais tous vousétonner. » Et aussitôt, d’une voix tranquille et mesurée,quoique avec un tremblement intérieur, il annonça à son père qu’ilavait tort de l’accuser d’immoralité ; qu’il ne voulait pasnier sa faute, mais qu’il était prêt à la réparer, et d’autantmieux qu’il se sentait au-dessus de tous les préjugés ; en unmot, qu’il était prêt à épouser Malanïa. En prononçant ces mots,Ivan atteignit sans doute le but qu’il se proposait ; son pèrefut tellement abasourdi, qu’il écarquilla les yeux et resta uninstant immobile ; mais il revint à lui presque aussitôt, ettel qu’il était, dans son touloup doublé de fourrure, ses pieds nusdans de simples souliers, il s’élança les poings levés contre sonfils. Ce jour-là, Ivan, comme s’il l’eût fait exprès, s’étaitcoiffé à la Titus, avait mis un nouvel habit bleu à l’anglaise, desbottes à glands, et un pantalon collant en peau de daim d’uneparfaite élégance. Anna Pavlowna poussa un grand cri et se couvritle visage de ses mains ; pour son fils, il ne fit ni une nideux ; il prit ses jambes à son cou, traversa la maison et lacour, se jeta dans le verger, puis dans le jardin, du jardin sur lagrand’route, et courut, toujours sans se retourner, jusqu’à cequ’il n’entendît plus derrière lui les pas lourds de son père, etses cris redoublés et entrecoupés.

– Arrête, vaurien ! hurlait-il,arrête, ou je te maudis !

Ivan Pétrovitch se réfugia chez un odnodvoretzdu voisinage ; son père rentra chez lui épuisé et couvert desueur, et annonça, respirant à peine, qu’il retirait à son fils sabénédiction et son héritage. Il fit aussitôt brûler tous sesmalheureux livres ; la servante Malanïa fut exilée dans unvillage éloigné. De bonnes gens déterrèrent Ivan Pétrovitch etl’avertirent de tout ce qui se passait. Honteux, furieux, il jurade se venger de son père ; la même nuit, il se mit enembuscade pour arrêter au passage le chariot qui emportaitMalanïa ; il l’arracha de vive force à son escorte, courutavec elle à la ville voisine et l’épousa.

Le lendemain, Ivan écrivit à son père unelettre froidement ironique et polie, et se rendit dans le villageoù demeurait son cousin au troisième degré, Dmitri Pestoff, avec sasœur Marpha, que nous connaissons déjà. Il leur raconta tout ce quis’était passé, leur dit qu’il partait pour Pétersbourg, afin d’yprendre du service, et qu’il les suppliait de donner asile à safemme, ne fût-ce que pour peu de temps. Il sanglota amèrement enprononçant le mot de femme, et, oubliant sa civilisationraffinée et sa philosophie, il tomba humblement à genoux devant sesparents, comme un vrai paysan russe, en frappant la terre de sonfront. Les Pestoff, qui étaient des gens compatissants et bons,accédèrent aisément à sa prière ; il passa trois semaines chezeux, attendant en secret une réponse de son père ; mais iln’en vint pas, et il ne pouvait pas en venir. À la nouvelle dumariage de son fils, Petre Andrévitch tomba malade, et défendit deprononcer devant lui le nom d’Ivan Pétrovitch ; seule, lapauvre mère emprunta en cachette cinq cents roubles en papier auprêtre du village et les envoya à son fils avec une petite imagepour sa bru. Elle eut peur d’écrire, mais son messager, un paysanpetit et sec, qui avait le talent de faire ses soixante werstes àpied par jour, fut chargé de dire à Ivan Pétrovitch de ne pas trops’affliger, qu’elle espérait, avec l’aide de Dieu, convertir lacolère de son mari en clémence ; qu’elle aurait préféré uneautre belle-fille, mais que telle n’avait sûrement pas été lavolonté divine, et qu’elle envoyait à Malanïa Serguéiewna sabénédiction maternelle. Le petit paysan reçut un rouble pour sapeine, demanda la permission de saluer sa nouvelle maîtresse, dontil était le compère, lui baisa la main et se remit en marche pourla maison.

Ivan Pétrovitch partit pour Pétersbourg lecœur joyeux. Un avenir inconnu l’attendait : la misère pouvaitbien l’atteindre, mais il quittait la vie de campagne, qu’ilabhorrait. Surtout il était bien aise de n’avoir pas renié sesinstituteurs, mais d’avoir au contraire mis réellement en pratiqueet justifié les principes de Rousseau, de Diderot et de laDéclaration des Droits de l’homme. Le sentiment d’un devoiraccompli, d’un triomphe remporté, d’un juste orgueil satisfait,remplissait son âme ; en outre, la séparation de sa femme nele troublait pas trop ; il aurait plutôt craint de vivre avecelle. La première affaire était faite, il fallait songer auxautres. Il eut du succès à Pétersbourg, contrairement à sa propreattente ; la princesse Koubensky, que M. Courtin avaitdéjà abandonnée, mais qui n’avait pas encore eu le temps de mourir,voulant réparer ses torts envers son neveu, le recommanda à tousses amis, et lui donna cinq mille roubles, son dernier argent, sansdoute, plus une montre de Lepée, avec son chiffre dans uneguirlande d’amours. Trois mois ne s’étaient pas écoulés qu’il avaitobtenu une place à l’ambassade russe à Londres, et qu’ils’embarquait sur le premier bâtiment anglais en partance. (Iln’était pas encore question de bateaux à vapeur.) Quelques moisplus tard, il reçut une lettre de Pestoff. Ce brave homme lefélicitait à l’occasion de la naissance d’un fils, qui avait vu lejour dans le village de Pokrofskoé, le 20 août 1807, et qu’on avaitnommé Théodore, en l’honneur du saint martyr du même nom. Lafaiblesse de Malanïa Serguéiewna était telle, qu’elle ne pouvaitajouter que quelques lignes ; ces quelques lignes mêmessurprirent beaucoup son mari ; il ignorait que MarphaTimoféevna eût enseigné l’écriture à sa femme. Cependant Ivan nes’abandonna pas longtemps aux doux sentiments de lapaternité ; il faisait en ce moment la cour à l’une des pluscélèbres Phrynés ou Laïs du jour. (Les noms classiques étaientencore de mode.) La paix de Tilsit venait d’être signée ; toutle monde se hâtait de jouir, tout le monde était comme entraîné parun tourbillon effréné. Les yeux noirs d’une beauté agaçante luiavaient tourné la tête. Il avait peu d’argent, mais il jouaitheureusement, faisait des connaissances, prenait part à tous lesplaisirs imaginables ; en un mot, il commençait à voguertoutes voiles dehors.

IX

Longtemps, le vieux Lavretzky eut peine à serésoudre à pardonner à son fils. – Si celui-ci était venu, six moisaprès son mariage, se jeter aux pieds de son père, peut-être eût-ilobtenu sur-le-champ sa grâce ; il en eût été quitte pour unebonne semonce, tout au plus aurait-il vu se lever sur lui labéquille paternelle, instrument de terreur salutaire. Mais IvanPétrovitch vivait en pays étranger et semblait fort peu sepréoccuper de son père.

– Tais-toi, et prends-y garde !répétait le vieillard à sa femme, chaque fois que celle-ci essayaitde l’amener à la clémence ; ce vaurien-là doit éternellementprier Dieu pour moi de ce que je ne l’ai point maudit ; feumon père l’eût assommé de ses propres mains, et ma foi, il eût fortbien fait.

Anna Pavlowna, à ces terribles paroles,faisait à la dérobée des signes de croix. – Quant à la jeune femmed’Ivan Pétrovitch, le vieillard n’en voulait d’abord pas mêmeentendre parler, et en réponse à une lettre de M. Pestoff,dans laquelle celui-ci faisait mention de sa bru, il lui fit direqu’il ne se connaissait pas de bru de par le monde, et que les loisinterdisent formellement de donner asile aux serfs ou serves enfuite, ce dont il se faisait un devoir de le prévenir. Mais plustard, ayant appris la naissance d’un petit-fils, il se radoucit,fit demander sous main des nouvelles de l’accouchée, et lui envoya,sans trahir son nom, un peu d’argent. Le petit Théodore n’avait pasun an encore, quand Anna Pétrowna tomba dangereusement malade.Quelques jours avant sa mort, ne pouvant plus bouger de son lit,elle dit à son mari, en présence de son confesseur, et avec deslarmes craintives au bord de ses paupières éteintes, qu’elledésirait voir sa bru, prendre congé d’elle et bénir son petit-fils.– Le vieillard affligé la rassura aussitôt, et envoya sur-le-champsa voiture à sa belle-fille, en l’appelant pour la première foisMalanïa Serguéiewna. Celle-ci arriva avec son fils et MarphaTimoféevna, qui n’avait voulu, à aucun prix, la laisser partirseule et l’exposer à quelque offense. Demi-morte de peur, MalanïaSerguéiewna entra dans le cabinet de son beau-père. Une bonne lasuivait, portant l’enfant dans ses bras. Son beau-père la regardaen silence : elle s’approcha pour saisir sa main : seslèvres tremblantes purent à peine y poser un baiser, qu’onn’entendit point.

– Çà, ma jeune anoblie de laveille[1], dit-il à la fin, bonjour ; allonschez madame.

Disant cela, il se leva et se pencha vers lepetit Théodore ; l’enfant sourit et lui tendit ses petitesmains pâlottes. – Le vieillard se sentit ému.

– Ah ! fit-il, mon pauvredélaissé ! Tu gagnes la cause de ton père ; je net’abandonnerai pas, mon chéri, va !

Malanïa Serguéiewna, à peine entrée dans lachambre d’Anna Pavlowna, se mit à genoux sur le seuil de la porte.– La mourante lui fit signe d’approcher de son lit, l’embrassa,bénit son fils ; puis, tournant vers son mari un visageamaigri par de cruelles souffrances, elle essaya de lui parler.

– Je sais, je sais bien ce que tu veux medemander, prononça Petre Andrévitch. Ne te chagrine plus, ellerestera près de moi, et, pour elle, je pardonnerai à mon fils.

Anna Pavlowna fit un suprême effort, baisa lamain de son mari… Le même soir, elle avait cessé d’exister.

Petre Andrévitch tint parole. Il informa sonfils qu’en mémoire des derniers moments de sa mère, et par pitiépour le petit Théodore, il lui rendait son affection, et qu’ilgarderait dorénavant Malanïa Serguéiewna dans sa maison. – On mitdeux chambres d’entre-sol à la disposition de la jeune femme ;son beau-père la présenta à ses connaissances les plus marquantes,au brigadier borgne Skourechine et à sa femme ; il lui fitprésent de deux serves et d’un petit domestique pour faire sescommissions ; Marpha Timoféevna prit congé d’elle ; deprime abord, elle avait pris Glafyra en horreur, et, dans lecourant de la journée, s’était trois fois querellée avec elle.

Bien pénible et bien fausse fut, aucommencement, la nouvelle position de la jeune femme ; maisbientôt elle s’habitua à son beau-père et se résigna. Lui aussis’accoutuma à sa bru ; il la prit même en affection, quoiquejamais, ou peu s’en faut, il ne lui parlât ; dans sabienveillance même perçait une teinte de dédain.

Malanïa Serguéiewna avait le plus à souffrirde sa belle-sœur. – Celle-ci, du vivant même de sa mère, avaitréussi petit à petit à s’emparer de la direction de lamaison ; à commencer par son père, tout le monde lui étaitsoumis ; sans son autorisation, on ne pouvait disposer d’unmorceau de sucre ; elle eût plutôt consenti à mourir que departager sa puissance avec une autre maîtresse de maison, – etquelle maîtresse de maison, grand Dieu ! – Le mariage de sonfrère l’avait plus exaspérée que le père lui-même ; elle avaitrésolu de donner une bonne leçon à la parvenue. Du moment de soninstallation dans la maison, Malanïa Serguéiewna devint sonesclave. – Et comment aurait-elle pu lutter contre l’opiniâtre etorgueilleuse Glafyra, elle, cette pauvre femme sans défense,toujours troublée, toujours craintive et d’une santé sifaible ? – Il ne se passait pas de jour que Glafyra ne luirappelât son origine et ne la louât de rester à sa place. – MalanïaSerguéiewna eût fait bon marché de ces récriminations et de ceséloges, quelque amers qu’ils lui semblassent, mais on lui avaitenlevé son fils, et elle en avait conçu un morne désespoir. – Sousprétexte qu’elle n’était pas capable de s’occuper de son éducation,on ne lui permettait presque plus de le voir ; Glafyra sechargea de tout : l’enfant passa entièrement en sonpouvoir.

Malanïa Serguéiewna, en proie à un violentchagrin, suppliait, dans chacune de ses lettres, son mari derevenir au plus vite. Petre Andrévitch lui-même désirait revoir sonfils ; mais celui-ci, très-prodigue de lettres, se bornait àremercier son père de ses bontés pour sa femme, pour l’argent qu’illui envoyait, promettait d’arriver bientôt et ne venait pas. –L’année 1812 le ramena enfin dans sa patrie. – Le père et le fils,en se revoyant après six ans de séparation, tombèrent dans les brasl’un de l’autre sans prononcer un seul mot qui fît allusion à leursdiscordes passées ; on avait alors bien autre chose entête : toute la Russie se levait en masse contre l’ennemi, ettous deux sentirent que du sang russe coulait dans leurs veines.Petre Andrévitch équipa à ses frais un régiment de volontaires.Mais la guerre se termina, le danger s’éloigna, et de plus belleIvan Pétrovitch se sentit pris d’ennui. Ce monde lointain, aveclequel il s’était familiarisé, où il se sentait chez lui,l’attirait. Sa femme était impuissante à le retenir, elle comptaitpour si peu de chose dans son existence ! L’espoir même queMalanïa Serguéiewna avait mis en lui ne s’était pas réalisé ;son mari avait trouvé comme tout le monde qu’il était bien plusconvenable de confier à Glafyra l’éducation du jeune garçon. Lapauvre femme d’Ivan Pétrovitch ne put supporter ce coup ; ellene put supporter non plus une seconde séparation, et s’éteignit enquelques jours sans murmurer. Durant toute sa vie, elle n’avait surésister à personne ; elle n’essaya même pas de combattre sonmal. Elle ne pouvait plus parler, les ombres de la morts’étendaient sur son visage, que ses traits exprimaient encore uneinaltérable patience et la constante douceur d’une résignationinfinie ; elle regardait Glafyra avec une muettesoumission ; de même qu’Anna Pavlowna, sur son lit de mort,avait baisé la main de Petre Andrévitch, elle posa ses lèvres surla main de Glafyra, en lui recommandant à elle, Glafyra ! sonfils unique. C’est ainsi que cet être si doux et si bon termina sonrôle sur la terre. Enlevée violemment, Dieu sait pourquoi, du solqui l’avait vue naître, et jetée un instant après, pareille à unarbrisseau arraché, les racines au soleil, elle se flétrit, elledisparut sans laisser de traces, la pauvre femme ! et personnene la pleura. Elle fut regrettée quelque temps par son beau-père etpar ses femmes de chambre. Il manquait au vieillard le doux visagede sa bru et sa présence silencieuse. « Adieu, adieu pourjamais ! » murmura-t-il en saluant la défunte unedernière fois ; et il pleurait en jetant une poignée de terresur son cercueil.

Lui-même ne survécut pas longtemps à sa bru.Cinq ans après, durant l’hiver de 1819, il mourut tranquillement àMoscou, où il était venu s’établir avec Glafyra et son petit-fils.Il voulut être enterré à côté de sa femme et de sa petite Malanïa.Ivan Pétrovitch se trouvait alors à Paris pour son plaisir ;il avait quitté le service peu de temps après 1815. Ayant appris lamort de son père, il se décida à revenir en Russie ; ilfallait prendre la direction de sa fortune ; d’ailleurs, lepetit Théodore, à ce que mandait sa tante Glafyra, entrait dans satreizième année, et le moment était venu de s’occuper sérieusementde son éducation.

X

Ivan Pétrovitch était anglomane, quand ilrevint en Russie. Ses cheveux coupés ras, son jabot empesé, salongue redingote couleur pois avec une multitude de petits colletssuperposés, l’expression aigre de ses traits, quelque chose detranchant et d’indifférent à la fois dans sa manière d’être, saprononciation sifflante, son rire soudain et saccadé, l’absence desourire, une conversation exclusivement politique oupolitico-économique, sa passion pour le roast-beefsaignant et pour le vin de Porto, tout en lui sentait laGrande-Bretagne d’une lieue : il semblait tout entier pénétréde son esprit ; mais, chose étrange ! s’étant transforméen anglomane, Ivan Pétrovitch était devenu en même tempspatriote ; du moins se disait-il patriote, quoiqu’il connûtfort mal la Russie, quoiqu’il n’eût aucune des habitudes russes, etqu’il parlât le russe d’une façon étrange. Dans la conversation,son langage, lourd et décoloré, se hérissait de barbarismes ;mais à peine venait-on à parler de quelque sujet sérieux, qu’IvanPétrovitch se répandait soudain en phrases telles quecelles-ci : « Se signaler par de nouvelles preuves dezèle individuel. – Cela n’est point en accord direct avec la naturedes circonstances, » etc. Ivan Pétrovitch avait rapporté aveclui plusieurs projets manuscrits sur les améliorations qu’ilvoulait faire subir au gouvernement ; il était fort mécontentde tout ce qu’il voyait ; l’absence de système échauffaitsurtout sa bile. À la première entrevue qu’il eut avec sa sœur, illui annonça qu’il était décidé à introduire des réformes radicalesdans l’administration de ses terres, que tout chez lui marcheraitd’après un nouveau plan. Glafyra Pétrowna ne lui réponditrien ; elle serra les dents : « Et moi,pensait-elle, que deviendrai-je dans tout cela ? »Cependant, une fois arrivée à la campagne avec son frère et sonneveu, elle ne tarda pas à se rassurer. Dans l’intérieur de lamaison, quelques changements eurent lieu en effet : lesparasites et les fainéants furent immédiatement exilés ; aunombre des victimes se trouvèrent deux vieilles femmes, dont l’uneaveugle, l’autre paralytique, et un vieux major contemporain deSouvaroff, qu’on ne nourrissait que de pain noir et de lentilles àcause de son extraordinaire voracité. Il y eut ordre en outre de neplus recevoir les visiteurs d’autrefois : ils furent tousremplacés par un voisin éloigné, un certain baron blond etscrofuleux, parfaitement bien élevé et fort bête. De nouveauxmeubles arrivèrent de Moscou ; des crachoirs, des cordons desonnette, des lavabos firent leur apparition dans lesappartements ; on servit le déjeuner d’une nouvellefaçon ; des vins étrangers remplacèrent les liqueurs et leseaux-de-vie du terroir ; les domestiques furent habillés denouvelles livrées ; on ajouta à l’écusson armorié de lafamille la devise : In recto virtus. Mais au fond lapuissance de Glafyra n’en fut pas diminuée. Toutes les emplettes,toutes les dépenses relevaient d’elle comme par le passé ; unvalet de chambre alsacien, amené de France par Ivan Pétrovitch,avait tenté de regimber contre la suprême autorité de Glafyra. Ilperdit sa place, malgré la protection de son maître. Quant à ce quiconcernait l’administration des terres (Glafyra Pétrowna s’en étaittoujours occupée), tout resta dans le plus complet statuquo, malgré l’intention manifestée plus d’une fois par IvanPétrovitch de faire circuler une vie nouvelle dans ce chaos ;en maint endroit les redevances devinrent plus fortes, la corvéeplus lourde ; il fut interdit aux paysans de s’adresserdirectement à Ivan Pétrovitch, et ce fut tout. Le patriotecommençait à considérer ses concitoyens avec mépris. Le systèmed’Ivan Pétrovitch ne fut vraiment mis en vigueur que relativementau petit Théodore : son éducation fut soumise à une réformecomplète ; son père s’en occupa exclusivement.

XI

Nous l’avons déjà dit, le petit Théodore avaitété entièrement confié à sa tante jusqu’au retour d’Ivan Pétrovitchen Russie. Il n’avait pas huit ans quand sa mère mourut ; ilne la voyait pas tous les jours et s’était attaché à elle avecpassion ; le souvenir de son triste et doux visage, de sonregard mélancolique, de ses caresses furtives, s’était à jamaisgravé dans son cœur ; mais il ne comprenait pas bien nettementla position de sa mère dans la maison : il sentait qu’entreelle et lui s’élevait une barrière qu’elle n’osait pas, qu’elle nepouvait pas franchir. Il avait peur de son père, et son père, deson côté, ne le caressait jamais ; son grand-père lui passaitde temps à autre la main dans les cheveux et lui permettait de labaiser ; mais il le nommait petit sauvageon et le tenait pourun petit imbécile. À la mort de sa mère, sa tante s’en emparadéfinitivement. Théodore la craignait. Ses yeux vifs et perçants,sa voix forte l’épouvantaient ; il n’osait pas proférer unesyllabe devant elle ; lui arrivait-il de faire un mouvementsur sa chaise, elle criait aussitôt : « Où vas-tu ?Reste tranquille. » – Le dimanche, après la messe, on luipermettait de jouer ; cela voulait dire qu’on lui donnait ungros bouquin, livre mystérieux, de la composition d’un certainMaksimovitch-Abramovitch, qui avait pour titre : Symboleset Emblèmes. – Dans ce livre se trouvaient une foule dedessins incompréhensibles avec un texte non moins obscur, en cinqlangues. – Un Cupidon nu et bouffi jouait un grand rôle dans cesdessins. Au bas de l’un d’eux, qui avait pour titre : LeSafran et l’Arc-en-ciel, on lisait cette devise :« L’effet de celui-ci est plus grand. » – Sous un autre,qui représentait une cigogne traversant les airs, un bouquet deviolettes dans son bec, il était dit : « Ils te sont tousconnus. » – Un Cupidon près d’un ours qui léchait son oursonexprimait : « Petit à petit. » Théodore examinaitces dessins : il les connaissait tous jusque dans leursmoindres détails : quelques-uns, toujours les mêmes, lefaisaient longtemps réfléchir, éveillaient sa jeuneimagination ; il ne connaissait pas d’autres distractions.Quand vint le moment d’apprendre la musique et les languesétrangères, Glafyra Pétrowna prit, moyennant un pauvre salaire, unevieille fille, Suédoise d’origine, qui parlait tant bien que mal lefrançais et l’allemand, jouait un peu de piano, et, par-dessus lemarché, salait admirablement les concombres. – C’est dans lasociété de cette institutrice, de sa tante et d’une vieilleservante, nommée Wassiliewna, que Théodore passa quatre longuesannées. – Il arrivait parfois que le pauvre enfant se nichait dansun coin avec son livre à devises sur les genoux, et restait là desheures entières dans la petite chambre basse, embaumée par lesgéraniums, éclairée par une pauvre chandelle ; le grillonfaisait entendre son cri monotone, comme si, lui aussi, souffraitde l’ennui, le balancier de la petite pendule frappaitrégulièrement les secondes, une souris cachée dans l’ombre rongeaitet grattait la tapisserie, et les trois vieilles filles, semblablesaux trois Parques, agitaient vivement et en silence les aiguillesde leur tricot : l’ombre de leurs bras courait ou tremblaitsur le mur, dans la demi-teinte, et d’étranges visions traversaientle cerveau de l’enfant. Personne n’aurait vu en lui un êtreintéressant. Il était pâle, mais gros, mal bâti et gauche, un vraimoujik, au dire de Glafyra Pétrowna ; sa pâleur eût bien vitedisparu si on lui avait fait plus souvent respirer le grand air. Ilapprenait passablement, quoiqu’il eût souvent des accès deparesse ; jamais il ne pleurait ; mais en revanche ilmanifestait parfois un entêtement sauvage ; dans cesmoments-là, personne ne pouvait en venir à bout. – Théodoren’aimait personne de tous ceux qui l’entouraient… Malheur à celuidont le cœur n’a pas aimé dès l’enfance ! Ivan Pétrovitchtrouva son fils tel que nous venons de le dépeindre, et, sansperdre de temps, il se mit à lui appliquer son système.

– Avant tout, disait-il à GlafyraPétrowna, je veux en faire un homme, et pas seulement un homme,mais un Spartiate.

Et, pour réaliser ce beau projet, IvanPétrovitch commença par habiller son fils à la mode écossaise. Onvit ce petit bonhomme de douze ans se promener les jambes nues, uneplume de coq à son béret ; la vieille fille suédoise futremplacée par un jeune Suisse passé maître dans lagymnastique ; la musique fut abandonnée à jamais, commeoccupation indigne d’un homme ; les sciences naturelles, ledroit international, les mathématiques, la menuiserie, pour seconformer aux préceptes de Jean-Jacques Rousseau, et le blason,pour entretenir chez lui les sentiments chevaleresques :telles furent les études auxquelles devait se livrer le futurSpartiate. On le réveillait à quatre heures du matin, on luiversait de l’eau glacée sur le corps, on le faisait courir à lacorde autour d’un poteau ; il ne mangeait qu’une fois parjour, d’un seul plat, montait à cheval et tirait del’arbalète ; à l’exemple de son père, il s’exerçait à la forcede caractère quand l’occasion s’en présentait, et tous les soirs ilfaisait le compte rendu de la journée et de ses impressionspersonnelles. – Ivan Pétrovitch, de son côté, lui écrivait desinstructions en français, dans lesquelles il l’appelait monfil et lui disait vous. – Théodore tutoyait son pèrequand il lui adressait la parole en russe, mais n’osait s’asseoiren sa présence. Ce système brouilla définitivement les idées dujeune garçon, et le rendit presque imbécile ; mais ce nouveaugenre de vie eut du moins une influence heureuse sur sasanté ; Théodore débuta par une fièvre chaude ; il s’enremit vite et devint bientôt un gaillard vigoureux. Son père enétait fier et l’appelait, dans son étrange langage : « Lefils de la nature, mon œuvre, ma création. » – Quand Théodoreeut atteint sa seizième année, son père se fit un devoir de luiinspirer à l’avance le mépris de la femme, – et le jeune Spartiate,avec son âme craintive et le premier duvet sur la lèvre, plein desève, de force et de passion, s’étudiait déjà à paraîtreindifférent, froid et brutal.

Mais le temps marchait à grands pas. – IvanPétrovitch passait la majeure partie de l’année à Lavriki (c’étaitsa principale propriété héréditaire), et durant l’hiver allait seulà Moscou, où il habitait à l’hôtel. Il fréquentait assidûment leclub, pérorait, exposait ses plans dans les salons et se posaitplus que jamais en anglomane, en mécontent, en homme politique.Survint l’année 1825 et les maux qui l’accompagnèrent. Les plusproches voisins, les amis d’Ivan Pétrovitch furent en proie à decruelles tribulations. Ivan Pétrovitch se hâta de se retirer à lacampagne et s’enferma dans son domaine. Il passa ainsi une année,puis tout à coup il sentit ses forces l’abandonner : sa santéavait disparu. Dès lors, le libre penseur se mit à fréquenter leséglises, à faire chanter des Te Deum. L’anglomaned’autrefois s’adonnait maintenant aux bains russes, dînait à deuxheures, se couchait à neuf, et s’endormait au bavardage de sonmaître d’hôtel ; l’homme politique avait brûlé tous ses plans,toute sa correspondance ; il tremblait en présence dugouverneur et faisait des avances à l’ispravnick ; l’homme àla volonté de fer se plaignait et gémissait quand il avait unbouton, ou quand on lui servait son potage froid. – GlafyraPétrowna s’empara de nouveau du gouvernail, et, par l’escalier deservice, les moujiks, ainsi que les différentes autorités duvillage, recommencèrent leurs pèlerinages vers la « vieillesorcière. » C’était le nom que lui avaient donné sesdomestiques.

Théodore fut vivement frappé du brusquechangement qui s’était opéré chez son père. Il entrait alors danssa dix-neuvième année, et commençait à réfléchir, à secouer enfinle joug de cette main qui avait si longtemps pesé sur lui ; ilavait même, avant cette époque, remarqué une certaine inconséquenceentre les discours et les actes paternels, entre ses théories silarges, si libérales, et son despotisme étroit ; mais il nes’attendait pas à une si soudaine transformation. Le vieillardégoïste se montra à nu tout d’un coup. Le jeune Lavretzky sepréparait à partir pour Moscou, afin de s’y préparer aux cours del’Université, quand un nouveau malheur, plus inattendu que lesautres, vint frapper Ivan Pétrovitch : il devint aveugle dujour au lendemain, et sans espoir de guérison.

Il n’avait pas grande foi dans l’habileté desmédecins russes et tâcha d’obtenir la permission de passer lafrontière. – Sa demande fut rejetée. – Alors, il prit son fils aveclui, et, pendant trois ans, il explora la Russie, allant d’unmédecin à l’autre, voyageant de ville en ville, et réduisant, parson impatience et sa faiblesse de caractère, son fils, ses médecinset ses gens au désespoir. Quand il revint enfin à Lavriki, cen’était plus qu’un enfant pleurnicheur et capricieux. – Une sériede tristes et pénibles journées commença alors : chacun eut àsouffrir des manies du vieillard. – Ivan Pétrovitch s’apaisaitseulement pendant son dîner ; jamais il n’avait mangé avecautant de voracité ; le reste du temps, il ne laissait derepos ni à lui, ni aux autres. Il priait Dieu, murmurait contre lesort, médisait de la politique, de son système, de tout ce quifaisait naguère son orgueil et l’objet de ses croyances, de tout cequ’il avait donné en exemple à son fils ; il répétait sanscesse qu’il ne croyait à rien, et puis recommençait sesprières ; il ne supportait pas un instant de solitude etexigeait qu’on lui tînt sans cesse compagnie, la nuit comme lejour, auprès de son fauteuil ; qu’on lui fît, pour ledistraire, des récits qu’il interrompait à chaque instant par desexclamations de cette espèce : « Quels contes faites-vouslà ? Quelles sottises ! » – Glafyra Pétrowna étaitplus que personne sa victime ; il ne pouvait décidément s’enpasser, et elle se soumit jusqu’à la fin à tous les caprices dumalade, quoiqu’elle n’osât pas toujours lui répondre d’abord, pourne point trahir, par le son de sa voix, la colère qui l’étouffait.Il languit ainsi deux ans encore, et mourut dans les premiers joursde mai, au moment où l’on venait de le transporter sur le balconpour le placer au soleil. « Glafyra, Glacha, du bouillon, vitedu bouillon, vieille folle ! » murmura sa langueembarrassée ; et sans achever le dernier mot, il se tut pourtoujours. – Glafyra Pétrowna, qui venait de s’emparer de la tassede bouillon qu’apportait le maître d’hôtel, s’arrêta court, regardafixement son frère, fit lentement un grand signe de croix ets’éloigna en silence ; Théodore, qui se trouvait à deux pas,ne dit rien non plus ; il s’appuya sur la balustrade du balconet resta longtemps immobile, plongeant ses regards dans le jardin,tout embaumé, tout verdoyant, tout resplendissant des rayons dorésd’un soleil de printemps. Il avait alors vingt-trois ans. La vies’ouvrait à présent devant lui.

XII

Le jeune Lavretzky, après avoir enterré sonpère, confia à l’éternelle, à l’immuable Glafyra Pétrowna,l’administration de ses propriétés et la surveillance de sesintendants, et partit pour Moscou, où l’appelait un sentiment maldéfini, mais irrésistible. Il se rendait compte des défauts de sonéducation et résolut de rattraper, autant que faire se pourrait, letemps perdu. – Durant les cinq dernières années, il avait beaucouplu et vu un peu le monde ; bien des pensées se heurtaient danssa tête ; plus d’un professeur eût envié peut-êtrequelques-unes de ses connaissances, et cependant il ignorait laplupart des éléments familiers à tout écolier. Lavretzky se sentaitun être à part, ce qui lui ôtait toute liberté. L’anglomane avaitrendu un bien mauvais service à son fils ; l’éducationcapricieuse qu’avait reçue le jeune homme portait ses fruits.Longtemps, il s’était résigné à la tyrannie paternelle ; etquand, enfin, il eut compris son père, le mal était fait, leshabitudes étaient prises, enracinées ; – il ne savait pasvivre avec les hommes, et, à vingt-trois ans, le cœur plein detrouble et d’une ardente soif d’aimer, il n’avait pas encore osélever les yeux sur une femme. Il aurait fallu, avec son espritclair et sain, mais pesant, avec sa tendance à l’entêtement, à lacontemplation, à la paresse, qu’il fut jeté de bonne heure dans letourbillon de la vie, et, au contraire, on l’avait circonscrit dansun isolement factice. – Quand le cercle magique fut rompu, il restacloué à la même place, immobile et comme replié sur lui-même. – Àson âge, il paraissait étrange qu’il endossât l’habitd’étudiant ; mais il ne craignait pas la raillerie ; sonéducation spartiate avait eu cela de bon, qu’elle l’avait renduindifférent au qu’en dira-t-on, et il revêtit l’uniforme sanssourciller. Ce fut du côté des sciences physiques et mathématiquesqu’il dirigea ses études. Silencieux, robuste et barbu, ilproduisait une impression singulière sur ses camarades ;comment ces jeunes gens se seraient-ils doutés que, sousl’enveloppe grave de cet homme, qui suivait si assidûment les coursde l’Université, se cachait le cœur d’un enfant ? Pour eux, iln’était qu’un pédant original, avec lequel ils ne se souciaientguère de lier connaissance ; lui, de son côté, les évitait.Durant les deux premières années qu’il passa à l’Université,Lavretzky ne fit société qu’avec un seul étudiant, qui lui donnaitdes leçons de latin. Cet étudiant, du nom de Michalewitch, grandenthousiaste et poëte, se prit, pour Lavretzky, d’une viveaffection, et devint bientôt la cause fortuite d’un grandchangement dans son existence.

À cette époque, le célèbre acteur Motchaloffétait à l’apogée de sa gloire, et Lavretzky ne perdait aucune deses représentations. Un soir qu’il était au spectacle, il vit unejeune fille dans une loge du premier rang ; bien que toutefemme qui passait près de sa sombre personne le fît habituellementtressaillir, jamais il n’avait ressenti une pareille impression. Lajeune fille était immobile, appuyée sur le velours de saloge ; la vie et la jeunesse animaient les traits gracieux deson visage un peu brun ; l’intelligence pétillait dans sesbeaux yeux, dont les regards doux et attentifs s’abritaient sous lafrange de leurs longs cils ; elle se révélait dans le piquantsourire de ses lèvres expressives, dans la pose même de sa tête, deses bras, de son cou. Elle avait une toilette charmante. Auprèsd’elle, était assise une femme d’environ quarante-cinq ans,décolletée, la tête coiffée d’une toque noire, souriant niaisementet d’un air préoccupé. Au fond de la loge, s’épanouissait, d’un airmajestueux, un homme enveloppé dans une vaste redingote et dans sahaute cravate. L’expression de ses petits yeux était à la foisinsinuante et soupçonneuse ; il avait la moustache et lesfavoris teints, un énorme front insignifiant, et des joueschiffonnées : tout trahissait en lui un général enretraite.

Lavretzky ne détachait pas son regard de lajeune fille, quand, soudain, la porte de la loge s’ouvrit pourlaisser entrer Michalevitch. – L’apparition de cet homme – le seulpour ainsi dire qu’il connût à Moscou – auprès de la jeune fillequi venait d’absorber si vivement son attention, parut à Lavretzkyun fait étrange et significatif. – En continuant de regarder laloge, il remarqua que toutes les personnes qui s’y trouvaientsemblaient traiter Michalevitch en vieille connaissance. – Ce quise passait sur la scène cessa d’intéresser Lavretzky :Motchaloff lui-même, fort en train ce soir-là, ne produisit pas surlui son habituelle impression. – À un endroit très-pathétique de lapièce, Lavretzky se tourna involontairement vers la jeunefille : elle s’était penchée en avant ; son visage étaiten feu. Sous l’influence de ce regard tendu du jeune homme, lesyeux de la jeune fille, fixés sur la scène, s’abaissèrent lentementvers lui. Toute la nuit il vit ces yeux. – La digue, si habilementconstruite, s’était enfin rompue : il tremblait, ilsuffoquait, et, le lendemain, il alla trouver Michalevitch. – Ilapprit de son ami que cette belle fille s’appelait Varvara PavlownaKorobyne, que les deux personnes assises dans la loge étaient sonpère et sa mère, et que Michalevitch avait noué connaissance aveceux depuis un an environ, durant le séjour qu’il avait fait commeinstituteur chez le comte N***, leur voisin de campagne. – Le poëteparlait de Varvara Pavlowna avec de grands éloges.

– Ah ! mon ami, s’écria-t-il avec unaccent saccadé et chantant qui lui était propre, cette jeune filleest un être étonnant ; elle a le feu sacré, c’est une natured’artiste dans toute la force du terme ; et puis, elle est sibonne !

Les questions multipliées de Lavretzky firentremarquer à son ami l’impression que Varvara Pavlowna avaitproduite sur son esprit ; il lui proposa de le présenter,ajoutant qu’il était l’ami de la maison, que le général n’était pasun homme orgueilleux, et que la vieille mère n’était bonne qu’àmanger du foin. Lavretzky rougit, balbutia quelque chosed’inintelligible et s’enfuit. – Il lutta contre sa timidité pendantcinq jours ; le sixième jour, le jeune Spartiate endossa unhabit neuf et se remit entre les mains de Michalevitch ;celui-ci, étant pour ainsi dire de la maison, se borna à donner uncoup de main à sa coiffure, et tous deux se rendirent chez lesKorobyne.

XIII

Le père de Varvara Pavlowna, Pavel PetrowitchKorobyne, était un major-général en retraite. Il avait passé sa vieà Saint-Pétersbourg, au service ; et avait eu dans sa jeunessela réputation d’un bon officier et d’un habile danseur. N’ayantpoint de fortune, il dut se résigner longtemps aux fonctions d’aidede camp près de deux ou trois généraux de peu de renom, et finitpar épouser la fille de l’un d’eux, qui lui apporta en dot environvingt mille roubles. Il avait étudié, jusque dans leurs plusintimes secrets, les combinaisons transcendantes des manœuvresmilitaires, et, après vingt-cinq ans de cet intelligent métier, ilétait devenu général. Mis à la tête d’un régiment, il aurait pu sereposer et arrondir doucement sa fortune, comme il en avait conçudepuis longtemps l’espoir ; mais il voulut aller tropvite.

Il avait imaginé un nouveau système, sûr etprompt, de faire prospérer à son profit l’argent de la couronne. –Ce moyen, à ce qu’il paraît, était excellent, mais l’inventeur nesut pas être généreux à propos ; il fut dénoncé, et ce ne futpas seulement une affaire désagréable ; il en résulta unetrès-vilaine histoire. Le général en sortit tant bien que mal etnon sans peine. – Sa carrière militaire était perdue. On l’invita àquitter le service. – Pendant deux ans, il continua d’habiterSaint-Pétersbourg dans l’attente d’une place civile bienlucrative ; la place n’arriva pas. Sa fille venait de quitterl’institut ; les dépenses augmentaient chaque jour… Le généralrésolut, bien à regret, d’adopter la vie à bon marché de Moscou. Illoua, dans la vieille rue des Écuries, une maison petite et bassedécorée d’un écusson armorié d’une toise de haut, sur le toit, etcommença la vie de général en retraite en Russie, avec un revenu de2,750 roubles d’argent par an.

