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Une ténébreuse affaire

Une ténébreuse affaire

d’ Honoré de Balzac

La plupart des Scènes que l’auteur a publiées jusqu’à ce jour ont eu pour point de départ un fait vrai, soit enfoui dans les mers orageuses de la vie privée, soit connu dans quelques cercles du monde parisien, où tout s’oublie si promptement; mais quant à cette seconde Scène de la vie politique, il n’a pas songé que, quoique vieille de quarante ans, l’horrible aventure où il a pris son sujet pouvait encore agiter le cœur de plusieurs personnes vivantes.Néanmoins il ne pouvait s’attendre à l’attaque irréfléchie que voici:

« M. Balzac a donné naguères, dans le journal le Commerce, une série de feuilletons sous le titre de: Une ténébreuse affaire. Nous le disons dans notre conviction intime, son travail remarquable,sous le rapport dramatique et au point de vue du roman, est une méchante et mauvaise action au point de vue de l’histoire, car il y flétrit, dans sa vie privée, un citoyen qui fut constamment entouré de l’estime et de l’affection de tous les hommes honnêtes de la contrée, le bon et honorable Clément-de-Ris, qu’il représente comme l’un des spoliateurs et des égorgeurs de 1793. M. Balzac appartient cependant à ce parti qui s’arroge fort orgueilleusement le titre de conservateur. »

Il suffit de textuellement copier cette note pour que chacun la puisse qualifier. Cette singulière réclame se trouve dans la biographie d’un des juges dans l’affaire relative à l’enlèvement du sénateur Clément-de-Ris. A propos de ce procès, les rédacteurs de cette biographie trouvent le mot de l’affreuse énigme de l’arrêtcriminel dans les Mémoires de la duchesse d’Abrantès, et ils encitent tout le passage suivant, en l’opposant par leur noteaccusatrice à Une ténébreuse affaire:

« On connaît le fameux enlèvement de M. Clément-de-Ris. C’étaitun homme d’honneur, d’âme, et possédant de rares qualités dans destemps révolutionnaires. Fouché et un autre homme d’État, encorevivant aujourd’hui comme homme privé et comme homme public, ce quim’empêche de le nommer, non que j’en aie peur (je ne suis pascraintive de ma nature), mais parce que la chose est inutile pourceux qui ne le connaissent pas, et que ceux qui le connaissentn’ont que faire même d’une initiale; ce personnage donc, qui avaitcoopéré comme beaucoup d’autres à la besogne du 18 Brumaire,besogne qui, selon leurs appétits gloutons, devait être grandementrécompensée, ce personnage vit avec humeur que l’on mît d’autresque lui dans un fauteuil où il aurait voulu s’asseoir. « Quelfauteuil ? me dira-t-on. Celui de sénateur ? – Quelleidée ! Non vraiment. – Celui de président de la Chambre desdéputés ? – Eh non ! – Celui de l’archevêque deParis ? – Ma foi ! Mais non. D’abord il n’y en avait pasencore de remis en place. – De fauteuil ? – Non,d’archevêque. » Enfin ce n’était pas celui-là non plus. Mais ce quiest certain, c’est que le personnage en voulait un qu’il n’eut pas,ce qui le fâcha. Fouché, qui avait eu bonne envie de s’asseoir dansle beau fauteuil de velours rouge, s’unit non pas de cœur, mais decolère avec le personnage dont je vous ai parlé; il paraît (selonla chronique du temps) qu’ils commencèrent par plaindre la patrie(c’est l’usage).

« Pauvre patrie ! Pauvre république ! Moi qui l’ai sibien servie, disait Fouché.

– Moi qui l’ai si bien desservie ! pensait l’autre.

– Je ne parle pas pour moi, disait Fouché, un vrai républicains’oublie toujours. Mais vous !

– Je n’ai pas un moment pensé à moi, répondait l’autre, maisc’est une affreuse injustice que de vous avoir préféréCalotin. »

Et de politesse en politesse, ils en vinrent à trouver qu’il yavait deux fauteuils, et que leur fatigue politique pouvaitsouffler, en attendant mieux, dans les deux fauteuils tantdésirés.

« Mais, dit Fouché, il y a même trois fauteuils. »

Vous allez voir quel fut le résultat de cette conversation,toujours d’après la chronique et elle n’a guère eu le temps des’altérer, car elle est de l’an de grâce 1800. Cette histoire queje vous raconte, j’aurais pu vous la dire dans les volumesprécédents, mais elle est mieux dans son jour maintenant. C’est parles contrastes qu’eux-mêmes apportent dans leur conduite qu’on peutjuger et apprécier les hommes, et Dieu sait si l’un de ceux dont jeparle en ce moment en a fourni matière ! Le premier exemplequ’il donna, exemple qui pourrait être mis en tête de soncatéchisme (car il en a fait un), fut celui d’une entièresoumission aux volontés de l’Empereur, après avoir voulu jouer aupremier consul le tour que voici: c’est toujours, comme je l’aidit, la chronique qui parle.

Tout en devisant ensemble sur le sort de la France, ils envinrent tous deux à rappeler que Moreau, ce républicain si vanté,que Joubert, Bernadotte, et quelques autres, avaient ouvertl’oreille à des paroles de l’Espagne, portées par M. d’Azara àl’effet de culbuter le Directoire, lequel, certes, était bien dignede faire la culbute, même dans la rivière; il y avait donc abus àrappeler le fait et à comparer les temps. Mais les passions neraisonnent guère, ou plutôt ne raisonnent pas du tout. Les deuxhommes d’État se dirent donc: « Pourquoi ne ferions-nous pas fairela culbute aux trois consuls ? » Car puisque vous voulez lesavoir, je vous dirai donc enfin que c’était le fauteuil de consuladjoint que convoitaient ces messieurs; mais, comme la faim vienten mangeant, tout en grondant de n’avoir ni le second ni letroisième, ils jetèrent leur dévolu sur le premier, ils sel’abandonnèrent sur le tapis avec une politesse toute charmante, sepromettant bien, comme je n’ai plus besoin de vous le dire, de leprendre et de le garder le plus longtemps qu’ils pourraient, chacunpour soi. Mais là ou jamais, c’était le cas de dire qu’il ne faut yvendre la peau de l’ours, avant de l’avoir jeté par terre.

Clément-de-Ris était, comme je vous l’ai rapporté, un honnêtehomme, un consciencieux républicain, et l’un de ceux qui de bonnefoi s’étaient attachés à Napoléon, parce qu’il voyait enfin que LUISEUL pouvait faire aller la machine. Les gens qui ne pensaient pasde même probablement, puisqu’ils avaient le projet de tout changer,lui retournèrent si bien l’esprit en lui montrant en perspective letroisième fauteuil, qu’il en vint au point de connaître une partiede leur plan et même de l’approuver. C’est en ce moment qu’eut lieule départ pour Marengo. L’occasion était belle, il ne fallait pasla manquer; si le premier consul était battu, il ne devait pasrentrer en France, ou n’y rentrer que pour y vivre sous de bonsverrous. De quoi s’avisait-il aussi d’aller faire la guerre à plusfort que lui ? (C’est toujours la chronique.)

Clément-de-Ris étant donc chez lui un matin, déjà coiffé de saperruque de sénateur, quoiqu’il eût encore sa robe de chambre,reçut cette communication dont je viens de parler, et, comme ilfaut toujours penser à tout (observe la chronique), on lui demandade se charger de proclamations déjà imprimées, de discours etautres choses nécessaires aux gens qui ne travaillent qu’à coups deparoles. Tout allait assez bien, ou plutôt assez mal, lorsque toutà coup arrive, comme vous savez, cette nouvelle qui ne futaccablante que pour quelques méchants, mais qui rendit la Franceentière ivre de joie et folle d’adoration pour son libérateur, pourcelui qui lui donnait un vêtement de gloire immortelle. En larecevant, les deux postulants aux fauteuils changèrent de visage(c’est ce que l’un d’eux pouvait faire de mieux), et Clément-de-Risaurait voulu ne s’être jamais mêlé de cette affaire. Il le ditpeut-être trop haut, et l’un des candidats lui parla d’une manièrequi ne lui convint pas. Il s’aperçut assez à temps qu’il devaitprendre des mesures défensives, s’il voulait prévenir une offensedont le résultat n’eût été rien de moins que la perte de sa tête;il mit à l’abri une grande portion des papiers qui devenaientterriblement accusateurs. Il le fit, et fit bien, dit la chronique,et je répète comme elle qu’il fit très bien.

Quand les joies, les triomphes, les illuminations, les fêtes,toute cette première manifestation d’une ivresse générale futapaisée, mais en laissant pour preuves irréfragables que le premierconsul était l’idole du peuple entier, alors ces hommes aux pâlesvisages, dont je vous ai parlé, ne laissèrent même pas errer surleurs lèvres le sourire sardonique qui les desserrait quelquefois.La trahison frémissait devant le front radieux de Napoléon, et ceshommes, qui trouvaient tant d’échasses loin de lui, redevenaientpygmées en sa présence. Clément-de-Ris demeura comme il était,parce qu’il se repentit, et que d’ailleurs il n’en savait pas assezpour avoir le remords tout entier. Néanmoins il se tint en gardecontre les hommes pâles, mais il avait affaire à plus forte partieque celle qu’il pouvait jouer.

Ce fut alors que la France apprit, avec une surprise que desparoles ne peuvent pas exprimer, qu’un sénateur, un des hommesconsidérables du gouvernement, avait été enlevé à trois heures del’après-midi, dans son château de Beauvais, près de Tours, tandisqu’une partie de ses gens et de sa famille était à Tours pour voircélébrer une fête nationale (je crois le 1er Vendémiaire de l’anIX). Il y avait bien eu de ces enlèvements lorsque le Directoirenous tenait sous son agréable sceptre, mais depuis que le premierconsul avait fait prendre, dans toutes les communes de l’Ouest quivomissaient les chauffeurs, brûlante écume de la chouannerie, desmesures aussi sages que vigoureuses, cette sorte de danger s’étaittellement éloignée, surtout des habitations comme celles du châteaude Beauvais, qu’on n’en parlait presque plus. Les bandes qui furentquelque temps inquiétantes, en 1800 et 1801, étaient sur les bordsdu Rhin et sur les frontières de la Suisse. Ce fut donc unestupéfaction générale. Le ministre de la Police d’alors, Fouché,dit de Nantes, comme l’appelle une autre chronique, se conduisitfort bien dans cette circonstance; il n’avait pas à redouter lasurveillance de Dubois, notre préfet de police, qui n’aurait paslaissé échapper vingt-cinq hommes enlevant en plein jour unepoulette de la taille et de l’encolure de Clément-de-Ris, sansqu’il en restât des traces aptes lesquelles ses limiers, du moins,auraient couru. L’affaire s’était passée à soixante lieues deParis; Fouché avait donc beau jeu. et pouvait tenir les cartes oubien écarter à son aise: ce fut ce qu’il fit. Pendant dix-sept àdix-huit jours on eut quelques éclairs d’indices sur la marche desfugitifs qui entraînaient Clément-de-Ris, sous prétexte de luifaire donner une somme d’argent considérable. Tout à coup Fouchéreçoit une lettre, qui lui était adressée par Clément-de-Rislui-même, qui ne voyant que le ministre de la Police qui pût lesauver, lui demandait secours et assistance. Ceux qui ont connul’âme pure et vertueuse de Clément-de-Ris ne seront pas étonnés decette candeur et de cette confiance. Il avait bien pu avoirquelques craintes, mais je sais (du moins la chronique mel’a-t-elle dit) que c’était plutôt un sentiment vague de méfiancepour l’autre visage pâle que pour Fouché, qui lui avait faitprendre quelques précautions. Enfin cette lettre, mise avec grandeemphase dans le Moniteur, fut apparemment un guide plus certain quetous les indices que la police avait pu recueillir jusque-là, chosecependant fort étonnante, car Clément-de-Ris n’y voyait pas clair,et ne savait pas où il était. Toujours est-il que peu de joursaprès l’avoir reçue, Fouché annonce que Clément-de-Ris estretrouvé. Mais où l’a-t-il été ?… Comment ?… Dans uneforet, les yeux bandés, marchant au milieu de quatre coquins qui sepromenaient aussi tranquillement qu’à une partie de colin-maillardou de quatre coins. On tire des coups de pistolet, on crie, etvoilà la victime délivrée, absolument comme dans Ma tante Aurore,excepté cependant que l’honnête et bon Clément-de-Ris fut pendanttrois semaines au pouvoir d’infâmes scélérats, qui le promenaientau clair de lune pendant qu’ils faisaient les clercs deSaint-Nicolas.

Dès la première effusion de sa reconnaissance, il appela Fouchéson sauveur, et lui écrivit une lettre que l’autre fit aussitôtinsérer dans le Moniteur avec un beau rapport. Mais cette lettren’eût pas été écrite, peut-être quelque temps après, lorsqueClément-de-Ris, voulant revoir ses papiers, n’y trouva plus ceuxqu’il avait déposés dans un lieu qu’il croyait sûr. Cette perte luiexpliqua toute son aventure; il était sage et prudent, il se tut,et fit encore bien; car avec les gens qui sont méchants parcequ’ils le veulent, il faut bien se garder joyeusement de leur fairevouloir, et surtout par vengeance. Mais le cœur de l’homme de bienfut profondément ulcéré.

Quelques jours après son retour chez lui (je ne sais pasprécisément l’époque), une personne que je connais fut voirClément-de-Ris à Beauvais… Elle le trouva triste, et d’unetristesse tout autre que celle qu’eût produite l’accablement, suitenaturelle d’une aussi dure et longue captivité. Ils se promenèrent;en rentrant dans la maison, ils passèrent près d’une vaste place degazon, dont les feuilles jaunes et noircies contrastaient avec laverdure chatoyante et veloutée des belles prairies de la Touraine àcette époque de l’année. La personne qui était venue le visiter enfit la remarque, et lui demanda pourquoi il permettait à sesdomestiques de faire du feu sur une pelouse qui était en face deses fenêtres et Clément-de-Ris regarda cette place, qui pouvaitavoir quatre pieds de diamètre, mais sans surprise. Il étaitévident qu’il la connaissait déjà. Néanmoins son front devint plussoucieux; une expression de peine profonde se peignit sur sonvisage toujours bienveillant. Il prit le bras de son ami, et,s’éloignant d’un pas rapide: « Je sais ce que c’est, dit-il… Ce sontces misérables… Je sais ce que c’est… je ne le sais que trop. » Etil porta la main à son front avec un sourire amer.

Clément-de-Ris revint à Paris. Il n’avait pas assez de preuvespour attaquer celui qui avait voulu le sacrifier à sa sûreté… Maisun monument s’éleva dans son cœur, et quoique inaperçu alors, iln’en fut pas moins durable.

Maintenant, il faut dire que les rédacteurs de ces biographies,qui se piquent d’écrire l’histoire avec impartialité, vérité,justice, ont fait la biographie du maréchal Bourmont, et lui ontattribué la part la plus étrange dans cette affaire, d’après cepassage relatif à Clément-de-Ris, fourni par Fouché:

« Vers cette époque arriva l’étrange événement que nous allonsraconter, et sur les véritables causes duquel le gouvernement n’ajamais voulu s’expliquer. Le 1er Vendémiaire an IX (23 septembre1800), M. Clément se trouvant presque seul à sa maison de Beauvais,près de Tours, six brigands armés entrèrent chez lui, s’emparèrentde l’argent monnayé et de l’argenterie, le forcèrent à monter aveceux dans sa propre voiture, le conduisirent dans un lieu inconnu etle jetèrent dans un souterrain, où il resta dix-neuf jours sansqu’on pût avoir de ses nouvelles. Cet événement fit grand bruit. Apeine la police en eut-elle été informée, que le ministre Fouché,qui dirigeait ce département, manda quelques chefs de chouans, quise trouvaient à Paris; on eut par eux la confirmation de ce qu’oncroyait déjà savoir, c’est que M. de Bourmont n’était pas étrangerà cette affaire (Voy. BOURMONT). Appelé lui-même chez le ministre,on ne lui laissa pas ignorer qu’on ne se tiendrait satisfaitd’aucune dénégation; qu’il ne s’agissait pas d’éluder lesquestions, mais d’y répondre; qu’on n’ignorait pas qu’il étaitinstruit du lieu où avait été déposé M. Clément; qu’il répondait desa vie sur la sienne, et qu’on lui donnait trois jours pour lefaire retrouver. M. de Bourmont, qui jugea bien qu’il n’avait pasle choix du parti qu’il avait à prendre, en demanda huit, et donna,dans cet espace de temps, toutes les indications nécessaires; eneffet, quelques personnes, beaucoup moins étrangères à la policequ’on ne serait porté à le croire d’après le parti politique auquelelles appartenaient, furent envoyées sur la trace des brigands.Ayant rencontré M. Clément-de-Ris lorsqu’on le transférait dans unautre lieu, elles mirent en fuite son escorte, et le ramenèrent ausein de sa famille. Ce guet-apens, exécuté en plein jour, passaalors pour être l’ouvrage des bandes de chouans dont M. deBourmont, qui trahissait, au gré de ses intérêts personnels, lepremier consul pour son parti et son parti pour le premier consul,n’avait pas cessé d’être secrètement le chef. Pour ennoblir unattentat qui, sans l’activité de la police, eût pu avoir undénouement tragique, on a prétendu qu’il avait été dirigé par desroyalistes qui voulaient avoir, dans la personne de Clément-de-Ris,un otage important pour garantir la vie menacée de quelques-uns deleurs chefs; mais rien n’a indiqué que cette conjecture eût quelquevraisemblance. »

Personne ne doit être étonné d’apprendre que le conquérantd’Alger qui, pour prix des infamies qu’on lui prête, a donné unempire à la France, ait traité ceci de calomnie.

Aussi les biographes sont-ils forcés d’annoter cette autrecitation par cette note où ils font au maréchal de singulièresexcuses:

« C’est, disent-ils, cette version que nous avons accueillie dansnotre article consacré au général Bourmont; nous croyons devoir lerappeler comme atténuation des accusations que nous avons portéescontre ce personnage, qui, dans son intimité, a qualifié notreassertion de calomnie. N’eût-il pas mieux fait de nous adresser ànous-mêmes ses propres réclamations, ou rectifications, que nousavions offert d’insérer dans notre ouvrage, et que l’un de ses filsavait pris l’engagement de nous faire parvenir ? »

Admirez ce conseil anodin donné par les rédacteurs debiographies faites sans le consentement de ceux sur lesquels onécrit de leur vivant, d’aller trouver leurs biographes pours’entendre avec eux. On vous maltraite et l’on exige les plusgrands égards de la part du maltraité. Telles sont les mœurs de lapresse actuelle, la voilà prise en flagrant délit, et l’auteur estassez satisfait de prouver qu’il n’y a rien de romanesque dans leplus léger détail d’un ouvrage intitulé: Un grand homme de provinceà Paris.

L’existence de ces trois ou quatre entreprises de biographiesoù, pour ce qui le concerne, l’auteur a déjà été l’objet des plusgrossiers mensonges, est un de ces faits qui accusent l’impuissancedes lois sur la presse. Dût-on croire que l’auteur s’arroge fortorgueilleusement le titre de conservateur, il trouve que, sousl’ancienne monarchie, l’honneur des citoyens était un peu plusfortement protégé quand, pour des chansons non publiées, quiportaient atteinte à la considération de quelques écrivains, J.-B.Rousseau, condamné aux galères, a été forcé de s’expatrier pour lereste de sa vie. Il y a, dans ce rapprochement entre les mœurslittéraires du temps présent et celles d’autrefois, la différencequi existe entre une société de cannibales et une sociétécivilisée.

Maintenant, venons au fait. Vous avez pu comprendre que leprétendu romancier, quoiqu’il ait fait un travail remarquable sousle rapport dramatique, ne vaut pas Mme d’Abrantès sous le rapporthistorique. Sans cette note (et quelle note ?), l’auteur n’eûtjamais révélé le petit fait que voici:

En 1823, dix ans avant que Mme la duchesse d’Abrantès n’eût lapensée d’écrire ses Mémoires, dans une soirée passée au coin dufeu, à Versailles, l’auteur, causant avec Mme d’Abrantès du fait del’enlèvement de Clément-de-Ris, lui raconta le secret de cetteaffaire que possédait une personne de sa famille à quiClément-de-Ris montra l’endroit où les proclamations et tous lespapiers nécessaires à la formation d’un gouvernementrévolutionnaire avaient été brûlés.

Plus tard, quand Mme la duchesse d’Abrantès mit dans sesMémoires le passage cité, l’auteur lui reprocha moins de l’avoirprivé d’un sujet, que d’avoir tronqué l’histoire dans sa partie laplus essentielle. En effet, malgré sa surprenante mémoire, elle acommis une bien grande erreur. Feu Clément-de-Ris avait brûlé,lui-même, les imprimés qui furent la cause de son enlèvement, et làest l’odieux de la conception de Fouché qui, s’il avait faitespionner l’intérieur de Clément avant d’exécuter un pareil tour,se le serait épargné. Mais la grande animadversion de Mme laduchesse d’Abrantès envers le prince de Talleyrand, lui a faitaussi tronquer la scène que l’auteur lui raconta de nouveau et quisert de conclusion à Une ténébreuse affaire.

Ainsi, la note des biographes devient une de ces chosesplaisantes, que des écrivains qui tiennent à paraître sérieuxdevraient éviter.

Maintenant arrivons à cette terrible et formidable accusationd’avoir commis une méchante et mauvaise action en flétrissant lavie privée de feu M. le comte Clément-de-Ris, sénateur.

Il est presque ridicule d’avoir à se défendre de cetteinculpation gratuite. D’abord, il n’y a entre le comte deGondreville, censé encore vivant, et feu Clément-de-Ris, d’autresimilitude que l’enlèvement et la qualité de sénateur. L’auteur acru d’autant mieux pouvoir, après quarante ans, prendre le faitsans prendre le personnage, qu’il mettait en scène un type bienéloigné de ressembler à feu Clément-de-Ris. Qu’a voulul’auteur ? Peindre la police politique aux prises avec la vieprivée et son horrible action. Il a donc conservé toute la partiepolitique en ôtant à cette affaire tout ce qu’elle avait de vraipar rapport aux personnes. Depuis longtemps d’ailleurs, l’auteuressaie de créer, dans le comte de Gondreville, le type de cesrépublicains, hommes d’État secondaires, qui se sont rattachés àtous les gouvernements. Il aurait suffi de connaître les œuvres oùil a déjà mis en scène ce comparse du grand drame de la Révolution,pour s’éviter une pareille balourdise; mais l’auteur n’a pas plusla prétention d’imposer la lecture de ses œuvres aux biographes quela peine de connaître sa vie. Peut-être est-ce dans la peinturevraie du caractère de Gondreville que gît la méchante et mauvaiseaction aux yeux des radicaux. Certes, il n’y a rien de commun entrele personnage de la scène intitulée: la Paix du ménage, quiréparaît dans celle intitulée: Une élection en Champagne, et lecomte Clément-de-Ris: l’un est un type, l’autre est un despersonnages de la Révolution et de l’Empire. Un type, dans le sensqu’on doit attacher à ce mot, est un personnage qui résume enlui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui luiressemblent plus ou moins, il est le modèle du genre. Aussitrouvera-t-on des points de contact entre ce type et beaucoup depersonnages du temps présent; mais qu’il soit un de cespersonnages, ce serait alors la condamnation de l’auteur, car sonacteur ne serait plus une invention. Voyez à quelles misères sontexposés aujourd’hui les écrivains, par ce temps où tout se traitesi légèrement ! L’auteur s’applaudissait du bonheur aveclequel il avait transposé, dans un milieu vrai, le fait le plusinvraisemblable.

Si quelque romancier s’avisait d’écrire comme il s’est passé leprocès des gentilshommes mis à mort malgré leur innocence proclaméepar trois départements, ce serait le livre le plus impossible dumonde. Aucun lecteur ne voudrait croire qu’il se soit trouvé, dansun pays comme la France, des tribunaux pour accepter de pareillesfables. L’auteur a donc été forcé de créer des circonstancesanalogues qui ne fussent pas les mêmes, puisque le vrai n’était pasprobable. De cette nécessité, procédait la création du comte deGondreville que l’auteur devait faire sénateur comme feuClément-de-Ris et faire enlever comme il l’a été. L’auteur a ledroit de le dire: ces difficultés eussent été peut-êtreinsurmontables, il fallait pour les vaincre un homme habitué, commel’auteur est (hélas !) forcé de l’être, aux obstacles de cegenre. Aussi, peut-être ceux à qui l’histoire est connue et quiliront Une ténébreuse affaire, remarqueront-ils ce prodigieuxtravail. Il a changé les lieux, changé les intérêts, tout enconservant le point de départ politique; il a enfin rendu,littérairement parlant, l’impossible, vrai. Mais il a dû atténuerl’horreur du dénouement. Il a pu rattacher l’origine du procèspolitique à un autre fait vrai, une participation inconnue à laconspiration de MM. de Polignac et de Rivière. Aussi enrésulte-t-il un drame attachant, puisque les biographes le pensent,eux qui se connaissent en romans. L’obligation d’un peintre exactdes mœurs se trouve alors accomplie: en copiant son temps, il doitne choquer personne et ne jamais faire grâce aux choses; les chosesici, c’est l’action de la police, c’est la scène dans le cabinet duministre des Affaires étrangères dont l’authenticité ne sauraitêtre révoquée en doute; car elle fut racontée, à propos del’horrible procès d’Angers, par un des triumvirs oculaires etauriculaires. L’opinion de la personne à qui elle fut dite atoujours été que, parmi les papiers brûlés par feu Clément-de-Ris,il pouvait s’en trouver de relatifs aux princes de la maison deBourbon. Ce soupçon, entièrement personnel à cette personne et querien de certain ne justifie, a permis à l’auteur de compléter cetype appelé par lui le comte de Gondreville. De l’accusation portéepar les biographes contre l’auteur d’avoir commis moins un livrequ’une mauvaise action, il ne reste donc plus que la propensionmauvaise de porter aux gens des actions peu honorables, si ellesétaient vraies, tendance qui, chez des biographes, ne prévient pasen faveur de l’impartialité, de la justice et de la vérité de leursécrits.

L’auteur a d’ailleurs trouvé d’amples compensations dans leplaisir qu’a fait Une ténébreuse affaire à un personnage encorevivant, pour qui son livre a été la révélation d’un mystère quiavait plané sur toute sa vie: il s’agit du juge même de qui lesbiographes ont écrit la vie. Pour ce qui est des victimes del’affaire, l’auteur croit leur avoir fait quelque bien, et consoléle malheur de certaines personnes qui, pour s’être trouvées sur lepassage de la police, ont perdu leur fortune et le repos.

Un mois environ après sa publication dans le Commerce, l’auteurreçut une lettre signée d’un nom allemand, Frantz de Sarrelouis,avocat, par laquelle on lui demandait un rendez-vous au nom ducolonel Viriot, à propos d’Une ténébreuse affaire. Au jour dit,vinrent deux personnes, M. Frantz et le colonel.

De 1819 à 1821, l’auteur, encore bien jeune, habitait le villagede Villeparisis, et y entendait parler d’un certain colonel avec unenthousiasme d’autant plus communicatif, qu’en ce temps il y avaitdu péril à parler des héros napoléoniens. Ce colonel, auxproportions héroïques, avait fait la guerre aux alliés avec legénéral de Vaudoncourt, ils manœuvraient avec son armée enLorraine, sur les derrières des alliés, et allaient,malheureusement à l’insu de l’Empereur, dégager la France et Parisau moment où Paris capitulait, et où l’Empereur éprouvait trahisonsur trahison. Ce colonel n’avait pas seulement payé de sa personne,il avait employé sa fortune, une fortune considérable; et, comme ilétait difficile d’admettre de pareilles réclamations en 1817, cesoldat plantait ses choux, selon l’expression de Biron.

En 1815, le colonel avait recommencé son dévouement de 1814, enLorraine et toujours sur les derrières de l’armée ennemie avec legénéral de Vaudoncourt, et même après l’embarquement de Napoléon. Acause de ce sublime entêtement, le général de Vaudoncourt, quiavait failli prendre en flagrant délit les alliés, fut condamné àmort conjointement avec Frantz, et par le même arrêt rendu par lacour prévôtale de Metz.

Pour un jeune homme, ces détails révélaient ces audacieuxpartisans d’une poésie merveilleuse; il se figurait ce colonelcomme un demi-dieu, et s’indignait de ce que les Bourbonsn’employaient point, après la chute de l’Empereur, des dévouementssi français.

L’opinion personnelle de celui qui appartient moins au particonservateur qu’au principe monarchique est que la défense du paysest un principe aussi sacré que celui de la défense de la royauté.A ses yeux, ceux qui ont émigré pour défendre le principe royalsont tout aussi nobles, tout aussi grands et courageux que ceux quisont restés en France pour défendre la patrie. Selon lui, lesobligations du trône, en 1816, étaient les mêmes envers lescompagnons de l’exil et les défenseurs de la France, leurs servicesétaient également respectables. On devait autant au maréchal Soultqu’au maréchal Bourmont. En révolution, un homme peut hésiter, ilpeut flotter entre le pays et le roi; mais quel que soit le partiqu’il prenne, il fait également bien: la France est au roi comme leroi est à la France. Il est si certain que le roi est tout dans unEtat que, le chef du gouvernement abattu, nous avons vu depuiscinquante ans autant de pays que de chefs. Une pareille opinionparaîtra bien conservatrice et ne plaira point aux radicaux, parceque c’est tout bonnement la raison.

L’auteur entendit l’avocat Frantz qui passa le premier luiannoncer le colonel Viriot, l’un de ses amis qui, dit-il, habitaitLivry. Et le colonel parut, un grand et gros homme, qui avait dûavoir une superbe prestance, mais les cheveux blanchis, vêtu d’uneredingote bleue ornée du ruban rouge, une figure débonnaire et oùl’on ne découvrait la fermeté, la résolution, qu’après l’examen leplus sérieux.

Nous voilà tous trois assis, dans une petite mansarde, au cœurde Paris, devant un maigre feu.

– Nous avons fait la guerre à nos dépens, monsieur, me dit lebon petit avocat Frantz, qui ne marche qu’à l’aide de béquilles etparaissait avoir servi de modèle à Hoffmann pour une de ses figuresfantastiques.

L’auteur regarde l’avocat qui, malgré sa tournure bizarre, étaitsimple, naïf, digne comme le père de Jeanie Deans dans la Prisond’Edimbourg, et l’auteur trouvant si peu dans ce visage la guerreet ses épouvantables scènes, crut à quelques hallucinations. Lespaysans et les fermiers de Livry, Villeparisis, Claye, Vaujours etautres lieux, auront fait de la poésie, pensa-t-il.

– Oui, me dit le colonel, Frantz est un vigoureux partisan, unchaud patriote, et en bon Sarrelouisien qu’il est, il fut un de nosmeilleurs capitaines.

En ce moment, l’auteur éprouvait une joie profonde, la joie duromancier voyant des personnages fantastiques réels, en voyant semétamorphoser l’avocat Frantz en un capitaine de partisans; maistout à coup il réprima la jovialité naturelle du Parisien quicommence par se moquer de tout, en songeant que l’avocat devaitpeut-être ses béquilles à des blessures reçues en défendant laFrance. Et sur une demande à ce sujet, commencèrent des récits surles opérations faites en 1814 et en 1815, dans la Lorraine etl’Alsace, que l’auteur se gardera bien de reproduire ici, car cesmessieurs lui ont promis de lui donner tous les renseignementsnécessaires, pour les mettre dans les Scènes de la vie militaire,mais qui sont à désespérer en pensant que tant d’héroïsme et depatriotisme fut inutile, et que la France ignore de si grandeschoses.

Le petit avocat avait deux cent mille francs de fortune pourtout bien: en voyant la France attaquée au cœur, il les réalise etles réunit aux restes de la fortune de Viriot pour lever un corpsfranc avec lequel il se joint au corps levé par le colonel Viriot,ils prennent Vaudoncourt pour général, et les voilà faisant leverle siège de Longwy, assiégé par quinze mille hommes et bombardé parle prince de Hesse-Hambourg, un fait d’armes surprenant d’audace;enfin battant les alliés et défendant le pays ! Les Bourbonsrevenus, ces hommes sublimes passent chenapans ou gibier de conseilde guerre, et sont obligés de fuir le pays qu’ils ont vouludéfendre. Revenus, à grand-peine, l’un en 1818, le capitaine Frantzseulement en 1832, il a fallu vivre dans l’obscurité, par le seulsentiment des devoirs accomplis. Le colonel avait dépensé en deuxfois une fortune de quatre à cinq cent mille francs, et l’avocatplus de deux cent mille, eux qui avalent gagné sur l’ennemi desvaleurs estimées plus de deux cent mille francs, et qu’ils avaientremises à l’État en espérant la victoire. Où trouverions-nousaujourd’hui, par les mœurs que nous a faites l’individualisme del’industrie, entre deux hommes, prés d’un million pour défendre laFrance ?

L’auteur n’est pas d’un naturel pleureur; mais, une demi-heureaprès l’entrée de ces deux vieux héroïques partisans, il se sentitles yeux humides.

– Eh bien, leur dit-il, si les Bourbons de la branche aînéen’ont pas su récompenser ce dévouement qu’on leur a caché, qu’afait 1830 ?

Frantz de Sarrelouis, un peu mis en défiance par laqualification d’auteur, avait eu soin de dire que ces campagnes etces sacrifices étaient appuyés de pièces probantes, que la Lorraineet l’Alsace avaient retenti de leurs faits et gestes. L’auteurs’étant contenté de penser qu’on ne promène pas clandestinementplusieurs milliers d’hommes en infanterie, cavalerie et artillerie,qu’on ne fait pas lever le siège à un prince de Hesse-Hambourg, aumoment où il attend la reddition d’une place comme Longwy, sansquelques dégâts.

Ces deux Décius presque inconnus étaient enréclamation !

1830 qui a payé la honteuse dette des Etats-Unis, espèce de volà l’américaine, a opposé la déchéance à des condamnés à mort !1830 qui a soldé le patriotisme de tant de faux patriotes, qui ainventé des honneurs pour les héros de Juillet, qui a dépensé dessommes folles à ériger un tuyau de poêle sur la place de laBastille, 1830 en est à examiner les réclamations de ces deuxbraves, et à jeter des secours temporaires à Frantz à qui l’on n’amême pas donné la croix de la Légion d’honneur, que Napoléon auraitdétachée de sa poitrine pour la mettre sur celle d’un si audacieuxpartisan.

Faisons un roman au profit de ces deux braves !

Paris a tenu trois jours; Napoléon est apparu sur les derrièresdes alliés, les a pris, les a fouillés de sa mitraille, lesEmpereurs et les Rois se sauvent en déroute, ils se sauvent tous àla frontière: la peur va plus vite que la victoire, ilséchappent !… L’Empereur, qui a peu de cavalerie, est audésespoir de ne pas leur barrer le chemin, mais à quarante lieuesde Paris, un intrépide émissaire le rencontre.

« Sire, dit-il, trois partisans, le général Vaudoncourt, lecolonel Viriot, le capitaine Frantz ont réuni quarante milleLorrains et Alsaciens, les alliés sont entre deux feux, vous pouvezmarcher, les partisans leur barreront le passage. Maintenezl’intégrité de votre empire ! »

Qu’aurait fait Napoléon ?

Vaudoncourt, le proscrit de 1815, eût été maréchal, duc,sénateur. Viriot serait devenu général de division, grand officierde la Légion d’honneur, comte et son aide de camp ! Et ill’eût doté richement ! Frantz aurait été préfet ou procureurgénéral à Colmar ! Enfin deux millions seraient sortis descaves des Tuileries pour les indemniser, car l’Empereur savaitd’autant mieux récompenser que l’argent ne lui coûtait rien.Hélas ! ceci est bien un roman ! Le pauvre colonel planteses choux à Livry, Frantz raconte les campagnes de 1814 et 1815, vase chauffer sur la place Royale, au café des Ganaches, enfin, lelivre de Vaudoncourt est sur les quais ! Les députés quiparlent d’abandonner Alger sont comblés des faveursministérielles ! Richard Lenoir est mort dans un état voisinde l’indigence, en voyant avorter la souscription faite pour lui,pour lui qui, en 1814, imitait dans le monde commercial l’héroïsmedes partisans de la Lorraine. La France ressemble parfois à unecourtisane distraite: elle donne un million à la mémoire d’unparleur éloquent appelé Foy, dont le nom sera, peut-être, unproblème dans deux cents ans; elle fête le 17ème léger comme s’ilavait conquis Alger, et par de telles inconséquences, le pays leplus spirituel du monde écrit en lettres infâmes cette infâmesentence: Il faut se dévouer à temps ! la maxime des hommes dulendemain. Salut au gouvernement de la majorité !

L’auteur et les deux partisans se trouvaient bien loin d’Uneténébreuse affaire, et néanmoins bien près. car ils furent au cœurdu sujet par cette simple interrogation que l’auteur fit aucolonel:

– Comment n’êtes-vous que colonel et sans aucune retraite[1] ?

– Je suis colonel depuis 1800, et je dois ma longue disgrâce àl’affaire qui fait le fond de votre ouvrage. La lecture du journalle Commerce m’a seule appris le secret du mystère qui, pendantquinze ans, a pesé sur mon existence.

Le colonel Viriot commandait à Tours, quand s’est passée auxenvirons de cette ville l’affaire Clément-de-Ris, et après lacassation du premier arrêt, car les accusés ont été soumis à deuxjuridictions, le colonel fut nommé membre de la cour militairespéciale instituée pour rejuger l’affaire. Or, le colonel, commecommandant la place de Tours, avait visé le passeport de l’agent dela police, l’acteur de ce drame, et, quand il devint juge, ilprotesta contre l’arrêt, se rendit auprès du premier consul afin del’éclairer; mais il apprit à ses dépens combien il est difficiled’éclairer le chef d’un Etat: c’est tout aussi difficile que devouloir éclairer l’opinion publique; il n’est pas de rôle plusingrat que celui de don Quichotte. L’on ne s’aperçoit de lagrandeur de Cervantes qu’en exécutant une scène dedon-quichottisme. Le premier consul vit, dans la conduite ducolonel Viriot, une affaire de discipline militaire ! La mainsur la conscience, vous tous qui lirez cela, demandez-vous siTibére et Omar exigeaient davantage. Laubardemont, Jeffries etFouquier-Tinville ont une pensée identique avec celle qu’a euealors et qu’a professée celui qui fut Napoléon. Toute domination asoif de cet axiome: Il ne doit pas y avoir de conscience en fait dejustice politique. La Royauté commet alors le même crime que lePeuple: elle ne juge plus, elle assassine.

Le colonel Viriot, qui ne savait pas Fouché en tête, restacolonel sans emploi pendant quatorze ans de guerre, et, pour unhomme qui devait faire la guerre aux alliés, comme le prince deRadziwill la fit à Catherine II, à son compte, chacun concevracombien dure était la disgrâce !

Depuis le jour où l’auteur a eu l’honneur de recevoir cet homme,aussi grand par sa fermeté de conscience, comme juge, qu’il l’aété, comme volontaire en 1814 et 1815, sa biographie, où sontconsignés ses différents titres de gloire, a été publiée, et ilfaut croire que la note concernant Une ténébreuse affaire y futinsérée à son insu; car les témoignages d’admiration de l’auteurpour un si noble caractère n’étaient pas équivoques: il comptaittoujours rendre compte de la visite de ces deux braves partisans,dont l’un est le témoignage vivant des ténèbres, aujourd’huidissipées, du plus infâme procès politique fait à d’innocentsgentilshommes, et dont l’autre, après avoir sacrifié tout ce qu’ilpossédait, corps et biens, à la France, a, malgré tantd’ingratitude, écrit, en tête d’un remarquable document surl’organisation militaire de la Prusse, ces paroles:

La vertu, c’est le dévouement à la patrie !

Pour ce qui concerne l’auteur, il pardonne bien l’accusationfacétieuse dont il est l’objet en lisant les biographies ducapitaine Frantz et du colonel Viriot où sont inscrits lestémoignages de dévouement à la France donnés par des hommes dignesde Plutarque. Y a-t-il un roman qui vaille la vie du capitaineFrantz, condamné à mort en France, recondamné à mort en Prusse, ettoujours pour des actions sublimes ?

à monsieur de Margonne,

Son hôte du château de Saché reconnaissant

Chapitre 1Le Judas

L’automne de l’année 1803 fut un des plus beaux de la premièrepériode de ce siècle que nous nommons l’Empire. En octobre,quelques pluies avaient rafraîchi les prés, les arbres étaientencore verts et feuillés au milieu du mois de novembre. Aussi lepeuple commençait-il à établir entre le ciel et Bonaparte, alorsdéclaré consul à vie, une entente à laquelle cet homme a dû l’un deses prestiges; et, chose étrange! le jour où, en 1812, le soleillui manqua, ses prospérités cessèrent. Le 15 novembre de cetteannée, vers quatre heures du soir, le soleil jetait comme unepoussière rouge sur les cimes centenaires de quatre rangées d’ormesd’une longue avenue seigneuriale; il faisait briller le sable etles touffes d’herbes d’un de ces immenses ronds-points qui setrouvent dans les campagnes où la terre fut jadis assez peucoûteuse pour être sacrifiée à l’ornement. L’air était si pur,l’atmosphère était si douce, qu’une famille prenait alors le fraiscomme en été. Un homme vêtu d’une veste de chasse en coutil vert, àboutons verts et d’une culotte de même étoffe, chaussé de souliersà semelles minces, et qui avait des guêtres de coutil montantjusqu’au genou, nettoyait une carabine avec le soin que mettent àcette occupation les chasseurs adroits, dans leurs moments deloisir. Cet homme n’avait ni carnier, ni gibier, enfin aucun desagrès qui annoncent ou le départ ou le retour de la chasse, et deuxfemmes, assises auprès de lui, le regardaient et paraissaient enproie à une terreur mal déguisée. Quiconque eût pu contempler cettescène, caché dans un buisson, aurait sans doute frémi commefrémissaient la vieille belle-mère et la femme de cet homme.Evidemment un chasseur ne prend pas de si minutieuses précautionspour tuer le gibier, et n’emploie pas, dans le département del’Aube, une lourde carabine rayée.

– Tu veux tuer des chevreuils, Michu? lui dit sa belle jeunefemme en tâchant de prendre un air riant.

Avant de répondre, Michu examina son chien qui, couché ausoleil, les pattes en avant, le museau sur les pattes, dans lacharmante attitude des chiens de chasse, venait de lever la tête etflairait alternativement en avant de lui dans l’avenue d’un quartde lieue de longueur et vers un chemin de traverse qui débouchait àgauche dans le rond-point.

– Non, répondit Michu, mais un monstre que je ne veux pasmanquer, un loup-cervier. Le chien, un magnifique épagneul, à robeblanche tachetée de brun, grogna. – Bon, dit Michu en se parlant àlui-même, des espions! le pays en fourmille.

Mme Michu leva douloureusement les yeux au ciel. Belle blondeaux yeux bleus, faite comme une statue antique, pensive etrecueillie, elle paraissait être dévorée par un chagrin noir etamer. L’aspect du mari pouvait expliquer jusqu’à un certain pointla terreur des deux femmes. Les lois de la physionomie sontexactes, non seulement dans leur application au caractère, maisencore relativement à la fatalité de l’existence. Il y a desphysionomies prophétiques. S’il était possible, et cettestatistique vivante importe à la Société, d’avoir un dessin exactde ceux qui périssent sur l’échafaud, la science de Lavater etcelle de Gall prouveraient invinciblement qu’il y avait dans latête de tous ces gens, même chez les innocents, des signesétranges. Oui, la Fatalité met sa marque au visage de ceux quidoivent mourir d’une mort violente quelconque! Or, ce sceau,visible aux yeux de l’observateur, était empreint sur la figureexpressive de l’homme à la carabine. Petit et gros, brusque etleste comme un singe quoique d’un caractère calme, Michu avait uneface blanche, injectée de sang, ramassée comme celle d’un Kalmouket à laquelle des cheveux rouges, crépus donnaient une expressionsinistre. Ses yeux jaunâtres et clairs offraient, comme ceux destigres, une profondeur intérieure où le regard de qui l’examinaitallait se perdre, sans y rencontrer de mouvement ni de chaleur.Fixes, lumineux et rigides, ces yeux finissaient par épouvanter.L’opposition constante de l’immobilité des yeux avec la vivacité ducorps ajoutait encore à l’impression glaciale que Michu causait aupremier abord. Prompte chez cet homme, l’action devait desservirune pensée unique; de même que, chez les animaux, la vie est sansréflexion au service de l’instinct. Depuis 1793, il avait aménagésa barbe rousse en éventail. Quand même il n’aurait pas été,pendant la Terreur, président d’un club de jacobins, cetteparticularité de sa figure l’eût, à elle seule, rendu terrible àvoir. Cette figure socratique à nez camus était couronnée par untrès beau front, mais si bombé qu’il paraissait être en surplombsur le visage. Les oreilles bien détachées possédaient une sorte demobilité comme celles des bêtes sauvages, toujours sur le qui-vive.La bouche, entrouverte par une habitude assez ordinaire chez lescampagnards, laissait voir des dents fortes et blanches comme desamandes, mais mal rangées. Des favoris épais et luisantsencadraient cette face blanche et violacée par places. Les cheveuxcoupés ras sur le devant, longs sur les joues et derrière la tête,faisaient, par leur rougeur fauve, parfaitement ressortir tout ceque cette physionomie avait d’étrange et de fatal. Le cou, court etgros, tentait le couperet de la Loi. En ce moment, le soleil,prenant ce groupe en écharpe, illuminait en plein ces trois têtesque le chien regardait par moments. Cette scène se passaitd’ailleurs sur un magnifique théâtre. Ce rond-point est àl’extrémité du parc de Gondreville, une des plus riches terres deFrance, et, sans contredit, la plus belle du département de l’Aube:magnifiques avenues d’ormes, château construit sur les dessins deMansard, parc de quinze cents arpents enclos de murs, neuf grandesfermes, une forêt, des moulins et des prairies. Cette terre quasiroyale appartenait avant la Révolution à la famille de Simeuse.Ximeuse est un fief situé en Lorraine. Le nom se prononçaitSimeuse, et l’on avait fini par l’écrire comme il seprononçait.