Moscou est une ville éminemmenthospitalière ; le premier venu y trouve bon accueil :comment un général n’y aurait-il pas été bien reçu ? La grosseet martiale figure de Pavel Petrowitch surgit bientôt dans lespremiers salons de la capitale. Son front chauve, les rares mèchesde ses cheveux teints, son cordon de Sainte-Anne sale et flétri, sacravate aile de corbeau, tout cela fut bientôt connu de ces jeunesgens pâles qui flânent tristement entre les tables de jeu pendantla danse. – Pavel Petrowitch sut parfaitement se poser dans lasociété ; il parlait peu, en nasillant légèrement, parancienne habitude militaire, excepté devant ses supérieurs ;il jouait aux cartes avec prudence, mangeait modérément à lamaison, et comme six chez les autres. Il n’y a presque rien à direde sa femme ; elle se nommait Calliopa Carlowna ; son œilgauche pleurait toujours, en vertu de quoi Calliopa Carlowna, étantd’origine allemande, se croyait une femme sensible ; elleavait constamment l’air inquiet et craintif, portait des robes develours collantes, des toques et des bracelets d’or mat et soufflé.– Leur fille unique, Varvara Pavlowna, avait dix-huit ans quandelle avait quitté l’institut de ***, où elle passait pour l’élèvela plus intelligente, sinon la plus belle, et la musicienne la plusaccomplie ; on lui avait même octroyé la distinction duchiffre. Elle n’avait pas encore dix-neuf ans quand Lavretzky lavit pour la première fois.

XIV

Les jambes du Spartiate tremblaient sous luiquand il fut présenté par son ami dans le triste salon desKorobyne. Ce premier sentiment de crainte se dissipa bientôt ;la bonhomie naturelle des Russes s’augmentait chez le général deses manières d’être, pleines de cette obséquiosité particulière auxgens un peu tarés. Sa femme, c’est à peine si on laremarquait ; quant à la jeune fille, elle était affable avectant d’assurance, que chacun devant elle se trouvait à son aise etpour ainsi dire chez soi. Toute sa gracieuse personne, ses yeuxsouriants, ses épaules arrondies, ses mains d’un rose mat, sadémarche nonchalante, le son languissant de sa voix, tout celarévélait un charme encore pudique, difficile à exprimer, mais quirépandait certain parfum de volupté et faisait naître dessentiments qui ne ressemblaient en rien à ceux de la timidité.

Lavretzky parla du théâtre et de lareprésentation de la veille ; elle dirigea aussitôt laconversation sur le talent de Motchaloff, et, sans s’en tenir auxexclamations et aux soupirs, elle formula quelques jugements justeset qui marquaient un esprit féminin très-subtil. Michalevitch parlamusique ; elle, sans affectation, se mit au piano et jouaquelques mazurkas de Chopin, qui commençait alors à être à la mode.– Vint l’heure du dîner ; Lavretzky voulut se retirer, mais onle retint ; à table, son hôte le régala d’un excellentlaffitte, que le domestique du général courut acheter chez Depret.– Lavretzky rentra chez lui fort tard dans la soirée ; ilresta longtemps assis sans se déshabiller, la main posée sur lesyeux, immobile, ravi. – Il lui semblait que, de ce jour seulement,il commençait à comprendre ce qui fait la valeur de la vie ;tous ses plans, toutes ses résolutions, tout ce vide et ce néantd’autrefois disparurent soudain ; tout son être se concentradans un sentiment unique : le désir, un désir effréné debonheur, de possession, d’amour, du doux amour d’une femme. Àcompter de ce jour, il fit de fréquentes visites aux Korobyne. Sixmois après, il formula sa déclaration à Varvara Pavlowna et demandasa main. Sa requête fut bien accueillie ; le général s’étaitdepuis longtemps, si ce n’est même dès la première visite deLavretzky, enquis auprès de son ami du nombre de ses âmes ;Barbe elle-même, tout en conservant sa sérénité et son égalitéd’humeur, durant tout le temps des assiduités du jeune homme, etpeut-être au moment où il lui ouvrait son cœur, Barbe n’avait pasun instant perdu de vue la fortune du prétendant.

– Meine Tochter macht eine schœnePartie (ma fille fait un beau mariage), se dit CalliopaCarlowna.

Et elle s’acheta un nouveau béret.

XV

La demande du jeune homme ne fut pas agrééesans qu’on y mît certaines conditions. – En premier lien, Lavretzkydut quitter l’Université ; qui donc épouse un étudiant ?et, d’ailleurs, n’était-ce point une pensée saugrenue que de suivreles cours à vingt-six ans, comme un écolier, quand on était richeet propriétaire ? – En second lieu, Varvara Pavlowna pritelle-même la peine de commander le trousseau et d’acheter lescadeaux de noces. Elle avait un grand sens pratique, beaucoup degoût, un vif amour du confort et une parfaite habileté à se leménager. – Lavretzky fut surtout émerveillé de cette habileté,quand, deux ou trois jours après son mariage, il partit pourLavriki avec sa jeune femme dans une voiture de voyage, élégante etcommode, dont elle avait fait l’acquisition. – Comme tout y avaitété prévu !

Les poches de la voiture étaient pleines debeaux nécessaires, de cafetières et de mille autres jolis meubles.Et comme Varvara Pavlowna préparait avec grâce le déjeuner dumatin ! – Lavretzky n’était d’ailleurs pas alors en traind’observer : il nageait dans le bonheur et s’y plongeait commeun enfant. N’était-il pas innocent comme un enfant, ce jeuneAlcide ?… Ce n’était pas en vain que toute la personne de lajeune femme répandait autour d’elle ce charme indescriptible ;ce n’était pas en vain qu’elle semblait recéler tant de trésors detendresse ; elle tint plus que ses promesses.

À son arrivée à Lavriki, au cœur de l’été,elle trouva la maison triste et malpropre, les serviteurs vieux etridicules ; mais elle se garda bien d’en souffler mot à sonmari. – Si elle avait eu l’intention de s’établir à Lavriki, elle yeût tout changé, en commençant naturellement par la maison ;mais l’idée de s’enfermer dans ce petit coin obscur ne lui vint pasun instant à l’esprit ; elle l’habitait comme on habite unetente, se résignant à tous les inconvénients de sa demeurepassagère et trouvant moyen d’en rire. Marpha Timoféevna vint voirson élève d’autrefois : elle plut beaucoup à Varvara Pavlowna,mais celle-ci ne plut guère à la vieille dame. La jeune maîtressede maison ne réussit pas mieux avec Glafyra Pétrowna ; ellel’eût volontiers laissée en repos, mais le général son père avaitenvie de mettre la main dans les affaires de son gendre. Il n’y arien de malséant, disait-il, même pour un général, à administrer lafortune d’un si proche parent. Il nous est permis de supposer quePavel Petrowitch n’eût pas dédaigné de s’occuper des propriétésd’un homme qui lui aurait été complétement étranger ! s’il eneût trouvé l’occasion. Varvara Pavlowna conduisit son pland’attaque d’une manière fort habile ; sans trop s’avancer ettoute plongée en apparence dans les délices de la lune de miel etles douceurs de la vie champêtre, tout occupée de musique et delectures, elle mena les choses à ce point que Glafyra Pétrowna, unbeau matin, se précipita comme une folle dans la chambre de sonneveu, jeta le trousseau de ses clefs sur une table, et lui annonçaqu’elle n’avait plus la force de s’occuper du ménage, qu’elleallait quitter la maison. – Lavretzky, dûment préparé à cettescène, consentit tout de suite au départ de sa tante. GlafyraPétrowna ne s’attendait point à pareille réponse :

– C’est bon, – dit-elle.

Et son regard s’assombrit.

– Je vois que je suis de trop,continua-t-elle ; je sais qui me chasse d’ici, de mon nidpaternel. Mais souviens-toi de mes paroles, mon neveu, tu ne ferasnon plus ton nid nulle part, tu erreras d’un endroit à l’autretoute ta vie, c’est là ma bénédiction.

Elle se retira ce même jour dans sa petitepropriété, et au bout d’une semaine on vit arriver le généralKorobyne, qui prit aussitôt les rênes du gouvernement, en sedonnant des airs mélancoliques dans le regard et dans lesallures.

Au mois de septembre, Barbe emmena son mari àPétersbourg. Elle y passa deux hivers, – l’été elle habitaitZarskoé Sélo, – dans un délicieux appartement meublé avec éléganceet recherche ; le jeune ménage fit beaucoup de connaissancesdans la bonne et même dans la plus haute société de Pétersbourg.Ils sortaient beaucoup, recevaient volontiers et donnaient decharmantes soirées musicales et dansantes. Barbe attirait lesvisiteurs comme le feu attire les papillons. Cette vie dedistractions continuelles n’était pas tout à fait du goût deLavretzky. Sa femme l’engageait à prendre du service, mais lui,soit respect des sentiments paternels, soit convictionspersonnelles, ne voulait pas servir, et restait à Pétersbourg pourcomplaire à sa femme. Cependant il s’aperçut bientôt que personnene l’empêchait de s’isoler, que ce n’était pas en vain qu’on luiavait arrangé le cabinet le plus confortable de toutPétersbourg ; il remarqua que sa femme, toujours pleined’attentions pour lui, était prête à lui faciliter ses heures deretraite et d’étude, et dès lors tout alla à merveille. Il se remitde plus belle à son éducation inachevée, à ce qu’il croyait, ilrecommença ses lectures et se prit à étudier l’anglais. Étrangespectacle que celui de cet homme robuste, aux larges épaules,toujours courbé sur son bureau, avec son visage rond, coloré etcouvert d’une barbe épaisse, enseveli dans les papiers ou dans leslivres ! Il passait toutes ses matinées au travail ; ilmangeait bien, – sa femme était une maîtresse de maison accomplie,– et le soir il entrait dans ce monde enchanté, parfumé, brillant,tout peuplé de figures jeunes et souriantes, ce monde dont sa femmeétait le centre, le pivot. Barbe donna un fils à son mari, l’enfantne vécut que quelques mois ; il mourut au printemps, etpendant l’été, Lavretzky, de l’avis des médecins, emmena sa femmeaux eaux à l’étranger. Les distractions lui étaient nécessairesaprès le chagrin qu’elle venait d’éprouver, et l’état de sa santéréclamait d’ailleurs un climat plus doux. Le jeune couple passal’été et l’automne en Allemagne et en Suisse ; l’hiver les vità Paris, comme on devait s’y attendre. Varvara Pavlowna ne tardapas à se remettre entièrement, et elle embellit beaucoup.

À Paris, elle sut faire son nid aussi vite,aussi habilement qu’à Pétersbourg. Elle avait un intérieurtrès-coquet, dans l’une des rues les plus tranquilles et les plusfashionables de la capitale. Elle fit faire à son mari une robe dechambre comme il n’en avait encore jamais porté ; elle prit àson service une femme de chambre élégante, une excellentecuisinière, un laquais des plus alertes, – se donna une charmantevoiture, un délicieux piano. Une semaine s’était à peine écoulée,que déjà elle traversait la rue, portait son châle, ouvrait sonombrelle et mettait ses gants comme une vraie Parisienne.

Elle ne tarda pas non plus à se former uncercle de connaissances ; – d’abord il ne se composa guère quede Russes ; ensuite on y vit paraître des Français, aimableset polis, des célibataires, gens aux belles manières et portant desnoms sonores. Ils parlaient tous avec animation et volubilité,saluaient avec grâce et faisaient les doux yeux, montraient leursdents blanches entre des lèvres roses. Comme ils savaientsourire ! – Chacun d’eux amenait ses amis, et bientôt labelle madame de Lavretzky fut connue de laChaussée-d’Antin à la rue de Lille. – À cette époque (cesévénements se passaient en 1836), on n’avait pas encore vu serépandre cette race de journalistes et de chroniqueurs quifourmille partout à présent ; cependant on remarquait dans lesalon de Varvara Pavlowna un certain M. Édouard, d’unextérieur peu avenant, d’une réputation détestable, servile etinsolent à la fois, comme tous les duellistes et les hommessouffletés. Ce M. Édouard déplaisait beaucoup à VarvaraPavlowna, mais elle le recevait, car il écrivait dans quelquesjournaux, et parlait continuellement d’elle, la nommant tantôtmadame de L–tzky, tantôt madame de ***,cette grande dame russe si distinguée, qui demeure rue deP… ; il racontait à tout l’univers, c’est-à-dire àquelques centaines d’abonnés qui ne s’intéressaient guère àmadame de L–tzky, combien cette dame, une vraieFrançaise par l’esprit (les Français ne connaissent pas de plusgrand éloge), était aimable et charmante, qu’elle possédait enmusique un talent hors ligne et valsait à ravir. Varvara Pavlownavalsait en effet de manière à entraîner tous les cœurs dans lesondulations de sa robe vaporeuse. En un mot, il répandait sarenommée dans le monde, ce qui est toujours assez flatteur.Mademoiselle Mars avait déjà quitté la scène, sur laquelle n’avaitpoint encore paru mademoiselle Rachel ; néanmoins, Barbeallait fort souvent au spectacle. La musique italiennel’enchantait ; les ruines d’Odry la faisaient rire ; ellebâillait de la façon la plus convenable à la Comédie-Française, etpleurait en voyant madame Dorval dans les drames ultra-romantiques.Mais, ce qui avait encore plus de prix à ses yeux, Liszt avait jouédeux fois chez elle et avait été d’une amabilité, d’une simplicitécharmantes ! – Vers la fin de cet hiver, passé siagréablement, Varvara Pavlowna avait même été présentée à la cour.Fœdor Ivanowitch, de son côté, ne s’ennuyait pas ; cependant,sa vie lui paraissait quelquefois bien lourde, – lourde par safrivolité même. Il lisait les journaux, suivait les cours de laSorbonne et du Collége de France, écoutait les discussions desChambres, et avait entrepris la traduction d’un ouvragescientifique fort connu, sur les irrigations.

– Je ne perds pas mon temps, sedisait-il, tout cela est utile ; mais il faut absolument queje retourne en Russie pour l’hiver prochain, et que je me mette àl’œuvre.

Savait-il bien précisément lui-même en quoiconsistait cette œuvre, et s’il pourrait de sitôt retourner enRussie ? En attendant, il devait partir avec sa femme pourBaden-Baden. Un événement inattendu vint renverser tous sesprojets.

XVI

En entrant un jour dans le cabinet de Barbe,en son absence, Lavretzky vit à terre un petit papier soigneusementplié. Il le ramassa, le déplia machinalement, et lut les lignessuivantes écrites en français :

« Betty, mon cher ange (je ne puis medécider à te nommer ni Barbe, ni Varvara), jet’ai attendue en vain au coin du boulevard. – Viens demain à uneheure et demie dans notre petit logement. À cette heure-là, tongros bonhomme de mari est ordinairement absorbé dans ses livres. –Nous chanterons de nouveau cette romance de votre poëte Pouschkineque tu m’as apprise : Vieux mari, mari farouche.Mille baisers sur tes mains et tes jolis pieds. Je t’attends.

« ERNEST. »

Lavretzky ne comprit pas tout d’abord ce qu’ilavait lu, – il le lut une seconde fois, et la tête lui tourna. – Ilsentait le parquet se dérober sous ses pieds, comme le pont d’unvaisseau ballotté par les vagues. Tout à coup il poussa uncri ; il étouffait ; – des larmes jaillirent de ses yeux.Sa raison s’égarait. Il avait en sa femme une confiance siabsolue ! L’idée qu’elle pouvait le tromper ne s’était jamaisprésentée à son esprit. Cet Ernest, l’amant de sa femme, un joliblondin de vingt-trois ans, était, avec ses petites moustaches etson nez retroussé, l’être le plus nul de toutes ses connaissances.Quelques minutes, une demi-heure même, se passèrent ainsi.Lavretzky se tenait toujours à la même place, froissant dans samain le fatal billet et fixant à terre un regard éperdu ; illui semblait voir, à travers un sombre tourbillon, tournoyer depâles figures ; il se sentait défaillir ; le sol fuyaitsous ses pieds et il se sentait glisser dans un abîme.

Le frôlement bien connu d’une robe de soie letira de sa torpeur. Varvara Pavlowna, coiffée de son chapeau et sonchâle sur les épaules, rentrait précipitamment de la promenade.Lavretzky tressaillit et s’enfuit ; – il sentait qu’en cemoment il était capable de la déchirer, de l’assommer avec la raged’un moujik, de l’étrangler de ses propres mains. Varvara Pavlowna,toute surprise, voulut l’arrêter ; il put à peinemurmurer : « Betty » et se précipita hors de lamaison.

Lavretzky se jeta dans une voiture et se fitconduire hors de la ville. Il erra le reste du jour et toute lanuit jusqu’au matin, – s’arrêtant sans cesse et se tordant lesmains ; tantôt il était comme fou, tantôt il éprouvait desaccès d’absurde gaieté. Vers le matin, se sentant pénétrer par lefroid, il entra dans une méchante auberge de faubourg, demanda unechambre et s’assit auprès d’une fenêtre. Un bâillement nerveux lesaisit. Il pouvait à peine se tenir sur ses jambes, et ne sentaitpas la fatigue, bien que son corps en fût accablé. Il restaitassis, regardait devant lui, et ne comprenait rien ; – il necomprenait pas ce qui lui était arrivé, pourquoi il se trouvaitseul, les membres engourdis, la bouche amère, la poitrineoppressée, dans une chambre vide et inconnue ; il necomprenait pas ce qui avait pu la porter – elle, sa Varinka, à sedonner à ce faquin, – et comment elle avait pu, se sentantcoupable, affecter ce calme, lui prodiguer les mêmes caresses, luitémoigner la même confiance ! « Je n’y comprends rien,murmuraient ses lèvres desséchées. Que sais-je si déjà àPétersbourg… ? » Et il s’interrompait, et il se remettaità bâiller en frissonnant, en allongeant ses membres. Les souvenirsriants ou tristes le torturaient également ; il se rappelaittout à coup que peu de jours auparavant elle s’était mise au pianoen présence d’Ernest et sous ses propres yeux, et qu’elle avaitchanté : « Vieux mari, mari farouche. » Ilse rappelait l’expression de son visage, l’éclat étrange de sesyeux, la rougeur de ses joues, – et il se soulevait de sa chaise,voulait courir vers eux et leur dire : « Vous avez eutort de jouer avec moi. – Mon aïeul était impitoyable avec sespaysans et mon grand-père était paysan lui-même. » – Puis illes aurait immolés tous deux. Il lui semblait ensuite que tout cequi lui arrivait était un rêve, – une folle hallucination, – qu’iln’avait qu’à se secouer et qu’à regarder autour de lui pour lafaire évanouir. Mais le chagrin s’enfonçait de plus en plus dansson cœur, comme la serre du vautour dans les chairs de sa proie.Pour comble de malheur, Lavretzky, dans quelques mois, espéraitêtre père. Le passé, l’avenir, toute sa vie était empoisonnée. Ilrentra enfin dans Paris, descendit dans un hôtel, et envoya àVarvara Pavlowna le billet de M. Ernest avec la lettresuivante :

« Le petit papier ci-joint vousexpliquera tout. À ce propos je me permettrai de vous dire que jen’ai pas reconnu votre prudence habituelle : peut-on laissertraîner des papiers de cette importance ? (Cette phrase, lepauvre Lavretzky l’avait préparée et caressée pendant plusieursheures.) Je ne puis plus vous revoir ; je ne crois pas quevous le désiriez plus que moi. Je vous fixe 15,000 francs depension, – je ne puis vous donner davantage. – Envoyez votreadresse à la caisse de mes biens. Faites ce que vous voulez. Vivezoù bon vous semblera. Soyez heureuse. Une réponse seraitinutile. »

Tout en disant à sa femme de ne pas luiécrire, Lavretzky attendait avec anxiété une réponse qui luiexpliquât cette étrange aventure. Barbe lui expédia le même jourune longue lettre écrite en français, qui lui porta le derniercoup ; – les doutes qui lui restaient s’évanouirent, et il euthonte d’en avoir conservé. Varvara Pavlowna ne se justifiaitpas ; elle désirait seulement le voir et le suppliait de nepas la condamner d’une manière irrévocable. La lettre était froideet guindée, quoiqu’on vît en plusieurs endroits des traces delarmes. Lavretzky sourit amèrement et fit répondre par le messagerque c’était bien. Trois jours après, il n’était plus à Paris ;mais, au lieu de retourner en Russie, il avait pris le chemin del’Italie. Lui-même ne savait pas pourquoi il avait choisi cettecontrée plutôt qu’une autre ; que lui importait le lieu,pourvu qu’il n’eût pas à retourner chez lui ? Il envoya à sonintendant des ordres concernant la pension de sa femme, luienjoignant en même temps de recevoir aussitôt, des mains du généralKorobyne, la direction de toutes ses affaires, sans attendre queses comptes fussent rendus, et de prendre ses mesures pour ledépart de Son Excellence. – Il se représentait le trouble, ladignité blessée du général congédié, et, en dépit de son propremalheur, il en éprouvait une sorte de joie haineuse. – Il écrivitaussi à Glafyra Pétrowna, la priant de retourner à Lavriki, et luienvoya une procuration ; mais Glafyra Pétrowna ne retourna pasà Lavriki et fit publier elle-même dans les journaux que laprocuration était nulle et non avenue, ce qui du reste étaitcomplétement inutile.

Retiré dans une petite ville d’Italie,Lavretzky ne put renoncer à suivre les mouvements de sa femme. Lesjournaux lui apprirent que, suivant son ancien projet, elle avaitquitté Paris pour Baden. Son nom parut bientôt dans un articlesigné de ce même M. Édouard : on y voyait percer, àtravers l’enjouement habituel du style, certaine commisérationaffectueuse qui fit éprouver à Fœdor Ivanowitch un sentiment dedégoût. Il apprit ensuite qu’il était père d’une fille ; aubout de deux mois, son intendant lui annonça que Varvara Favlownaavait réclamé le premier trimestre de sa pension. Des bruits deplus en plus fâcheux commençaient à se répandre, et, enfin, tousles journaux se firent l’écho d’une histoire tragi-comique, où safemme jouait un rôle peu honorable. C’en était fait : VarvaraPavlowna était devenue une célébrité.

Lavretzky cessa de s’occuper d’elle, mais illui en coûta beaucoup. Il était quelquefois saisi d’un désir siardent de la revoir, qu’il eût tout donné, qu’il lui eût pardonnépeut-être, pour entendre encore sa voix caressante et sentir samain dans les siennes. Cependant, le temps réclamait ses droits. Iln’était pas né pour souffrir ; – sa nature vigoureuse prit ledessus. Il s’expliqua alors bien des choses ; le coup même quil’avait frappé ne lui semblait plus aussi imprévu ; il compritsa femme. On ne connaît bien ceux avec lesquels on vithabituellement que lorsqu’on en est éloigné. Il put se remettre àl’étude, quoique ce ne fût plus avec la même ardeur ; lescepticisme auquel il était préparé, tant par l’expérience de savie que par l’éducation qu’il avait reçue, s’empara définitivementde son âme. Il devint indifférent à tout. Quatre ans se passèrentainsi, et il se sentit alors la force de retourner dans sa patrieet de revoir les siens. Il ne s’arrêta ni à Pétersbourg, ni àMoscou, et arriva dans la ville d’O…, où nous l’avons laissé et oùnous prions le lecteur bienveillant de retourner maintenant avecnous.

XVII

Le lendemain du jour dont nous avons parlé,Lavretzky entrait vers dix heures dans la maison Kalitine ; ilrencontra Lise en chapeau et les mains gantées.

– Où allez-vous ? luidemanda-t-il.

– À la messe ; c’est dimancheaujourd’hui.

– Vous avez donc l’habitude d’aller à lamesse ?

Lise le regarda avec étonnement, sansrépondre.

– Pardonnez-moi, reprit Lavretzky ;ce n’est pas ce que je voulais dire. Je suis venu prendre congé devous. – Je pars dans une heure pour la campagne.

– Ce n’est pas loin d’ici ? demandaLise.

– À vingt-cinq werstes.

En ce moment, parut sur le seuil de la porteLenotchka, accompagnée d’une servante.

– Vous ne nous oublierez pas, n’est-cepas ? dit Lise en descendant les marches du perron.

– Ne m’oubliez pas non plus. Et puis…,écoutez, ajouta-t-il, vous allez à la messe, priez aussi pourmoi.

Lise s’arrêta et se tournant verslui :

– Volontiers, dit-elle en le regardant enface, je prierai aussi pour vous. – Allons, Lenotchka.

Au salon, Lavretzky trouva Maria Dmitriévnatoute seule. Elle sentait l’eau de Cologne et la menthe, et elledisait avoir souffert de la tête et avoir passé une nuit agitée.Elle le reçut avec son amabilité langoureuse, et sa langue se déliapeu à peu.

– N’est-ce pas, lui demanda-t-elle, queVladimir Nikolaewitch est un jeune homme très-agréable ?

– Qui est ce VladimirNikolaewitch ?

– Mais Panchine, celui qui était icihier. Vous lui avez beaucoup plu ; je vous dirai en secret,mon cher cousin, qu’il est amoureux fou de ma Lise. Ehbien, il est de bonne famille, il a une bonne place, de l’esprit,de plus il est gentilhomme de la chambre, et, si telle est lavolonté de Dieu, moi, comme mère de famille, j’en serai ravie.Notre responsabilité est certainement bien grande ; le bonheurdes enfants dépend des parents, et il faut avouer que, jusqu’ici,bien ou mal, c’est moi seule, telle que vous me voyez, qui ai élevéles enfants et me suis occupée de leur éducation. Dernièrementencore, j’ai fait venir une gouvernante de chez madame Bulous.

Maria Dmitriévna se lança dans l’énumérationde ses soins, de ses efforts, de ses sentiments maternels.Lavretzky l’écoutait en silence, et tournait son chapeau dans sesmains ; son regard froid et pesant troubla la dame au milieude son caquet.

– Et comment trouvez-vous Lise ?demanda-t-elle.

– Lisaveta Michailovna est une charmantejeune fille, répondit Lavretzky.

Puis il se leva, salua et entra chez MarphaTimoféevna. Maria Dmitriévna le suivit d’un regard mécontent :Quel loup de mer, quel rustre ! pensa-t-elle. Oh ! jem’explique maintenant que sa femme ne lui soit pas restéefidèle.

Marpha Timoféevna était établie dans sachambre, entourée de son état-major, qui se composait de cinq êtrespresque tous également chers à son cœur : un rouge-gorgesavant, affligé d’un goître, qu’elle avait pris en affection depuisqu’il ne pouvait plus ni siffler, ni tirer son seau d’eau ;Roska, un petit chien craintif et doux ; Matros, un chat de laplus méchante espèce ; puis une petite fille brune ettrès-remuante, d’environ neuf ans, aux grands yeux et au nezpointu, qu’on appelait la petite Schourotschka[2] ;et enfin Nastasia Karpovna Ogarkoff, personne âgée d’environcinquante-cinq ans, affublée d’un bonnet blanc et d’une petitekatzaveïka brune sur une robe de couleur sombre. La petiteSchourotschka était de basse bourgeoisie et orpheline. MarphaTimoféevna l’avait recueillie chez elle par pitié, ainsi queRoska ; elle les avait trouvés dans la rue ; tous deuxétaient maigres et affamés, tous deux trempés par la pluied’automne ; personne ne réclama le petit chien ; quant àla petite fille, son oncle, cordonnier ivrogne, qui n’avait pas dequoi manger lui-même, et qui battait sa nièce au lieu de lanourrir, la céda de grand cœur à la vieille dame. Enfin, MarphaTimoféevna avait fait la connaissance de Nastasia Karpovna dans uncouvent, où elle était allée en pèlerinage. Elle plut à MarphaTimoféevna, parce qu’elle priait Dieu de bon appétit,selon la pittoresque expression de la bonne dame. Celle-ci l’avaitabordée en pleine église et l’avait invitée à venir prendre unetasse de thé. Depuis ce jour, elles étaient devenues inséparables.Nastasia Karpovna était de petite noblesse, veuve et sansenfants ; elle avait le caractère le plus gai et le plusaccommodant ; une tête ronde et grise, des mains blanches etdouces, une figure avenante, malgré ses traits un peu gros et unnez épaté et de forme assez comique. Elle professait un culte pourMarpha Timoféevna, qui, de son côté, l’aimait infiniment, ce qui nel’empêchait pas de la taquiner de temps en temps sur la sensibilitéde son cœur : car elle avait un faible pour les jeunes gens,et la plaisanterie la plus innocente la faisait rougir comme unepetite fille. Tout son avoir consistait en douze cents roublesassignats ; elle vivait aux frais de Marpha Timoféevna, maissur un certain pied d’égalité ; Marpha Timoféevna n’auraittoléré aucune servilité auprès de sa personne.

– Ah ! Fédia, fit-elle, dès qu’elleaperçut Théodore, tu n’as pas vu ma famille hier soir ;admire-la maintenant. Nous voilà tous réunis pour le thé ;c’est le second, celui des jours de fête. Tu peux caresser tout lemonde : seulement, la petite Schourotschka ne se laissera pasfaire, et le chat t’égratignera. Tu pars aujourd’hui ?

– Aujourd’hui même. – Lavretzky s’assitsur une petite chaise basse. – J’ai déjà fait mes adieux à MariaDmitriévna, j’ai même vu Lisaveta Michailovna.

– Tu peux la nommer Lise tout court, monpère[3], elle n’est pas Michailovna pour toi.Reste donc tranquille, tu vas casser la chaise de la petiteSchourotschka.

– Je l’ai vue aller à la messe ;est-ce qu’elle est dévote ?

– Oui, Lidia, bien plus que nous ne lesommes à nous deux.

– N’êtes-vous donc pas pieuseaussi ? dit Nastasia Karpovna en sifflotant. Si vous n’êtespas encore allée à la première messe, vous irez à la dernière.

– Ma foi, non, tu iras toute seule ;je deviens trop paresseuse, ma mère ; je me gâte en prenanttrop de thé.

Elle tutoyait Nastasia Karpovna, quoiqu’ellela traitât d’égale à égale, mais ce n’était pas pour rien qu’elleétait une Pestoff. Trois Pestoff sont écrits sur le livrecommémoratif de Jean le Terrible. Marpha Timoféevna le savait.

– Dites-moi, je vous prie, repritLavretzky, Maria Dmitriévna vient de me parler de ce monsieur…Comment se nomme-t-il ? Panchine, je crois. Quel hommeest-ce ?

– Dieu, quelle bavarde ! grommelaMarpha Timoféevna. Je suis sûre qu’elle t’a dit, sous le sceau dusecret, qu’il rôde en prétendu autour de sa fille. Ce n’est pasassez pour elle, à ce qu’il paraît, d’en chuchoter avec son fils deprêtre ; non, cela ne lui suffit pas. Rien n’est encore faitcependant, et grâce à Dieu ! mais il faut qu’elle bavarde.

– Et pourquoi grâce à Dieu ? demandaLavretzky.

– Parce que le jeune homme ne me plaîtpas ; il n’y aurait pas lieu de se réjouir.

– Il ne vous plaît pas ?

– Il ne peut pas séduire tout le monde.N’est-ce pas assez que Nastasia Karpovna en soitamoureuse ?

– Pouvez-vous dire cela ? s’écria lapauvre veuve tout effarée. Ne craignez-vous pas Dieu ?

Et une rougeur soudaine se répandit sur sonvisage et sur son cou.

– Et il le sait bien, le fripon, continuaMarpha Timoféevna ; il sait bien comment la captiver : illui a fait cadeau d’une tabatière. Fédia, demande-lui uneprise ; tu verras quelle belle tabatière ! Sur lecouvercle est peint un hussard à cheval. Tu ferais bien mieux, machère, de ne pas chercher à te justifier.

Nastasia Karpovna ne se défendit plus que parun geste de dénégation.

– Plaît-il aussi à Lise ? demandaLavretzky.

– Il paraît lui plaire. Du reste, Dieu lesait ! L’âme d’autrui, vois-tu, c’est une forêt obscure,surtout l’âme d’une jeune fille. Tiens, ne veux-tu pas approfondirle cœur de la petite Schourotschka ! Pourquoi donc secache-t-elle et ne s’en va-t-elle pas depuis que tu esentré ?

La petite fille laissa échapper un éclat derire contenu depuis longtemps, et prit la fuite. Lavretzky seleva.

– Oui, dit-il lentement, qui peut devinerce qui se passe dans le cœur d’une jeune fille ?

Et il fit mine de se retirer.

– Eh bien, quand te reverrons-nous ?demanda Marpha Timoféevna.

– C’est selon, ma tante ; je ne vaispas bien loin.

– Oui, tu vas à Wassiliewskoé. Tu ne veuxpas te fixer à Lavriki, – cela te regarde ; seulement vasaluer la tombe de ta mère, et aussi celle de ta grand’mère. Tu asacquis tant de savoir à l’étranger ; et qui sait,pourtant ? peut-être sentiront-elles, au fond de leur tombeau,que tu es venu les voir. Et n’oublie pas, mon cher, de faire direune messe pour le repos de l’âme de Glafyra Pétrovna. Voici unrouble argent. Prends-le ; c’est moi qui veux faire dire cettemesse. De son vivant, je ne l’aimais pas, mais il faut lui rendrejustice ; c’était une fille de caractère et d’esprit, – etpuis, elle ne t’a pas oublié. Et maintenant, que Dieu teconduise ; je finirais par t’ennuyer.

Et Marpha Timoféevna embrassa son neveu.

– Quant à Lise, elle n’épousera pasPanchine, ne t’en inquiète pas. Ce n’est pas un mari de cetteespèce qu’il lui faut.

– Mais je ne m’en inquiète nullement,répondit Lavretzky en s’éloignant.

XVIII

Quatre heures après, il était en route, et sontarantass roulait rapidement sur le chemin de traverse. Il régnaitune grande sécheresse depuis quinze jours ; un légerbrouillard répandait dans l’atmosphère une teinte laiteuse etenveloppait les forêts lointaines ; on sentait s’exhaler commeune odeur de brûlé ; de petits nuages foncés dessinaient leurscontours indécis sur le ciel d’un bleu clair ; un vent assezfort soufflait par bouffées sèches qui ne rafraîchissaient pointl’air. La tête appuyée contre les coussins de la voiture, les brascroisés sur sa poitrine, Lavretzky laissait errer ses regards surles champs labourés qui se déroulaient devant lui en éventail, surles cytises qui semblaient fuir, sur les corbeaux et les pies quisuivaient d’un œil bêtement soupçonneux l’équipage qui passait, etsur les longues raies semées d’armoise, d’absinthe et de sorbierdes champs. – Il regardait l’horizon et cette solitude des steppes,si nue, si fraîche, si fertile ; cette verdure, ces longscoteaux, ces ravins que couvrent des buissons de chêne nain, cesvillages gris, ces maigres bouleaux ; enfin tout ce spectaclede la nature russe, qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps,éveillait dans son cœur des sentiments à la fois doux et tristes,et tenait sa poitrine sous l’oppression d’un poids qui n’était passans charme. – Ses pensées se succédaient lentement, mais leurscontours étaient aussi vagues que ceux des nuages qui erraientau-dessus de sa tête. Il évoquait le souvenir de son enfance, de samère, du moment où on l’avait apporté auprès d’elle à son lit demort, et où, serrant sa tête contre son cœur, elle s’était mise,d’une voix faible, à se lamenter sur lui, puis s’était arrêtée enapercevant Glafyra Pétrovna. Il se souvint de son père, qu’il avaitvu d’abord robuste, toujours mécontent, et dont la voix cuivréerésonnait à son oreille ; plus tard, vieillard aveugle,larmoyant, la barbe grise et malpropre. Il se souvint qu’un jour, àtable, dans les fumées du vin, le vieillard s’était mis à rire toutà coup et à parler de ses conquêtes, en prenant un air modeste eten clignant ses yeux privés de lumière ; il se souvint deBarbe, et ses traits se crispèrent comme chez un homme saisi d’unesubite douleur. Il secoua la tête ; puis sa pensée s’arrêtasur Lise.

« Voilà, se dit-il, un être nouveau quientre dans la vie. Honnête jeune fille, quel sera son sort ?Elle est jolie ; son visage est pâle, mais plein defraîcheur ; ses yeux sont doux, sa bouche sérieuse et sonregard innocent ! Quel dommage qu’elle soit un peuexaltée ! Belle taille, démarche gracieuse, et une voix sidouce ! Je me plais à la voir, quand elle s’arrête tout àcoup, vous écoute attentivement sans sourire, puis s’absorbe danssa pensée et rejette ses cheveux en arrière ! Je le croisaussi, Panchine n’est pas digne d’elle. Et pourtant, que luimanque-t-il ? À quoi vais-je rêver là ? Elle ira par lechemin que suivent les autres… Mieux vaut dormir. » EtLavretzky ferma les yeux. Mais il ne put dormir, et resta plongédans cet état de torpeur mentale qui nous est si familière envoyage. Les images du passé continuèrent à monter lentement dansson âme, se mêlant et se confondant avec d’autres tableaux.Lavretzky se mit – Dieu sait pourquoi ! – à penser à sirRobert Peel, à l’histoire de France… à la victoire qu’il auraitremportée s’il eût été général ; il croyait entendre le canonet les cris de guerre. Sa tête glissait de côté, il ouvrait lesyeux… Les mêmes champs, le même paysage des steppes, le fer usé deschevaux brillaient tour à tour à travers les tourbillons depoussière ; la chemise jaune à parements rouges du iamstchik,s’enflait au vent. « Je m’en reviens joli garçon chezmoi ! » se disait Théodore. Cette réflexion lui tournal’esprit et il cria : « En avant ! » puiss’enveloppant de son manteau, il s’enfonça davantage encore dansles coussins. Le tarantass fit un brusque cahot. Lavretzky sesouleva et ouvrit de grands yeux. Devant lui, sur la colline,s’étendait un petit village ; à droite, on voyait une vieillemaison seigneuriale dont les volets étaient fermés et dont leperron s’inclinait de côté. De la porte jusqu’au bâtiment, la vastecour était remplie d’orties aussi vertes et aussi épaisses que duchanvre. Là se dressait aussi un petit magasin à blé, en chêne,encore bien conservé. C’était Wassiliewskoé.

Le iamstchik décrivit une courbe vers la portecochère et arrêta les chevaux ; le domestique de Lavretzky seleva sur le siége, et s’apprêtant à sauter en bas, il appela dumonde. On entendit un aboiement sourd et rauque, mais on ne vit pasle chien. Le domestique appela de nouveau. L’aboiement se répéta,et, au bout de quelques minutes accourut, sans qu’on vît d’où ilsortait, un homme en cafetan de nankin, la tête blanche comme laneige. Il couvrit ses yeux pour les abriter des rayons du soleil etregarda un moment le tarantass ; puis laissant retomber sesdeux mains sur ses cuisses, il piétina quelques instants sur place,et se précipita enfin pour ouvrir la porte cochère. Le tarantassentra dans la cour, faisant bruire l’ortie sous ses roues, ets’arrêta devant le perron. L’homme à la tête blanche, vieillardencore alerte, se tenait déjà, les jambes écartées et de travers,sur la dernière marche ; il décrocha le tablier de la voitured’un mouvement saccadé, et, tout en aidant son maître à descendre,il lui baisa la main.

– Bonjour, bonjour, mon ami, ditLavretzky. Tu t’appelles Antoine, n’est-ce pas ? Tu vis doncencore ?

Le vieillard s’inclina en silence et courutchercher les clefs. Pendant ce temps le iamstchik restait immobile,penché de côté et regardant la porte fermée, tandis que le laquaisde Lavretzky gardait la pose pittoresque qu’il avait prise ensautant à terre, une main appuyée sur le siége. Le vieillardapporta les clefs ; il se tordait comme un serpent et sedonnait beaucoup de peines inutiles en levant bien haut les coudespour ouvrir la porte ; puis il se plaça de côté et fit denouveau un profond salut.

« Me voici donc chez moi, me voici deretour, » pensa Lavretzky, en entrant dans un petit vestibule,tandis que les volets s’ouvraient avec fracas les uns après lesautres, et que le jour pénétrait dans les chambres désertes.

XIX

La petite maison que Lavretzky allait habiter,et où, deux ans auparavant, était morte Glafyra Pétrovna, avait étéconstruite, au dernier siècle, en beau bois de sapin ; elleparaissait ancienne, mais elle pouvait se conserver encore unecinquantaine d’années et plus. Lavretzky parcourut toutes leschambres, et au grand chagrin des vieilles mouches indolentes,immobiles, blanchâtres sous leur poussière, qui restaient attachéesaux plafonds, il fit partout ouvrir les fenêtres, closes depuis lamort de Glafyra Pétrowna.

Tout dans la maison était resté dans le mêmeétat ; les petits divans du salon, sur leurs pieds grêles,tendus de damas gris, lustrés, usés et défoncés, rappelaient letemps de l’impératrice Catherine. Dans le salon, on voyait lefauteuil favori de la maîtresse de la maison, avec son dossierdroit et haut contre lequel elle avait l’habitude de s’appuyer danssa vieillesse. Au mur principal, était accroché un ancien portraitde l’aïeul de Fédor, André Lavretzky : son visage sombre etbilieux se détachait à peine du fond noirci et écaillé ; sespetits yeux méchants lançaient des regards moroses sous leurspaupières pendantes et gonflées ; ses cheveux noirs sanspoudre se dressaient en brosse au-dessus d’un front sillonné derides. À l’un des angles du portrait pendait une couronned’immortelles, couverte de poussière.

– C’est Glafyra Pétrowna, dit Antoine,qui a daigné la tresser de ses propres mains.

Dans la chambre à coucher, s’élevait un litétroit, sous un rideau d’étoffe rayée, ancienne, mais solide ;une pile de coussins à demi fanés et une mince couverture ouatéeétaient étendues sur le lit, au-dessus duquel pendait une imagereproduisant la Présentation de la Vierge, que la vieilledemoiselle, expirant seule et oubliée, avait pressée à ses derniersmoments sur ses lèvres déjà glacées. Auprès de la fenêtre, setrouvait une toilette en marqueterie ornée de cuivres et surmontéed’un miroir doré et noirci. – Une porte donnait dans l’oratoire,dont les murs étaient nus, et où l’on apercevait, dans un coin, unearmoire remplie d’images. Un petit tapis usé et couvert de tachesde cire couvrait la place où Glafyra Pétrowna s’agenouillait.

Antoine alla avec le laquais de Lavretzkyouvrir l’écurie et la remise ; à sa place parut une vieillefemme presque aussi âgée que lui ; sa tête branlante étaitcouverte d’un mouchoir qui descendait jusqu’aux sourcils ;l’habitude de l’obéissance passive se peignait dans ses yeux, et ils’y joignait une sorte de compassion respectueuse. Elle s’approchade Lavretzky pour lui baiser la main, et s’arrêta à la porte, commepour attendre ses ordres. Il avait complétement oublié sonnom ; il ne se souvenait même pas de l’avoir jamais vue. Elles’appelait Apraxéïa ; quarante ans auparavant, GlafyraPétrowna l’avait renvoyée de la maison et lui avait ordonné degarder la basse-cour ; du reste, elle parlait peu, paraissaittombée en enfance, et n’avait conservé qu’un air d’aveugleobéissance.

Outre ces deux vieillards et trois grosenfants en longues chemises, – petits-fils d’Antoine, – vivaitencore dans la maison un paysan manchot et impotent, qui gloussaitcomme un coq de bruyère. Le vieux chien infirme qui avait salué leretour de Lavretzky n’était guère plus utile au logis ; il yavait dix ans qu’il était attaché avec une lourde chaîne, achetéepar ordre de Glafyra Pétrowna, et c’est à peine s’il avait la forcede se mouvoir et de traîner ce fardeau.

Après avoir examiné la maison, Lavretzkydescendit au jardin, et en fut satisfait, quoiqu’il fût tout remplide mauvaises herbes, de buissons de groseilliers et deframboisiers. Il s’y trouvait de beaux ombrages, de vieux tilleuls,remarquables par leur développement gigantesque et par l’étrangedisposition de leurs branches : on les avait plantés trop prèsles uns des autres ; ils avaient été taillés naguère, – il yavait cent ans, peut-être. – Le jardin finissait à un petit étangclair, bordé de joncs rougeâtres. – Les traces de la vie humaines’effacent vite : la propriété de Glafyra Pétrowna n’avait paseu le temps de devenir déserte, et déjà elle paraissait plongéedans ce sommeil qui enveloppe tout ce qui est à l’abri del’agitation humaine. Fédor Ivanowitch parcourut aussi levillage ; les paysannes le regardaient du seuil de leursizbas, la joue appuyée sur la main ; les paysans saluaient deloin, les enfants s’enfuyaient, les chiens aboyaient avecindifférence. Bientôt, il eut faim, mais il n’attendait sesserviteurs et son cuisinier que vers le soir ; les provisionsn’étaient pas encore arrivées de Lavriki, – il fallut s’adresser àAntoine. Celui-ci fit aussitôt tous les arrangements : il pritune vieille poule, la mit à mort et la pluma. Apraxéïa lui fitsubir l’opération d’un véritable lessivage et la mit à lacasserole. Lorsqu’elle fut cuite, Antoine couvrit et disposa latable, plaça devant le couvert une salière en métal noirci, à troispieds, et une carafe taillée à goulot étroit et à bouchonrond ; il annonça ensuite d’une voix chantante à Lavretzky quele dîner était servi, – et se plaça lui-même derrière la chaise duseigneur, la main droite enveloppée d’une serviette. Le vieuxbonhomme exhalait une odeur de cyprès. Lavretzky goûta la soupe eten retira la poule, dont les tendons se dissimulaient mal sous lapeau dure et coriace ; la chair avait la saveur d’un morceaude bois. Après avoir ainsi dîné, Lavretzky manifesta le désir deprendre du thé, si…

– Je vais vous en servir à l’instant,interrompit le vieillard.

Et il tint parole.

On trouva une pincée de thé enveloppée d’unmorceau de papier rouge ; on découvrit un samowar,petit, à la vérité, mais qui fonctionnait d’une manière fortbruyante ; on trouva même quelques pauvres morceaux de sucre àmoitié fondus. Lavretzky prit son thé dans une grande tasse qui luirappelait un souvenir d’enfance et sur laquelle étaient peintes descartes à jouer ; on ne la servait qu’aux étrangers, etmaintenant c’était lui, étranger à son tour, qui buvait dans cettetasse. Vers le soir, arrivèrent les serviteurs ; Lavretzky nevoulut pas se coucher dans le lit de sa tante, et s’en fit dresserun dans la salle à manger. Il éteignit la bougie et regardalongtemps et tristement autour de lui, en proie à ce sentimentdésagréable qu’éprouvent tous ceux qui passent une première nuitdans un endroit depuis longtemps inhabité. Il lui semblait quel’obscurité qui l’entourait de toutes parts ne pouvait s’habituer àun nouveau venu, que les murs mêmes de la maison s’étonnaient de saprésence. Il poussa un soupir, tira sa couverture sur lui et finitpar s’endormir. Antoine resta le dernier sur pied. Il fit deux foisle signe de la croix et se mit à causer avec Apraxéïa, et à luicommuniquer à voix basse ses doléances ; ni l’un ni l’autren’avaient pu s’attendre à voir le maître s’établir à Wassiliewskoé,lorsqu’il avait à deux pas un si beau domaine, avec une maison siconfortable ; ils ne se doutaient pas que c’était justementcette maison qui était odieuse à Lavretzky, parce qu’elle luirappelait d’anciens souvenirs. Après avoir chuchoté longtemps,Antoine prit sa baguette pour frapper la plaque de fer, depuislongtemps muette, qui était accrochée au magasin à blé[4]. Ensuite il s’accroupit dans la cour,sans même couvrir sa pauvre tête blanche. La nuit de mai étaitcalme et sereine, le vieillard dormit d’un sommeil doux etpaisible.

XX

Le lendemain, Lavretzky se leva d’assez bonneheure, causa avec le starosta, visita la grange, fitdélivrer de sa chaîne le chien de la basse-cour, qui poussa bienquelques cris, mais ne songea même pas à profiter de sa liberté.Rentré à la maison, Théodore s’abandonna à une espèced’engourdissement paisible, qui ne le quitta pas de toute lajournée.

– Me voilà tombé au fond de larivière ! se dit-il à plusieurs reprises.

Il était assis, immobile auprès de la fenêtre,et paraissait prêter l’oreille au calme qui régnait autour de luiet aux bruits étouffés qui venaient du village solitaire. – Unevoix grêle et aiguë fredonne une chanson derrière les grandesorties ; le cousin qui bourdonne semble lui faire écho. Lavoix se tait, le cousin continue de bourdonner. Au milieu dumurmure importun et monotone des mouches, on entend le bruit dubourdon qui heurte de la tête contre le plafond ; le coqchante dans la rue, en prolongeant sa note finale ; puis,c’est le télègue dont on entend les cahots, ou une porte cochèrequi crie sur ses gonds. Une femme passe et prononce quelques motsd’une voix glapissante.

– Eh ! mon petitLoulou ! dit Antoine à une petite fille de deux ansqu’il porte sur les bras.

– Apporte le kvass, dit encorela même voix de femme.

Et tout cela est suivi d’un morne silence. –Plus un souffle, plus le moindre bruit. Le vent n’agite pas mêmeles feuilles ; les hirondelles silencieuses glissent les unesaprès les autres, effleurant la terre de leurs ailes, et le cœurs’attriste de les voir ainsi voler en silence.

– Me voilà donc au fond de larivière ! se dit encore Lavretzky. Et toujours, en tout temps,la vie est ici triste et lente ; celui qui entre dans soncercle doit se résigner ; ici, point de trouble, pointd’agitation ; il n’est permis de toucher au but qu’à celui quifait tout doucement son chemin, comme le laboureur qui trace sonsillon avec le soc de sa charrue. Et quelle vigueur, quelle santédans cette paix et dans cette inaction ! Là, sous la fenêtre,le chardon trapu sort de l’herbe épaisse ; au-dessus, lalivêche étend sa tige grasse, et, plus haut encore, les larmesde la vierge suspendent leurs grappes rosées. Puis, au loin,dans les champs, on voit blanchir en ondulant le seigle etl’avoine, qui commencent à monter en épis ; et les feuilless’étendent sur les arbres, comme chaque brin d’herbe sur sa tige. –C’est à l’amour d’une femme que j’ai immolé mes meilleuresannées ; eh bien, que l’ennui me rende la raison, qu’il merende la paix de l’âme, et m’apprenne à agir désormais sansprécipitation.

Et le voilà qui s’efforce de se plier à cettevie monotone et d’étouffer tous ses désirs ; il n’a plus rienà attendre, et pourtant, il ne peut se défendre d’attendre encore.De toutes parts, le calme l’envahit. Le soleil s’incline doucementsur le ciel bleu et limpide ; les nuages flottent lentementdans l’éther azuré ; ils paraissent avoir un but et savoir oùils vont. En ce moment, sur d’autres points de la terre, la vieroule en bouillonnant ses flots écumants et tumultueux ; ici,elle s’épanche silencieuse comme une eau dormante. Et Lavretzky neput s’arracher avant le soir à la contemplation de cette vie quis’écoulait ainsi ; les tristes souvenirs du passé fondaientdans son âme comme la neige du printemps. – Et, choseétrange ! jamais il n’avait ressenti aussi profondément encorel’amour du sol natal.

XXI

Au bout de quinze jours, Fédor Ivanowitchavait mis en ordre la petite maison de Glafyra Pétrowna. La cour etle jardin furent nettoyés. On apporta de Lavriki des meublesconfortables ; de la ville, du vin, des livres, desjournaux ; l’écurie se remplit de chevaux ; en un mot,Fédor Ivanowitch monta complétement son ménage, et se mit à vivre,moitié en propriétaire, moitié en cénobite. Ses jours s’écoulaientd’une manière uniforme, et, quoiqu’il ne vît personne, il nes’ennuyait pas. Il s’occupait d’agronomie avec ardeur etsérieusement, explorait à cheval les environs ou prenait un livre.Néanmoins il trouvait plus de charme à écouter les récits du vieilAntoine. D’ordinaire, Lavretzky s’asseyait à la fenêtre avec sapipe et une tasse de thé refroidi. Antoine, les mains croiséesderrière le dos, se plaçait debout à la porte et commençait seslentes narrations sur les temps anciens, sur les temps fabuleux, oùl’avoine et le seigle ne se vendaient pas au boisseau, mais dans degrands sacs, à raison de deux ou trois kopeks le sac. À cetteépoque, on voyait de tous côtés, même tout près de la ville, desforêts impénétrables et des steppes non défrichés. Maintenant,disait d’un accent de regret l’octogénaire, on a si bien labouré ettaillé partout, qu’on ne sait plus où passer. Antoine se plaisaitaussi à raconter divers détails sur son ancienne maîtresse, GlafyraPétrowna ; combien elle était judicieuse et économe ;comment un certain monsieur, un jeune voisin, avait voulu sefaufiler dans ses bonnes grâces et avait commencé à venir souventdans la maison, à ce point que la bonne demoiselle mettait pour luison bonnet des grands jours avec des rubans massacas et sa robejaune en tru-tru-lévantine ; mais comment, ensuite, étantirritée contre ce monsieur son voisin, à cause d’une questioninconvenante (vous devez, avait-il dit, posséder, mademoiselle, unbon capital), elle lui avait refusé sa porte, et comment, dès lors,elle avait donné l’ordre que tout, jusqu’au moindre chiffon, fûtremis, après sa mort, à Fédor Ivanowitch. Effectivement, Lavretzkyavait trouvé intacte toute la défroque de sa tante, sans enexcepter le fameux bonnet aux rubans massacas et la robe detru-tru-lévantine. Quant aux anciens papiers, aux documents curieuxsur lesquels comptait Lavretzky, il ne trouva rien qu’un vieuxlivre, où son grand-père, Pierre Andrévitch, inscrivait des notesdu genre de celles-ci :

« Solennité dans la ville deSaint-Pétersbourg, à l’occasion de la pacification conclue avecl’empire turc, par Son Excellence le prince AlexandreAlexandrovitch Prozoroffski. » Ou bien : « Recetted’une décossion pour la poitrine, » avecl’observation : « Cette ordonnance a été communiquée à lagénérale Prascovia Fedorovna Soltykoff par Féodor Avksentievitch,archiprêtre de l’église de la Très-Sainte-Trinité, source de la vieéternelle. »

On y trouvait aussi des nouvelles politiquesde cette espèce : « Il n’est plus question des tigres deFrançais. » Et tout à côté : « On annonce, dans laGazette de Moscou, le décès de M. le premier-majorMichael-Pétrovich Kolütscheff… Ne serait-ce pas le fils de PierreWassilievitch ? »

Lavretzky trouva aussi quelques vieuxcalendriers et quelques livres d’explications des songes, ainsi quel’ouvrage mystique de M. Ambodix. – Les symboles et lesemblèmes réveillèrent en lui des souvenirs endormis depuis nombred’années. Dans la table de toilette de Glafyra Pétrowna, ildécouvrit, tout au fond d’un tiroir, un petit paquet attaché avecun ruban noir et cacheté avec de la cire de la même couleur. – Dansce paquet se trouvaient face à face deux portraits, l’un au pastel,de son père dans sa jeunesse, sa chevelure soyeuse ondoyant sur lefront, le regard long et pensif, la bouche entr’ouverte ; –l’autre, presque effacé, d’une femme pâle, en robe blanche, unerose blanche à la main. C’était sa mère. – Glafyra Pétrowna n’avaitjamais consenti à faire faire son propre portrait.

– Voyez-vous, Fédor Ivanowitch, – disaitAntoine à Lavretzky, – quoique à cette époque je ne vécusse pasencore dans les appartements du seigneur, je me souviens bien devotre aïeul, André Apanassiéwitch. Quand il termina ses jours,j’étais un gamin de dix-sept ans. Je le rencontrai une fois aujardin, – j’en eus le frisson d’épouvante. Cependant il ne me fitrien, me demanda seulement mon nom et m’envoya chercher un mouchoirde poche. C’était un seigneur, celui-là, il n’y a pas à dire. Il nereconnaissait personne au-dessus de lui. C’est qu’il avait, commej’ai l’honneur de vous le dire, monsieur votre aïeul, un amulettemerveilleux. Un moine du mont Athos le lui avait donné, et il luiavait dit, le moine : Je te le donne pour ta cordialité.Porte-le, et ne crains le jugement de personne. Il est vrai de direaussi, monsieur, que c’étaient des temps à part ; ce que leseigneur se mettait en tête, il le faisait. Lorsqu’un gentilhommes’avisait de le contredire, votre aïeul se contentait de leregarder et de dire : « Tu nages à la surface[5]. » – C’était son dicton favori. Etil vivait, monsieur votre aïeul de bienheureuse mémoire, dans desappartements petits et dans une maison de bois. Et ce qu’il alaissé après lui de capital, d’argenterie, d’effets ! toutesles caves en étaient pleines. Quel administrateur ! Le petitcarafon dont vous avez bien voulu faire l’éloge lui a appartenu. Ily mettait son eau-de-vie. Et tenez, votre grand-père, PierreAndréwitch, s’était pourtant bâti une maison de pierre, mais il n’apas amassé de bien. Tout s’en est allé à vau-l’eau. Il ne vivaitpas aussi grandement que son père ; et il ne se procuraitaucun amusement ; et pourtant tout son argent est parti, et iln’a rien laissé pour qu’on se souvienne de lui, pas même unecuiller en argent. Il faut encore rendre grâce à Glafyra Pétrowna,de ce qu’elle a eu soin…

– Est-il vrai, interrompit Lavretzky,qu’on l’avait surnommée la vieille sorcière ?

– Mais il fallait connaître ceux quil’avaient appelée ainsi ! répliquait Antoine.

– À propos, monsieur, s’enhardit un jourà demander le vieillard, où est notre dame ? où a-t-elle sondomicile, maintenant ?

– Je me suis séparé de ma femme, ditLavretzky avec effort. – Je te prie de ne pas me questionner surelle.

– J’entends, répliqua tristement levieillard.

Au bout de trois semaines, Lavretzky se rendità cheval à O…, chez les Kalitine, où il passa la soirée. Lemm s’ytrouvait. Il plut beaucoup à Lavretzky. Celui-ci, grâce à son père,ne jouait d’aucun instrument.

Toutefois, il aimait la musique avec passion,la musique sérieuse, la musique classique. Panchine était absent.Le gouverneur l’avait envoyé hors de la ville. Lise joua seule, etavec beaucoup de précision. Lemm s’anima, s’électrisa, prit unrouleau de papier, et battit la mesure. Maria Dmitriévna se mitd’abord à rire en le regardant, puis alla se coucher. Elleprétendait que Beethoven agitait trop ses nerfs. À minuit,Lavretzky reconduisit Lemm jusqu’à son logement, et y resta jusqu’àtrois heures du matin. Lemm se laissa aller à causer. Il s’étaitredressé, ses yeux s’étaient agrandis et étincelaient, ses cheveuxmême s’étaient levés sur son front. Il y avait si longtemps quepersonne ne lui avait témoigné de l’intérêt ! et Lavretzkysemblait, par ses questions, lui marquer une sollicitude sincère.Le vieillard en fut touché. Il finit par montrer sa musique à sonhôte, lui joua et lui chanta même d’une voix éteinte quelquesfragments de ses compositions ; entre autres, toute uneballade de Schiller, Fridolin, qu’il avait mise enmusique. Lavretzky la loua fort, se fit répéter quelques passages,et, en partant, engagea le musicien à venir passer quelques jourschez lui, à la campagne. Lemm, qui le reconduisit jusqu’à la rue, yconsentit sur-le-champ et lui serra chaleureusement la main. Restéseul, à l’air humide et pénétrant qu’amènent les premières lueursde l’aube, il s’en retourna, les yeux à demi clos, le dos voûté, etregagna à petits pas sa demeure, comme un coupable.

– Ich bin wohl nicht klug (je nesuis pas dans mon bon sens), murmura-t-il en attendant dans un litdur et court.

Quand, quelques jours après, Lavretzky vint lechercher en calèche, il essaya de se dire malade. Mais FédorIvanowitch entra dans sa chambre et finit par le persuader. Ce quiagit le plus sur Lemm, ce fut cette circonstance, que Lavretzkyavait fait venir pour lui un piano de la ville. Tous deux serendirent chez les Kalitine et y passèrent la soirée, mais d’unemanière moins agréable que quelques jours auparavant. Panchine s’ytrouvait. Il parla beaucoup de son excursion et se mit à parodierd’une manière très-comique les divers propriétaires qu’il avaitvus. Lavretzky riait, mais Lemm ne quittait pas son coin, setaisait et remuait les membres en silence comme une araignée. Ilregardait d’un air sombre et concentré, et ne s’anima que lorsqueLavretzky se leva pour prendre congé. Même en calèche, le vieillardcontinua à songer et persista dans sa boudeuse sauvagerie ;mais l’air doux et chaud, la brise, les ombres légères, le parfumde l’herbe et des bourgeons du bouleau, la lueur d’une nuitétoilée, le piétinement et la respiration des chevaux, toutes lesséductions du printemps, de la route et de la nuit, descendirentdans l’âme du pauvre Allemand, et ce fut lui le premier qui rompitle silence.

XXII

Il se mit à parler de musique, puis de Lise,puis de nouveau de musique. En parlant de Lise, il semblaitprononcer les paroles plus lentement. Lavretzky dirigea laconversation sur ses œuvres, et, moitié sérieux, moitiéplaisantant, lui proposa de lui écrire un libretto.

– Hum… un libretto, répliqua Lemm. Non,cela n’est pas pour moi. – Je n’ai plus la vivacité d’imaginationqu’il faut pour un opéra. – J’ai déjà perdu mes forces ; mais,si je pouvais encore faire quelque chose, je me contenterais d’uneromance : certainement, je voudrais de belles paroles.

Il se tut et resta longtemps immobile, lesyeux attachés au ciel.

– Par exemple, dit-il enfin, quelquechose dans ce genre : « Ô vous, étoiles ! ô vous,pures étoiles !… »

Lavretzky se tourna légèrement vers lui, et semit à le considérer.

– « Ô vous, étoiles ! puresétoiles !… répéta Lemm. Vous regardez de la même manière lesinnocents et les coupables… mais les purs de cœur seuls, » ouquelque chose dans ce genre, « vous comprennent, »c’est-à-dire non, « vous aiment. » Du reste, je ne suispas poëte. Cela n’est pas mon fait ; mais quelque chose dansce genre, quelque chose d’élevé.

Lemm renversa son chapeau sur sa nuque, et,dans la demi-teinte de la nuit, sa figure semblait plus pâle etplus jeune.

– « Et vous aussi, continua-t-il enbaissant graduellement la voix, vous savez qui aime, qui saitaimer, parce que vous êtes pures ; vous seules pouvezconsoler. » – Non, ce n’est pas encore cela, – je ne suis paspoëte, murmura-t-il, mais quelque chose dans ce genre…

– Je regrette de ne pas être non pluspoëte, observa Lavretzky.

– Vaine rêverie ! répliqua Lemm.

Et il se blottit dans le fond de la calèche.Il ferma les yeux, comme s’il eût voulu dormir. Quelques instantss’écoulèrent ; Lavretzky tendait l’oreille pour écouter.

– « Oh ! étoiles ! puresétoiles ; – amour, » – murmurait le vieillard.

– Amour, répéta en lui-mêmeLavretzky.

Puis il devint rêveur, et sentit son âmeoppressée.

– Vous ayez fait une très-bonne musiquesur les paroles de Fridolin, Chistophor-Fédorowitch,dit-il tout à coup à haute voix. Mais quelle est votrepensée ? Ce Fridolin, après que le comte l’eut amené à safemme, devint-il immédiatement l’amant de cette dernière ?

– C’est vous qui pensez ainsi, répliquaLemm, parce que, vraisemblablement, l’expérience…

Il s’arrêta tout à coup et se détourna d’unair embarrassé. Lavretzky se prit à rire avec contrainte, mais sedétourna aussi, et porta ses regards vers la route.

Les étoiles commençaient déjà à pâlir, et leciel blanchissait quand la calèche s’arrêta devant le perron de lapetite maison de Wassiliewskoé. Lavretzky conduisit son hôtejusqu’à la chambre qui lui était destinée, revint dans son cabinetet s’assit devant la fenêtre. Au jardin, le rossignol adressait sondernier chant à l’aurore. Lavretzky se souvint que, dans le jardindes Kalitine, le rossignol chantait aussi ; il se souvint dumouvement lent des yeux de Lise lorsqu’ils se dirigèrent vers lasombre fenêtre par laquelle les chants pénétraient dans la pièce.Sa pensée s’arrêta sur elle, et son cœur reprit un peu decalme : « Pure jeune fille ! » prononça-t-il àdemi-voix… « Pures étoiles ! » ajouta-t-il avec unsourire. Puis il alla se coucher en paix.

Lemm, de son côté, resta longtemps assis surson lit, un papier de musique sur les genoux. Il semblait qu’unemélodie inconnue et douce allait jaillir de son cerveau.

Brûlant, agité, il ressentait déjà la douceurenivrante de l’enfantement… Mais, hélas ! il attendit envain.

– Ni poëte, ni musicien !murmura-t-il.

Et sa tête fatiguée s’affaissa pesamment surl’oreiller.

XXIII

Le lendemain matin, Lavretzky et son hôteprenaient le thé au jardin, sous un vieux tilleul.

– Maestro, dit entre autres chosesLavretzky, vous aurez bientôt à composer une cantatesolennelle.

– À quelle occasion ?

– À l’occasion du mariage deM. Panchine et de mademoiselle Lise. Avez-vous remarqué commeil était hier attentif auprès d’elle ? Il paraît que l’affaireest en bon train.

– Cela ne sera pas ! s’écriaLemm.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est impossible. Du reste,ajouta-t-il un instant après, dans ce monde, tout est possible,surtout ici, chez vous, en Russie.

– Laissons, si vous le voulez bien, laRussie de côté, mais que trouvez-vous de mauvais dans cemariage ?

– Tout est mauvais, tout. MademoiselleLise est une jeune fille sensée, sérieuse. Elle a des sentimentsélevés. Et lui…, c’est un dilettante, c’est tout dire.

– Mais elle l’aime.

Le maestro se leva soudain.

– Non, elle ne l’aime pas, dit-il.C’est-à-dire, elle est très-pure de cœur, et elle ne sait paselle-même ce que cela signifie, aimer. Madame von Kalitine lui ditque le jeune homme est bien. Elle a confiance en madame vonKalitine, parce que, malgré ses dix-neuf ans, elle n’est qu’unenfant… Le matin, elle prie, le soir, elle prie encore. Tout celaest fort bien, mais elle ne l’aime pas. Elle ne peut aimer que lebeau, et lui n’est pas beau, je veux dire, son âme n’est pasbelle.

Lemm parlait rapidement, avec feu, tout enmarchant à petits pas en long et en large devant la table à thé.Ses yeux semblaient courir sur le sol.

– Mon cher maestro, dit tout à coupLavretzky, il me semble que vous êtes vous-même amoureux de macousine.

Lemm s’arrêta court.

– Je vous prie, dit-il d’une voix malassurée, ne me raillez pas ainsi ; je ne suis pas un fou. J’aidevant moi les ténèbres de la tombe, et non point un avenir couleurde rose.

Lavretzky eut pitié du vieillard et luidemanda pardon. Après le thé, Lemm lui joua sa cantate, puis,pendant le dîner, se remit à parler de Lise, à l’instigation deLavretzky. Celui-ci prêtait l’oreille avec un évident intérêt.

– Qu’en pensez-vous, ChristophorFédorowitch ? dit-il enfin. Tout est maintenant en bon ordreici, et le jardin est en fleurs. Si je l’invitais à venir passerici une journée avec sa mère et ma vieille tante. Hein ? Celavous serait-il agréable ?

Lemm inclina la tête de côté.

– Invitez, murmura-t-il.

– Mais il n’est pas nécessaire d’inviterPanchine.

– Non, cela n’est pas nécessaire,répliqua le vieillard avec un sourire presque enfantin.

Deux jours après, Fédor Ivanowitch se renditen ville, chez les Kalitine.

XXIV

Il trouva tout le monde à la maison, mais ilne s’ouvrit pas d’abord de son projet. Il voulait auparavant enparler à Lise. Le hasard vint à son aide. On les laissa seuls ausalon. Ils se mirent à causer. Elle avait eu déjà le temps des’habituer à lui, et puis elle ne se laissait facilement intimiderpar personne. Lui, l’écoutait, le regard attaché sur elle, etrépétait, à part lui, les paroles de Lemm, dont il partageaitl’opinion. Il arrive quelquefois qu’entre deux personnes qui seconnaissent à peine, un intime rapport s’établit soudain ; lesentiment de ce contact mystérieux se trahit aussitôt dans lesregards, dans la douce et amicale expression du sourire, et mêmedans les gestes. C’est précisément ce qui advint entre Lise etLavretzky.

– Voilà comme il est, pensa-t-elle en leregardant d’un air d’intérêt.

– Voilà comme vous êtes, pensa-t-il deson côté. Aussi ne fut-il pas très-surpris quand elle lui annonça,après un peu d’hésitation, qu’elle avait depuis longtemps à cœur delui dire quelque chose, mais qu’elle craignait de le fâcher.

– N’ayez pas cette crainte ; parlez,dit-il en s’arrêtant devant elle.

Lise leva vers lui ses yeux limpides.

– Vous êtes si bon, commença-t-elle, eten même temps elle pensa : « Oui, il est véritablementbon… » Excusez-moi, je ne devrais peut-être pas vous parler deces choses-là… Mais comment avez-vous pu… pourquoi avez-vous quittévotre femme ?

Lavretzky tressaillit, regarda Lise et s’assitauprès d’elle.

– Mon enfant, dit-il, ne touchez pas, jevous prie, à cette plaie. Vos mains sont délicates, et pourtantvous me feriez souffrir.

– Je sais, continua Lise, comme si ellen’avait pas entendu, elle est coupable envers vous ; je neveux pas la justifier, mais comment peut-on séparer ce que Dieu auni ?

– Nos convictions là-dessus sont tropdifférentes, Lisaveta Michailovna, dit Lavretzky assez sèchement.Nous ne nous comprendrions pas.

Lise pâlit. Tout son corps frissonna, maiselle ne se tut point.

– Vous devez pardonner, dit-elledoucement, si vous voulez qu’on vous pardonne aussi.

– Pardonner !… s’écria Lavretzky.Connaissez-vous bien la personne pour laquelle vousintercédez ? Pardonner à cette femme… l’accueillir de nouveaudans ma maison, elle, cet être frivole et sans cœur… Et qui vousdit qu’elle veuille venir auprès de moi ? Soyez tranquille,elle est très-satisfaite de sa position… Mais de quoiparlons-nous ?… Son nom ne doit pas sortir de votre bouche.Vous êtes trop pure ; il vous est impossible de comprendre unecréature semblable.

– Pourquoi insulter ? murmura Liseavec effort. Le tremblement de ses mains devenait visible.

– Vous l’avez quittée vous-même, FédorIvanowitch.

– Mais, je vous le répète, répliqua Fédordans un élan involontaire d’impatience, vous ne connaissez pascette créature.

– Alors pourquoi l’avez-vousépousée ? murmura Lise en baissant les yeux.

Lavretzky se leva brusquement.

– Pourquoi me suis-je marié !…J’étais jeune alors, sans expérience. Je me suis trompé. J’ai étéentraîné par les charmes d’une beauté extérieure. Je ne connaissaispas les femmes, je ne connaissais pas le monde. Dieu veuille quevous fassiez un mariage plus heureux ! Mais croyez-moi,d’avance, on ne peut répondre de rien.

– Et moi aussi, je puis être malheureuse,murmura Lise d’une voix tremblante. Mais alors il faudra serésigner. Je ne sais pas parler, mais si nous ne nous résignonspas…

Lavretzky serra les poings et frappa dupied.

– Ne vous fâchez pas ;pardonnez-moi, dit Lise aussitôt.

En ce moment, Maria Dmitriévna entra dans lesalon. Lise se leva et voulut sortir.

– Attendez ! s’écria inopinémentLavretzky, j’ai une grande prière à adresser à madame votre mère età vous : c’est de venir visiter ma nouvelle demeure. Voussavez que je me suis procuré un piano. Lemm est chez moi. Les lilassont en fleurs ; vous pourriez respirer un peu l’air de lacampagne et revenir le même jour. Consentez-vous ?

Lise regarda sa mère. Maria Dmitriévna prit unair souffrant ; mais Lavretzky ne lui laissa pas le tempsd’ouvrir la bouche, et lui baisa les mains. Maria Dmitriévna,toujours sensible aux procédés gracieux, et surprise d’un siaimable procédé de la part d’un loup marin comme Théodore, selaissa toucher, et accorda son consentement. Pendant qu’ellefaisait ses combinaisons sur le choix du jour, Lavretzky s’approchade Lise, et, tout ému encore, lui dit à la dérobée :

– Merci, vous êtes bonne… j’ai eutort.

La figure pâle de la jeune fille s’illuminad’un pudique sourire de joie ; ses yeux sourirent aussi.Jusqu’à ce moment, elle avait craint de l’avoir offensé.

– Vladimir Nicolaewitch pourra venir avecnous ? demanda Maria Dmitriévna.

– Certainement ! répliqua Lavretzky.Mais ne serait-ce pas mieux de rester en famille ?

– Mais il me semble…, commença MariaDmitriévna.

– Du reste, ajouta-t-il, il en sera commevous le voulez.

Il fut décidé qu’on prendrait Lénotchka etSchourotschka. Marpha Timoféevna refusa d’être de la partie.

– Cela me fatigue, dit-elle, de remuermes vieux os ; on ne saura où coucher paisiblement cheztoi ; d’ailleurs, je ne puis pas dormir dans un lit qui n’estpas le mien. La jeunesse n’a qu’à se trémousser.

Lavretzky n’eut plus l’occasion de parler àLise ; mais il la regardait avec une expression qui la rendaittantôt heureuse, tantôt confuse, et parfois lui inspirait unsentiment de pitié. En prenant congé d’elle, il lui serra vivementla main. Quand elle resta seule, elle devint pensive.

XXV

Deux jours s’étaient écoulés. MariaDmitriévna, selon sa promesse, arriva, avec sa jeune cohorte, àWassiliewskoé. Les jeunes filles coururent aussitôt au jardin.Maria Dmitriévna passa en revue toutes les pièces, dont elle loual’aménagement d’un air plein de langueur. Elle considérait savisite à Lavretzky comme une marque de grande condescendance de sapart, en quelque sorte comme une bonne action. Elle sourit avecbienveillance lorsque Antoine et Apraxéïa, selon l’ancien usage desdomestiques-serfs, s’approchèrent pour lui baiser la main, et,d’une voix délicate, elle demanda le thé. À la grande mortificationd’Antoine, qui avait mis ses gants blancs tricotés, le thé ne futpas servi par lui, mais par le valet de chambre de Lavretzky, qui,au dire du vieux, n’entendait rien à l’étiquette du service. Parcontre, Antoine reprit ses droits et se vengea au dîner. Il seplaça de pied ferme derrière la chaise de Maria Dmitriévna et necéda sa place à personne. L’apparition inusitée à Wassiliewskoéd’hôtes étrangers réjouissait et troublait le vieillard. Iléprouvait de la satisfaction de voir des personnes d’un certainrang en relation avec son maître. Au surplus, il n’était pas leseul qui fût troublé ce jour-là. Lemm n’était pas moins agité. Ilavait mis un frac couleur tabac, aux basques pointues, et serréfortement un mouchoir autour de son cou ; il toussaitcontinuellement, et se retournait sans cesse avec une expressionagréable et bienveillante. Lavretzky remarqua avec plaisir que lebon accord entre lui et Lise continuait ; en entrant dans lachambre, elle lui tendit amicalement la main.

Après le dîner, Lemm tira de la poche de sonfrac, dans laquelle il glissait à chaque instant la main, un petitrouleau de papier de musique, et, les lèvres pincées, le plaça ensilence sur le piano. C’était la romance qu’il avait composée laveille, sur d’anciennes paroles allemandes, où il était faitallusion aux étoiles. Lise se plaça aussitôt au piano et déchiffrala romance… Hélas ! la musique en était compliquée et d’uneforme pénible ; on voyait que le compositeur avait fait tousses efforts pour exprimer la passion et un sentiment profond, maisil n’en était sorti rien de bon. L’effort seul se faisait sentir.Lavretzky et Lise s’en aperçurent tous les deux, et Lemm lecomprit. Sans proférer une parole, il remit sa romance enpoche ; à la demande que lui fit Lise de la jouer encore unefois, il hocha la tête et dit d’une manièresignificative :

– Maintenant, c’est fini.

Puis, il se replia sur lui-même ets’éloigna.

Vers le soir, on alla en grande compagnie à lapêche. Dans l’étang, au delà du jardin, il y avait beaucoup detanches et de goujons. – On plaça Maria Dmitriévna dans un fauteuiltout près du bord, à l’ombre ; on étendit un tapis sous sespieds, et on lui donna la meilleure ligne. Antoine, en qualitéd’ancien et habile pêcheur, lui offrit ses services. C’était avecle plus grand zèle qu’il attachait les vermisseaux à l’hameçon, etjetait lui-même la ligne en se donnant des airs gracieux. Le mêmejour, Maria Dmitriévna avait parlé de lui à Fédor Ivanowitch, dansun français digne de nos institutions de demoiselles : Iln’y a plus maintenant de ces gens comme ça, commeautrefois.