La grande fortune des Simeuse, gentilshommes attachés à lamaison de Bourgogne, remonte au temps où les Guise menacèrent lesValois. Richelieu d’abord, puis Louis XIV se souvinrent dudévouement des Simeuse à la factieuse maison de Lorraine, et lesrebutèrent. Le marquis de Simeuse d’alors, vieux Bourguignon, vieuxguisard, vieux ligueur, vieux frondeur (il avait hérité des quatregrandes rancunes de la noblesse contre la royauté), vint vivre àCinq-Cygne. Ce courtisan, repoussé du Louvre, avait épousé la veuvedu comte de Cinq-Cygne, la branche cadette de la fameuse maison deChargebœuf, une des plus illustres de la vieille comté deChampagne, mais qui devint aussi célèbre et plus opulente quel’aînée. Le marquis, un des hommes les plus riches de ce temps, aulieu de se ruiner à la cour, bâtit Gondreville, en composa lesdomaines, et y joignit des terres, uniquement pour se faire unebelle chasse. Il construisit également à Troyes l’hôtel de Simeuse,à peu de distance de l’hôtel de Cinq-Cygne. Ces deux vieillesmaisons et l’Evêché furent pendant longtemps à Troyes les seulesmaisons en pierre. Le marquis vendit Simeuse au duc de Lorraine.Son fils dissipa les économies et quelque peu de cette grandefortune, sous le règne de Louis XV; mais ce fils devint d’abordchef d’escadre, puis vice-amiral, et répara les folies de sajeunesse par d’éclatants services. Le marquis de Simeuse, fils dece marin, avait péri sur l’échafaud, à Troyes, laissant deuxenfants jumeaux qui émigrèrent, et qui se trouvaient en ce moment àl’étranger, suivant le sort de la maison de Condé.

Ce rond-point était jadis le rendez-vous de chasse du GrandMarquis. On nommait ainsi dans la famille le Simeuse qui érigeaGondreville. Depuis 1789, Michu habitait ce rendez-vous, sis àl’intérieur du parc, bâti du temps de Louis XIV, et appelé lepavillon de Cinq-Cygne. Le village de Cinq-Cygne est au bout de laforêt de Nodesme (corruption de Notre-Dame), à laquelle mènel’avenue à quatre rangs d’ormes où Couraut flaira des espions.Depuis la mort du Grand Marquis, ce pavillon avait été tout à faitnégligé. Le vice-amiral hanta beaucoup plus la mer et la cour quela Champagne, et son fils donna ce pavillon délabré pour demeure àMichu.

Ce noble bâtiment est en briques, orné de pierre vermiculée auxangles, aux portes et aux fenêtres. De chaque côté s’ouvre unegrille d’une belle serrurerie, mais rongée de rouille. Après lagrille s’étend un large, un profond saut-de-loup d’où s’élancentdes arbres vigoureux, dont les parapets sont hérissés d’arabesquesen fer qui présentent leurs innombrables piquants auxmalfaiteurs.

Les murs du parc ne commencent qu’au-delà de la circonférenceproduite par le rond-point. En dehors, la magnifique demi-lune estdessinée par des talus plantés d’ormes, de même que celle qui luicorrespond dans le parc est formée par des massifs d’arbresexotiques. Ainsi le pavillon occupe le centre du rond-point tracépar ces deux fers à cheval. Michu avait fait des anciennes sallesdu rez-de-chaussée une écurie, une étable, une cuisine et unbûcher. De l’antique splendeur, la seule trace est une antichambredallée en marbre noir et blanc, où l’on entre, du côté du parc, parune de ces portes-fenêtres vitrées en petits carreaux, comme il yen avait encore à Versailles avant que Louis-Philippe n’en fîtl’hôpital des gloires de la France. A l’intérieur, ce pavillon estpartagé par un vieil escalier en bois vermoulu, mais plein decaractère, qui mène au premier étage, où se trouvent cinq chambres,un peu basses d’étage. Au-dessus s’étend un immense grenier. Cevénérable édifice est coiffé d’un de ces grands combles à quatrepans dont l’arête est ornée de deux bouquets en plomb, et percé dequatre de ces oeils-de-bœuf que Mansard affectionnait avec raison;car en France, l’attique et les toits plats à l’italienne sont unnon-sens contre lequel le climat proteste. Michu mettait là sesfourrages. Toute la partie du parc qui environne ce vieux pavillonest à l’anglaise. A cent pas, un ex-lac, devenu simplement un étangbien empoissonné, atteste sa présence autant par un légerbrouillard au-dessus des arbres que par le cri de millegrenouilles, crapauds et autres amphibies bavards au coucher dusoleil. La vétusté des choses, le profond silence des bois, laperspective de l’avenue, la forêt au loin, mille détails, les fersrongés de rouille, les masses de pierres veloutées par les mousses,tout poétise cette construction qui existe encore.

Au moment où commence cette histoire, Michu était appuyé à l’undes parapets moussus sur lequel se voyaient sa poire à poudre, sacasquette, son mouchoir, un tournevis, des chiffons, enfin tous lesustensiles nécessaires à sa suspecte opération. La chaise de safemme se trouvait adossée à côté de la porte extérieure dupavillon, au-dessus de laquelle existaient encore les armes deSimeuse richement sculptées avec leur belle devise: Si meurs! Lamère, vêtue en paysanne, avait mis sa chaise devant Mme Michu pourqu’elle eût les pieds à l’abri de l’humidité, sur un desbâtons.

– Le petit est là? demanda Michu à sa femme.

– Il rôde autour de l’étang, il est fou des grenouilles et desinsectes, dit la mère.

Michu siffla de façon à faire trembler. La prestesse aveclaquelle son fils accourut démontrait le despotisme exercé par lerégisseur de Gondreville. Michu, depuis 1789, mais surtout depuis1793, était à peu près le maître de cette terre. La terreur qu’ilinspirait à sa femme, à sa belle-mère, à un petit domestique nomméGaucher, et à une servante nommée Marianne, était partagée à dixlieues à la ronde. Peut-être ne faut-il pas tarder plus longtempsde donner les raisons de ce sentiment, qui, d’ailleurs, achèverontau moral le portrait de Michu.

Le vieux marquis de Simeuse s’était défait de ses biens en 1790;mais, devancé par les événements, il n’avait pu mettre en des mainsfidèles sa belle terre de Gondreville. Accusé de correspondre avecle duc de Brunswick et le prince de Cobourg, le marquis de Simeuseet sa femme furent mis en prison et condamnés à mort par letribunal révolutionnaire de Troyes, que présidait le père deMarthe. Ce beau domaine fut donc vendu nationalement. Lors del’exécution du marquis et de la marquise, on y remarqua, non sansune sorte d’horreur, le garde-général de la terre de Gondreville,qui, devenu président du club des jacobins d’Arcis, vint à Troyespour y assister. Fils d’un simple paysan et orphelin, Michu, comblédes bienfaits de la marquise qui lui avait donné la place degarde-général, après l’avoir fait élever au château, fut regardécomme un Brutus par les exaltés; mais dans le pays tout le mondecessa de le voir après ce trait d’ingratitude. L’acquéreur fut unhomme d’Arcis nommé Marion, petit-fils d’un intendant de la maisonde Simeuse. Cet homme, avocat avant et après la Révolution, eutpeur du garde, il en fit son régisseur en lui donnant trois millelivres de gages et un intérêt dans les ventes. Michu, qui passaitdéjà pour avoir une dizaine de mille francs, épousa, protégé par sarenommée de patriote, la fille d’un tanneur de Troyes, l’apôtre dela Révolution dans cette ville où il présida le tribunalrévolutionnaire. Ce tanneur, homme de conviction, qui, pour lecaractère, ressemblait à Saint-Just, se trouva mêlé plus tard à laconspiration de Babeuf, et il se tua pour échapper à unecondamnation. Marthe était la plus belle fille de Troyes. Aussi,malgré sa touchante modestie, avait-elle été forcée par sonredoutable père de faire la déesse de la Liberté dans une cérémonierépublicaine. L’acquéreur ne vint pas trois fois en sept ans àGondreville. Son grand-père avait été l’intendant des Simeuse, toutArcis crut alors que le citoyen Marion représentait MM. de Simeuse.Tant que dura la Terreur, le régisseur de Gondreville, patriotedévoué, gendre du président du tribunal révolutionnaire de Troyes,caressé par Malin (de l’Aube), l’un des représentants dudépartement, se vit l’objet d’une sorte de respect. Mais quand laMontagne fut vaincue, lorsque son beau-père se fut tué, Michudevint un bouc émissaire; tout le monde s’empressa de luiattribuer, ainsi qu’à son beau-père, des actes auxquels il était,pour son compte, parfaitement étranger. Le régisseur se bandacontre l’injustice de la foule; il se roidit et prit une attitudehostile. Sa parole se fit audacieuse. Cependant, depuis le 18Brumaire, il gardait ce profond silence qui est la philosophie desgens forts; il ne luttait plus contre l’opinion générale, il secontentait d’agir; cette sage conduite le fit regarder comme unsournois, car il possédait en terres une fortune d’environ centmille francs. D’abord il ne dépensait rien; puis cette fortune luivenait légitimement, tant de la succession de son beau-père que dessix mille francs par an que lui donnait sa place en profits et enappointements. Quoiqu’il fût régisseur depuis douze ans, quoiquechacun pût faire le compte de ses économies; quand, au début duConsulat, il acheta une ferme de cinquante mille francs, il s’élevades accusations contre l’ancien montagnard, les gens d’Arcis luiprêtaient l’intention de recouvrer la considération en faisant unegrande fortune. Malheureusement, au moment où chacun l’oubliait,une sotte affaire, envenimée par le caquet des campagnes, raviva lacroyance générale sur la férocité de son caractère.

Un soir, à la sortie de Troyes, en compagnie de quelques paysansparmi lesquels se trouvait le fermier de Cinq-Cygne, il laissatomber un papier sur la grande route; ce fermier, qui marchait ledernier, se baisse et le ramasse; Michu se retourne, voit le papierdans les mains de cet homme, il tire aussitôt un pistolet de saceinture, l’arme et menace le fermier, qui savait lire, de luibrûler la cervelle s’il ouvrait le papier. L’action de Michu fut sirapide, si violente, le son de sa voix si effrayant, ses yeux siflamboyants, que tout le monde eut froid de peur. Le fermier deCinq-Cygne était naturellement un ennemi de Michu. Mlle deCinq-Cygne, cousine des Simeuse, n’avait plus qu’une femme pourtoute fortune et habitait son château de Cinq-Cygne. Elle ne vivaitque pour ses cousins les jumeaux, avec lesquels elle avait jouédans son enfance à Troyes et à Gondreville. Son frère unique, Julesde Cinq-Cygne, émigré avant les Simeuse, était mort devant Mayence,mais par un privilège assez rare et dont il sera parlé, le nom deCinq-Cygne ne périssait point faute de mâles. Cette affaire entreMichu et le fermier de Cinq-Cygne fit un tapage épouvantable dansl’arrondissement, et rembrunit les teintes mystérieuses quivoilaient Michu; mais cette circonstance ne fut pas la seule qui lerendit redoutable. Quelques mois après cette scène, le citoyenMarion vint avec le citoyen Malin à Gondreville. Le bruit courutque Marion allait vendre la terre à cet homme que les événementspolitiques avaient bien servi, et que le premier consul venait deplacer au Conseil d’Etat pour le récompenser de ses services au 18Brumaire. Les politiques de la petite ville d’Arcis devinèrentalors que Marion avait été le prête-nom du citoyen Malin au lieud’être celui de MM. de Simeuse. Le tout-puissant conseiller d’Etatétait le plus grand personnage d’Arcis. Il avait envoyé l’un de sesamis politiques à la préfecture de Troyes, il avait fait exempterdu service le fils d’un des fermiers de Gondreville, appeléBeauvisage, il rendait service à tout le monde. Cette affaire nedevait donc point rencontrer de contradicteurs dans le pays, oùMalin régnait et où il règne encore. On était à l’aurore del’Empire. Ceux qui lisent aujourd’hui des histoires de laRévolution française ne sauront jamais quels immenses intervallesla pensée publique mettait entre les événements si rapprochés de cetemps. Le besoin général de paix et de tranquillité que chacunéprouvait après de violentes commotions engendrait un complet oublides faits antérieurs les plus graves. L’Histoire vieillissaitpromptement, constamment mûrie par des intérêts nouveaux etardents. Ainsi personne, excepté Michu, ne rechercha le passé decette affaire, qui fut trouvée toute simple. Marion qui, dans letemps, avait acheté Gondreville six cent mille francs en assignats,le vendit un million en écus; mais la seule somme déboursée parMalin fut le droit de l’enregistrement. Grévin, un camarade decléricature de Malin, favorisait naturellement ce tripotage, et leconseiller d’Etat le récompensa en le faisant nommer notaire àArcis. Quand cette nouvelle parvint au pavillon, apportée par lefermier d’une ferme sise entre la forêt et le parc, à gauche de labelle avenue, et nommée Grouage, Michu devint pâle et sortit; ilalla épier Marion, et finit par le rencontrer seul dans une alléedu parc. « – Monsieur vend Gondreville? – Oui, Michu, oui. Vousaurez un homme puissant pour maître. Le conseiller d’Etat est l’amidu premier consul, il est lié très intimement avec tous lesministres, il vous protégera. – Vous gardiez donc la terre pourlui? – Je ne dis pas cela, reprit Marion. Je ne savais dans letemps comment placer mon argent, et pour ma sécurité, je l’ai misdans les biens nationaux; mais il ne me convient pas de garder laterre qui appartenait à la maison où mon père… – A été domestique,intendant, dit violemment Michu. Mais vous ne la vendrez pas? Je laveux, et je puis vous la payer, moi. – Toi? – Oui, moi,sérieusement et en bon or, huit cent mille francs… – Huit centmille francs? Où les as-tu pris? dit Marion. – Cela ne vous regardepas, répondit Michu. Puis, en se radoucissant, il ajouta tout bas:- Mon beau-père a sauvé bien des gens! – Tu viens trop tard, Michu,l’affaire est faite. – Vous la déferez, monsieur! s’écria lerégisseur en prenant son maître par la main et la lui serrant commedans un étau. Je suis haï, je veux être riche et puissant; il mefaut Gondreville! Sachez-le, je ne tiens pas à la vie, et vousallez me vendre la terre, ou je vous ferai sauter la cervelle… -Mais au moins faut-il le temps de me retourner avec Malin, quin’est pas commode… – Je vous donne vingt-quatre heures. Si vousdites un mot de ceci, je me soucie de vous couper la tête comme decouper une rave…  » Marion et Malin quittèrent le château pendant lanuit. Marion eut peur, et instruisit le conseiller d’Etat de cetterencontre en lui disant d’avoir l’oeil sur le régisseur. Il étaitimpossible à Marion de se soustraire à l’obligation de rendre cetteterre à celui qui l’avait réellement payée, et Michu ne paraissaithomme ni à comprendre ni à admettre une pareille raison.D’ailleurs, ce service rendu par Marion à Malin devait être et futl’origine de sa fortune politique et de celle de son frère. Malinfit nommer, en 1806, l’avocat Marion premier président d’une courimpériale, et dès la création des receveurs généraux, il procura larecette générale de l’Aube au frère de l’avocat. Le conseillerd’Etat dit à Marion de demeurer à Paris, et prévint le ministre dela Police qui mit le garde en surveillance. Néanmoins, pour ne pasle pousser à des extrémités, et pour le mieux surveiller peut-être,Malin laissa Michu régisseur, sous la férule du notaire d’Arcis.Depuis ce moment, Michu, qui devint de plus en plus taciturne etsongeur, eut la réputation d’un homme capable de faire un mauvaiscoup. Malin, conseiller d’Etat, fonction que le premier consulrendit alors égale à celle de ministre, et l’un des rédacteurs duCode, jouait un grand rôle à Paris, où il avait acheté l’un desplus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain, après avoir épousé lafille unique de Sibuelle, un riche fournisseur assez déconsidéré,qu’il associa pour la recette générale de l’Aube à Marion. Aussin’était-il pas venu plus d’une fois à Gondreville, il s’en reposaitd’ailleurs sur Grévin de tout ce qui concernait ses intérêts.Enfin, qu’avait-il à craindre, lui, ancien représentant de l’Aube,d’un ancien président du club des jacobins d’Arcis? Cependant,l’opinion, déjà si défavorable à Michu dans les basses classes, futnaturellement partagée par la bourgeoisie; et Marion, Grévin,Malin, sans s’expliquer ni se compromettre, le signalèrent comme unhomme excessivement dangereux. Obligées de veiller sur le garde parle ministre de la Police générale, les autorités ne détruisirentpas cette croyance. On avait fini, dans le pays, par s’étonner dece que Michu gardait sa place; mais on prit cette concession pourun effet de la terreur qu’il inspirait. Qui maintenant necomprendrait pas la profonde mélancolie exprimée par la femme deMichu? D’abord, Marthe avait été pieusement élevée par sa mère.Toutes deux, bonnes catholiques, avaient souffert des opinions etde la conduite du tanneur. Marthe ne se souvenait jamais sansrougir d’avoir été promenée dans la ville de Troyes en costume dedéesse. Son père l’avait contrainte d’épouser Michu, dont lamauvaise réputation allait croissant, et qu’elle redoutait troppour pouvoir jamais le juger. Néanmoins, cette femme se sentaitaimée , et, au fond de son cœur, il s’agitait pour cet hommeeffrayant la plus vraie des affections; elle ne lui avait jamais vurien faire que de juste, jamais ses paroles n’étaient brutales,pour elle du moins; enfin il s’efforçait de deviner tous sesdésirs. Ce pauvre paria, croyant être désagréable à sa femme,restait presque toujours dehors. Marthe et Michu, en défiance l’unde l’autre, vivaient dans ce qu’on appelle aujourd’hui une paixarmée. Marthe, qui ne voyait personne, souffrait vivement de laréprobation qui, depuis sept ans, la frappait comme fille d’uncoupe-tête, et de celle qui frappait son mari comme traître. Plusd’une fois, elle avait entendu les gens de la ferme qui se trouvaitdans la plaine à droite de l’avenue, appelée Bellache et tenue parBeauvisage, un homme attaché aux Simeuse, dire en passant devant lepavillon: « Voilà la maison des Judas! » La singulière ressemblancede la tête du régisseur avec celle du treizième apôtre, et qu’ilsemblait avoir voulu compléter, lui valait en effet cet odieuxsurnom dans tout le pays. Aussi ce malheur et de vagues, deconstantes appréhensions de l’avenir rendaient-ils Marthe pensiveet recueillie. Rien n’attriste plus profondément qu’une dégradationimméritée et de laquelle il est impossible de se relever. Unpeintre n’eût-il pas fait un beau tableau de cette famille deparias au sein d’un des plus jolis sites de la Champagne, où lepaysage est généralement triste?

– François! cria le régisseur pour faire encore hâter sonfils.

François Michu, enfant âgé de dix ans, jouissait du parc, de laforêt, et levait ses menus suffrages en maître; il mangeait lesfruits, il chassait, il n’avait ni soins ni peines; il était leseul être heureux de cette famille, isolée dans le pays par sasituation entre le parc et la forêt, comme elle l’était moralementpar la répulsion générale.

– Ramasse-moi tout ce qui est là, dit le père à son fils en luimontrant le parapet, et serre-moi cela. Regarde-moi! Tu dois aimerton père et ta mère? L’enfant se jeta sur son père pourl’embrasser; mais Michu fit un mouvement pour déplacer la carabineet le repoussa. – Bien! Tu as quelquefois jasé sur ce qui se faitici, dit-il en fixant sur lui ses deux yeux redoutables comme ceuxd’un chat sauvage. Retiens bien ceci: révéler la plus indifférentedes choses qui se font ici, à Gaucher, aux gens de Grouage ou deBellache, et même à Marianne qui nous aime, ce serait tuer tonpère. Que cela ne t’arrive plus, et je te pardonne tesindiscrétions d’hier. L’enfant se mit à pleurer. – Ne pleure pas,mais à quelque question qu’on te fasse, réponds comme les paysans:Je ne sais pas! Il y a des gens qui rôdent dans le pays, et qui neme reviennent pas. Va! Vous avez entendu, vous deux? dit Michu auxfemmes, ayez aussi la gueule morte.

– Mon ami, que vas-tu faire?

Michu, qui mesurait avec attention une charge de poudre et laversait dans le canon de sa carabine, posa l’arme contre le parapetet dit à Marthe:

– Personne ne me connaît cette carabine, mets-toi devant!

Couraut, dressé sur ses quatre pattes, aboyait avec fureur.

– Belle et intelligente bête! s’écria Michu, je suis sûr quec’est des espions…

On se sait espionné. Couraut et Michu, qui semblaient avoir uneseule et même âme, vivaient ensemble comme l’Arabe et son chevalvivent dans le désert. Le régisseur connaissait toutes lesmodulations de la voix de Couraut et les idées qu’ellesexprimaient, de même que le chien lisait la pensée de son maîtredans ses yeux et la sentait exhalée dans l’aire de son corps.

– Qu’en dis-tu? s’écria tout bas Michu en montrant à sa femmedeux sinistres personnages qui apparurent dans une contre-allée quise dirigeait vers le rond-point.

– Que se passe-t-il dans le pays? C’est des Parisiens? dit lavieille.

– Ah! voilà! s’écria Michu. Cache donc ma carabine, dit-il àl’oreille de sa femme, ils viennent à nous.

Chapitre 2Un Crime en Projet

Les deux Parisiens qui traversèrent le rond-point offraient desfigures qui, certes, eussent été typiques pour un peintre. L’un,celui qui paraissait être le subalteme, avait des bottes à revers,tombant un peu bas, qui laissaient voir de mièvres mollets et desbas de soie chinés d’une propreté douteuse. La culotte, en drapcôtelé couleur abricot et à boutons de métal, était un peu troplarge; le corps s’y trouvait à l’aise, et les plis usés indiquaientpar leur disposition un homme de cabinet. Le gilet de piqué,surchargé de broderies saillantes, ouvert, boutonné par un seulbouton sur le haut du ventre, donnait à ce personnage un aird’autant plus débraillé que ses cheveux noirs, frisés entire-bouchons, lui cachaient le front et descendaient le long desjoues. Deux chaînes de montre en acier pendaient sur la culotte. Lachemise était ornée d’une épingle à camée blanc et bleu. L’habit,couleur cannelle, se recommandait au caricaturiste par une longuequeue qui, vue par-derrière, avait une si parfaite ressemblanceavec une morue que le nom lui en fut appliqué. La mode des habitsen queue de morue a duré dix ans, presque autant que l’empire deNapoléon. La cravate, lâche et à grands plis nombreux, permettait àcet individu de s’y enterrer le visage jusqu’au nez. Sa figurebourgeonnée, son gros nez long couleur de brique, ses pommettesanimées, sa bouche démeublée, mais menaçante et gourmande, sesoreilles ornées de grosses boucles en or, son front bas, tous cesdétails qui semblent grotesques étaient rendus terribles par deuxpetits yeux placés et percés comme ceux des cochons et d’uneimplacable avidité, d’une cruauté goguenarde et quasi joyeuse. Cesdeux yeux fureteurs et perspicaces, d’un bleu glacial et glacé,pouvaient être pris pour le modèle de ce fameux oeil, le redoutableemblème de la police, inventé pendant la Révolution. Il avait desgants de soie noire et une badine à la main. Il devait être quelquepersonnage officiel, car il avait, dans son maintien, dans samanière de prendre son tabac et de le fourrer dans le nez,l’importance bureaucratique d’un homme secondaire, mais qui émergeostensiblement, et que des ordres partis de haut rendentmomentanément souverain.

L’autre, dont le costume était dans le même goût, mais élégantet très élégamment porté, soigné dans les moindres détails, quifaisait, en marchant, crier des bottes à la Suwaroff, misespar-dessus un pantalon collant, avait sur son habit un spencer,mode aristocratique adoptée par les Clichiens, par la jeunessedorée, et qui survivait aux Clichiens et à la jeunesse dorée. Dansce temps, il y eut des modes qui durèrent plus longtemps que despartis, symptôme d’anarchie que 1830 nous a présenté déjà. Ceparfait muscadin paraissait âgé de trente ans. Ses manièressentaient la bonne compagnie, il portait des bijoux de prix. Le colde sa chemise venait à la hauteur de ses oreilles. Son air fat etpresque impertinent accusait une sorte de supériorité cachée. Safigure blafarde semblait ne pas avoir une goutte de sang, son nezcamus et fin avait la tournure sardonique du nez d’une tête demort, et ses yeux verts étaient impénétrables; leur regard étaitaussi discret que devait l’être sa bouche mince et serrée. Lepremier semblait être un bon enfant comparé à ce jeune homme sec etmaigre qui fouettait l’air avec un jonc dont la pomme d’or brillaitau soleil. Le premier pouvait couper lui-même une tête, mais lesecond était capable d’entortiller, dans les filets de la calomnieet de l’intrigue, l’innocence, la beauté, la vertu, de les noyer,ou de les empoisonner froidement. L’homme rubicond aurait consolésa victime par des lazzis, l’autre n’aurait pas même souri. Lepremier avait quarante-cinq ans, il devait aimer la bonne chère etles femmes. Ces sortes d’hommes ont tous des passions qui lesrendent esclaves de leur métier. Mais le jeune homme était sanspassions et sans vices. S’il était espion, il appartenait à ladiplomatie, et travaillait pour l’art pur. Il concevait, l’autreexécutait; il était l’idée, l’autre était la forme.

– Nous devons être à Gondreville, ma bonne femme! dit le jeunehomme.

– On ne dit pas ici ma bonne femme, répondit Michu. Nous avonsencore la simplicité de nous appeler citoyenne et citoyen, nousautres!

– Ah! fit le jeune homme de l’air le plus naturel et sansparaître choqué.

Les joueurs ont souvent, dans le monde, au jeu de l’écartésurtout, éprouvé comme une déroute intérieure en voyant s’attablerdevant eux, au milieu de leur veine, un joueur dont les manières,le regard, la voix, la façon de mêler les cartes leur prédisent unedéfaite. A l’aspect du jeune homme, Michu sentit une prostrationprophétique de ce genre. Il fut atteint par un pressentimentmortel, il entrevit confusément l’échafaud; une voix lui cria quece muscadin lui serait fatal, quoiqu’ils n’eussent encore rien decommun. Aussi sa parole avait-elle été rude, il voulait être et futgrossier.

– N’appartenez-vous pas au conseiller d’Etat Malin? demanda lesecond Parisien.

– Je suis mon maître, répondit Michu.

– Enfin, mesdames, dit le jeune homme en prenant les façons lesplus polies, sommes-nous à Gondreville? Nous y sommes attendus parM. Malin.

– Voici le parc, dit Michu en montrant la grille ouverte.

– Et pourquoi cachez-vous cette carabine, ma belle enfant? ditle jovial compagnon du jeune homme qui en passant par la grilleaperçut le canon.

– Tu travailles toujours, même à la campagne, s’écria le jeunehomme en souriant.

Tous deux revinrent, saisis par une pensée de défiance que lerégisseur comprit malgré l’impassibilité de leurs visages; Martheles laissa regarder la carabine, au milieu des abois de Couraut,car elle avait la conviction que Michu méditait quelque mauvaiscoup et fut presque heureuse de la perspicacité des inconnus. Michujeta sur sa femme un regard qui la fit frémir, il prit alors lacarabine et se mit en devoir d’y chasser une balle, en acceptantles fatales chances de cette découverte et de cette rencontre; ilparut ne plus tenir à la vie, et sa femme comprit bien alors safuneste résolution.

– Vous avez donc des loups par ici? dit le jeune homme àMichu.

– Il y a toujours des loups là où il y a des moutons. Vous êtesen Champagne et voilà une forêt; mais nous avons aussi du sanglier,nous avons de grosses et de petites bêtes, nous avons un peu detout, dit Michu d’un air goguenard.

– Je parie, Corentin, dit le plus vieux des deux après avoiréchangé un regard avec l’autre, que cet homme est mon Michu…

– Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, dit lerégisseur.

– Non, mais nous avons présidé les jacobins, citoyen, répliquale vieux cynique, vous à Arcis, moi ailleurs. Tu as conservé lapolitesse de la Carmagnole mais elle n’est plus à la mode, monpetit.

– Le parc me paraît bien grand, nous pourrions nous y perdre, sivous êtes le régisseur, faites-nous conduire au château, ditCorentin d’un ton péremptoire.

Michu siffla son fils et continua de chasser sa balle. Corentincontemplait Marthe d’un oeil indifférent, tandis que son compagnonsemblait charmé; mais il remarquait en elle les traces d’uneangoisse qui échappait au vieux libertin, lui que la carabine avaiteffarouché. Ces deux natures se peignaient tout entières dans cettepetite chose si grande.

– J’ai rendez-vous au-delà de la forêt, disait le régisseur, jene puis pas vous rendre ce service moi-même; mais mon fils vousmènera jusqu’au château. Par où venez-vous donc à Gondreville?Auriez-vous pris par Cinq-Cygne?

– Nous avions, comme vous, des affaires dans la forêt, ditCorentin sans aucune ironie apparente.

– François, s’écria Michu, conduis ces messieurs au château parles sentiers, afin qu’on ne les voie pas, ils ne prennent point lesroutes battues. Viens ici d’abord! dit-il en voyant les deuxétrangers qui leur avaient tourné le dos et marchaient en separlant à voix basse. Michu saisit son enfant, l’embrassa presquesaintement et avec une expression qui confirma les appréhensions desa femme, elle eut froid dans le dos, et regarda sa mère d’un oeilsec, car elle ne pouvait pas pleurer. – Va, dit-il. Et il leregarda jusqu’à ce qu’il l’eût entièrement perdu de vue. Courautaboya du côté de la ferme de Grouage. – Oh! c’est Violette,reprit-il. Voilà la troisième fois qu’il passe depuis ce matin.Qu’y a-t-il donc dans l’air? Assez, Couraut!

Quelques instants après, on entendit le petit trot d’uncheval.

Violette, monté sur un de ces bidets dont se servent lesfermiers aux environs de Paris, montra, sous un chapeau de formeronde et à grands bords, sa figure couleur de bois et fortementplissée, laquelle paraissait encore plus sombre. Ses yeux gris,malicieux et brillants, dissimulaient la traîtrise de soncaractère. Ses jambes sèches, habillées de guêtres en toile blanchemontant jusqu’au genou, pendaient sans être appuyées sur desétriers, et semblaient maintenues par le poids de ses gros souliersferrés. Il portait par-dessus sa veste de drap bleu une limousine àraies blanches et noires. Ses cheveux gris retombaient en bouclesderrière sa tête. Ce costume, le cheval gris à petites jambesbasses, la façon dont s’y tenait Violette, le ventre en avant, lehaut du corps en arrière, la grosse main crevassée et couleur deterre qui soutenait une méchante bride rongée et déchiquetée, toutpeignait en lui un paysan avare, ambitieux, qui veut posséder de laterre et qui l’achète à tout prix. Sa bouche aux lèvres bleuâtres,fendue comme si quelque chirurgien l’eût ouverte avec un bistouri,les innombrables rides de son visage et de son front empêchaient lejeu de la physionomie dont les contours seulement parlaient. Ceslignes dures, arrêtées, paraissaient exprimer la menace, malgrél’air humble que se donnent presque tous les gens de la campagne,et sous lequel ils cachent leurs émotions et leurs calculs, commeles Orientaux et les Sauvages enveloppent les leurs sous uneimperturbable gravité. De simple paysan faisant des journées,devenu fermier de Grouage par un système de méchanceté croissante,il le continuait encore après avoir conquis une position quisurpassait ses premiers désirs. Il voulait le mal du prochain et lelui souhaitait ardemment. Quand il y pouvait contribuer, il yaidait avec amour. Violette était franchement envieux; mais, danstoutes ses malices, il restait dans les limites de la légalité, niplus ni moins qu’une opposition parlementaire. Il croyait que safortune dépendait de la ruine des autres, et tout ce qui setrouvait au-dessus de lui était pour lui un ennemi envers lequeltous les moyens devaient être bons. Ce caractère est très communchez les paysans. Sa grande affaire du moment était d’obtenir deMalin une prorogation du bail de sa ferme qui n’avait plus que sixans à courir. Jaloux de la fortune du régisseur, il le surveillaitde près; les gens du pays lui faisaient la guerre sur ses liaisonsavec les Michu; mais, dans l’espoir de faire continuer son bailpendant douze autres années, le rusé fermier épiait une occasion derendre service au gouvernement ou à Malin qui se défiait de Michu.Violette, aidé par le garde particulier de Gondreville, par legarde champêtre et par quelques faiseurs de fagots, tenait lecommissaire de police d’Arcis au courant des moindres actions deMichu. Ce fonctionnaire avait tenté, mais inutilement, de mettreMarianne, la servante de Michu, dans les intérêts du gouvernement;mais Violette et ses affidés savaient tout par Gaucher, le petitdomestique sur la fidélité duquel Michu comptait, et qui letrahissait pour des vétilles, pour des gilets, des boucles, des basde coton, des friandises. Ce garçon ne soupçonnait pas d’ailleursl’importance de ses bavardages. Violette noircissait toutes lesactions de Michu, il les rendait criminelles par les plus absurdessuppositions à l’insu du régisseur, qui savait néanmoins le rôleignoble joué chez lui par le fermier, et qui se plaisait à lemystifier.

– Vous avez donc bien des affaires à Bellache, que vous voilàencore! dit Michu.

– « Encore! » c’est un mot de reproche, monsieur Michu. Vous necomptez pas siffler aux moineaux avec une pareille clarinette! Jene vous connaissais point cette carabine-là…

– Elle a poussé dans un de mes champs où il vient des carabines,répondit Michu. Tenez, voilà comme je les sème.

Le régisseur mit en joue une vipérine à trente pas de lui et lacoupa net.

– Est-ce pour garder votre maître que vous avez cette arme debandit? Il vous en aura peut-être fait cadeau.

– Il est venu de Paris exprès pour me l’apporter, réponditMichu.

– Le fait est qu’on jase bien, dans tout le pays, de son voyage;les uns le disent en disgrâce, et qu’il se retire des affaires, lesautres qu’il veut voir clair ici; au fait, pourquoi qu’il arrivesans dire gare, absolument comme le premier consul? Saviez-vousqu’il venait?

– Je ne suis pas assez bien avec lui pour être dans saconfidence.

– Vous ne l’avez donc pas encore vu?

– Je n’ai su son arrivée qu’à mon retour de ma ronde dans laforêt, répliqua Michu qui rechargeait sa carabine.

– Il a envoyé chercher M. Grévin à Arcis, ils vont tribunerquelque chose?

Malin avait été tribun.

– Si vous allez du côté de Cinq-Cygne, dit le régisseur àViolette, prenez-moi, j’y vais.

Violette était trop peureux pour garder en croupe un homme de laforce de Michu, il piqua des deux. Le Judas mit sa carabine surl’épaule et s’élança dans l’avenue.

– A qui donc Michu en veut-il? dit Marthe à sa mère.

– Depuis qu’il a su l’arrivée de M. Malin, il est devenu biensombre, répondit-elle. Mais il fait humide, rentrons.

Quand les deux femmes furent assises sous le manteau de lacheminée, elles entendirent Couraut.

– Voilà mon mari! s’écria Marthe.

En effet, Michu montait l’escalier; sa femme inquiète lerejoignit dans leur chambre.

– Vois s’il n’y a personne, dit-il à Marthe d’une voix émue.

– Personne, répondit-elle, Marianne est aux champs avec lavache, et Gaucher…

– Où est Gaucher? reprit-il.

– Je ne sais pas.

– Je me défie de ce petit drôle; monte au grenier, fouille legrenier, et cherche-le dans les moindres coins de ce pavillon.

Marthe sortit et alla; quand elle revint, elle trouva Michu, lesgenoux en terre, et priant.

– Qu’as-tu donc? dit-elle effrayée.

Le régisseur prit sa femme par la taille, l’attira sur lui, labaisa au front et lui répondit d’une voix émue:

– Si nous ne nous revoyons plus, sache, ma pauvre femme, que jet’aimais bien. Suis de point en point les instructions qui sontécrites dans une lettre enterrée au pied du mélèze de ce massif,dit-il après une pause en lui désignant un arbre, elle est dans unrouleau de fer-blanc. N’y touche qu’après ma mort. Enfin, quoiqu’il m’arrive, pense, malgré l’injustice des hommes, que mon brasa servi la justice de Dieu.

Marthe, qui pâlit par degrés, devint blanche comme son linge,elle regarda son mari d’un oeil fixe et agrandi par l’effroi, ellevoulut parler, elle se trouva le gosier sec. Michu s’évada commeune ombre, il avait attaché au pied de son lit Couraut, qui se mità hurler comme hurlent les chiens au désespoir.

Chapitre 3Les Malices de Malin

La colère de Michu contre M. Marion avait eu de sérieux motifs,mais elle s’était reportée sur un homme beaucoup plus criminel àses yeux, sur Malin dont les secrets s’étaient dévoilés aux yeux durégisseur, plus en position que personne d’apprécier la conduite duconseiller d’Etat. Le beau-père de Michu avait eu, politiquementparlant, la confiance de Malin, nommé représentant de l’Aube à laConvention par les soins de Grévin.

Peut-être n’est-il pas inutile de raconter les circonstances quimirent les Simeuse et les Cinq-Cygne en présence avec Malin, et quipesèrent sur la destinée des deux jumeaux et de Mlle de Cinq-Cygne,mais plus encore sur celle de Marthe et de Michu. A Troyes, l’hôtelde Cinq-Cygne faisait face à celui de Simeuse. Quand la populace,déchaînée par des mains aussi savantes que prudentes, eut pillél’hôtel de Simeuse, découvert le marquis et la marquise accusés decorrespondre avec les ennemis, et les eut livrés à des gardesnationaux qui les menèrent en prison, la foule conséquente cria: »Aux Cinq-Cygne!  » Elle ne concevait pas que les Cinq-Cygne fussentinnocents du crime des Simeuse. Le digne et courageux marquis deSimeuse, pour sauver ses deux fils, âgés de dix-huit ans, que leurcourage pouvait compromettre, les avait confiés, quelques instantsavant l’orage, à leur tante, la comtesse de Cinq-Cygne. Deuxdomestiques attachés à la maison de Simeuse tenaient les jeunesgens renfermés. Le vieillard, qui ne voulait pas voir finir sonnom, avait recommandé de tout cacher à ses fils, en cas de malheursextrêmes. Laurence, alors âgée de douze ans, était également aiméepar les deux frères, et les aimait également aussi. Comme beaucoupde jumeaux, les deux Simeuse se ressemblaient tant, que pendantlongtemps leur mère leur donna des vêtements de couleursdifférentes pour ne pas se tromper. Le premier venu, l’aîné,s’appelait Paul-Marie, l’autre Marie-Paul. Laurence de Cinq-Cygne,à qui l’on avait confié le secret de la situation, joua très bienson rôle de femme; elle supplia ses cousins, les amadoua, les gardajusqu’au moment où la populace entoura l’hôtel de Cinq-Cygne. Lesdeux frères comprirent alors le danger au même moment, et se ledirent par un même regard. Leur résolution fut aussitôt prise, ilsarmèrent leurs deux domestiques, ceux de la comtesse de Cinq-Cygne,barricadèrent la porte, se mirent aux fenêtres, après en avoirfermé les persiennes, avec cinq domestiques et l’abbé d’Hauteserre,un parent des Cinq-Cygne. Les huit courageux champions firent unfeu terrible sur cette masse. Chaque coup tuait ou blessait unassaillant. Laurence, au lieu de se désoler, chargeait les fusilsavec un sang-froid extraordinaire, passait des balles et de lapoudre à ceux qui en manquaient. La comtesse de Cinq-Cygne étaittombée sur ses genoux.  » – Que faites-vous, ma mère? lui ditLaurence. – Je prie, répondit-elle, et pour eux et pour vous! » Motsublime, que dit aussi la mère du prince de la Paix en Espagne,dans une circonstance semblable. En un instant onze personnesfurent tuées et mêlées à terre aux blessés.

Ces sortes d’événements refroidissent ou exaltent la populace,elle s’irrite à son œuvre ou la discontinue. Les plus avancés,épouvantés, reculèrent; mais la masse entière, qui venait tuer,voler, assassiner, en voyant les morts, se mit à crier: « Al’assassinat! au meurtre! » Les gens prudents allèrent chercher lereprésentant du peuple. Les deux frères, alors instruits desfunestes événements de la journée, soupçonnèrent le conventionnelde vouloir la ruine de leur maison, et leur soupçon fut bientôt uneconviction. Animés par la vengeance, ils se postèrent sous la portecochère et armèrent leurs fusils pour tuer Malin au moment où il seprésenterait. La comtesse avait perdu la tête, elle voyait samaison en cendres et sa fille assassinée, elle blâmait ses parentsde l’héroïque défense qui occupa la France pendant huit jours.Laurence entrouvrit la porte à la sommation faite par Malin; en lavoyant, le représentant se fia sur son caractère redouté, sur lafaiblesse de cette enfant, et il entra. « – Comment, monsieur,répondit-elle au premier mot qu’il dit en demandant raison de cetterésistance, vous voulez donner la liberté à la France, et vous neprotégez pas les gens chez eux! On veut démolir notre hôtel, nousassassiner, et nous n’aurions pas le droit de repousser la forcepar la force! » Malin resta cloué sur ses pieds. « – Vous, lepetit-fils d’un maçon employé par le Grand Marquis auxconstructions de son château, lui dit Marie-Paul, vous venez delaisser traîner notre père en prison, en accueillant une calomnie!- Il sera mis en liberté, dit Malin qui se crut perdu en voyantchaque jeune homme remuer convulsivement son fusil. – Vous devez lavie à cette promesse, dit solennellement Marie-Paul. Mais si ellen’est pas exécutée ce soir, nous saurons vous retrouver! – Quant àcette population qui hurle, dit Laurence, si vous ne la renvoyezpas, le premier coup sera pour vous. Maintenant, monsieur Malin,sortez! » Le conventionnel sortit et harangua la multitude, enparlant des droits sacrés du foyer, de l’habeas corpus et dudomicile anglais. Il dit que la Loi et le Peuple étaientsouverains, que la Loi était le Peuple, que le Peuple ne devaitagir que par la Loi, et que force resterait à la Loi. La loi de lanécessité le rendit éloquent, il dissipa le rassemblement. Mais iln’oublia jamais, ni l’expression du mépris des deux frères, ni le »Sortez! » de Mlle de Cinq-Cygne. Aussi, quand il fut question devendre nationalement les biens du comte de Cinq-Cygne, frère deLaurence, le partage fut-il strictement fait. Les agents dudistrict ne laissèrent à Laurence que le château, le parc, lesjardins et la ferme dite de Cinq-Cygne. D’après les instructions deMalin, Laurence n’avait droit qu’à sa légitime, la Nation étant aulieu et place de l’émigré, surtout quand il portait les armescontre la République. Le soir de cette furieuse tempête, Laurencesupplia tellement ses deux cousins de partir, en craignant pour euxquelque trahison et les embûches du représentant, qu’ils montèrentà cheval et gagnèrent les avant-postes de l’armée prussienne. Aumoment où les deux frères atteignirent la forêt de Gondreville,l’hôtel de Cinq-Cygne fut cerné; le représentant venait, lui-mêmeet en force, arrêter les héritiers de la maison de Simeuse. Iln’osa pas s’emparer de la comtesse de Cinq-Cygne alors au lit et enproie à une horrible fièvre nerveuse, ni de Laurence, une enfant dedouze ans. Les domestiques, craignant la sévérité de la République,avaient disparu. Le lendemain matin, la nouvelle de la résistancedes deux frères et de leur fuite en Prusse, disait-on, se répanditdans les environs; il se fit un rassemblement de trois millepersonnes devant l’hôtel de Cinq-Cygne, qui fut démoli avec uneinexplicable rapidité. Mme de Cinq-Cygne, transportée à l’hôtel deSimeuse, y mourut dans un redoublement de fièvre. Michu n’avaitparu sur la scène politique qu’après ces événements, car le marquiset la marquise restèrent environ cinq mois en prison. Pendant cetemps, le représentant de l’Aube eut une mission. Mais quand M.Marion vendit Gondreville à Malin, quand tout le pays eut oubliéles effets de l’effervescence populaire, Michu comprit alors Malintout entier, Michu crut le comprendre, du moins; car Malin est,comme Fouché, l’un de ces personnages qui ont tant de faces et tantde profondeur sous chaque face, qu’ils sont impénétrables au momentoù ils jouent et qu’ils ne peuvent être expliqués que longtempsaprès la partie.

Dans les circonstances majeures de sa vie, Malin ne manquaitjamais de consulter son fidèle ami Grévin le notaire d’Arcis, dontle jugement sur les choses et sur les hommes était, à distance,net, clair et précis. Cette habitude est la sagesse, et fait laforce des hommes secondaires. Or, en novembre 1803, lesconjonctures furent si graves pour le conseiller d’Etat, qu’unelettre eût compromis les deux amis. Malin, qui devait être nommésénateur, craignit de s’expliquer dans Paris; il quitta son hôtelet vint à Gondreville, en donnant au premier consul une seule desraisons qui lui faisaient désirer d’y être, et qui lui donnait unair de zèle aux yeux de Bonaparte, tandis qu’au lieu de s’agir del’Etat, il ne s’agissait que de lui-même. Or, pendant que Michuguettait et suivait dans le parc, à la manière des Sauvages, unmoment propice à sa vengeance, le politique Malin, habitué àpressurer les événements pour son compte, emmenait son ami vers unepetite prairie du jardin anglais, endroit désert et favorable à uneconférence mystérieuse. Ainsi, en s’y tenant au milieu et parlant àvoix basse, les deux amis étaient à une trop grande distance pourêtre entendus, si quelqu’un se cachait pour les écouter, etpouvaient changer de conversation s’il venait des indiscrets.

– Pourquoi n’être pas restés dans une chambre au château? ditGrévin.

– N’as-tu pas vu les deux hommes que m’envoie le préfet depolice?

Quoique Fouché ait été, dans l’affaire de la conspiration dePichegru, Georges, Moreau et Polignac, l’âme du cabinet consulaire,il ne dirigeait pas le ministère de la Police et se trouvait alorssimplement conseiller d’Etat comme Malin.

– Ces deux hommes sont les deux bras de Fouché.

L’un, ce jeune muscadin dont la figure ressemble à une carafe delimonade, qui a du vinaigre sur les lèvres et du verjus dans lesyeux, a mis fin à l’insurrection de l’Ouest en l’an VII, dansl’espace de quinze jours. L’autre est un enfant de Lenoir, il estle seul qui ait les grandes traditions de la police. J’avaisdemandé un agent sans conséquence, appuyé d’un personnage officiel,et l’on m’envoie ces deux compères-là. Ah! Grévin, Fouché veut sansdoute lire dans mon jeu. Voilà pourquoi j’ai laissé ces messieursdînant au château; qu’ils examinent tout, ils n’y trouveront niLouis XVIII ni le moindre indice.

– Ah ça, mais, dit Grévin, quel jeu joues-tu donc?

– Eh! mon ami, un jeu double est bien dangereux; mais parrapport à Fouché, il est triple, et il a peut-être flairé que jesuis dans les secrets de la maison Bourbon.

– Toi!

– Moi, reprit Malin.

– Tu ne te souviens donc pas de Favras?

Ce mot fit impression sur le conseiller.

– Et depuis quand? demanda Grévin après une pause.

– Depuis le Consulat à vie.

– Mais, pas de preuves?