Lemm, accompagné de deux jeunes filles, allaplus loin, jusqu’à la digue ; Lavretzky s’établit à côté deLise. Les poissons mordaient à l’hameçon ; les tanches,suspendues au bout de la ligne, faisaient briller en frétillantleurs écailles d’or et d’argent. Les exclamations de joie despetites filles retentissaient sans cesse ; Maria Dmitriévnaelle-même poussa une ou deux fois un petit cri de satisfactionpréméditée. C’étaient les lignes de Lavretzky et de Lise quifonctionnaient le plus rarement. Cela venait probablement de cequ’ils étaient, moins que les autres, occupés de la pêche, etlaissaient les bouchons flotter jusqu’au rivage. Autour d’eux, lesgrands joncs rougeâtres se balançaient doucement ; devant eux,la nappe d’eau brillait d’un doux éclat. – Ils causaient à voixbasse. – Lise se tenait debout sur le radeau. – Lavretzky étaitassis sur le tronc incliné d’un cytise. – Lise portait une robeblanche avec une large ceinture de ruban blanc ; d’une main,elle tenait son chapeau de paille suspendu ; de l’autre, ellesoutenait, avec un certain effort, sa ligne flexible. – Lavretzkyconsidérait son profil pur et un peu sévère, – ses cheveux relevésderrière les oreilles, ses joues si délicates, légèrement hâléescomme chez un enfant, et, à part lui, il se disait :

– Qu’elle est belle ainsi, planant surmon étang ! Lise ne se tournait pas vers lui ; elleregardait l’eau. – On n’aurait su dire si elle fermait les yeux ousi elle souriait. – Un tilleul projetait sur eux son ombre.

– J’ai beaucoup réfléchi à notre dernièreconversation, dit Lavretzky, et je suis arrivé à cette conclusion,que vous êtes très-bonne.

– Mais je n’avais pas l’intention…,balbutia Lise toute confuse.

– Vous êtes bonne, répéta Lavretzky, etmoi, avec ma rude écorce, je sens que tout le monde doit vousaimer ; Lemm, par exemple. Celui-là est tout bonnementamoureux de vous.

Un léger tressaillement contracta les sourcilsde la jeune fille, comme cela lui arrivait toujours quand elleentendait quelque chose de désagréable.

– Il m’a fait beaucoup de peineaujourd’hui, reprit Lavretzky, avec sa romance manquée. Que lajeunesse se montre inhabile à produire, passe encore ; maisc’est toujours un spectacle pénible que celui de la vieillesseimpuissante et débile, surtout quand elle ne sait pas mesurer lemoment où ses forces l’abandonnent. Un vieillard supportedifficilement une pareille découverte… Attention ! le poissonmord.

– On dit, ajouta Lavretzky après unmoment de silence, que Vladimir Nicolaewitch a écrit une très-jolieromance.

– Oui, répondit Lise. C’est une bagatellequi n’est pas mal.

– Et qu’en pensez-vous ? demandaLavretzky, Est-il bon musicien ?

– Il me semble qu’il a des grandesdispositions pour la musique ; mais, jusqu’à présent, il nes’en est pas suffisamment occupé.

– Est-ce un homme de bien ?

Lise se prit à rire et jeta un regardinterrogateur sur son compagnon.

– Quelle singulière question !s’écria-t-elle en tirant l’hameçon et le rejetant plus loin.

– Pourquoi donc singulière ? Je vousquestionne en nouvel arrivé et comme parent.

– Comme parent ?

– Oui. Il me semble que je suis un oncleà vous.

– Vladimir Nicolaewitch a le cœur bon,dit Lise ; il a de l’esprit ; maman l’aime beaucoup.

– Et vous, l’aimez-vous ?

– C’est un galant homme ; pourquoine l’aimerais-je pas ?

– Ah ! fit Lavretzky.

Et il se tut ; une expression à moitiétriste, à moitié ironique, se répandit sur ses traits. Son regardobstiné troublait Lise, mais elle continuait à sourire.

– Eh bien, que Dieu leur accorde dubonheur, murmura-t-il enfin, comme se parlant à lui-même.

Et il tourna la tête.

Lise rougit.

– Vous vous trompez, dit-elle. Vous aveztort de croire… Vladimir Nicolaewitch vous déplairait-il ? luidemanda-t-elle inopinément.

– Il me déplaît.

– Pourquoi donc ?

– Je le crois un homme sans cœur.

Le sourire disparut des lèvres deLisaveta.

– Vous êtes habitué à juger sévèrement lemonde, dit-elle après un long silence.

– Je ne le crois pas. Quel droit ai-je deme montrer sévère pour les autres, s’il vous plaît, quand j’ai tantbesoin moi-même d’indulgence ? L’avez-vous donc oublié ?Les gens insignifiants sont les seuls qui ne se moquent pas de moi.À propos, ajouta-t-il, avez-vous tenu la promesse que vous m’aviezfaite ?

– Laquelle ?

– Avez-vous prié pour moi ?

– Oui, j’ai prié pour vous, et je prietous les jours ; vous ne devriez pas parler de celalégèrement.

Lavretzky protesta que telle n’avait jamaisété son intention, qu’il respectait profondément toutes lesconvictions ; puis il se lança dans une dissertation sur lareligion, sur le christianisme en général, et sur son rôle dansl’histoire de l’humanité.

– Il faut être chrétien, dit Lise enfaisant un certain effort sur elle-même, non pour essayerd’interpréter les choses célestes ou terrestres, mais parce quechaque homme doit mourir.

Lavretzky leva les yeux sur Lise d’un airsurpris, et rencontra son regard.

– Quelle est cette parole que vous venezde prononcer ? dit-il.

– Cette parole n’est pas de moi,répondit-elle.

– Pas de vous… Mais pourquoi avez-vousparlé de mort ?

– Je ne sais pas. J’y pense souvent.

– Souvent ?

– Oui !

– On ne le dirait pas, en vous voyant ence moment ; vous avez une physionomie si gaie, si sereine, sisouriante…

– Oui, effectivement, je suis gaiemaintenant, répondit-elle avec naïveté.

Lavretzky fut tenté de lui saisir les deuxmains et de les serrer avec effusion.

– Lise, Lise, viens ici voir la belletanche que je viens de retirer ! s’écria Maria Dmitriévna.

– À l’instant, maman, répondit Liseallant à elle. Et Lavretzky resta seul.

– Je lui parle comme si je n’en avais pasfini avec la vie, pensa-t-il.

Lise en s’éloignant avait suspendu son chapeauà une branche. Lavretzky le regardait d’une façon étrange et avecune sorte de tendresse, ce chapeau avec ses longs rubanschiffonnés. Bientôt Lise revint et reprit sa place sur leradeau.

– Pourquoi vous semble-t-il que VladimirNicolaewitch n’a point de cœur ? demanda-t-elle après quelquesinstants.

– Je vous ai déjà dit que je puis metromper. Au reste, le temps le démontrera.

Lise devint pensive. Lavretzky lui parla deson genre de vie à Wassiliewskoé, d’Antoine, de tout sonmonde ; il sentait le besoin de parler à Lise, de luicommuniquer tout ce qui se passait dans son âme : ellel’écoutait avec tant de grâce, si attentivement ! ses raresobservations et ses répliques lui paraissaient si simples etempreintes de tant de raison ! Il alla même jusqu’à le luidire. Lise en fut étonnée.

– Vraiment ! dit-elle ; moi quime suis crue longtemps pareille à ma femme de chambre, Nastéa, quin’a pas de mots à elle, et qui disait à son fiancé :« Tu dois t’ennuyer avec moi ; tu me dis toujours dejolies choses, et moi, je n’ai pas de mots à moi. »

– Grâce à Dieu, pensa Lavretzky, qu’il ensoit ainsi.

XXVI

La soirée s’avançait, et Maria Dmitriévnatémoigna le désir de rentrer. On eut de la peine à arracher lespetites filles de l’étang et à les habiller. Lavretzky promitd’accompagner ses visiteuses jusqu’à mi-chemin et fit seller soncheval. En mettant Maria Dmitriévna en voiture, il s’aperçut del’absence de Lemm. Le vieillard était introuvable, il avait disparusitôt la pêche finie. Antoine ferma la portière avec une vigueurremarquable pour son âge, et cria d’un ton d’autorité :

– Avancez, cocher !

La voiture s’ébranla. Maria Dmitriévnaoccupait le fond avec Lise ; les petites filles et la femme dechambre étaient sur le devant ; la soirée était chaude etcalme ; les deux glaces étaient baissées, et Lavretzkytrottait du côté de Lise, la main appuyée sur la portière : illaissait flotter la bride sur le cou de son cheval ; de tempsen temps, il échangeait quelques paroles avec la jeune fille. – Lecrépuscule s’éteignait, la nuit était venue, et l’air s’étaitattiédi. – Maria Dmitriévna sommeillait ; les petites filleset la femme de chambre s’endormirent aussi. La voiture roulaitrapidement et d’un pas égal.

Lise se pencha hors de la portière. La lune,qui venait de se lever, éclairait son visage. La brise embaumée dusoir lui caressait les yeux et les joues. Elle éprouvait unindicible sentiment de bien-être. Sa main s’était posée sur laportière, à côté de celle de Lavretzky. Et lui aussi se sentaitheureux ; il s’abandonnait aux charmes de cette nuit tiède,les yeux fixés sur ce jeune et bon visage, écoutant cette voixfraîche et timbrée, qui lui disait des choses simples etbrèves ; il arriva ainsi, sans s’en apercevoir, à la moitié duchemin, et, ne voulant pas réveiller Maria Dmitriévna, il serralégèrement la main de Lise et lui dit :

– Nous sommes amis à présent, n’est-cepas ?

Elle fit un signe de tête, il arrêta soncheval. La voiture continua sa route en se balançant sur sesressorts. Lavretzky regagna au pas son habitation. La magie decette nuit d’été s’était emparée de lui : tout lui semblaitnouveau, en même temps que tout lui semblait connu et aimé delangue date. De près ou de loin, l’œil distrait ne se rendait pasbien compte des objets, mais l’âme en recevait une douceimpression.

Tout reposait, et, dans ce repos, la vie semontrait pleine de sève et de jeunesse. Le cheval de Lavretzkyavançait fièrement en se balançant. Son ombre noire marchaitfidèlement à son côté. Il y avait un certain charme mystérieux dansle bruit de ses sabots, quelque chose de gai dans le cri saccadédes cailles. Les étoiles semblaient noyées dans une vapeurlumineuse, et la lune brillait d’un vif éclat. Ses rayonsrépandaient une nappe de lumière azurée sur le ciel, et brodaientd’une marge d’or le contour des nuages qui passaient à l’horizon.La fraîcheur de l’air humectait les yeux, pénétrait par tous lessens comme une fortifiante caresse, et glissait à larges gorgéesdans les poumons. Lavretzky était sous le charme et se réjouissaitde le ressentir.

– Nous vivrons encore, pensait-il ;je ne suis pas brisé pour jamais…

Et il n’acheva pas. Puis il se mit à songer àLise ; il se demanda si elle pouvait aimer Panchine ; ilse dit que s’il l’avait rencontrée dans d’autres circonstances, savie eût suivi probablement un autre cours ; qu’il comprenaitLemm, quoiqu’elle « n’eût pas de paroles à elle, » commeelle disait ; mais elle se trompait, – elle avait des parolesà elle, – et Lavretzky se rappela ce qu’elle disait :

« N’en parlez pas légèrement… »

Il continua sa route la tête baissée ; etpuis, soudain, se redressant, il murmura lentement :

– J’ai brûlé tout ce que j’adorais jadis,et j’adore maintenant tout ce que j’ai brûlé.

Il poussa son cheval et le fit galoper jusqu’àsa demeure. En mettant pied à terre, il se retourna une dernièrefois, avec un sourire involontaire de reconnaissance. La nuit,douce et silencieuse, s’étendait sur les collines et lesvallées ; cette vapeur chaude et douce descendait-elle duciel ? venait-elle de la terre ? Dieu sait de quelleprofondeur embaumée elle arrivait jusqu’à lui. Lavretzky envoya undernier adieu à Lise, et monta le perron en courant. La journée dulendemain fut bien monotone ; il plut dès le matin. Lemm avaitle regard sombre et serrait de plus en plus les lèvres, comme s’ilavait fait le vœu de ne plus parler. En se mettant au lit,Lavretzky prit une liasse de journaux français, qu’il n’avait paslus depuis plus de quinze jours. Il se mit, d’un mouvementmachinal, à en déchirer les enveloppes, et à parcourir négligemmentles colonnes, qui ne renfermaient, du reste, rien de nouveau. Ilallait les rejeter loin de lui, lorsque le feuilleton d’une desgazettes lui frappa les yeux ; il bondit comme si un serpentl’eût piqué. Dans ce feuilleton, ce M. Édouard, que nousconnaissons déjà, annonçait à ses lecteurs une nouvelledouloureuse :

« La charmante et séduisante Moscovite,écrivait-il, une des reines de la mode, l’ornement des salonsparisiens, madame de Lavretzky, était morte presquesubitement ; et cette nouvelle, qui n’était malheureusementque trop vraie, venait de lui parvenir à l’instant. – On peut dire,continuait-il, que je fus un des amis de la défunte. »

Lavretzky reprit ses vêtements, descendit aujardin et se promena de long en large jusqu’au matin.

XXVII

Le lendemain, à l’heure du déjeuner, Lemm priaLavretzky de lui donner un cheval, pour qu’il pût retourner à laville.

– Il est temps que je reprenne montravail, c’est-à-dire mes leçons, dit le vieillard ; je perdsinutilement mon temps ici.

Lavretzky ne lui répondit pas tout desuite ; il paraissait distrait.

– Fort bien, dit-il enfin, je vousaccompagnerai moi-même.

Lemm fit sa petite malle, sans le secours dudomestique, déchira et brûla quelques feuilles de papier demusique. On fit avancer la voiture. En sortant de son cabinet,Lavretzky mit dans sa poche le journal de la veille. Pendant letrajet, ils n’échangèrent tous deux que quelques mots ; chacunétait occupé de ses propres pensées, et charmé de n’être pointtroublé. Ils se séparèrent assez froidement, ce qui, du reste,arrive souvent en Russie entre bons amis. Lavretzky reconduisit levieillard jusqu’à sa petite maison. Celui-ci, en descendant devoiture, prit lui-même sa malle, qu’il tenait serrée contre lapoitrine ; et, sans tendre la main à Lavretzky, sans même leregarder, il lui dit en russe :

– Adieu.

– Adieu, répéta Lavretzky en donnantl’ordre au cocher de se diriger vers sa propre demeure.

Il avait un pied-à-terre dans la villed’O***.

Après avoir écrit quelques lettres et dîné àla hâte, Lavretzky se rendit chez les Kalitine ; il ne trouvaau salon que Panchine. Celui-ci lui dit que Maria Dmitriévna allaitvenir, et entama avec lui une conversation du ton le plus cordial.Jusqu’à ce jour, Panchine traitait Lavretzky, non pas précisémentavec hauteur, mais avec une sorte de condescendance ; Lise, enracontant à Panchine son excursion de la veille, avait parlé deLavretzky comme d’un galant homme et d’un esprit distingué ;il n’en avait pas fallu davantage pour que Panchine désirât fairela conquête de ce galant homme, de cet homme d’esprit. Il débutapar des compliments sur Wassiliewskoé ; ce devait êtreravissant, à en croire les paroles d’admiration que faisaitentendre toute la famille. Suivant son habitude, il amenaadroitement la conversation sur lui-même, parla de ses occupations,de sa manière d’envisager la vie, le monde et le service ; illança deux ou trois mots sur l’avenir de la Russie, sur la manièredont il faut tenir les rênes du gouvernement ; à ce propos, ilplaisantait agréablement de lui-même, et insinuait qu’on lui avaitfait entendre à Pétersbourg qu’il fallait populariser l’idée ducadastre ; il parla longtemps avec assurance et d’un tonnégligé, tranchant toutes les difficultés, et jouant avec lesquestions les plus ardues de la politique et de l’administration,comme un escamoteur avec ses gobelets. À chaque instant, il luiéchappait des phrases comme celles-ci : « Voilà ce que jeferais, si j’étais le gouvernement ; vous êtes homme de tropd’esprit pour ne pas vous ranger à mon avis. » Lavretzkyécoutait froidement les digressions de Panchine. Ce beau jeunehomme, si plein d’esprit, d’une si élégante assurance, avec sonsourire serein, ses yeux scrutateurs et sa voix insidieuse, luidéplaisait souverainement. Panchine s’aperçut aussitôt, avec cettefaculté d’intuition qu’il possédait, que sa conversation neprocurait aucun plaisir à son interlocuteur, et il s’éloigna sousun prétexte plausible, décidant, à part lui, que Lavretzky étaitpeut-être un galant homme, mais un personnage peu sympathique,aigri, et, en somme, assez ridicule. MariaDmitriévna parut, accompagnée de Guédéonofski ; elle futsuivie de Marpha Timoféevna avec Lise, puis des autres hôtes de lamaison. Madame Bélénitzin, amateur de musique, fit aussi sonapparition ; c’était une femme maigre, avec un joli petitvisage presque enfantin. Elle portait une robe noire, d’un bruyanteffet, un éventail de toutes les couleurs et de gros bracelets enor. Elle était accompagnée de son mari, homme épais et joufflu,haut en couleur, qui avait des cils blancs, de grands pieds et degrandes mains, et un sourire stéréotypé sur ses grosseslèvres ; sa femme ne lui parlait jamais dans le monde ;et à la maison, dans ses moments de tendresse, elle l’appelait« son petit cochon de lait. » Panchine revintaussi ; le salon reprit son animation ; mais tout cemonde déplaisait à Lavretzky, et madame Bélénitzin, qui lepoursuivait de son lorgnon, le contrariait tout particulièrement.Si ce n’eût été la présence de Lise, il aurait aussitôt quitté lesalon. Il désirait lui parler, mais il attendit longtemps le momentopportun, et dut se contenter de la suivre de l’œil avec une joiesecrète. Jamais son visage ne lui avait semblé plus noble et pluscharmant ; le voisinage de madame Bélénitzin lui étaitavantageux ; celle-ci remuait constamment sur sa chaise,faisait mouvoir ses petites épaules, riait d’un rire affecté,tantôt clignait des yeux, tantôt les ouvrait tout grands. Liseavait une tenue pleine de réserve ; elle regardait devant elleet ne riait pas. La maîtresse de la maison se mit à une table dejeu avec Marpha Timoféevna, madame Bélénitzin et Guédéonofski, quijouait lentement, se trompait sans cesse, et s’essuyait constammentle visage.

Panchine se crut obligé de prendre un airmélancolique ; il parlait par monosyllabes, avec cetteexpression d’homme désabusé qui sied à l’artiste incompris, et lesinstances de madame Bélénitzin, qui faisait la coquette avec lui etle suppliait de chanter, le trouvèrent inflexible ; il nechanta point sa romance. Lavretzky le gênait.

Théodore Ivanowitch demeurait égalementtaciturne ; il avait un air singulier, qui frappa Liseaussitôt qu’il entra ; elle pressentait qu’il avait quelquechose à lui communiquer, mais sans se rendre compte de sessentiments, elle craignait de le questionner. Enfin, en traversantla chambre pour servir le thé, elle tourna, comme par un mouvementinvolontaire, la tête de son côté. Il la suivit.

– Qu’avez-vous ? dit-elle en plaçantla théière sur le samovar.

– Avez-vous donc remarqué quelquechose ? balbutia-t-il.

– Vous n’êtes pas aujourd’hui ce que vousêtes habituellement.

Lavretzky se pencha sur la table.

– Je voulais, dit-il, vous communiquerune nouvelle, – mais, en ce moment, c’est impossible. – Au surplus,lisez ce qui est marqué au crayon dans ce feuilleton, ajouta-t-ilen lui tendant le numéro du journal qu’il avait apporté. Je vousprie de me garder le secret là-dessus ; je viendrai demainmatin.

Lise était troublée… Panchine parut à laporte ; elle cacha le journal.

– Avez-vous lu Obermann,Elisaveta Michaïlovna ? lui demanda Panchine d’un airrêveur.

Lise lui répondit à peine en passant, et montachez elle. Lavretzky rentra dans le salon et s’approcha de la tablede jeu. Marpha Timoféevna, toute rouge et son bonnet dénoué, seplaignait de son partenaire. Guédéonofski, suivant elle, ne savaitpas jouer une carte.

– Il paraît, disait-elle, qu’il est plusfacile de forger des histoires que de jouer aux cartes.

L’autre continuait à cligner des yeux et às’essuyer le front.

Lise rentra au salon et s’assit dans uncoin ; ses regards et ceux de Lavretzky se croisèrent, et tousdeux se sentirent mal à l’aise. Il lut dans les traits de la jeunefille de l’hésitation et comme un secret reproche. Il ne pouvaitlui parler, ainsi qu’il l’aurait voulu, et rester indifférent luiétait impossible ; il se décida à quitter le salon. En prenantcongé d’elle, il eut le temps de lui dire qu’il viendrait lelendemain et comptait sur son amitié.

– Venez, lui dit-elle avec la mêmeexpression d’hésitation.

Dès que Lavretzky fut parti, Panchine s’anima.Il entreprit de donner des conseils à Guédéonofski, fit en raillantl’aimable auprès de madame Bélénitzin, et chanta enfin sa romance.Il garda toutefois, vis-à-vis de Lise, le même ton et le mêmeregard : c’était quelque chose de triste et de profondémentsenti.

Lavretzky passa encore une nuit blanche. Iln’était pourtant ni affligé, ni agité, et sentait, au contraire, lecalme et la sérénité affluer dans son âme ; mais il ne pouvaitfermer les yeux. Le passé ne lui venait même pas en mémoire ;il se concentrait dans sa vie actuelle. Les battements de son cœurétaient lourds et mesurés ; les heures s’enfuyaient, et lui nesongeait pas au sommeil. Par moments, une idée lui montait aucerveau, et il se disait : « Non, tout cela n’est pasvrai, c’est une folie ! » Et il s’arrêtait en baissant latête, et puis il cherchait à se rendre compte de sa situation et àsonder son avenir.

XXVIII

L’accueil que fit Maria Dmitriévna à Lavretzkyne fut pas des plus bienveillants quand il parut le lendemain.« Le voilà qui prend des habitudes, » pensa-t-elle. Illui plaisait peu, et Panchine, qui la tenait sous son influence, enavait fait la veille un éloge aussi perfide que dédaigneux. Commeelle ne voyait pas en lui un étranger, et n’admettait pasl’obligation de se gêner avec un parent, une demi-heure ne s’étaitpas écoulée qu’il parcourait les allées du jardin avec Lise. Nonloin d’eux, Lénotchka et Schourotschka folâtraient dans lesparterres. Lui était plus pâle que d’ordinaire, sans se montrermoins calme. Elle retira de sa poche le journal et le tendit àLavretzky.

– C’est affreux ! dit-elle.

Lavretzky ne répondit pas.

– Mais peut-être n’est-ce pas vrai,ajouta Lise.

– C’est pourquoi je vous ai priée de n’enpoint parler.

Lise fit quelques pas.

– Dites, reprit-elle, vous n’êtes pasaffligé ? Pas du tout ?

– Je ne puis me rendre compte de ce quej’éprouve, dit Lavretzky.

– Mais vous l’avez aimée…autrefois ?

– Je l’ai aimée.

– Beaucoup ?

– Beaucoup.

– Et sa mort ne vous cause pas dechagrin ?

– Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle estmorte pour moi.

– C’est un péché, ce que vous dites. Ilne faut pas m’en vouloir. Vous m’avez donné le titre d’amie :un ami peut tout dire. Je vous assure que j’éprouve une sorte deterreur. – Hier vous aviez une expression mauvaise. Vousrappelez-vous qu’il n’y a pas longtemps vous l’avez durementaccusée ? Et peut-être qu’en ce moment même elle n’était déjàplus de ce monde. C’est effrayant ; c’est comme un châtimentqui vous aurait été infligé.

Lavretzky eut un sourire amer.

– Quoi, vous croyez ? dit-il. Maisau moins je suis libre !

Lise frissonna légèrement.

– Cessez de me parler ainsi. Queferiez-vous de votre liberté ? Vous ne devez penser à autrechose à présent qu’au pardon…

– Il y a longtemps que j’ai pardonné,interrompit Lavretzky en faisant un geste de la main.

– Non, ce n’est pas cela ! s’écriaLise en rougissant.

– Vous ne m’avez pas comprise. Vous devezsonger à vous faire pardonner.

– Mais qui doit me pardonner ?

– Qui ? – Dieu. Qui peut vouspardonner, si ce n’est Dieu ?

Lavretzky lui saisit la main.

– Ah ! Lise, croyez-moi,s’écria-t-il, j’ai été suffisamment châtié. J’ai tout expié,croyez-moi.

– Vous ne pouvez pas le savoir, dit Liseà demi-voix. – Vous avez oublié ! Il n’y a pas longtemps, –quand vous m’en parliez, vous ne vouliez pas lui pardonner.

Ils continuèrent à se promener en silence.

– Et votre fille ? demanda Lise.

Et elle s’arrêta.

Lavretzky, troublé, releva tout à coup latête.

– Oh ! n’en prenez point souci. –J’ai déjà expédié des lettres dans toutes les directions. L’avenirde ma fille, comme vous… comme vous dites, est assuré. Ne vous eninquiétez point.

Lise sourit tristement.

– Mais vous avez raison, continuaLavretzky. – Que ferai-je de ma liberté ? Quel besoin enai-je ?

– Quand avez-vous reçu ce journal ?murmura Lise sans répondre à la question.

– Le lendemain de votre visite.

– Et réellement… réellement, vous n’avezpas versé une larme ?

– Non. J’ai été atterré :d’ailleurs, où aurais-je puisé des larmes ? Pleurer lepassé ! mais le mien est consumé. Sa faute n’a pas détruit monbonheur, elle m’a prouvé qu’il n’avait jamais existé. Qu’y a-t-il àpleurer alors ? Au reste, qui sait ? Il se peut que cettenouvelle m’aurait plus affligé, venant il y a quinze jours.

– Quinze jours ? dit Lise. Que vousest-il donc arrivé pendant ces quinze jours ?

Lavretzky resta muet, et Lise rougit.

– Oui, oui, vous avez deviné !s’écria tout à coup Lavretzky. Pendant ces quinze jours, j’aiappris ce que c’était qu’une âme pure, et mon passé s’est plus quejamais éloigné de moi…

Lise, toute troublée, s’écarta lentement pourrejoindre les petites filles dans le parterre.

– Et moi, je suis content de vous avoirmontré ce journal, lui disait Lavretzky en la suivant. – Je me suisdéjà fait à ne vous rien cacher, et j’espère que vous me payerez dela même confiance.

– Vous croyez ? murmura Lise ens’arrêtant. Dans ce cas-là, je devrais… Mais non ! c’estimpossible.

– Qu’est-ce ? Dites, parlez.

– Vraiment, il me semble que je ne doispas… – Au reste, ajouta Lise avec un sourire en se tournant versLavretzky, – à quoi bon une demi-franchise ? –Savez-vous ? j’ai reçu une lettre aujourd’hui.

– De Panchine ?

– Oui, de lui… Comment lesavez-vous ?

– Il vous demande votre main ?

– Oui, articula Lise en attachant unregard sérieux et pénétrant sur Lavretzky.

Celui-ci, à son tour, la regardasérieusement.

– Eh bien, que lui avez-vousrépondu ? dit-il avec effort.

– Je ne sais que répondre, dit Lise enlaissant retomber ses bras, qu’elle tenait croisés.

– Comment ! Mais vousl’aimez ?

– Il ne me déplaît pas, il me semble quec’est un galant homme.

– Vous m’avez dit exactement la mêmechose, et dans les mêmes termes, il y a de cela quatre jours. – Jevoudrais savoir si vous l’aimez de ce sentiment fort et passionnéqu’on est habitué de nommer amour ?

– Comme vous le comprenez, –non.

– Vous n’en êtes pas éprise ?

– Non ; mais est-ceindispensable ?

– Comment !

– Il plaît à maman, continua Lise. – Ilest bon. – Je n’ai rien contre lui.

– Néanmoins, vous balancez ?

– Oui… Et peut-être vous, avec vosparoles, vous en êtes la cause. Vous rappelez-vous ce que vousdisiez avant-hier ? Mais c’est une faiblesse !

– Ô mon enfant ! s’écria Lavretzky,– et sa voix tremblait : – loin de vous cette sagessemensongère ! N’appelez pas faiblesse le cri de votre cœur, quine veut pas se donner sans amour. Ne prenez pas une si terribleresponsabilité vis-à-vis de cet homme, que vous n’aimez pas, etauquel vous vous laisseriez enchaîner.

– J’écoute, je ne prends rien sur moi,laissait échapper Lise comme une sorte de promesse.

– Écoutez votre cœur : lui seul vousdira la vérité, poursuivit Lavretzky. – L’expérience, la raison,tout cela n’est que vains mots ! Ne vous privez pas de cequ’il y a de plus beau, du seul bonheur sur la terre.

– Et c’est vous qui parlez ainsi,Théodore Ivanowitch ? Vous vous êtes marié par amour,avez-vous été heureux ?

Lavretzky joignit les mains.

– Ah ! ne parlez pas de moi !Vous ne sauriez comprendre ce que peut confondre avec l’amour unjeune homme sans expérience et sans éducation ! Et puis,pourquoi se calomnier ? Je viens de vous dire que je n’ai pasconnu le bonheur… Ce n’est pas vrai, j’ai été heureux !

– Il me semble, Théodore Ivanowitch,murmura-t-elle toute troublée en baissant la voix (quand ellen’était pas de l’avis de son interlocuteur, elle baissait toujoursla voix), il me semble que le bonheur sur la terre ne dépend pas denous…

– Il dépend de nous, de nous,croyez-moi ; – il lui prit les deux mains ; Lise pâlit etle regarda avec attention, presque avec terreur, – à condition quenous ne gâtions pas nous-mêmes notre existence. Pour quelquespersonnes, le mariage d’amour peut être un malheur ; mais nonpour un caractère ferme comme le vôtre et pour une âme aussisereine ! Je vous en supplie, ne vous mariez pas sans amour,uniquement par le sentiment du devoir, par abnégation, quesais-je ?… C’est aussi là du scepticisme, c’est un calcul, etle pire de tous. Croyez-moi, j’ai le droit de le dire, j’aichèrement payé ce droit. Et si votre Dieu…

En ce moment, Lavretzky s’aperçut que les deuxpetites filles s’étaient rapprochées de Lise et le regardaient avecun muet étonnement. – Il abandonna la main de Lise, s’écria à lahâte :

– Pardonnez-moi.

Et il se dirigea vers la maison.

– Je vous demande encore une chose,dit-il en revenant vers Lise : – Ne vous décidez pas tropvite, attendez, pensez à ce que je vous ai dit. Si vous ne faitespas estime de mes paroles, si vous vous décidez à un mariage deraison, dans ce cas encore, ce n’est pas Panchine qu’il vous fautépouser. Il ne peut pas être votre mari. N’est-ce pas, vous mepromettez de ne point vous hâter ?

Lise voulut répondre, mais elle ne put dire unseul mot, non qu’elle eût pris le parti de ne point se presser,mais parce que son cœur battait trop fort, et qu’un sentimentsemblable à la peur pesait sur sa poitrine.

XXIX

En sortant de chez les Kalitine, Lavretzkyrencontra Panchine : ils se saluèrent froidement. Lavretzkyrentra chez lui et s’enferma. Il éprouvait des sensations qu’iln’avait jamais ressenties. S’était-il écoulé beaucoup de tempsdepuis qu’il était plongé dans cet état de paisible torpeur ?S’était-il écoulé beaucoup de temps depuis qu’il se sentait, commeil le disait, « au fond de la rivière ? » Qu’est-cequi avait donc changé sa situation ? Qu’est-ce qui l’avaitramené à la surface ? Le phénomène le plus ordinaire, le plusinévitable, quoique toujours le plus inattendu, la mort ! –Oui, mais il ne pensait pas autant à la mort de sa femme, à sapropre liberté, qu’à la réponse que Lise donnerait à Panchine. Ilsentait bien que depuis trois jours il la regardait avec de toutautres yeux ; il se rappelait qu’en retournant chez lui, dansle silence de la nuit, il s’était dit : « Oh ! si…dans d’autres circonstances !… »

Ce vœu à peine formulé, ce rêve appliqué aupassé, à l’impossible, le voilà donc qui se réalisait, bien qued’une autre manière ; mais sa liberté à lui étaitinsuffisante. « Elle obéira à sa mère, pensait-il, elleépousera Panchine ; si même elle s’y refusait, ce refuschangerait-il ma position ? »

En apercevant sa figure dans une glace, ilhaussa les épaules.

La journée passa rapidement dans cesréflexions ; quand vint le soir, Lavretzky se rendit chez lesKalitine. Il marchait vite, mais en approchant de la maison, ilralentit le pas. Le droschky de Panchine était déjà à la porte.« Eh bien, pensa Lavretzky, je ne serai pas égoïste. » Ilentra : la maison semblait déserte et le silence régnait ausalon ; il ouvrit la porte et aperçut Maria Dmitriévna, quifaisait son piquet avec Panchine. Panchine le salua en silence, etla maîtresse de la maison s’écria en fronçant légèrement lessourcils :

– Ah ! nous ne vous attendionspas.

Lavretzky s’assit auprès d’elle et s’occupa deson jeu.

– Connaissez-vous donc le piquet ?lui demanda-t-elle avec impatience en se plaignant d’avoir malécarté.

Panchine compta quatre-vingt-dix et fit seslevées avec une froide politesse et une expression de dignitécalculée. C’est ainsi que doivent jouer les diplomates ; c’estainsi que Panchine avait joué à Pétersbourg, quand il avait affaireà quelque grand dignitaire, auquel il voulait inspirer une hauteidée de sa sagesse et de sa maturité : « Cent un, centdeux, cœur, cent trois, » disait-il en cadence, et Lavretzkyavait peine à démêler si c’était la suffisance ou la contrariétéqui donnait cet accent à sa voix.

– Peut-on voir Marpha Timoféevna ?demanda-t-il en observant que Panchine prenait des airs encore plusdignes, en mêlant les cartes. L’artiste avait disparu complétementen lui.

– Je le crois ; elle est chez elle,en haut, répondit Maria Dmitriévna : vous pouvez lademander.

Lavretzky monta. Il trouva Marpha Timoféevnaégalement à sa partie ; elle jouait aux douratchki avecNastasia Carpovna. Roseka se mit à japper, mais les deux vieilleslui firent un accueil cordial. Marpha Timoféevna semblait surtoutde bonne humeur.

– Ah ! Fédia ! soyez lebienvenu, lui dit-elle ; prenez place, mon petit père, nousallons achever notre partie. Veux-tu des confitures ?Schourotschka, apportez-lui le pot aux fraises. Tu ne veuxpas ? Alors reste là, mais ne fume pas. Je ne puis souffrirvotre vilain tabac ; d’ailleurs, il fait éternuer Matross.

Lavretzky s’empressa de rassurer la vieilledame en protestant qu’il n’avait nulle envie de fumer.

– As-tu été en bas ?continua-t-elle, qui as-tu vu là ? Panchine n’en bouge pas. EtLise, l’as-tu vue ? Non, elle voulait venir ici. Ah ! lavoilà ! Il suffit de prononcer son nom, elle apparaîtaussitôt[6].

Lise rougit en apercevant Lavretzky.

– Je viens pour une minute, MarphaTimoféevna, commença-t-elle.

– Pourquoi pour une minute ?interrompit la vieille dame ; vous êtes toujours pressées,vous autres jeunes filles ? Tu vois, j’ai une visite ;jase un peu avec lui, occupe-le.

Lise s’assit au bord de la chaise, et levantles yeux sur Lavretzky, elle sentit qu’elle avait à lui communiquerle résultat de son entrevue avec Panchine. Mais comment lefaire ? Elle était embarrassée et confuse. Elle ne leconnaissait que depuis bien peu de temps, et cependant cet hommequi allait rarement à l’église, qui portait si légèrement la pertede sa femme, voilà qu’elle en fait son confident et qu’elle luiouvre tous les secrets de son âme !… À la vérité, ils’intéresse à elle, elle croit en lui, et vers lui l’entraîne uneforce irrésistible. Néanmoins, elle se sentait honteuse comme si unétranger avait pénétré dans sa chambre virginale.

Marpha Timoféevna lui vint en aide.

– Si tu ne t’occupes pas de lui, que ferace pauvre homme ? Je suis trop vieille pour lui, il a tropd’esprit pour moi, et pour Nastasia Carpovna, il est tropvieux ; elle ne s’en prend qu’à la verte jeunesse.

– Comment amuserai-je donc ThéodoreIvanowitch ? murmura Lise. Je lui jouerai plutôt quelque choseau piano s’il le veut, ajouta-t-elle d’un accent indécis.

– À merveille ; tu es un petit anged’esprit, répondit Marpha Timoféevna. – Descendez, mesenfants ; quand vous aurez fini, revenez. Bien, me voilàcapot, ce dont j’enrage ! Allons, ma revanche.

Lavretzky suivit Lise. En descendantl’escalier, Lise s’arrêta.

– On n’accuse pas en vain les femmesd’inconséquence, dit-elle. Votre exemple aurait dû m’effrayer et metenir en défiance contre les mariages d’amour, et je…

– Vous avez refusé ? interrompitLavretzky.

– Non ; mais je n’ai pas consentinon plus. Je lui ai dit tout ce que je sentais, et l’ai priéd’attendre. Êtes-vous content ? ajouta-t-elle avec un sourirerapide.

Et elle descendit vite l’escalier, effleurantla rampe de sa main légère.

– Que vous jouerai-je ?demanda-t-elle en ouvrant le piano.

– Ce que vous voudrez, répondit Lavretzkyen se plaçant de façon à pouvoir la regarder.

Lise préluda quelque temps. Enfin, elle levaun regard vers Lavretzky et s’arrêta. La figure de celui-ci avaitune expression si étrange, si extraordinaire :

– Qu’avez-vous ? luidemanda-t-elle.

– Rien, répondit-il ; – j’éprouveune douce quiétude ; je suis content de vous voir, –continua-t-il.

– Il me semble, dit Lise quelquesinstants après, que, s’il m’avait réellement aimée, il n’aurait pasécrit cette lettre ; il aurait dû deviner que je ne pouvais ence moment lui faire une autre réponse.

– Peu importe ! répondit Lavretzky.Ce qui importe, c’est que vous ne l’aimez pas.

– Taisez-vous ; que dites-vouslà ? J’ai toujours devant les yeux l’ombre de votre femme, etvous me faites peur.

– Valdemar, ne trouvez-vous pas que maLisette joue joliment ? disait en même temps Maria Dmitriévnaà Panchine.

– Oui, répondait Panchine, –très-joliment.

Maria Dmitriévna jeta un regard bienveillantsur son partenaire ; mais celui-ci prit un air plus important,plus attentif que jamais, et déclara quatorze de rois.