– Pas ça! dit Malin en faisant claquer l’ongle de son pouce sousune de ses palettes.

En peu de mots, Malin dessina nettement la position critique oùBonaparte mettait l’Angleterre menacée de mort par le camp deBoulogne, en expliquant à Grévin la portée inconnue à la France età l’Europe, mais que Pitt soupçonnait, de ce projet de descente;puis la position critique où l’Angleterre allait mettre Bonaparte.Une coalition imposante, la Prusse, l’Autriche et la Russie soldéespar l’or anglais, devait armer sept cent mille hommes. En mêmetemps une conspiration formidable étendait à l’intérieur son réseauet réunissait les montagnards, les chouans, les royalistes et leursprinces.

– Tant que Louis XVIII a vu trois consuls, il a cru quel’anarchie continuait et qu’à la faveur d’un mouvement quelconqueil prendrait sa revanche du 13 Vendémiaire et du 18 Fructidor, ditMalin; mais le Consulat à vie a démasqué les desseins de Bonaparte,il sera bientôt empereur. Cet ancien sous-lieutenant veut créer unedynastie! Or, cette fois, on en veut à sa vie, et le coup est montéplus habilement encore que celui de la rue Saint-Nicaise. Pichegru,Georges, Moreau, le duc d’Enghien, Polignac et Rivière, les deuxamis du comte d’Artois, en sont.

– Quel amalgame! s’écria Grévin.

– La France est envahie sourdement, on veut donner un assautgénéral, on y emploie le vert et le sec! Cent hommes d’exécution,commandés par Georges, doivent attaquer la garde consulaire et leconsul corps à corps.

– Eh bien, dénonce-les.

– Voilà deux mois que le consul, son ministre de la Police, lepréfet et Fouché tiennent une partie des fils de cette trameimmense; mais ils n’en connaissent pas toute l’étendue, et dans lemoment actuel, ils laissent libres presque tous les conjurés poursavoir tout.

– Quant au droit, dit le notaire, les Bourbons ont bien plus ledroit de concevoir, de conduire, d’exécuter une entreprise contreBonaparte, que Bonaparte n’en avait de conspirer au 18 Brumairecontre la République, de laquelle il était l’enfant; il assassinaitsa mère, et ceux-ci veulent rentrer dans leur maison. Je conçoisqu’en voyant fermer la liste des émigrés, multiplier lesradiations, rétablir le culte catholique, et accumuler des arrêtéscontre-révolutionnaires, les princes aient compris que leur retourse faisait difficile, pour ne pas dire impossible. Bonapartedevient le seul obstacle à leur rentrée, et ils veulent enleverl’obstacle, rien de plus simple. Les conspirateurs vaincus serontdes brigands; victorieux, ils seront des héros, et ta perplexité mesemble alors assez naturelle.

– Il s’agit, dit Malin, de faire jeter aux Bourbons, parBonaparte, la tête du duc d’Enghien, comme la Convention a jeté auxrois la tête de Louis XVI, afin de le tremper aussi avant que nousdans le cours de la Révolution; ou de renverser l’idole actuelle dupeuple français et son futur empereur, pour asseoir le vrai trônesur ses débris. Je suis à la merci d’un événement, d’un heureuxcoup de pistolet, d’une machine de la rue Saint-Nicaise quiréussirait. On ne m’a pas tout dit. On m’a proposé de rallier leConseil d’Etat au moment critique, de diriger l’action légale de larestauration des Bourbons.

– Attends, répondit le notaire.

– Impossible! Je n’ai plus que le moment actuel pour prendre unedécision.

– Et pourquoi?

– Les deux Simeuse conspirent, ils sont dans le pays; je dois,ou les faire suivre, les laisser se compromettre et m’en fairedébarrasser, ou les protéger sourdement. J’avais demandé dessubalternes, et l’on m’envoie des lynx de choix qui ont passé parTroyes pour avoir à eux la gendarmerie.

– Gondreville est le Tiens et la Conspiration le Tu auras, ditGrévin. Ni Fouché, ni Talleyrand, tes deux partenaires, n’en sont:joue franc jeu avec eux. Comment! Tous ceux qui ont coupé le cou àLouis XVI sont dans le gouvernement, la France est pleined’acquéreurs de biens nationaux, et tu voudrais ramener ceux qui teredemanderont Gondreville? S’ils ne sont pas imbéciles, lesBourbons devront passer l’éponge sur tout ce que nous avons fait.Avertis Bonaparte.

– Un homme de mon rang ne dénonce pas, dit Malin vivement.

– De ton rang? s’écria Grévin en souriant.

– On m’offre les Sceaux.

– Je comprends ton éblouissement, et c’est à moi d’y voir clairdans ces ténèbres politiques, d’y flairer la porte de sortie. Or,il est impossible de prévoir les événements qui peuvent ramener lesBourbons, quand un général Bonaparte a quatre-vingts vaisseaux etquatre cent mille hommes. Ce qu’il y a de plus difficile, dans lapolitique expectante, c’est de savoir quand un pouvoir qui penchetombera; mais, mon vieux, celui de Bonaparte est dans sa périodeascendante. Ne serait-ce pas Fouché qui t’a fait sonder pourconnaître le fond de ta pensée et se débarrasser de toi?

– Non, je suis sûr de l’ambassadeur. D’ailleurs Fouché nem’enverrait pas deux singes pareils, que je connais trop pour nepas concevoir des soupçons.

– Ils me font peur, dit Grévin. Si Fouché ne se défie pas detoi, ne veut pas t’éprouver, pourquoi te les a-t-il envoyés? Fouchéne joue pas un tour pareil sans une raison quelconque…

– Ceci me décide, s’écria Malin, je ne serai jamais tranquilleavec ces deux Simeuse; peut-être Fouché, qui connaît ma position,ne veut-il pas les manquer, et arriver par eux jusqu’aux Condé.

– Hé! mon vieux, ce n’est pas sous Bonaparte qu’on inquiétera lepossesseur de Gondreville.

En levant les yeux, Malin aperçut dans le feuillage d’un grostilleul touffu le canon d’un fusil.

– Je ne m’étais pas trompé, j’avais entendu le bruit sec d’unfusil qu’on arme, dit-il à Grévin après s’être mis derrière un grostronc d’arbre où le suivit le notaire inquiet du brusque mouvementde son ami.

– C’est Michu, dit Grévin, je vois sa barbe rousse. – N’ayonspas l’air d’avoir peur, reprit Malin qui s’en alla lentement endisant à plusieurs reprises: Que veut cet homme aux acquéreurs decette terre? Ce n’est certes pas toi qu’il visait. S’il nous aentendus, je dois le recommander au prône! Nous aurions mieux faitd’aller en plaine. Qui diable eût pensé à se défier des airs!

– On apprend toujours! dit le notaire; mais il était bien loinet nous causions de bouche à oreille.

– Je vais en dire deux mots à Corentin, répondit Malin.

Chapitre 4Le Masque Jeté

Quelques instants après, Michu rentra chez lui pâle et le visagecontracté.

– Qu’as-tu? lui dit sa femme épouvantée.

– Rien, répondit-il en voyant Violette dont la présence fut pourlui un coup de foudre.

Michu prit une chaise, se mit devant le feu tranquillement, et yjeta une lettre en la tirant d’un de ces tubes en fer-blanc quel’on donne aux soldats pour serrer leurs papiers. Cette action, quipermit à Marthe de respirer comme une personne déchargée d’un poidsénorme, intrigua beaucoup Violette. Le régisseur posa sa carabinesur le manteau de la cheminée avec un admirable sang-froid.Marianne et la mère de Marthe filaient à la lueur d’une lampe.

– Allons, François, dit le père, couchons-nous. Veux-tu tecoucher? Il prit brutalement son fils par le milieu du corps etl’emporta. Descends à la cave, lui dit-il à l’oreille quand il futdans l’escalier, remplis deux bouteilles de vin de Mâcon après enavoir vidé le tiers, avec de cette eau-de-vie de Cognac qui est surla planche à bouteilles; puis, mêle dans une bouteille de vin blancmoitié d’eau-de-vie. Fais cela bien adroitement, et mets les troisbouteilles sur le tonneau vide qui est à l’entrée de la cave. Quandj’ouvrirai la fenêtre, sors de la cave, selle mon cheval, montedessus, et va m’attendre au Poteau-des-Gueux. – Le petit drôle neveut jamais se coucher, dit le régisseur en rentrant, il veut fairecomme les grandes personnes, tout voir, tout entendre, tout savoir.Vous me gâtez mon monde, père Violette.

– Bon Dieu! bon Dieu! s’écria Violette, qui vous a délié lalangue? Vous n’en avez jamais tant dit.

– Croyez-vous que je me laisse espionner sans m’en apercevoir?Vous n’êtes pas du bon côté, mon père Violette. Si, au lieu deservir ceux qui m’en veulent, vous étiez pour moi, je ferais mieuxpour vous que de vous renouveler votre bail…

– Quoi encore? dit le paysan avide en ouvrant de grandsyeux.

– Je vous vendrais mon bien à bon marché.

– Il n’y a point de bon marché quand faut payer, ditsentencieusement Violette.

– Je veux quitter le pays, et je vous donnerai ma ferme duMousseau, les bâtiments, les semailles, les bestiaux, pourcinquante mille francs.

– Vrai!

– Ça vous va?

– Dame, faut voir.

– Causons de ça… Mais je veux des arrhes.

– J’ai rien.

– Une parole.

– Encore!

– Dites-moi qui vient de vous envoyer ici.

– Je suis revenu d’où j’allais tantôt, et j’ai voulu vous direun petit bonsoir.

– Revenu sans ton cheval? Pour quel imbécile me prends-tu? Tumens, tu n’auras pas ma ferme.

– Eh bien, c’est M. Grévin, quoi! Il m’a dit: « Violette, nousavons besoin de Michu, va le quérir. S’il n’y est pas, attends-le… » J’ai compris qu’il me fallait rester, ce soir, ici.

– Les escogriffes de Paris étaient-ils encore au château?

– Ah! je ne sais pas trop; mais il y avait du monde dans lesalon.

– Tu auras ma ferme, convenons des faits! Ma femme, va chercherle vin du contrat. Prends du meilleur vin de Roussillon, le vin del’ex-marquis… Nous ne sommes pas des enfants. Tu en trouveras deuxbouteilles sur le tonneau vide à l’entrée, et une bouteille deblanc.

– Ça va! dit Violette qui ne se grisait jamais. Buvons!

– Vous avez cinquante mille francs sous les carreaux de votrechambre, dans toute l’étendue du lit, vous me les donnerez quinzejours après le contrat passé chez Grévin.

Violette regarda fixement Michu, et devint blême.

– Ah? tu viens moucharder un jacobin fini qui a eu l’honneur deprésider le club d’Arcis, et tu crois qu’il ne te pincera pas? J’aides yeux, j’ai vu tes carreaux fraîchement replâtrés, et j’aiconclu que tu ne les avais pas levés pour semer du blé. Buvons.

Violette troublé but un grand verre de vin sans faire attentionà la qualité, la terreur lui avait mis comme un fer chaud dans leventre, l’eau-de-vie y fut brûlée par l’avarice; il aurait donnébien des choses pour être rentré chez lui, pour y changer de placeson trésor. Les trois femmes souriaient.

– Ça vous va-t-il? dit Michu à Violette en lui remplissantencore son verre.

– Mais oui.

– Tu seras chez toi, vieux coquin!

Après une demi-heure de discussions animées sur l’époque del’entrée en jouissance, sur les mille pointilleries que se font lespaysans en concluant un marché, au milieu des assertions, desverres de vin vidés, des paroles pleines de promesses, desdénégations, des » pas vrai? » « bien vrai!  » « ma fine parole! » « commeje le dis » « que j’aie le cou coupé si…  » « que ce verre de vin mesoit du poison si ce que je dis n’est pas la pure varté…  » Violettetomba, la tête sur la table, non pas gris, mais ivre mort; et, dèsqu’il lui avait vu les yeux troubles, Michu s’était empresséd’ouvrir la fenêtre.

– Où est ce drôle de Gaucher? demanda-t-il à sa femme.

– Il est couché.

– Toi, Marianne, dit le régisseur à sa fidèle servante, va temettre en travers de sa porte, et veille-le. Vous, ma mère, dit-il,restez en bas, gardez-moi cet espion-là, soyez aux aguets, etn’ouvrez qu’à la voix de François. Il s’agit de vie et de mort!ajouta-t-il d’une voix profonde. Pour toutes les créatures qui sontsous mon toit, je ne l’ai pas quitté de cette nuit, et, la tête surle billot, vous soutiendrez cela. – Allons, dit-il à sa femme,allons, la mère, mets tes souliers, prends ta coiffe, et détalons!Pas de questions, je t’accompagne.

Depuis trois quarts d’heure, cet homme avait dans le geste etdans le regard une autorité despotique, irrésistible, puisée à lasource commune et inconnue où puisent leurs pouvoirsextraordinaires et les grands généraux sur le champ de bataille oùils enflamment les masses, et les grands orateurs qui entraînentles assemblées, et, disons-le aussi, les grands criminels dansleurs coups audacieux! Il semble alors qu’il s’exhale de la tête etque la parole porte une influence invincible, que le geste injectele vouloir de l’homme chez autrui. Les trois femmes se savaient aumilieu d’une horrible crise; sans en être averties, elles lapressentaient à la rapidité des actes de cet homme dont le visageétincelait, dont le front était parlant, dont les yeux brillaientalors comme des étoiles; elles lui avaient vu de la sueur à laracine des cheveux, plus d’une fois sa parole avait vibréd’impatience et de rage. Aussi Marthe obéit-elle passivement. Arméjusqu’aux dents, le fusil sur l’épaule, Michu sauta dans l’avenue,suivi de sa femme; et ils atteignirent promptement le carrefour oùFrançois s’était caché dans des broussailles.

– Le petit a de la compréhension, dit Michu en le voyant.

Ce fut sa première parole. Sa femme et lui avaient courujusque-là sans pouvoir prononcer un mot.

– Retourne au pavillon, cache-toi dans l’arbre le plus touffu,observe la campagne, le parc, dit-il à son fils. Nous sommes touscouchés, nous n’ouvrons à personne. Ta grand-mère veille, et neremuera qu’en t’entendant parler! Retiens mes moindres paroles. Ils’agit de la vie de ton père et de celle de ta mère. Que la justicene sache jamais que nous avons découché. Après ces phrases dites àl’oreille de son fils, qui fila, comme une anguille dans la vase, àtravers les bois, Michu dit à sa femme: – A cheval! Et prie Dieud’être pour nous. Tiens-toi bien! La bête peut en crever.

A peine ces mots furent-ils dits que le cheval, dans le ventreduquel Michu donna deux coups de pied, et qu’il pressa de sesgenoux puissants, partit avec la célérité d’un cheval de course,l’animal sembla comprendre son maître, en un quart d’heure la forêtfut traversée. Michu, sans avoir dévié de la route la plus courte,se trouva sur un point de la lisière d’où les cimes du château deCinq-Cygne apparaissaient éclairées par la lune.

Il lia son cheval à un arbre et gagna lestement le monticuled’où l’on dominait la vallée de Cinq-Cygne.

Le château, que Marthe et Michu regardèrent ensemble pendant unmoment, fait un effet charmant dans le paysage. Quoiqu’il n’aitaucune importance comme étendue ni comme architecture, il ne manquepoint d’un certain mérite archéologique. Ce vieil édifice du XVèmesiècle, assis sur une éminence, environné de douves profondes,larges et encore pleines d’eau, est bâti en cailloux et en mortier,mais les murs ont sept pieds de largeur. Sa simplicité rappelleadmirablement la vie rude et guerrière aux temps féodaux. Cechâteau, vraiment naïf, consiste dans deux grosses toursrougeâtres, séparées par un long corps de logis percé de véritablescroisées en pierre, dont les croix grossièrement sculptéesressemblent à des sarments de vigne. L’escalier est en dehors , aumilieu, et placé dans une tour pentagone à petite porte en ogive.Le rez-de-chaussée, intérieurement modernisé sous Louis XIV, ainsique le premier étage, est surmonté de toits immenses, percés decroisées à tympans sculptés. Devant le château se trouve uneimmense pelouse dont les arbres avaient été récemment abattus. Dechaque côté du pont d’entrée sont deux bicoques où habitent lesjardiniers, et séparées par une grille maigre, sans caractère,évidemment moderne. A droite et à gauche de la pelouse, divisée endeux parties par une chaussée pavée, s’étendent les écuries, lesétables, les granges, le bûcher, la boulangerie, les poulaillers,les communs, pratiqués sans doute dans les restes de deux ailessemblables au château actuel. Autrefois, ce castel devait êtrecarré, fortifié aux quatre angles, défendu par une énorme tour àporche cintré, au bas de laquelle était, à la place de la grille,un pont-levis. Les deux grosses tours dont les toits en poivrièren’avaient pas été rasés, le clocheton de la tour du milieudonnaient de la physionomie au village. L’église, vieille aussi,montrait à quelques pas son clocher pointu, qui s’harmonisait auxmasses de ce castel. La lune faisait resplendir toutes les cimes etles cônes autour desquels se jouait et pétillait la lumière. Michuregarda cette habitation seigneuriale de façon à renverser lesidées de sa femme, car son visage plus calme offrait une expressiond’espérance et une sorte d’orgueil. Ses yeux embrassèrent l’horizonavec une certaine défiance; il écouta la campagne, il devait êtrealors neuf heures, la lune jetait sa lueur sur la marge de laforêt, et le monticule était surtout fortement éclairé. Cetteposition parut dangereuse au garde-général, il descendit enparaissant craindre d’être vu. Cependant aucun bruit suspect netroublait la paix de cette belle vallée enceinte de ce côté par laforêt de Nodesme. Marthe, épuisée, tremblante, s’attendait à undénouement quelconque après une pareille course. A quoi devait-elleservir? à une bonne action ou à un crime? En ce moment, Michus’approcha de l’oreille de sa femme.

– Tu vas aller chez la comtesse de Cinq-Cygne, tu demanderas àlui parler; quand tu la verras, tu la prieras de venir à l’écart.Si personne ne peut vous écouter, tu lui diras: « Mademoiselle, lavie de vos deux cousins est en danger, et celui qui vous expliquerale pourquoi, le comment, vous attend. » Si elle a peur, si elle sedéfie ajoute: « Ils sont de la conspiration contre le premierconsul, et la conspiration est découverte. » Ne te nomme pas, on sedéfie trop de nous.

Marthe Michu leva la tête vers son mari, et lui dit: – Tu lessers donc?

– Eh bien, après? dit-il en fronçant les sourcils et croyant àun reproche.

– Tu ne me comprends pas, s’écria Marthe en prenant la largemain de Michu aux genoux duquel elle tomba en baisant cette mainqui fut tout à coup couverte de larmes.

– Cours, tu pleureras après, dit-il en l’embrassant avec uneforce brusque.

Quand il n’entendit plus le pas de sa femme, cet homme de fereut des larmes aux yeux. Il s’était défié de Marthe à cause desopinions du père, il lui avait caché les secrets de sa vie; mais labeauté du caractère simple de sa femme lui avait apparu soudain,comme la grandeur du sien venait d’éclater pour elle. Marthepassait de la profonde humiliation que cause la dégradation d’unhomme dont on porte le nom, au ravissement que donne sa gloire;elle y passait sans transition, n’y avait-il pas de quoi défaillir?En proie aux plus vives inquiétudes, elle avait, comme elle le luidit plus tard, marché dans le sang depuis le pavillon jusqu’àCinq-Cygne, et s’était en un moment sentie enlevée au ciel parmiles anges. Lui qui ne se sentait pas apprécié, qui prenaitl’attitude chagrine et mélancolique de sa femme pour un manqued’affection, qui la laissait à elle-même en vivant au-dehors, enrejetant toute sa tendresse sur son fils, avait compris en unmoment tout ce que signifiaient les larmes de cette femme; ellemaudissait le rôle que sa beauté, que la volonté paternellel’avaient forcée à jouer. Le bonheur avait brillé de sa plus belleflamme pour eux, au milieu de l’orage, comme un éclair. Et cedevait être un éclair! Chacun d’eux pensait à dix ans demésintelligence et s’en accusait tout seul. Michu resta debout,immobile, le coude sur sa carabine et le menton sur son coude,perdu dans une profonde rêverie. Un semblable moment fait acceptertoutes les douleurs du passé le plus douloureux.

Agitée de mille pensées semblables à celles de son mari, Martheeut alors le cœur oppressé par le danger des Simeuse, car ellecomprit tout, même les figures des deux Parisiens, mais elle nepouvait s’expliquer la carabine. Elle s’élança comme une biche etatteignit le chemin du château, elle fut surprise d’entendrederrière elle les pas d’un homme, elle jeta un cri, la large mainde Michu lui ferma la bouche.

– Du haut de la butte, j’ai vu reluire au loin l’argent deschapeaux bordés! Entre par une brèche de la douve qui est entre latour de Mademoiselle et les écuries; les chiens n’aboieront pasaprès toi. Passe dans le jardin, appelle la jeune comtesse par lafenêtre, fais seller son cheval, dis-lui de le conduire par ladouve, j’y serai, après avoir étudié le plan des Parisiens ettrouvé les moyens de leur échapper.

Ce danger, qui roulait comme une avalanche, et qu’il fallaitprévenir, donna des ailes à Marthe.

Chapitre 5Laurence de Cinq-Cygne

Le nom franc commun aux Cinq-Cygne et aux Chargebœuf estDuineff. Cinq-Cygne devint le nom de la branche cadette desChargebœuf après la défense d’un castel faite, en l’absence de leurpère, par cinq filles de cette maison, toutes remarquablementblanches, et de qui personne n’eût attendu pareille conduite. Undes premiers comtes de Champagne voulut, par ce joli nom, perpétuerce souvenir aussi longtemps que vivrait cette famille. Depuis cefait d’armes singulier, les filles de cette famille furent fières,mais elles ne furent peut-être pas toujours blanches. La dernière,Laurence, était, contrairement à la loi salique, héritière du nom,des armes et des fiefs. Le roi de France avait approuvé la chartedu comte de Champagne en vertu de laquelle, dans cette famille, leventre anoblissait et succédait. Laurence était donc comtesse deCinq-Cygne, son mari devait prendre et son nom et son blason où selisait pour devise la sublime réponse faite par l’aînée des cinqsœurs à la sommation de rendre le château: Mourir en chantant!Digne de ces belles héroïnes, Laurence possédait une blancheur quisemblait être une gageure du hasard. Les moindres linéaments de sesveines bleues se voyaient sous la trame fine et serrée de sonépiderme. Sa chevelure, du plus joli blond, seyait merveilleusementà ses yeux du bleu le plus foncé. Tout chez elle appartenait augenre mignon. Dans son corps frêle, malgré sa taille déliée, endépit de son teint de lait, vivait une âme trempée comme celle d’unhomme du plus beau caractère; mais que personne, pas même unobservateur, n’aurait devinée à l’aspect d’une physionomie douce etd’une figure busquée dont le profil offrait une vague ressemblanceavec une tête de brebis. Cette excessive douceur, quoique noble,paraissait aller jusqu’à la stupidité de l’agneau. « J’ai l’air d’unmouton qui rêve! » disait-elle quelquefois en souriant. Laurence,qui parlait peu, semblait non pas songeuse, mais engourdie.Surgissait-il une circonstance sérieuse, la Judith cachée serévélait aussitôt et devenait sublime, et les circonstances ne luiavaient malheureusement pas manqué. A treize ans, Laurence, aprèsles événements que vous savez, se vit orpheline, devant la place oùla veille s’élevait à Troyes une des maisons les plus curieuses del’architecture du XVIème siècle, l’hôtel de Cinq-Cygne. M.d’Hauteserre, un de ses parents, devenu son tuteur, emmenasur-le-champ l’héritière à la campagne. Ce brave gentilhomme deprovince, effrayé de la mort de l’abbé d’Hauteserre, son frère,atteint d’une balle sur la place, au moment où il se sauvait enpaysan, n’était pas en position de pouvoir défendre les intérêts desa pupille: il avait deux fils à l’armée des princes, et tous lesjours, au moindre bruit, il croyait que les municipaux d’Arcisvenaient l’arrêter. Fière d’avoir soutenu un siège et de posséderla blancheur historique de ses ancêtres, Laurence méprisait cettesage lâcheté du vieillard courbé sous le vent de la tempête, ellene songeait qu’à s’illustrer. Aussi mit-elle audacieusement, dansson pauvre salon de Cinq-Cygne, le portrait de Charlotte Corday,couronné de petites branches de chêne tressées. Elle correspondaitpar un exprès avec les jumeaux au mépris de la loi qui l’eût puniede mort. Le messager, qui risquait aussi sa vie, rapportait lesréponses. Laurence ne vécut, depuis les catastrophes de Troyes, quepour le triomphe de la cause royale. Après avoir sainement jugé M.et Mme d’Hauteserre, et reconnu chez eux une honnête nature, maissans énergie, elle les mit en dehors des lois de sa sphère;Laurence avait trop d’esprit et de véritable indulgence pour leuren vouloir de leur caractère; bonne, aimable, affectueuse avec eux,elle ne leur livra pas un seul de ses secrets. Rien ne forme l’âmecomme une dissimulation constante au sein de la famille. A samajorité, Laurence laissa gérer ses affaires au bonhommed’Hauteserre, comme par le passé. Que sa jument favorite fût bienpansée, que sa servante Catherine fût mise à son goût et son petitdomestique Gothard vêtu convenablement, elle se souciait peu dureste. Elle dirigeait sa pensée vers un but trop élevé pourdescendre aux occupations qui, dans d’autres temps, lui eussentsans doute plu. La toilette fut peu de chose pour elle, etd’ailleurs ses cousins n’étaient pas là. Laurence avait une amazonevert bouteille pour se promener à cheval, une robe en étoffecommune à canezou orné de brandebourgs pour aller à pied, et chezelle une robe de chambre en soie. Gothard, son petit écuyer, unadroit et courageux garçon de quinze ans, l’escortait, car elleétait presque toujours dehors, et elle chassait sur toutes lesterres de Gondreville, sans que les fermiers ni Michu s’yopposassent. Elle montait admirablement bien à cheval, et sonadresse à la chasse tenait du miracle. Dans la contrée, on nel’appelait tout temps que Mademoiselle, même pendant laRévolution.

Quiconque a lu le beau roman de Rob Roy doit se souvenir d’undes rares caractères de femme pour la conception duquel WalterScott soit sorti de ses habitudes de froideur, de Diana Vernon. Cesouvenir peut servir à faire comprendre Laurence, si vous ajoutezaux qualités de la chasseresse écossaise l’exaltation contenue deCharlotte Corday, mais en supprimant l’aimable vivacité qui rendDiana si attrayante. La jeune comtesse avait vu mourir sa mère,tomber l’abbé d’Hauteserre, le marquis et la marquise de Simeusepérir sur l’échafaud; son frère unique était mort de ses blessures,ses deux cousins qui servaient à l’armée de Condé pouvaient êtretués à tout moment, enfin la fortune des Simeuse et des Cinq-Cygnevenait d’être dévorée par la République, sans profit pour laRépublique. Sa gravité, dégénérée en stupeur apparente, doit seconcevoir.

M. d’Hauteserre se montra d’ailleurs le tuteur le plus probe etle mieux entendu. Sous son administration, Cinq-Cygne prit l’aird’une ferme. Le bonhomme, qui ressemblait beaucoup moins à un preuxqu’à un propriétaire faisant valoir, avait tiré parti du parc etdes jardins, dont l’étendue était d’environ deux cents arpents, etoù il trouva la nourriture des chevaux, celle des gens et le boisde chauffage. Grâce à la plus sévère économie, à sa majorité, lacomtesse avait déjà recouvré, par suite du placement des revenussur l’Etat, une fortune suffisante. En 1798, l’héritière possédaitvingt mille francs de rentes sur l’Etat dont, à la vérité, lesarrérages étaient dus, et douze mille francs à Cinq-Cygne dont lesbaux avaient été renouvelés avec de notables augmentations. M. etMme d’Hauteserre s’étaient retirés aux champs avec trois millelivres de rentes viagères dans les tontines Lafarge, ce débris deleur fortune ne leur permettait pas d’habiter ailleurs qu’àCinq-Cygne; aussi le premier acte de Laurence fut-il de leur donnerla jouissance pour toute la vie du pavillon qu’ils y occupaient.Les d’Hauteserre, devenus avares pour leur pupille comme poureux-mêmes, et qui, tous les ans, entassaient leurs mille écus ensongeant à leurs deux fils, faisaient faire une misérable chère àl’héritière. La dépense totale de Cinq-Cygne ne dépassait pas cinqmille francs par an. Mais Laurence, qui ne descendait dans aucundétail, trouvait tout bon. Le tuteur et sa femme, insensiblementdominés par l’influence imperceptible de ce caractère quis’exerçait dans les plus petites choses, avaient fini par admirercelle qu’ils avaient connue enfant, sentiment assez rare. MaisLaurence avait dans les manières, dans sa voix gutturale, dans sonregard impérieux, ce je ne sais quoi, ce pouvoir inexplicable quiimpose toujours, même quand il n’est qu’apparent, car chez les sotsle vide ressemble à la profondeur. Pour le vulgaire, la profondeurest incompréhensible. De là vient peut-être l’admiration du peuplepour tout ce qu’il ne comprend pas. M. et Mme d’Hauteserre, saisispar le silence habituel et impressionnés par la sauvagerie de lajeune comtesse, étaient toujours dans l’attente de quelque chose degrand. En faisant le bien avec discernement et en ne se laissantpas tromper, Laurence obtenait de la part des paysans un grandrespect, quoiqu’elle fût aristocrate. Son sexe, son nom, sesmalheurs, l’originalité de sa vie, tout contribuait à lui donner del’autorité sur les habitants de la vallée de Cinq-Cygne. Ellepartait quelquefois pour un ou deux jours, accompagnée de Gothard;et jamais au retour, ni M. ni Mme d’Hauteserre ne l’interrogeaientsur les motifs de son absence. Laurence, remarquez-le, n’avait riende bizarre en elle. La virago se cachait sous la forme la plusféminine et la plus faible en apparence. Son cœur était d’uneexcessive sensibilité, mais elle portait dans sa tête unerésolution virile et une fermeté stoïque. Ses yeux clairvoyants nesavaient pas pleurer. A voir son poignet blanc et délicat nuancé deveines bleues, personne n’eût imaginé qu’il pouvait défier celui ducavalier le plus endurci. Sa main, si molle, si fluide, maniait unpistolet, un fusil, avec la vigueur d’un chasseur exercé.Au-dehors, elle n’était jamais autrement coiffée que comme lesfemmes le sont pour monter à cheval, avec un coquet petit chapeaude castor et le voile vert rabattu. Aussi son visage si délicat,son cou blanc enveloppé d’une cravate noire n’avaient-ils jamaissouffert de ses courses en plein air. Sous le Directoire, et aucommencement du Consulat, Laurence avait pu se conduire ainsi, sansque personne s’occupât d’elle; mais depuis que le gouvernement serégularisait, les nouvelles autorités, le préfet de l’Aube, lesamis de Malin, et Malin lui-même, essayaient de la déconsidérer.Laurence ne pensait qu’au renversement de Bonaparte, dontl’ambition et le triomphe avaient excité chez elle comme une rage,mais une rage froide et calculée. Ennemie obscure et inconnue decet homme couvert de gloire, elle le visait, du fond de sa valléeet de ses forêts, avec une fixité terrible, elle voulait parfoisaller le tuer aux environs de Saint-Cloud ou de la Malmaison.L’exécution de ce dessein eût expliqué déjà les exercices et leshabitudes de sa vie; mais, initiée, depuis la rupture de la paixd’Amiens, à la conspiration des hommes qui tentèrent de retournerle 18 Brumaire contre le premier consul, elle avait dès lorssubordonné sa force et sa haine au plan très vaste et très bienconduit qui devait atteindre Bonaparte à l’extérieur par la vastecoalition de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse qu’empereuril vainquit à Austerlitz, et à l’intérieur par la coalition deshommes les plus opposés les uns aux autres, mais réunis par unehaine commune, et dont plusieurs méditaient, comme Laurence, lamort de cet homme, sans s’effrayer du mot assassinat. Cette jeunefille, si frêle à voir, si forte pour qui la connaissait bien,était donc en ce moment le guide fidèle et sûr des gentilshommesqui vinrent d’Allemagne prendre part à cette attaque sérieuse.Fouché se fonda sur cette coopération des émigrés d’au-delà du Rhinpour envelopper le duc d’Enghien dans le complot. La présence de ceprince sur le territoire de Bade, à peu de distance de Strasbourg,donna plus tard du poids à ces suppositions. La grande question desavoir si le prince eut vraiment connaissance de l’entreprise, s’ildevait entrer en France après la réussite, est un des secrets surlesquels, comme sur quelques autres, les princes de la maison deBourbon ont gardé le plus profond silence. A mesure que l’histoirede ce temps vieillira, les historiens impartiaux trouveront aumoins de l’imprudence chez le prince à se rapprocher de lafrontière au moment où devait éclater une immense conspiration,dans le secret de laquelle toute la famille royale a certainementété. La prudence que Malin venait de déployer en conférant avecGrévin en plein air, cette jeune fille l’appliquait à ses moindresrelations. Elle recevait les émissaires, conférait avec eux, soitsur les diverses lisières de la forêt de Nodesme, soit au-delà dela vallée de Cinq-Cygne, entre Sézanne et Brienne. Elle faisaitsouvent quinze lieues d’une seule traite avec Gothard, et revenaità Cinq-Cygne sans qu’on pût apercevoir sur son frais visage lamoindre trace de fatigue ni de préoccupation. Elle avait d’abordsurpris dans les yeux de ce petit vacher, alors âgé de neuf ans, lanaïve admiration qu’ont les enfants pour l’extraordinaire; elle enfit son palefrenier et lui apprit à panser les chevaux avec le soinet l’attention qu’y mettent les Anglais. Elle reconnut en lui ledésir de bien faire, de l’intelligence et l’absence de tout calcul;elle essaya son dévouement, et lui en trouva non seulementl’esprit, mais la noblesse, il ne concevait pas de récompense; ellecultiva cette âme encore si jeune, elle fut bonne pour lui, bonneavec grandeur, elle se l’attacha en s’attachant à lui, en polissantelle-même ce caractère à demi sauvage, sans lui enlever sa verdeurni sa simplicité. Quand elle eut suffisamment éprouvé la fidélitéquasi canine qu’elle avait nourrie, Gothard devint son ingénieux etingénu complice. Le petit paysan, que personne ne pouvaitsoupçonner, allait de Cinq-Cygne jusqu’à Nancy, et revenaitquelquefois sans que personne sût qu’il avait quitté le pays.Toutes les ruses employées par les espions, il les pratiquait.L’excessive défiance que lui avait donnée sa maîtresse n’altéraiten rien son naturel. Gothard, qui possédait à la fois la ruse desfemmes, la candeur de l’enfant et l’attention perpétuelle duconspirateur, cachait ces admirables qualités sous la profondeignorance et la torpeur des gens de la campagne. Ce petit hommeparaissait niais, faible et maladroit; mais une fois à l’œuvre ilétait agile comme un poisson, il échappait comme une anguille, ilcomprenait, à la manière des chiens, sur un regard; il flairait lapensée. Sa bonne grosse figure, ronde et rouge, ses yeux brunsendormis, ses cheveux coupés comme ceux des paysans, son costume,sa croissance très retardée, lui laissaient l’apparence d’un enfantde dix ans. Sous la protection de leur cousine qui, depuisStrasbourg jusqu’à Bar-sur-Aube, veilla sur eux, MM. d’Hauteserreet de Simeuse, accompagnés de plusieurs autres émigrés, vinrent parl’Alsace, la Lorraine et la Champagne, tandis que d’autresconspirateurs, non moins courageux, abordèrent la France par lesfalaises de la Normandie. Vêtus en ouvriers, les d’Hauteserre etles Simeuse avaient marché, de forêt en forêt, guidés de proche enproche par des personnes choisies depuis trois mois dans chaquedépartement par Laurence parmi les gens les plus dévoués auxBourbons et les moins soupçonnés. Les émigrés se couchaient le jouret voyageaient pendant la nuit. Chacun d’eux amenait deux soldatsdévoués, dont l’un allait en avant à la découverte, et l’autredemeurait en arrière afin de protéger la retraite en cas demalheur. Grâce à ces précautions militaires, ce précieuxdétachement avait atteint sans malheur la forêt de Nodesme prisepour lieu de rendez-vous. Vingt-sept autres gentilshommes entrèrentaussi par la Suisse et traversèrent la Bourgogne, guidés vers Parisavec des précautions pareilles.

M. de Rivière comptait sur cinq cents hommes, dont cent jeunesgens nobles, les officiers de ce bataillon sacré. MM. de Polignacet de Rivière, dont la conduite fut, comme chefs, excessivementremarquable, gardèrent un secret impénétrable à tous ces complicesqui ne furent pas découverts. Aussi peut-on dire aujourd’hui,d’accord avec les révélations faites pendant la Restauration, queBonaparte ne connut pas plus l’étendue des dangers qu’il courutalors, que l’Angleterre ne connaissait le péril où la mettait lecamp de Boulogne; et, cependant, en aucun temps, la police ne futplus spirituellement ni plus habilement dirigée. Au moment où cettehistoire commence, un lâche, comme il s’en trouve toujours dans lesconspirations qui ne sont pas restreintes à un petit nombred’hommes également forts; un conjuré mis face à face avec la mortdonnait des indications, heureusement insuffisantes quant àl’étendue, mais assez précises sur le but de l’entreprise. Aussi lapolice laissait-elle, comme l’avait dit Malin à Grévin, lesconspirateurs surveillés agir en liberté, pour embrasser toutes lesramifications du complot. Néanmoins, le gouvernement eut en quelquesorte la main forcée par Georges Cadoudal, homme d’exécution, quine prenait conseil que de lui-même, et qui s’était caché dans Parisavec vingt-cinq chouans pour attaquer le premier consul. Laurenceunissait dans sa pensée la haine et l’amour. Détruire Bonaparte etramener les Bourbons, n’était-ce pas reprendre Gondreville et fairela fortune de ses cousins? Ces deux sentiments, dont l’un est lacontrepartie de l’autre, suffisent, à vingt-trois ans surtout, pourdéployer toutes les facultés de l’âme et toutes les forces de lavie. Aussi, depuis deux mois, Laurence paraissait-elle plus belleaux habitants de Cinq-Cygne qu’elle ne fut en aucun moment. Sesjoues étaient devenues roses, l’espérance donnait par instants dela fierté à son front; mais quand on lisait la Gazette du soir, etque les actes conservateurs du premier consul s’y déroulaient, ellebaissait les yeux pour n’y pas laisser lire la menaçante certitudede la chute prochaine de cet ennemi des Bourbons. Personne auchâteau ne se doutait donc que la jeune comtesse eût revu sescousins la nuit dernière. Les deux fils de M. et Mme d’Hauteserreavaient passé la nuit dans la propre chambre de la comtesse, sousle même toit que leurs père et mère; car Laurence, pour ne donneraucun soupçon, après avoir couché les deux d’Hauteserre, entre uneheure et deux du matin, alla rejoindre ses cousins au rendez-vouset les emmena au milieu de la forêt où elle les avait cachés dansla cabane abandonnée d’un garde-vente. Sûre de les revoir, elle nemontra pas le moindre air de joie, rien ne trahit en elle lesémotions de l’attente , enfin elle avait su effacer les traces duplaisir de les avoir revus, elle fut impassible. La jolieCatherine, la fille de sa nourrice, et Gothard, tous deux dans lesecret, modelèrent leur conduite sur celle de leur maîtresse.Catherine avait dix-neuf ans. A cet âge, comme à celui de Gothard,une jeune fille est fanatique et se laisse couper le cou sans direun mot. Quant à Gothard, sentir le parfum que la comtesse mettaitdans ses cheveux et dans ses habits lui eût fait endurer laquestion extraordinaire sans dire une parole.

Chapitre 6Intérieur et Physionomies Royalistes sous le Consulat

Au moment où Marthe, avertie de l’imminence du péril, glissaitavec la rapidité d’une ombre vers la brèche indiquée par Michu, lesalon du château de Cinq-Cygne offrait le plus paisible spectacle.Ses habitants étaient si loin de soupçonner l’orage près de fondresur eux, que leur attitude eût excité la compassion de la premièrepersonne qui aurait connu leur situation. Dans la haute cheminée,ornée d’un trumeau où dansaient au-dessus de la glace des bergèresen paniers, brillait un de ces feux comme il ne s’en fait que dansles châteaux situés au bord des bois. Au coin de cette cheminée,sur une grande bergère carrée en bois doré, garnie en magnifiquelampas vert, la jeune comtesse était en quelque sorte étalée dansl’attitude que donne un accablement complet. Revenue à six heuresseulement des confins de la Brie, après avoir battu l’estrade enavant de la troupe afin de faire arriver à bon port les quatregentilshommes au gîte où ils devaient faire leur dernière étapeavant d’entrer à Paris, elle avait surpris M. et Mme d’Hauteserre àla fin de leur dîner. Pressée par la faim, elle s’était mise àtable sans quitter ni son amazone crottée ni ses brodequins. Aulieu de se déshabiller après le dîner, elle s’était sentie accabléepar toutes ses fatigues, et avait laissé aller sa belle tête nue,couverte de ses mille boucles blondes, sur le dossier de l’immensebergère, en gardant ses pieds en avant sur un tabouret. Le feuséchait les éclaboussures de son amazone et de ses brodequins. Sesgants de peau de daim, son petit chapeau de castor, son voile vertet sa cravache étaient sur la console où elle les avait jetés. Elleregardait tantôt la vieille horloge de Boule qui se trouvait sur lechambranle de la cheminée entre deux candélabres à fleurs, pourvoir si, d’après l’heure, les quatre conspirateurs étaient couchés;tantôt la table de boston placée devant la cheminée et occupée parM. d’Hauteserre et par sa femme, par le curé de Cinq-Cygne et sasœur.

Quand même ces personnages ne seraient pas incrustés dans cedrame, leurs têtes auraient encore le mérite de représenter une desfaces que prit l’aristocratie après sa défaite de 1793. Sous cerapport, la peinture du salon de Cinq-Cygne a la saveur del’histoire vue en déshabillé.

Le gentilhomme, alors âgé de cinquante-deux ans, grand, sec,sanguin, et d’une santé robuste eût paru capable de vigueur sans degros yeux d’un bleu faïence dont le regard annonçait une extrêmesimplicité. Il existait dans sa figure terminée par un menton degaloche, entre son nez et sa bouche, un espace démesuré par rapportaux lois du dessin, qui lui donnait un air de soumission enparfaite harmonie avec son caractère, auquel concordaient lesmoindres détails de sa physionomie. Ainsi sa chevelure grise,feutrée par son chapeau qu’il gardait presque toute la journée,formait comme une calotte sur sa tête, en en dessinant le contourpiriforme. Son front, très ridé par sa vie campagnarde et par decontinuelles inquiétudes, était plat et sans expression. Son nezaquilin relevait un peu sa figure; le seul indice de force setrouvait dans ses sourcils touffus qui conservaient leur couleurnoire, et dans la vive coloration de son teint; mais cet indice nementait point, le gentilhomme quoique simple et doux avait la foimonarchique et catholique, aucune considération ne l’eût faitchanger de parti. Ce bonhomme se serait laissé arrêter, il n’eûtpas tiré sur les municipaux, et serait allé tout doucettement àl’échafaud. Ses trois mille livres de rentes viagères, sa seuleressource, l’avaient empêché d’émigrer. Il obéissait donc augouvernement de Fait, sans cesser d’aimer la famille royale et d’ensouhaiter le rétablissement; mais il eût refusé de se compromettreen participant à une tentative en faveur des Bourbons. Ilappartenait à cette portion de royalistes qui se sont éternellementsouvenus d’avoir été battus et volés; qui, dès lors, sont restésmuets, économes, rancuniers, sans énergie, mais incapables d’aucuneabjuration, ni d’aucun sacrifice; tout prêts à saluer la royautétriomphante, amis de la religion et des prêtres, mais résolus àsupporter toutes les avanies du malheur. Ce n’est plus alors avoirune opinion, mais de l’entêtement. L’action est l’essence despartis. Sans esprit, mais loyal, avare comme un paysan, etnéanmoins noble de manières, hardi dans ses vœux mais discret enparoles et en actions, tirant parti de tout, et prêt à se laissernommer maire de Cinq-Cygne, M. d’Hauteserre représentaitadmirablement ces honorables gentilshommes auxquels Dieu a écritsur le front le mot mites, qui laissèrent passer au-dessus de leursgentilhommières et de leurs têtes les orages de la Révolution, quise redressèrent sous la Restauration riches de leurs économiescachées, fiers de leur attachement discret et qui rentrèrent dansleurs campagnes après 1830. Son costume, expressive enveloppe de cecaractère, peignait l’homme et le temps. M. d’Hauteserre portaitune de ces houppelandes, couleur noisette, à petit collet, que ledernier duc d’Orléans avait mises à la mode à son retourd’Angleterre, et qui furent, pendant la Révolution, comme unetransaction entre les hideux costumes populaires et les élégantesredingotes de l’aristocratie. Son gilet de velours, à raiesfleuretées, dont la façon rappelait ceux de Robespierre et deSaint-Just, laissait voir le haut d’un jabot à petits plis dormantsur la chemise. Il conservait la culotte, mais la sienne était degros drap bleu, à boucles d’acier bruni. Ses bas en filoselle noiremoulaient des jambes de cerf, chaussées de gros souliers maintenuspar des guêtres en drap noir. Il avait gardé le col en mousseline àmille plis, serré par une boucle en or sur le cou. Le bonhommen’avait point entendu faire de l’éclectisme politique en adoptantce costume à la fois paysan, révolutionnaire et aristocrate, ilavait obéi très innocemment aux circonstances.

Mme d’Hauteserre, âgée de quarante ans, et usée par lesémotions, avait une figure passée qui semblait toujours poser pourun portrait; et son bonnet de dentelle, orné de coques en satinblanc, contribuait singulièrement à lui donner cet air solennel.Elle mettait encore de la poudre malgré le fichu blanc, la robe ensoie puce à manches plates, à jupon très ample, triste et derniercostume de la reine Marie-Antoinette. Elle avait le nez pincé, lementon pointu, le visage presque triangulaire, des yeux qui avaientpleuré; mais elle mettait un soupçon de rouge qui ravivait ses yeuxgris. Elle prenait du tabac, et à chaque fois elle pratiquait cesjolies précautions dont abusaient autrefois les petites maîtresses;tous les détails de sa prise constituaient une cérémonie quis’explique par ce mot: elle avait de jolies mains.

Depuis deux ans, l’ancien précepteur des deux Simeuse, ami del’abbé d’Hauteserre, nommé Goujet, abbé des Minimes, avait prispour retraite la cure de Cinq-Cygne par amitié pour lesd’Hauteserre et pour la jeune comtesse. Sa sœur, Mlle Goujet, richede sept cents francs de rente, les réunissait aux faiblesappointements de la cure, et tenait le ménage de son frère. Nil’église ni le presbytère n’avaient été vendus par suite de leurpeu de valeur. L’abbé Goujet logeait donc à deux pas du château,car le mur du jardin de la cure et celui du parc étaient mitoyensen quelques endroits. Aussi, deux fois par semaine, l’abbé Goujetet sa sœur dînaient-ils à Cinq-Cygne, où tous les soirs ilsvenaient faire la partie des d’Hauteserre. Laurence ne savait pastenir une carte. L’abbé Goujet, vieillard en cheveux blancs et à lafigure blanche comme celle d’une vieille femme, doué d’un sourireaimable, d’une voix douce et insinuante, relevait la fadeur de saface assez poupine par un front où respirait l’intelligence et pardes yeux très fins. De moyenne taille et bien fait, il gardaitl’habit noir à la française, portait des boucles d’argent à saculotte et à ses souliers, des bas de soie noire, un gilet noir surlequel tombait son rabat, ce qui lui donnait un grand air, sansrien ôter à sa dignité. Cet abbé, qui devint évêque de Troyes à laRestauration, habitué par son ancienne vie à juger les jeunes gens,avait deviné le grand caractère de Laurence, il l’appréciait àtoute sa valeur, et il avait de prime abord témoigné unerespectueuse déférence à cette jeune fille qui contribua beaucoup àla rendre indépendante à Cinq-Cygne et à faire plier sous ellel’austère vieille dame et le bon gentilhomme, auxquels, selonl’usage, elle aurait dû certainement obéir. Depuis six mois, l’abbéGoujet observait Laurence avec le génie particulier aux prêtres,qui sont les gens les plus perspicaces; et, sans savoir que cettejeune fille de vingt-trois ans pensait à renverser Bonaparte aumoment où ses faibles mains détortillaient un brandebourg défait deson amazone, il la supposait cependant agitée d’un granddessein.

Mlle Goujet était une de ces filles dont le portrait est fait endeux mots qui permettent aux moins imaginatifs de se lesreprésenter: elle appartenait au genre des grandes haquenées. Ellese savait laide, elle riait la première de sa laideur en montrantses longues dents jaunes comme son teint et ses mains ossues. Elleétait entièrement bonne et gaie. Elle portait le fameux casaquin duvieux temps, une jupe très ample à poches toujours pleines declefs, un bonnet à rubans et un tour de cheveux. Elle avait euquarante ans de très bonne heure; mais elle se rattrapait,disait-elle, en s’y tenant depuis vingt ans. Elle vénérait lanoblesse, et savait garder sa propre dignité, en rendant auxpersonnes nobles tout ce qui leur était dû de respects etd’hommages.

Cette compagnie était venue fort à propos à Cinq-Cygne pour Mmed’Hauteserre, qui n’avait pas, comme son mari, des occupationsrurales, ni, comme Laurence, le tonique d’une haine pour soutenirle poids d’une vie solitaire. Aussi tout s’était-il en quelquesorte amélioré depuis six ans. Le culte catholique rétablipermettait de remplir les devoirs religieux, qui ont plus deretentissement dans la vie de campagne que partout ailleurs. M. etMme d’Hauteserre, rassurés par les actes conservateurs du premierconsul, avaient pu correspondre avec leurs fils, avoir de leursnouvelles, ne plus trembler pour eux, les prier de solliciter leurradiation et de rentrer en France. Le Trésor avait liquidé lesarrérages des rentes, et payait régulièrement les semestres.

Les d’Hauteserre possédaient alors de plus que leur viager huitmille francs de rentes. Le vieillard s’applaudissait de la sagessede ses prévisions, il avait placé toutes ses économies, vingt millefrancs, en même temps que sa pupille, avant le 18 Brumaire, quifit, comme on le sait, monter les fonds de douze à dix-huitfrancs.

Longtemps Cinq-Cygne était resté nu, vide et dévasté. Parcalcul, le prudent tuteur n’avait pas voulu, durant les commotionsrévolutionnaires, en changer l’aspect; mais, à la paix d’Amiens, ilavait fait un voyage à Troyes, pour en rapporter quelques débrisdes deux hôtels pillés, rachetés chez des fripiers. Le salon avaitalors été meublé par ses soins. De beaux rideaux de lampas blanc àfleurs vertes provenant de l’hôtel Simeuse ornaient les sixcroisées du salon où se trouvaient alors ces personnages. Cetteimmense pièce était entièrement revêtue de boiseries divisées enpanneaux encadrés de baguettes perlées, décorés de mascarons auxangles, et peints en deux tons de gris. Les dessus des quatreportes offraient de ces sujets en grisaille qui furent à la modesous Louis XV. Le bonhomme avait trouvé à Troyes des consolesdorées, un meuble en lampas vert, un lustre de cristal, une table àjouer en marqueterie, et tout ce qui pouvait servir à larestauration de Cinq-Cygne. En 1792, tout le mobilier du châteauavait été pris, car le pillage des hôtels eut son contrecoup dansla vallée. Chaque fois que le vieillard allait à Troyes, il enrevenait avec quelques reliques de l’ancienne splendeur, tantôt unbeau tapis comme celui qui était tendu sur le parquet du salon,tantôt une partie de vaisselle ou de vieilles porcelaines de Saxeet de Sèvres. Depuis six mois, il avait osé déterrer l’argenteriede Cinq-Cygne, que le cuisinier avait enterrée dans une petitemaison à lui appartenant et située au bout d’un des longs faubourgsde Troyes.

Ce fidèle serviteur, nommé Durieu, et sa femme avaient toujourssuivi la fortune de leur jeune maîtresse. Durieu était le factotumdu château, comme sa femme en était la femme de charge. Durieuavait pour se faire aider à la cuisine la sœur de Catherine, àlaquelle il enseignait son art, et qui devenait une excellentecuisinière. Un vieux jardinier, sa femme, son fils payé à lajournée, et leur fille qui servait de vachère, complétaient lepersonnel du château. Depuis six mois, la Durieu avait fait faireen secret une livrée aux couleurs des Cinq-Cygne pour le fils dujardinier et pour Gothard. Quoique bien grondée pour cetteimprudence par le gentilhomme, elle s’était donné le plaisir devoir le dîner servi, le jour de Saint-Laurent, pour la fête deLaurence, presque comme autrefois. Cette pénible et lenterestauration des choses faisait la joie de M. et Mme d’Hauteserreet des Durieu. Laurence souriait de ce qu’elle appelait desenfantillages. Mais le bonhomme d’Hauteserre pensait également ausolide, il réparait les bâtiments, rebâtissait les murs, plantaitpartout où il y avait chance de faire venir un arbre, et nelaissait pas un pouce de terrain sans le mettre en valeur. Aussi lavallée de Cinq-Cygne le regardait-elle comme un oracle en faitd’agriculture. Il avait su reprendre cent arpents de terraincontesté, non vendu, et confondu par la commune dans ses communaux;il les avait convertis en prairies artificielles qui nourrissaientles bestiaux du château, et les avait encadrés de peupliers qui,depuis six ans, poussaient à ravir. Il avait l’intention deracheter quelques terres, et d’utiliser tous les bâtiments duchâteau en y faisant une seconde ferme qu’il se promettait deconduire lui-même.

La vie était donc, depuis deux ans, devenue presque heureuse auchâteau. M. d’Hauteserre décampait au lever du soleil, il allaitsurveiller ses ouvriers, car il employait du monde en tout temps;il revenait déjeuner, montait après sur un bidet de fermier, etfaisait sa tournée comme un garde; puis, de retour pour le dîner,il finissait sa journée par le boston. Tous les habitants duchâteau avaient leurs occupations, la vie y était aussi réglée quedans un monastère. Laurence seule y jetait le trouble par sesvoyages subits, par ses absences, par ce que Mme d’Hauteserrenommait ses fugues. Cependant il existait à Cinq-Cygne deuxpolitiques, et des causes de dissension. D’abord, Durieu et safemme étaient jaloux de Gothard et de Catherine qui vivaient plusavant qu’eux dans l’intimité de leur jeune maîtresse, l’idole de lamaison. Puis les deux d’Hauteserre, appuyés par Mlle Goujet et parle curé, voulaient que leurs fils, ainsi que les jumeaux deSimeuse, rentrassent et prissent part au bonheur de cette viepaisible, au lieu de vivre péniblement à l’étranger. Laurenceflétrissait cette odieuse transaction, et représentait le royalismepur, militant et implacable. Les quatre vieilles gens, qui nevoulaient plus voir compromettre une existence heureuse, ni ce coinde terre conquis sur les eaux furieuses du torrent révolutionnaire,essayaient de convertir Laurence à leurs doctrines vraiment sages,en prévoyant qu’elle était pour beaucoup dans la résistance queleurs fils et les deux Simeuse opposaient à leur rentrée en France.Le superbe dédain de leur pupille épouvantait ces pauvres gens quine se trompaient point en appréhendant ce qu’ils appelaient un coupde tête. Cette dissension avait éclaté lors de l’explosion de lamachine infernale de la rue Saint-Nicaise, la première tentativeroyaliste dirigée contre le vainqueur de Marengo, après son refusde traiter avec la maison de Bourbon. Les d’Hauteserre regardèrentcomme un bonheur que Bonaparte eût échappé à ce danger, en croyantque les républicains étaient les auteurs de cet attentat. Laurencepleura de rage de voir le premier consul sauvé. Son désespoirl’emporta sur sa dissimulation habituelle, elle accusa Dieu detrahir les fils de Saint-Louis! « – Moi, s’écria-t-elle, j’auraisréussi. N’a-t-on pas, dit-elle à l’abbé Goujet en remarquant laprofonde stupéfaction produite par son mot sur toutes les figures,le droit d’attaquer l’usurpation par tous les moyens possibles? -Mon enfant, répondit l’abbé Goujet, l’Eglise a été bien attaquée etblâmée par les philosophes pour avoir jadis soutenu qu’on pouvaitemployer contre les usurpateurs les armes que les usurpateursavaient employées pour réussir; mais aujourd’hui l’Eglise doit tropà M. le premier consul pour ne pas le protéger et le garantircontre cette maxime due d’ailleurs aux jésuites. – Ainsi l’Eglisenous abandonne! » avait-elle répondu d’un air sombre. Dès ce jour,toutes les fois que ces quatre vieillards parlaient de se soumettreà la Providence, la jeune comtesse quittait le salon. Depuisquelque temps, le curé, plus adroit que le tuteur, au lieu dediscuter les principes, faisait ressortir les avantages matérielsdu gouvernement consulaire, moins pour convertir la comtesse quepour surprendre dans ses yeux des expressions qui pussentl’éclairer sur ses projets. Les absences de Gothard, les coursesmultipliées de Laurence et sa préoccupation qui, dans ces derniersjours, parut à la surface de sa figure, enfin une foule de petiteschoses qui ne pouvaient échapper dans le silence et la tranquillitéde la vie à Cinq-Cygne, surtout aux yeux inquiets des d’Hauteserre,de l’abbé Goujet et des Durieu, tout avait réveillé les craintes deces royalistes soumis. Mais comme aucun événement ne se produisait,et que le calme le plus parfait régnait dans la sphère politiquedepuis quelques jours, la vie de ce petit château était redevenuepaisible. Chacun avait attribué les courses de la comtesse à sapassion pour la chasse.

On peut imaginer le profond silence qui régnait dans le parc,dans les cours, au-dehors, à neuf heures, au château de Cinq-Cygne,où dans ce moment les choses et les personnes étaient siharmonieusement colorées, où régnait la paix la plus profonde, oùl’abondance revenait, où le bon et sage gentilhomme espéraitconvertir sa pupille à son système d’obéissance par la continuitédes heureux résultats. Ces royalistes continuaient à jouer le jeude boston qui répandit par toute la France les idées d’indépendancesous une forme frivole, qui fut inventé en l’honneur des insurgésd’Amérique, et dont tous les termes rappellent la lutte encouragéepar Louis XVI. Tout en faisant des indépendances ou des misères,ils observaient Laurence, qui, bientôt vaincue par le sommeil,s’endormit avec un sourire d’ironie sur les lèvres: sa dernièrepensée avait embrassé le tableau paisible de cette table où deuxmots, qui eussent appris aux d’Hauteserre que leurs fils avaientcouché la nuit dernière sous leur toit, pouvaient jeter la plusvive terreur. Quelle jeune fille de vingt-trois ans n’eût été,comme Laurence, orgueilleuse de se faire le Destin, et n’aurait eu,comme elle, un léger mouvement de compassion pour ceux qu’ellevoyait si fort au-dessous d’elle?

– Elle dort, dit l’abbé, jamais je ne l’ai vue si fatiguée.

– Durieu m’a dit que sa jument est comme fourbue, reprit Mmed’Hauteserre, son fusil n’a pas servi, le bassinet était clair,elle n’a donc pas chassé.

– Ah! sac à papier! reprit le curé, voilà qui ne vaut rien.

– Bah! s’écria Mlle Goujet, quand j’ai eu mes vingt-trois ans etque je me voyais condamnée à rester fille, je courais, je mefatiguais bien autrement. Je comprends que la comtesse se promène àtravers le pays sans penser à tuer le gibier. Voilà bientôt douzeans qu’elle n’a vu ses cousins, elle les aime; eh bien, à sa place,moi, si j’étais comme elle jeune et jolie, j’irais d’une seuletraite en Allemagne! Aussi la pauvre mignonne, peut-être est-elleattirée vers la frontière.

– Vous êtes leste, mademoiselle Goujet, dit le curé ensouriant.

– Mais, reprit-elle, je vous vois inquiet des allées et venuesd’une jeune fille de vingt-trois ans, je vous les explique.

– Ses cousins rentreront, elle se trouvera riche, elle finirapar se calmer, dit le bonhomme d’Hauteserre.

– Dieu le veuille! s’écria la vieille dame en prenant satabatière d’or qui depuis le Consulat à vie avait revu le jour.

– Il y a du nouveau dans le pays, dit le bonhomme d’Hauteserreau curé, Malin est depuis hier soir à Gondreville.

– Malin! s’écria Laurence réveillée par ce nom malgré sonprofond sommeil.

– Oui, reprit le curé; mais il repart cette nuit, et l’on seperd en conjectures au sujet de ce voyage précipité.

– Cet homme, dit Laurence, est le mauvais génie de nos deuxmaisons.

La jeune comtesse venait de rêver à ses cousins et auxd’Hauteserre, elle les avait vus menacés. Ses beaux yeux devinrentfixes et ternes en pensant aux dangers qu’ils courraient dansParis; elle se leva brusquement, et remonta chez elle sans riendire. Elle habitait dans la chambre d’honneur, auprès de laquellese trouvaient un cabinet et un oratoire, situés dans la tourellequi regardait la forêt. Quand elle eut quitté le salon, les chiensaboyèrent, on entendit sonner à la petite grille, et Durieu vint,la figure effarée, dire au salon:

– Voici le maire! il y a quelque chose de nouveau.

Ce maire, ancien piqueur de la maison de Simeuse, venaitquelquefois au château, où, par politique, les d’Hauteserre luitémoignaient une déférence à laquelle il attachait le plus hautprix. Cet homme, nommé Goulard, avait épousé une riche marchande deTroyes dont le bien se trouvait sur la commune de Cinq-Cygne, etqu’il avait augmenté de toutes les terres d’une riche abbaye àl’acquisition de laquelle il mit toutes ses économies. La vasteabbaye du Val-des-Preux, située à un quart de lieue du château, luifaisait une habitation presque aussi splendide que Gondreville, etoù ils figuraient, sa femme et lui, comme deux rats dans unecathédrale. « Goulard, tu as été goulu! » lui dit en riantMademoiselle la première fois qu’elle le vit à Cinq-Cygne. Quoiquetrès attaché à la Révolution et froidement accueilli par lacomtesse, le maire se sentait toujours tenu par les liens durespect envers les Cinq-Cygne et les Simeuse. Aussi fermait-il lesyeux sur tout ce qui se passait au château. Il appelait fermer lesyeux, ne pas voir les portraits de Louis XVI, de Marie-Antoinette,des enfants de France, de Monsieur, du comte d’Artois, de Cazalès,de Charlotte Corday, qui ornaient les panneaux du salon; ne pastrouver mauvais qu’on souhaitât, en sa présence, la ruine de laRépublique, qu’on se moquât des cinq directeurs, et de toutes lescombinaisons d’alors. La position de cet homme qui, semblable àbeaucoup de parvenus, une fois sa fortune faite, recroyait auxvieilles familles et voulait s’y rattacher, venait d’être mise àprofit par les deux personnages dont la profession avait été sipromptement devinée par Michu, et qui, avant d’aller à Gondreville,avaient exploré le pays.

Chapitre 7La Visite Domiciliaire

L’homme aux belles traditions de l’ancienne police et Corentin,ce phénix des espions, avaient une mission secrète. Malin ne setrompait pas en prêtant un double rôle à ces deux artistes enfarces tragiques; aussi, peut-être avant de les voir à l’œuvre,est-il nécessaire de montrer la tête à laquelle ils servaient debras. Bonaparte, en devenant premier consul, trouva Fouchédirigeant la Police générale. La Révolution avait fait franchementet avec raison un ministère spécial de la Police. Mais, à sonretour de Marengo, Bonaparte créa la préfecture de Police, y plaçaDubois, et appela Fouché au Conseil d’Etat en lui donnant poursuccesseur au ministère de la Police le conventionnel Cochon,devenu depuis comte de Lapparent. Fouché, qui regardait leministère de la Police comme le plus important dans un gouvernementà grandes vues, à politique arrêtée, vit une disgrâce, ou tout aumoins une méfiance, dans ce changement. Après avoir reconnu, dansles affaires de la machine infernale et de la conspiration dont ils’agit ici, l’excessive supériorité de ce grand homme d’Etat,Napoléon lui rendit le ministère de la Police. Puis, plus tard,effrayé des talents que Fouché déploya pendant son absence, lors del’affaire de Walcheren, l’Empereur donna ce ministère au duc deRovigo, et envoya le duc d’Otrante gouverner lesProvinces-Illyriennes, un véritable exil. Ce singulier génie quifrappa Napoléon d’une sorte de terreur ne se déclara pas tout àcoup chez Fouché. Cet obscur conventionnel, l’un des hommes lesplus extraordinaires et les plus mal jugés de ce temps, se formadans les tempêtes. Il s’éleva, sous le Directoire, à la hauteurd’où les hommes profonds savent voir l’avenir en jugeant le passé,puis tout à coup, comme certains acteurs médiocres qui deviennentexcellents éclairés par une lueur soudaine, il donna des preuves dedextérité pendant la rapide révolution du 18 Brumaire. Cet homme aupâle visage, élevé dans les dissimulations monastiques, quipossédait les secrets des montagnards auxquels il appartint, etceux des royalistes auxquels il finit par appartenir, avaitlentement et silencieusement étudié les hommes, les choses, lesintérêts de la scène politique; il pénétra les secrets deBonaparte, lui donna d’utiles conseils et des renseignementsprécieux. Satisfait d’avoir démontré son savoir-faire et sonutilité, Fouché s’était bien gardé de se dévoiler tout entier, ilvoulait rester à la tête des affaires; mais les incertitudes deNapoléon à son égard lui rendirent sa liberté politique.L’ingratitude ou plutôt la méfiance de l’Empereur après l’affairede Walcheren explique cet homme qui, malheureusement pour lui,n’était pas un grand seigneur, et dont la conduite fut calquée surcelle du prince de Talleyrand. En ce moment, ni ses anciens ni sesnouveaux collègues ne soupçonnaient l’ampleur de son génie purementministériel, essentiellement gouvernemental, juste dans toutes sesprévisions, et d’une incroyable sagacité. Certes, aujourd’hui, pourtout historien impérial, l’amour-propre excessif de Napoléon estune des mille raisons de sa chute qui, d’ailleurs, a cruellementexpié ses torts. Il se rencontrait chez ce défiant souverain unejalousie de son jeune pouvoir qui influa sur ses actes autant quesa haine secrète contre les hommes habiles, legs précieux de laRévolution, avec lesquels il aurait pu se composer un cabinetdépositaire de ses pensées. Talleyrand et Fouché ne furent pas lesseuls qui lui donnèrent de l’ombrage. Or, le malheur desusurpateurs est d’avoir pour ennemis et ceux qui leur ont donné lacouronne, et ceux auxquels ils l’ont ôtée. Napoléon ne convainquitjamais entièrement de sa souveraineté ceux qu’il avait eus poursupérieurs et pour égaux, ni ceux qui tenaient pour le droit:personne ne se croyait donc obligé par le serment envers lui.Malin, homme médiocre, incapable d’apprécier le ténébreux génie deFouché ni de se défier de son prompt coup d’oeil, se brûla, commeun papillon à la chandelle, en allant le prier confidentiellementde lui envoyer des agents à Gondreville où, dit-il, il espéraitobtenir des lumières sur la conspiration. Fouché, sans effaroucherson ami par une interrogation, se demanda pourquoi Malin allait àGondreville, comment il ne donnait pas à Paris et immédiatement lesrenseignements qu’il pouvait avoir. L’ex-oratorien, nourri defourberies et au fait du double rôle joué par bien desconventionnels, se dit: « Par qui Malin peut-il savoir quelquechose, quand nous ne savons pas encore grand-chose? » Fouché conclutdonc à quelque complicité latente ou expectante, et se garda biende rien dire au premier consul. Il aimait mieux se faire uninstrument de Malin que de le perdre. Fouché se réservait ainsi unegrande partie des secrets qu’il surprenait, et se ménageait sur lespersonnes un pouvoir supérieur à celui de Bonaparte. Cetteduplicité fut un des griefs de Napoléon contre son ministre. Fouchéconnaissait les roueries auxquelles Malin devait sa terre deGondreville, et qui l’obligeaient à surveiller MM. de Simeuse. LesSimeuse servaient à l’armée de Condé, Mlle de Cinq-Cygne était leurcousine, ils pouvaient donc se trouver aux environs et participer àl’entreprise, leur participation impliquait dans le complot lamaison de Condé à laquelle ils s’étaient dévoués. M. de Talleyrandet Fouché tenaient à éclaircir ce coin très obscur de laconspiration de 1803. Ces considérations furent embrassées parFouché rapidement et avec lucidité. Mais il existait entre Malin,Talleyrand et lui des liens qui le forçaient à employer la plusgrande circonspection, et lui faisaient désirer de connaîtreparfaitement l’intérieur du château de Gondreville. Corentin étaitattaché sans réserve à Fouché, comme M. de la Besnardière au princede Talleyrand, comme Gentz à M. de Metternich, comme Dundas à Pitt,comme Duroc à Napoléon, comme Chavigny au cardinal de Richelieu.Corentin fut, non pas le conseil de ce ministre, mais son âmedamnée, le Tristan secret de ce Louis XI au petit pied; aussiFouché l’avait-il laissé naturellement au ministère de la Police,afin d’y conserver un oeil et un bras. Ce garçon devait, disait-on,appartenir à Fouché par une de ces parentés qui ne s’avouent point,car il le récompensait avec profusion toutes les fois qu’il lemettait en activité. Corentin s’était fait un ami de Peyrade, levieil élève du dernier lieutenant de police, néanmoins, il eut dessecrets pour Peyrade. Corentin reçut de Fouché l’ordre d’explorerle château de Gondreville, d’en inscrire le plan dans sa mémoire,et d’y reconnaître les moindres cachettes. « Nous serons peut-êtreobligés d’y revenir », lui dit l’ex-ministre absolument commeNapoléon dit à ses lieutenants de bien examiner le champ debataille d’Austerlitz, jusqu’où il comptait reculer. Corentindevait encore étudier la conduite de Malin, se rendre compte de soninfluence dans le pays, observer les hommes qu’il y employait.Fouché regardait comme certaine la présence des Simeuse dans lacontrée. En espionnant avec adresse ces deux officiers aimés duprince de Condé, Peyrade et Corentin pouvaient acquérir deprécieuses lumières sur les ramifications du complot au-delà duRhin. Dans tous les cas, Corentin eut les fonds, les ordres et lesagents nécessaires pour cerner Cinq-Cygne et moucharder le paysdepuis la forêt de Nodesme jusqu’à Paris. Fouché recommanda la plusgrande circonspection et ne permit la visite domiciliaire àCinq-Cygne qu’en cas de renseignements positifs donnés par Malin.Enfin, comme renseignement, il mit Corentin au fait du personnageinexplicable de Michu, surveillé depuis trois ans. La pensée deCorentin fut celle de son chef: « Malin connaît la conspiration!Mais qui sait, se dit-il, si Fouché n’en est pas aussi! » Corentin,parti pour Troyes avant Malin, s’était entendu avec le commandantde la gendarmerie, et avait choisi les hommes les plus intelligentsen leur donnant pour chef un capitaine habile. Corentin indiquapour lieu de rendez-vous le château de Gondreville à ce capitaine,en lui disant d’envoyer à la nuit, sur quatre points différents dela vallée de Cinq-Cygne et à d’assez grandes distances pour ne pasdonner l’alarme, un piquet de douze hommes. Ces quatre piquetsdevaient décrire un carré et le resserrer autour du château deCinq-Cygne. En le laissant maître au château pendant saconsultation avec Grévin, Malin avait permis à Corentin de remplirune partie de sa mission. A son retour du parc, le conseillerd’Etat avait si positivement dit à Corentin que les Simeuse et lesd’Hauteserre étaient dans le pays, que les deux agents expédièrentle capitaine qui, fort heureusement pour les gentilshommes,traversa la forêt par l’avenue pendant que Michu grisait son espionViolette. Le conseiller d’Etat avait commencé par expliquer àPeyrade et à Corentin le guet-apens auquel il venait d’échapper.Les deux Parisiens lui racontèrent alors l’épisode de la carabine,et Grévin envoya Violette pour obtenir quelques renseignements surce qui se passait au pavillon. Corentin dit au notaire d’emmener,pour plus de sûreté, son ami le conseiller d’Etat coucher à lapetite ville d’Arcis, chez lui. Au moment où Michu se lançait dansla forêt et courait à Cinq-Cygne, Peyrade et Corentin partirentdonc de Gondreville dans un méchant cabriolet d’osier, attelé d’uncheval de poste, et conduit par le brigadier d’Arcis, un des hommesles plus rusés de la légion, et que le commandant de Troyes leuravait recommandé de prendre.

– Le meilleur moyen de tout saisir est de les prévenir, ditPeyrade à Corentin. Au moment où ils seront effarouchés, où ilsvoudront sauver leurs papiers ou s’enfuir, nous tomberons chez euxcomme la foudre. Le cordon de gendarmes en se resserrant autour duchâteau fera l’effet d’un coup de filet. Ainsi, nous ne manqueronspersonne.

– Vous pouvez leur envoyer le maire, dit le brigadier, il estcomplaisant, il ne leur veut pas de mal, ils ne se défieront pas delui.

Au moment où Goulard allait se coucher, Corentin, qui fitarrêter le cabriolet dans un petit bois, était donc venu lui direconfidentiellement que dans quelques instants un agent dugouvernement allait le requérir de cerner le château de Cinq-Cygneafin d’y empoigner MM. d’Hauteserre et de Simeuse; que, dans le casoù ils auraient disparu, l’on voulait s’assurer s’ils y avaientcouché la nuit dernière, fouiller les papiers de Mlle deCinq-Cygne, et peut-être arrêter les gens et les maîtres duchâteau.

– Mlle de Cinq-Cygne, dit Corentin, est, sans doute, protégéepar de grands personnages, car j’ai la mission secrète de laprévenir de cette visite, et de tout faire pour la sauver, sans mecompromettre. Une fois sur le terrain, je ne serai plus le maître,je ne suis pas seul, ainsi courez au château.

Cette visite du maire au milieu de la soirée étonna d’autantplus les joueurs, que Goulard leur montrait une figurebouleversée.

– Où se trouve la comtesse? demanda-t-il.

– Elle se couche, dit Mme d’Hauteserre.

Le maire incrédule se mit à écouter les bruits qui se faisaientau premier étage.

– Qu’avez-vous aujourd’hui, Goulard? lui dit Mmed’Hauteserre.

Goulard roulait dans les profondeurs de l’étonnement, enexaminant ces figures pleines de la candeur qu’on peut avoir à toutâge. A l’aspect de ce calme et de cette innocente partie de bostoninterrompue, il ne concevait rien aux soupçons de la police deParis. En ce moment, Laurence, agenouillée dans son oratoire,priait avec ferveur pour le succès de la conspiration! Elle priaitDieu de prêter aide et secours aux meurtriers de Bonaparte! Elleimplorait Dieu avec amour de briser cet homme fatal! Le fanatismedes Harmodius, des Judith, des Jacques Clément, des Ankastroëm, desCharlotte Corday, des Limoëlan animait cette belle âme, vierge etpure, Catherine préparait le lit, Gothard fermait les volets, ensorte que Marthe Michu, arrivée sous les fenêtres de Laurence, etqui y jetait des cailloux, put être remarquée.

– Mademoiselle, il y a du nouveau, dit Gothard en voyant uneinconnue.

– Silence! dit Marthe à voix basse, venez me parler.

Gothard fut dans le jardin en moins de temps qu’un oiseau n’enaurait mis à descendre d’un arbre à terre. – Dans un instant lechâteau sera cerné par la gendarmerie. Toi, dit-elle à Gothard,selle sans bruit le cheval de Mademoiselle, et fais-le descendrepar la brèche de la douve, entre cette tour et les écuries.

Marthe tressaillit en voyant à deux pas d’elle Laurence quisuivait Gothard.

– Qu’y a-t-il? dit Laurence simplement et sans paraîtreémue.

– La conspiration contre le premier consul est découverte,répondit Marthe dans l’oreille de la jeune comtesse, mon mari, quisonge à sauver vos deux cousins, m’envoie vous dire de venir vousentendre avec lui.

Laurence recula de trois pas, et regarda Marthe.

– Qui êtes-vous? dit-elle.

– Marthe Michu.

– Je ne sais pas ce que vous me voulez, répliqua froidement Mllede Cinq-Cygne.

– Allons, vous les tuez. Venez, au nom des Simeuse dit Marthe entombant à genoux et tendant ses mains à Laurence. N’y a-t-il aucunpapier ici, rien qui puisse vous compromettre? Du haut de la forêt,mon mari vient de voir briller les chapeaux ornés et les fusils desgendarmes.

Gothard avait commencé par grimper au grenier, il aperçut deloin les broderies des gendarmes, il entendit par le profondsilence de la campagne le bruit de leurs chevaux; il dégringoladans l’écurie, sella le cheval de sa maîtresse, aux pieds duquel,sur un seul mot de lui, Catherine attacha des linges.

– Où dois-je aller? dit Laurence à Marthe dont le regard et laparole la frappèrent par l’inimitable accent de la sincérité.

– Par la brèche! dit-elle en entraînant Laurence, mon noblehomme y est, vous allez apprendre ce que vaut un Judas!

Catherine entra vivement au salon, y prit la cravache, lesgants, le chapeau, le voile de sa maîtresse, et sortit. Cettebrusque apparition et l’action de Catherine étaient un si parlantcommentaire des paroles du maire, que Mme d’Hauteserre et l’abbéGoujet échangèrent un regard par lequel ils se communiquèrent cettehorrible pensée:

– Adieu tout notre bonheur! Laurence conspire, elle a perdu sescousins et les deux d’Hauteserre!

– Que voulez-vous dire? demanda M. d’Hauteserre à Goulard.

– Mais le château est cerné, vous allez avoir à subir une visitedomiciliaire. Enfin, si vos fils sont ici, faites-les sauver ainsique MM. de Simeuse.

– Mes fils! s’écria Mme d’Hauteserre stupéfaite.

– Nous n’avons vu personne, dit M. d’Hauteserre.

– Tant mieux! dit Goulard. Mais j’aime trop la famille deCinq-Cygne et celle de Simeuse pour leur voir arriver malheur.Ecoutez-moi bien. Si vous avez des papiers compromettants…

– Des papiers?… répéta le gentilhomme.

– Oui, si vous en avez, brûlez-les, reprit le maire, je vaisaller amuser les agents.

Goulard, qui voulait ménager la chèvre royaliste et le chourépublicain, sortit, et les chiens aboyèrent alors avecviolence.

– Vous n’avez plus le temps, les voici, dit le curé. Mais quipréviendra la comtesse, où est-elle?

– Catherine n’est pas venue prendre sa cravache, ses gants etson chapeau pour en faire des reliques, dit Mlle Goujet.

Goulard essaya de retarder pendant quelques minutes les deuxagents en leur annonçant la parfaite ignorance des habitants duchâteau de Cinq-Cygne.

– Vous ne connaissez pas ces gens-là, dit Peyrade en riant aunez de Goulard.

Ces deux hommes si doucereusement sinistres entrèrent alorssuivis du brigadier d’Arcis et d’un gendarme. Cet aspect glaçad’effroi les quatre paisibles joueurs de boston qui restèrent àleurs places, épouvantés par un pareil déploiement de forces. Lebruit produit par une dizaine de gendarmes, dont les chevauxpiaffaient, retentissait sur la pelouse.

– Il ne manque ici que Mlle de Cinq-Cygne, dit Corentin.

– Mais elle dort, sans doute, dans sa chambre, répondit M.d’Hauteserre.

– Venez avec moi, mesdames, dit Corentin en s’élançant dansl’antichambre et de là dans l’escalier où Mlle Goujet et Mmed’Hauteserre le suivirent. – Comptez sur moi, reprit Corentin enparlant à l’oreille de la vieille dame, je suis un des vôtres, jevous ai envoyé déjà le maire. Défiez-vous de mon collègue etconfiez-vous à moi, je vous sauverai tous!

– De quoi s’agit-il donc? demanda Mlle Goujet.

– De vie et de mort! Ne le savez-vous pas? répondit Corentin.Mme d’Hauteserre s’évanouit. Au grand étonnement de Mlle Goujet etau grand désappointement de Corentin, l’appartement de Laurenceétait vide. Sûr que personne ne pouvait s’échapper ni du parc ni duchâteau dans la vallée, dont toutes les issues étaient gardées,Corentin fit monter un gendarme dans chaque pièce, il ordonna defouiller les bâtiments, les écuries, et redescendit au salon, oùdéjà Durieu, sa femme et tous les gens s’étaient précipités dans leplus violent émoi. Peyrade étudiait de son petit oeil bleu toutesles physionomies, il restait froid et calme au milieu de cedésordre. Quand Corentin reparut seul, car Mlle Goujet donnait dessoins à Mme d’Hauteserre, on entendit un bruit de chevaux, mêlé àcelui des pleurs d’un enfant. Les chevaux entraient par la petitegrille. Au milieu de l’anxiété générale, un brigadier se montrapoussant Gothard les mains attachées et Catherine qu’il amenadevant les agents.

– Voilà des prisonniers, dit-il. Ce petit drôle était à chevalet se sauvait.

– Imbécile! dit Corentin à l’oreille du brigadier stupéfait,pourquoi ne l’avoir pas laissé aller? Nous aurions su quelque choseen le suivant.

Gothard avait pris le parti de fondre en larmes à la façon desidiots. Catherine restait dans une attitude d’innocence et denaïveté qui fit profondément réfléchir le vieil agent. L’élève deLenoir, après avoir comparé ces deux enfants l’un à l’autre, aprèsavoir examiné l’air niais du vieux gentilhomme qu’il crut rusé, lespirituel curé qui jouait avec les fiches, la stupéfaction de tousles gens et des Durieu, vint à Corentin et lui dit à l’oreille:

– Nous n’avons pas affaire à des gnioles!

Corentin répondit d’abord par un regard en montrant la table dejeu, puis il ajouta:

– Ils jouaient au boston! On faisait le lit de la maîtresse dulogis, elle s’est sauvée, ils sont surpris, nous allons lesserrer.

Chapitre 8Un Coin de Fôret

Une brèche a toujours sa cause et son utilité. Voici comment etpourquoi celle qui se trouve entre la tour aujourd’hui dite deMademoiselle et les écuries avait été pratiquée. Dès soninstallation à Cinq-Cygne, le bonhomme d’Hauteserre fit d’unelongue ravine par laquelle les eaux de la forêt tombaient dans ladouve, un chemin qui sépare deux grandes pièces de terreappartenant à la réserve du château, mais uniquement pour y planterune centaine de noyers qu’il trouva dans une pépinière. En onzeans, ces noyers étaient devenus assez touffus et couvraient presquece chemin encaissé déjà par des berges de six pieds de hauteur, etpar lequel on allait à un petit bois de trente arpents récemmentacheté. Quand le château eut tous ses habitants, chacun d’eux aimamieux passer par la douve pour prendre le chemin communal quilongeait les murs du parc et conduisait à la ferme, que de faire letour par la grille. En y passant, sans le vouloir, on élargissaitla brèche des deux côtés, avec d’autant moins de scrupule qu’auXIXème siècle les douves sont parfaitement inutiles et que letuteur parlait souvent d’en tirer parti. Cette constante démolitionproduisait de la terre, du gravier, des pierres qui finirent parcombler le fond de la douve. L’eau dominée par cette espèce dechaussée ne la couvrait que dans les temps de grandes pluies.Néanmoins, malgré ces dégradations, auxquelles tout le monde et lacomtesse elle-même avait aidé, la brèche était assez abrupte pourqu’il fût difficile d’y faire descendre un cheval et surtout de lefaire remonter sur le chemin communal; mais il semble que, dans lespérils, les chevaux épousent la pensée de leurs maîtres. Pendantque la jeune comtesse hésitait à suivre Marthe et lui demandait desexplications, Michu, qui du haut de son monticule avait suivi leslignes décrites par les gendarmes et compris le plan des espions,désespérait du succès en ne voyant venir personne. Un piquet degendarmes suivait le mur du parc en s’espaçant comme dessentinelles, et ne laissant entre chaque homme que la distance àlaquelle ils pouvaient se comprendre de la voix et du regard,écouter et surveiller les plus légers bruits et les moindreschoses. Michu, couché à plat ventre, l’oreille collée à la terre,estimait, à la manière des Indiens, le temps qui lui restait par laforce du son. « Je suis arrivé trop tard! se disait-il à lui-même.Violette me le paiera! A-t-il été longtemps avant de se griser! Quefaire? » Il entendait le piquet qui descendait de la forêt par lechemin passant devant la grille, et qui, par une manœuvre semblableà celle du piquet venant du chemin communal, allaient serencontrer. « Encore cinq à six minutes! » se dit-il. En ce moment,la comtesse se montra, Michu la prit d’une main vigoureuse et lajeta dans le chemin couvert.

– Allez droit devant vous! Mène-la, dit-il à sa femme, àl’endroit où est mon cheval, et songez que les gendarmes ont desoreilles.

En voyant Catherine qui apportait la cravache, les gants et lechapeau, mais surtout en voyant la jument et Gothard, cet homme, deconception si vive dans le danger, résolut de jouer les gendarmesavec autant de succès qu’il venait de se jouer de Violette. Gothardavait, comme par magie, forcé la jument à escalader la douve.

– Du linge aux pieds du cheval?… Je t’embrasse! dit le régisseuren serrant Gothard dans ses bras.

Michu laissa la jument aller auprès de sa maîtresse et prit lesgants, le chapeau, la cravache.

– Tu as de l’esprit, tu vas me comprendre, reprit-il. Force toncheval à grimper aussi sur ce chemin, monte-le à poil, entraîneaprès toi les gendarmes en te sauvant à fond de train à traverschamps vers la ferme, et ramasse-moi tout ce piquet qui s’étale,ajouta-t-il en achevant sa pensée par un geste qui indiquait laroute à suivre. – Toi, ma fille, dit-il à Catherine, il nous vientd’autres gendarmes par le chemin de Cinq-Cygne à Gondreville,élance-toi dans une direction contraire à celle que va suivreGothard, et ramasse-les du château vers la forêt. Enfin, faites ensorte que nous ne soyons point inquiétés dans le chemin creux.

Catherine et l’admirable enfant qui devait donner dans cetteaffaire tant de preuves d’intelligence exécutèrent leur manœuvre demanière à faire croire à chacune des lignes de gendarmes que leurgibier se sauvait. La lueur trompeuse de la lune ne permettait dedistinguer ni la taille, ni les vêtements, ni le sexe, ni le nombrede ceux qu’on poursuivait. L’on courut après eux en vertu de cefaux axiome: il faut arrêter ceux qui se sauvent! dont la niaiserieen haute police venait d’être énergiquement démontrée par Corentinau brigadier. Michu, qui avait compté sur l’instinct des gendarmes,put atteindre la forêt quelque temps après la jeune comtesse queMarthe avait guidée à l’endroit indiqué.

– Cours au pavillon, dit-il à Marthe. La forêt doit être gardéepar les Parisiens, il est dangereux de rester ici. Nous aurons sansdoute besoin de toute notre liberté.

Michu délia son cheval, et pria la comtesse de le suivre.

– Je n’irai pas plus loin, dit Laurence, sans que vous medonniez un gage de l’intérêt que vous me portez, car enfin, vousêtes Michu.

– Mademoiselle, répondit-il d’une voix douce, mon rôle va vousêtre expliqué en deux mots. Je suis, à l’insu de MM. de Simeuse, legardien de leur fortune. J’ai reçu à cet égard des instructions dedéfunt leur père et de leur chère mère, ma protectrice. Aussi ai-jejoué le rôle d’un jacobin enragé, pour rendre service à mes jeunesmaîtres; malheureusement, j’ai commencé mon jeu trop tard, et n’aipu sauver les anciens! Ici, la voix de Michu s’altéra. – Depuis lafuite des jeunes gens, je leur ai fait passer les sommes qui leurétaient nécessaires pour vivre honorablement.

– Par la maison Breintmayer de Strasbourg? dit-elle.

– Oui, mademoiselle, les correspondants de M. Girel de Troyes,un royaliste qui, pour sa fortune, a fait, comme moi, le jacobin.Le papier que votre fermier a ramassé un soir, à la sortie deTroyes, était relatif à cette affaire qui pouvait nouscompromettre: ma vie n’était plus à moi, mais à eux, vouscomprenez? Je n’ai pu me rendre maître de Gondreville. Dans maposition, on m’aurait coupé le cou en me demandant où j’avais pristant d’or. J’ai préféré racheter la terre un peu plus tard; mais cescélérat de Marion était l’homme d’un autre scélérat, de Malin.Gondreville reviendra tout de même à ses maîtres. Cela me regarde.Il y a quatre heures, je tenais Malin au bout de mon fusil, oh! ilétait fumé! Dame! une fois mort, on licitera Gondreville, on levendra, et vous pouvez l’acheter. En cas de ma mort, ma femme vousaurait remis une lettre qui vous en eût donné les moyens. Mais cebrigand disait à son compère Grévin, une autre canaille, que MM. deSimeuse conspiraient contre le premier consul, qu’ils étaient dansle pays et qu’il valait mieux les livrer et s’en débarrasser, pourêtre tranquille à Gondreville. Or, comme j’avais vu venir deuxmaîtres espions, j’ai désarmé ma carabine, et je n’ai pas perdu detemps pour accourir ici, pensant que vous deviez savoir où etcomment prévenir les jeunes gens. Voilà.

– Vous êtes digne d’être noble, dit Laurence, en tendant sa mainà Michu qui voulut se mettre à genoux pour baiser cette main.Laurence vit son mouvement, le prévint et lui dit: – Debout, Michu!d’un son de voix et avec un regard qui le rendirent en ce momentaussi heureux qu’il avait été malheureux depuis douze ans.

– Vous me récompensez comme si j’avais fait tout ce qui me resteà faire, dit-il. Les entendez-vous, les hussards de la guillotine?Allons causer ailleurs. Michu prit la bride de la jument en semettant du côté par lequel la comtesse se présentait de dos, et luidit: – Ne soyez occupée qu’à vous bien tenir, à frapper votre bêteet à vous garantir la figure des branches d’arbre qui voudront vousla fouetter.

Puis il dirigea la jeune fille pendant une demi-heure au grandgalop, en faisant des détours, des retours, coupant son proprechemin à travers des clairières pour y perdre la trace, vers unendroit où il s’arrêta.

– Je ne sais plus où je suis, moi qui connais la forêt aussibien que vous la connaissez, dit la comtesse en regardant autourd’elle.

– Nous sommes au centre même, répondit-il. Nous avons deuxgendarmes après nous, mais nous sommes sauvés!

Le lieu pittoresque où le régisseur avait amené Laurence devaitêtre si fatal aux principaux personnages de ce drame et à Michului-même, que le devoir d’un historien est de le décrire. Cepaysage est d’ailleurs, comme on le verra, devenu célèbre dans lesfastes judiciaires de l’Empire.

La forêt de Nodesme appartenait à un monastère dit deNotre-Dame. Ce monastère, pris, saccagé, démoli, disparutentièrement, moines et biens. La forêt, objet de convoitise, entradans le domaine des comtes de Champagne, qui plus tard l’engagèrentet la laissèrent vendre. En six siècles, la nature couvrit lesruines avec son riche et puissant manteau vert, et les effaça sibien, que l’existence d’un des plus beaux couvents n’était plusindiquée que par une assez faible éminence, ombragée de beauxarbres, et cerclée par d’épais buissons impénétrables que, depuis1794, Michu s’était plu à épaissir en plantant de l’acacia épineuxdans des intervalles dénués d’arbustes. Une mare se trouvait aupied de cette éminence, et attestait une source perdue, qui sansdoute avait jadis déterminé l’assiette du monastère. Le possesseurdes titres de la forêt de Nodesme avait pu seul reconnaîtrel’étymologie de ce mot âgé de huit siècles, et découvrir qu’il yavait eu jadis un couvent au centre de la forêt. En entendant lespremiers coups de tonnerre de la Révolution, le marquis de Simeuse,qu’une contestation avait obligé de recourir à ses titres, instruitde cette particularité par le hasard, se mit, dans unearrière-pensée assez facile à concevoir, à rechercher la place dumonastère. Le garde, à qui la forêt était si connue, avaitnaturellement aidé son maître dans ce travail, et sa sagacité deforestier lui fit reconnaître la situation du monastère. Enobservant la direction des cinq principaux chemins de la forêt,dont plusieurs étaient effacés, il vit que tous aboutissaient aumonticule et à la mare, où jadis on devait venir de Troyes, de lavallée d’Arcis, de celle de Cinq-Cygne, et de Bar-surAube. Lemarquis voulut sonder le monticule, mais il ne pouvait prendre pourcette opération que des gens étrangers au pays. Pressé par lescirconstances, il abandonna ses recherches, en laissant dansl’esprit de Michu l’idée que l’éminence cachait ou des trésors oules fondations de l’abbaye. Michu continua cette œuvrearchéologique; il sentit le terrain sonner le creux, au niveau mêmede la mare, entre deux arbres, au pied du seul point escarpé del’éminence. Par une belle nuit, il vint armé d’une pioche, et sontravail mit à découvert une baie de cave où l’on descendait par desdegrés en pierre. La mare, qui dans son endroit le plus creux atrois pieds de profondeur, forme une spatule dont le manche semblesortir de l’éminence, et ferait croire qu’il sort de ce rocherfactice une fontaine perdue par infiltration dans cette vasteforêt. Ce marécage, entouré d’arbres aquatiques, d’aulnes, desaules, de frênes, est le rendez-vous de sentiers, reste des routesanciennes et d’allées forestières, aujourd’hui désertes. Cette eau,vive et qui parait dormante, couverte de plantes à larges feuilles,de cresson, offre une nappe entièrement verte, à peine distinctiblede ses bords où croît une herbe fine et fournie. Elle est trop loinde toute habitation pour qu’aucune bête, autre que le fauve, vienneen profiter. Bien convaincus qu’il ne pouvait rien existerau-dessous de ce marais, et rebutés par les bords inaccessibles dumonticule, les gardes particuliers ou les chasseurs n’avaientjamais visité, fouillé ni sondé ce coin qui appartenait à la plusvieille coupe de la forêt, et que Michu réserva pour une futaie,quand arriva son tour d’être exploitée. Au bout de la cave setrouve un caveau voûté, propre et sain, tout en pierres de taille,du genre de ceux qu’on nommait l’in pace, le cachot descouvents.