XXX

Lavretzky n’était plus un jeune homme ;il ne pouvait se méprendre longtemps sur le sentiment que luiinspirait Lise ; ce jour-là, il acquit définitivement laconviction qu’il l’aimait. Il n’en ressentit guère de joie.« Est-il possible, pensa-t-il, qu’à trente-cinq ans je n’aiepas autre chose à faire que de confier mon âme à une femme ?Mais Lise ne ressemble pas à l’autre ; ce n’est pas elle quim’aurait préparé une vie d’humiliations ; elle ne m’aurait pasdétourné de mes occupations ; elle m’aurait inspiré elle-mêmeune activité honnête et sérieuse, et nous aurions cheminé ensemblevers un noble but. Oui, tout cela est fort beau, dit-il pour cloreses réflexions, mais c’est qu’elle ne voudra pas suivre cette routeavec moi. Ne m’a-t-elle pas dit que je lui faisais peur ? À lavérité, elle n’aime pas Panchine… Tristeconsolation ! »

Lavretzky partit pour Wassiliewskoé ;mais il n’y tint pas plus de quatre jours, – l’ennui l’en chassa.L’attente le tourmentait aussi : il ne recevait aucune lettre,et la nouvelle donnée par M. Édouard demandait confirmation.Il se rendit à la ville et passa la soirée chez les Kalitine. Illui était aisé de remarquer que Maria Dmitriévna lui envoulait ; mais il parvint à l’adoucir en perdant avec elle unequinzaine de roubles au piquet. Il put entretenir Lise, et unedemi-heure environ, bien que la veille la mère eût recommandé à safille de montrer moins de familiarité avec un homme « quiavait un si grand ridicule. » Il observa en elle quelquechangement. Elle semblait plus rêveuse que de coutume ; ellelui fit un reproche de s’être absenté ; puis elle lui demandas’il irait à la messe le lendemain. Le lendemain était undimanche.

– Allez-y, lui dit-elle avant qu’il eûtle temps de répondre : nous prierons ensemble pour le repos deson âme.

Elle ajouta qu’elle ne savait que faire,qu’elle ne savait pas si elle avait le droit de faire attendrePanchine.

– Pourquoi ? lui demandaLavretzky.

– Parce que je commence à soupçonner dequelle nature sera ma résolution.

Elle prétexta un mal de tête et monta à sachambre, en lui tendant d’un air irrésolu le bout de ses petitsdoigts.

Le lendemain, Lavretzky se rendit àl’église ; Lise s’y trouvait déjà. Elle priait avecferveur ; ses regards étaient pleins d’un doux éclat ; sajolie tête s’inclinait et se relevait par un mouvement souple etlent. Il sentait qu’elle priait pour lui, et son âme s’abîma dansune sorte d’extase. Mais, malgré cette douce émotion, il se sentaitla conscience troublée. La foule recueillie et grave, la vue devisages amis, l’harmonie du chant, l’odeur de l’encens, les longsrayons obliques du soleil, l’obscurité des voûtes et des murailles,tout parlait à son cœur. Il y avait longtemps qu’il n’avait été àl’église, qu’il n’avait tourné ses regards vers Dieu : en cemoment même, aucune prière ne sortait de sa bouche ; il nepriait pas même en pensée, mais il prosternait, pour ainsi dire,son cœur dans la poussière. Il se ressouvint que dans son enfanceil n’achevait jamais la prière qu’après avoir senti sur son front,comme une faible sensation, le contact d’une aile invisible :c’était, pensait-il alors, son ange gardien qui venait le visiteret manifestait son consentement. Il leva son regard sur Lise…

– C’est toi qui m’as amené ici, sedit-il ; effleure aussi mon âme de ton aile.

Lise continuait à prier doucement ; sonvisage lui paraissait radieux, et il sentait son cœur sefondre ; il réclamait de cette âme, sœur de la sienne, lerepos et le pardon pour son âme…

Sur le parvis, ils se rencontrèrent ;elle l’accueillit avec une gaieté grave et amicale.

Le soleil éclairait le gazon de la cour del’église, et prêtait plus d’éclat aux vêtements variés et auxmouchoirs bigarrés des femmes ; les cloches des églisesvoisines retentissaient dans les airs ; les oiseauxgazouillaient sur les haies des jardins. Lavretzky se tenait latête découverte et le sourire aux lèvres ; un vent léger sejouait dans ses cheveux et les mêlait aux rubans du chapeau deLise. Il l’aida à monter en voiture avec Lénotchka, donna toute samonnaie aux pauvres, et se dirigea lentement vers sa demeure.

XXXI

Des journées douloureuses commencèrent alorspour lui. Une pensée l’obsédait. Chaque matin, il se rendait à laposte, décachetait d’une main fébrile ses lettres et ses journaux,et ne trouvait jamais rien qui pût confirmer ou contredire lafatale nouvelle. Par moments, il avait horreur de lui-même.« Comment n’ai-je pas honte, se disait-il, d’attendre laconfirmation de la mort de ma femme, comme le corbeau attend saproie ? » Il allait tous les jours chez les Kalitine,sans s’y trouver plus à l’aise. La maîtresse de maison le boudaitévidemment, et le recevait du haut de sa grandeur ; lapolitesse de Panchine était exagérée ; Lemm, en proie à samisanthropie, le saluait à peine, et, ce qui était plus triste,Lise semblait l’éviter. Quand, par hasard, ils restaient seulsensemble, au lieu de l’ancienne confiance, ils ne trouvaient plus,de part et d’autre, que de l’embarras ; elle ne savait que luidire, et lui se sentait troublé. Lise avait changé dans cesquelques jours ; on remarquait de l’inégalité dans son humeur,une certaine agitation secrète dans sa voix, dans son rire, danstous ses mouvements. Maria Dmitriévna, que l’égoïsme aveuglait, nevoyait rien ; mais Marpha Timoféevna commençait à faire desobservations sur sa favorite. Lavretzky se reprochait souventd’avoir montré le numéro du journal à Lise ; il ne pouvait sedissimuler qu’il y eût quelque chose de blessant pour ladélicatesse d’une âme pure dans cette situation. Il supposait quele changement de Lise était causé par la lutte qu’elle se livraitelle-même, par ses hésitations sur la nature de sa réponsedéfinitive à Panchine. Une fois, elle lui rendit un roman de WalterScott, qu’elle lui avait emprunté.

– Vous avez lu ce livre ?

– Non ; je n’ai pas la tête auxlivres, répondit-elle en essayant de s’éloigner.

– Attendez un moment, dit-il ; il ya si longtemps que nous ne sommes restés seuls. – Vous avez l’airde me craindre.

– En effet.

– Mais pourquoi ? au nom duciel !

– Je ne sais pas.

Lavretzky se tut.

– Dites-moi, reprit-il, vous n’avez paspris un parti ?

– Que voulez-vous dire ?murmura-t-elle sans lever les yeux.

– Vous ne me comprenez pas ?

Le visage de Lise s’enflamma subitement.

– Ne me questionnez pas, dit-elle avecvivacité ; – je ne sais rien ; je ne me comprends pasmoi-même.

Et elle s’éloigna aussitôt.

Le lendemain, Lavretzky arriva chez lesKalitine après dîner, et trouva des préparatifs pour une prière dusoir. Dans un coin de la salle à manger, on avait déjà placéplusieurs de ces images, recouvertes de plaques de métal incrustéesde pierreries, sur une table carrée, couverte d’une nappe blanche,appuyée contre le mur. Un vieux serviteur, vêtu d’un frac gris etchaussé de souliers, traversa la pièce lentement et sans faire debruit, plaça deux bougeoirs devant les images, fit le signe de lacroix, s’inclina et sortit du même pas. Le salon était vide etsombre. Lavretzky en fit le tour, et demanda si c’était la fête dequelqu’un. On lui répondit à voix basse que non, mais que cettecérémonie se faisait à la demande de Lisaveta Michailovna et deMarpha Timoféevna ; qu’on avait même voulu faire apporterl’image miraculeuse ; mais elle était partie pour visiter unmalade à trente werstes de la ville. Le prêtre arriva bientôt avecses acolytes. C’était un homme d’âge mûr et au front chauve ;il toussa bruyamment dans l’antichambre ; les dames sortirentalors à la file du cabinet pour recevoir sa bénédiction ;Lavretzky les salua en silence, et un salut silencieux lui futrendu. Le prêtre resta quelque temps debout, toussa encore unefois, et demanda, d’une voix de basse dont il étouffaitl’accent :

– Faut-il commencer ?

– Commencez, mon père, dit MariaDmitriévna.

Il revêtit ses ornements, le servant mit uneétole, et, d’une voix pleine de componction, il demanda ducharbon ; une odeur d’encens se répandit dans l’appartement.On vit apparaître dans l’antichambre les domestiques et les femmesde chambre qui se groupèrent en masse à la porte. Roseka, qui nedescendait jamais au rez-de-chaussée, apparut tout d’un coup :on la poursuivit ; effrayée, elle se mit à tourner autour dela pièce ; enfin, un laquais parvint à la prendre. Les prièrescommencèrent.

Lavretzky se serrait contre le mur dans uncoin ; il était sous l’influence d’impressions étranges ettristes ; il ne pouvait se rendre compte lui-même de ce qu’iléprouvait. Maria Dmitriévna occupait la place d’honneur, devant lefauteuil ; elle faisait le signe de la croix d’un gestelanguissant, avec des airs de grande dame, remuait lentement latête ou levait les yeux au ciel ; elle s’ennuyait évidemment.Marpha Timoféevna paraissait toute livrée à ses préoccupations.Quant à Nastasia Carpovna, elle se prosternait jusqu’à terre etfaisait le moins de bruit possible. Lise ne bougea pas, ne fit pasun mouvement ; il était aisé de voir, à l’expressionconcentrée de son visage, qu’elle priait avec ferveur. À la fin duservice, en s’approchant de la croix, elle baisa aussi la mainrouge du prêtre. Maria Dmitriévna engagea celui-ci à prendre duthé ; il dépouilla ses vêtements sacerdotaux, prit un airmondain, et passa avec les dames au salon. La conversation étaitmédiocrement animée. Le prêtre but quatre tasses de thé. Ilessuyait à chaque instant son front chauve avec son mouchoir ;il raconta, entre autres histoires, que le marchand Avachnikoffavait fait don de sept cents roubles pour dorer la coupole del’église, et fit connaître à la compagnie une recette infailliblecontre les taches de rousseur. Lavretzky essaya de s’établir auprèsde Lise, mais le maintien de la jeune fille était sévère, presqueroide ; elle ne lui accorda pas un regard. Il semblait qu’elleaffectât de ne point le voir. Dans son exaltation, elle gardait uneattitude grave et réservée. Lavretzky, au contraire, se sentaitl’humeur gaie et pouvait à peine modérer son sourire ; maisson cœur était troublé. Il se retira, enfin, plein d’appréhensionssecrètes… Il sentait qu’il y avait dans l’âme de Lise un coin qu’ilne pouvait pénétrer. Une autre fois, Lavretzky, dans le salon,prêtait l’oreille aux longues dissertations de Guédéonofski, quand,tournant inopinément la tête du côté de Lise, il surprit, fixé surlui, le regard profond et scrutateur de la jeune fille ; il ypensa toute la nuit. Il aimait, mais son amour n’était pas celuid’un enfant ; se consumer en vains soupirs n’était plus de sonâge, et, d’ailleurs, ce n’était pas là le sentiment que pouvaitinspirer Lise ; mais l’amour a des tourments pour tous lesâges ; il lui était réservé de les éprouver tous.

XXXII

Un jour, fidèle à son habitude, Lavretzky setrouvait chez les Kalitine. À une journée de chaleur accablantesuccédait une soirée tellement belle, que Maria Dmitriévna, malgréson aversion pour les courants d’air, fit ouvrir portes etfenêtres, en déclarant qu’elle ne jouerait pas.

– C’était péché, disait-elle, de ne pointjouir de la nature par un temps si délicieux.

Il n’y avait là d’autre étranger que Panchine.– Sous l’influence de cette poétique soirée, il se sentait enverve ; mais, ne voulant pas chanter devant Lavretzky, il selança dans la poésie : il dit avec un certain art, mais enexagérant l’intonation et en marquant trop l’intention, quelquespoésies de Lermontoff ; – Pouschkine n’avait pas encore reprisson ancienne vogue ; – puis, comme content de ses élans, il semit à déclamer contre les générations modernes, à propos de ladouma, et ne laissa pas échapper l’occasion de direcomment il aurait changé tout cela, s’il avait le pouvoir entre sesmains.

– La Russie, disait-il, n’est pas àl’unisson de l’Europe ; il faut lui faire prendre son niveau.On dit que nous sommes jeunes, c’est une erreur ; d’ailleurs,le génie de l’invention nous manque. Lermontoff lui-même avoue quenous n’avons pas seulement inventé une souricière. Il est doncnaturel que nous imitions les autres. « Nous sommesmalades, » dit Lermontoff, – je suis de son avis ; maisnous ne sommes malades que parce que nous ne sommes qu’à demiEuropéens ; notre remède est dans notre mal. (Le cadastre,pensa Lavretzky.) – Chez nous, continua-t-il, les meilleures têtesen sont convaincues ; au fond, tous les peuples sont lesmêmes ; il suffit de leur donner de bonnes institutions, – etle but sera atteint. – On peut, à la rigueur, respecter lescoutumes et les usages nationaux, c’est notre affaire, à nousautres… (il allait ajouter : hommes d’État), à nous autresemployés ; s’il le faut, ne vous inquiétez pas, lesinstitutions modifieront elles-mêmes les usages les plusenracinés.

Maria Dmitriévna applaudissait aux paroles dePanchine.

– C’est plaisir se disait-elle, deposséder dans son salon un homme d’une si haute intelligence.

Lise gardait le silence, appuyée à lafenêtre ; Lavretzky se taisait aussi ; Marpha Timoféevna,qui jouait avec une de ses amies dans un coin de la pièce,murmurait tout bas. – Panchine parlait avec abondance en parcourantle salon, mais sous l’empire d’un secret dépit. On eût dit qu’ilvoulait provoquer une réplique en s’attaquant à la génération. Unrossignol avait élu son domicile dans un buisson de lilas dujardin. Les premiers accents de son concert nocturne interrompaientces discours éloquents ; les premières étoiles s’allumaient àl’horizon teinté de rose, au-dessus des sommets immobiles destilleuls. Lavretzky se leva pour répondre à Panchine, et ladiscussion s’ouvrit. Lavretzky défendait les jeunes gens et lesmœurs nationales ; il faisait bon marché de lui-même et de sagénération ; mais il s’armait vigoureusement en faveur de lajeunesse, de ses convictions, de ses tendances et de ses noblesinspirations. Panchine répondait d’un ton tranchant, où perçait unevive irritation. Les gens d’esprit, disait-il, avaient pour missionde tout refaire. Il s’emporta à tel point, qu’oubliant son titre degentilhomme de la chambre et son rôle d’employé, il qualifiaLavretzky de conservateur rétrograde, et se permit une allusionlointaine sur sa fausse position dans le monde. – Lavretzky gardatout son calme et n’éleva pas la voix. – Il battit Panchine surtous les points, et lui démontra l’impossibilité d’improviser ainsiune civilisation, de mettre en œuvre les plans imaginés parl’orgueil des hautes sphères administratives, plans que nejustifiaient ni la connaissance des besoins du pays, ni la fermecroyance dans un absolu, fût-il même négatif. À l’appui de sonopinion, il citait sa propre éducation.

– Avant tout, ajoutait-il, il faut qu’onreconnaisse la vérité nationale, il faut qu’on s’incline devantelle ; sans cet acte d’humilité, la hardiesse, même contre lemensonge, est impossible.

Il ne se défendit pas contre le reproche, – àson avis mérité, – d’une dépense inconsidérée de temps et deforces.

– Tout cela est bel et bon ! s’écriaPanchine d’un ton de dépit ; vous voilà rentré en Russie,qu’allez-vous y faire ?

– Labourer la terre, répondit Lavretzky,et labourer aussi bien que possible.

– C’est très-méritoire, assurément,répondit Panchine, – et l’on m’a dit que vous aviez déjà obtenu degrands succès : mais convenez que chacun n’est pas apte à cegenre d’occupations…

– Une nature poétique, interrompit MariaDmitriévna, ne peut pas labourer… Et puis, Vladimir Nicolaewitch,vous êtes appelé à faire de grandes choses.

C’était trop, même pour Panchine ; il futembarrassé et essaya de diriger l’entretien sur la beauté du cielétoilé, sur la musique de Schubert… La conversation ne battait qued’une aile ; et, de guerre lasse, il proposa une partie depiquet à Maria Dmitriévna.

– Comment ! par une si bellesoirée ? dit-elle d’une voix traînante.

Néanmoins, elle demanda des cartes. Panchinefit sauter l’enveloppe avec bruit ; pendant ce temps-là, Liseet Lavretzky, comme s’ils obéissaient à une convention tacite,allèrent se placer auprès de Marpha Timoféevna. Ils se sentirent siheureux l’un près de l’autre, qu’ils eurent peur de rester seulsensemble. Ils sentaient que le trouble des derniers jours avaitdisparu pour jamais. La vieille dame donna une petite tape amicalesur la joue de Lavretzky, et, le regardant d’un air malin enbranlant la tête :

– Tu l’as bien arrangé, cet hommed’esprit, lui souffla-t-elle à l’oreille, ce beau parleur.

Le salon devint silencieux ; onn’entendait que le pétillement des bougies, par moments, le bruitd’une main sur le tapis vert, ou une exclamation, ou le compte despoints. – En même temps, le chant du rossignol retentissait, pur etvibrant, comme une bravade, et versait dans la pièce ses flotsmélodieux, avec l’humide fraîcheur du soir.

XXXIII

Lise n’avait pas prononcé une parole pendantla discussion, mais elle avait écouté attentivement Lavretzky, etpartageait secrètement son opinion. La politique l’intéressaitpeu ; mais le ton de suffisance de l’employé (il ne s’étaitjamais manifesté de la sorte) la choquait ; son mépris pour laRussie la blessa. Lise ne se doutait pas qu’elle fût patriote, maiselle se sentait à l’aise avec les vrais Russes. La tournure del’esprit russe la charmait ; elle ne faisait aucune difficultéde causer des heures entières avec le staroste de sa mère, quand ilvenait en ville ; elle lui parlait comme à un égal, sans qu’onpût voir aucune morgue dans sa condescendance. Lavretzky sentaittout cela ; il ne se serait pas donné la peine de répondre àPanchine ; il n’avait parlé que pour Lise.

Ils n’échangèrent pas un mot, et leurs yeux serencontrèrent à peine ; tous deux comprenaient que, cesoir-là, leurs cœurs s’étaient encore rapprochés, que leurssympathies et leurs antipathies étaient les mêmes. Ils différaientsur un seul point, mais Lise espérait en secret ramener le pécheurà Dieu. Ils s’étaient assis auprès de Marpha Timoféevna, etsemblaient suivre son jeu ; ils le suivaient en effet, mais enmême temps, leurs cœurs se dilataient ; et, de ce qui lesenvironnait, rien n’échappait à leurs sens. Le rossignol chantaitpour eux, pour eux les étoiles scintillaient, les arbresmurmuraient, la nuit tiède et sereine les berçait dans savoluptueuse étreinte. C’était avec délices que Lavretzkyabandonnait tout son être au flot qui l’emportait. – Mais la parolen’exprimera jamais ce qui se passait dans l’âme pure de la jeunefille : c’était un mystère pour elle-même ; que celareste donc un mystère pour tout le monde. Personne ne sait, n’a vuet ne verra jamais comment la semence confiée à la terre etdestinée à la vie et à la floraison se développe et mûrit. Dixheures sonnèrent ; Marpha Timoféevna se retira avec sa fidèleNastasia Carpovna ; Lavretzky et Lise firent quelques pas dansle salon, s’arrêtèrent devant la porte ouverte qui donnait dans lejardin ; leurs regards plongèrent dans les ténèbreslointaines, puis se rencontrèrent ; ils sourirent ; ilsemblait que leurs mains allaient s’unir et que leurs cœursallaient s’épancher l’un dans l’autre. Ils retournèrent vers MariaDmitriévna et Panchine, dont le piquet traînait en longueur. Ladernière levée faite, la maîtresse de maison quitta enfin, engémissant, son fauteuil garni de coussins ; Panchine prit sonchapeau, et baisa la main de Maria Dmitriévna.

– Il y a des gens bien heureux,observa-t-il, qui peuvent au moins dormir ou jouir des douceurs dela nuit.

Quant à lui, il était obligé de la passer autravail, courbé sur de stupides paperasses. Il salua froidementLise, il lui gardait rancune de lui faire attendre sa réponse, ets’éloigna ; Lavretzky le suivit. Ils se séparèrent à laporte ; Panchine, du bout de sa canne, réveilla son cocher, secarra dans son droschky, et la voiture partit. Lavretzky ne sesentait pas disposé à rentrer ; il se dirigea vers les champs.La nuit était calme et claire, quoiqu’il n’y eût pas de lune. Ilerra longtemps à travers l’herbe humide de rosée ; un étroitsentier s’offrit à lui ; il le suivit. – Ce dernier leconduisit jusqu’à une clôture en bois, devant une petite porte, qued’un mouvement machinal il essaya d’ouvrir ; la porte céda engrinçant légèrement, comme si elle n’eût attendu que la pression desa main. – Lavretzky se trouva dans un jardin, fit quelques passous une allée de tilleuls, et s’arrêta tout étonné : ilreconnut le jardin des Kalitine. Aussitôt, il se rejeta dansl’ombre portée d’un massif de noisetiers, et resta longtempsimmobile, plein de surprise.

– C’est le sort qui m’a conduit,pensa-t-il.

Tout était silencieux autour de lui ;aucun son n’arrivait du côté de la maison. Il avança avecprécaution. Au détour d’une allée, l’habitation lui apparut ;deux fenêtres seulement étaient faiblement éclairées ; laflamme d’une bougie tremblait derrière les rideaux de Lise, et,dans la chambre de Marpha Timoféevna, une lampe faisait briller deses reflets rougeâtres l’or des saintes images. En bas, la porte dubalcon était restée ouverte. Lavretzky s’assit sur un banc de bois,s’accouda et se mit à regarder cette porte et la fenêtre de Lise.Minuit sonnait à l’horloge de la ville ; dans la maison, lapetite pendule frappa aigrement douze coups ; le veilleur lesrépéta en cadence sur sa planche. Lavretzky ne pensait à rien,n’attendait rien ; il jouissait de l’idée de se sentir si prèsde Lise, de se reposer sur son banc, dans son jardin, où ellevenait parfois s’asseoir… La lumière disparut dans la chambre deLise.

– Repose en paix, douce jeune fille,murmura Lavretzky, toujours immobile, le regard fixé sur la croiséedevenue obscure.

Tout à coup, la lumière reparut à l’une desfenêtres de l’étage inférieur, passa devant une seconde croisée,puis devant la troisième… Quelqu’un s’avançait tenant la lumière enmain. – Est-ce Lise ? Impossible !… Lavretzky se souleva…Une forme connue lui apparut : Lise était au salon. Vêtued’une robe blanche, les tresses de ses cheveux tombant sur lesépaules, elle s’approcha lentement de la table, se pencha, et,déposant le bougeoir, chercha quelque chose ; puis elle setourna vers le jardin, blanche, légère, élancée : sur leseuil, elle s’arrêta. Un frisson parcourut les membres deLavretzky. Le nom de Lise s’échappa de ses lèvres.

La jeune fille tressaillit et essaya depénétrer l’obscurité.

– Lise ! répéta plus haut Lavretzkyen sortant de l’ombre.

Lise, chancelante, avança la tête avecterreur ; elle le reconnut. Il la nomma une troisième fois, etlui tendit les bras. Elle se détacha de la porte et entra aujardin.

– Vous ! balbutia-t-elle. Vousici !

– Moi…, moi…, écoutez-moi, dit Lavretzkyà voix basse.

Et, saisissant sa main, il la conduisitjusqu’au banc.

Elle le suivit sans résistance : safigure pâle, ses yeux fixes, tous ses mouvements exprimaient unindicible étonnement. Lavretzky la fit asseoir et se plaça devantelle.

– Je ne songeais pas à venir ici, lehasard m’a amené… Je… je… je vous aime, dit-il d’une voixtimide.

Lise leva lentement ses yeux sur lui ; ilsemblait qu’elle comprît enfin ce qui se passait et où elle enétait. Elle essaya de se lever, mais ce fut en vain, et elle secouvrit le visage de ses mains.

– Lise, murmura Lavretzky, Lise,répéta-t-il.

Et il s’agenouilla devant elle.

Lise sentit un léger frisson passer sur sesépaules ; elle serra les doigts avec plus de force encorecontre son visage.

– Qu’avez-vous ? dit Lavretzky.

Il s’aperçut qu’elle pleurait. Tout son cœurse glaça ; il comprit le sens de ces larmes.

– M’aimeriez-vous réellement ?demanda-il tout bas, en effleurant ses genoux.

– Levez-vous, levez-vous, ThéodoreIvanowitch, s’écria la jeune fille ; que faisons-nousensemble ?

Il se leva et s’assit sur le banc, auprèsd’elle. Elle ne pleurait plus et le regardait attentivement, avecles yeux tout humides.

– J’ai peur ; quefaisons-nous ? répéta-t-elle.

– Je vous aime, lui dit-il, je suis prêtà donner ma vie pour vous.

Elle frissonna encore une fois, comme si elleeût été frappée au cœur, et leva les yeux au ciel.

– Tout est dans les mains de Dieu,dit-elle.

– Mais vous m’aimez, Lise ? Nousserons heureux.

Elle baissa les yeux ; il l’attiradoucement à lui et le front de la jeune fille s’appuya sur sonépaule… Il lui releva la tête et chercha ses lèvres…

Une demi-heure après, Lavretzky était à laporte du jardin. Il la trouva fermée et fut obligé de sauterpar-dessus la palissade. Il rentra en ville en traversant les ruesendormies. Un sentiment de joie indicible et immense remplissaitson âme ; tous ses doutes étaient morts désormais.

– Disparais, ô passé, sombrevision ! pensait-il. Elle m’aime, elle est à moi.

Tout à coup il crut entendre dans les airs,au-dessus de sa tête, un flot de sons magiques et triomphants. Ils’arrêta : les sons retentirent encore plus magnifiques ;ils se répandaient comme un torrent harmonieux, et il lui semblaitqu’ils chantaient et racontaient tout son bonheur. Il seretourna : les sons venaient de deux fenêtres d’une petitemaison.

– Lemm ! s’écria Lavretzky en seprécipitant vers la maison. Lemm ! Lemm ! répéta-t-il àgrands cris.

Les sons s’arrêtèrent, et la figure du vieuxmusicien, en robe de chambre, les cheveux en désordre, la poitrinedécouverte, apparut à la fenêtre.

– Ah ! ah ! dit-ilfièrement ; c’est vous ?

– Christophor Fédorowitch, quelle estcette merveilleuse musique ? De grâce, laissez-moi entrer.

Le vieillard, sans prononcer une parole, luijeta avec un geste de dignité exaltée la clef de sa porte.Lavretzky se précipita dans la maison, et voulut, en entrant, sejeter dans les bras de Lemm ; mais celui-ci, l’arrêtant d’ungeste impérieux et lui montrant un siége :

– Asseoir vous, écouter vous !s’écria-t-il en russe d’une voix brève.

Il se mit au piano, jeta un regard fier etgrave autour de lui et commença.

Il y avait longtemps que Lavretzky n’avaitrien entendu de semblable. Dès le premier accord, une mélodie douceet passionnée envahissait l’âme ; elle jaillissait pleine dechaleur, de beauté, d’ivresse ; elle s’épanouissait, éveillanttout ce qu’il y a de tendre, de mystérieux, de saint, dansl’humaine nature ; elle respirait une tristesse immortelle etallait s’éteindre dans les cieux. Lavretzky se redressa ; ilse tint debout, pâle et frissonnant d’enthousiasme. Ces sonspénétraient dans son âme, encore émue des félicités de l’amour.

– Encore ! encore !s’écria-t-il d’une voix brisée, après le dernier accord.

Le vieillard lui jeta un regard d’aigle, sefrappa la poitrine, et lui dit lentement dans sa languematernelle :

– C’est moi qui ai fait cela, car je suisun grand musicien !

Et il joua une seconde fois sa magnifiquecomposition. Il n’y avait pas de lumière dans la chambre ; laclarté de la lune, qui venait de se lever, glissait obliquement parla fenêtre ouverte ; l’air vibrait harmonieusement. La pauvrepetite chambre obscure semblait pleine de rayons, et la tête duvieillard se dressait haute et inspirée dans la pénombre argentée.Lavretzky s’approcha et l’étreignit dans ses bras. Lemm ne réponditpas à ces embrassements ; il chercha même à l’éloigner ducoude. Longtemps il le regarda, immobile, d’un air sévère, presquemenaçant :

– Ah ! ah ! reprit-il par deuxfois.

Enfin, son front se rasséréna, il reprit soncalme, répondit par un sourire aux compliments chaleureux deLavretzky, puis il se mit à pleurer en sanglotant comme unenfant.

– C’est étrange, dit-il, que vous soyezprécisément venu en ce moment ; mais je sais, je saistout.

– Vous savez tout ? dit Lavretzkyavec étonnement.

– Vous m’avez entendu, réponditLemm : n’avez-vous donc pas compris que je saistout ?

Lavretzky ne put fermer l’œil de lanuit ; il resta assis sur son lit. Et Lise non plus ne dormaitpas : elle priait.

XXXIV

Le lecteur sait comment Lavretzky grandit etse développa ; disons quelques mots de l’éducation de Lise.Elle n’avait que dix ans quand mourut son père : il ne s’étaitguère occupé d’elle. Accablé d’affaires, tout entier aux soinsd’augmenter ses revenus, d’un tempérament bilieux, vif, emporté, ilne ménageait pas l’argent pour payer les maîtres, les gouverneurs,pour habiller ses enfants ; mais il ne pouvait souffrir, commeil le disait, d’avoir à amuser ses marmots. – Et d’ailleurs il n’enavait pas le temps. Il travaillait, s’absorbait dans ses affaires,dormait peu, jouait rarement aux cartes, et travaillaitencore ; il se comparait lui-même à un cheval attelé à unmanège. « Ma vie a bien vite passé, » disait-il avec unamer sourire, sur son lit de mort. Maria Dmitriévna ne s’en occupapoint, en réalité, davantage, quoiqu’elle se vantât auprès deLavretzky d’avoir à elle seule élevé ses enfants ; ellehabillait sa fille comme une poupée ; elle la caressait devantle monde, l’appelait son petit trésor, son petit génie, – et voilàtout. Toute préoccupation soutenue fatiguait cette indolentepersonne. Du vivant du père, Lise était confiée à une gouvernante,mademoiselle Moreau, de Paris ; après sa mort, elle futlaissée aux soins de Marpha Timoféevna. Le lecteur laconnaît ; quant à mademoiselle Moreau, c’était un petit êtrerabougri, avec des allures et une cervelle d’oiseau. Dans sajeunesse, elle avait vécu d’une vie très-dissipée, et, sur sesvieux jours, il ne lui restait que deux passions, la gourmandise etles cartes. Quand elle était rassasiée, qu’elle ne jouait pas et nebavardait pas, sa figure présentait, en quelque sorte, l’image dunéant ; elle respirait encore et ses yeux regardaient, mais ilétait aisé de voir qu’aucune idée ne traversait ce cerveau. On nepouvait pas même l’appeler bonne : on ne saurait dire que lesoiseaux sont bons. Était-ce l’effet d’une jeunesse orageuse, oubien de l’air de Paris qu’elle avait respiré dès son enfance ?Elle était imbue du scepticisme courant, qui s’exprimaitordinairement chez elle par ces paroles : Tout ça, c’estdes bêtises. Elle parlait incorrectement le vrai jargonparisien, ne faisait point de commérages et n’avait point decaprices. Que pouvait-on désirer de mieux d’une gouvernante ?Elle avait peu d’influence sur Lise ; d’autant plus grandeétait l’influence de sa bonne, Agaféa Vlassievna.

Le sort de cette femme était étrange. Elleétait née d’une famille de cultivateurs. On l’avait mariée, à seizeans, avec un paysan ; mais elle se distinguait d’une manièretranchée de ses pareilles. Son père, qui avait étéstaroste pendant une vingtaine d’années et avait fait deséconomies, l’avait beaucoup gâtée. Elle avait été d’une beautéremarquable et d’une grande élégance, renommée dans les environs,pleine d’esprit, belle parleuse, sûre d’elle-même. Son maître,Dmitri Pestoff, père de Maria Dmitriévna, la vit un jour occupée àvanner ; il causa avec elle et s’en éprit follement. Bientôtelle devint veuve ; Pestoff, quoiqu’il fût marié, n’était pastrès-scrupuleux ; il la prit chez lui et l’habilla comme lesgens de la maison. Agaféa se mit aussitôt à la hauteur de sanouvelle position ; on aurait dit qu’elle n’avait jamais vécuautrement. Sa peau blanchit, elle prit de l’embonpoint, ses mainsdevinrent éblouissantes, sous ses manches de mousseline, commecelles d’une bourgeoise ; le samovar ne quittait pas satable ; elle ne voulut plus porter que le velours et lasoie ; elle dormait sur des coussins de duvet. Cette vie demollesse dura à peu près cinq ans. – Dmitri Pestoff mourut ;sa veuve, une femme excellente, par égard pour sa mémoire, eut pourelle certains ménagements, et cela lui fut d’autant plus facile,qu’Agaféa ne s’était jamais oubliée envers elle ; néanmoins,elle la maria à un pâtre et la renvoya de la maison. Trois annéesse passèrent. Pendant une journée brûlante d’été, la dame eut lafantaisie d’entrer dans sa ferme ; Agaféa lui offrit une crèmedélicieusement fraîche ; son maintien était si humble,elle-même était si soignée dans sa personne, si sereine, sisatisfaite de son sort, que sa maîtresse lui octroya son pardon etlui permit l’accès de sa maison ; et, six mois après, elles’était attachée si fort à elle, qu’elle lui confia son ménage eten fit son économe. Agaféa rentra dans l’exercice de son pouvoir,reprit son embonpoint et blanchit de nouveau ; la confiance desa maîtresse n’eut pour ainsi dire plus de limites. Ainsi sepassèrent cinq autres années. Le malheur s’appesantit encore unefois sur Agaféa. Son mari, qu’elle avait fait monter jusqu’àl’antichambre, se mit à boire, s’absenta de la maison seigneurialeet finit par soustraire des cuillers d’argent, qu’il cacha, jusqu’àbonne occasion, dans le coffre de sa femme. Le vol futdécouvert ; on renvoya le mari à ses bêtes, et la femme tombaen défaveur. D’économe, elle devint brodeuse, et défense lui futfaite de porter le bonnet ; elle dut prendre le mouchoir.Agaféa supporta le coup qui la frappait avec une humble résignationqui étonna tout le monde. Elle avait alors plus de trenteans ; ses enfants étaient tous morts, et son mari ne vécut paslongtemps. L’heure était venue de faire un retour sur soi-même.Elle devint taciturne et très-pieuse, se montra assidue aux matineset à la messe, et fit une distribution de ses beaux vêtements. Ellepassa quinze ans dans le silence, humble et sage, pleine dedéférence envers tout le monde. Si quelqu’un lui parlait durement,elle s’inclinait et remerciait pour la leçon. Sa maîtresse luiavait pardonné depuis longtemps et lui avait rendu sa faveur, enlui plaçant un jour son propre bonnet sur la tête ; maisAgaféa ne voulut point changer de coiffure et garda son humbletoilette de couleur sombre ; après la mort de sa maîtresse,elle se fit encore plus humble et plus douce. Le Russe obéitfacilement et s’attache volontiers, mais il est difficiled’acquérir son estime ; elle ne se donne pas aisément et à lalégère. Tout le monde estimait Agaféa dans la maison ;personne ne songeait aux erreurs du passé ; elles avaient étécomme enterrées avec le vieux maître.

En épousant Maria Dmitriévna, Kalitine avaitvoulu confier le ménage à Agaféa ; mais celle-ci refusa« à cause des séductions ; » il éleva la voix, ellele salua humblement et sortit de la chambre. Kalitine, en hommed’esprit, comprenait les gens ; il comprit Agaféa et nel’oublia pas. En se fixant à la ville, il la plaça, de sonconsentement, auprès de Lise, qui n’avait alors que cinq ans. L’airsérieux et le visage sévère de la nouvelle gouvernante intimidèrentd’abord la jeune fille ; mais celle-ci ne tarda pas à sefamiliariser avec elle, et finit par la prendre en vive affection.C’était, au surplus, une enfant sérieuse. Ses traits avaient lavivacité de ceux de son père, mais elle n’avait rien de sesyeux ; son regard, au contraire, était plein de douceur et detranquillité réfléchie, ce qui n’est pas commun chez les enfants.Elle n’aimait pas à jouer avec les poupées, ne riait jamaisbruyamment ni longtemps. Elle était active, ne s’abandonnait pasfacilement à la rêverie, mais était naturellement silencieuse.Quand il lui arrivait de réfléchir, c’était sous l’impression d’unepensée sérieuse, qui se manifestait par les questions qu’elleadressait alors aux personnes plus âgées qu’elle. Elle craignaitson père ; le sentiment que lui inspirait sa mère n’avait riende bien défini ; elle n’était, vis-à-vis d’elle, ni craintiveni caressante ; du reste, elle n’était caressante avecpersonne, pas même avec Agaféa, bien que ce fût la seule qu’elleaimât. Agaféa ne la quittait jamais, et c’était un curieuxspectacle de les voir ensemble, Agaféa, droite et sévère, sontricot à la main, vêtue de noir, coiffée d’un fichu de couleursombre, le visage amaigri et transparent comme de la cire, mais lestraits toujours beaux et expressifs, et l’enfant à ses pieds, surun tabouret, travaillant aussi, ou bien, les yeux levés, écoutantd’un air sérieux les récits de sa gouvernante. Ce n’étaient pas descontes que lui racontait Agaféa ; elle lui disait d’une voixgrave et mesurée l’histoire de la Vierge, des serviteurs de Dieu etdes saintes martyres. Elle racontait la vie des saints dans ledésert, comment ils se sanctifiaient en souffrant de la faim et dela misère, et comment, sans craindre même les empereurs, ilsenseignaient la loi du Christ, comme quoi les oiseaux du ciel leurapportaient la nourriture, et les bêtes féroces les écoutaient.Elle lui disait que le sol arrosé de leur sang se couvrait defleurs, et la petite fille, qui aimait les fleurs, lui demandaitalors si c’était la fleur de la passion. L’accent d’Agaféa étaitdoux et sérieux, et elle partageait l’impression que produisaientses pieuses paroles. Lise l’écoutait, l’image du Dieu présent ettout-puissant se gravait profondément dans son âme, et laremplissait d’une crainte douce et bénie. Le Christ était ainsidevenu pour elle un hôte bien connu, un être familier comme unparent. Agaféa lui avait appris à prier Dieu. Parfois elle laréveillait de grand matin, l’enveloppait avec soin et la conduisaitaux matines. Lise la suivait en marchant sur la pointe des pieds etretenant son haleine. Le froid et le demi-jour du matin, lafraîcheur et le vide de l’église, le secret dont s’enveloppaientces furtives sorties, le mystérieux retour à la maison, pour seremettre au lit, cet ensemble de circonstances où la désobéissanceet l’imprévu se mêlaient à la piété, tout cela faisait impressionsur la fillette et la remuait jusqu’au fond de son être. Agaféa nela grondait jamais ; quand elle était mécontente, elle setaisait, et Lise comprenait son silence ; elle s’apercevaitmême, avec la pénétration de l’enfance, quand Agaféa avait à seplaindre des autres, de Maria Dmitriévna, soit même de Kalitine.Pendant trois ans, Lise était restée confiée à ses soins. Ce futmademoiselle Moreau qui la remplaça ; mais la frivoleFrançaise, avec ses paroles sèches et son exclamationhabituelle : Tout ça, c’est des bêtises, ne putchasser du cœur de Lise l’image aimée de la gouvernante. La semenceavait déjà des racines trop profondes. Agaféa, bien qu’elle n’eûtplus la garde de la jeune fille, était restée dans la maison, oùelle la voyait souvent, et celle-ci lui témoignait toujours la mêmeconfiance. Agaféa cependant ne resta plus longtemps au logis dèsque Marpha Timoféevna vint l’habiter. La sévère importance del’ancienne servante maîtresse ne pouvait s’accorder avec l’humeurimpatiente et volontaire de la vieille dame. Elle s’éloigna sousprétexte de dévotion, et le bruit courut qu’elle s’était retiréedans un couvent. Toutefois, les traces qu’elle avait laissées dansl’âme de Lise ne s’étaient pas effacées. Ainsi que par le passé,Lise allait au service divin comme à une fête ; elle y priaitavec une sorte d’ivresse, avec une exaltation contenue et presquehonteuse d’elle-même, ce dont Maria Dmitriévna n’était pas peuétonnée. Marpha Timoféevna elle-même, qui ne pesait en rien surLise, essaya de modérer cette dévotion et voulut lui défendre de seprosterner aussi souvent, disant que ce sont là des gestes, et nonles prières d’une âme élevée. Lise apprenait bien et avecassiduité, mais Dieu ne l’avait pas douée de grandes facultés nid’un brillant esprit ; elle ne pouvait rien acquérir sanspeine. Elle jouait bien du piano, mais Lemm seul savait ce qu’illui en avait coûté. Elle lisait peu, avait peu d’originalité dansl’expression, mais ses pensées lui appartenaient bien, et ellesuivait la voie qu’elle s’était tracée. Et en cela elle ressemblaità son père, qui, lui non plus, ne demandait pas aux autres ce qu’ilavait à faire. Elle grandit ainsi paisiblement et atteignit sadix-neuvième année. Elle était pleine de charmes sans qu’elle s’endoutât. Chacun de ses mouvements trahissait une grâce ingénue et unpeu gauche. Sa voix avait le timbre argentin et pur de lajeunesse ; le plus léger sentiment de plaisir appelait sur seslèvres un aimable sourire, et ajoutait un vif éclat et une secrètetendresse à ses doux regards. Attentive à n’offenser personne, d’uncœur bon et vertueux, elle aimait tout le monde, sans marquer depréférence pour personne. À Dieu seul elle avait voué toutes lesardeurs de son âme, toutes ses affections, tout son amour.Lavretzky, le premier, était venu troubler le calme intérieur decette existence.

Telle était Lise.

XXXV

Le jour suivant, à midi, Lavretzky prit lechemin de la maison des Kalitine. Sur la route, il rencontraPanchine à cheval, qui le dépassa au grand galop, en enfonçant sonchapeau sur ses yeux. Lavretzky ne fut pas reçu chez lesKalitine ; c’était la première fois depuis qu’il lesconnaissait. Maria Dmitriévna sommeillait, disait le domestique,madame avait mal à la tête. Quant à Marpha Timoféevna, elle étaitsortie avec la jeune fille. Lavretzky erra dans les alentours dujardin, dans le vague espoir de rencontrer ; Lise mais il nevit personne. Deux heures après, il retournait à la maison etrecevait la même réponse, que le domestique accompagnait d’unregard sournois. Il lui parut inconvenant de se présenter unetroisième fois dans la même journée, et il se décida à aller àWassiliewskoé, où, de toute façon, ses occupations le réclamaient.Chemin faisant, il formait des plans plus beaux les uns que lesautres ; mais, arrivé au village, la tristesse s’empara delui. Il se mit à causer avec Antoine ; le malheur voulut quele vieillard eût aussi, ce jour-là, les idées noires. Il lui contacomme quoi Glafyra Pétrowna, avant sa mort, s’était mordu lamain ; et, après un moment de silence, il ajouta ensoupirant : « Tout homme, mon cher maître, est condamné àse dévorer lui-même. » – Il était déjà tard lorsque Lavretzkyreprit le chemin de la ville. Les mélodies de la nuit lui revinrentà la mémoire ; l’image de Lise se dressa devant lui dans toutesa grâce naïve ; la pensée qu’il était aimé le remplissaitd’émotion, et il arriva enfin à sa petite maison, l’esprit pluscalme et heureux.

La première chose qui le frappa, en entrantdans l’antichambre, fut une odeur de patchouli, qu’ildétestait : sur le plancher, gisaient des caisses de voyage,des malles. La figure de son valet de chambre, qui s’étaitprécipité à sa rencontre, lui parut singulière. Sans se rendrecompte de ses impressions, il passa le seuil du salon… Du divan oùelle était étendue, une femme en robe noire à volants se soulevalanguissamment pour venir à sa rencontre. Sur son pâle visage, elletenait un mouchoir élégamment brodé ; elle fit quelques pas enavant, et, inclinant avec grâce sa jolie tête, elle se laissatomber à ses pieds. C’est alors seulement qu’il la reconnut ;c’était sa femme ! Sa respiration s’arrêta, et il n’eut que letemps de s’appuyer contre le mur.

– Théodore, ne me repoussez pas !dit-elle en français.

Et sa voix, comme la lame froide d’unpoignard, pénétrait dans son cœur. Il la regardait sans comprendre,et pourtant il remarqua aussitôt qu’elle avait le teint plus blancet les joues plus pleines que jamais.

– Théodore, continuait-elle en relevantde temps en temps les yeux et en feignant de tordre ses doigtseffilés, aux ongles roses et polis, Théodore, je suiscoupable ; je dirai plus, je suis criminelle : mais,écoutez-moi, le remords me poursuit ! Je suis à charge àmoi-même, je ne puis supporter plus longtemps ma position. Combiende fois j’ai pensé à m’adresser à vous ! mais je craignaisvotre colère. Je me suis décidée à rompre avec le passé. Puis j’aiété si malade, ajoutait-elle en passant sa main sur son front etses joues… J’ai profité du bruit qu’on avait fait courir de mamort, et j’ai tout quitté… Je ne me suis arrêtée ni jour ni nuit,j’avais hâte d’être ici ; longtemps, j’ai hésité avant d’oserparaître à vos yeux… Je m’y suis résolue enfin en me rappelantvotre intarissable bonté. J’ai su votre adresse à Moscou, et jesuis venue ! Croyez-moi, continua-t-elle en se relevantdoucement, et s’asseyant sur le bord d’un fauteuil, j’ai souventsongé à la mort, et j’aurais eu assez de courage pour me la donner,si la pensée de ma fille, de mon Adda ne m’avait arrêtée. Elle estici, elle dort dans la chambre voisine, pauvre enfant ! elleest fatiguée, vous la verrez… ; elle, au moins, elle estinnocente à vos yeux… et moi, je suis si malheureuse, simalheureuse ! s’écria-t-elle en fondant en larmes.

Lavretzky revint enfin à lui ; il sedétacha lentement de la muraille contre laquelle il était appuyé,et se tourna vers la porte.

– Vous vous éloignez, s’écria sa femmeavec désespoir, vous vous éloignez sans me dire un mot, sans mefaire un reproche ! Ce mépris m’accable. C’estaffreux !

Lavretzky s’arrêta.

– Que me voulez-vous ? dit-il d’unevoix éteinte.

– Rien, rien, s’écria-t-elle avecvivacité ; je sais, je n’ai le droit de rien exiger, je nesuis pas une insensée, je n’espère rien, je n’ose compter sur votrepardon ! J’ose seulement vous supplier de me dire ce que jedois faire. Où dois-je vivre ? Comme une esclave, je rempliraivos ordres, quels qu’ils soient.

– Je n’ai pas d’ordres à vous donner,répondit Lavretzky avec le même accent ; vous le savez, toutest fini entre nous, et maintenant plus que jamais. Vous pouvezvivre où vous voudrez, et si vous avez trop peu de votrepension…

– Oh ! ne prononcez pas des parolesaussi cruelles, interrompit-elle ; ayez pitié de moi… du moinsen faveur de cet ange.

Et en disant cela, elle s’élança dans l’autrechambre et revint tenant dans ses bras une petite filletrès-artistement attifée. De belles boucles blondes tombaient sursa jolie figure rose et sur ses grands yeux encore toutendormis ; elle souriait et fermait à demi ses paupières enregardant la lumière, et appuyant sa petite main au cou de samère.

– Adda, vois, c’est ton père, dit madameLavretzky en écartant les boucles qui couvraient les yeux del’enfant et en l’embrassant avec force, prie-le avec moi.

– C’est là papa ? marmotta la petiteen grasseyant.

– Oui, mon enfant, n’est-ce pas que tul’aimes ?

Lavretzky ne put y tenir.

– Dans quel mélodrame, dit-il, y a-t-ilune scène semblable ?

Et il sortit de la chambre. Madame Lavretzkyresta quelque temps immobile ; puis, haussant légèrement lesépaules, elle saisit la petite, la porta dans une autre chambre, ladéshabilla et la mit au lit. Puis elle s’assit près de la lampe,prit un livre, attendit environ une heure et se coucha.

– Eh bien, madame ? lui demanda enla délaçant sa femme de chambre, soubrette parisienne.

– Eh bien, Justine, répondit-elle, il abien vieilli, mais il semble être toujours aussi bon que par lepassé. Donnez-moi mes gants pour la nuit, préparez pour demain marobe montante, la grise, et surtout n’oubliez pas les côtelettes demouton pour Adda. Il sera peut-être difficile d’en trouverici ; mais enfin, il faut tâcher qu’on s’en procure.

– À la guerre comme à la guerre !répondit Justine.

Et elle éteignit la bougie.

XXXVI

Pendant plus de deux heures, Lavretzky erradans les rues de la petite ville d’O***. Il se souvint de la nuitoù il avait erré naguère dans les environs de Paris : son cœurse serrait, et dans son cerveau malade se heurtaient mille idéessinistres et mauvaises : « Elle vit ! elle estici ! » murmurait-il avec un accent d’étonnement toujourscroissant. Il sentait qu’il perdait Lise pour toujours. La rage lesuffoquait, le coup qui le frappait était trop soudain ;comment avait-il pu si légèrement ajouter foi aux commérages d’unfeuilleton, à un chiffon de papier ? Mais enfin, pensait-il,si je n’y avais pas cru, quelle serait maintenant ladifférence ? Je ne saurais pas que Lise m’aime, et elle nes’en douterait pas non plus. Il ne pouvait chasser de sa pensée laphysionomie, la voix, le regard de sa femme, et il se maudissaitlui-même et l’univers entier.

En proie à une horrible torture, il vint aumilieu de la nuit chez Lemm. Longtemps il ne put se faireentendre ; enfin, à la fenêtre, parut la tête du vieillard enbonnet de nuit ; son visage ridé et maussade n’avait plus riende cette figure d’artiste, toute rayonnante d’inspiration etd’enthousiasme, qui, vingt-quatre heures auparavant, tenaitLavretzky sous l’empire de son regard souverain.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il. Jene puis jouer toutes les nuits ; je viens de prendre de latisane.

Pourtant, les traits de Lavretzky devaientavoir une expression bien étrange, car le vieillard, posant la mainau-dessus de ses yeux et après avoir jeté sur lui un regardattentif, le fit entrer aussitôt. Une fois dans la chambre,Lavretzky s’affaissa sur une chaise ; le vieillard se posadevant lui, rapprocha les pans de sa vieille robe de chambrebigarrée, et se recoquilla en mâchonnant ses lèvres.

– Ma femme est arrivée, dit Lavretzky enrelevant la tête.

Et soudain il partit d’un éclat de rire.

La stupéfaction se peignit sur le visage deLemm, mais il ne sourit pas ; il se contenta de serrer plusétroitement sur lui les plis de sa robe de chambre.

– Vous ne vous doutez pas, continuaLavretzky, que je m’étais figuré… que j’avais lu dans les journaux…qu’elle n’était plus de ce monde ?

– Ah ! vous avez lu cela ! iln’y a pas si longtemps, n’est-ce pas ? lui demanda Lemm.

– Non, il n’y a pas longtemps.

– Oh ! fit encore le vieillard enrelevant les sourcils ; et elle vient d’arriver ?

– Oui. Elle est chez moi…, et moi… jesuis bien malheureux ! s’écria-t-il.

Et il se mit de nouveau à rire.

– Oui, vous êtes malheureux, répétalentement Lemm.

– Monsieur Lemm, reprit Lavretzky, vouschargeriez-vous de remettre un billet ?

– Hum ! Peut-on savoir àqui ?

– À Lisav…

– Ah ! oui, je comprends. Bien. Etquand faudra-t-il le lui remettre ?

– Demain, aussitôt que possible.

– Hum ! On pourrait envoyerCatherine, ma cuisinière. Non, j’irai moi-même.

– Et vous m’apporterez laréponse ?

– J’apporterai la réponse.

Et le vieillard soupira.

– Oui, mon pauvre jeune ami, reprit-il,vous dites vrai…, vous êtes bien malheureux.

Lavretzky écrivit quelques mots à Lise ;il lui annonçait l’arrivée de sa femme, lui demandait uneentrevue ; puis il se jeta sur un petit canapé, le visagecontre le mur. Quant au vieillard, il se recoucha. Il se tournaitsans cesse dans son lit, toussant et avalant quelques gorgées detisane.

Lorsqu’il fit grand jour, ils se regardèrenttous deux d’un air singulier. Lavretzky, en ce moment, aurait vouluse tuer. Catherine leur apporta du café détestable. Huit heuressonnèrent à la pendule. Lemm prit son chapeau et sortit, en disantqu’il ne donnait habituellement sa leçon chez les Kalitine qu’à dixheures du matin, mais qu’il trouverait un prétexte plausible.Lavretzky se rejeta sur le petit sofa, et, derechef, un rire amersortit de sa poitrine. Il pensait à sa femme qui l’avait chassé desa maison ; il se représentait la position de Lise, et fermaitles yeux en jetant, par un geste désespéré, ses bras au-dessus desa tête.

Enfin Lemm revint, rapportant un chiffon depapier sur lequel Lise avait tracé au crayon ce peu de mots :« Nous ne pouvons nous voir aujourd’hui ; peut-êtredemain soir. Adieu. » Lavretzky remercia Lemm d’un ton bref etdistrait, et retourna chez lui.

Il trouva sa femme déjeunant ; Adda, lescheveux bouclés, en petite robe blanche avec des nœuds bleus,mangeait sa côtelette de mouton. Varvara Pavlowna se leva aussitôt,et s’approcha de lui d’un air soumis. Il la pria de le suivre dansson cabinet, ferma la porte et commença à marcher d’un pas agité.Quant à elle, elle s’assit, croisa modestement ses mains l’une surl’autre, et le suivit du regard. Elle avait encore les yeux fortbeaux, bien que les paupières fussent peintes. Longtemps Lavretzkyne put proférer une parole ; il sentait qu’il n’était pasmaître de lui-même ; il voyait bien que sa femme ne lecraignait nullement, mais qu’elle se préparait à jouer unévanouissement.

– Écoutez-moi, madame, dit-il d’une voixétranglée et en serrant convulsivement les dents : nousn’avons plus à feindre l’un devant l’autre. Je ne crois pas à votrerepentir ; et, même s’il était sincère, revenir à vous etvivre avec vous me serait impossible.

Varvara Pavlowna se mordit les lèvres etplissa sa paupière.

– C’est de la répugnance, se dit-elle,c’en est fait ; pour lui, je ne suis plus même une femme.

– C’est impossible, reprit Lavretzky encroisant son paletot. Je ne sais pourquoi vous m’avez faitl’honneur de venir ici ; probablement, vous n’avez plusd’argent.

– Hélas ! vous m’offensez,murmura-t-elle.

– En fin de compte, madame, pour monmalheur, vous êtes toujours ma femme ; je ne puis donc pasvous chasser de chez moi. Voici ce que je viens vousproposer : vous pouvez, aujourd’hui même, si cela vous plaît,aller demeurer à Lavriki. Vous le savez, la maison est jolie ;vous y aurez tout ce qui vous sera nécessaire en sus de votrepension… consentez-vous ?

Varvara Pavlowna porta à ses yeux son mouchoirbrodé.

– Je vous ai déjà dit, fit-elle la lèvretremblante, que je consens à tout ce qu’il vous conviendra dem’imposer. Mais, pour cette fois, vous me permettez du moins devous remercier pour votre extrême générosité.

– Trêve de remercîments, je vous ensupplie, dit-il avec impatience. Ainsi, dit Lavretzky en serapprochant de la porte, je puis compter…

– Dès demain, je serai à Lavriki,répondit Varvara Pavlowna en se levant respectueusement de sonfauteuil. Mais, Fédor Ivanowitch (elle ne disait plus Théodore),que voulez-vous ? je sais que je n’ai point encore mérité monpardon… puis-je du moins espérer qu’avec le temps…

– Eh ! mon Dieu, Varvara Pavlowna,interrompit-il, vous êtes une femme d’esprit, mais moi non plus, jene suis pas un imbécile. Je le sais, mon pardon vous estparfaitement indifférent. Je vous ai pardonné depuis longtemps,mais il y a entre nous un abîme.

– Je saurai me soumettre, répliqua-t-elleen baissant la tête. Je n’ai point oublié ma faute ; jen’aurais même pas été surprise que la nouvelle de ma mort vous eûtfait plaisir, dit-elle avec douceur, en montrant de la main lenuméro du journal que Lavretzky avait oublié sur la table.

Lavretzky tressaillit : le feuilletonétait marqué au crayon. Varvara Pavlowna le regarda d’un air encoreplus humble. Elle était très-belle en ce moment. Sa robe grisedessinait admirablement sa taille flexible, une taille de jeunefille ; son cou mince et délicat, encadré dans un petit colbien blanc, sa poitrine soulevée par une respiration régulière,aisée, ses bras sans bracelets, ses mains sans bagues, toute sapersonne, enfin, depuis les cheveux ondés jusqu’au bout de labottine qu’elle laissait voir, tout en elle trahissait un artexquis. Lavretzky l’enveloppa d’un regard de haine, il eutgrand’peine à se retenir de crier brava ! à cettecomédienne. Il se sentait capable de l’assommer sur place. Ilsortit. Une heure après, il courait sur la route de Wassiliewskoé,et deux heures ne s’étaient pas écoulées que Varvara Pavlowna,s’étant fait amener le meilleur équipage de l’endroit, mit unsimple chapeau de paille à voilette noire, un mantelet bien simple,confia Adda aux soins de Justine et se fit conduire à la maison desKalitine. En questionnant les gens de la maison, elle apprit queson mari y allait tous les jours.

XXXVII

Le jour de l’arrivée de madame Lavretzky dansla ville d’O*** fut un triste jour pour son mari, un jour bienpénible pour Lise. Avant qu’elle n’eût encore salué sa mère, elleentendit le galop d’un cheval, et vit avec un secret effroiPanchine qui entrait dans la cour.

« Il vient de si bonne heure,pensa-t-elle, pour avoir une explication définitive. » Et ellene se trompait point : après être resté quelques instants dansle salon, il lui fit la proposition de venir avec lui dans lejardin, et là il demanda une réponse explicite. Lise prit son grandcourage et lui déclara qu’elle ne pouvait pas l’épouser. Ill’écouta jusqu’au bout, en l’examinant à la dérobée, et enfonçantson chapeau sur les yeux, il lui demanda poliment, mais enchangeant de ton, si c’était une décision irrévocable, et silui-même n’avait pas fourni involontairement l’occasion d’un pareilchangement dans ses idées. Puis, portant sa main à ses yeux, ilpoussa un profond soupir et retira sa main.

– Je n’ai point voulu suivre le cheminbattu, dit-il d’une voix sourde ; j’ai voulu trouver unecompagne suivant le penchant de mon cœur. – Mais il semble que celasoit impossible ! Adieu, mes rêves !

Il salua jusqu’à terre et rentra dans lamaison.

Lise comptait le voir partir sur-le-champ,mais il alla chez Maria Dmitriévna, et resta près d’une heure chezelle. En sortant, il dit à Lise :

– Votre mère vous appelle ; adieu àjamais !

Il s’élança sur son cheval et partit ventre àterre. Lise trouva sa mère en larmes ; Panchine lui avaitappris son malheur.

– Tu veux donc me faire mourir ? ditla pauvre veuve pour commencer ses doléances. À quoi songes-tudonc ? Pourquoi le refuser ? N’est-il pas un excellentparti pour toi ? Il est gentilhomme de la Chambre, il n’estpoint intéressé ; à Pétersbourg, il pourrait épouser unedemoiselle d’honneur. Et moi qui espérais de toute mon âme… Mais,dis-moi donc, depuis quand es-tu changée à son égard. Ce sinistrenuage n’a point éclaté de lui-même ? quel vent l’apoussé ? Serait-ce par hasard ce nigaud ?… Un joliconseiller que tu as trouvé là. Et lui, l’excellent jeune homme,comme il est respectueux dans sa douleur et plein dedélicatesse ! Il a promis de ne pas m’abandonner !Ah ! je le sens, je ne pourrai le supporter. Je commence àavoir horriblement mal à la tête !… Envoie-moi ma femme dechambre. Tu me tueras si tu ne reviens pas à d’autres sentiments,entends-tu ?

Après lui avoir dit deux ou trois fois qu’elleétait une ingrate, elle la congédia. Lise regagna sa chambre, maiselle n’avait pas encore eu le temps de se remettre de sonexplication avec Panchine et avec sa mère, lorsqu’un nouvel orageéclata sur sa tête, et il venait du côté où elle l’attendait lemoins. Marpha Timoféevna entra dans sa chambre et rejeta la portederrière elle. La figure de la vieille dame était pâle, son bonnetde travers ; ses yeux brillaient, ses mains et ses lèvrestremblaient. Lise resta atterrée ; jamais elle n’avait vu satante, cette femme si spirituelle et si raisonnable, dans unsemblable état.

– Très-bien, mademoiselle, dit-elle d’unevoix entrecoupée et tremblante, très-bien, mademoiselle. Où as-tuappris cela ?… Donne-moi donc de l’eau, je ne puis parler.

– Calmez-vous, ma tante,qu’avez-vous ? lui dit Lise en lui présentant un verred’eau ; mais vous-même vous n’aimiez pas M. Panchine.

Marpha Timoféevna posa le verre.

– Je ne puis boire, dit-elle, jebriserais mes dernières dents ! Il est bien question dePanchine ! Pourquoi parler de Panchine ? dis-moi plutôtqui t’a appris à donner la nuit des rendez-vous, hein !

Lise pâlit.

– N’essaye pas de nier : la petiteSchourotschka a tout vu, m’a tout raconté. Je lui ai défendu debavarder, mais elle ne ment pas.

– Je ne m’en défends pas, ma tante,répondit Lise d’une voix à peine intelligible.

– Ah ! c’est donc ainsi : tului as donné un rendez-vous à ce vicieux pécheur, à ce vieilhypocrite ?

– Non !

– Comment, non ?

– Je suis descendue dans le salon pourprendre un livre ; il était au jardin et m’a appelée.

– Et tu y es allée ? C’estadmirable ! Mais tu l’aimes donc ?

– Oui, répondit Lise d’une voixéteinte.

– Mon Dieu, elle l’aime !

Marpha Timoféevna arracha son bonnet.

– Elle l’aime, un homme marié !ah ! elle l’aime !

– Il m’avait dit…, commença Lise.

– Que t’a-t-il dit, ce beaumonsieur ?

– Il m’a dit que sa femme étaitmorte.

Marpha Timoféevna se signa.

– Que Dieu veuille avoir son âme,murmura-t-elle ; c’était une petite femme bien nulle. Maisn’en disons pas de mal. Ainsi il est veuf. Allons, je le vois, ilest capable de tout : il a fait mourir une femme, et il lui enfaut déjà une autre ; avec ses airs de sainte nitouche !Sais-tu bien, ma chère, qu’au temps où j’étais jeune une pareilleconduite se payait cher ? Ne te fâche pas contre moi, monenfant : il n’y a que les imbéciles qui se fâchent contre lavérité. Je lui ai fait refuser ma porte aujourd’hui. Je l’aime,mais jamais je ne lui pardonnerai ce qu’il a fait. Tiens, tiens, ilest veuf ! Donne-moi donc de l’eau… Et quant à avoir renvoyéPanchine avec un pied de nez, je t’en estime davantage ; maisseulement, je t’en prie, ne reste pas à causer la nuit avec cetterace de bouc ! Ne cherche pas à me désarmer, tu n’y réussiraspas : car je ne sais pas seulement caresser, je sais aussimordre ! Tiens ! il est veuf.

Marpha Timoféevna sortit, et Lise s’assit dansun coin et se mit à pleurer ; son âme se gonflaitd’amertume ; elle ne méritait pas une si grande humiliation.Pour elle, l’amour ne s’annonçait pas sous de joyeux auspices.Depuis la soirée de la veille, elle pleurait pour la seconde fois.Ce sentiment nouveau avait à peine eu le temps d’éclore dans soncœur, et déjà elle l’avait chèrement payé. Un regard étrangeravait, sans ménagement, pénétré le mystère de sa vie intime. Elleavait honte, elle souffrait amèrement, mais elle n’avait ni douteni crainte, et Lavretzky ne lui en était que plus cher. Naguère,elle était pleine d’hésitation au milieu des idées diverses dontelle était assaillie, et elle ne se comprenait pas elle-même. Maisaprès cette entrevue de la nuit, après ce baiser, elle ne pouvaitplus douter, elle sentait qu’elle aimait, et elle se mit à aimerd’un cœur droit et sérieux : elle se donna pour toute sa vieet de toute son âme. Elle ne craignait plus les menaces, ellesentait qu’aucune violence ne saurait briser les liens qu’elleavait formés.

XXXVIII

Maria Dmitriévna fut bien troublée quand onvint lui annoncer la visite de madame Lavretzky. Elle ne savaitmême pas si elle devait la recevoir ; elle craignaitd’offenser Fédor Ivanowitch. Enfin, la curiosité prit le dessus.« Au bout du compte, pensa-t-elle, elle est ma parente. »Et, s’enfonçant dans son grand fauteuil, elle dit au domestique defaire entrer. Quelques minutes après, la porte s’ouvrait. VarvaraPavlowna s’approcha d’elle d’un pas rapide et léger, et, sans luidonner le temps de se lever de son fauteuil, elle s’inclina presquejusqu’à ses pieds.

– Merci, merci, ma tante, dit-elle enrusse d’une voix douce et émue, merci ! Je ne comptais pas surtant d’indulgence ; vous êtes bonne comme un ange.

En prononçant ces paroles, Varvara Pavlownasaisit soudain la main de Maria Dmitriévna, et, en la serrantlégèrement entre ses gants Jouvin, couleur gris-perle, elle laporta à ses lèvres vermeilles. Maria Dmitriévna perdit complétementla tête en voyant à ses pieds une femme aussi belle et aussi bienmise. Elle ne savait plus ce qu’elle avait à faire ; elleaurait voulu retirer sa main, elle aurait voulu la faire asseoir,elle aurait voulu lui dire enfin quelque chose de bienveillant, etfinit par se soulever et la baiser sur son front lisse et parfumé.Madame Lavretzky s’épanouit sous ce baiser.

– Bonjour, bonjour, dit MariaDmitriévna ; certainement, je ne m’attendais pas… je necroyais pas… enfin, je suis contente de vous voir ; vouscomprenez…, je ne puis être juge entre mari et femme…

– Mon mari a raison en tout, interrompitVarvara ; seule, je suis coupable.

– Ce sont là des sentiments bienlouables, ma chère nièce, dit Maria Dmitriévna, très-louables…Êtes-vous arrivée depuis longtemps ? l’avez-vous vu ?Mais, asseyez-vous donc, je vous prie.

– Je suis arrivée seulement depuis hier,répondit Varvara Pavlowna en s’asseyant humblement sur le bord dela chaise ; j’ai vu mon mari, je lui ai parlé.

– Ah ! vous lui avez parlé ; ehbien, qu’a-t-il dit ?

– Je craignais que mon arrivée siimprévue n’éveillât sa colère ; mais il ne m’a pas repoussée…c’est-à-dire… il n’a pas…

– Je comprends, dit tout bas MariaDmitriévna : il est un peu bourru, mais son cœur est bon…

– Fédor Ivanowitch ne m’a pointpardonné ; il n’a pas voulu m’entendre… mais il a été assezbon pour me fixer Lavriki comme habitation.

– Ah ! vraiment ! c’est un beaudomaine.

– Dès demain je vais m’y établir, pour meconformer à sa volonté ; mais j’ai cru de mon devoir, avanttout, de me présenter chez vous.

– Je vous en suis très-reconnaissante, machère, il ne faut jamais oublier ses parents. Je m’étonne,savez-vous, que vous parliez encore si bien le russe ! C’estétonnant.

Varvara Pavlowna poussa un soupir.

– Je suis restée trop longtemps àl’étranger, je le sais ; mais mon cœur, croyez-le bien, estresté toujours russe, et je n’ai pas oublié ma patrie.

– C’est bien, très-bien. Cela vaut mieuxque toute chose… Et puis, croyez à ma vieille expérience, la patrieavant tout… Ah ! quelle jolie mantille vous avez là !Montrez-la-moi, de grâce.

– Elle vous plaît ?

Et Varvara Pavlowna l’ôta précipitamment deses épaules.

– Elle est très-simple, de chez madameBaudran.

– On le voit tout de suite ! De chezmadame Baudran ! Comme elle est jolie, et quel goût ! Jesuis sûre que vous avez apporté avec vous une foule de chosesravissantes ; comme je voudrais les voir !

– Toute ma toilette est à votre service,chère tante ; si vous voulez, je puis montrer différenteschoses nouvelles à votre femme de chambre ; la mienne est deParis et excellente ouvrière.

– Vous êtes trop bonne, ma chère, maisvraiment j’ai conscience.

– Conscience… ! répéta d’un ton dereproche Varvara Pavlowna. Voulez-vous me rendre heureuse ?Disposez de moi comme il vous plaira.

Maria Dmitriévna s’épanouit.

– Vous êtes charmante, luidit-elle ; mais pourquoi donc n’ôtez-vous pas vos gants etvotre chapeau ?

– Quoi ! vous permettriez… ?dit-elle en joignant les mains.

– Certainement ; vous dînez avecnous, j’espère… Je… je vous ferai faire connaissance avec mafille…

Maria Dmitriévna dit cela en se troublant unpeu. Puis elle en prit son parti, et elle ajouta :

– Ma fille n’est pas très-bienaujourd’hui, vous l’excuserez.

– Oh ! ma tante, comme vous êtesbonne ! s’écria Varvara Pavlowna en portant son mouchoir à sesyeux.

Le petit cosaque annonça M. Guédéonofski.Le vieux bavard entra en souriant et en faisant de grands saluts àdroite et à gauche. Maria Dmitriévna le présenta à madameLavretzky. Il fut d’abord très-embarrassé ; mais VarvaraPavlowna prit avec lui des airs de coquetterie respectueuse, quilui firent monter le rouge jusqu’aux oreilles ; dès lors lescommérages et les amabilités coulèrent de source. Varvara Pavlownal’écoutait en retenant un sourire, et petit à petit elle prit partà la conversation. Elle parla modestement de Paris, de ses voyagesde Baden, fit rire deux ou trois fois Maria Dmitriévna, et chaquefois se reprit en soupirant, comme si elle se reprochait uneintempestive gaieté ! Elle demanda la permission d’amenerAdda ; et ayant ôté ses gants, elle montrait de ses doigtseffilés où l’on portait maintenant les volants sur les robes, lesruches, les choux, etc., etc. Elle promit d’apporter un flacon deparfum nouveau, essence Victoria, et se réjouit comme uneenfant, quand Maria Dmitriévna consentit à accepter ce petitprésent. Elle versa quelques larmes en racontant le sentimentdélicieux avec lequel elle avait entendu le son des clochesrusses ! Il l’avait remuée jusqu’au fond du cœur.

En ce moment Lise entra.

Depuis le matin, depuis l’instant où, touteglacée d’effroi, elle avait lu la lettre de Lavretzky, Lise sepréparait à cette entrevue : elle pressentait qu’elle devaitla voir ; elle résolut de ne pas l’éviter, afin dechâtier ses espérances criminelles, comme elle les nommait. Ellesentait que sa vie était brisée ; en moins de deux heures sestraits s’étaient amaigris, mais elle n’avait pas versé une larme. –« Je l’ai mérité, pensait-elle en refoulant avec effort dessentiments amers et méchants qui l’effrayaient elle-même. Il fautque j’y aille ! » se dit-elle, dès qu’elle appritl’arrivée de madame Lavretzky. Elle resta longtemps devant la portedu salon avant de se décider à l’ouvrir. Enfin elle franchit leseuil en se disant : « Je suis coupable devant cettefemme. » – Elle s’efforça de la regarder en face et de luisourire. Varvara Pavlowna ne l’eut pas plutôt aperçue, qu’elle seporta à sa rencontre, et s’inclina légèrement devant elle d’un airpoli, mais avec une sorte de respect.

– Permettez-moi de me recommander à vous,dit-elle d’une voix insinuante ; votre maman m’a traitée avectant d’indulgence, que j’espère que vous aussi vous serez bonnepour moi.

L’expression du visage de Varvara Pavlowna, enprononçant ces paroles, son sourire faux, son regard froid etdoucereux, les mouvements de ses mains et de ses épaules, sa robemême et tout son être éveillaient chez Lise un tel sentiment derépulsion, qu’elle ne put rien répondre, et dut rassembler toutesses forces pour lui tendre la main.

– Cette belle demoiselle me méprise, sedit madame Lavretzky en serrant avec force les doigts glacés deLise.

Et se tournant vers Maria Dmitriévna, elle luidit à mi-voix :

– Elle est vraiment délicieuse !

Lise rougit légèrement ; elle sentaitl’ironie et l’insolence dans la louange, mais elle était décidée àrésister à ses impressions ; elle s’approcha de la fenêtre, etse mit à son métier à tapisserie. Varvara Pavlowna était résolue àne pas lui laisser de trêve ; elle s’approcha d’elle, faisantl’éloge de son goût et de son habileté. Le cœur de Lise battaitfort et douloureusement ; elle put à peine se maîtriser etrester à sa place. Il lui semblait que Varvara Pavlowna savait toutet la tournait sournoisement en ridicule. Heureusement,M. Guédéonofski interpella Varvara Pavlowna, et détourna ainsil’attention générale. Lise se plia sur son ouvrage, et se mit àobserver madame Lavretzky à la dérobée : « Et il a aimécette femme ! » se disait-elle.

Elle s’efforça pourtant de chasser Théodore desa pensée. Elle craignait de perdre l’empire qu’elle avaitjusque-là conservé sur elle-même, elle sentait sa têtes’égarer.

Maria Dmitriévna parla musique.

– J’ai entendu dire, ma chère nièce, quevous étiez une véritable artiste.

– Il y a longtemps que je n’ai rien joué,répondit Varvara Pavlowna en se mettant aussitôt au piano, et enfaisant courir ses doigts rapides sur les touches.Ordonnez-vous ?

– Je vous en prie !

Varvara Pavlowna joua en maître une étudebrillante et difficile de Hertz. Elle avait beaucoup de force etd’agilité.

– Sylphide ! s’écriaGuédéonofski.

– Admirable ! extraordinaire !ajouta Maria Dmitriévna. Je vous l’avoue, Varvara Pavlowna,continua-t-elle en l’appelant pour la première fois par son nom,vous m’étonnez ; vous pourriez donner des concerts. Nous avonsici un musicien, un vieil Allemand, un original, mais un homme fortinstruit : il donne des leçons à Lise. Celui-là deviendra fouen vous écoutant.

– Mademoiselle Lise est aussimusicienne ? demanda Varvara Pavlowna en tournant légèrementla tête vers elle.

– Oui, elle ne joue pas mal, et elle aimela musique ; mais qu’est-ce que cela en comparaison de votretalent ? Nous avons encore ici un jeune homme ; il fautque vous fassiez sa connaissance. C’est un artiste dansl’âme ; il compose même très-joliment. Celui-là saura vousapprécier.

– Un jeune homme ! un artiste !quelque pauvre musicien sans doute ?

– Mon Dieu ! non, c’est un de nospremiers élégants, et non-seulement dans notre ville, mais àPétersbourg ; il est gentilhomme de la chambre, reçu dans lameilleure société ; vous avez sûrement entendu parler delui ? M. Panchine est ici en mission du gouvernement.Oh ! c’est un ministre en herbe.

– Est-il artiste ?

– Artiste dans l’âme, vous dis-je ;et si aimable ! Vous le verrez. Il vient chez nous souvent. Jel’ai engagé pour ce soir. Ah ! j’espère qu’il viendra !ajouta-t-elle en appuyant sur la phrase avec un léger soupir et unsourire plein d’amertume.

Lise comprit le sens de ce sourire ; maiselle était trop préoccupée d’autre chose pour y prêter grandeattention.

– Et il est jeune ? dit VarvaraPavlowna en modulant légèrement.

– Vingt-huit ans, et d’un extérieurcharmant ; un jeune homme accompli.

– On peut dire un jeune homme modèle,ajouta M. Guédéonofski.

Varvara Pavlowna se mit à jouer tout à coupune valse bruyante de Strauss, qui commençait par un trille sirapide que Guédéonofski en tressaillit. Au beau milieu de la valse,elle passa tout à coup à un motif triste, mélancolique, et finitpar l’air de la Lucia, Fra poco ; elle venait decomprendre que la musique gaie ne convenait pas à sa position.L’air de Lucia, dont elle accentuait vivement les notesmineures, toucha infiniment Maria Dmitriévna.

– Quelle âme ! dit-elle tout bas àGuédéonofski.

– Sylphide ! sylphide ! répétacelui-ci en levant les yeux au ciel.

Vint l’heure du dîner. Marpha Timoféevnadescendit lorsque la soupe était déjà servie. Elle reçut madameLavretzky très-sèchement, ne répondit qu’à demi-mots à sesamabilités, et ne fit plus attention à elle. Varvara Pavlownacomprit bientôt qu’elle ne pourrait rien sur cette vieille et cessade s’en occuper. Maria Dmitriévna, au contraire, redoubla deprévenances pour sa nièce ; l’impolitesse de sa tante lacontrariait. Du reste, Marpha Timoféevna ne boudait pas seulementVarvara Pavlowna, elle tenait aussi rigueur à Lise. Les yeuxanimés, elle restait roide comme une pierre, pâle, jaune, leslèvres serrées, et ne mangeait pas. Lise semblait calme ; toutsentiment l’avait abandonnée ; l’inertie du condamné étaitentrée dans son cœur.