La salubrité de ce caveau, la conservation de ce rested’escalier et de ce berceau s’expliquaient par la source que lesdémolisseurs avaient respectée et par une muraillevraisemblablement d’une grande épaisseur, en brique et en cimentsemblable à celui des Romains, qui contenait les eaux supérieures.Michu couvrit de grosses pierres l’entrée de cette retraite; puis,pour s’en approprier le secret et le rendre impénétrable, ils’imposa la loi de remonter l’éminence boisée, et de descendre à lacave par l’escarpement, au lieu d’y aborder par la mare. Au momentoù les deux fugitifs y arrivèrent, la lune jetait sa belle lueurd’argent aux cimes des arbres centenaires du monticule, elle sejouait dans les magnifiques touffes des langues de bois diversementdécoupées par les chemins qui débouchaient là, les unes arrondies,les autres pointues, celle-ci terminée par un seul arbre, celle-làpar un bosquet.

De là, l’oeil s’engageait irrésistiblement en de fuyantesperspectives où les regards suivaient soit la rondeur d’un sentier,soit la vue sublime d’une longue allée de forêt, soit une muraillede verdure presque noire. La lumière filtrée à travers lesbranchages de ce carrefour faisait briller, entre les clairs ducresson et les nénuphars, quelques diamants de cette eau tranquilleet ignorée. Le cri des grenouilles troubla le profond silence de cejoli coin de forêt dont le parfum sauvage réveillait dans l’âme desidées de liberté.

– Sommes-nous bien sauvés? dit la comtesse à Michu.

– Oui, mademoiselle. Mais nous avons chacun notre besogne. Allezattacher nos chevaux à des arbres en haut de cette petite colline,et nouez-leur à chacun un mouchoir autour de la bouche, dit-il enlui tendant sa cravate; le mien et le vôtre sont intelligents, ilssauront qu’ils doivent se taire. Quand vous aurez fini, descendezdroit au-dessus de l’eau par cet escarpement, ne vous laissez pasaccrocher par votre amazone, vous me trouverez en bas.

Pendant que la comtesse cachait les chevaux, les attachait etles bâillonnait, Michu débarrassa ses pierres et découvrit l’entréedu caveau. La comtesse, qui croyait savoir sa forêt, fut surpriseau dernier point en se voyant sous un berceau de cave. Michu remitles pierres en voûte au-dessus de l’entrée avec une adresse demaçon. Quand il eut achevé, le bruit des chevaux et de la voix desgendarmes retentit dans le silence de la nuit; mais il n’en battitpas moins tranquillement le briquet, alluma une petite branche desapin, et mena la comtesse dans l’in pace où se trouvait encore unbout de la chandelle qui lui avait servi à reconnaître ce caveau.La porte en fer et de plusieurs lignes d’épaisseur, mais percée enquelques endroits par la rouille, avait été remise en état par legarde, et se fermait extérieurement avec des barres quis’adaptaient de chaque côté dans des trous. La comtesse, morte defatigue, s’assit sur un banc de pierre, au-dessus duquel ilexistait encore un anneau scellé dans le mur.

– Nous avons un salon pour causer, dit Michu. Maintenant lesgendarmes peuvent tourner tant qu’ils voudront, le pis de ce quinous arriverait serait qu’ils prissent nos chevaux.

– Nous enlever nos chevaux, dit Laurence, ce serait tuer mescousins et MM. d’Hauteserre! Voyons, que savez-vous?

Michu raconta le peu qu’il avait surpris de la conversationentre Malin et Grévin.

– Ils sont en route pour Paris, ils y entreront ce matin, dit lacomtesse quand il eut fini.

– Perdus! s’écria Michu. Vous comprenez que les entrants et lessortants seront surveillés aux Barrières. Malin a le plus grandintérêt à laisser mes maîtres se bien compromettre pour lestuer.

– Et moi qui ne sais rien du plan général de l’affaire s’écriaLaurence. Comment prévenir Georges, Rivière et Moreau? Où sont-ils?Enfin ne songeons qu’à mes cousins et aux d’Hauteserre,rejoignez-les à tout prix.

– Le télégraphe va plus vite que les meilleurs chevaux, ditMichu, et de tous les nobles fourrés dans cette conspiration, voscousins seront les mieux traqués; si je les retrouve, il faut lesloger ici, nous les y garderons jusqu’à la fin de l’affaire; leurpauvre père avait peut-être une vision en me mettant sur la pistede cette cachette, il a pressenti que ses fils s’y sauveraient!

– Ma jument vient des écuries du comte d’Artois, elle est née deson plus beau cheval anglais, mais elle a fait trente-six lieues,elle mourrait sans vous avoir porté au but, dit-elle.

– Le mien est bon, dit Michu, et si vous avez fait trente-sixlieues, je ne dois en avoir que dix-huit à faire?

– Vingt-trois, dit-elle, car depuis cinq heures ils marchent!Vous les trouverez au-dessus de Lagny, à Coupvrai d’où ils doiventau petit jour sortir déguisés en mariniers, ils comptent entrer àParis sur des bateaux. Voici, reprit-elle en ôtant de son doigt lamoitié de l’alliance de sa mère, la seule chose à laquelle ilsajouteront foi, je leur ai donné l’autre moitié. Le garde deCoupvrai, le père d’un de leurs soldats, les cache cette nuit dansune baraque abandonnée par des charbonniers, au milieu des bois.Ils sont huit en tout. MM. d’Hauteserre et quatre hommes sont avecmes cousins.

A l’époque, les alliances étaient parfois faites de deux filsentrecroisés

– Mademoiselle, on ne courra pas après les soldats, ne nousoccupons que de MM. de Simeuse, et laissons les autres se sauvercomme il leur plaira. N’est-ce pas assez que de leur crier: »Casse-cou »?

– Abandonner les d’Hauteserre? Jamais! dit-elle. Ils doiventpérir ou se sauver tous ensemble!

– De petits gentilshommes? reprit Michu.

– Ils ne sont que chevaliers, répondit-elle, je le sais mais ilsse sont alliés aux Cinq-Cygne et aux Simeuse. Ramenez donc mescousins et les d’Hauteserre, en tenant conseil avec eux sur lesmeilleurs moyens de gagner cette forêt.

– Les gendarmes y sont! Les entendez-vous? Ils seconsultent.

– Enfin vous avez eu déjà deux fois du bonheur ce soir, allez etramenez-les, cachez-les dans cette cave, ils y seront à l’abri detoute recherche! Je ne puis vous être bonne à rien, dit-elle avecrage, je serais un phare qui éclairerait l’ennemi. La policen’imaginera jamais que mes parents puissent revenir dans la forêt,en me voyant tranquille. Ainsi, toute la question consiste àtrouver cinq bons chevaux pour venir, en six heures, de Lagny dansnotre forêt, cinq chevaux à laisser morts dans un fourré.

– Et de l’argent? répondit Michu qui réfléchissait profondémenten écoutant la jeune comtesse.

– J’ai donné cent louis cette nuit à mes cousins.

– Je réponds d’eux, s’écria Michu. Une fois cachés, vous devrezvous priver de les voir: ma femme ou mon petit leur porteront àmanger deux fois la semaine. Mais, comme je ne réponds pas de moi,sachez, en cas de malheur, mademoiselle, que la maîtresse poutre dugrenier de mon pavillon a été percée avec une tarière. Dans le trouqui est bouché par une grosse cheville, se trouve le plan d’un coinde la forêt. Les arbres auxquels vous verrez un point rouge sur leplan ont une marque noire au pied sur le terrain. Chacun de cesarbres est un indicateur. Le troisième chêne vieux qui se trouve àgauche de chaque indicateur recèle, à deux pieds en avant du tronc,des rouleaux de fer-blanc enterrés à sept pieds de profondeur quicontiennent chacun cent mille francs en or. Ces onze arbres, il n’yen a que onze, sont toute la fortune des Simeuse, maintenant queGondreville leur a été pris.

– La noblesse sera cent ans à se remettre des coups qu’on lui aportés! dit lentement Mlle de Cinq-Cygne.

– Y a-t-il un mot d’ordre? demanda Michu.

– « France et Charles! » pour les soldats. « Laurence et Louis! »pour MM. d’Hauteserre et de Simeuse. Mon Dieu! les avoir revus hierpour la première fois depuis onze ans et les savoir en danger demort aujourd’hui, et quelle mort! Michu, dit-elle avec uneexpression de mélancolie, soyez aussi prudent pendant ces quinzeheures que vous avez été grand et dévoué pendant ces douze années.S’il arrivait malheur à mes cousins, je mourrais. Non, dit-elle, jevivrais assez pour tuer Bonaparte!

– Nous serons deux pour ça, le jour où tout sera perdu.

Laurence prit la rude main de Michu et la lui serra vivement àl’anglaise. Michu tira sa montre, il était minuit.

– Sortons à tout prix, dit-il. Gare au gendarme qui me barrerale passage. Et vous, sans vous commander, madame la comtesse,retournez à bride abattue à Cinq-Cygne, ils y sont, amusez-les.

Le trou débarrassé, Michu n’entendit plus rien; il se jetal’oreille à terre, et se releva précipitamment:

– Ils sont sur la lisière vers Troyes! dit-il. Je leur ferai labarbe!

Il aida la comtesse à sortir, et replaça le tas de pierres.Quand il eut fini, il s’entendit appeler par la douce voix deLaurence, qui voulut le voir à cheval avant de remonter sur lesien. L’homme rude avait les larmes aux yeux en échangeant undernier regard avec sa jeune maîtresse qui, elle, avait les yeuxsecs.

– Amusons-les, il a raison! se dit-elle quand elle n’entenditplus rien. Et elle s’élança vers Cinq-Cygne, au grand galop.

Chapitre 9Les Chagrins de la Police

En sachant ses fils menacés de mort, Mme d’Hauteserre, qui necroyait pas la Révolution finie et qui connaissait la sommairejustice de ce temps, reprit ses sens et ses forces par la violencemême de la douleur qui les lui avait fait perdre. Ramenée par unehorrible curiosité, elle descendit au salon dont l’aspect offraitalors un tableau vraiment digne du pinceau des peintres de genre.Toujours assis à la table de jeu, le curé jouait machinalement avecles fiches, en observant à la dérobée Peyrade et Corentin qui,debout à l’un des coins de la cheminée, se parlaient à voix basse.Plusieurs fois le fin regard de Corentin rencontra le regard nonmoins fin du curé; mais, comme deux adversaires qui se trouventégalement forts et qui reviennent en garde après avoir croisé lefer, l’un et l’autre jetaient promptement leurs regards ailleurs.Le bonhomme d’Hauteserre, planté sur ses deux jambes comme unhéron, restait à côté du gros, gras, grand et avare Goulard, dansl’attitude que lui avait donnée la stupéfaction. Quoiqu’il fût vêtuen bourgeois, le maire avait toujours l’air d’un domestique. Tousdeux ils regardaient d’un oeil hébété les gendarmes entre lesquelspleurait toujours Gothard, dont les mains avaient été sivigoureusement attachées qu’elles étaient violettes et enflées.Catherine ne quittait pas sa position pleine de simplesse et denaïveté, mais impénétrable. Le brigadier qui, selon Corentin,venait de faire la sottise d’arrêter ces petites bonnes gens, nesavait plus s’il devait partir ou rester. Il était tout pensif aumilieu du salon, la main appuyée sur la poignée de son sabre, etl’oeil sur les deux Parisiens. Les Durieu, stupéfaits, et tous lesgens du château formaient un groupe admirable d’inquiétude. Sansles pleurs convulsifs de Gothard, on eût entendu les mouchesvoler.

Quand la mère, épouvantée et pâle, ouvrit la porte et se montrapresque traînée par Mlle Goujet, dont les yeux rouges avaientpleuré, tous ces visages se tournèrent vers les deux femmes. Lesdeux agents espéraient autant que tremblaient les habitants duchâteau de voir entrer Laurence. Le mouvement spontané des gens etdes maîtres sembla produit comme par un de ces mécanismes qui fontaccomplir à des figures de bois un seul et unique geste ou unclignement d’yeux.

Mme d’Hauteserre s’avança par trois grands pas précipités versCorentin, et lui dit d’une voix entrecoupée mais violente:

– Par pitié, monsieur, de quoi mes fils sont-ils accusés? Etcroyez-vous donc qu’ils soient venus ici?

Le curé, qui semblait s’être dit en voyant la vieille dame: »Elle va faire quelque sottise! » baissa les yeux.

– Mes devoirs et la mission que j’accomplis me défendent de vousle dire, répondit Corentin d’un air à la fois gracieux etrailleur.

Ce refus, que la détestable courtoisie de ce mirliflor rendaitencore plus implacable, pétrifia cette vieille mère qui tomba surun fauteuil auprès de l’abbé Goujet, joignit les mains et fit unvœu.

– Où avez-vous arrêté ce pleurard? demanda Corentin au brigadieren désignant le petit écuyer de Laurence.

– Dans le chemin qui mène à la ferme, le long des murs du parc,le drôle allait gagner le bois des Closeaux.

– Et cette fille?

– Elle? c’est Olivier qui l’a pincée.

– Où allait-elle?

– Vers Gondreville.

– Ils se tournaient le dos? dit Corentin.

– Oui, répondit le gendarme.

– N’est-ce pas le petit domestique et la femme de chambre de lacitoyenne Cinq-Cygne? dit Corentin au maire.

– Oui, répondit Goulard.

Après avoir échangé deux mots avec Corentin de bouche à oreille,Peyrade sortit aussitôt en emmenant le brigadier.

En ce moment le brigadier d’Arcis entra, vint à Corentin et luidit tout bas:

– Je connais bien les localités, j’ai tout fouillé dans lescommuns; à moins que les gars ne soient enterrés, il n’y apersonne. Nous en sommes à faire sonner les planchers et lesmurailles avec les crosses de nos fusils.

Peyrade, qui rentra, fit signe à Corentin de venir, et l’emmenavoir la brèche de la douve en lui signalant le chemin creux qui ycorrespondait.

– Nous avons deviné la manœuvre, dit Peyrade.

– Et moi! je vais vous la dire, répliqua Corentin. Le petitdrôle et la fille ont donné le change à ces imbéciles de gendarmespour assurer une sortie au gibier.

– Nous ne saurons la vérité qu’au jour, reprit Peyrade. Cechemin est humide, je viens de le faire barrer en haut et en baspar deux gendarmes; quand nous pourrons y voir clair, nousreconnaîtrons, à l’empreinte des pieds, quels sont les êtres quiont passé par là.

– Voici les traces d’un sabot de cheval, dit Corentin, allonsaux écuries.

– Combien y a-t-il de chevaux ici? demanda Peyrade à M.d’Hauteserre et à Goulard en rentrant au salon avec Corentin.

– Allons, monsieur le maire, vous le savez, répondez! lui criaCorentin en voyant ce fonctionnaire hésiter à répondre.

– Mais il y a la jument de la comtesse, le cheval de Gothard etcelui de M. d’Hauteserre.

– Nous n’en avons vu qu’un à l’écurie, dit Peyrade.

– Mademoiselle se promène, dit Durieu. – Se promène-t-elle ainsisouvent la nuit, votre pupille? dit le libertin Peyrade à M.d’Hauteserre.

– Très souvent, répondit avec simplicité le bonhomme, M. lemaire vous l’attestera.

– Tout le monde sait qu’elle a des lubies, répondit Catherine.Elle regardait le ciel avant de se coucher, et je crois bien quevos baïonnettes qui brillaient au loin l’auront intriguée. Elle avoulu savoir, m’a-t-elle dit en sortant, s’il s’agissait encored’une nouvelle révolution.

– Quand est-elle sortie? demanda Peyrade.

– Quand elle a vu vos fusils.

– Et par où est-elle allée?

– Je ne sais pas.

– Et l’autre cheval? demanda Corentin.

– Les… es… geeen… daaarmes me me me… me l’on… ont priiiis, ditGothard. – Et où allais-tu donc? lui dit un des gendarmes. – Jesuuiv… ai… ais… ma maî… aî… aîtresse à la fer… me.

Le gendarme leva la tête vers Corentin en attendant un ordre;mais ce langage était à la fois si faux et si vrai, si profondémentinnocent et si rusé, que les deux Parisiens s’entre-regardèrentcomme pour se répéter le mot de Peyrade: « Ils ne sont pasgnioles! »

Le gentilhomme paraissait ne pas avoir assez d’esprit pourcomprendre une épigramme. Le maire était stupide. La mère, imbécilede maternité, faisait aux agents des questions d’une innocencebête. Tous les gens avaient été bien réellement surpris dans leursommeil. En présence de ces petits faits, en jugeant ces diverscaractères, Corentin comprit aussitôt que son seul adversaire étaitMlle de Cinq-Cygne. Quelque adroite qu’elle soit, la Police ad’innombrables désavantages. Non seulement elle est forcéed’apprendre tout ce que sait le conspirateur, mais encore elle doitsupposer mille choses avant d’arriver à une seule qui soit vraie.Le conspirateur pense sans cesse à sa sûreté, tandis que la Policen’est éveillée qu’à ses heures. Sans les trahisons, il n’y auraitrien de plus facile que de conspirer. Un conspirateur a plusd’esprit à lui seul que la Police avec ses immenses moyensd’action. En se sentant arrêtés moralement comme ils l’eussent étéphysiquement par une porte qu’ils auraient cru trouver ouverte,qu’ils auraient crochetée et derrière laquelle des hommespèseraient sans rien dire, Corentin et Peyrade se voyaient devinéset joués sans savoir par qui.

– J’affirme, vint leur dire à l’oreille le brigadier d’Arcis,que si les deux MM. de Simeuse et d’Hauteserre ont passé la nuitici, on les a couchés dans les lits du père, de la mère, de Mlle deCinq-Cygne, de la servante, des domestiques, ou ils se sontpromenés dans le parc, car il n’y a pas la moindre trace de leurpassage.

– Qui donc a pu les prévenir? dit Corentin à Peyrade. Il n’y aencore que le premier consul, Fouché, les ministres, le préfet depolice, et Malin qui savent quelque chose.

– Nous laisserons des moutons dans le pays, dit Peyrade àl’oreille de Corentin.

– Vous ferez d’autant mieux qu’ils seront en Champagne, répliquale curé qui ne put s’empêcher de sourire en entendant le mot moutonet qui devina tout d’après ce seul mot surpris.

– Mon Dieu! pensa Corentin qui répondit au curé par un autresourire, il n’y a qu’un homme d’esprit ici, je ne puis m’entendrequ’avec lui, je vais l’entamer.

– Messieurs… , dit le maire qui voulait cependant donner unepreuve de dévouement au premier consul et qui s’adressait aux deuxagents.

– Dites citoyens, la République existe encore, lui répliquaCorentin en regardant le curé d’un air railleur.

– Citoyens, reprit le maire, au moment où je suis entré dans cesalon et avant que j’eusse ouvert la bouche, Catherine s’y estprécipitée pour y prendre la cravache, les gants et le chapeau dela maîtresse.

Un sombre murmure d’horreur sortit du fond de toutes lespoitrines, excepté de celle de Gothard. Tous les yeux, moins ceuxdes gendarmes et des agents, menacèrent Goulard, le dénonciateur,en lui jetant des flammes.

– Bien, citoyen maire, lui dit Peyrade. Nous y voyons clair. Ona prévenu la citoyenne Cinq-Cygne bien à temps, ajouta-t-il enregardant Corentin avec une visible défiance.

– Brigadier, mettez les poucettes à ce petit gars, dit Corentinau gendarme, et emmenez-le dans une chambre à part. Renfermez aussicette petite fille, ajouta-t-il en désignant Catherine. – Tu vasprésider à la perquisition des papiers, reprit-il en s’adressant àPeyrade auquel il parla dans l’oreille. Fouille tout, n’épargnerien. – Monsieur l’abbé, dit-il confidentiellement au curé, j’aid’importantes communications à vous faire. Et il l’emmena dans lejardin.

– Ecoutez, monsieur l’abbé, vous me paraissez avoir toutl’esprit d’un évêque, et (personne ne peut nous entendre) vous mecomprendrez; je n’ai plus d’espoir qu’en vous pour sauver deuxfamilles qui, par sottise, vont se laisser rouler dans un abîmed’où rien ne revient. MM. de Simeuse et d’Hauteserre ont été trahispar un de ces infâmes espions que les gouvernements glissent danstoutes les conspirations pour bien en connaître le but, les moyenset les personnes. Ne me confondez pas avec ce misérable quim’accompagne, il est de la Police; mais moi, je suis attaché trèshonorablement au cabinet consulaire et j’en ai le dernier mot. Onne souhaite pas la perte de MM. de Simeuse; si Malin les voudraitvoir fusiller, le premier consul, s’ils sont ici, s’ils n’ont pasde mauvaises intentions, veut les arrêter sur le bord du précipicecar il aime les bons militaires. L’agent qui m’accompagne a tousles pouvoirs, moi je ne suis rien en apparence, mais je sais où estle complot. L’agent a le mot de Malin, qui sans doute lui a promissa protection, une place et peut-être de l’argent, s’il peuttrouver les deux Simeuse et les livrer. Le premier consul, qui estvraiment un grand homme, ne favorise point les pensées cupides. Jene veux point savoir si les deux jeunes gens sont ici, fit-il enapercevant un geste chez le curé; mais ils ne peuvent être sauvésque d’une seule manière. Vous connaissez la loi du 6 floréal an X,elle amnistie les émigrés qui sont encore à l’étranger, à lacondition de rentrer avant le 1er vendémiaire de l’an XI,c’est-à-dire en septembre de l’année dernière; mais MM. de Simeuseayant, ainsi que MM. d’Hauteserre, exercé des commandements dansl’armée de Condé, sont dans le cas de l’exception posée par cetteloi; leur présence en France est donc un crime, et suffit, dans lescirconstances où nous sommes, pour les rendre complices d’unhorrible complot. Le premier consul a senti le vice de cetteexception qui fait à son gouvernement des ennemis irréconciliables;il voudrait faire savoir à MM. de Simeuse qu’aucune poursuite nesera faite contre eux, s’ils lui adressent une pétition danslaquelle ils diront qu’ils rentrent en France dans l’intention dese soumettre aux lois, en promettant de prêter serment à laconstitution. Vous comprenez que cette pièce doit être entre sesmains avant leur arrestation et datée d’il y a quelques jours, jepuis en être porteur. Je ne vous demande pas où sont les jeunesgens, dit-il en voyant le curé faire un nouveau geste dedénégation, nous sommes malheureusement sûrs de les trouver; laforêt est gardée, les entrées de Paris sont surveillées et lafrontière aussi. Ecoutez-moi bien, si ces messieurs sont entrecette forêt et Paris, ils seront pris; s’ils sont à Paris, on les ytrouvera; s’ils rétrogradent, les malheureux seront arrêtés. Lepremier consul aime les cis-devant et ne peut souffrir lesrépublicains, et cela est tout simple: s’il veut un trône, il doitégorger la Liberté. Que ce secret reste entre nous. Ainsi, voyez!J’attendrai jusqu’à demain, je serai aveugle; mais défiez-vous del’agent; ce maudit Provençal est le valet du diable, il a le mot deFouché, comme j’ai celui du premier consul.

– Si MM. de Simeuse sont ici, dit le curé, je donnerais dixpintes de mon sang et un bras pour les sauver; mais si Mlle deCinq-Cygne est leur confidente, elle n’a pas commis, je le jure parmon salut éternel, la moindre indiscrétion et ne m’a pas faitl’honneur de me consulter. Je suis maintenant très content de sadiscrétion, si toutefois discrétion il y a. Nous avons joué hiersoir, comme tous les jours, au boston, dans le plus profond silencejusqu’à dix heures et demie, et nous n’avons rien vu ni entendu. Ilne passe pas un enfant dans cette vallée solitaire sans que tout lemonde le voie et le sache, et depuis quinze jours il n’y est venupersonne d’étranger. Or, MM. d’Hauteserre et de Simeuse font unetroupe à eux quatre. Le bonhomme et sa femme sont soumis augouvernement, et ils ont fait tous les efforts imaginables pourramener leurs fils auprès d’eux; ils leur ont encore écritavant-hier. Aussi, dans mon âme et conscience, a-t-il fallu votredescente ici pour ébranler la ferme croyance où je suis de leurséjour en Allemagne. Entre nous, il n’y a ici que la jeune comtessequi ne rende pas justice aux éminentes qualités de M. le premierconsul.

– Finaud! pensa Corentin. – Si ces jeunes gens sont fusillés,c’est qu’on l’aura bien voulu, répondit-il à haute voix, maintenantje m’en lave les mains.

Il avait amené l’abbé Goujet dans un endroit fortement éclairépar la lune, et il le regarda brusquement en disant ces fatalesparoles. Le prêtre était fortement affligé, mais en homme surpriset complètement ignorant.

– Comprenez donc, monsieur l’abbé, reprit Corentin, que leursdroits sur la terre de Gondreville les rendent doublement criminelsaux yeux des gens en sous-ordre! Enfin, je veux leur faire avoiraffaire à Dieu et non à ses saints.

– Il y a donc un complot? demanda naïvement le curé.

– Ignoble, odieux, lâche, et si contraire à l’esprit généreux dela nation, reprit Corentin, qu’il sera couvert d’un opprobregénéral.

– Eh bien, Mlle de Cinq-Cygne est incapable de lâcheté, s’écriale curé.

– Monsieur l’abbé, reprit Corentin, tenez, il y a pour nous(toujours de vous à moi) des preuves évidentes de sa complicité;mais il n’y en a point encore assez pour la justice. Elle a pris lafuite à notre approche… Et cependant je vous avais envoyé lemaire.

– Oui, mais pour quelqu’un qui tient tant à les sauver, vousmarchiez un peu trop sur les talons du maire, dit l’abbé.

Sur ce mot, ces deux hommes se regardèrent, et tout fut ditentre eux: ils appartenaient l’un et l’autre à ces profondsanatomistes de la pensée auxquels il suffit d’une simple inflexionde voix, d’un regard, d’un mot pour deviner une âme, de même que leSauvage devine ses ennemis à des indices invisibles à l’oeil d’unEuropéen.

« J’ai cru tirer quelque chose de lui, je me suis découvert »,pensa Corentin.

« Ah! le drôle! » se dit en lui-même le curé.

Minuit sonnait à la vieille horloge de l’église au moment oùCorentin et le curé rentrèrent au salon. On entendait ouvrir etfermer les portes des chambres et des armoires. Les gendarmesdéfaisaient les lits. Peyrade, avec la prompte intelligence del’espion, fouillait et sondait tout. Ce pillage excitait à la foisla terreur et l’indignation chez les fidèles serviteurs, toujoursimmobiles et debout. M. d’Hauteserre échangeait avec sa femme etMlle Goujet des regards de compassion. Une horrible curiositétenait tout le monde éveillé. Peyrade descendit et vint au salon entenant à la main une cassette en bois de santal sculpté, qui devaitavoir été jadis rapportée de la Chine par l’amiral de Simeuse.Cette jolie boîte était plate et de la dimension d’un volumein-quarto. Peyrade fit un signe à Corentin, et l’emmena dansl’embrasure de la croisée:

– J’y suis! lui dit-il. Ce Michu, qui pouvait payer huit centmille francs en or Gondreville à Marion, et qui voulait tuer tout àl’heure Malin, doit être l’homme des Simeuse; l’intérêt qui lui afait menacer Marion doit être le même qui lui a fait coucher Malinen joue. Il m’a paru capable d’avoir des idées, il n’en a euqu’une, il est instruit de la chose, et sera venu les avertirici.

– Malin aura causé de la conspiration avec son ami le notaire,dit Corentin en continuant les inductions de son collègue, etMichu, qui se trouvait embusqué, l’aura sans doute entendu parlerdes Simeuse. En effet, il n’a pu remettre son coup de carabine quepour prévenir un malheur qui lui a semblé plus grand que la pertede Gondreville.

– Il nous avait bien reconnus pour ce que nous sommes, ditPeyrade. Aussi, sur le moment, l’intelligence de ce paysanm’a-t-elle paru tenir du prodige.

– Oh! cela prouve qu’il était sur ses gardes, répondit Corentin.Mais, après tout, mon vieux, ne nous abusons pas: la trahison pueénormément, et les gens primitifs la sentent de loin.

– Nous n’en sommes que plus forts, dit le Provençal.

– Faites venir le brigadier d’Arcis, cria Corentin à un desgendarmes. Envoyons à son pavillon, dit-il à Peyrade.

– Violette, notre oreille, y est, dit le Provençal.

– Nous sommes partis sans en avoir eu de nouvelles, ditCorentin. Nous aurions dû emmener avec nous Sabatier. Nous nesommes pas assez de deux. – Brigadier, dit-il en voyant entrer legendarme et le serrant entre Peyrade et lui, n’allez pas vouslaisser faire la barbe comme le brigadier de Troyes tout à l’heure.Michu nous paraît être dans l’affaire; allez à son pavillon, ayezl’oeil à tout, et rendez-nous-en compte.

– Un de mes hommes a entendu des chevaux dans la forêt au momentoù l’on arrêtait les petits domestiques, et j’ai quatre fiersgaillards aux trousses de ceux qui voudraient s’y cacher, réponditle gendarme.

Il sortit, et le bruit du galop de son cheval, qui retentit surle pavé de la pelouse, diminua rapidement.

– Allons! ils vont sur Paris ou rétrogradent vers l’Allemagne,se dit Corentin. Il s’assit, tira de la poche de son spencer uncarnet, écrivit deux ordres au crayon, les cacheta et fit signe àl’un des gendarmes de venir: – Au grand galop à Troyes, éveillez lepréfet, et dites-lui de profiter du petit jour pour faire marcherle télégraphe.

Le gendarme partit au grand galop. Le sens de ce mouvement etl’intention de Corentin étaient si clairs que tous les habitants duchâteau eurent le cœur serré; mais cette nouvelle inquiétude fut enquelque sorte un coup de plus dans leur martyre, car en ce momentils avaient les yeux sur la précieuse cassette. Tout en causant,les deux agents épiaient le langage de ces regards flamboyants. Unesorte de rage froide remuait le cœur insensible de ces deux êtresqui savouraient la terreur générale. L’homme de police a toutes lesémotions du chasseur; mais en déployant les forces du corps et del’intelligence, là où l’un cherche à tuer un lièvre, une perdrix ouun chevreuil, il s’agit pour l’autre de sauver l’Etat ou le prince,de gagner une large gratification. Ainsi la chasse à l’homme estsupérieure à l’autre chasse de toute la distance qui existe entreles hommes et les animaux. D’ailleurs, l’espion a besoin d’éleverson rôle à toute la grandeur et à l’importance des intérêtsauxquels il se dévoue. Sans tremper dans ce métier, chacun peutdonc concevoir que l’âme y dépense autant de passion que lechasseur en met à poursuivre le gibier. Ainsi, plus ils avançaientvers la lumière, plus ces deux hommes étaient ardents; mais leurcontenance, leurs yeux restaient calmes et froids, de même queleurs soupçons, leurs idées, leur plan restaient impénétrables.Mais, pour qui eût suivi les effets du flair moral de ces deuxlimiers à la piste des faits inconnus et cachés, pour qui eûtcompris les mouvements d’agilité canine qui les portaient à trouverle vrai par le rapide examen des probabilités, il y avait de quoifrémir! Comment et pourquoi ces hommes de génie étaient-ils si basquand ils pouvaient être si haut? Quelle imperfection, quel vice,quelle passion les ravalait ainsi? Est-on homme de police comme onest penseur, écrivain, homme d’Etat, peintre, général, à lacondition de ne savoir faire qu’espionner, comme ceux-là parlent,écrivent, administrent, peignent ou se battent? Les gens du châteaun’avaient dans le cœur qu’un même souhait: le tonnerre netombera-t-il pas sur ces infâmes? Ils avaient tous soif devengeance. Aussi, sans la présence des gendarmes, y aurait-il eurévolte.

– Personne n’a la clef du coffret? demanda le cynique Peyrade eninterrogeant l’assemblée autant par le mouvement de son gros nezrouge que par sa parole.

Le Provençal remarqua, non sans un mouvement de crainte, qu’iln’y avait plus de gendarmes. Corentin et lui se trouvaient seuls.Corentin tira de sa poche un petit poignard et se mit en devoir del’enfoncer dans la fente de la boîte. En ce moment, on entenditd’abord sur le chemin, puis sur le petit pavé de la pelouse, lebruit horrible d’un galop désespéré; mais ce qui causa bien plusd’effroi fut la chute et le soupir du cheval qui s’abattit desquatre jambes à la fois au pied de la tourelle du milieu. Unecommotion pareille à celle que produit la foudre ébranla tous lesspectateurs, quand on vit Laurence que le frôlement de son amazoneavait annoncée; ses gens s’étaient vivement mis en haie pour lalaisser passer. Malgré la rapidité de sa course, elle avaitressenti la douleur que devait lui causer la découverte de laconspiration: toutes ses espérances écroulées! Elle avait galopédans des ruines en pensant à la nécessité d’une soumission augouvernement consulaire. Aussi, sans le danger que couraient lesquatre gentilshommes et qui fut le topique à l’aide duquel elledompta sa fatigue et son désespoir, fût-elle tombée endormie. Elleavait presque tué sa jument pour venir se mettre entre la mort etses cousins. En apercevant cette héroïque fille, pâle et les traitstirés, son voile d’un côté, sa cravache à la main, sur le seuild’où son regard brûlant embrassa toute la scène et la pénétra,chacun comprit, au mouvement imperceptible qui remua la face aigreet trouble de Corentin, que les deux véritables adversaires étaienten présence. Un terrible duel allait commencer.

Chapitre 10Laurence et Corentin

En voyant cette cassette aux mains de Corentin, la jeunecomtesse leva sa cravache et sauta sur lui si vivement, elle luiappliqua sur les mains un si violent coup, que la cassette tombapar terre; elle la saisit, la jeta dans le milieu de la braise etse plaça devant la cheminée dans une attitude menaçante, avant queles deux agents fussent revenus de leur surprise. Le méprisflamboyait dans les yeux de Laurence, son front pâle et ses lèvresdédaigneuses insultaient à ces hommes encore plus que le gesteautocratique avec lequel elle avait traité Corentin en bêtevenimeuse. Le bonhomme d’Hauteserre se sentit chevalier, il eut laface rougie de tout son sang, et regretta de ne pas avoir une épée.Les serviteurs tressaillirent d’abord de joie. Cette vengeance tantappelée venait de foudroyer l’un de ces hommes. Mais leur bonheurfut refoulé dans le fond des âmes par une affreuse crainte: ilsentendaient toujours les gendarmes allant et venant dans lesgreniers. L’espion, substantif énergique sous lequel se confondenttoutes les nuances qui distinguent les gens de police, car lepublic n’a jamais voulu spécifier dans la langue les diverscaractères de ceux qui se mêlent de cette apothicairerie nécessaireaux gouvernements, l’espion. Donc a ceci de magnifique et decurieux, qu’il ne se fâche jamais; il a l’humilité chrétienne desprêtres, il a les yeux faits au mépris et l’oppose de son côtécomme une barrière au peuple de niais qui ne le comprennent pas ,il a le front d’airain pour les injures, il marche à son but commeun animal dont la carapace solide ne peut être entamée que par lecanon; mais aussi, comme l’animal, il est d’autant plus furieuxquand il est atteint, qu’il a cru sa cuirasse impénétrable. Le coupde cravache sur les doigts fut pour Corentin, douleur à part, lecoup de canon qui troue la carapace; de la part de cette sublime etnoble fille, ce mouvement plein de dégoût l’humilia, non passeulement aux regards de ce petit monde, mais encore à ses propresyeux. Peyrade, le Provençal, s’élança sur le foyer, il reçut uncoup de pied de Laurence; mais il lui prit le pied, le lui leva etla força, par pudeur, de se renverser sur la bergère où elledormait naguère. Ce fut le burlesque au milieu de la terreur,contraste fréquent dans les choses humaines. Peyrade se roussit lamain pour s’emparer de la cassette en feu; mais il l’eut, il laposa par terre et s’assit dessus. Ces petits événements sepassèrent avec rapidité, sans une parole. Corentin, remis de ladouleur causée par le coup de cravache, maintint Mlle de Cinq-Cygneen lui prenant les mains.

– Ne m’obligez pas, belle citoyenne, à employer la force contrevous, dit-il avec sa flétrissante courtoisie.

L’action de Peyrade eut pour résultat d’éteindre le feu par unecompression qui supprima l’air.

– Gendarmes, à nous! cria-t-il en gardant sa positionbizarre.

– Promettez-vous d’être sage? dit insolemment Corentin àLaurence en ramassant son poignard et sans commettre la faute del’en menacer.

– Les secrets de cette cassette ne concernent pas legouvernement, répondit-elle avec un mélange de mélancolie dans sonair et dans son accent. Quand vous aurez lu les lettres qui y sont,vous aurez, malgré votre infamie, honte de les avoir lues; maisavez-vous encore honte de quelque chose? demanda-t-elle après unepause.

Le curé jeta sur Laurence un regard comme pour lui dire: « Au nomde Dieu! Calmez-vous. »

Peyrade se leva. Le fond de la cassette, en contact avec lescharbons et presque entièrement brûlé, laissa sur le tapis uneempreinte roussie. Le dessus de la cassette était déjà charbonné,les côtés cédèrent. Ce grotesque Scaevola, qui venait d’offrir audieu de la Police, à la Peur, le fond de sa culotte abricot, ouvritles deux côtés de la boîte comme s’il s’agissait d’un livre, et fitglisser sur le tapis de la table à jouer trois lettres et deuxmèches de cheveux. Il allait sourire en regardant Corentin, quandil s’aperçut que les cheveux étaient de deux blancs différents.Corentin quitta Mlle de Cinq-Cygne pour venir lire la lettre d’oùles cheveux étaient tombés.

Laurence aussi se leva, se mit auprès des deux espions etdit:

– Oh! lisez à haute voix, ce sera votre punition.

Comme ils lisaient des yeux seulement, elle lut elle-même lalettre suivante.

Chère Laurence,

Nous avons connu votre belle conduite dans la triste journée denotre arrestation, mon mari et moi. Nous savons que vous aimez nosjumeaux chéris autant et tout aussi également que nous les aimonsnous-mêmes; aussi est-ce vous que nous chargeons d’un dépôt à lafois précieux et triste pour eux. M. l’exécuteur vient de nouscouper les cheveux, car nous allons mourir dans quelques instants,et il nous a promis de vous faire tenir les deux seuls souvenirs denous qu’il nous soit possible de donner à nos orphelins bien-aimés.Gardez-leur donc ces restes de nous, vous les leur donnerez en destemps meilleurs. Nous avons mis là un dernier baiser pour eux avecnotre bénédiction. Notre dernière pensée sera d’abord pour nosfils, puis pour vous, enfin pour Dieu! Aimez-les bien.

BERTHE DE CINQ-CYGNE,

JEAN DE SIMEUSE.

Chacun eut les larmes aux yeux à la lecture de cette lettre.

Laurence dit aux agents, d’une voix ferme, en leur jetant unregard pétrifiant:

– Vous avez moins de pitié que M. l’exécuteur.

Corentin mit tranquillement les cheveux dans la lettre, et lalettre de côté sur la table en y plaçant un panier plein de fichespour qu’elle ne s’envolât point. Ce sang-froid au milieu del’émotion générale était affreux. Peyrade dépliait les deux autreslettres.

– Oh! quant à celles-ci, reprit Laurence, elles sont à peu prèspareilles. Vous avez entendu le testament, en voicil’accomplissement. Désormais mon cœur n’aura plus de secrets pourpersonne, voilà tout.

1794, Andemach, avant le combat.

Ma chère Laurence, je vous aime pour la vie et je veux que vousle sachiez bien; mais, dans le cas où je viendrais à mourir,apprenez que mon frère Paul-Marie vous aime autant que je vousaime. Ma seule consolation en mourant sera d’être certain que vouspourrez un jour faire de mon cher frère votre mari, sans me voirdépérir de jalousie comme cela certes arriverait si, vivants tousdeux, vous me le préfériez. Après tout, cette préférence mesemblerait bien naturelle, car peut-être vaut-il mieux que moi,etc.

MARIE-PAUL.

– Voilà l’autre, reprit-elle avec une charmante rougeur aufront.

Andernach, avant le combat.

Ma bonne Laurence, j’ai quelque tristesse dans l’âme; maisMarie-Paul a trop de gaieté dans le caractère pour ne pas vousplaire beaucoup plus que je ne vous plais. Il vous faudra quelquejour choisir entre nous, eh bien, quoique je vous aime avec unepassion…

– Vous correspondiez avec des émigrés, dit Peyrade eninterrompant Laurence et mettant par précaution les lettres entrelui et la lumière pour vérifier si elles ne contenaient pas dansl’entre-deux des lignes une écriture en encre sympathique.

– Oui, dit Laurence qui replia les précieuses lettres dont lepapier avait jauni. Mais en vertu de quel droit violez-vous ainsimon domicile, ma liberté personnelle et toutes les vertusdomestiques?

– Ah! au fait, dit Peyrade. De quel droit? Il faut vous le dire,belle aristocrate, reprit-il en tirant de sa poche un ordre émanédu ministre de la Justice et contresigné du ministre del’intérieur. Tenez, citoyenne, les ministres ont pris cela sousleur bonnet…

– Nous pourrions vous demander, lui dit Corentin à l’oreille, dequel droit vous logez chez vous les assassins du premier consul.Vous m’avez appliqué sur les doigts un coup de cravache quim’autoriserait à donner quelque jour un coup de main pour expédierMM. vos cousins, moi qui venais pour les sauver.

Au seul mouvement des lèvres et au regard que Laurence jeta surCorentin, le curé comprit ce que disait ce grand artiste inconnu,et fit à la comtesse un signe de défiance qui ne fut vu que parGoulard. Peyrade frappait sur le dessus de la boîte de petits coupspour savoir si elle ne serait pas composée de deux planchescreuses.

– Oh! mon Dieu, dit-elle à Peyrade en lui arrachant le dessus,ne la brisez pas, tenez.

Elle prit une épingle, poussa la tête d’une figure, les deuxplanches chassées par un ressort se disjoignirent, et celle quiétait creuse offrit les deux miniatures de MM. de Simeuse enuniforme de l’armée de Condé, deux portraits sur ivoire faits enAllemagne. Corentin, qui se trouvait face à face avec un adversairedigne de toute sa colère, attira par un geste Peyrade dans un coinet conféra secrètement avec lui.

– Vous jetiez cela au feu, dit l’abbé Goujet à Laurence en luimontrant par un regard la lettre de la marquise et les cheveux.

Pour toute réponse, la jeune fille haussa significativement lesépaules. Le curé comprit qu’elle sacrifiait tout pour amuser lesespions et gagner du temps, et il leva les yeux au ciel par ungeste d’admiration.

– Où donc a-t-on arrêté Gothard que j’entends pleurer? luidit-elle assez haut pour être entendue.

– Je ne sais pas, répondit le curé.

– Etait-il allé à la ferme?

– La ferme! dit Peyrade à Corentin. Envoyons-y du monde.

– Non, reprit Corentin, cette fille n’aurait pas confié le salutde ses cousins à un fermier. Elle nous amuse. Faites ce que je vousdis, afin qu’après avoir commis la faute de venir ici, nous enremportions au moins quelques éclaircissements.

Corentin vint se mettre devant la cheminée, releva les longuesbasques pointues de son habit pour se chauffer, et prit l’air, leton, les manières d’un homme qui se trouve en visite.

– Mesdames, vous pouvez vous coucher, et vos gens également.Monsieur le maire, vos services nous sont maintenant inutiles. Lasévérité de nos ordres ne nous permet pas d’agir autrement que nousvenons de le faire; mais quand toutes les murailles, qui mesemblent bien épaisses, seront examinées, nous partirons.

Le maire salua la compagnie et sortit. Ni le curé ni Mlle Goujetne bougèrent. Les gens étaient trop inquiets pour ne pas suivre lesort de leur jeune maîtresse. Mme d’Hauteserre qui, depuisl’arrivée de Laurence, l’étudiait avec la curiosité d’une mère audésespoir, se leva, la prit par le bras, l’emmena dans un coin etlui dit à voix basse:

– Les avez-vous vus?

– Comment aurais-je laissé vos enfants venir sous notre toitsans que vous le sachiez? répondit Laurence.

– Durieu, dit-elle, voyez s’il est possible de sauver ma pauvreStella qui respire encore.

– Elle a fait beaucoup de chemin, dit Corentin.

– Quinze lieues en trois heures, répondit-elle au curé qui lacontemplait avec stupéfaction. Je suis sortie à neuf heures etdemie, et suis revenue à une heure bien passée.

Elle regarda la pendule qui marquait deux heures et demie.

– Ainsi, reprit Corentin, vous ne niez pas d’avoir fait unecourse de quinze lieues?

– Non, dit-elle. J’avoue que mes cousins et MM. de Simeuse, dansleur parfaite innocence, comptaient demander à ne pas être exceptésde l’amnistie, et revenaient à Cinq-Cygne. Aussi, quand j’ai pucroire que le sieur Malin voulait les envelopper dans quelquetrahison, suis-je allée les prévenir de retourner en Allemagne oùils seront avant que le télégraphe de Troyes ne les ait signalés àla frontière. Si j’ai commis un crime, on m’en punira.

Cette réponse, profondément méditée par Laurence, et si probabledans toutes ses parties, ébranla les convictions de Corentin, quela jeune comtesse observait du coin de l’oeil. Dans cet instant sidécisif, et quand toutes les âmes étaient en quelque sortesuspendues à ces deux visages, que tous les regards allaient deCorentin à Laurence et de Laurence à Corentin, le bruit d’un chevalau galop venant de la forêt retentit sur le chemin, et de la grillesur le pavé de la pelouse. Une affreuse anxiété se peignit sur tousles visages.