À dîner, Varvara Pavlowna parla peu ;elle semblait émue, et ses traits respiraient une mélancoliemodeste. Seul, Guédéonofski animait un peu la conversation par sesanecdotes, quoique de temps en temps il regardât d’un air craintifMaria Dmitriévna en toussant de cette toux embarrassée qui luiarrivait toujours lorsque en sa présence il se permettait unmensonge. Cette fois, elle le laissait dire. Après le dîner, ondécouvrit que Varvara Pavlowna aimait passionnément à jouer à lapréférence. Cela plut tellement à Maria Dmitriévna, et elle en futsi touchée qu’elle se dit à part soi : Quel imbécile doit êtrece Fédor Ivanowitch, pour n’avoir pas su apprécier une femme commecelle-là !

Elle vint donc s’asseoir à la table de jeu oùétait déjà placé Guédéonofski ; et Marpha Timoféevna emmenaLise chez elle, en lui disant qu’elle n’avait pas figure humaine,et qu’elle devait avoir bien mal à la tête.

– Oui, oui, elle a bien mal à la tête,dit Maria Dmitriévna en se tournant vers madame Lavretzky, et enroulant ses yeux ; j’ai souvent aussi d’horribles migrainesqui…

– Vraiment ! dit VarvaraPavlowna.

Lise entra dans la chambre de sa tante et, àbout de force, elle s’affaissa sur une chaise. Marpha Timoféevna lacontempla longtemps en silence. Puis elle s’agenouilla devant elle,et se mit, toujours silencieusement, à lui baiser alternativementles deux mains. Lise s’inclina vers elle, rougit et fondit enlarmes. Mais elle ne releva pas Marpha Timoféevna, elle ne retirapas ses mains ; elle sentait qu’elle n’avait pas le droit deles retirer, qu’elle n’avait pas le droit d’empêcher la pauvrevieille de lui exprimer son repentir, son affection, de luidemander pardon pour ses paroles de la veille ; et MarphaTimoféevna ne pouvait se lasser de baiser ses petites mains sipâles et si faibles. Toutes deux pleuraient sans rien dire ;le chat Matros ronflait dans un large fauteuil, à côté d’un tricotinterrompu ; la flamme allongée de la lampe qui brûlait devantl’image vacillait à peine, et, blottie derrière la porte de lachambre voisine, Nastasia Carpovna, tenant en main un mouchoir decotonnade à carreau roulé en pelote, s’essuyait les yeux à ladérobée.

XXXIX

Pendant ce temps, en bas, au salon, on jouaità la préférence. Maria Dmitriévna gagnait, et était de bonnehumeur. Un domestique entra et annonça Panchine. Maria Dmitriévnalaissa tomber les cartes et s’agita sur son fauteuil ; VarvaraPavlowna la regarda d’un air moqueur, puis dirigea ses regards versla porte. Panchine parut ; il avait un frac noir boutonnéjusqu’en haut, et un grand faux col anglais.

« Il m’en a coûté ; mais, vousvoyez, je suis venu. » Voilà ce qu’exprimait son visage raséde frais et sans l’ombre d’un sourire.

– Que vous arrive-t-il, Voldemar ?s’écria Maria Dmitriévna, jusqu’à présent, vous entriez sans vousfaire annoncer.

Panchine ne lui répondit que par un regard, lasalua respectueusement, mais ne lui baisa pas la main. Elle leprésenta à Varvara Pavlowna ; il recula d’un pas, salua cettedernière avec une égale politesse, mais avec une nuance de grâce etde respect de plus, et vint s’asseoir à la table de jeu.

La partie de préférence se termina bientôt.Panchine demanda des nouvelles de Lisaveta Michailovna ; ilapprit qu’elle était souffrante. Il en témoigna du regret ;ensuite il se mit à causer avec Varvara Pavlowna, pesantdiplomatiquement sur les mots et accentuant chaque parole, écoutantavec déférence ses réponses jusqu’au bout.

Mais la gravité de son ton diplomatique étaitsans effet sur Varvara Pavlowna. Elle le regardait en face,gaiement attentive, parlait avec aisance, tandis qu’un rirecombattu semblait crisper ses narines délicates. Maria Dmitriévnacommença par porter aux nues le talent de la jeune femme. Panchineinclina poliment la tête, autant du moins que le lui permettait soncol empesé, disant « qu’il en était à l’avanceconvaincu, » et entama une conversation où il alla presquejusqu’à parler de M. de Metternich.

Varvara Pavlowna ferma à demi ses yeux develours, et dit à voix basse :

– Mais vous aussi, vous êtes artiste.

Puis elle ajouta plus bas encore :

– Venez !

Et elle indiqua le piano d’un mouvement detête.

Cette seule parole, tombée de seslèvres : « Venez ! » changea en un moment,comme par magie, toute la manière d’être de Panchine. Son airsoucieux disparut ; il sourit, s’anima, déboutonna sonfrac :

– Moi, un artiste, hélas !dit-il ; mais vous, à ce que l’on dit, vous êtes une artistevéritable.

Et il suivit Varvara Pavlowna au piano.

– Faites-lui chanter sa romance à lalune ! s’écria Maria Dmitriévna.

– Vous chantez ? demanda VarvaraPavlowna, en jetant sur lui un regard lumineux et rapide.Asseyez-vous.

Panchine voulut s’en défendre.

– Asseyez-vous, répéta-t-elle en frappantimpérieusement sur le dossier de la chaise.

Il s’assit, toussa, écarta son col, et chantasa romance.

– Charmant ! murmura VarvaraPavlowna. – Vous chantez très-bien ; vous avez du style. –Recommencez.

Elle fit le tour du piano et se plaça juste enface de Panchine. Il répéta la romance en imprimant à sa voix unevibration déclamatoire. Varvara Pavlowna, accoudée sur le piano ettenant ses blanches mains à la hauteur de ses lèvres, le regardaitfixement. Panchine cessa de chanter.

– Charmant ! charmante idée !dit-elle avec la tranquille assurance d’un connaisseur. Dites,avez-vous écrit quelque chose pour voix de femme, pourmezzo-soprano ?

– Je n’écris presque rien, réponditPanchine. Je ne le fais qu’en passant, dans mes moments perdus…Mais vous, chantez-vous ?

– Oui, je chante.

– Oh ! chantez-nous quelquechose ! s’écria Maria Dmitriévna.

Varvara Pavlowna rejeta la tête en arrière,et, avec la main, écarta ses cheveux de ses joues qui s’étaientcolorées.

– Nos voix doivent bien aller ensemble,dit-elle en se retournant vers Panchine. – Chantons un duo.Connaissez-vous Son geloso, ou bien La ci darem lamano, ou Mira la bianca luna ?

– Je chantais autrefois Mirala bianca luna, répondit Panchine, – mais il y a longtemps decela ; je l’ai oublié.

– Cela ne fait rien ; nous lerépéterons à mi-voix. Laissez-moi m’asseoir.

Varvara Pavlowna se mit au piano. Panchine seplaça à côté d’elle. Ils chantèrent le duo tout bas ; VarvaraPavlowna le reprit à divers endroits, puis ils le chantèrent haut,puis ils le répétèrent encore deux fois : Mira la biancalu… n… na. Varvara Pavlowna n’avait plus la voix fraîche, maiselle savait la manier avec beaucoup d’art. Panchine fut d’abordintimidé ; ses intonations étaient fausses ; il pritbientôt son courage à deux mains, et s’il ne chanta pas d’unemanière irréprochable, au moins il remuait les épaules, balançaittout son corps, et levait de temps en temps la main comme un vraichanteur. Varvara Pavlowna joua deux ou trois petits morceaux deThalberg, et dit d’un air coquet une romance française.Maria Dmitriévna ne savait plus comment exprimer sasatisfaction ; elle voulut plus d’une fois envoyer chercherLise ; de son côté, Guédéonofski ne trouvait pas de parole etbranlait seulement la tête ; – mais, tout à coup, il bâilla àl’improviste, et eut à peine le temps de mettre la main sur sabouche. Ce bâillement n’échappa point à Varvara Pavlowna ;elle tourna aussitôt le dos au piano, en ajoutant :

– Assez de musique comme cela ;causons.

Elle croisa les mains.

– Oui, assez de musique, répéta gaiementPanchine.

Et il entama avec elle, en français, uneconversation alerte et légère.

– On se croirait dans un salon parisien,se disait Maria Dmitriévna, en écoutant leur conversation pleine definesse et de détours.

Panchine était dans la jubilation, ses yeuxbrillaient, ses lèvres souriaient. D’abord, quand il rencontrait leregard de Maria Dmitriévna, il passait la main sur son visage,fronçait le sourcil, et poussait de gros soupirs ; maisbientôt il oublia tout à fait son rôle et s’abandonna sans réserveau plaisir d’une causerie moitié mondaine, moitié artistique.Varvara Pavlowna se montra philosophe accomplie : elle avaitréponse à tout ; rien ne l’embarrassait et elle ne doutait derien ; il était facile de voir qu’elle avait causé souvent etbeaucoup avec des hommes d’esprit de nature différente. Paris étaitle pivot de toutes ses pensées, de tous ses sentiments. Panchineamena la conversation sur la littérature : il se trouvaqu’elle-même, aussi bien que lui, n’avait lu que des ouvragesfrançais : George Sand lui inspirait de l’indignation ;elle admirait Balzac tout en le trouvant fatigant ; dansEugène Sue et Scribe elle voyait des connaisseurs profondémenthumains ; elle adorait Dumas et Féval ; dans son forintérieur, elle préférait à tous Paul de Kock, mais il va sans direqu’elle ne prononça pas même son nom. À dire vrai, la littératurel’intéressait médiocrement. Varvara Pavlowna évitait avec soin toutce qui pouvait même de loin rappeler sa position ; il n’étaitpas le moins du monde question d’amour dans tout ce qu’elledisait ; au contraire, ses discours respiraient plutôt uncertain rigorisme pour les entraînements du cœur, et marquaient ledésenchantement et la modestie. Panchine la réfutait ; elletenait bon… Mais, chose étrange ! pendant qu’elle laissaittomber de ses lèvres des paroles de blâme, souvent impitoyables, leson même de sa voix était caressant et tendre, et ses yeuxsemblaient dire… Ce que disaient précisément ses beaux yeux, ilaurait été difficile de le définir, mais leur langage doux et voilén’avait rien de sévère. Panchine s’efforçait d’en pénétrer le sensintime, il s’efforçait aussi de faire parler ses regards ;mais il sentait son impuissance ; il avait conscience del’avantage qu’avait sur lui Varvara Pavlowna, cette lionne venue del’étranger, cette quasi Parisienne, et devant elle il ne se sentaitpas tout à fait maître de lui-même. Varvara Pavlowna avaitl’habitude, tout en causant, d’effleurer légèrement la manched’habit de son interlocuteur ; ces attouchements momentanéstroublaient beaucoup Vladimir Nicolaewitch. Varvara Pavlownapossédait l’art d’être bientôt à son aise avec tout le monde ;il ne s’était pas passé deux heures, qu’il semblait déjà à Panchinela connaître depuis une éternité, tandis que Lise, cette même Lisequ’il aimait cependant encore, dont il avait demandé la main laveille, Lise restait pour lui dans l’éloignement et semblait seperdre dans un brouillard. On servit le thé. La conversation pritun tour encore plus intime. Maria Dmitriévna sonna le petitcosaque, et lui ordonna de dire à Lise qu’elle descendît au salon,si sa migraine était dissipée. Au nom de Lise, Panchine se mit àdiscourir sur l’abnégation et le sacrifice, et à débattre cettequestion : Qui en est plus capable de l’homme ou de lafemme ? Maria Dmitriévna prit feu aussitôt, affirma que lafemme en était certes plus capable, déclara qu’elle le prouveraiten deux mots, s’embrouilla, et après avoir hasardé une comparaisonassez malheureuse, finit par se taire. Varvara Pavlowna prit uncahier de musique, s’en couvrit à moitié le visage, et se tournantvers Panchine, lui dit à demi-voix, un doux sourire sur les lèvreset dans les yeux, tout en grignotant un biscuit :

– Elle n’a pas inventé la poudre, labonne dame.

Panchine fut un peu surpris et effrayé de lahardiesse de Varvara Pavlowna, mais il ne comprit point combiencette réflexion inattendue trahissait de mépris pourlui-même ; et, oubliant les caresses et l’attachement de MariaDmitriévna, oubliant les dîners qu’elle lui avait offerts, l’argentqu’elle lui avait prêté en secret, il répondit, lemalheureux ! avec un accent et un souriresemblables :

« Je crois bien ! » et pas même« je crois bien ! » mais – « j’croisben ! »

Varvara Pavlowna lui jeta un regard amical etse leva. Lise parut ; Marpha Timoféevna avait en vain essayéde la retenir ; la jeune fille voulait endurer l’épreuvejusqu’au bout. Varvara Pavlowna alla à sa rencontre ainsi quePanchine, dont la figure reprit aussitôt sa première expressiondiplomatique.

– Comment va votre santé ?demanda-t-il à Lise.

– Je vais mieux à présent ; merci,répondit-elle.

– Nous autres, nous avons fait un peu demusique ; il est fâcheux que vous n’ayez pas entendu madameLavretzky. Elle chante admirablement bien, en artisteconsommée.

– Venez ici ! s’écria MariaDmitriévna.

Varvara Pavlowna se leva aussitôt avec lasoumission d’un enfant, et s’assit à ses pieds sur un petittabouret. Maria Dmitriévna ne l’appelait que pour faciliter àPanchine un court entretien avec Lise : elle espérait encoreque sa fille se raviserait. Il lui vint de plus une idée en tête,qu’elle voulut tout aussitôt réaliser.

– Savez-vous, dit-elle tout bas à VarvaraPavlowna, je veux essayer de vous réconcilier avec votremari ; je ne réponds point du succès, mais j’essayerai. Voussavez qu’il a beaucoup d’estime pour moi.

Varvara Pavlowna leva lentement les yeux surMaria Dmitriévna et croisa les bras avec grâce.

– Vous êtes mon sauveur, ma tante,dit-elle d’une voix triste : je ne sais comment vous remercierde toutes vos bontés ; mais je suis trop coupable devantThéodore Ivanowitch, il ne peut me pardonner.

– Mais… est-ce qu’en effet… ?commença à dire Maria Dmitriévna avec un accent de curiosité.

– Ne me demandez rien, interrompitVarvara Pavlowna en baissant les yeux. J’ai été jeune,inconsidérée… Du reste, je ne veux pas me justifier.

– Cependant, pourquoi ne pasessayer ? Ne vous désespérez pas, répliqua MariaDmitriévna.

Et elle voulut lui donner une petite tape surla joue ; mais, jetant un regard sur ses traits, elle futintimidée.

« Toute modeste qu’elle est,pensa-t-elle, c’est toujours une lionne. »

– Êtes-vous malade ? disait pendantce temps-là Panchine à Lise.

– Oui ; je ne me porte pas bien.

– Je vous comprends, dit-il après unassez long silence. – Oui, je vous comprends.

– Que voulez-vous dire ?

– Je vous comprends, répéta avec emphasePanchine, qui ne savait trop que dire.

Lise se troubla un moment, mais elle ne tardapas à prendre vaillamment son parti.

Panchine affectait un air mystérieux ; ilse tut en se détournant et en prenant une contenance grave.

– Il me semble toutefois qu’il est déjàonze heures, observa Maria Dmitriévna.

La société comprit et commença à faire sesadieux.

Varvara Pavlowna fut obligée de promettrequ’elle viendrait dîner le lendemain, et qu’elle amènerait avecelle Adda ; Guédéonofski, qui avait failli s’endormir, assisdans son coin, s’offrit pour la reconduire chez elle.

Panchine salua tout le monde avec des façonstoutes solennelles. Mais se trouvant sur le perron et mettantVarvara Pavlowna en voiture, il lui serra la main, et lui dit denouveau :

– Au revoir.

Guédéonofski avait pris place à côtéd’elle ; pendant toute la route, elle s’amusa à mettre commepar hasard le bout de son petit pied sur celui de son voisin ;il s’embarrassait, il se confondait en compliments : ellesouriait coquettement, et l’agaçait du regard quand le reflet duréverbère de la rue pénétrait dans la voiture.

La valse qu’elle venait de jouer tournoyaitencore dans sa tête, et la préoccupait. Quel que fût l’endroit oùelle se trouvait, il lui suffisait de se représenter une salle debal, les lustres, un tournoiement rapide au son de la musique, pourqu’une animation fébrile bouillonnât aussitôt dans son âme ;ses yeux s’allumaient d’un feu intérieur, un sourire errait sur seslèvres, une certaine grâce lascive semblait se répandre sur toutesa personne.

Arrivée chez elle, Varvara Pavlowna sautalégèrement de voiture, – il n’y a que les lionnes qui sachentsauter ainsi, – se tourna vers Guédéonofski et tout à coup luiéclata de rire au nez.

« C’est une charmante créature – pensaitle conseiller d’État, en revenant chez lui, où l’attendait sondomestique avec une fiole de baume d’Opodeldoch ; – il estheureux que je sois un homme posé… Seulement pourquoi s’est-ellemise à rire ? »

Marpha Timoféevna passa toute la nuit auchevet de Lise.

XL

Lavretzky resta un jour et demi àWassiliewskoé, et passa presque tout ce temps à errer sans but dansles environs. Il ne pouvait rester à la même place : lechagrin le rongeait ; il éprouvait tous les tourments d’unepassion fougueuse et sans issue. Il se souvint du sentiment dontson âme avait été saisie le lendemain de son arrivée ; il sesouvint de ses résolutions d’alors, et s’en voulut àlui-même ; qu’est-ce qui avait pu le détourner de la voie dudevoir et du seul but désormais permis à son existence ?C’était encore et toujours la soif de bonheur. « Tu as voulude nouveau goûter le bonheur d’ici-bas, – se disait-il en separlant à lui-même, – tu as oublié que c’est là un luxe dans lavie, une faveur imméritée quand par hasard il visite l’homme unefois. – Mais mon bonheur a été incomplet, mensonger, diras-tu. – Ehbien, quels sont tes droits à un bonheur complet et réel ?Regarde autour de toi ! qui donc jouit du bonheurparfait ? Voilà un paysan qui va faucher… peut-être est-ilsatisfait de son sort ?… Mais voudrais-tu échanger ta positioncontre la sienne ?… Souviens-toi de ta mère : combien sesvœux étaient modestes, et quelle destinée pourtant lui est échue enpartage ! N’es-tu donc venu ici que pour te faire valoirdevant Panchine, quand tu lui as dit que tu n’étais revenu enRussie que pour labourer la terre ? Tu es revenu pour courir,au déclin de ta vie, après les jeunes filles ; à peine t’es-tucru libre et tu as tout oublié ; tu t’es mis à poursuivre tonrêve comme un enfant poursuit un papillon… »

Au milieu de ces réflexions, l’image de Lises’offrait continuellement à son esprit, et il s’efforçait del’écarter ; il repoussait en même temps un autre souvenir sanscesse présent à sa mémoire avec ses traits détestés, un souvenir oùl’image de la beauté cachait un cœur faux et cruel. Le vieilAntoine s’aperçut que son maître n’était pas dans sonassiette ; pendant quelque temps il se borna à soupirerderrière la porte ; enfin il s’enhardit, et, s’approchant delui, lui proposa de prendre quelque chose de chaud. Lavretzkys’emporta contre le vieillard, le chassa de la chambre, puis luifit ses excuses. L’affliction d’Antoine ne fit que s’en accroître.Lavretzky se sentait incapable de rester plus longtemps ausalon ; il lui semblait que son aïeul André, du fond de soncadre, regardait avec mépris son chétif descendant !« Ah ! ah ! tu nages à la surface, » semblaientlui dire ses lèvres grimaçantes. Serait-ce possible, pensa-t-il,que je ne pusse me dompter, que je me laissasse dominer par unesemblable chimère ? À la guerre, les blessés s’imaginenttoujours que leurs blessures n’ont aucune gravité. Ne nous faisonspas d’illusion. Je ne suis plus un enfant ; après tout, j’aivu le bonheur de près, je l’ai pu croire possible… et il s’estévanoui. Que la roue de la loterie tourne encore, et le mendiantpeut devenir riche ; mais quand une chose ne doit pas être, iln’y a plus à y revenir. Je reprendrai ma tâche en me clouant leslèvres, et je saurai bien me contraindre au silence. D’ailleurs, cen’est pas la première fois que j’essayerai de me maîtriser. Etpourquoi ai-je fui ? pourquoi suis-je ici, me cachant la têtecomme l’autruche ? On dit qu’il est dur d’envisager un malheuren face. Allons donc !

– Antoine, dit-il à haute voix, faisatteler tout de suite mon tarantass. – Oui, pensa-t-il de nouveau,il faut savoir s’imposer silence, il faut se rendre maître de soncœur.

C’est avec de pareils raisonnements queLavretzky tâchait de dissiper son chagrin, mais ce chagrin étaitgrand et profond ; si bien que la vieille Apraxia, qui avaitdéjà perdu tout sentiment, sinon toute intelligence, hocha la têteet l’accompagna tristement du regard quand elle le vit monter dansson tarantass pour se rendre à la ville. Les chevaux marchaientrapidement ; lui se tenait immobile et roide, les regardsportés en avant sur la route.

XLI

La veille, Lise avait écrit à Lavretzky devenir le soir. Il se rendit d’abord à son logement. Il n’y trouvani sa femme, ni sa fille. Les gens lui apprirent qu’elle était chezles Kalitine. Il eut, à cette nouvelle, une explosion defureur.

– Cette femme a juré d’empoisonner mavie ! se dit-il le cœur plein de colère.

Il se mit à arpenter la chambre à grands pas,bousculant tout, jouets d’enfant, livres, colifichets féminins. Ilappela Justine et lui donna l’ordre d’enlever tous ces objetsfutiles.

– Oui, monsieur, dit-elle enminaudant.

Elle commença à ranger dans la chambre en sedonnant des grâces ; mais chacun de ses mouvements faisaitclairement sentir à Lavretzky qu’il n’était à ses yeux qu’un oursmal appris. Lui regardait, la haine dans le cœur, cette figureparisienne, moqueuse et provoquante quoique fanée, avec sesmanchettes blanches, son tablier de soie et son petit bonnet. À lafin, il la renvoya, et après de longues hésitations, sa femmen’étant pas rentrée, il se décida à se rendre chez les Kalitine. Ilne voulait pas entrer chez Maria Dmitriévna (pour rien au monde iln’aurait voulu mettre le pied dans un salon où se trouvait safemme), mais chez Marpha Timoféevna. Il se souvint que l’escalierde service des femmes de chambre menait tout droit chez elle. Lehasard vint à son aide ; il rencontra Schourotschka dans lacour, et celle-ci le conduisit chez la vieille dame. Il la trouvaseule contre son habitude, nu-tête, courbée, les mains croisées surla poitrine. En voyant Lavretzky, Marpha Timoféevna se sentit enproie à une vive agitation ; elle se leva brusquement et semit à marcher par la chambre comme si elle cherchait sonbonnet.

– Ah ! te voilà, dit-elle d’un airaffairé et en évitant son regard. Bonjour. Eh bien, quoi ? quefaire ? Où as-tu été hier ?… Eh bien, elle est arrivée…Eh bien, oui… Eh bien, il faut donc… d’une manière ou d’uneautre…

Lavretzky s’affaissa sur une chaise.

– Oui, oui, assieds-toi, continua lavieille. Tu es monté tout droit ; oui, oui,naturellement ! Tu es venu voir quelle figure je fais ?Merci.

La vieille dame se tut. Lavretzky ne savaitque lui dire, mais elle le comprenait.

– Lise ! oui, Lise a été ici tout àl’heure, continua-t-elle en nouant et dénouant les cordons de sonsac à ouvrage. Elle ne se sent pas très-bien. – Schourotschka, oùes-tu ? Viens ici, ma petite. Tu ne peux pas rester en place.Moi aussi, j’ai mal à la tête. C’est ce chant, cette musique, sansdoute.

– De quels chants parlez-vous, matante ?

– Comment donc ! Ils ont déjàcommencé… comment nommez-vous cela ? des duos, je crois, ettoujours en italien, tchi, tchi, tcha, tcha…, de vrais cris decorneilles. Ils vous font des notes à vous retourner l’âme. CePanchine !… et puis la tienne ! Et comme ça s’est arrangévite, sans cérémonie, comme s’ils étaient parents. Mais après cela,le chien cherche bien un refuge ! On fait ses efforts pouravoir bonne contenance tant qu’on ne vous met pas à la porte.

– J’avoue cependant que je ne m’attendaispas à cela, répondit Lavretzky. Il faut une grande hardiesse.

– Non, mon ami, ce n’est pas de lahardiesse, c’est du calcul. Mais que Dieu lui pardonne ! Ondit que tu l’envoies à Lavriki ; est-ce vrai ?

– Oui, je mets ce bien à sadisposition.

– Elle t’a demandé de l’argent ?

– Pas encore.

– Cela ne tardera pas. Mais je viensseulement de voir ton visage : Te portes-tu bien ?

– Oui.

– Schourotschka ! s’écria tout àcoup la vieille, va dire à mademoiselle Lise… c’est-à-dire, non…demande-lui… Elle est en bas, n’est-ce pas ?

– Elle est en bas.

– C’est cela : demande-lui où elle amis mon livre. Elle sait sans doute…

– J’entends.

La vieille dame se mit de nouveau às’agiter ; elle tirait un à un les tiroirs de sa commode.Lavretzky se tenait immobile sur sa chaise. Tout à coup on entenditdes pas légers sur l’escalier. Lise entra. Lavretzky se leva etsalua. La jeune fille s’arrêta à la porte.

– Lise, ma petite Lise, dit la vieilledame d’un accent préoccupé, où est mon livre ? où l’as-tumis ?

– Quel livre, ma tante ?

– Mais le livre, mon Dieu… D’ailleurs, jene t’ai point appelée ; mais c’est égal. Que faites-vous enbas ?… Voilà Fédor Ivanowitch qui est venu. Et tatête ?

– Ce n’est rien.

– Tu dis toujours que ce n’est rien. Ehbien, que fait-on chez vous ? Encore de la musique ?

– Non, on joue aux cartes.

– Oui, oui, elle est à toutes fins.Schourotschka, je vois que tu as envie de courir dans lejardin ; vas-y.

– Mais non.

– Ne raisonne pas, je te prie ; va.Nastasia Carpovna est allée au jardin toute seule. Va larejoindre ; il faut marquer de la déférence à la vieilledame.

Schourotschka sortit.

– Mais où est mon bonnet ? oùl’ai-je donc mis ? Non, non, reste assise ; mes jambespeuvent encore me porter… Il doit être dans ma chambre àcoucher.

Et jetant à la dérobée un regard surLavretzky, Marpha Timoféevna s’éloigna. Elle avait d’abord laisséla porte ouverte ; mais soudain elle revint sur ses pas et laferma. Lise s’appuya contre le dossier de son fauteuil, et portalentement la main à son visage. Lavretzky ne bougea pas.

– Voilà comme nous devions nous revoir,dit-il enfin.

Lise écarta les mains.

– Oui, dit-elle d’une voix sourde, nousavons été bien vite punis.

– Punis ! répéta Lavretzky ;mais vous, pourquoi seriez-vous punie ?

Lise leva les yeux sur lui. Ils n’exprimaientni douleur, ni trouble ; seulement ils paraissaient plusternes et moins grands. Son visage était pâle ; ses lèvres,légèrement entr’ouvertes, avaient également pâli. Le cœur deLavretzky tressaillit de pitié et d’amour.

– Vous m’avez écrit : « Toutest fini, » murmura-t-il. Vous avez raison, tout est finiavant d’avoir commencé.

– Il faut oublier tout cela, ditLise : je suis contente que vous soyez venu. Je voulais vousécrire, mais il vaut mieux ainsi. Nous n’avons pas de temps àperdre ; tous deux nous avons des devoirs à remplir :vous, Fédor Ivanowitch, vous devez vous réconcilier avec votrefemme.

– Lise !

– C’est moi qui vous le demande. C’est laseule manière d’expier tout ce qui s’est passé. Vous y réfléchirez,vous ne me refuserez point.

– Lise, au nom de Dieu ! vous exigezl’impossible. Je suis prêt à faire tout ce que vous ordonnerez,mais maintenant, me réconcilier avec elle !… Je consens àtout, j’ai tout oublié ; je ne puis pourtant forcer mon cœur…Ayez pitié… c’est trop cruel.

– Je n’exige point de vous… ce que vousdites. Ne vivez pas avec elle si vous ne le pouvez pas, maisréconciliez-vous, ajouta Lise en portant de nouveau sa main à sesyeux. Souvenez-vous de votre fille ; faites cela pourelle.

– C’est bien, dit entre ses dentsLavretzky ; supposons que je le fasse ; ce sera remplirmon devoir. Mais vous, votre devoir, à vous, en quoi peut-ilconsister ?

– C’est à moi de le savoir.

Lavretzky tressaillit.

– Vous seriez-vous décidée à épouserPauchine ? demanda-t-il.

Lise sourit imperceptiblement.

– Oh ! non, dit-elle.

– Ah ! Lise, Lise ! s’écriaLavretzky, comme nous aurions pu être heureux !

Lise jeta encore un regard sur lui.

– Maintenant, vous voyez vous-même, FédorIvanowitch, que le bonheur ne dépend pas de nous, mais de Dieu.

– Mais, c’est parce que… oui, parce quevous…

La porte de la chambre voisine s’ouvritbrusquement, et Marpha Timoféevna parut son bonnet à la main.

– C’est à grand’peine que je l’ai trouvé,dit-elle en se plaçant entre Lavretzky et Lise. Je l’avais fourrémoi-même dans un coin. Ah ! quel malheur que lavieillesse ! Mais la jeunesse ne vaut guère mieux. Mèneras-tutoi-même ta femme à Lavriki ? dit-elle en s’adressant à FédorIvanowitch.

– Moi, avec elle, à Lavriki ? Je nesais pas, ajouta-t-il après un moment de silence.

– Tu ne descends pas ?

– Aujourd’hui, non.

– C’est bien, fais comme tu l’entends.Mais toi, Lise, je crois que tu devrais descendre. Ah ! monDieu ! mon Dieu ! j’ai oublié de donner du grain à monmerle. Attends un instant, je reviens tout de suite.

Et Marpha Timoféevna s’élança hors de lachambre sans mettre son bonnet. Lavretzky s’approcha rapidement deLise.

– Lise, dit-il d’une voix suppliante,nous nous séparons pour toujours ; mon cœur se déchire.Donnez-moi la main en signe d’adieu.

Lise leva la tête. Son regard fatigué, presqueéteint, s’arrêta sur lui.

– Non, murmura-t-elle en retirant la mainqu’elle avait déjà tendue. Non, Lavretzky (elle le nommait ainsipour la première fois), je ne vous donnerai point la main. À quoibon ? Reculez-vous, je vous en prie ; vous savez que jevous aime. Oui, je vous aime, ajouta-t-elle avec force ; maisnon, non…

Et elle porta son mouchoir à ses lèvres.

– Donnez-moi au moins ce mouchoir.

La porte cria.

– Prenez, dit rapidement Lise.

Le mouchoir glissa sur ses genoux, Lavretzkyle saisit avant qu’il eût le temps de tomber, et le cacha vivementsur son sein. En se retournant, il rencontra les yeux de MarphaTimoféevna.

– Ma petite Lise, il me semble que tamère t’appelle, dit la vieille dame.

Lise se leva aussitôt et sortit. MarphaTimoféevna s’assit de nouveau dans son coin. Lavretzky voulutprendre congé d’elle.

– Fédia, dit-elle tout à coup.

– Plaît-il, ma tante ?

– Es-tu un honnête homme ?

– Comment !

– Je te demande si tu es un honnêtehomme.

– J’espère que oui.

– Hum ! Eh bien, donne-moi ta paroled’honneur que tu es un honnête homme.

– Volontiers, mais à quoi bon ?

– C’est mon affaire. Et toi-même, moncher, si tu y penses bien, tu n’es pas un sot, et tu comprendraspourquoi je te demande cela. Et maintenant, adieu, mon cher ;merci d’être venu me voir. Souviens-toi de ta parole etembrasse-moi. Oh ! mon ami, tout cela est pénible pour toi, jele sais bien, mais tout le monde a sa peine. Tiens, moi, jadis,j’enviais les mouches. En voilà, pensais-je, à qui il fait bonvivre en ce bas monde. Mais j’ai entendu une fois comment unemouche se débattait entre les pattes d’une araignée. – Non, mesuis-je dit. Il paraît qu’elles aussi ont leurs jours d’orages. Quefaire, mon ami ?… – N’oublie pourtant pas ta promesse. – Va,va…

Lavretzky descendit l’escalier de service, ets’approchait déjà de la porte cochère quand un domestique vint lerejoindre et lui dit :

– Maria Dmitriévna vous prie de passerchez elle.

– Dites, mon ami, que je ne sauraismaintenant…, répondit Fédor Ivanowitch.

– Elle vous en prie instamment, continuale laquais. Elle vous fait dire qu’elle est seule.

– Le monde est parti ? demandaLavretzky.

– Oui, monsieur, dit le laquais encomprimant une envie de rire.

Lavretzky haussa les épaules et le suivit.

XLII

Maria Dmitriévna était seule dans son cabinet,assise au fond d’un fauteuil à la Voltaire. Elle respirait de l’eaude Cologne. Un verre d’eau avec de l’eau de fleur d’oranger étaitposé sur une table auprès d’elle. Elle était agitée et avait l’airembarrassé. Lavretzky entra.

– Vous avez désiré me voir ? dit-ilen saluant froidement.

– Oui, répondit Maria Dmitriévna. – Etelle but une gorgée. – J’ai appris que vous étiez allé tout droitchez ma tante. Je vous ai fait demander de passer chez moi. J’aibesoin de causer avec vous. Asseyez-vous, je vous prie.

Maria Dmitriévna reprit haleine.

– Vous savez, continua-t-elle, que votrefemme est arrivée ?

– Je le sais, dit Lavretzky.

– Oui, oui ; c’est-à-dire, elle estvenue chez moi, et je l’ai reçue. C’est là-dessus que je voulaism’expliquer avec vous. Je puis dire, grâce à Dieu, que j’ai méritél’estime générale, et pour rien au monde je ne ferais quelque chosed’inconvenant. Quoique j’eusse prévu que cela vous seraitdésagréable, je n’ai pu prendre sur moi de lui fermer ma porte.Elle est ma parente, grâce à vous ; mettez-vous à ma place.Quel droit avais-je de lui refuser ma maison ?Convenez-en.

– Vous avez tort de vous en inquiéter,dit Lavretzky. Vous avez très-bien fait. Je ne suis nullementfâché ; je n’ai point du tout l’intention d’empêcher VarvaraPavlowna de voir ses connaissances. Seulement, je ne suis pas entréchez vous aujourd’hui, parce que je ne voulais pas me rencontreravec elle. Voilà tout.

– Ah ! que je suis aise d’entendrecela de votre bouche ! s’écria Maria Dmitriévna. Du reste, jen’en attendais pas moins de la noblesse de vos sentiments. Quant àmon inquiétude, elle n’a rien qui doive vous surprendre : jesuis femme et je suis mère. Pour ce qui concerne votre femme, je nepuis certes pas être arbitre entre vous deux ; je le lui aidit à elle-même. Elle est si aimable ! On ne peut que seplaire dans sa société.

Lavretzky se mit à sourire avec ironie et àtourner son chapeau.

– Et puis, je voulais encore vous dire,ajouta Maria Dmitriévna en se rapprochant un peu de lui, si vousaviez vu comme son maintien est modeste et respectueux ! C’enest touchant. Si vous aviez entendu comme elle parle de vous !« Je suis, dit-elle, tout à fait coupable envers lui. Je n’aipas su l’apprécier ; c’est un ange, ce n’est pas unhomme. » Oui, oui, c’est ainsi qu’elle parle : un ange.Elle se repent si fort ! Ma parole, je n’ai jamais vu unrepentir semblable.

– À propos, Maria Dmitriévna, ditLavretzky, je serais curieux de savoir une chose : on dit queVarvara Pavlowna a chanté chez vous ; était-ce au moment deson repentir, ou bien… ?

– Ah ! comment n’avez-vous pas hontede parler ainsi ? Elle n’a chanté et joué du piano que pourm’être agréable, parce que je l’en avais priée instamment, et queje le lui avais pour ainsi dire ordonné. Je la voyais tellementtriste, que j’ai voulu la distraire ; puis j’avais entendudire qu’elle avait un très-beau talent. Mais c’est une femmecomplétement brisée ; demandez plutôt à Guédéonofski. C’estune femme finie, tout à fait. Et vous l’accusez !

Lavretzky haussa les épaules.

– Et puis, quel ange que votreAdda ! continua Maria Dmitriévna. Quelle délicieuse petitefille ! comme elle est gentille et spirituelle ! commeelle parle le français ! Elle comprend aussi le russe. Ellem’a nommée sa tante. Et puis, elle n’est pas sauvage comme lesenfants de son âge, pas le moins du monde. Et puis, elle vousressemble, que c’est incroyable ! Les yeux, les sourcils,c’est vous, tout à fait vous. J’avoue que je n’aime pas beaucouples petits enfants de cet âge, mais je me suis amourachée de votrefille.

– Maria Dmitriévna, dit tout à coupLavretzky, permettez-moi de vous demander : À quel proposprenez-vous la peine de me parler ainsi ?

– À quel propos ? – Maria Dmitriévnarespira son eau de Cologne et but une nouvelle gorgée. – Mais jeparle ainsi… pour… parce que… je suis votre parente ; jeprends le plus vif intérêt à tout ce qui vous concerne ; jesais que votre cœur est excellent. Écoutez, mon cousin, au bout ducompte, je suis une femme d’expérience, et je ne jette pas mesparoles au vent : pardonnez, pardonnez à votre femme.

Les yeux de Maria Dmitriévna se remplirentsubitement de larmes.

– Pensez-y, ajouta-t-elle, la jeunesse,l’inexpérience, peut-être aussi le mauvais exemple, le défaut demère pour la tenir dans la bonne voie… Pardonnez-lui, FédorIvanowitch, elle a été assez punie.

Les larmes commencèrent à rouler sur les jouesde Maria Dmitriévna ; elle ne les essuya pas, elle aimait àpleurer. Lavretzky était sur des charbons ardents. « Mon Dieu,pensait-il, quel supplice ! quelle journée que celled’aujourd’hui ! »

– Vous ne répondez pas, reprit MariaDmitriévna. Que dois-je penser ? Est-il possible que voussoyez assez cruel ?… Non, je ne veux pas y croire. Je sens quemes paroles vous ont convaincu, Fédor Ivanowitch, Dieu vousrécompensera de votre bonté. Acceptez donc de mes mains votrefemme.