Peyrade entra l’oeil brillant de joie, il vint avec empressementà son collègue et lui dit assez haut pour que la comtessel’entendît:

– Nous tenons Michu.

Laurence, à qui l’angoisse, la fatigue et la tension de toutesses facultés intellectuelles donnaient une couleur rose aux joues,reprit sa pâleur et tomba presque évanouie, foudroyée, sur unfauteuil. La Durieu, Mlle Goujet et Mme d’Hauteserre s’élancèrentauprès d’elle, car elle étouffait; elle indiqua par un geste decouper les brandebourgs de son amazone.

– Elle a donné dedans, ils vont sur Paris, dit Corentin àPeyrade, changeons les ordres.

Ils sortirent en laissant un gendarme à la porte du salon.L’adresse infernale de ces deux hommes venait de remporter unhorrible avantage dans ce duel en prenant Laurence au piège d’unede leurs ruses habituelles.

A six heures du matin, au petit jour, les deux agents revinrent.Après avoir exploré le chemin creux, ils s’étaient assurés que leschevaux y avaient passé pour aller dans la forêt. Ils attendaientles rapports du capitaine de gendarmerie chargé d’éclairer le pays.Tout en laissant le château cerné sous la surveillance d’unbrigadier, ils allèrent pour déjeuner chez un cabaretier deCinq-Cygne, mais toutefois après avoir donné l’ordre de mettre enliberté Gothard qui n’avait cessé de répondre à toutes lesquestions par des torrents de pleurs, et Catherine qui restait danssa silencieuse immobilité. Catherine et Gothard vinrent au salon,et baisèrent les mains de Laurence qui gisait étendue dans labergère. Durieu vint annoncer que Stella ne mourrait pas; mais elleexigeait bien des soins.

Le maire, inquiet et curieux, rencontra Peyrade et Corentin dansle village. Il ne voulut pas souffrir que des employés supérieursdéjeunassent dans un méchant cabaret, il les emmena chez lui.L’abbaye était à un quart de lieue. Tout en cheminant, Peyraderemarqua que le brigadier d’Arcis n’avait fait parvenir aucunenouvelle de Michu, ni de Violette.

– Nous avons affaire à des gens de qualité, dit Corentin, ilssont plus forts que nous. Le prêtre y est sans doute pour quelquechose.

Au moment où Mme Goulard faisait entrer les deux employés dansune vaste salle à manger, sans feu, le lieutenant de gendarmeriearriva, l’air assez effaré.

– Nous avons rencontré le cheval du brigadier d’Arcis dans laforêt, sans son maître, dit-il à Peyrade.

– Lieutenant, s’écria Corentin, courez au pavillon de Michu,sachez ce qui s’y passe! On aura tué le brigadier.

Cette nouvelle nuisit au déjeuner du maire. Les Parisiensavalèrent tout avec une rapidité de chasseurs mangeant à une halte,et revinrent au château dans leur cabriolet d’osier attelé ducheval de poste, pour pouvoir se porter rapidement sur tous lespoints où leur présence serait nécessaire. Quand ces deux hommesreparurent dans ce salon, où ils avaient jeté le trouble, l’effroi,la douleur et les plus cruelles anxiétés, ils y trouvèrent Laurenceen robe de chambre, le gentilhomme et sa femme, l’abbé Goujet et sasœur groupés autour du feu, tranquilles en apparence.

– Si l’on tenait Michu, s’était dit Laurence, on l’aurait amené.J’ai le chagrin de n’avoir pas été maîtresse de moi-même, d’avoirjeté quelque clarté dans les soupçons de ces infâmes; mais toutpeut se réparer.

– Serons-nous longtemps vos prisonniers? demanda-t-elle aux deuxagents d’un air railleur et dégagé.

– Comment peut-elle savoir quelque chose de notre inquiétude surMichu? Personne du dehors n’est entré dans le château, elle nousgouaille, se dirent les deux espions par un regard.

– Nous ne vous importunerons pas longtemps encore, réponditCorentin; dans trois heures d’ici nous vous offrirons nos regretsd’avoir troublé votre solitude.

Personne ne répondit. Ce silence du mépris redoubla la rageintérieure de Corentin, sur le compte de qui Laurence et le curé,les deux intelligences de ce petit monde, s’étaient édifiés.Gothard et Catherine mirent le couvert auprès du feu pour ledéjeuner, auquel prirent part le curé et sa sœur. Les maîtres niles domestiques ne firent aucune attention aux deux espions qui sepromenaient dans le jardin, dans la cour, sur le chemin, et quirevenaient de temps en temps au salon.

A deux heures et demie, le lieutenant revint.

– J’ai trouvé le brigadier, dit-il à Corentin, étendu dans lechemin qui mène du pavillon dit de Cinq-Cygne à la ferme deBellache, sans aucune blessure autre qu’une horrible contusion à latête, et vraisemblablement produite par sa chute. Il a été, dit-il,enlevé de dessus son cheval si rapidement, et jeté si violemment enarrière, qu’il ne peut expliquer de quelle manière cela s’est fait;ses pieds ont quitté les étriers, sans cela il était mort, soncheval effrayé l’aurait traîné à travers champs nous l’avons confiéà Michu et à Violette…

– Comment! Michu se trouve à son pavillon? dit Corentin quiregarda Laurence.

La comtesse souriait d’un oeil fin, en femme qui prenait sarevanche.

– Je viens de le voir en train d’achever avec Violette un marchéqu’ils ont commencé hier au soir, reprit le lieutenant. Violette etMichu m’ont paru gris; mais il n’y a pas de quoi s’en étonner, ilsont bu pendant toute la nuit, et ne sont pas encore d’accord.

– Violette vous l’a dit? s’écria Corentin.

– Oui, dit le lieutenant.

– Ah! il faudrait tout faire soi-même, s’écria Peyrade enregardant Corentin qui se défiait tout autant que Peyrade del’intelligence du lieutenant.

Le jeune homme répondit au vieillard par un signe de tête.

– A quelle heure êtes-vous arrivé au pavillon de Michu? ditCorentin en remarquant que Mlle de Cinq-Cygne avait regardél’horloge sur la cheminée.

– A deux heures environ, dit le lieutenant.

Laurence couvrit d’un même regard M. et Mme d’Hauteserre, l’abbéGoujet et sa sœur qui se crurent sous un manteau d’azur; la joie dutriomphe pétillait dans ses yeux, elle rougit, et des larmesroulèrent entre ses paupières. Forte contre les plus grandsmalheurs, cette jeune fille ne pouvait pleurer que de plaisir. Ence moment elle fut sublime, surtout pour le curé qui, presquechagrin de la virilité du caractère de Laurence, y aperçut alorsl’excessive tendresse de la femme; mais cette sensibilité gisait,chez elle, comme un trésor caché à une profondeur infinie sous unbloc de granit. En ce moment un gendarme vint demander s’il fallaitlaisser entrer le fils de Michu qui venait de chez son père pourparler aux messieurs de Paris. Corentin répondit par un signeaffirmatif. François Michu, ce rusé petit chien qui chassait derace, était dans la cour où Gothard, mis en liberté, put causeravec lui pendant un instant sous les yeux du gendarme. Le petitMichu s’acquitta d’une commission en glissant quelque chose dans lamain de Gothard sans que le gendarme s’en aperçût. Gothard se couladerrière François et arriva jusqu’à Mlle de Cinq-Cygne pour luiremettre innocemment son alliance entière qu’elle baisa bienardemment, car elle comprit que Michu lui disait, en la luienvoyant ainsi, que les quatre gentilshommes étaient en sûreté.

– M’n p’a (mon papa) fait demander où faut mettre el brigadiaisqui ne va point ben du tout.

– De quoi se plaint-il? dit Peyrade.

– Eu d’la tâte, il s’a fiché par tare ben drument tout de même.Pour un gindarme, qui savions montar à chevalle, c’est du guignon,mais il aura buté! Il a un trou, oh! gros comme cul’ poing darrièrela tâte. Paraît qu’il a évu la chance ed timber sur un méchantcaillou, pauvre homme! Il a beau ette gindarme, i souffe tout demême, qué çà fû pitié.

Le capitaine de gendarmerie de Troyes entra dans la cour, mitpied à terre, fit signe à Corentin qui, en le reconnaissant, seprécipita vers la croisée et l’ouvrit pour ne pas perdre detemps.

– Qu’y a-t-il?

– Nous avons été ramenés comme des Hollandais. On a trouvé cinqchevaux morts de fatigue, le poil hérissé de sueur, au beau milieude la grande avenue de la forêt, je les fais garder pour savoird’où ils viennent et qui les a fournis. La forêt est cernée, ceuxqui s’y trouvent n’en pourront pas sortir.

– A quelle heure croyez-vous que ces cavaliers-là soient entrésdans la forêt?

– A midi et demi.

– Que pas un lièvre ne sorte de cette forêt sans qu’on le voie,lui dit Corentin à l’oreille. Je vous laisse ici Peyrade, et vaisvoir le pauvre brigadier. – Reste chez le maire, je t’enverrai unhomme adroit pour te relever, dit-il à l’oreille du Provençal. Ilfaudra nous servir des gens du pays, examines-y toutes les figures.Il se tourna vers la compagnie et dit – Au revoir! d’un toneffrayant.

Personne ne salua les agents qui sortirent.

– Que dira Fouché d’une visite domiciliaire sans résultat?s’écria Peyrade quand il aida Corentin à monter dans le cabrioletd’osier.

– Oh! tout n’est pas fini, répondit Corentin à l’oreille dePeyrade, les gentilshommes doivent être dans la forêt. Il montraLaurence, qui les regardait à travers les petits carreaux desgrandes fenêtres du salon:

– J’en ai fait crever une qui la valait bien, et qui m’avait partrop échauffé la bile. Si elle retombe sous ma coupe, je luipaierai son coup de cravache.

– L’autre était une fille, dit Peyrade, et celle-là se trouvedans une position…

– Est-ce que je distingue? Tout est poisson dans la mer! ditCorentin en faisant signe au gendarme qui le menait de fouetter lecheval de poste.

Dix minutes après, le château de Cinq-Cygne était entièrement etcomplètement évacué.

– Comment s’est-on défait du brigadier? dit Laurence à FrançoisMichu qu’elle avait fait asseoir et à qui elle donnait àmanger.

– Mon père et ma mère m’ont dit qu’il s’agissait de vie et demort, que personne ne devait entrer chez nous. Donc, j’ai entendu,au mouvement des chevaux dans la forêt, que j’avais affaire à deschiens de gendarmes, et j’ai voulu les empêcher d’entrer cheznous.

J’ai pris de grosses cordes que nous avons dans notre grenier,je les ai attachées à l’un des arbres qui se trouvent au débouchéde chaque chemin. Pour lors, j’ai tiré la corde à la hauteur de lapoitrine d’un cavalier, et je l’ai serrée autour de l’arbre d’enface, dans le chemin où j’ai entendu le galop d’un cheval. Lechemin se trouvait barré. L’affaire n’a pas manqué. Il n’y avaitplus de lune, mon brigadier s’est fiché par terre, mais il ne s’estpas tué. Que voulez-vous? Ça a la vie dure, les gendarmes! Enfin,on fait ce qu’on peut.

– Tu nous as sauvés! dit Laurence en embrassant François Michuqu’elle reconduisit jusqu’à la grille. Là, ne voyant personne, ellelui dit dans l’oreille: – Ont-ils des vivres?

– Je viens de leur porter un pain de douze livres et quatrebouteilles de vin. On se tiendra coi pendant six jours.

En revenant au salon, la jeune fille se vit l’objet des muettesinterrogations de M. et Mme d’Hauteserre, de Mlle et de l’abbéGoujet, qui la regardaient avec autant d’admiration qued’anxiété.

– Mais vous les avez donc revus? s’écria Mme d’Hauteserre.

La comtesse se mit un doigt sur les lèvres en souriant, et montachez elle pour se coucher; car, une fois le triomphe obtenu, sesfatigues l’écrasèrent.

Chapitre 11Revanche de la Police

Le chemin le plus court pour aller de Cinq-Cygne au pavillon deMichu était celui qui menait de ce village à la ferme de Bellache,et qui aboutissait au rond-point où les espions avaient apparu laveille à Michu. Aussi le gendarme qui conduisait Corentin suivit-ilcette route que le brigadier d’Arcis avait prise. Tout en allant,l’agent cherchait les moyens par lesquels un brigadier avait puêtre désarçonné. Il se gourmandait de n’avoir envoyé qu’un seulhomme sur un point si important, et il tirait de cette faute unaxiome pour un Code de police qu’il faisait à son usage. « Si l’ons’est débarrassé du gendarme, pensait-il, on se sera défait ausside Violette. Les cinq chevaux morts ont évidemment ramené desenvirons de Paris dans la forêt les quatre conspirateurs etMichu. »

– Michu a-t-il un cheval? dit-il au gendarme qui était de labrigade d’Arcis.

– Ah! et un fameux bidet, répondit le gendarme, un cheval dechasse qui vient des écuries du ci-devant marquis de Simeuse.Quoiqu’il ait bien quinze ans, il n’en est que meilleur, Michu luifait faire vingt lieues, l’animal a le poil sec comme mon chapeau.Oh! Il en a bien soin, il en a refusé de l’argent.

– Comment est son cheval?

– Une robe brune tirant sur le noir, des taches blanchesau-dessus des sabots, maigre, tout nerfs, comme un chevalarabe.

– Tu as vu des chevaux arabes?

– Je suis revenu d’Egypte il y a un an, et j’ai monté deschevaux de mamelouk. On a onze ans de service dans la cavalerie, jesuis allé sur le Rhin avec le général Steingel, de là en Italie, etj’ai suivi le premier consul en Egypte. Aussi vais-je passerbrigadier.

– Quand je serai au pavillon de Michu, va donc à l’écurie, et situ vis depuis onze ans avec les chevaux, tu dois savoir reconnaîtrequand un cheval a couru.

– Tenez, c’est là que notre brigadier a été jeté par terre, ditle gendarme en montrant l’endroit où le chemin débouchait aurond-point.

– Tu diras au capitaine de venir me prendre à ce pavillon, nousnous en irons ensemble à Troyes.

Corentin mit pied à terre et resta pendant quelques instants àobserver le terrain. Il examina les deux ormes qui se trouvaient enface, l’un adossé au mur du parc, l’autre sur le talus durond-point que coupait le chemin vicinal; puis il vit, ce quepersonne n’avait su voir, un bouton d’uniforme dans la poussière duchemin, et il le ramassa. En entrant dans le pavillon, il aperçutViolette et Michu attablés dans la cuisine et disputant toujours.Violette se leva, salua Corentin, et lui offrit à boire.

– Merci, je voudrais voir le brigadier, dit le jeune homme quid’un regard devina que Violette était gris depuis plus de douzeheures.

– Ma femme le garde en haut, dit Michu.

– Eh bien, brigadier, comment allez-vous? dit Corentin quis’élança dans l’escalier et qui trouva le gendarme, la têteenveloppée d’une compresse, et couché sur le lit de Mme Michu.

Le chapeau, le sabre et le fourniment étaient sur une chaise.Marthe, fidèle aux sentiments de la femme et ne sachant pasd’ailleurs la prouesse de son fils, gardait le brigadier encompagnie de sa mère.

– On attend M. Varlet, le médecin d’Arcis, dit Mme Michu,Gaucher est allé le chercher.

– Laissez-nous pendant un moment, dit Corentin assez surpris dece spectacle où éclatait l’innocence des deux femmes. – Commentavez-vous été atteint? demanda-t-il en regardant l’uniforme.

– A la poitrine, répondit le brigadier.

– Voyons votre buffleterie, demanda Corentin.

Sur la bande jaune bordée de lisérés blancs, qu’une loi récenteavait donnée à la gendarmerie dite nationale, en stipulant lesmoindres détails de son uniforme, se trouvait une plaque assezsemblable à la plaque actuelle des gardes champêtres, et où la loiavait enjoint de graver ces singuliers mots: Respect aux personneset aux propriétés! La corde avait porté nécessairement sur labuffleterie et l’avait vigoureusement mâchurée. Corentin pritl’habit et regarda l’endroit où manquait le bouton trouvé sur lechemin.

– A quelle heure vous a-t-on ramassé? demanda Corentin.

– Mais au petit jour.

– Vous a-t-on monté sur-le-champ ici? dit Corentin en remarquantl’état du lit qui n’était pas défait.

– Oui.

– Qui vous y a monté?

– Les femmes et le petit Michu qui m’a trouvé sansconnaissance.

– Bon! Ils ne se sont pas couchés, se dit Corentin. Le brigadiern’a été atteint ni par un coup de feu, ni par un coup de bâton, carson adversaire, pour le frapper, aurait dû se mettre à sa hauteur,et se fût trouvé à cheval; il n’a donc pu être désarmé que par unobstacle opposé à son passage. Une pièce de bois? Pas possible. Unechaîne de fer? Elle aurait laissé des marques. – Qu’avez-voussenti? dit-il tout haut au brigadier en venant l’examiner.

– J’ai été renversé si brusquement…

– Vous avez la peau écorchée sous le menton.

– Il me semble, répondit le brigadier, que j’ai eu la figurelabourée par une corde…

– J’y suis, dit Corentin. On a tendu d’un arbre à l’autre unecorde pour vous barrer le passage…

– Ça se pourrait bien, dit le brigadier.

Corentin descendit et entra dans la salle.

– Eh bien, vieux coquin, finissons-en, disait Michu en parlant àViolette et regardant l’espion. Cent vingt mille francs du tout, etvous êtes le maître de mes terres. Je me ferai rentier.

– Je n’en ai, comme il n’y a qu’un Dieu, que soixante mille.

– Mais puisque je vous offre du terme pour le reste Nous voilàpourtant depuis hier sans pouvoir finir ce marché-là… Des terres depremière qualité.

– Les terres sont bonnes, répondit Violette.

– Du vin! ma femme, s’écria Michu.

Marthe. Voilà la quatorzième bouteille depuis hier neufheures…

– Vous êtes là depuis neuf heures ce matin? dit Corentin àViolette.

– Non, faites excuse. Depuis hier au soir, je n’ai pas quitté laplace, et je n’ai rien gagné: plus il me fait boire, plus il mesurfait ses biens.

– Dans les marchés, qui hausse le coude fait hausser le prix,dit Corentin.

Une douzaine de bouteilles vides, rangées au bout de la table,attestaient le dire de la vieille. En ce moment, le gendarme fitsigne du dehors à Corentin et lui dit à l’oreille, sur le pas de laporte:

– Il n’y a point de cheval à l’écurie.

– Vous avez envoyé votre petit sur votre cheval à la ville, ditCorentin en rentrant, il ne peut tarder à revenir.

– Non, monsieur, dit Marthe, il est à pied.

– Eh bien, qu’avez-vous fait de votre cheval?

– Je l’ai prêté, répondit Michu d’un ton sec.

– Venez ici, bon apôtre, fit Corentin en parlant au régisseur,j’ai deux mots à vous glisser dans le tuyau de l’oreille.

Corentin et Michu sortirent.

– La carabine que vous chargiez hier à quatre heures devait vousservir à tuer le conseiller d’Etat: Grévin, le notaire, vous a vu;mais on ne peut pas vous pincer là-dessus: – il y a eu beaucoupd’intention, et peu de témoins. Vous avez, je ne sais comment,endormi Violette, et vous, votre femme, votre petit gars, vous avezpassé la nuit dehors pour avertir Mlle de Cinq-Cygne de notrearrivée et faire sauver ses cousins que vous avez amenés ici, je nesais pas encore où. Votre fils ou votre femme ont jeté le brigadierpar terre assez spirituellement. Enfin vous nous avez battus. Vousêtes un fameux luron. Mais tout n’est pas dit, nous n’aurons pas ledernier. Voulez-vous transiger? vos maîtres y gagneront.

– Venez par ici, nous causerons sans pouvoir être entendus, ditMichu en emmenant l’espion dans le parc jusqu’à l’étang.

Quand Corentin vit la pièce d’eau, il regarda fixement Michu,qui comptait sans doute sur sa force pour jeter cet homme dans septpieds de vase sous trois pieds d’eau. Michu répondit par un regardnon moins fixe. Ce fut absolument comme si un boa flasque et froideût défié un de ces roux et fauves jaguars du Brésil.

– Je n’ai pas soif, répondit le muscadin qui resta sur le bordde la prairie et mit la main dans sa poche de côté pour y prendreson petit poignard.

– Nous ne pouvons pas nous comprendre, dit Michu froidement.

– Tenez-vous sage, mon cher, la Justice aura l’oeil survous.

– Si elle n’y voit pas plus clair que vous il y a du danger pourtout le monde, dit le régisseur.

– Vous refusez? dit Corentin d’un ton expressif.

– J’aimerais mieux avoir cent fois le cou coupé, si l’on pouvaitcouper cent fois le cou à un homme, que de me trouverd’intelligence avec un drôle tel que toi.

Corentin remonta vivement en voiture après avoir toisé Michu, lepavillon et Couraut qui aboyait après lui. Il donna quelques ordresen passant à Troyes, et revint à Paris. Toutes les brigades degendarmerie eurent une consigne et des instructions secrètes.

Pendant les mois de décembre, janvier et février, les recherchesfurent actives et incessantes dans les moindres villages. On écoutadans tous les cabarets. Corentin apprit trois choses importantes:un cheval semblable à celui de Michu fut trouvé mort dans lesenvirons de Lagny. Les cinq chevaux enterrés dans la forêt deNodesme avaient été vendus cinq cents francs chacun, par desfermiers et des meuniers, à un homme qui, d’après le signalement,devait être Michu. Quand la loi sur les receleurs et les complicesde Georges fut rendue, Corentin restreignit sa surveillance à laforêt de Nodesme. Puis quand Moreau, les royalistes et Pichegrufurent arrêtés, on ne vit plus de figures étrangères dans le pays.Michu perdit alors sa place, le notaire d’Arcis lui apporta lalettre par laquelle le conseiller d’Etat, devenu sénateur, priaitGrévin de recevoir les comptes du régisseur, et de le congédier. Entrois jours, Michu se fit donner un quitus en bonne forme, etdevint libre. Au grand étonnement du pays, il alla vivre àCinq-Cygne où Laurence le prit pour fermier de toutes les réservesdu château. Le jour de son installation coïncida fatalement avecl’exécution du duc d’Enghien. On apprit dans presque toute laFrance à la fois l’arrestation, le jugement, la condamnation et lamort du prince, terribles représailles qui précédèrent le procès dePolignac, Rivière et Moreau.

En attendant que la ferme destinée à Michu fût construite, lefaux Judas se logea dans les communs, au-dessus des écuries, ducôté de la fameuse brèche. Michu se procura deux chevaux, un pourlui et un pour son fils, car tous deux se joignirent à Gothard pouraccompagner Mlle de Cinq-Cygne dans toutes ses promenades quiavaient pour but, comme on le pense, de nourrir les quatregentilshommes et de veiller à ce qu’ils ne manquassent de rien.François et Gothard, aidés par Couraut et par les chiens de lacomtesse, éclairaient les alentours de la cachette, et s’assuraientqu’il n’y avait personne aux environs. Laurence et Michuapportaient les vivres que Marthe, sa mère et Catherine apprêtaientà l’insu des gens afin de concentrer le secret, car aucun d’eux nemettait en doute qu’il y eût des espions dans le village. Aussi,par prudence, cette expédition n’eut-elle jamais lieu que deux foispar semaine et toujours à des heures différentes, tantôt le jour ettantôt la nuit. Ces précautions durèrent autant que le procèsRivière, Polignac et Moreau. Quand le sénatus-consulte qui appelaità l’Empire la famille Bonaparte et nommait Napoléon empereur futsoumis à l’acceptation du peuple français, M. d’Hauteserre signasur le registre que vint lui présenter Goulard. Enfin on apprit quele pape viendrait sacrer Napoléon. Mlle de Cinq-Cygne ne s’opposaplus dès lors à ce qu’une demande fût adressée par les deux jeunesd’Hauteserre et par ses cousins pour être rayés de la liste desémigrés et reprendre leurs droits de citoyen. Le bonhomme courutaussitôt à Paris et y alla voir le ci-devant marquis de Chargebœufqui connaissait M. de Talleyrand. Ce ministre, alors en faveur, fitparvenir la pétition à Joséphine, et Joséphine la remit à son mariqu’on nommait Empereur, Majesté, Sire, avant de connaître lerésultat du scrutin populaire. M. de Chargebœuf, M. d’Hauteserre etl’abbé Goujet, qui vint aussi à Paris, obtinrent une audience deTalleyrand, et ce ministre leur promit son appui. Déjà Napoléonavait fait grâce aux principaux acteurs de la grande conspirationroyaliste dirigée contre lui; mais, quoique les quatregentilshommes ne fussent que soupçonnés, au sortir d’une séance duConseil d’Etat, l’empereur appela dans son cabinet le sénateurMalin, Fouché, Talleyrand, Cambacérès, Lebrun, et Dubois, le préfetde police.

– Messieurs, dit le futur empereur qui conservait encore soncostume de premier consul, nous avons reçu des sieurs de Simeuse etd’Hauteserre, officiers de l’armée du prince de Condé, une demanded’être autorisés à rentrer en France.

– Ils y sont, dit Fouché.

– Comme mille autres que je rencontre dans Paris, réponditTalleyrand.

– Je crois, répondit Malin, que vous n’avez point rencontréceux-ci, car ils sont cachés dans la forêt de Nodesme, et s’ycroient chez eux.

Il se garda bien de dire au premier consul et à Fouché lesparoles auxquelles il avait dû la vie; mais, en s’appuyant desrapports faits par Corentin, il convainquit le Conseil de laparticipation des quatre gentilshommes au complot de MM. de Rivièreet de Polignac, en leur donnant Michu pour complice. Le préfet depolice confirma les assertions du sénateur.

Mais comment ce régisseur aurait-il su que la conspiration étaitdécouverte, au moment où l’Empereur, son conseil et moi, nousétions les seuls qui eussent ce secret? demanda le préfet depolice.

Personne ne fit attention à la remarque de Dubois.

– S’ils sont cachés dans une forêt et que vous ne les ayez pastrouvés depuis sept mois, dit l’Empereur à Fouché, ils ont bienexpié leurs torts.

– Il suffit, dit Malin effrayé de la perspicacité du préfet depolice, que ce soient mes ennemis pour que j’imite la conduite deVotre Majesté; je demande donc leur radiation et me constitue leuravocat auprès d’elle.

– Ils seront moins dangereux pour nous, réintégrés qu’émigrés,car ils auront prêté serment aux constitutions de l’Empire et auxlois, dit Fouché qui regarda fixement Malin.

– En quoi menacent-ils M. le sénateur? dit Napoléon.

Talleyrand s’entretint pendant quelque temps à voix basse avecl’Empereur. La radiation et la réintégration de MM. de Simeuse etd’Hauteserre parut alors accordée.

– Sire, dit Fouché, vous pourrez encore entendre parler de cesgens-là.

Talleyrand, sur les sollicitations du duc de Grandlieu, venaitde donner, au nom de ces messieurs, leur foi de gentilhomme, motqui exerçait des séductions sur Napoléon, qu’ils n’entreprendraientrien contre l’Empereur, et faisaient leur soumission sansarrière-pensée.

– MM. d’Hauteserre et de Simeuse ne veulent plus porter lesarmes contre la France après les derniers événements. Ils ont peude sympathie pour le gouvernement impérial, et sont de ces gens queVotre Majesté devra conquérir; mais ils se contenteront de vivresur le sol français en obéissant aux lois, dit le ministre.

Puis il mit sous les yeux de l’Empereur une lettre qu’il avaitreçue, et où ces sentiments étaient exprimés.

– Ce qui est si franc doit être sincère, dit l’Empereur enregardant Lebrun et Cambacérès. Avez-vous encore des objections?demanda-t-il à Fouché.

– Dans l’intérêt de Votre Majesté, répondit le futur ministre dela Police générale, je demande à être chargé de transmettre à cesmessieurs leur radiation quand elle sera définitivement accordée,dit-il à haute voix.

– Soit, dit Napoléon en trouvant une expression soucieuse dansle visage de Fouché.

Ce petit conseil fut levé sans que cette affaire parût terminée;mais il eut pour résultat de mettre dans la mémoire de Napoléon unenote douteuse sur les quatre gentilshommes. M. d’Hauteserre, quicroyait au succès, avait écrit une lettre où il annonçait cettebonne nouvelle. Les habitants de Cinq-Cygne ne furent donc pasétonnés de voir, quelques jours après, Goulard qui vint dire à Mmed’Hauteserre et à Laurence qu’elles eussent à envoyer les quatregentilshommes à Troyes, où le préfet leur remettrait l’arrêté quiles réintégrait dans tous leurs droits après leur prestation deserment et leur adhésion aux lois de l’Empire. Laurence répondit aumaire qu’elle ferait avertir ses cousins et MM. d’Hauteserre.

– Ils ne sont donc pas ici? dit Goulard.

Mme d’Hauteserre regardait avec anxiété la jeune fille, quisortit en laissant le maire pour aller consulter Michu. Michu nevit aucun inconvénient à délivrer immédiatement les émigrés.Laurence, Michu, son fils et Gothard partirent donc à cheval pourla forêt en emmenant un cheval de plus, car la comtesse devaitaccompagner les quatre gentilshommes à Troyes et revenir avec eux.Tous les gens qui apprirent cette bonne nouvelle s’attroupèrent surla pelouse pour voir partir la joyeuse cavalcade. Les quatre jeunesgens sortirent de leur cachette, montèrent à cheval sans être vuset prirent la route de Troyes, accompagnés de Mlle de Cinq-Cygne.Michu, aidé par son fils et Gothard, referma l’entrée de la cave ettous trois revinrent à pied. En route, Michu se souvint d’avoirlaissé dans le caveau les couverts et le gobelet d’argent quiservaient à ses maîtres, il y retourna seul. En arrivant sur lebord de la mare, il entendit des voix dans la cave et alladirectement vers l’entrée à travers les broussailles.

– Vous venez sans doute chercher votre argenterie? lui ditPeyrade en souriant et lui montrant son gros nez rouge dans lefeuillage.

Sans savoir pourquoi, car enfin les jeunes gens étaient sauvés,Michu sentit à toutes ses articulations une douleur, tant fut vivechez lui cette espèce d’appréhension vague, indéfinissable, quecause un malheur à venir; néanmoins il s’avança et trouva Corentinsur l’escalier, un rat de cave à la main.

– Nous ne sommes pas méchants, dit-il à Michu, nous aurions pupincer vos ci-devant depuis une semaine mais nous les savionsradiés… Vous êtes un rude gaillard! Et vous nous avez donné trop demal pour que nous ne satisfassions pas au moins notrecuriosité.

– Je donnerais bien quelque chose, s’écria Michu, pour savoircomment et par qui nous avons été vendus…

– Si cela vous intrigue beaucoup, mon petit, dit en souriantPeyrade, regardez les fers de vos chevaux, et vous verrez que vousvous êtes trahis vous-mêmes.

– Sans rancune, dit Corentin en faisant signe au capitaine degendarmerie de venir avec les chevaux.

– Ce misérable ouvrier parisien qui ferrait si bien les chevauxà l’anglaise et qui a quitté Cinq-Cygne était un des leurs! s’écriaMichu. Il leur a suffi de faire reconnaître et suivre sur leterrain, quand il a fait humide, par un des leurs déguisé enfagoteur, en braconnier, les pas de nos chevaux ferrés avecquelques crampons. Nous sommes quittes.

Michu se consola bientôt en pensant que la découverte de cettecachette était maintenant sans danger, puisque les gentilshommesredevenaient français, et avaient recouvré leur liberté. Cependant,il avait raison dans tous ses pressentiments. La Police et lesjésuites ont la vertu de ne jamais abandonner ni leurs ennemis nileurs amis.

Chapitre 12Un Double et même Amour

Le bonhomme d’Hauteserre revint de Paris, et fut assez étonné dene pas avoir été le premier à donner la bonne nouvelle. Durieupréparait le plus succulent des dîners. Les gens s’habillaient, etl’on attendait avec impatience les proscrits, qui, vers quatreheures, arrivèrent à la fois joyeux et humiliés, car ils étaientpour deux ans sous la surveillance de la haute police, obligés dese présenter tous les mois à la préfecture, et tenus de demeurerpendant ces deux années dans la commune de Cinq-Cygne. »- Je vousenverrai à signer le registre, leur avait dit le préfet. Puis, dansquelques mois, vous demanderez la suppression de ces conditions,imposées d’ailleurs à tous les complices de Pichegru. J’appuieraivotre demande. » Ces restrictions assez méritées attristèrent un peules jeunes gens. Laurence se mit à rire.

– L’empereur des Français, dit-elle, est un homme assez malélevé, qui n’a pas encore l’habitude de faire grâce.

Les gentilshommes trouvèrent à la grille tous les habitants duchâteau, et sur le chemin une bonne partie des gens du village,venus pour voir ces jeunes gens que leurs aventures avaient rendusfameux dans le département. Mme d’Hauteserre tint ses filslongtemps embrassés et montra un visage couvert de larmes; elle neput rien dire, et resta saisie mais heureuse pendant une partie dela soirée. Dès que les jumeaux de Simeuse se montrèrent etdescendirent de cheval, il y eut un cri général de surprise, causépar leur étonnante ressemblance: même regard, même voix, mêmesfaçons. L’un et l’autre, ils firent exactement le même geste en selevant sur leur selle, en passant la jambe au-dessus de la croupedu cheval pour le quitter, et en jetant les guides par un mouvementpareil. Leur mise, absolument la même, aidait encore à les prendrepour de véritables Ménechmes. Ils portaient des bottes à laSuwaroff façonnées au cou-de-pied, des pantalons collants en peaublanche, des vestes de chasse vertes à boutons de métal, descravates noires et des gants de daim. Ces deux jeunes gens, alorsâgés de trente et un ans, étaient, selon une expression de cetemps, de charmants cavaliers. De taille moyenne mais bien prise,ils avaient les yeux vifs, ornés de longs cils et nageant dans unfluide comme ceux des enfants, des cheveux noirs, de beaux frontset un teint d’une blancheur olivâtre. Leur parler, doux comme celuides femmes, tombait gracieusement de leurs belles lèvres rouges.Leurs manières, plus élégantes et plus polies que celles desgentilshommes de province, annonçaient que la connaissance deshommes et des choses leur avait donné cette seconde éducation, plusprécieuse encore que la première, et qui rend les hommes accomplis.Grâce à Michu, l’argent ne leur ayant pas manqué durant leurémigration, ils avaient pu voyager et furent bien accueillis dansles cours étrangères. Le vieux gentilhomme et l’abbé leurtrouvèrent un peu de hauteur; mais, dans leur situation, peut-êtreétait-ce l’effet d’un beau caractère. Ils possédaient les éminentespetites choses d’une éducation soignée, et déployaient une adressesupérieure à tous les exercices du corps. La seule dissemblance quipût les faire remarquer existait dans les idées. Le cadet charmaitautant par sa gaieté que l’aîné par sa mélancolie; mais cecontraste, purement moral, ne pouvait s’apercevoir qu’après unelongue intimité.

– Ah! ma fille, dit Michu à l’oreille de Marthe, comment ne passe dévouer à ces deux garçons-là?

Marthe, qui admirait et comme femme et comme mère les jumeaux,fit un joli signe de tête à son mari, en lui serrant la main. Lesgens eurent la permission d’embrasser leurs nouveaux maîtres.

Pendant les sept mois de réclusion à laquelle les quatre jeunesgens s’étaient condamnés, ils commirent plusieurs fois l’imprudenceassez nécessaire de quelques promenades, surveillées, d’ailleurs,par Michu, son fils et Gothard. Durant ces promenades, éclairéespar de belles nuits, Laurence, en rejoignant au présent le passé deleur vie commune, avait senti l’impossibilité de choisir entre lesdeux frères. Un amour égal et pur pour les jumeaux lui partageaitle cœur. Elle croyait avoir deux cœurs. De leur côté, les deux Pauln’avaient point osé se parler de leur imminente rivalité. Peut-êtres’en étaient-ils déjà tous trois remis au hasard? La situationd’esprit où elle était agit sans doute sur Laurence, car après unmoment d’hésitation visible, elle donna le bras aux deux frèrespour entrer au salon, et fut suivie de M. et Mme d’Hauteserre, quitenaient et questionnaient leurs fils. En ce moment, tous les genscrièrent: « Vive les Cinq-Cygne et les Simeuse! » Laurence seretourna, toujours entre les deux frères, et fit un charmant gestepour remercier. Quand ces neuf personnes arrivèrent à s’observer;car, dans toute réunion, même au cœur de la famille, il arrivetoujours un moment où l’on s’observe après de longues absences; aupremier regard qu’Adrien d’Hauteserre jeta sur Laurence, et qui futsurpris par sa mère et par l’abbé Goujet, il leur sembla que cejeune homme aimait la comtesse. Adrien, le cadet des d’Hauteserre,avait une âme tendre et douce. Chez lui, le cœur était restéadolescent, malgré les catastrophes qui venaient d’éprouverl’homme. Semblable en ceci à beaucoup de militaires chez qui lacontinuité de périls laisse l’âme vierge, il se sentait oppressépar les belles timidités de la jeunesse. Aussi différait-ilentièrement de son frère, homme d’aspect brutal, grand chasseur,militaire intrépide, plein de résolution, mais matériel et sansagilité d’intelligence comme sans délicatesse dans les choses ducœur. L’un était tout âme, l’autre était tout action; cependant ilspossédaient l’un et l’autre au même degré l’honneur qui suffit à lavie des gentilshommes. Brun, petit, maigre et sec, Adriend’Hauteserre avait néanmoins une grande apparence de force; tandisque son frère, de haute taille, pâle et blond, paraissait faible.Adrien, d’un tempérament nerveux, était fort par l’âme; Robert,quoique lymphatique, se plaisait à prouver la force purementcorporelle. Les familles offrent de ces bizarreries dont les causespourraient avoir de l’intérêt, mais il ne peut en être question icique pour expliquer comment Adrien ne devait pas rencontrer un rivaldans son frère. Robert eut pour Laurence l’affection d’un parent,et le respect d’un noble pour une jeune fille de sa caste. Sous lerapport des sentiments, l’aîné des d’Hauteserre appartenait à cettesecte d’hommes qui considèrent la femme comme dépendante del’homme, en restreignant au physique son droit de maternité, luivoulant beaucoup de perfections et ne lui en tenant aucun compte.Selon eux, admettre la femme dans la Société, dans la Politique,dans la Famille, est un bouleversement social. Nous sommesaujourd’hui si loin de cette vieille opinion des peuples primitifs,que presque toutes les femmes, même celles qui ne veulent pas de laliberté funeste offerte par les nouvelles sectes, pourront s’enchoquer; mais Robert d’Hauteserre avait le malheur de penser ainsi.Robert était l’homme du Moyen Age, le cadet était un hommed’aujourd’hui. Ces différences, au lieu d’empêcher l’affection,l’avaient au contraire resserrée entre les deux frères. Dès lapremière soirée, ces nuances furent saisies et appréciées par lecuré, par Mlle Goujet et Mme d’Hauteserre, qui, tout en faisantleur boston, aperçurent déjà des difficultés dans l’avenir.

A vingt-trois ans, après les réflexions de la solitude et lesangoisses d’une vaste entreprise manquée, Laurence, redevenuefemme, éprouvait un immense besoin d’affection; elle déploya toutesles grâces de son esprit, et fut charmante. Elle révéla les charmesde sa tendresse avec la naïveté d’un enfant de quinze ans. Durantces treize dernières années, Laurence n’avait été femme que par lasouffrance, elle voulut se dédommager; elle se montra donc aussiaimante et coquette, qu’elle avait été jusque-là grande et forte.Aussi, les quatre vieillards qui restèrent les derniers au salonfurent-ils assez inquiétés par la nouvelle attitude de cettecharmante fille. Quelle force n’aurait pas la passion chez unejeune personne de ce caractère et de cette noblesse? Les deuxfrères aimaient également la même femme et avec une aveugletendresse; qui des deux Laurence choisirait-elle? En choisir un,n’était-ce pas tuer l’autre? Comtesse de son chef, elle apportait àson mari un titre et de beaux privilèges, une longue incrustation;peut-être en pensant à ces avantages, le marquis de Simeuse sesacrifierait-il pour faire épouser Laurence à son frère, qui, selonles vieilles lois, était pauvre et sans titre. Mais le cadetvoudrait-il priver son frère d’un aussi grand bonheur que celuid’avoir Laurence pour femme? De loin, ce combat d’amour avait eupeu d’inconvénients; et d’ailleurs, tant que les deux frèrescoururent des dangers, le hasard des combats pouvait trancher cettedifficulté; mais qu’allait-il advenir de leur réunion? QuandMarie-Paul et Paul-Marie, arrivés l’un et l’autre à l’âge où lespassions sévissent de toute leur force, se partageraient lesregards, les expressions, les attentions, les paroles de leurcousine, ne se déclarerait-il pas entre eux une jalousie dont lessuites pouvaient être horribles? Que deviendrait la belle existenceégale et simultanée des jumeaux? A ces suppositions, jetées une àune par chacun, pendant la dernière partie de boston, Mmed’Hauteserre répondit qu’elle ne croyait pas que Laurenceépouserait un de ses cousins. La vieille dame avait éprouvé durantla soirée un de ces pressentiments inexplicables, qui sont unsecret entre les mères et Dieu. Laurence, dans son for intérieur,n’était pas moins effrayée de se voir en tête à tête avec sescousins. Au drame animé de la conspiration, aux dangers quecoururent les deux frères, aux malheurs de leur émigration,succédait un drame auquel elle n’avait jamais songé. Cette noblefille ne pouvait pas recourir au moyen violent de n’épouser ni l’unni l’autre des jumeaux, elle était trop honnête femme pour semarier en gardant une passion irrésistible au fond de son cœur.Rester fille, lasser ses deux cousins en ne se décidant pas, etprendre pour mari celui qui lui serait fidèle malgré ses capricesfut une décision moins cherchée qu’entrevue. En s’endormant, ellese dit que le plus sage était de se laisser aller au hasard. Lehasard est, en amour, la providence des femmes.

Le lendemain matin, Michu partit pour Paris d’où il revintquelques jours après avec quatre beaux chevaux pour ses nouveauxmaîtres. Dans six semaines, la chasse devait s’ouvrir, et la jeunecomtesse avait sagement pensé que les violentes distractions de cetexercice seraient un secours contre les difficultés du tête-à-têteau château. Il arriva d’abord un effet imprévu qui surprit lestémoins de ces étranges amours, en excitant leur admiration. Sansaucune convention méditée, les deux frères rivalisèrent auprès deleur cousine de soins et de tendresse, en y trouvant un plaisird’âme qui sembla leur suffire. Entre eux et Laurence, la vie futaussi fraternelle qu’entre eux deux. Rien de plus naturel. Aprèsune si longue absence, ils sentaient la nécessité d’étudier leurcousine, de la bien connaître, et de se bien faire connaître à ellel’un et l’autre en lui laissant le droit de choisir, soutenus danscette épreuve par cette mutuelle affection qui faisait de leurdouble vie une même vie. L’amour de même que la maternité nesavaient pas distinguer entre les deux frères. Laurence futobligée, pour les reconnaître et ne pas se tromper, de leur donnerdes cravates différentes, une blanche à l’aîné, une noire pour lecadet. Sans cette parfaite ressemblance, sans cette identité de vieà laquelle tout le monde se trompait, une pareille situationparaîtrait justement impossible. Elle n’est même explicable que parle fait, qui est un de ceux auxquels on ne croit qu’en les voyant;et quand on les a vus, l’esprit est plus embarrassé de se lesexpliquer qu’il ne l’était d’avoir à les croire. Laurenceparlait-elle? Sa voix retentissait de la même manière dans deuxcœurs également aimants et fidèles. Exprimait-elle une idéeingénieuse, plaisante ou belle? Son regard rencontrait le plaisirexprimé par deux regards qui la suivaient dans tous ses mouvements,interprétaient ses moindres désirs et lui souriaient toujours avecde nouvelles expressions, gaies chez l’un, tendrement mélancoliqueschez l’autre. Quand il s’agissait de leur maîtresse, les deuxfrères avaient de ces admirables primesauts du cœur en harmonieavec l’action, et qui, selon l’abbé Goujet, arrivaient au sublime.Ainsi, souvent s’il fallait aller chercher quelque chose, s’ilétait question d’un de ces petits soins que les hommes aiment tantà rendre à une femme aimée, l’aîné laissait le plaisir de s’enacquitter à son cadet, en reportant sur sa cousine un regard à lafois touchant et fier. Le cadet mettait de l’orgueil à payer cessortes de dettes. Ce combat de noblesse dans un sentiment oùl’homme arrive jusqu’à la jalouse férocité de l’animal confondaittoutes les idées des vieilles gens qui le contemplaient.

Ces menus détails attiraient souvent des larmes dans les yeux dela comtesse. Une seule sensation, mais qui peut-être est immensechez certaines organisations privilégiées, peut donner une idée desémotions de Laurence; on la comprendra par le souvenir de l’accordparfait de deux belles voix comme celles de la Sontag et de laMalibran dans quelque harmonieux duo, par l’unisson complet de deuxinstruments que manient des exécutants de génie, et dont les sonsmélodieux entrent dans l’âme comme les soupirs d’un seul êtrepassionné. Quelquefois, en voyant le marquis de Simeuse plongé dansun fauteuil jeter un regard profond et mélancolique sur son frèrequi causait et riait avec Laurence, le curé le croyait capable d’unimmense sacrifice; mais il surprenait bientôt dans ses yeuxl’éclair de la passion invincible. Chaque fois qu’un des jumeaux setrouvait seul avec Laurence, il pouvait se croire exclusivementaimé. « Il me semble alors qu’ils ne sont plus qu’un », disait lacomtesse à l’abbé Goujet qui la questionnait sur l’état de soncœur. Le prêtre reconnut alors en elle un manque total decoquetterie. Laurence ne se croyait réellement pas aimée par deuxhommes.

– Mais, chère petite, lui dit un soir Mme d’Hauteserre dont lefils se mourait silencieusement d’amour pour Laurence, il faudracependant bien choisir!

– Laissez-nous être heureux, répondit-elle. Dieu nous sauvera denous-mêmes!

Adrien d’Hauteserre cachait au fond de son cœur une jalousie quile dévorait, et gardait le secret sur ses tortures, en comprenantcombien il avait peu d’espoir. Il se contentait du bonheur de voircette charmante personne qui, pendant quelques mois que dura cettelutte, brilla de tout son éclat. En effet, Laurence, devenuecoquette, eut alors tous les soins que les femmes aimées prennentd’elles-mêmes. Elle suivait les modes et courut plus d’une fois àParis pour paraître plus belle avec des chiffons ou quelquenouveauté. Enfin, pour donner à ses cousins les moindresjouissances du chez-soi, desquelles ils avaient été sevrés pendantsi longtemps, elle fit de son château, malgré les hauts cris de sontuteur, l’habitation la plus complètement confortable qu’il y eûtalors dans la Champagne.

Robert d’Hauteserre ne comprenait rien à ce drame sourd. Il nes’apercevait pas de l’amour de son frère pour Laurence. Quant à lajeune fille, il aimait à la railler sur sa coquetterie, car ilconfondait ce détestable défaut avec le désir de plaire; mais il setrompait ainsi sur toutes les choses de sentiment, de goût, ou dehaute instruction. Aussi, quand l’homme du Moyen Age se mettait enscène, Laurence en faisait-elle aussitôt, à son insu, le niais dudrame; elle égayait ses cousins en discutant avec Robert, enl’amenant à petits pas au beau milieu des marécages où s’enfoncentla bêtise et l’ignorance. Elle excellait à ces mystificationsspirituelles qui, pour être parfaites, doivent laisser la victimeheureuse. Cependant, quelque grossière que fût sa nature, Robert,durant cette belle époque, la seule heureuse que devaient connaîtreces trois êtres charmants, n’intervint jamais entre les Simeuse etLaurence par une parole virile qui peut-être eût décidé laquestion. Il fut frappé de la sincérité des deux frères. Robertdevina sans doute combien une femme pouvait trembler d’accorder àl’un des témoignages de tendresse que l’autre n’eût pas eus ou quil’eussent chagriné; combien l’un des frères était heureux de ce quiadvenait de bien à l’autre, et combien il en pouvait souffrir aufond de son cœur. Ce respect de Robert explique admirablement cettesituation qui, certes, aurait obtenu des privilèges dans les tempsde foi où le souverain pontife avait le pouvoir d’intervenir pourtrancher le nœud gordien de ces rares phénomènes, voisins desmystères les plus impénétrables. La Révolution avait retrempé cescœurs dans la foi catholique; ainsi la religion rendait cette criseplus terrible encore, car la grandeur des caractères augmente lagrandeur des situations. Aussi M. et Mme d’Hauteserre, ni le curé,ni sa sœur, n’attendaient-ils rien de vulgaire des deux frères oude Laurence.

Ce drame, qui resta mystérieusement enfermé dans les limites dela famille où chacun l’observait en silence, eut un cours si rapideet si lent à la fois; il comportait tant de jouissances inespérées,de petits combats, de préférences déçues, d’espoirs renversés,d’attentes cruelles, de remises au lendemain pour s’expliquer, dedéclarations muettes, que les habitants de Cinq-Cygne ne firentaucune attention au couronnement de l’empereur Napoléon. Cespassions faisaient d’ailleurs trêve en cherchant une distractionviolente dans les plaisirs de la chasse, qui, en fatiguantexcessivement le corps, ôtent à l’âme les occasions de voyager dansles steppes si dangereuses de la rêverie. Ni Laurence ni sescousins ne songeaient aux affaires, car chaque jour avait unintérêt palpitant.

– En vérité, dit un soir Mlle Goujet, je ne sais pas qui de tousces amants aime le plus.

Adrien se trouvait seul au salon avec les quatre joueurs deboston, il leva les yeux sur eux et devint pâle. Depuis quelquesjours, il n’était plus retenu dans la vie que par le plaisir devoir Laurence et de l’entendre parler.

– Je crois, dit le curé, que la comtesse, en sa qualité defemme, aime avec beaucoup plus d’abandon.

Laurence, les deux frères et Robert revinrent quelques instantsaprès. Les journaux venaient d’arriver. En voyant l’inefficacitédes conspirations tentées à l’intérieur, l’Angleterre armaitl’Europe contre la France. Le désastre de Trafalgar avait renversél’un des plans les plus extraordinaires que le génie humain aitinventés, et par lequel l’Empereur eût payé son élection à laFrance avec les ruines de la puissance anglaise. En ce moment, lecamp de Boulogne était levé. Napoléon, dont les soldats étaientinférieurs en nombre comme toujours, allait livrer bataille àl’Europe sur des champs où il n’avait pas encore paru. Le mondeentier se préoccupait du dénouement de cette campagne.

– Oh! cette fois il succombera, dit Robert en achevant lalecture du journal.

– Il a sur les bras toutes les forces de l’Autriche et de laRussie, dit Marie-Paul.

– Il n’a jamais manœuvré en Allemagne, ajouta Paul-Marie.

– De qui parlez-vous? demanda Laurence.

– De l’Empereur, répondirent les trois gentilshommes. Laurencejeta sur ses deux amants un regard de dédain qui les humilia, maisqui ravit Adrien. Le dédaigné fit un geste d’admiration, et il eutun regard d’orgueil où il disait assez qu’il ne pensait plus, luiqu’à Laurence.

– Vous le voyez? l’amour lui a fait oublier sa haine, dit l’abbéGoujet à voix basse.

Ce fut le premier, le dernier, l’unique reproche que les deuxfrères encoururent; mais, en ce moment, ils se trouvèrentinférieurs en amour à leur cousine qui, deux mois après, n’appritl’étonnant triomphe d’Austerlitz que par la discussion que lebonhomme d’Hauteserre eut avec ses deux fils. Fidèle à son plan, levieillard voulait que ses enfants demandassent à servir; ilsseraient sans doute employés dans leurs grades, et pourraientencore faire une belle fortune militaire. Le parti du royalisme purétait devenu le plus fort à Cinq-Cygne. Les quatre gentilshommes etLaurence se moquèrent du prudent vieillard, qui semblait flairerles malheurs dans l’avenir. La prudence est peut-être moins unevertu que l’exercice d’un sens de l’esprit, s’il est possibled’accoupler ces deux mots; mais un jour viendra sans doute où lesphysiologistes et les philosophes admettront que les sens sont enquelque sorte la gaine d’une vive et pénétrante action qui procèdede l’esprit.

Chapitre 13Un Bon Conseil

Après la conclusion de la paix entre la France et l’Autriche,vers la fin du mois de février 1806, un parent, qui, lors de lademande en radiation, s’était employé pour MM. de Simeuse, etdevait plus tard leur donner de grandes preuves d’attachement, leci-devant marquis de Chargebœuf, dont les propriétés s’étendent deSeine-et-Marne dans l’Aube, arriva de sa terre à Cinq-Cygne, dansune espèce de calèche que, dans ce temps, on nommait par raillerieun berlingot. Quand cette pauvre voiture enfila le petit pavé, leshabitants du château, qui déjeunaient, eurent un accès de rire;mais, en reconnaissant la tête chauve du vieillard, qui sortitentre les deux rideaux de cuir du berlingot, M. d’Hauteserre lenomma, et tous levèrent le siège pour aller au-devant du chef de lamaison de Chargebœuf.

– Nous avons le tort de nous laisser prévenir, dit le marquis deSimeuse à son frère et aux d’Hauteserre, nous devions aller leremercier.

Un domestique, vêtu en paysan, qui conduisait de dessus un siègeattenant à la caisse, planta dans un tuyau de cuir grossier unfouet de charretier, et vint aider le marquis à descendre; maisAdrien et le cadet de Simeuse le prévinrent, défirent la portièrequi s’accrochait à des boutons de cuivre, et sortirent le bonhommemalgré ses réclamations. Le marquis avait la prétention de donnerson berlingot jaune, à portière en cuir, pour une voitureexcellente et commode. Le domestique, aidé par Gothard, dételaitdéjà les deux bons gros chevaux à croupe luisante, et qui servaientsans doute autant à des travaux agricoles qu’à la voiture.

– Malgré le froid? Mais vous êtes un preux des anciens jours,dit Laurence à son vieux parent en lui prenant le bras etl’emmenant au salon.

– Ce n’est pas à vous à venir voir un vieux bonhomme comme moi,dit-il avec finesse en adressant ainsi des reproches à ses jeunesparents.

– Pourquoi vient-il? se demandait le bonhomme d’Hauteserre.

M. de Chargebœuf, joli vieillard de soixante-sept ans, enculotte pâle, à petites jambes frêles et vêtues de bas chinés,portait un crapaud, de la poudre et des ailes de pigeon. Son habitde chasse, en drap vert, à boutons d’or, était orné de brandebourgsen or. Son gilet blanc éblouissait par d’énormes broderies en or.Cet attirail, encore à la mode parmi les vieilles gens, seyait à safigure, assez semblable à celle du grand Frédéric. Il ne mettaitjamais son tricorne pour ne pas détruire l’effet de la demi-lunedessinée sur son crâne par une couche de poudre. Il s’appuyait lamain droite sur une canne à bec-à-corbin, en tenant à la fois et sacanne et son chapeau par un geste digne de Louis XIV. Ce dignevieillard se débarrassa d’une douillette en soie et se plongea dansun fauteuil, en gardant entre ses jambes son tricorne et sa canne,par une pose dont le secret n’a jamais appartenu qu’aux roués de lacour de Louis XV, et qui laissait les mains libres de jouer avec latabatière, bijou toujours précieux. Aussi le marquis tira-t-il dela poche de son gilet qui se fermait par une garde brodée enarabesque d’or une riche tabatière. Tout en préparant sa prise etoffrant du tabac à la ronde par un autre geste charmant, accompagnéde regards affectueux, il remarqua le plaisir que causait savisite. Il parut alors comprendre pourquoi les jeunes émigrésavaient manqué à leur devoir envers lui. Il eut l’air de se dire: »Quand on fait l’amour, on ne fait pas de visite. »

– Nous vous garderons pendant quelques jours, dit Laurence.

– C’est chose impossible, répondit-il. Si nous n’étions pas siséparés par les événements, car vous avez franchi de plus grandesdistances que celles qui nous éloignent les uns des autres, voussauriez, chère enfant, que j’ai des filles, des belles-filles, despetites-filles, des petits-enfants. Tout ce monde serait inquiet dene pas me voir ce soir, et j’ai dix-huit lieues à faire.

– Vous avez de bien bons chevaux, dit le marquis de Simeuse.

– Oh! je viens de Troyes où j’avais affaire hier.

Après les demandes voulues sur la famille, sur la marquise deChargebœuf et sur ces choses réellement indifférentes auxquelles lapolitesse veut qu’on s’intéresse vivement, il parut à M.d’Hauteserre que M. de Chargebœuf venait engager ses jeunes parentsà ne commettre aucune imprudence. Selon le marquis, les tempsétaient bien changés, et personne ne pouvait plus savoir ce quedeviendrait l’Empereur.

– Oh! dit Laurence, il deviendra Dieu.

Le bon vieillard parla de concessions à faire. En entendantexprimer la nécessité de se soumettre, avec beaucoup plusd’assurance et d’autorité qu’il n’en mettait à toutes sesdoctrines, M. d’Hauteserre regarda ses fils d’un air presquesuppliant.

– Vous serviriez cet homme-là? dit le marquis de Simeuse aumarquis de Chargebœuf.

– Mais oui, s’il le fallait dans l’intérêt de ma famille.

Enfin le vieillard fit entrevoir, mais vaguement, des dangerslointains; quand Laurence le somma de s’expliquer, il engagea lesquatre gentilshommes à ne plus chasser et à se tenir cois chezeux.

– Vous regardez toujours les domaines de Gondreville comme àvous, dit-il à MM. de Simeuse, vous ravivez ainsi une haineterrible. Je vois, à votre étonnement, que vous ignorez qu’ilexiste contre vous de mauvais vouloirs à Troyes, où l’on sesouvient de votre courage. Personne ne se gêne pour racontercomment vous avez échappé aux recherches de la Police générale del’Empire, les uns en vous louant, les autres en vous regardantcomme les ennemis de l’Empereur. Quelques séides S’étonnent de laclémence de Napoléon envers vous. Ceci n’est rien. Vous avez jouédes gens qui se croyaient plus fins que vous, et les gens de basétage ne pardonnent jamais. Tôt ou tard, la Justice, qui dans votredépartement procède de votre ennemi le sénateur Malin, car il aplacé partout ses créatures, même les officiers ministériels, sajustice donc sera très contente de vous trouver engagés dans unemauvaise affaire. Un paysan vous cherchera querelle sur son champquand vous y serez, vous aurez des armes chargées, vous êtes vifs,un malheur est alors bientôt arrivé. Dans votre position, il fautavoir cent fois raison pour ne pas avoir tort. Je ne vous parle pasainsi sans raison. La Police surveille toujours l’arrondissement ouvous êtes et maintient un commissaire dans ce petit trou d’Arcis,exprès pour protéger le sénateur de l’Empire contre vosentreprises. Il a peur de vous, et il le dit.

– Mais il nous calomnie! s’écria le cadet des Simeuse.

– Il vous calomnie! Je le crois, moi! Mais que croit le public?voilà l’important. Michu a mis en joue le sénateur, qui ne l’a pasoublié. Depuis votre retour, la comtesse a pris Michu chez elle.Pour bien des gens, et pour la majeure partie du public, Malin adonc raison. Vous ignorez combien la position des émigrés estdélicate en face de ceux qui se trouvent posséder leurs biens. Lepréfet, homme d’esprit, m’a touché deux mots de vous, hier, quim’ont inquiété. Enfin, je ne voudrais pas vous voir ici…

Cette réponse fut accueillie par une profonde stupéfaction.Marie-Paul sonna vivement.

– Gothard, dit-il au petit bonhomme qui vint, allez chercherMichu.

L’ancien régisseur de Gondreville ne se fit pas attendre.

– Michu, mon ami, dit le marquis de Simeuse, est-il vrai que tuaies voulu tuer Malin?

– Oui, monsieur le marquis; et quand il reviendra, je leguetterai.

– Sais-tu que nous sommes soupçonnés de t’avoir aposté, quenotre cousine, en te prenant pour fermier, est accusée d’avoirtrempé dans ton dessein?

– Bonté du ciel! s’écria Michu, je suis donc maudit? Je nepourrai donc jamais vous défaire tranquillement de Malin?

– Non, mon garçon, non, reprit Paul-Marie, mais il va falloirquitter le pays et notre service, nous aurons soin de toi; nous temettrons en position d’augmenter ta fortune. Vends tout ce que tupossèdes ici, réalise tes fonds, nous t’enverrons à Trieste chez unde nos amis qui a de vastes relations, et qui t’emploiera trèsutilement jusqu’à ce qu’il fasse meilleur ici pour nous tous.

Des larmes vinrent aux yeux de Michu qui resta cloué sur lafeuille du parquet où il était.

– Y avait-il des témoins, quand tu t’es embusqué pour tirer surMalin? demanda le marquis de Chargebœuf.

– Grévin le notaire causait avec lui, c’est ce qui m’a empêchéde le tuer, et bien heureusement! Mme la comtesse sait le pourquoi,dit Michu en regardant sa maîtresse.

– Ce Grévin n’est pas le seul à le savoir? dit M. de Chargebœufqui parut contrarié de cet interrogatoire quoique fait enfamille.

– Cet espion qui, dans le temps, est venu pour entortiller mesmaîtres le savait aussi, répondit Michu.

M. de Chargebœuf se leva comme pour regarder les jardins, etdit:

– Mais vous avez bien tiré parti de Cinq-Cygne. Puis il sortitsuivi par les deux frères et par Laurence qui devinèrent le sens decette interrogation.

– Vous êtes francs et généreux, mais toujours imprudents, leurdit le vieillard. Que je vous avertisse d’un bruit public qui doitêtre une calomnie rien de plus naturel; mais voilà que vous enfaites une vérité pour des gens faibles comme M., Mme d’Hauteserre,et pour leurs fils. Oh! jeunes gens, jeunes gens! Vous devriezlaisser Michu ici, et vous en aller, vous! Mais, en tout cas, sivous restez dans ce pays, écrivez un mot au sénateur au sujet deMichu, dites-lui que vous venez d’apprendre par moi les bruits quicouraient sur votre fermier et que vous l’avez renvoyé.

– Nous! s’écrièrent les deux frères, écrire à Malin, àl’assassin de notre père et de notre mère, au spoliateur effrontéde notre fortune!

– Tout cela est vrai; mais il est un des plus grands personnagesde la cour impériale, et le roi de l’Aube.

– Lui qui a voté la mort de Louis XVI dans le cas où l’armée deCondé entrerait en France, sinon la réclusion perpétuelle, dit lacomtesse de Cinq-Cygne.

– Lui qui peut-être a conseillé la mort du duc d’Enghien!s’écria Paul-Marie.

– Eh! mais, si vous voulez récapituler ses titres de noblesse,s’écria le marquis, lui qui a tiré Robespierre par le pan de saredingote pour le faire tomber quand il a vu ceux qui se levaientpour le renverser les plus nombreux, lui qui aurait fait fusillerBonaparte si le 18 Brumaire eût manqué, lui qui ramènerait lesBourbons si Napoléon chancelait, lui que le plus fort trouveratoujours à ses côtés pour lui donner l’épée ou le pistolet aveclequel on achève un adversaire qui inspire des craintes! Mais…raison de plus.

– Nous tombons bien bas, dit Laurence.

– Enfants, dit le vieux marquis de Chargebœuf en les prenanttous trois par la main et les amenant à l’écart, vers une despelouses alors couvertes d’une légère couche de neige, vous allezvous emporter en écoutant les avis d’un homme sage, mais je vousles dois, et voici ce que je ferais: je prendrais pour médiateur unvieux bonhomme, comme qui dirait moi, je le chargerais de demanderun million à Malin, contre une ratification de la vente deGondreville… Oh! il y consentirait en tenant la chose secrète. Vousauriez, au taux actuel des fonds, cent mille livres de rente, etvous iriez acheter quelque belle terre dans un autre coin de laFrance, vous laisseriez régir Cinq-Cygne à M. d’Hauteserre, et voustireriez à la courte paille qui de vous deux serait le mari decette belle héritière. Mais le parler d’un vieillard est dansl’oreille des jeunes gens ce qu’est le parler des jeunes gens dansl’oreille des vieillards, un bruit dont le sens échappe.

Le vieux marquis fit signe à ses trois parents qu’il ne voulaitpas de réponse, et regagna le salon où, pendant leur conversation,l’abbé Goujet et sa sœur étaient venus. La proposition de tirer àla courte paille la main de leur cousine avait révolté les deuxSimeuse, et Laurence était comme dégoûtée par l’amertume du remèdeque son parent indiquait. Aussi furent-ils tous trois moinsgracieux pour le vieillard, sans cesser d’être polis. L’affectionétait froissée. M. de Chargebœuf, qui sentit ce froid, jeta sur cestrois charmants êtres, à plusieurs reprises, des regards pleins decompassion. Quoique la conversation devînt générale, il revint surla nécessité de se soumettre aux événements en louant M.d’Hauteserre de sa persistance à vouloir que ses fils prissent duservice.

– Bonaparte, dit-il, fait des ducs. Il a créé des fiefs del’Empire, il fera des comtes. Malin voudrait être comte deGondreville. C’est une idée qui peut, ajouta-t-il en regardant MM.de Simeuse, vous être profitable.

– Ou funeste, dit Laurence.

Dès que ses chevaux furent mis, le marquis partit et futreconduit par tout le monde. Quand il se trouva dans sa voiture, ilfit signe à Laurence de venir, et elle se posa sur le marchepiedavec une légèreté d’oiseau.

– Vous n’êtes pas une femme ordinaire, et vous devriez mecomprendre, lui dit-il à l’oreille. Malin a trop de remords pourvous laisser tranquilles, il vous tendra quelque piège. Au moinsprenez bien garde à toutes vos actions, même aux plus légères!Enfin, transigez, voilà mon dernier mot.

Les deux frères restèrent debout près de leur cousine, au milieude la pelouse, regardant dans une profonde immobilité le berlingotqui tournait la grille et s’envolait sur le chemin vers Troyes, carLaurence leur avait répété le dernier mot du bonhomme. L’expérienceaura toujours le tort de se montrer en berlingot, en bas chinés, etavec un crapaud sur la nuque. Aucun de ces jeunes cœurs ne pouvaitconcevoir le changement qui s’opérait en France, l’indignation leurremuait les nerfs et l’honneur bouillonnait dans toutes leursveines avec leur noble sang.

– Le chef des Chargebœuf! dit le marquis de Simeuse, un hommequi a pour devise: VIENNE UN PLUS FORT! (Adsit fortior!) un desplus beaux cris de guerre.

– Il est devenu le bœuf, dit Laurence en souriant avecamertume.

– Nous ne sommes plus au temps de Saint-Louis, reprit le cadetdes Simeuse.

– MOURIR EN CHANTANT! s’écria la comtesse. Ce cri des cinqjeunes filles qui firent notre maison sera le mien.

– Le nôtre n’est-il pas CY MEURS! Ainsi pas de quartier! repritl’aîné des Simeuse, car en réfléchissant nous trouverions que notreparent le Bœuf a bien sagement ruminé ce qu’il est venu nous dire.Gondreville devenir le nom d’un Malin!

– La demeure! s’écria le cadet.

– Mansard l’a dessiné pour la Noblesse, et le Peuple y fera sespetits! dit l’aîné.

– Si cela devait être, j’aimerais mieux voir Gondreville brûlé!s’écria Mlle de Cinq-Cygne.

Un homme du village qui venait voir un veau que lui vendait lebonhomme d’Hauteserre, entendit cette phrase en sortant del’étable.

– Rentrons, dit Laurence en souriant, nous avons faillicommettre une imprudence et donner raison au bœuf à propos d’unveau. – Mon pauvre Michu! dit-elle en rentrant au salon, j’avaisoublié ta frasque, mais nous ne sommes pas en odeur de saintetédans le pays, ainsi ne nous compromets pas. As-tu quelque autrepeccadille à te reprocher?

– Je me reproche de n’avoir pas tué l’assassin de mes vieuxmaîtres avant d’accourir au secours de ceux-ci.

– Michu! s’écria le curé.

– Mais je ne quitterai pas le pays, dit-il en continuant sansfaire attention à l’exclamation du curé, que je ne sache si vous yêtes en sûreté. J’y vois rôder des gars qui ne me plaisent guère.La dernière fois que nous avons chassé dans la forêt, il est venu àmoi cette manière de garde qui m’a remplacé à Gondreville, et quim’a demandé si nous étions là chez nous. « Oh! mon garçon, lui ai-jedit, il est difficile de se déshabituer en deux mois des chosesqu’on fait depuis deux siècles. »

– Tu as tort, Michu, dit en souriant de plaisir le marquis deSimeuse.

– Qu’a-t-il répondu? demanda M. d’Hauteserre.

– Il a dit, reprit Michu, qu’il instruirait le sénateur de nosprétentions.

– Comte de Gondreville! reprit l’aîné des d’Hauteserre. Ah! labonne mascarade! Au fait, on dit Sa Majesté à Bonaparte.

– Et Son Altesse à monseigneur le grand-duc de Berg, dit lecuré.

– Qui, celui-là? fit M. de Simeuse.

– Murat, le beau-frère de Napoléon, dit le vieuxd’Hauteserre.

– Bon, reprit Mlle de Cinq-Cygne. Et dit-on Sa Majesté à laveuve du marquis de Beauharnais?

– Oui, mademoiselle, dit le curé.

– Nous devrions aller à Paris, voir tout cela, s’écriaLaurence.

– Hélas! mademoiselle, dit Michu, j’y suis allé pour mettreMichu au lycée, je puis vous jurer qu’il n’y a pas à badiner avecce qu’on appelle la Garde impériale. Si toute l’armée est sur cemodèle-là, la chose peut durer plus que nous.

– On parle de familles nobles qui prennent du service, dit M.d’Hauteserre.

– Et d’après les lois actuelles, vos enfants, reprit le curé,seront forcés de servir. La loi ne connaît plus ni les rangs, niles noms.

– Cet homme nous fait plus de mal avec sa cour que la Révolutionavec sa hache! s’écria Laurence.

– L’Eglise prie pour lui, dit le curé.

Ces mots, dits coup sur coup, étaient autant de commentaires surles sages paroles du vieux marquis de Chargebœuf; mais ces jeunesgens avaient trop de foi, trop d’honneur pour accepter unetransaction. Ils se disaient aussi ce que se sont dit à toutes lesépoques les partis vaincus: que la prospérité du parti vainqueurfinirait, que l’Empereur n’était soutenu que par l’armée, que leFait périssait tôt ou tard devant le Droit, etc. Malgré ces avis,ils tombèrent dans la fosse creusée devant eux, et qu’eussentévitée des gens prudents et dociles comme le bonhomme d’Hauteserre.Si les hommes voulaient être francs, ils reconnaîtraient peut-êtreque jamais le malheur n’a fondu sur eux sans qu’ils aient reçuquelque avertissement patent ou occulte. Beaucoup n’ont aperçu lesens profond de cet avis mystérieux ou visible qu’après leurdésastre.

– Dans tous les cas, Mme la comtesse sait que je ne peux pasquitter le pays sans avoir rendu mes comptes, dit Michu tout bas àMlle de Cinq-Cygne.

Elle fit pour toute réponse un signe d’intelligence au fermierqui s’en alla.

Chapitre 14Les Circonstances de l’Affaire

Michu, qui vendit aussitôt ses terres à Beauvisage, le fermierde Bellache, ne put pas être payé avant une vingtaine de jours. Unmois donc après la visite du marquis, Laurence, qui avait appris àses deux cousins l’existence de leur fortune, leur proposa deprendre le jour de la mi-carême pour retirer le million enterrédans la forêt. La grande quantité de neige tombée avait jusqu’alorsempêché Michu d’aller chercher ce trésor; mais il aimait mieuxfaire cette opération avec ses maîtres. Michu voulait absolumentquitter le pays, il se craignait lui-même.

– Malin vient d’arriver brusquement à Gondreville, sans qu’onsache pourquoi, dit-il à sa maîtresse, et je ne résisterais pas àfaire mettre Gondreville en vente par suite du décès dupropriétaire. Je me crois comme coupable de ne pas suivre mesinspirations!

– Par quelle raison peut-il quitter Paris au milieu del’hiver?

– Tout Arcis en cause, répondit Michu, il a laissé sa famille àParis, et n’est accompagné que de son valet de chambre. M. Grévin,le notaire d’Arcis, Mme Marion, la femme du receveur général del’Aube, et belle-sœur du Marion qui a prêté son nom à Malin, luitiennent compagnie. Laurence regarda la mi-carême comme unexcellent jour, car il permettait de se défaire des gens. Lesmascarades attiraient les paysans à la ville, et personne n’étaitaux champs. Mais le choix du jour servit précisément la fatalitéqui s’est rencontrée en beaucoup d’affaires criminelles. Le hasardfit ses calculs avec autant d’habileté que Mlle de Cinq-Cygne enmit aux siens. L’inquiétude de M. et Mme d’Hauteserre devait êtresi grande de se savoir onze cent mille francs en or dans un châteausitué sur la lisière d’une forêt, que les d’Hauteserre consultésfurent eux-mêmes d’avis de ne leur rien dire. Le secret de cetteexpédition fut concentré entre Gothard, Michu, les quatregentilshommes et Laurence. Après bien des calculs, il parutpossible de mettre quarante-huit mille francs dans un long sac surla croupe de chaque cheval. Trois voyages suffiraient. Parprudence, on convint donc d’envoyer tous les gens dont la curiositépouvait être dangereuse à Troyes, y voir les réjouissances de lami-carême. Catherine, Marthe et Dulieu, sur qui l’on pouvaitcompter, garderaient le château. Les gens acceptèrent bienvolontiers la liberté qu’on leur donnait, et partirent avant lejour. Gothard, aidé par Michu, pansa et sella les chevaux de grandmatin. La caravane prit par les jardins de Cinq-Cygne, et de làmaîtres et gens gagnèrent la forêt. Au moment où ils montèrent àcheval, car la porte du parc était si basse que chacun fit le parcà pied en tenant son cheval par la bride, le vieux Beauvisage, lefermier de Bellache, vint à passer.

– Allons! s’écria Gothard, voilà quelqu’un.

– Oh! c’est moi, dit l’honnête fermier en débouchant. Salut,messieurs; vous allez donc à la chasse, malgré les arrêtés depréfecture? Ce n’est pas moi qui me plaindrai; mais prenez garde!Si vous avez des amis, vous avez aussi bien des ennemis.

– Oh! dit en souriant le gros d’Hauteserre, Dieu veuille quenotre chasse réussisse et tu retrouveras tes maîtres.

Ces paroles, auxquelles l’événement donna un tout autre sens,valurent un regard sévère de Laurence à Robert. L’aîné des Simeusecroyait que Malin restituerait la terre de Gondreville contre uneindemnité. Ces enfants voulaient faire le contraire de ce que lemarquis de Chargebœuf leur avait conseillé. Robert, qui partageaitleurs espérances, y pensait en disant cette fatale parole.

– Dans tous les cas, motus, mon vieux! dit à Beauvisage Michuqui partit le dernier en prenant la clef de la porte.

Il faisait une de ces belles journées de la fin de mars où l’airest sec, la terre nette, le temps pur, et dont la température formeune espèce de contresens avec les arbres sans feuilles. Le tempsétait si doux que l’oeil apercevait par places des champs deverdure dans la campagne.

– Nous allons chercher un trésor, tandis que vous êtes le vraitrésor de notre maison, cousine, dit en riant l’aîné desSimeuse.

Laurence marchait en avant, ayant de chaque côté de son chevalun de ses cousins. Les deux d’Hauteserre la suivaient, suiviseux-mêmes par Michu. Gothard allait en avant pour éclairer laroute.

– Puisque notre fortune va se retrouver, en partie du moins,épousez mon frère, dit le cadet à voix basse. Il vous adore, vousserez aussi riches que doivent l’être les nobles aujourd’hui.

– Non, laissez-lui toute sa fortune, et je vous épouserai, moiqui suis assez riche pour deux, répondit-elle.

– Qu’il en soit ainsi, s’écria le marquis de Simeuse. Moi, jevous quitterai pour aller chercher une femme digne d’être votresœur.

– Vous m’aimez donc moins que je ne le croyais, reprit Laurenceen le regardant avec une expression de jalousie.

– Non; je vous aime plus tous les deux que vous ne m’aimez,répondit le marquis.

– Ainsi vous vous sacrifieriez? demanda Laurence à lainé desSimeuse en lui jetant un regard plein d’une préférencemomentanée.

Le marquis garda le silence.

– Eh bien, moi, je ne penserais alors qu’à vous, et ce seraitinsupportable à mon mari, reprit Laurence à qui ce silence arrachaun mouvement d’impatience.

– Comment vivrais-je sans toi? s’écria le cadet en regardant sonfrère.

– Mais cependant vous ne pouvez pas nous épouser tous deux, ditle marquis. Et, ajouta-t-il avec le ton brusque d’un homme atteintau cœur, il est temps de prendre une décision.

Il poussa son cheval en avant pour que les deux d’Hauteserren’entendissent rien. Le cheval de son frère et celui de Laurenceimitèrent ce mouvement. Quand ils eurent mis un intervalleraisonnable entre eux et les trois autres, Laurence voulut parler,mais les larmes furent d’abord son seul langage.

– J’irai dans un cloître, dit-elle enfin.

– Et vous laisseriez finir les Cinq-Cygne? dit le cadet desSimeuse. Et au lieu d’un seul malheureux qui consent à l’être, vousen ferez deux! Non, celui de nous deux qui ne sera que votre frèrese résignera. En sachant que nous n’étions pas si pauvres que nouspensions l’être, nous nous sommes expliqués, dit-il en regardant lemarquis. Si je suis le préféré, toute notre fortune est à monfrère. Si je suis le malheureux, il me la donne, ainsi que lestitres de Simeuse, car il deviendra Cinq-Cygne! De toute manière,celui qui ne sera pas heureux aura des chances d’établissement.Enfin, s’il se sent mourir de chagrin, il ira se faire tuer àl’armée, pour ne pas attrister le ménage.

– Nous sommes de vrais chevaliers du Moyen Age, nous sommesdignes de nos pères, s’écria l’aîné, parlez, Laurence!

– Nous ne voulons pas rester ainsi, dit le cadet.

– Ne crois pas, Laurence, que le dévouement soit sans voluptés,dit l’aîné.

– Mes chers aimés, dit-elle, je suis incapable de me prononcer.Je vous aime tous deux comme si vous n’étiez qu’un seul être, etcomme vous aimait votre mère! Dieu nous aidera. Je ne choisiraipas. Nous nous en remettrons au hasard, et j’y mets unecondition.

– Laquelle?

– Celui de vous qui deviendra mon frère restera près de moijusqu’à ce que je lui permette de me quitter. Je veux être seulejuge de l’opportunité du départ.

– Oui, dirent les deux frères sans s’expliquer la pensée de leurcousine.

– Le premier de vous deux à qui Mme d’Hauteserre adressera laparole ce soir à table, après le bénédicité, sera mon mari. Maisaucun de vous n’usera de supercherie, et ne la mettra dans le casde l’interroger.

– Nous jouerons franc jeu, dit le cadet.

Chacun des deux frères embrassa la main de Laurence. Lacertitude d’un dénouement que l’un et l’autre pouvait croire luiêtre favorable rendit les deux jumeaux extrêmement gais.

– De toute manière, chère Laurence, tu feras un comte deCinq-Cygne, dit l’aîné.

– Et nous jouons à qui ne sera pas Simeuse, dit le cadet.

– Je crois, de ce coup, que madame ne sera pas longtemps fille,dit Michu derrière les deux d’Hauteserre. Mes maîtres sont bienjoyeux. Si ma maîtresse fait son choix, je ne pars pas, je veuxvoir cette noce-là.

Aucun des deux d’Hauteserre ne répondit. Une pie s’envolabrusquement entre les d’Hauteserre et Michu, qui, superstitieuxcomme les gens primitifs, crut entendre sonner les cloches d’unservice mortuaire. La journée commença donc gaiement pour lesamants, qui voient rarement des pies quand ils sont ensemble dansles bois. Michu armé de son plan reconnut les places, chaquegentilhomme s’était muni d’une pioche, les sommes furent trouvées;la partie de la forêt où elles avaient été cachées était déserte,loin de tout passage et de toute habitation, ainsi la caravanechargée d’or ne rencontra personne. Ce fut un malheur. En venant deCinq-Cygne pour chercher les derniers deux cent mille francs, lacaravane, enhardie par le succès, prit un chemin plus direct quecelui par lequel elle s’était dirigée aux voyages précédents. Cechemin passait par un point culminant d’où l’on voyait le parc deGondreville.

– Le feu! dit Laurence en apercevant une colonne de feubleuâtre.

– C’est quelque feu de joie, répondit Michu.

Laurence, qui connaissait les moindres sentiers de la forêt,laissa la caravane et piqua des deux jusqu’au pavillon deCinq-Cygne, l’ancienne habitation de Michu. Quoique le pavillon fûtdésert et fermé, la grille était ouverte, et les traces du passagede plusieurs chevaux frappèrent les yeux de Laurence. La colonne defumée s’élevait d’une prairie du parc anglais où elle présuma quel’on brûlait des herbes.

– Ah! vous en êtes aussi, mademoiselle, s’écria Violette quisortit du parc sur son bidet au grand galop et qui s’arrêta devantLaurence. Mais c’est une farce de carnaval, n’est-ce pas? On ne letuera pas.

– Qui?

– Vos cousins ne veulent pas sa mort.

– La mort de qui?

– Du sénateur.

– Tu es fou, Violette

– Eh bien, que faites-vous donc là? demanda-t-il.

A l’idée d’un danger couru par ses cousins, L’intrépide écuyèrepiqua des deux et arriva sur le terrain au moment où les sacs sechargeaient.

– Alerte! Je ne sais ce qui se passe, mais rentrons àCinq-Cygne!

Pendant que les gentilshommes s’employaient au transport de lafortune sauvée par le vieux marquis, il se passait une étrangescène au château de Gondreville.

A deux heures après midi, le sénateur et son ami Grévinfaisaient une partie d’échecs devant le feu, dans le grand salon durez-de-chaussée. Mme Grévin et Mme Marion causaient au coin de lacheminée assises sur un canapé. Tous les gens du château étaientallés voir une curieuse mascarade annoncée depuis longtemps dansl’arrondissement d’Arcis. La famille du garde qui remplaçait Michuau pavillon de Cinq-Cygne y était allée aussi. Le valet de chambredu sénateur et Violette se trouvaient alors seuls au château. Leconcierge, deux jardiniers et leurs femmes restaient à leur poste;mais leur pavillon est situé à l’entrée des cours, au bout del’avenue d’Arcis, et la distance qui existe entre ce tournebride etle château ne permettait pas d’y entendre un coup de fusil.D’ailleurs ces gens se tenaient sur le pas de la porte etregardaient dans la direction d’Arcis, qui est à une demi-lieue,espérant voir arriver la mascarade. Violette attendait dans unevaste antichambre le moment d’être reçu par le sénateur et Grévin,pour traiter l’affaire relative à la prorogation de son bail. En cemoment, cinq hommes masqués et gantés, qui, par la taille, lesmanières et l’allure, ressemblaient à MM. d’Hauteserre, de Simeuseet à Michu, fondirent sur le valet de chambre et sur Violette,auxquels ils mirent un mouchoir en forme de bâillon, et qu’ilsattachèrent à des chaises dans une office. Malgré la célérité desagresseurs, l’opération ne se fit pas sans que le valet de chambreet Violette eussent poussé chacun un cri. Ce cri fut entendu dansle salon. Les deux femmes voulurent y reconnaître un crid’alarme.

– Ecoutez! dit Mme Grévin, voici des voleurs.

– Bah! c’est un cri de mi-carême! dit Grévin, nous allons avoirles masques au château.

Cette discussion donna le temps aux cinq inconnus de fermer lesportes du côté de la cour d’honneur, et d’enfermer le valet dechambre et Violette. Mme Grévin, femme assez entêtée, voulutabsolument savoir la cause du bruit; elle se leva et donna dans lescinq masques, qui la traitèrent comme ils avaient arrangé Violetteet le valet de chambre; puis ils entrèrent avec violence dans lesalon, où les deux plus forts s’emparèrent du comte de Gondreville,le bâillonnèrent et l’enlevèrent par le parc, tandis que les troisautres liaient et bâillonnaient également Mme Marion et le notairechacun sur un fauteuil. L’exécution de cet attentat ne prit pasplus d’une demi-heure. Les trois inconnus, bientôt rejoints parceux qui avaient emporté le sénateur, fouillèrent le château de lacave au grenier. Ils ouvrirent toutes les armoires sans crocheteraucune serrure; ils sondèrent les murs, et furent enfin les maîtresjusqu’à cinq heures du soir. En ce moment, le valet de chambreacheva de déchirer avec ses dents les cordes qui liaient les mainsde Violette. Violette, débarrassé de son bâillon, se mit à crier ausecours. En entendant ces cris, les cinq inconnus rentrèrent dansles jardins, sautèrent sur des chevaux semblables à ceux deCinq-Cygne, et se sauvèrent, mais pas assez lestement pour empêcherViolette de les apercevoir. Après avoir détaché le valet dechambre, qui délia les femmes et le notaire, Violette enfourcha sonbidet, et courut après les malfaiteurs. En arrivant au pavillon, ilfut aussi stupéfait de voir les deux battants de la grille ouvertsque de voir Mlle de Cinq-Cygne en vedette.

Quand la jeune comtesse eut disparu, Violette fut rejoint parGrévin à cheval et accompagné du garde champêtre de la commune deGondreville, à qui le concierge avait donné un cheval des écuriesdu château. La femme du concierge était allée avertir lagendarmerie d’Arcis.

Chapitre 15La Justice sous le Code de Brumaire An IV

Violette apprit aussitôt à Grévin sa rencontre avec Laurence etla fuite de cette audacieuse jeune fille, dont le caractère profondet décidé leur était connu.

– Elle faisait le guet, dit Violette.

– Est-il possible que ce soient les nobles de Cinq-Cygne quiaient fait le coup? s’écria Grévin.

– Comment! répondit Violette, vous n’avez pas reconnu ce grosMichu? C’est lui qui s’est jeté sur moi, j’ai bien senti sa pogne.D’ailleurs les cinq chevaux étaient bien ceux de Cinq-Cygne.

En voyant la marque du fer des chevaux sur le sable durond-point et dans le parc, le notaire laissa le garde champêtre enobservation à la grille pour veiller à la conservation de cesprécieuses empreintes, et envoya Violette chercher le juge de paixd’Arcis pour les constater. Puis il retourna promptement au salondu château de Gondreville, où le lieutenant et le sous-lieutenantde la gendarmerie impériale arrivaient accompagnés de quatre hommeset d’un brigadier. Ce lieutenant était, comme on doit le penser, lebrigadier à qui, deux ans auparavant, François avait troué la tête,et à qui Corentin fit alors connaître son malicieux adversaire. Cethomme, appelé Giguet, dont le frère servait et devint un desmeilleurs colonels d’artillerie, se recommandait par sa capacitécomme officier de gendarmerie. Plus tard il commanda l’escadron del’Aube. Le sous-lieutenant, nommé Welff, avait autrefois menéCorentin de Cinq-Cygne au pavillon, et du pavillon à Troyes.Pendant la route, le Parisien avait suffisamment édifié l’Egyptiensur ce qu’il nomma la rouerie de Laurence et de Michu. Ces deuxofficiers devaient donc montrer et montrèrent une grande ardeurcontre les habitants de Cinq-Cygne. Malin et Grévin avaient, l’unpour le compte de l’autre, tous deux travaillé au Code dit debrumaire an IV, l’œuvre judiciaire de la Convention dite nationale,promulguée par le Directoire. Ainsi Grévin, qui connaissait cettelégislation à fond, put opérer dans cette affaire avec une terriblecélérité, mais sous une présomption arrivée à l’état de certituderelativement à la criminalité de Michu, de MM. d’Hauteserre et deSimeuse. Personne aujourd’hui, si ce n’est quelques vieuxmagistrats, ne se rappelle l’organisation de cette justice queNapoléon renversait précisément alors par la promulgation de sesCodes et par l’institution de sa magistrature qui régit maintenantla France.

Le Code de brumaire an IV réservait au directeur du jury dudépartement la poursuite immédiate du délit commis à Gondreville.Remarquez, en passant, que la Convention avait rayé de la languejudiciaire le mot crime. Elle n’admettait que des délits contre laloi, délits emportant des amendes, l’emprisonnement, des peinesinfamantes ou afflictives. La mort était une peine afflictive.Néanmoins, la peine afflictive de la mort devrait être supprimée àla paix, et remplacée par vingt-quatre années de travaux forcés.Ainsi la Convention estimait que vingt-quatre années de travauxforcés égalaient la peine de mort. Que dire du Code pénal quiinflige les travaux forcés à perpétuité? L’organisation alorspréparée par le Conseil d’Etat de Napoléon supprimait lamagistrature des directeurs du jury qui réunissaient, en effet, despouvoirs énormes. Relativement à la poursuite des délits et à lamise en accusation, le directeur du jury était en quelque sorte àla fois agent de police judiciaire, procureur du roi, juged’instruction et cour royale. Seulement, sa procédure et son acted’accusation étaient soumis au visa d’un commissaire du pouvoirexécutif et au verdict de huit jurés auxquels il exposait les faitsde son instruction, qui entendaient les témoins, les accusés, etqui prononçaient un premier verdict, dit d’accusation. Le directeurdevait exercer sur les jurés, réunis dans son cabinet, uneinfluence telle qu’ils ne pouvaient être que ses coopérateurs. Cesjurés constituaient le jury d’accusation. Il existait d’autresjurés pour composer le jury près le tribunal criminel chargé dejuger les accusés. Par opposition aux jurés d’accusation, ceux-làse nommaient jurés de jugement. Le tribunal criminel, à quiNapoléon venait de donner le nom de cour criminelle, se composaitd’un président, de quatre juges, de l’accusateur public, et d’uncommissaire du gouvernement. Néanmoins, de 1799 à 1806, il existades cours dites spéciales, jugeant sans jurés dans certainsdépartements certains attentats, composées de juges pris autribunal civil qui se formait en cour spéciale. Ce conflit de lajustice spéciale et de la justice criminelle amenait des questionsde compétence que jugeait le tribunal de cassation. Si ledépartement de l’Aube avait eu sa cour spéciale, le jugement del’attentat commis sur un sénateur de l’Empire y eût été sans doutedéféré; mais ce tranquille département était exempt de cettejuridiction exceptionnelle. Grévin dépêcha donc le sous-lieutenantau directeur du jury de Troyes. L’Egyptien y courut à brideabattue, et revint à Gondreville, ramenant en poste ce magistratquasi souverain.

Le directeur du jury de Troyes était un ancien lieutenant debailliage, ancien secrétaire appointé d’un des comités de laConvention, ami de Malin, et placé par lui. Ce magistrat, nomméLechesneau, vrai praticien de la vieille justice criminelle, avait,ainsi que Grévin, beaucoup aidé Malin dans ses travaux judiciairesà la Convention. Aussi Malin le recommanda-t-il à Cambacérès, quile nomma procureur général en Italie. Malheureusement pour sacarrière, Lechesneau eut des liaisons avec une grande dame deTurin, et Napoléon fut obligé de le destituer pour le soustraire àun procès correctionnel intenté par le mari à propos de lasoustraction d’un enfant adultérin. Lechesneau, devant tout àMalin, et devinant l’importance d’un pareil attentat, avait amenéle capitaine de la gendarmerie et un piquet de douze hommes.

Avant de partir, il s’était entendu naturellement avec lepréfet, qui, pris par la nuit, ne put se servir du télégraphe. Onexpédia sur Paris une estafette afin de prévenir le ministre de laPolice générale, le grand-juge et l’Empereur de ce crime inouï.Lechesneau trouva dans le salon de Gondreville Mmes Marion etGrévin, Violette, le valet de chambre du sénateur, et le juge depaix assisté de son greffier. Déjà des perquisitions avaient étépratiquées dans le château. Le juge de paix, aidé par Grévin,recueillait soigneusement les premiers éléments de l’instruction.Le magistrat fut tout d’abord frappé des combinaisons profondes querévélaient et le choix du jour et celui de l’heure. L’heureempêchait de chercher immédiatement des indices et des preuves.

Dans cette saison, à cinq heures et demie, moment où Violetteavait pu poursuivre les délinquants, il faisait presque nuit; et,pour les malfaiteurs, la nuit est souvent l’impunité. Choisir unjour de réjouissances où tout le monde irait voir la mascaraded’Arcis, et où le sénateur devait se trouver seul chez lui,n’était-ce pas éviter les témoins?

– Rendons justice à la perspicacité des agents de la préfecturede Police, dit Lechesneau. Ils n’ont cessé de nous mettre en gardecontre les nobles de Cinq-Cygne, et nous ont dit que tôt ou tardils feraient quelque mauvais coup.