Lavretzky se leva involontairement. MariaDmitriévna se leva aussi, et passant rapidement derrière leparavent, elle fit apparaître Varvara Pavlowna. Pâle, à demi morte,les yeux baissés, celle-ci avait l’air d’avoir abdiqué toutepréoccupation personnelle, et s’être remise tout entière aux mainsde Maria Dmitriévna. Lavretzky recula d’un pas.

– Vous étiez ici ? s’écria-t-il.

– Ne l’accusez pas, se hâta de dire MariaDmitriévna. Elle ne voulait absolument pas rester ; c’est moiqui le lui ai ordonné, c’est moi qui l’ai fait asseoir derrière leparavent. Elle assurait que cela vous fâcherait encoredavantage ; mais je n’ai pas voulu l’écouter ; je vousconnais mieux qu’elle-même. Acceptez donc de mes mains votre femme.Allez, Varvara, ne craignez rien. Jetez-vous aux pieds de votremari (elle la tira par la main), et que ma bénédiction…

– Attendez, Maria Dmitriévna, interrompitLavretzky d’une voix sourde, mais vibrante. – Vous aimezprobablement les scènes sentimentales (il ne se trompait pas, MariaDmitriévna avait conservé de l’Institut le goût des effets dethéâtre) ; elles vous amusent, mais il y a des personnes quine les goûtent pas. Au reste, ce n’est pas à vous que je vaisparler ; vous n’êtes pas le personnage principal de cettecomédie. – Que désirez-vous de moi, madame ? ajouta-t-il en setournant vers sa femme. N’ai-je point fait pour vous ce que j’aipu ? Ne me dites pas que cette entrevue n’a point été préparéepar vous ; je ne vous croirais pas, et vous savez que je nepuis vous croire. Que voulez-vous donc ? Vous avez del’esprit, vous ne faites rien sans but. Vous devez comprendre quevivre avec vous, comme autrefois, me serait impossible ; nonque je vous en veuille, mais parce que je suis devenu un autrehomme. Je vous l’ai déjà dit le lendemain de votre retour, etvous-même en ce moment au fond du cœur vous me donnez raison. Maisvous voulez vous réhabiliter dans l’opinion publique, il ne voussuffit pas de demeurer dans ma maison ; vous voulez que nousvivions sous le même toit, n’est-ce pas ?

– Je désire que vous me pardonniez,murmura Varvara Pavlowna sans lever les yeux.

– Elle désire que vous lui pardonniez,répéta Maria Dmitriévna.

– Et non pour moi, mais pour Adda,continua à demi-voix Varvara Pavlowna.

– Ce n’est pas pour elle, c’est pourvotre Adda, répéta encore Maria Dmitriévna.

– Parfaitement. Vous le voulez ? ditLavretzky avec effort. Eh bien, soit, je consens même à cela.

Varvara Pavlowna jeta sur lui un rapideregard.

– Dieu soit loué ! s’écria MariaDmitriévna.

Et elle recommença à tirer Varvara Pavlownapar la main.

– Maintenant, recevez donc de ma…

– Attendez, vous dis-je, interrompitLavretzky. – Je consens à vivre avec vous, Varvara Pavlowna,continua-t-il ; c’est-à-dire, je vous mènerai à Lavriki, etj’y resterai avec vous aussi longtemps que j’en aurai laforce ; ensuite, je partirai pour revenir de temps en temps.Vous le voyez, je ne veux point vous tromper ; mais n’exigezrien de plus. Vous-même, vous ririez si je remplissais le désir denotre respectable parente, si je vous serrais contre mon cœur, envous assurant que… ce qui s’est passé n’a jamais eu lieu, quel’arbre abattu va refleurir. Mais, je le vois bien, il faut sesoumettre. Ce n’est pas ainsi que vous comprendrez ces paroles…qu’importe ! Je le répète, je demeurerai avec vous… non, je nepuis le promettre… Je me réconcilierai avec vous, je vousreconnaîtrai encore pour ma femme.

– Donnez-lui au moins la main, afinqu’elle n’en doute plus, dit Maria Dmitriévna dont les larmesavaient séché depuis longtemps.

– Je n’ai jamais trompé jusqu’ici VarvaraPavlowna, répondit Lavretzky : elle me croira sans cela. Je lamènerai à Lavriki. – Mais, souvenez-vous-en, Varvara Pavlowna,aussitôt que vous le quitterez, notre traité sera rompu. Etmaintenant, permettez-moi de m’éloigner.

Il salua les deux dames et sortit en toutehâte.

– Vous ne l’emmenez pas avec vous ?lui cria encore Maria Dmitriévna.

– Laissez-le, murmura VarvaraPavlowna.

Puis elle se mit à l’embrasser, à laremercier, à lui baiser les mains, la nommant son ange sauveur.

Maria Dmitriévna recevait ces caresses avec unair de condescendance ; mais, au fond du cœur, elle n’étaitcontente ni de Lavretzky, ni de Varvara Pavlowna, ni de toute lascène qu’elle avait préparée. – Elle ne la trouvait pas assezsentimentale ; Varvara Pavlowna, à son avis, aurait dû sejeter aux pieds de son mari.

– Comment ne m’avez-vous pascomprise ? lui disait-elle sans cesse : – Je vous avaispourtant dit : Agenouillez-vous.

– Cela a été mieux ainsi, chèretante ; rassurez-vous, tout s’est parfaitement passé,répondait Varvara Pavlowna.

– Oh ! mais il est lui-même froidcomme de la glace, continua Maria Dmitriévna. – Vous n’avez pointpleuré, il est vrai ; mais moi, que de larmes j’ai verséesdevant lui ! – Il veut vous cloîtrer à Lavriki. Quoi !vous ne pourrez pas même venir me voir ? Les hommes n’ontpoint de cœur, ajouta-t-elle en hochant la tête d’un airsignificatif.

– En revanche, les femmes saventapprécier la bonté et la générosité, répondit Varvara Pavlowna.

Et, se laissant doucement glisser aux genouxde Maria Dmitriévna, elle enlaça de ses bras la taille arrondie dela bonne dame, et serra contre elle son visage. Ce visage souriaiten tapinois, tandis que les larmes de Maria Dmitriévnarecommençaient à couler.

Pendant ce temps, Lavretzky était retournéchez lui ; il s’était enfermé dans la chambre de sondomestique, s’était jeté sur un divan, et resta couché ainsijusqu’au lendemain matin.

XLIII

Le lendemain était un dimanche ; le sondes cloches annonçant la première messe ne réveilla pasLavretzky : – il n’avait pas fermé l’œil de toute lanuit ; – mais cela lui rappela un autre dimanche, où, pourcomplaire à la jeune fille, il était allé à l’église. Il se leva àla hâte ; une voix mystérieuse lui disait qu’il l’y verraitencore ce jour-là. Il quitta la maison sans bruit, fit dire àVarvara Pavlowna, qui n’était pas réveillée, qu’il serait de retourpour le dîner, et se dirigea à grands pas du côté où l’appelait letintement triste et monotone. – Il arriva tôt ; il n’y avaitpresque personne à l’église ; le sacristain, debout dans lechœur, psalmodiait les Heures ; sa voix, de temps en tempsentrecoupée par la toux, résonnait en mesure, tombant et s’élevanttour à tour. Lavretzky resta auprès de la porte. – Les fidèlesarrivaient les uns après les autres, s’arrêtaient, faisaient lesigne de la croix, et saluaient de tous côtés ; leurs pasretentissaient sous les voûtes, dans le vide et le silence. Unevieille femme infirme, vêtue d’une robe à capuchon, se tenait àgenoux à côté de Lavretzky, et priait avec ferveur ; sonvisage jaune et ridé, sa bouche édentée, exprimaient une viveémotion ; ses yeux rouges étaient fixés, immobiles, sur lesimages de l’iconostase ; sa main osseuse sortaitcontinuellement de dessous sa robe, et faisait lentement et d’ungeste brusque de grands signes de croix. Un paysan à la barbeépaisse et au visage rébarbatif, les cheveux et les vêtements endésordre, entra dans l’église, se jeta à deux genoux, multipliantles signes de croix, secouant la tête et la renversant en arrière,après s’être prosterné jusqu’à terre. Une douleur si amère sepeignait sur ses traits et dans chacun de ses mouvements, queLavretzky s’approcha de lui et lui demanda ce qu’il avait. Lepaysan recula d’un air craintif et farouche ; puis, leregardant :

– Mon fils est mort, dit-il d’une voixcreuse.

Et il recommença à se prosterner.

« Qu’est-ce qui pourrait remplacer poureux les consolations de l’église ? » pensa Lavretzky. –Lui-même essaya de prier ; mais son cœur était oppressé,endurci, et ses pensées étaient loin. – Il attendait toujours Lise,mais Lise ne venait pas. – L’église se remplissait de monde, maisil ne la voyait nulle part. La messe avait commencé, le diacreavait achevé la lecture de l’Évangile, on sonnait déjàl’offertoire. Lavretzky s’avança un peu, et tout à coup il aperçutLise. Elle était venue avant lui, mais il ne l’avait pas vue ;serrée entre le mur et la grille du chœur, elle restait immobile,sans regarder autour d’elle. Lavretzky n’en détourna plus les yeuxjusqu’à la fin de la messe : il lui adressait un dernieradieu. La foule commençait à s’écouler, et elle se tenait toujoursà sa place ; peut-être attendait-elle le départ de Lavretzky.Enfin, elle se signa pour la dernière fois et sortit sans seretourner ; une femme de chambre seule l’accompagnait. –Lavretzky quitta l’église après elle et la rejoignit dans larue ; elle marchait très-vite, la tête inclinée et le voilebaissé.

– Bonjour, Lisaveta Michailovna, dit-il àhaute voix et avec une aisance forcée. – Me permettez-vous de vousaccompagner ?

Elle ne répondit point, et il se mit à marcherà côté d’elle.

– Êtes-vous contente de moi ? luidemanda-t-il en baissant la voix. Vous savez ce qui s’est passéhier ?

– Oui, oui, murmura-t-elle : – c’estbien.

Et elle marcha plus vite encore.

– Vous êtes contente ?

Lise fit seulement un signe de tête.

– Fédor Ivanowitch, dit-elle d’une voixcalme, mais faible, je veux vous adresser une prière : nevenez plus chez nous, partez au plus vite ; nous pourrons nousvoir plus tard, – un jour, – dans un an. Et maintenant,éloignez-vous, faites-le pour moi ; accordez-moi cette grâce,au nom du ciel.

– Je suis prêt à vous obéir en touteschoses, Lisaveta Michailovna ; mais est-ce ainsi que nous nousséparerons ? – Ne me direz-vous pas un mot ?…

– Fédor Ivanowitch, vous marchez en cemoment à côté de moi… Et pourtant vous êtes déjà si loin, si loinde moi. Et ce n’est pas vous seul…

– Achevez, je vous en supplie !s’écria Lavretzky : que voulez-vous dire ?

– Vous le saurez, peut-être… Mais, quoiqu’il arrive, oubliez… Non, ne m’oubliez pas, souvenez-vous demoi.

– Moi, vous oublier…

– Assez ; adieu. Quittez-moi…

– Lise !… recommença Lavretzky.

– Adieu, adieu, répéta-t-elle.

Elle baissa encore davantage son voile, etcontinua son chemin presque en courant.

Lavretzky la suivit des yeux, puis, le frontincliné, il retourna sur ses pas. Il alla se heurter contre Lemm,qui marchait aussi le chapeau enfoncé sur les yeux, et les regardsfixés à terre.

Il y eut un moment de silence.

– Eh bien, que me direz-vous ?demanda enfin Lavretzky.

– Ce que je vous dirai ? reprit Lemmd’un ton de mauvaise humeur : – je n’ai rien à vous dire. Toutest mort, et nous sommes morts. (Alles ist todt, und wir sindtodt.) Votre chemin est à droite, n’est-ce pas ?

– Oui, à droite.

– Et le mien à gauche. Adieu.

…… Le lendemain matin, Fédor Ivanowitch partitavec sa femme pour Lavriki. Elle était en avant, dans une voitureavec Adda et Justine ; il la suivait en tarantass. Tout lelong du chemin, la jolie petite fille ne quitta point laportière ; tout l’étonnait, les paysans, les paysannes, lesisbas, les puits, les dougas des chevaux, lesclochettes et les volées de corbeaux ; Justine partageait sonétonnement ; Varvara Pavlowna riait de leurs remarques et deleurs exclamations. Elle était de bonne humeur ; avant dequitter la ville d’O***, elle avait eu une explication avec sonmari.

– Je comprends votre position, luiavait-elle dit, – et ses yeux expressifs lui avaient assez montréqu’elle avait tout deviné. Mais vous me rendrez au moins cettejustice, que je suis facile à vivre ; je ne vous importunerai,je ne vous gênerai aucunement ; j’ai voulu assurer l’avenird’Adda ; c’est tout ce qu’il me faut.

– Oui, vous avez atteint tous vos buts,avait répondu Fédor Ivanowitch.

– Je ne rêve plus qu’à une chosemaintenant : c’est à m’enterrer pour toujours dans lasolitude ; je n’oublierai jamais vos bienfaits…

– Allons donc !… fit-il enl’interrompant.

– Et je saurai respecter votreindépendance et votre tranquillité, ajouta-t-elle pour achever laphrase qu’elle avait préparée.

Lavretzky lui fit un profond salut. VarvaraPavlowna comprit que son mari la remerciait au fond du cœur.

Le lendemain, vers le soir, ils étaient àLavriki ; une semaine plus tard, Lavretzky partait pourMoscou, laissant à sa femme cinq mille roubles pour sesdépenses ; et le lendemain de son départ arrivait Panchine,que Varvara Pavlowna avait prié de ne pas l’oublier dans sasolitude. Elle le reçut au mieux, et jusqu’à la nuit tombante lessons de la musique, les chants et les joyeuses conversations enfrançais retentirent dans la maison et le jardin. Panchine passatrois jours chez Varvara Pavlowna ; en lui disant adieu et enserrant avec force ses jolies mains, il lui promit de revenirbientôt, – et il tint sa promesse.

XLIV

Lise avait, au second étage de la maison de samère, une petite chambre à elle, propre et claire, dontl’ameublement consistait en un petit lit blanc, une table à écrire,des pots de fleurs dans les coins et devant les fenêtres, uneétagère avec des livres, et un crucifix au mur. Cette chambre avaitgardé le nom de chambre d’enfant. Lise y était née. Revenue del’église où l’avait vue Lavretzky, elle rangea tout chez elle avecun soin particulier, essuya la poussière, examina et nouasoigneusement ses cahiers et les lettres de ses amies, ferma à cleftoutes ses boîtes, arrosa ses fleurs, et les toucha toutes une àune. Elle faisait cela sans hâte et sans bruit ; son visageexprimait une préoccupation douce et émue. Elle s’arrêta enfin aumilieu de la chambre, regarda lentement autour d’elle, ets’approchant de la table au-dessus de laquelle était accroché lecrucifix, elle tomba à genoux, appuya sa tête contre ses mainsfortement serrées, et resta immobile dans cette attitude.

C’est ainsi que la trouva Marpha Timoféevna,en entrant quelques moments après. Lise ne l’avait pas entenduevenir. La vieille dame sortit sur la pointe des pieds, et arrivéederrière la porte, elle toussa plusieurs fois. – Lise se relevavivement, essuya ses yeux, où perlaient des larmes au bord de sapaupière.

– Ah, je le vois, tu as de nouveau rangéta petite cellule, observa Marpha Timoféevna en se penchant commepour sentir une rose nouvellement épanouie. – Comme elle sentbon !

Lise regarda sa tante d’un air rêveur.

– Quelle parole vous venez deprononcer ! murmura-t-elle.

– Comment ! quelle parole ?reprit vivement la vieille dame ; que veux-tu dire ?C’est affreux ! s’écria-t-elle en jetant tout à coup sonbonnet à terre et en s’asseyant sur le lit de Lise : – c’estau-dessus de mes forces ; voilà quatre jours que je suis commedans une fournaise ardente ; je ne puis feindre pluslongtemps, je ne puis te voir pâlir, dessécher, pleurer, je ne lepuis, je ne le puis.

– Mais qu’avez-vous donc, ma tante ?balbutia Lise : – moi, je n’ai rien…

– Rien ! s’écria MarphaTimoféevna : – tu peux dire cela à d’autres ! Rien ?Et qui se tenait à genoux tout à l’heure ? qui a les yeuxencore mouillés de larmes ? Rien ! mais regarde-toidonc ; qu’as-tu fait de ton visage et de tes yeux ? –Rien ! comme si je ne savais pas tout ?

– Cela passera, ma tante ; laissezfaire le temps.

– Cela passera, mais quand ? MonDieu, seigneur, l’aimes-tu vraiment à ce point ? Mais c’est unvieillard, ma chère petite Lise. Je ne dis d’ailleurs rien contrelui ; c’est un honnête homme, il ne mord pas. Mais quoi !nous sommes tous de braves gens ; le monde est grand, etd’honnêtes gens comme lui, on en trouvera toujours.

– Je vous le répète, tout cela passera,c’est déjà passé.

– Écoute, ma chère enfant, ce que j’ai àte dire ! s’écria tout à coup Marpha Timoféevna, en faisantasseoir Lise sur le lit, à côté d’elle, et en arrangeant tantôt sescheveux, tantôt son fichu ; ce n’est qu’au premier moment queton chagrin te paraît sans remède. Eh ! mon âme, la mort seuleest sans remède ! Dis-toi seulement : « Je ne veuxpas me laisser abattre ; allons donc ! » Et tu serasétonnée comme cela passera vite et facilement. Prends seulementpatience.

– Ma tante, recommença Lise, – c’est déjàpassé ; tout est passé !

– Passé ! comment, passé ? Tevoilà tout émue, et tu dis que cela passe ! Est-ce ainsi quecela passe ?

– Oui, ma tante, cela est passé. Si vousvoulez seulement venir à mon aide ! s’écria Lise avec uneanimation subite, et en se jetant au cou de Marpha Timoféevna. –Chère tante, soyez mon amie, secourez-moi ; ne vous fâchezpas, tâchez de me comprendre…

– Mais qu’y a-t-il, qu’y a-t-il, mapetite mère ? Ne m’effraye pas, je t’en supplie ; je m’envais crier ; ne me regarde pas ainsi ; parle vite ;qu’est-ce donc ?

– Je… je veux…

Lise cacha sa figure sur le sein de MarphaTimoféevna.

– Je veux entrer au couvent,murmura-t-elle d’une voix sourde.

La vieille dame fit un bond sur le lit.

– Fais un signe de croix, ma petiteLisette ; réfléchis à ce que tu veux faire ! Dieu soitavec toi ! balbutia la vieille. – Couche-toi, ma chèrecolombe, essaye de dormir un peu ; tout cela, mon âme,provient de l’insomnie.

Lise releva la tête ; ses joues étaientbrûlantes.

– Non, ma tante, murmura-t-elle ; neparlez pas ainsi ; je suis décidée, j’ai prié, j’ai demandéconseil à Dieu, tout est fini ; je ne puis plus rester près devous. Une telle épreuve doit porter ses fruits ; ce n’est pasla première fois que j’y songe. Le bonheur n’était pas fait pourmoi ; alors même que l’espoir semblait me sourire, je sentaismon cœur se serrer. Je sais tout, je connais ma faute et celle desautres, ainsi que la manière dont mon père s’est enrichi ; jesais tout. Il faut expier, expier tout cela par la prière. Je vousregrette, je regrette maman et Lénotchka ; mais il n’y a rienà faire ; je le sens, ce n’est pas ici que je doisvivre ; j’ai déjà pris congé de tout, j’ai tout salué dans lamaison pour la dernière fois : quelque chose m’appelle,quelque chose me dit de m’enfermer pour la vie. Ne me retenez pas,ne me dissuadez pas ; venez à mon secours, ou je m’en iraitoute seule…

Marpha Timoféevna écoutait sa nièce aveceffroi.

– Elle est malade, elle a le délire,pensa-t-elle. – Il faut envoyer chercher le médecin, maislequel ? Guédéonofski parlait l’autre jour d’un bon médecin,mais il ment toujours. – Qui sait, peut-être était-ce la vérité,cette fois ?

Mais lorsqu’elle se fut persuadée que Lisen’avait point le délire, qu’elle n’était point malade, et qu’ellerépondait de même à toutes ses objections, Marpha Timoféevnas’effraya et s’affligea sérieusement.

– Mais tu sais bien, ma colombe, quelleest la vie du couvent ! On va te nourrir d’huile de chanvre,toute verte ; te vêtir de linge bien gros ; on te ferasortir malgré le froid ; mais tu ne pourras pas supporter toutcela, ma Lise. C’est l’influence d’Agaféa qui agit sur toi ;c’est elle qui t’a monté la tête. Mais elle, elle avait commencépar jouir de la vie, commence aussi par vivre. Laisse-moi, dumoins, mourir tranquille, et puis tu feras ce que tu voudras.A-t-on jamais vu qu’on entre au couvent par amour pour un homme,Dieu me pardonne ! pour une barbe de bouc ? Eh bien, situ n’en peux plus, fais un pèlerinage, va prier quelque saint, maisne prends pas le voile ; voyons, mon petit père ; voyons,ma petite mère…

Et Marpha Timoféevna se mit à pleureramèrement.

Lise la consolait, essuyait ses larmes,pleurait elle-même, mais restait inflexible. Dans son désespoir,Marpha Timoféevna essaya d’user de la menace, promit de tout dire àsa mère… ; peine inutile. Ce ne fut qu’à force d’instances quela vieille obtint de Lise qu’elle remît l’exécution de son projet àsix mois ; en revanche, Marpha Timoféevna s’engagea à luivenir en aide, et à obtenir le consentement de sa mère, si dans sixmois elle n’avait pas changé de résolution.

À peine les froids avaient-ils commencé, queVarvara Pavlowna, munie d’argent et en dépit de sa promesse, quittala campagne et alla s’installer à Pétersbourg, où elle prit unlogement modeste, mais élégant, que lui avait trouvé Panchine.Celui-ci avait quitté le gouvernement d’O*** avant elle. Dans lesderniers temps de son séjour à O***, il avait entièrement perdu lesbonnes grâces de Maria Dmitriévna, avait tout à coup cessé d’allerla voir, et ne quittait presque plus Lavriki. Varvara Pavlownas’était, à la lettre, emparée de lui : on ne peut se servird’un autre mot pour exprimer le pouvoir absolu et sans bornesqu’elle exerçait sur sa volonté.

Lavretzky passa l’hiver à Moscou, et, auprintemps suivant, il apprit que Lise était entrée au couvent deB***, dans une des parties les plus reculées de la Russie.

ÉPILOGUE

Huit années s’étaient écoulées. On était denouveau au printemps. Disons d’abord, en peu de mots, ce quedevinrent Panchine et madame Lavretzky, nous n’aurons plus ensuiteà nous occuper d’eux.

Panchine est fort avancé en grade et aspiredéjà à la place de directeur ; il marche un peu voûté ;c’est probablement la croix de Saint-Vladimir, qu’on lui a mise aucou, qui le fait pencher ainsi en avant. Le tchinovnikl’emporte décidément en lui sur l’artiste ; sa figure, jeuneencore, a jauni ; ses cheveux sont devenus rares, il ne chanteet ne dessine plus ; mais il s’occupe, en secret, delittérature : il a écrit une petite comédie, dans le genreproverbe, et, à l’exemple de tous les écrivains d’aujourd’hui quiprennent pour types les figures qui leur tombent sous la main, il aaussi mis en scène une coquette, et il lit sa comédie en secret àdeux ou trois dames qui ont des bontés pour lui. Il n’est pasmarié, malgré toutes les belles occasions qu’il a eues ;Varvara Pavlowna en est cause. Quant à celle-ci, elle habiteconstamment Paris comme autrefois ; Fédor Ivanowitch lui aconstitué une rente à son nom ; il s’est ainsi délivré d’elleet s’est mis à l’abri d’un second retour imprévu. Elle a vieilli etpris encore plus d’embonpoint ; mais elle est toujoursagréable et séduisante. Chaque personne a son idéal ; VarvaraPavlowna a trouvé le sien dans les productions dramatiques deM. Dumas fils. On la voit souvent aux théâtres où l’onreprésente des camellias phthisiques et sensibles ; jouer lerôle de madame Doche lui paraît le suprême degré du bonheurterrestre, et elle a déclaré un jour qu’elle ne souhaitait pointpour sa fille de meilleur avenir. Il faut espérer que le destindélivrera mademoiselle Adda d’un pareil bonheur. L’enfant rose etpotelée est devenue une petite fille pâle et de poitrinefaible ; ses nerfs sont déjà dérangés. Le nombre desadorateurs de Varvara Pavlowna a diminué, mais elle en atoujours ; elle en gardera probablement quelques-uns jusqu’àla fin de sa vie. Le plus ardent d’entre eux a été, dans ce derniertemps, un certain Zakourdalo-Skoubirnikof, ancien officier de lagarde en retraite, homme de trente-huit ans et d’une constitutionvigoureuse. Les habitués français du salon de madame Lavretzkyl’appellent le gros taureau de l’Ukraine ; VarvaraPavlowna ne l’invite jamais à ses soirées élégantes, mais il jouitpleinement de ses bonnes grâces.

Ainsi, huit années s’étaient écoulées. Leprintemps, rayonnant de bonheur, souriait de nouveau à la nature età l’homme ; sous l’influence de ses douces caresses, toutrecommençait à fleurir, à aimer, à chanter. La ville d’O*** avaitpeu changé dans l’espace de ces huit années ; mais la maisonde Maria Dmitriévna semblait avoir rajeuni : ses murs,fraîchement blanchis, lui donnaient un aspect riant, et les vitresde ses fenêtres ouvertes se coloraient et étincelaient aux rayonsdu soleil couchant : de ces fenêtres s’échappaient des rirescontinuels et les sons joyeux et légers de voix jeunes etargentines ; toute la maison paraissait pétiller de vie etd’animation, et déborder de gaieté.

La maîtresse du logis était depuis longtempsdescendue dans la tombe ; Maria Dmitriévna était morte deuxans après que Lise avait pris le voile, et Marpha Timoféevnan’avait pas bien longtemps survécu à sa nièce ; elles reposentl’une à côté de l’autre dans le cimetière de la ville. NastasiaCarpovna les a suivies ; fidèle dans ses affections, ellen’avait cessé pendant plusieurs années d’aller régulièrement toutesles semaines prier sur la tombe de son amie… Son heure sonna, etses restes furent aussi déposés dans la terre froide ethumide : mais la maison de Maria Dmitriévna ne passa pointdans des mains étrangères, elle ne sortit point de la famille, lenid ne fut point détruit. Lénotchka, transformée en une svelte etjolie fille, et son fiancé, jeune officier de hussards ; lefils de Maria Dmitriévna, récemment marié à Pétersbourg, venu avecsa femme passer le printemps à O*** ; la sœur de celle-ci,pensionnaire de seize ans, aux joues vermeilles et aux yeuxbrillants ; la petite Schourotschka, également grandie etembellie : telle était la jeunesse dont la gaieté bruyantefaisait résonner les murs de la maison Kalitine. Tout y étaitchangé, tout y avait été mis en harmonie avec ses nouveaux hôtes.De jeunes garçons imberbes, et toujours prêts à rire, avaientremplacé les vieux et graves serviteurs d’autrefois ; là oùRoska dans sa graisse s’était promenée à pas majestueux, deuxchiens de chasse s’agitaient bruyamment et sautaient sur lesmeubles ; l’écurie s’était peuplée de chevaux fringants, bêtesrobustes d’attelage ou de trait, chevaux de carrosse ardents, auxcrins tressés, chevaux de main du Don. Les heures du déjeuner, dudîner, du souper, s’étaient mêlées et confondues ; un ordre dechoses extraordinaire s’était établi, suivant l’expression desvoisins.

Dans la soirée dont nous parlons, leshabitants de la maison Kalitine (le plus âgé d’entre eux, le fiancéde Lénotchka, avait à peine vingt-quatre ans) jouaient à un jeuassez peu compliqué, mais qui paraissait beaucoup les amuser, s’ilfallait en juger par les rires qui éclataient de toutesparts ; ils couraient dans les chambres et s’attrapaient lesuns les autres ; les chiens couraient aussi et aboyaient,pendant que les serins, du haut de leurs cages suspendues auxfenêtres, s’égosillaient à qui mieux mieux, augmentant de leursgazouillements aigus et incessants le vacarme général. Au beaumilieu de ces ébats étourdissants, un tarantass couvertd’éclaboussures s’arrêta à la porte cochère ; un homme dequarante-cinq ans, en habit de voyage, en descendît et s’arrêta,frappé de surprise. Il se tint immobile pendant quelques instants,embrassa la maison d’un regard attentif, entra dans la cour etmonta doucement le perron. Il n’y avait personne dans l’antichambrepour le recevoir ; mais la porte de la salle à manger s’ouvritsoudain à deux battants : – la petite Schourotschka s’enéchappa, les joues toutes rouges, et aussitôt toute la bandejoyeuse accourut à sa poursuite, poussant des cris perçants. Elles’arrêta tout à coup et se tut à la vue d’un étranger ; maisses yeux limpides, fixés sur lui, gardèrent leur expressioncaressante ; les frais visages ne cessèrent point de rire. Lefils de Maria Dmitriévna s’approcha de l’étranger et lui demandapoliment ce qu’il désirait.

– Je suis Lavretzky, murmura-t-il.

Un cri amical répondit à ces paroles. Ce n’estpas que toute cette jeunesse se réjouît beaucoup de l’arrivée d’unparent éloigné et presque oublié, mais elle saisissait avecempressement la moindre occasion de s’agiter et de manifester sajoie. On fit aussitôt cercle autour de Lavretzky ; Lénotchka,en qualité d’ancienne connaissance, se nomma la première ;elle assura que, quelques moments encore, et elle l’auraitparfaitement reconnu ; puis elle lui présenta le reste de lasociété, appelant chacun, son fiancé lui-même, par son prénom.Toute la bande traversa la salle à manger et se rendit au salon.Les papiers de tenture, dans les deux pièces, avaient été changés,mais les meubles étaient les mêmes qu’autrefois ; Lavretzkyreconnut le piano ; le métier à broder auprès de la fenêtreétait aussi le même, et n’avait pas bougé de place ; peut-êtrela broderie, restée inachevée il y a huit ans, s’y trouvait-elleencore. On établit Lavretzky dans un grand fauteuil ; tout lemonde prit gravement place autour de lui. Les questions, lesexclamations, les récits se succédèrent rapidement.

– Mais il y a longtemps que nous ne vousavons vu, observa naïvement Lénotchka : – ni Varvara Pavlownanon plus.

– Je le crois bien, reprit aussitôt sonfrère. – Je t’avais emmené à Pétersbourg, tandis que FédorIvanowitch est resté tout ce temps à la campagne.

– Oui, et maman est morte depuis.

– Et Marpha Timoféevna, murmura la petiteSchourotschka.

– Et Nastasia Carpovna, reprit Lénotchka,– et M. Lemm.

– Comment ! Lemm est mortaussi ? demanda Lavretzky.

– Oui, répondit le jeune Kalitine ;– il est parti d’ici pour Odessa. On dit qu’il y a été attiré parquelqu’un ; c’est là qu’il est mort.

– Vous ne savez pas s’il a laissé de lamusique de sa composition ?

– Je ne sais ; j’en doute.

Tout le monde se tut et se regarda. Un nuagede tristesse passa sur ces jeunes visages.

– Matroska vit encore, dit tout à coupLénotchka.

– Et Guédéonofski aussi, ajouta sonfrère.

Le nom de Guédéonofski excita l’hilaritégénérale.

– Oui, il vit et ment comme jadis,continua le fils de Maria Dmitriévna : et imaginez-vous, cettepetite folle (il désigna la jeune pensionnaire, la sœur de safemme) lui a mis hier dû poivre dans sa tabatière.

– Comme il a éternué ! s’écriaLénotchka.

Et le même rire irrésistible éclata à cesouvenir.

– Nous avons eu des nouvelles de Lisedepuis peu, murmura le jeune Kalitine. – Et tout le monde se tut. –Elle va bien, sa santé se remet petit à petit.

– Elle est toujours dans le mêmecouvent ? demanda Lavretzky avec effort.

– Oui, toujours.

– Vous écrit-elle ?

– Non jamais ; nous avons de sesnouvelles par d’autres.

Il se fit soudain un profond silence.« Voilà l’ange du silence qui passe. » Telle fut lapensée de tous.

– Ne voulez-vous pas aller aujardin ? dit Kalitine en s’adressant à Lavretzky. – Il estfort joli en ce moment, quoique nous l’ayons un peu négligé.

Lavretzky descendit au jardin, et, la premièrechose qui frappa sa vue, ce fut le banc sur lequel il avait passéavec Lise quelques instants de bonheur, qu’il n’avait plusretrouvés. Ce banc avait noirci et s’était recourbé ; mais ille reconnut, et son âme éprouva ce sentiment que rien n’égale, nidans sa douceur, ni dans sa tristesse, ce sentiment de vif regretqu’inspire la jeunesse passée, le bonheur dont on a joui autrefois.Il se promena dans les allées avec toute cette jeunesse ; lestilleuls avaient un peu grandi et vieilli pendant ces huitannées ; leur ombre était devenue plus épaisse ; lesbuissons s’étaient développés, les framboisiers s’étaientmultipliés, les noisetiers étaient plus touffus, et partouts’exhalait une fraîche odeur de verdure, d’herbe, de lilas.

– Voilà où il ferait bon jouer aux quatrecoins ! s’écria tout à coup Lénotchka en courant vers unepelouse toute verte, entourée de tilleuls. – Nous sommes justementcinq.

– Et Fédor Ivanowitch, tu l’as oublié,répliqua son frère… ou est-ce toi-même que tu n’as pointcomptée.

Lénotchka rougit légèrement.

– Mais Fédor Ivanowitch, à son âge,peut-il… ? commença-t-elle.

– Jouez, je vous prie, s’empressa derépondre Lavretzky ; ne faites pas attention à moi. Il me seraplus agréable à moi-même de savoir que je ne vous gêne point. Nesongez pas à m’amuser ; nous autres vieillards, nous avons uneoccupation que vous ne connaissez point encore et qu’aucunedistraction ne peut remplacer pour nous : les souvenirs.

Les jeunes gens écoutaient Lavretzky avec uneattention respectueuse et tant soit peu ironique, comme ils eussentécouté la leçon d’un professeur ; puis ils le quittèrent encourant. Quatre d’entre eux se placèrent chacun auprès d’un arbre,le cinquième au milieu, et le jeu commença.

Quant à Lavretzky, il retourna vers la maison,entra dans la salle à manger, s’approcha du piano, et mit le doigtsur une des touches ; un son faible, mais clair, s’en échappaet éveilla une vibration secrète dans son cœur. C’est par cettenote que commençait la mélodieuse inspiration de Lemm qui avaitnaguère, dans cette bienheureuse nuit, plongé Lavretzky dansl’ivresse. Celui-ci passa ensuite au salon, et il y restalongtemps : dans cette pièce où il avait si souvent vu Lise,l’image de la jeune fille se présentait plus vivement encore à sonsouvenir ; il lui semblait sentir autour de lui les traces desa présence ; sa douleur l’oppressait et l’accablait ;cette douleur n’avait rien du calme qu’inspire la mort. Lise vivaitencore, mais loin, mais perdue dans l’oubli ; il pensait àelle comme à une personne vivante, et ne reconnaissait point cellequ’il avait aimée autrefois dans cette triste et pâle apparition,enveloppée de vêtements de religieuse et entourée de nuagesd’encens. Lavretzky ne se serait pas reconnu lui-même, s’il avaitpu se voir de la même façon dont il se représentait Lise. Dans ceshuit années il avait traversé cette crise, que tous ne connaissentpoint, mais sans l’épreuve de laquelle on ne peut se flatter derester honnête homme jusqu’au bout. Il avait vraiment cessé depenser à son bonheur, à son intérêt. Le calme était descendu dansson âme, et pourquoi le cacher ? il avait vieilli, non passeulement de visage et de corps, mais son âme elle-même avaitvieilli ; conserver jusqu’à la vieillesse un cœur jeune, est,dit-on, chose difficile et presque ridicule. Heureux déjà celui quin’a point perdu la croyance dans le bien, la persévérance dans lavolonté, l’amour du travail ! Lavretzky avait le droit d’êtresatisfait : il était devenu véritablement un bon agronome,avait appris à labourer la terre, et ce n’était point pour lui seulqu’il travaillait ; il avait amélioré et assuré, autant quepossible, le sort de ses paysans.

Lavretzky retourna au jardin, se mit sur cebanc de lui si connu, – et à cette place chérie, en face de cettemaison vers laquelle il avait en vain tendu les mains pour ladernière fois, dans l’espoir de vider cette coupe défendue, oùpétille et chatoie le vin doré de l’enchantement. – Ce voyageursolitaire, au son des voix joyeuses d’une nouvelle génération quil’avait déjà remplacé, jeta un regard en arrière sur ses joursécoulés. Son cœur se remplit de tristesse, mais il n’en fut pasaccablé ; il avait des regrets, mais il n’avait point deremords. – Jouez, amusez-vous, grandissez, jeunes gens, pensait-ilsans amertume. La vie est devant vous, et elle vous sera plusfacile : vous n’aurez pas, comme nous, à chercher le chemin, àlutter, à tomber et à vous relever dans les ténèbres ; nous nesongions qu’à nous sauver, et combien d’entre nous, n’y ont pasréussi ! Vous, vous devez agir, travailler, – et notrebénédiction, à nous autres vieillards, descendra sur vous. Quant àmoi, après cette journée, après ces impressions, il ne me restequ’à vous saluer pour la dernière fois, et à dire avec tristesse,mais le cœur exempt d’envie et d’amertume, en face de la mort et dujugement de Dieu : « Je te salue, vieillessesolitaire ! vie inutile, achève de teconsumer ! »

Lavretzky se leva et s’éloignadoucement ; personne ne s’en aperçut, personne ne leretint ; les cris joyeux retentissaient plus fort encorederrière le mur épais et verdoyant formé par les grands tilleuls.Il monta dans son tarantass, et dit au cocher de retourner à lamaison, sans presser les chevaux.

– Et la fin ? demandera peut-être lelecteur curieux, Qu’arriva-t-il ensuite à Lavretzky ? àLise ?

Que dire de personnes qui vivent encore, maisqui sont déjà descendues de la scène du monde ? Pourquoirevenir à elles ? On dit que Lavretzky a visité le couvent ous’était retirée Lise, et qu’il l’a revue. Elle se rendait dans lechœur ; elle a passé tout près de lui, d’un pas égal, rapideet modeste, avec la démarche particulière aux religieuses ; –et elle ne l’a point regardé ; mais la paupière de l’œiltourné vers lui a frissonné légèrement ; mais son visageamaigri s’est incliné davantage encore ; mais ses mainsjointes et enlacées de chapelets se sont serrées plus fortement.Que pensèrent, qu’éprouvèrent-ils tous deux ? Qui lesaura ? qui le dira ? Il y a dans la vie de ces moments,de ces émotions… à peine s’il est permis d’en parler… s’y arrêterest impossible.

FIN

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