Sûr de l’activité du préfet de l’Aube, qui envoya dans toutesles préfectures environnant celle de Troyes des estafettes pourfaire chercher les traces des cinq hommes masqués et du sénateur,Lechesneau commença par établir les bases de son instruction. Cetravail se fit rapidement avec deux têtes judiciaires aussi fortesque celles de Grévin et du juge de paix. Le juge de paix, nomméPigoult, ancien premier clerc de l’étude où Malin et Grévin avaientétudié la chicane à Paris, fut nommé trois mois après président dutribunal d’Arcis. En ce qui concernait Michu, Lechesneauconnaissait les menaces précédemment faites par cet homme à M.Marion, et le guet-apens auquel le sénateur avait échappé dans sonparc. Ces deux faits, dont l’un était la conséquence de l’autre,devaient être les prémisses de l’attentat actuel, et désignaientd’autant mieux l’ancien garde comme le chef des malfaiteurs, queGrévin, sa femme, Violette, et Mine Marion déclaraient avoirreconnu dans les cinq individus masqués un homme entièrementsemblable à Michu. La couleur des cheveux, celle des favoris, lataille trapue de l’individu rendaient son déguisement à peu prèsinutile. Quel autre que Michu, d’ailleurs, aurait pu ouvrir lagrille de Cinq-Cygne avec une clef? Le garde et sa femme, revenusd’Arcis et interrogés, déposèrent avoir fermé les deux grilles à laclef. Les grilles, examinées par le juge de paix, assisté du gardechampêtre et de son greffier, n’avaient offert aucune traced’effraction.

– Quand nous l’avons mis à la porte, il aura gardé des doublesclefs du château, dit Grévin. Mais il doit avoir médité quelquecoup désespéré, car il a vendu ses biens en vingt jours, et en atouché le prix dans mon étude avant-hier.

– Ils lui auront tout mis sur le dos, s’écria Lechesneau frappéde cette circonstance. Il s’est montré leur âme damnée.

Qui pouvait, mieux que MM. de Simeuse et d’Hauteserre, connaîtreles êtres du château? Aucun des assaillants ne s’était trompé dansses recherches, ils étaient allés partout avec une certitude quiprouvait que la troupe savait bien ce qu’elle voulait, et savaitsurtout où l’aller prendre. Aucune des armoires restées ouvertesn’avait été forcée. Ainsi les délinquants en avaient les clefs; et,chose étrange! ils ne s’étaient pas permis le moindre détournement.Il ne s’agissait donc pas d’un vol. Enfin, Violette, après avoirreconnu les chevaux du château de Cinq-Cygne, avait trouvé lacomtesse en embuscade devant le pavillon du garde. De cet ensemblede faits et de dépositions il résultait, pour la justice la moinsprévenue, des présomptions de culpabilité relativement à MM. deSimeuse, d’Hauteserre et Michu qui dégénéraient en certitude pourun directeur du jury. Maintenant que voulaient-ils faire du futurcomte de Gondreville? Le forcer à une rétrocession de sa terre,pour l’acquisition de laquelle le régisseur annonçait, dès 1799,avoir des capitaux? Ici tout changeait d’aspect.

Le savant criminaliste se demanda quel pouvait être le but desrecherches actives faites dans le château. S’il se fût agi d’unevengeance, les délinquants eussent pu tuer Malin. Peut-être lesénateur était-il mort et enterré. L’enlèvement accusait néanmoinsune séquestration. Pourquoi la séquestration après les recherchesaccomplies au château? Certes, il y avait folie à croire quel’enlèvement d’un dignitaire de l’Empire resterait longtempssecret! La rapide publicité que devait avoir cet attentat enannulait les bénéfices.

A ces objections, Pigoult répondit que jamais la Justice nepouvait deviner tous les motifs des scélérats. Dans tous les procèscriminels, il existait, du juge au criminel et du criminel au juge,des parties obscures; la conscience avait des abîmes où la lumièrehumaine ne pénétrait que par la confession des coupables.

Grévin et Lechesneau firent un hochement de tête en signed’assentiment, sans pour cela cesser d’avoir les yeux sur cesténèbres qu’ils tenaient à éclairer.

– L’Empereur leur a pourtant fait grâce, dit Pigoult à Grévin età Mme Marion, il les a radiés de la liste, quoiqu’ils fussent de ladernière conspiration ourdie contre lui!

Lechesneau, sans plus tarder, expédia toute sa gendarmerie surla forêt et la vallée de Cinq-Cygne, en faisant accompagner Giguetpar le juge de paix qui devint, aux termes du code, son officier depolice judiciaire auxiliaire; il le chargea de recueillir dans lacommune de Cinq-Cygne les éléments de l’instruction, de procéder aubesoin à tous interrogatoires, et, pour plus de diligence, il dictarapidement et signa le mandat d’arrêt de Michu, sur qui les chargesparaissaient évidentes.

Après le départ des gendarmes et du juge de paix, Lechesneaureprit le travail important des mandats d’arrêt à décerner contreles Simeuse et les d’Hauteserre. D’après le code, ces actesdevaient contenir toutes les charges qui pesaient sur lesdélinquants. Giguet et le juge de paix se portèrent si rapidementsur Cinq-Cygne, qu’ils rencontrèrent les gens du château revenantde Troyes. Arrêtés et conduits chez le maire, où ils furentinterrogés, chacun d’eux, ignorant l’importance de cette réponse,dit naïvement avoir reçu, la veille, la permission d’aller pendanttoute la journée à Troyes. Sur une interpellation du juge de paix,chacun répondit également que Mademoiselle leur avait offert deprendre cette distraction à laquelle ils ne songeaient pas. Cesdépositions parurent si graves au juge de paix, qu’il envoyal’Egyptien à Gondreville prier M. Lechesneau de venir procéderlui-même à l’arrestation des gentilshommes de Cinq-Cygne, afind’opérer simultanément, car il se transportait à la ferme de Michu,pour y surprendre le prétendu chef des malfaiteurs. Ces nouveauxéléments parurent si décisifs, que Lechesneau partit aussitôt pourCinq-Cygne, en recommandant à Grévin de faire soigneusement garderles empreintes laissées par le pied des chevaux dans le parc. Ledirecteur du jury savait quel plaisir causerait à Troyes saprocédure contre d’anciens nobles, les ennemis du peuple, devenusles ennemis de l’Empereur. En de pareilles dispositions, unmagistrat prend facilement de simples présomptions pour des preuvesévidentes. Néanmoins, en allant de Gondreville à Cinq-Cygne dans lapropre voiture du sénateur, Lechesneau qui, certes, eût fait ungrand magistrat sans la passion à laquelle il dut sa disgrâce, carl’Empereur devint prude, trouva l’audace des jeunes gens et deMichu bien folle et peu en harmonie avec l’esprit de Mlle deCinq-Cygne. Il crut en lui-même à des intentions autres que celled’arracher au sénateur une rétrocession de Gondreville. En toutechose, même en magistrature, il existe ce qu’il faut appeler laconscience du métier. Les perplexités de Lechesneau résultaient decette conscience que tout homme met à s’acquitter des devoirs quilui plaisent, et que les savants portent dans la science, lesartistes dans l’art, les juges dans la justice. Aussi peut-être lesjuges offrent-ils aux accusés plus de garanties que les jurés. Lemagistrat ne se fie qu’aux lois de la raison, tandis que le juré selaisse entraîner par les ondes du sentiment. Le directeur du juryse posa plusieurs questions à lui-même, en se proposant d’ychercher des solutions satisfaisantes dans l’arrestation même desdélinquants. Quoique la nouvelle de l’enlèvement de Malin agitâtdéjà la ville de Troyes, elle était encore ignorée dans Arcis àhuit heures, car tout le monde soupait quand on y vint chercher lagendarmerie et le juge de paix; enfin personne ne la savait àCinq-Cygne, dont la vallée et le château étaient pour la secondefois cernés, mais cette fois par la Justice et non par la Police:les transactions, possibles avec l’une, sont souvent impossiblesavec l’autre.

Chapitre 16Les Arrestations

Laurence n’avait eu qu’à dire à Marthe, à Catherine et auxDurieu de rester dans le château sans en sortir ni regarderau-dehors, pour être strictement obéie par eux. A chaque voyage,les chevaux stationnèrent dans le chemin creux, en face de labrèche, et de là, Robert et Michu, les plus robustes de la troupe,avaient pu transporter secrètement les sacs par la brèche dans unecave située sous l’escalier de la tour dite de Mademoiselle. Enarrivant au château vers cinq heures et demie, les quatregentilshommes et Michu se mirent aussitôt à y enterrer l’or.Laurence et les d’Hauteserre jugèrent convenable de murer lecaveau. Michu se chargea de cette opération en se faisant aider parGothard, qui courut à la ferme chercher quelques sacs de plâtrerestés lors de la construction, et Marthe retourna chez elle pourdonner secrètement les sacs à Gothard. La ferme bâtie par Michu setrouvait sur l’éminence d’où jadis il avait aperçu les gendarmes,et l’on y allait par le chemin creux. Michu, très affamé, sedépêcha si bien que, vers sept heures et demie, il eut fini sabesogne. Il revenait d’un pas leste, afin d’empêcher Gothardd’apporter un dernier sac de plâtre dont il avait cru avoir besoin.Sa ferme était déjà cernée par le garde champêtre de Cinq-Cygne,par le juge de paix, son greffier et trois gendarmes qui secachèrent et le laissèrent entrer en l’entendant venir.

Michu rencontra Gothard, un sac sur l’épaule, et lui cria deloin:

– C’est fini, petit, reporte-le, et dîne avec nous.

Michu, le front en sueur, les vêtements souillés de plâtre et dedébris de pierres meulières boueuses provenant des décombres de labrèche, entra tout joyeux dans la cuisine de sa ferme, où la mèrede Marthe et Marthe servaient la soupe en l’attendant.

Au moment où Michu tournait le robinet de la fontaine pour selaver les mains, le juge de paix se présenta, accompagné de songreffier et du garde champêtre.

– Que nous voulez-vous, monsieur Pigoult? demanda Michu.

– Au nom de l’Empereur et de la Loi, je vous arrête dit le jugede paix.

Les trois gendarmes se montrèrent alors amenant Gothard. Envoyant les chapeaux bordés, Marthe et sa mère échangèrent un regardde terreur.

– Ah! bah! Et pourquoi? demanda Michu qui s’assit à sa table endisant à sa femme Sers-moi, je meurs de faim.

– Vous le savez aussi bien que nous, dit le juge de paix qui fitsigne à son greffier de commencer le procès-verbal, après avoirexhibé le mandat d’arrêt au fermier.

– Eh bien, tu fais l’étonné, Gothard. Veux-tu dîner, oui ou non?dit Michu. Laisse-leur écrire leurs bêtises.

– Vous reconnaissez l’état dans lequel sont vos vêtements? ditle juge de paix. Vous ne niez pas non plus les paroles que vousavez dites à Gothard dans votre cour?

Michu, servi par sa femme stupéfaite de son sang-froid, mangeaitavec l’avidité que donne la faim, et ne répondait point, il avaitla bouche pleine et le cœur innocent. L’appétit de Gothard futsuspendu par une horrible crainte.

Voyons, dit le garde champêtre à l’oreille de Michu,qu’avez-vous fait du sénateur? Il s’en va, pour vous, à entendreles gens de justice, de la peine de mort.

– Ah mon Dieu! cria Marthe qui surprit les derniers mots ettomba comme foudroyée.

– Violette nous aura joué quelque vilain tour s’écria Michu ense souvenant des paroles de Laurence.

– Ah! vous savez donc que Violette vous a vus, dit le juge depaix.

Michu se mordit les lèvres, et résolut de ne plus rien dire.Gothard imita cette réserve. En voyant l’inutilité de ses effortspour le faire parler, et connaissant d’ailleurs ce qu’on nommaitdans le pays la perversité de Michu, le juge de paix ordonna de luilier les mains ainsi qu’à Gothard, et de les emmener au château deCinq-Cygne, sur lequel il se dirigea pour y rejoindre le directeurdu jury.

Les gentilshommes et Laurence avaient trop appétit et le dînerleur offrait un trop évident intérêt pour qu’ils le retardassent enfaisant leur toilette. Ils vinrent, elle en amazone, eux en culottede peau blanche, en bottes à l’écuyère et dans leur veste de drapvert retrouver au salon M. et Mme d’Hauteserre qui étaient assezinquiets. Le bonhomme avait remarqué des allées et venues, etsurtout la défiance dont il fut l’objet, car Laurence n’avait pu lesoumettre à la consigne des gens. Donc, à un moment où l’un de sesfils avait évité de lui répondre en s’enfuyant, il était venu direà sa femme:

– Je crains que Laurence ne nous taille encore descroupières!

– Quelle espèce de chasse avez-vous faite aujourd’hui? demandaMme d’Hauteserre à Laurence.

– Ah! vous apprendrez quelque jour le mauvais coup auquel vosenfants ont participé, répondit-elle en riant.

Quoique dites par plaisanterie, ces paroles firent frémir lavieille dame. Catherine annonça le dîner. Laurence donna le bras àM. d’Hauteserre, et sourit de la malice qu’elle faisait à sescousins, en forçant l’un d’eux à offrir son bras à la vieille dame,transformée en oracle par leur convention.

Le marquis de Simeuse conduisit Mme d’Hauteserre à table. Lasituation devint alors si solennelle, que, le bénédicité fini,Laurence et ses deux cousins éprouvèrent au cœur des palpitationsviolentes. Mme d’Hauteserre, qui servait, fut frappée de l’anxiétépeinte sur le visage des deux Simeuse et de l’altération queprésentait la figure moutonne de Laurence.

– Mais il s’est passé quelque chose d’extraordinaire?s’écria-t-elle en les regardant tous.

– A qui parlez-vous? dit Laurence.

– A vous tous, répondit la vieille dame.

– Quant à moi, ma mère, dit Robert, j’ai une faim de loup.

Mme d’Hauteserre, toujours troublée, offrit au marquis deSimeuse une assiette qu’elle destinait au cadet.

– Je suis comme votre mère, je me trompe toujours, même malgrévos cravates. Je croyais servir votre frère, lui dit-elle.

– Vous le servez mieux que vous ne pensez, dit le cadet enpâlissant. Le voilà comte de Cinq-Cygne.

Ce pauvre enfant si gai devint triste pour toujours mais iltrouva la force de regarder Laurence en souriant, et de comprimerses regrets mortels. En un instant, l’amant s’abîma dans lefrère.

– Comment! La comtesse aurait fait son choix? s’écria la vieilledame.

– Non, dit Laurence, nous avons laissé agir le sort, et vous enétiez l’instrument.

Elle raconta la convention stipulée le matin. L’aîné desSimeuse, qui voyait s’augmenter la pâleur du visage chez son frère,éprouvait de moment en moment le besoin de s’écrier:

– Epouse-la, j’irai mourir, moi

Au moment où l’on servait le dessert, les habitants deCinq-Cygne entendirent frapper à la croisée de la salle à manger,du côté du jardin. L’aîné des d’Hauteserre, qui alla ouvrir, livrapassage au curé dont la culotte s’était déchirée aux treillis enescaladant les murs du parc.

– Fuyez! On vient vous arrêter!

– Pourquoi?

– Je ne sais pas encore, mais on procède contre vous.

Ces paroles furent accueillies par des rires universels.

– Nous sommes innocents, s’écrièrent les gentilshommes.

– Innocents ou coupables, dit le curé, montez à cheval et gagnezla frontière. Là, vous serez à même de prouver votre innocence. Onrevient sur une condamnation par contumace, on ne revient pas d’unecondamnation contradictoire obtenue par les passions populaires, etpréparée par les préjugés. Souvenez-vous du mot du président deHarlay. Si l’on m’accusait d’avoir emporté les tours de Notre-Dame,je commencerais par m’enfuir.

– Mais fuir, n’est-ce pas s’avouer coupable? dit le marquis deSimeuse.

– Ne fuyez pas! … dit Laurence.

– Toujours de sublimes sottises, dit le curé au désespoir. Sij’avais la puissance de Dieu, je vous enlèverais. Mais si l’on metrouve ici, dans cet état, ils tourneront contre vous et moi cettesingulière visite, je me sauve par la même voie. Songez-y! Vousavez encore le temps. Les gens de justice n’ont pas pensé au murmitoyen du presbytère, et vous êtes cernés de tous côtés.

Le retentissement des pas d’une foule et le bruit des sabres dela gendarmerie, remplirent la cour et parvinrent dans la salle àmanger quelques instants après le départ du pauvre curé, qui n’eutpas plus de succès dans ses conseils que le marquis de Chargebœufdans les siens.

– Notre existence commune, dit mélancoliquement le cadet desSimeuse à Laurence, est une monstruosité et nous éprouvons unmonstrueux amour. Cette monstruosité a gagné votre cœur. Peut-êtreest-ce parce que les lois de la nature sont bouleversées en eux,que les jumeaux dont l’histoire nous est conservée ont tous étémalheureux. Quant à nous, voyez avec quelle persistance le sortnous poursuit. Voilà votre décision fatalement retardée.

Laurence était hébétée, elle entendit comme un bourdonnement cesparoles, sinistres pour elle, prononcées par le directeur dujury:

– Au nom de l’Empereur et de la Loi! J’arrête les sieursPaul-Marie et Marie-Paul de Simeuse, Adrien et Robert d’Hauteserre.Ces messieurs, ajouta-t-il en montrant à ceux qui l’accompagnaientdes traces de boue sur les vêtements des prévenus, ne nieront pasd’avoir passé une partie de cette journée à cheval.

– De quoi les accusez-vous? demanda fièrement Mlle deCinq-Cygne.

– Vous n’arrêtez pas Mademoiselle? dit Giguet.

– Je la laisse en liberté, sous caution, jusqu’à un plus ampleexamen des charges qui pèsent sur elle.

Goulard offrit sa caution en demandant simplement à la comtessesa parole d’honneur de ne pas s’évader. Laurence foudroya l’ancienpiqueur de la maison de Simeuse par un regard plein de hauteur quilui fit de cet homme un ennemi mortel, et une larme sortit de sesyeux, une de ces larmes de rage qui annoncent un enfer de douleurs.Les quatre gentilshommes échangèrent un regard terrible etrestèrent immobiles.

M. et Mme d’Hauteserre, craignant d’avoir été trompés par lesquatre jeunes gens et par Laurence, étaient dans un état de stupeurindicible. Cloués dans leurs fauteuils, ces parents, qui sevoyaient arracher leurs enfants après avoir tant craint pour eux etles avoir reconquis, regardaient sans voir, écoutaient sansentendre.

– Faut-il vous demander d’être ma caution, monsieurd’Hauteserre? cria Laurence à son ancien tuteur qui fut réveillépar ce cri pour lui clair et déchirant comme le son de la trompettedu Jugement dernier.

Le vieillard essuya les larmes qui lui vinrent aux yeux, ilcomprit tout, et dit à sa parente d’une voix faible:

– Pardon, comtesse, vous savez que je vous appartiens corps etâme.

Lechesneau, frappé d’abord de la tranquillité de ces coupablesqui dînaient, revint à ses premiers sentiments sur leur culpabilitéquand il vit la stupeur des parents et l’air songeur de Laurence,qui cherchait à deviner le piège qu’on lui avait tendu.

– Messieurs, dit-il poliment, vous êtes trop bien élevés pourfaire une résistance inutile; suivez-moi tous les quatre auxécuries où il est nécessaire de détacher en votre présence les fersde vos chevaux, qui deviendront des pièces importantes au procès,et démontreront peut-être votre innocence ou votre culpabilité.Venez aussi, mademoiselle! …

Le maréchal-ferrant de Cinq-Cygne et son garçon avaient étérequis par Lechesneau de venir en qualité d’experts. Pendantl’opération qui se faisait aux écuries, le juge de paix amenaGothard et Michu. L’opération de détacher les fers à chaque cheval,et de les réunir en les désignant, afin de procéder à laconfrontation des marques laissées dans le parc par les chevaux desauteurs de l’attentat, prit du temps. Néanmoins Lechesneau, prévenude l’arrivée de Pigoult, laissa les accusés avec les gendarmes,vint dans la salle à manger pour dicter le procès-verbal, et lejuge de paix lui montra l’état des vêtements de Michu en racontantles circonstances de l’arrestation.

– Ils auront tué le sénateur et l’auront plâtré dans quelquemuraille, dit en finissant Pigoult à Lechesneau.

– Maintenant, j’en ai peur, répondit le magistrat.

– Où as-tu porté le plâtre? dit-il à Gothard.

Gothard se mit à pleurer.

– La justice l’effraie, dit Michu dont les yeux lançaient desflammes comme ceux d’un lion pris dans un filet.

Tous les gens de la maison retenus chez le maire arrivèrentalors, ils encombrèrent l’antichambre où Catherine et les Durieupleuraient, et leur apprirent l’importance des réponses qu’ilsavaient faites. A toutes les questions du directeur et du juge depaix, Gothard répondit par des sanglots; en pleurant il finit parse donner une sorte d’attaque convulsive qui les effraya, et ils lelaissèrent. Le petit drôle, ne se voyant plus surveillé, regardaMichu en souriant, et Michu l’approuva par un regard. Lechesneauquitta le juge de paix pour aller presser les experts.

– Monsieur, dit enfin Mme d’Hauteserre en s’adressant à Pigoult,pouvez-vous nous expliquer la cause de ces arrestations?

– Ces messieurs sont accusés d’avoir enlevé le sénateur à mainarmée, et de l’avoir séquestré, car nous ne supposons pas qu’ilsl’aient tué, malgré les apparences.

– Et quelles peines encourraient les auteurs de ce crime?demanda le bonhomme.

– Mais comme les lois, auxquelles il n’est pas dérogé par lecode actuel, resteront en vigueur, il y a peine de mort, reprit lejuge de paix.

Peine de mort! s’écria Mme d’Hauteserre qui s’évanouit.

Le curé se présenta dans ce moment avec sa sœur, qui appelaCatherine et la Durieu.

– Mais nous ne l’avons seulement pas vu, votre maudit sénateur!s’écria Michu.

– Mme Manon, Mme Grévin, M. Grévin, le valet de chambre dusénateur, Violette ne peuvent pas en dire autant de vous, réponditPigoult avec le sourire aigre du magistrat convaincu.

– Je n’y comprends rien, dit Michu que cette réponse frappa destupeur et qui commença dès lors à se croire entortillé avec sesmaîtres dans quelque trame ourdie contre eux.

En ce moment tout le monde revint des écuries. Laurence accourutà Mme d’Hauteserre qui reprit ses sens pour lui dire:

– Il y a peine de mort.

– Peine de mort?… répéta Laurence en regardant les quatregentilshommes.

Ce mot répandit un effroi dont profita Giguet, en homme instruitpar Corentin.

– Tout peut s’arranger encore, dit-il en emmenant le marquis deSimeuse dans un coin de la salle à manger, peut-être n’est-cequ’une plaisanterie? Que diable! Vous avez été militaires. Entresoldats on s’entend. Qu’avez-vous fait du sénateur? Si vous l’aveztué, tout est dit; mais si vous l’avez séquestré, rendez-le, vousvoyez bien que votre coup est manqué. Je suis certain que ledirecteur du jury, d’accord avec le sénateur, étouffera lespoursuites.

– Nous ne comprenons absolument rien à vos questions, dit lemarquis de Simeuse.

– Si vous le prenez sur ce ton, cela ira loin, dit lelieutenant.

– Chère cousine, dit le marquis de Simeuse, nous allons enprison, mais ne soyez pas inquiète, nous reviendrons dans quelquesheures, il y a dans cette affaire des malentendus qui vonts’expliquer.

– Je le souhaite pour vous, messieurs, dit le magistrat enfaisant signe à Giguet d’emmener les quatre gentilshommes, Gothardet Michu. – Ne les conduisez pas à Troyes, dit-il au lieutenant,gardez-les à votre poste d’Arcis, ils doivent être présents demain,au jour, à la vérification des fers de leurs chevaux avec lesempreintes laissées dans le parc.

Lechesneau et Pigoult ne partirent qu’après avoir interrogéCatherine, M., Mme d’Hauteserre et Laurence. Les Durieu, Catherineet Marthe déclarèrent n’avoir vu leurs maîtres qu’au déjeuner; M.d’Hauteserre déclara les avoir vus à trois heures.

Quand, à minuit, Laurence se vit entre M. et Mme d’Hauteserre,devant l’abbé Goujet et sa sœur, sans les quatre jeunes gens qui,depuis dix-huit mois, étaient la vie de ce château, son amour et sajoie, elle garda pendant longtemps un silence que personne n’osarompre. Jamais affliction ne fut plus profonde ni plus complète,Enfin, on entendit un soupir, on regarda.

Marthe, oubliée dans un coin, se leva, disant:

– La mort! Madame … On nous les tuera, malgré leurinnocence.

– Qu’avez-vous fait dit le curé.

Laurence sortit sans répondre. Elle avait besoin de la solitudepour retrouver sa force, au milieu de ce désastre imprévu.

Chapitre 17Doutes des Défenseurs officieux

A trente-quatre ans de distance, pendant lesquels il s’est faittrois grandes révolutions, les vieillards seuls peuvent se rappeleraujourd’hui le tapage inouï produit en Europe par l’enlèvement d’unsénateur de l’Empire français. Aucun procès, si ce n’est ceux deTrumeau, l’épicier de la place Saint-Michel et celui de la veuveMorin, sous l’Empire; ceux de Fualdès et de Castaing, sous laRestauration; ceux de Mme Lafarge et de Fieschi, sous legouvernement actuel, n’égala en intérêt et en curiosité celui desjeunes gens accusés de l’enlèvement de Malin. Un pareil attentatcontre un membre de son Sénat excita la colère de l’Empereur, à quil’on apprit l’arrestation des délinquants presque en même temps quela perpétration du délit et le résultat négatif des recherches. Laforêt fouillée dans ses profondeurs, l’Aube et les départementsenvironnants parcourus dans toute leur étendue, n’offrirent pas lemoindre indice du passage ou de la séquestration du comte deGondreville. Le grand-juge, mandé par Napoléon, vint après avoirpris des renseignements auprès du ministre de la Police, et luiexpliqua la position de Malin vis-à-vis des Simeuse. L’Empereur,alors occupé de choses graves, trouva la solution de l’affaire dansles faits antérieurs.

– Ces jeunes gens sont fous, dit-il. Un jurisconsulte commeMalin doit revenir sur des actes arrachés par la violence.Surveillez ces nobles pour savoir comment ils s’y prendront pourrelâcher le comte de Gondreville. Il enjoignit de déployer la plusgrande célérité dans une affaire où il vit un attentat contre sesinstitutions, un fatal exemple de résistance aux effets de laRévolution, une atteinte à la grande question des biens nationaux,et un obstacle à cette fusion des partis qui fut la constanteoccupation de sa politique intérieure. Enfin il se trouvait jouépar ces jeunes gens qui lui avaient promis de vivretranquillement.

– La prédiction de Fouché s’est réalisée, s’écria-t-il en serappelant la phrase échappée deux ans auparavant à son ministreactuel de la Police qui ne l’avait dite que sous l’impression durapport fait par Corentin sur Laurence.

On ne peut pas se figurer, sous un gouvernement constitutionneloù personne ne s’intéresse à une Chose Publique, aveugle et muette,ingrate et froide, le zèle qu’un mot de l’Empereur imprimait à samachine politique ou administrative. Cette puissante volontésemblait se communiquer aux choses aussi bien qu’aux hommes. Unefois son mot dit, l’Empereur, surpris par la coalition de 1806,oublia l’affaire. Il pensait à de nouvelles batailles à livrer, ets’occupait de masser ses régiments pour frapper un grand coup aucœur de la monarchie prussienne. Mais son désir de voir faireprompte justice trouva un puissant véhicule dans l’incertitude quiaffectait la position de tous les magistrats de l’Empire. En cemoment, Cambacérès, en sa qualité d’archichancelier, et legrand-juge Régnier préparaient l’institution des tribunaux depremière instance des cours impériales et de la Cour de cassation;ils agitaient la question de costumes auxquels Napoléon tenait tantet avec tant de raison; ils révisaient le personnel etrecherchaient les restes des parlements abolis. Naturellement, lesmagistrats du département de l’Aube pensèrent que donner despreuves de zèle dans l’affaire de l’enlèvement du comte deGondreville, serait une excellente recommandation. Les suppositionsde Napoléon devinrent alors des certitudes pour les courtisans etpour les masses.

La paix régnait encore sur le continent, et l’admiration pourl’Empereur était unanime en France: il cajolait les intérêts, lesvanités, les personnes, les choses, enfin tout jusqu’aux souvenirs.Cette entreprise parut donc à tout le monde une atteinte au bonheurpublic. Ainsi les pauvres gentilshommes innocents furent couvertsd’un opprobre général. En petit nombre et confinés dans leursterres, les nobles déploraient cette affaire entre eux, mais pas unn’osait ouvrir la bouche. Comment, en effet, s’opposer audéchaînement de l’opinion publique? Dans tout le département onexhumait les cadavres des onze personnes tuées en 1792, à traversles persiennes de l’hôtel de Cinq-Cygne, et l’on en accablait lesaccusés. On craignait que les émigrés enhardis n’exerçassent tousdes violences sur les acquéreurs de leurs biens, pour en préparerla restitution en protestant ainsi contre un injuste dépouillement.Ces nobles gens furent donc traités de brigands, de voleurs,d’assassins, et la complicité de Michu leur devint surtout fatale.Cet homme qui avait coupé, lui ou son beau-père, toutes les têtestombées dans le département pendant la Terreur, était l’objet descontes les plus ridicules. L’exaspération fut d’autant plus viveque Malin avait à peu près placé tous les fonctionnaires de l’Aube.Aucune voix généreuse ne s’éleva pour contredire la voix publique.Enfin les malheureux n’avaient aucun moyen légal de combattre lespréventions , car, en soumettant à des jurés et les éléments del’accusation et le jugement, le Code de brumaire an IV n’avait pudonner aux accusés l’immense garantie du recours en cassation pourcause de suspicion légitime. Le surlendemain de l’arrestation, lesmaîtres et les gens du château de Cinq-Cygne furent assignés àcomparaître devant le jury d’accusation. On laissa Cinq-Cygne à lagarde du fermier, sous l’inspection de l’abbé Goujet et de sa sœurqui s’y établirent. Mlle de Cinq-Cygne, M. et Mme d’Hauteserrevinrent occuper la petite maison que possédait Durieu dans un deces longs et larges faubourgs qui s’étalent autour de la ville deTroyes. Laurence eut le cœur serré quand elle reconnut la fureurdes masses, la malignité de la bourgeoisie et l’hostilité del’administration par plusieurs de ces petits événements quiarrivent toujours aux parents des gens impliquée dans une affairecriminelle, dans les villes de province où elle se juge. C’est, aulieu de mots encourageants et pleins de compassion, desconversations entendues où éclatent d’affreux désirs de vengeance;des témoignages de haine à la place des actes de la strictepolitesse ou de la réserve ordonnée par la décence, mais surtout unisolement dont s’affectent les hommes ordinaires, et d’autant plusrapidement senti que le malheur excite la défiance. Laurence, quiavait recouvré toute sa force, comptait sur les clartés del’innocence et méprisait trop la foule pour s’épouvanter de cesilence désapprobateur par lequel on l’accueillait. Elle soutenaitle courage de M. et Mme d’Hauteserre, tout en pensant à la bataillejudiciaire qui, d’après la rapidité de la procédure, devait bientôtse livrer devant la cour criminelle. Mais elle allait recevoir uncoup auquel elle ne s’attendait point et qui diminua son courage.Au milieu de ce désastre et par le déchaînement général, au momentoù cette famille affligée se voyait comme dans un désert, un hommegrandit tout à coup aux yeux de Laurence et montra toute la beautéde son caractère. Le lendemain du jour où l’accusation approuvéepar la formule: Oui, il y a lieu, que le chef du jury écrivait aubas de l’acte, fut renvoyée à l’accusateur public, et que le mandatd’arrêt décerné contre les accusés eut été converti en uneordonnance de prise de corps, le marquis de Chargebœuf vintcourageusement dans sa vieille calèche au secours de sa jeuneparente. Prévoyant la promptitude de la justice, le chef de cettegrande famille s’était hâté d’aller à Paris, d’où il amenait l’undes plus rusés et des plus honnêtes procureurs du vieux temps,Bordin, qui devint, à Paris, l’avoué de la noblesse pendant dixans, et dont le successeur fut le célèbre avoué Derville. Ce digneprocureur choisit aussitôt pour avocat le petit-fils d’un ancienprésident du parlement de Normandie qui se destinait à lamagistrature et dont les études s’étaient faites sous sa tutelle.Ce jeune avocat, pour employer une dénomination abolie quel’Empereur allait faire revivre, fut en effet nommé substitut duprocureur général à Paris après le procès actuel, et devint un denos plus célèbres magistrats. M. de Grandville accepta cettedéfense comme une occasion de débuter avec éclat. A cette époque,les avocats étaient remplacés par des défenseurs officieux. Ainsile droit de défense n’était pas restreint, tous les citoyenspouvaient plaider la cause de l’innocence; mais les accusés n’enprenaient pas moins d’anciens avocats pour se défendre. Le vieuxmarquis, effrayé des ravages que la douleur avait faits chezLaurence, fut admirable de bon goût et de convenance. Il ne rappelapoint ses conseils donnés en pure perte; il présenta Bordin commeun oracle dont les avis devaient être suivis à la lettre, et lejeune de Grandville comme un défenseur en qui l’on pouvait avoirune entière confiance.

Laurence tendit la main au vieux marquis, et lui serra la sienneavec une vivacité qui le charma.

– Vous aviez raison, lui dit-elle.

– Voulez-vous maintenant écouter mes conseils? demanda-t-il.

La jeune comtesse fit, ainsi que M. et Mme d’Hauteserre, unsigne d’assentiment.

– Eh bien, venez dans ma maison, elle est au centre de la villeprès du tribunal; vous et vos avocats, vous vous y trouverez mieuxqu’ici où vous êtes entassés, et beaucoup trop loin du champ debataille. Vous auriez la ville à traverser tous les jours.

Laurence accepta, le vieillard l’emmena ainsi que Mmed’Hauteserre à sa maison, qui fut celle des défenseurs et deshabitants de Cinq-Cygne tant que dura le procès. Après le dîner,les portes closes, Bordin se fit raconter exactement par Laurenceles circonstances de l’affaire en la priant de n’omettre aucundétail, quoique déjà quelques-uns des faits antérieurs eussent étédits à Bordin et au jeune défenseur par le marquis durant leurvoyage de Paris à Troyes. Bordin écouta, les pieds au feu, sans sedonner la moindre importance. Le jeune avocat, lui, ne puts’empêcher de se partager entre son admiration pour Mlle deCinq-Cygne et l’attention qu’il devait aux éléments de lacause.

– Est-ce bien tout? demanda Bordin quand Laurence eut racontéles événements du drame tels que ce récit les a présentés jusqu’àprésent.

– Oui, répondit-elle.

Le silence le plus profond régna pendant quelques instants dansle salon de l’hôtel de Chargebœuf où se passait cette scène, unedes plus graves qui aient lieu durant la vie, et une des plus raresaussi. Tout procès est jugé par les avocats avant les juges, demême que la mort du malade est pressentie par les médecins, avantla lutte que les uns soutiendront avec la nature et les autres avecla justice. Laurence, M. et Mme d’Hauteserre, le marquis avaientles yeux sur la vieille figure noire et profondément labourée parla petite vérole de ce vieux procureur qui allait prononcer desparoles de vie ou de mort. M. d’Hauteserre s’essuya des gouttes desueur sur le front. Laurence regarda le jeune avocat et lui trouvale visage attristé.

– Eh bien, mon cher Bordin? dit le marquis en lui tendant satabatière ou le procureur puisa d’une façon distraite.

Bordin frotta le gras de ses jambes vêtues en gros bas defiloselle noire, car il était en culotte de drap noir, et portaitun habit qui se rapprochait par sa forme des habits dits à lafrançaise; il jeta son regard malicieux sur ses clients en ydonnant une expression craintive, mais il les glaça.

– Faut-il vous disséquer cela, dit-il, et vous parlerfranchement?

– Mais allez donc, monsieur! dit Laurence.

– Tout ce que vous avez fait de bien se tourne en charges contrevous, lui dit alors le vieux praticien. On ne peut pas sauver vosparents, on ne pourra que faire diminuer la peine. La vente quevous avez ordonnée à Michu de faire de ses biens sera prise pour lapreuve la plus évidente de vos intentions criminelles sur lesénateur. Vous avez envoyé vos gens exprès à Troyes pour êtreseuls, et cela sera d’autant plus plausible que c’est la vérité.L’aîné des d’Hauteserre a dit à Beauvisage un mot terrible qui vousperd tous. Vous en avez dit un autre dans votre cour qui prouvaitlongtemps à l’avance vos mauvais vouloirs contre Gondreville. Quantà vous, vous étiez à la grille en observation au moment du coup; sil’on ne vous poursuit pas, c’est pour ne pas mettre un élémentd’intérêt dans l’affaire.

– La cause n’est pas tenable, dit M. de Grandville.

– Elle l’est d’autant moins, reprit Bordin, qu’on ne peut plusdire la vérité. Michu, MM. de Simeuse et d’Hauteserre doivent s’entenir tout simplement à prétendre qu’ils sont allés dans la forêtavec vous pendant une partie de la journée et qu’ils sont venusdéjeuner à Cinq-Cygne. Mais si nous pouvons établir que vous yétiez tous à trois heures, pendant que l’attentat avait lieu, quelssont nos témoins? Marthe, la femme d’un accusé, les Durieu,Catherine, gens à votre service, monsieur et madame, père et mèrede deux accusés. Ces témoins sont sans valeur, la loi ne les admetpas contre vous, le bon sens les repousse en votre faveur. Si, parmalheur, vous disiez être allés chercher onze cent mille francsd’or dans la forêt, vous enverriez tous les accusés aux galèrescomme voleurs. Accusateur public, jurés, juges, audience, et laFrance croiraient que vous avez pris cet or à Gondreville, et quevous avez séquestré le sénateur pour faire votre coup. En admettantl’accusation telle qu’elle est en ce moment, l’affaire n’est pasclaire; mais, dans sa vérité pure, elle deviendrait limpide; lesjurés expliqueraient par le vol toutes les parties ténébreuses, carroyaliste aujourd’hui veut dire brigand! Le cas actuel présente unevengeance admissible dans la situation politique. Les accusésencourent la peine de mort, mais elle n’est pas déshonorante à tousles yeux; tandis qu’en y mêlant la soustraction des espèces qui neparaîtra jamais légitime, vous perdrez les bénéfices de l’intérêtqui s’attache à des condamnés à mort, quand leur crime paraîtexcusable.

Dans le premier moment, quand vous pouviez montrer voscachettes, le plan de la forêt, les tuyaux de fer-blanc, l’or pourjustifier l’emploi de votre journée, il eût été possible de s’entirer en présence de magistrats impartiaux; mais dans l’état deschoses, il faut se taire. Dieu veuille qu’aucun des six accusésn’ait compromis la cause, mais nous verrons à tirer parti de leursinterrogatoires.

Laurence se tordit les mains de désespoir et leva les yeux auciel par un regard désolant, car elle aperçut alors dans toute saprofondeur le précipice où ses cousins étaient tombés. Le marquiset le jeune défenseur approuvaient le terrible discours de Bordin.Le bonhomme d’Hauteserre pleurait.

– Pourquoi ne pas avoir écouté l’abbé Goujet qui voulait lesfaire enfuir? dit Mme d’Hauteserre exaspérée.

– Ah! s’écria l’ancien procureur, si vous avez pu les fairesauver, et que vous ne l’ayez pas fait, vous les aurez tuésvous-mêmes. La contumace donne du temps. Avec le temps, lesinnocents éclaircissent les affaires. Celle-ci me semble la plusténébreuse que j’aie vue de ma vie, pendant laquelle j’en aicependant bien débrouillé.

– Elle est inexplicable pour tout le monde, et même pour nous,dit M. de Grandville. Si les accusés sont innocents, le coup a étéfait par d’autres. Cinq personnes ne viennent pas dans un payscomme par enchantement, ne se procurent pas des chevaux ferréscomme ceux des accusés, n’empruntent pas leur ressemblance et nemettent pas Malin dans une fosse, exprès pour perdre Michu, MM.d’Hauteserre et de Simeuse. Les inconnus, les vrais coupables,avaient un intérêt quelconque à se mettre dans la peau de ces cinqinnocents pour les retrouver, pour chercher leurs traces, il nousfaudrait, comme au gouvernement, autant d’agents et d’yeux qu’il ya de communes dans un rayon de vingt lieues.

– C’est là chose impossible, dit Bordin. Il n’y faut même passonger. Depuis que les sociétés ont inventé la justice, elles n’ontjamais trouvé le moyen de donner à l’innocence accusée un pouvoirégal à celui dont le magistrat dispose contre le crime. La justicen’est pas bilatérale. La Défense, qui n’a ni espions ni police, nedispose pas en faveur de ses clients de la puissance sociale.L’innocence n’a que le raisonnement pour elle; et le raisonnement,qui peut frapper des juges, est souvent impuissant sur les espritsprévenus des jurés. Le pays est tout entier contre vous. Les huitjurés qui ont sanctionné l’acte d’accusation étaient despropriétaires de biens nationaux. Nous aurons dans nos jurés dejugement des gens qui seront, comme les premiers, acquéreurs,vendeurs de biens nationaux ou employés. Enfin, nous aurons un juryMalin. Aussi faut-il un système complet de défense, n’en sortezpas, et périssez dans votre innocence. Vous serez condamnés. Nousirons au tribunal de cassation, et nous tâcherons d’y resterlongtemps. Si, dans l’intervalle, je puis recueillir des preuves envotre faveur, vous aurez le recours en grâce. Voilà l’anatomie del’affaire et mon avis. Si nous triomphons (car tout est possible enjustice), ce serait un miracle; mais votre avocat est, parmi tousceux que je connais, le plus capable de faire ce miracle, et j’yaiderai.

– Le sénateur doit avoir la clef de cette énigme, dit alors M.de Grandville, car on sait toujours qui nous en veut et pourquoil’on nous en veut. Je le vois quittant Paris à la fin de l’hiver,venant à Gondreville seul, sans suite, s’y enfermant avec sonnotaire, et se livrant, pour ainsi dire, à cinq hommes quil’empoignent.

Certes, dit Bordin, sa conduite est au moins aussiextraordinaire que la nôtre; mais comment, à la face d’un payssoulevé contre nous, devenir accusateurs, d’accusés que nousétions? Il nous faudrait la bienveillance, le secours dugouvernement, et mille fois plus de preuves que dans une situationordinaire. J’aperçois là de la préméditation, et de la plusraffinée, chez nos adversaires inconnus, qui connaissaient lasituation de Michu et de MM. de Simeuse à l’égard de Malin. Ne pasparler! Ne pas voler! Il y a prudence. J’aperçois tout autre choseque des malfaiteurs sous ces masques. Mais dites donc ces choses-làaux jurés qu’on nous donnera!

Cette perspicacité dans les affaires privées qui rend certainsavocats et certains magistrats si grands étonnait et confondaitLaurence; elle eut le cœur serré par cette épouvantablelogique.

– Sur cent affaires criminelles, dit Bordin, il n’y en a pas dixque la Justice développe dans toute leur étendue, et il y en apeut-être un bon tiers dont le secret lui est inconnu. La vôtre estdu nombre de celles qui sont indéchiffrables pour les accusés etpour les accusateurs, pour la Justice et pour le public. Quant ausouverain, il a d’autres pois à lier qu’à secourir MM. de Simeusequand même ils n’auraient pas voulu le renverser. Mais qui diableen veut à Malin? Et que lui voulait-on?

Bordin et M. de Grandville se regardèrent, ils eurent l’air dedouter de la véracité de Laurence. Ce mouvement fut pour la jeunefille une des plus cuisantes des mille douleurs de cette affaire;aussi jeta-t-elle aux deux défenseurs un regard qui tua chez euxtout mauvais soupçon.

Le lendemain la procédure fut remise aux défenseurs qui purentcommuniquer avec les accusés. Bordin apprit à la famille qu’en gensde bien, les six accusés s’étaient bien tenus, pour employer unterme de métier.

– M. de Grandville défendra Michu, dit Bordin.

– Michu?… s’écria M. de Chargebœuf étonné de ce changement.

– Il est le cœur de l’affaire, et là est le danger, répliqua levieux procureur.

– S’il est le plus exposé, la chose me semble juste, s’écriaLaurence.

– Nous apercevons des chances, dit M. de Grandville, et nousallons bien les étudier. Si nous pouvons les sauver, ce sera parceque M. d’Hauteserre a dit à Michu de réparer l’un des poteaux de labarrière du chemin creux, et qu’un loup a été vu dans la forêt, cartout dépend des débats devant une cour criminelle, et les débatsrouleront sur de petites choses que vous verrez devenirimmenses.

Laurence tomba dans l’abattement intérieur qui doit mortifierl’âme de toutes les personnes d’action et de pensée, quandl’inutilité de l’action et de la pensée leur est démontrée. Il nes’agissait plus ici de renverser un homme ou le pouvoir à l’aide degens dévoués, de sympathies fanatiques enveloppées dans les ombresdu mystère: elle voyait la société tout entière armée contre elleet ses cousins. On ne prend pas à soi seul une prison d’assaut, onne délivre pas des prisonniers au sein d’une population hostile etsous les yeux d’une police éveillée par la prétendue audace desaccusés. Aussi, quand, effrayé de la stupeur de cette noble etcourageuse fille que sa physionomie rendait plus stupide encore, lejeune défenseur essaya de relever son courage, luirépondit-elle:

– Je me tais, je souffre et j’attends.

L’accent, le geste et le regard firent de cette réponse une deces choses sublimes auxquelles il manque un plus vaste théâtre pourdevenir célèbres. Quelques instants après, le bonhomme d’Hauteserredisait au marquis de Chargebœuf:

– Me suis-je donné de la peine pour mes deux malheureux enfants!J’ai déjà refait pour eux près de huit mille livres de rentes surl’Etat. S’ils avaient voulu servir, ils auraient gagné des gradessupérieurs et pourraient aujourd’hui se marier avantageusement.Voilà tous mes plans à vau-l’eau.

– Comment, lui dit sa femme, pouvez-vous songer à leursintérêts, quand il s’agit de leur honneur et de leurs têtes?

– M. d’Hauteserre pense à tout, dit le marquis.

Chapitre 18Marthe Compromise

Pendant que les habitants de Cinq-Cygne attendaient l’ouverturedes débats à la cour criminelle et sollicitaient la permission devoir les prisonniers sans pouvoir l’obtenir, il se passait auchâteau, dans le plus profond secret, un événement de la plus hautegravité. Marthe était revenue à Cinq-Cygne aussitôt après sadéposition devant le jury d’accusation, qui fut tellementinsignifiante qu’elle ne fut pas assignée par l’accusateur publicdevant la cour criminelle. Comme toutes les personnes d’uneexcessive sensibilité, la pauvre femme restait assise dans le salonoù elle tenait compagnie à Mlle Goujet, dans un état de stupeur quifaisait pitié. Pour elle, comme pour le curé d’ailleurs et pourtous ceux qui ne savaient point l’emploi que les accusés avaientfait de la journée, leur innocence paraissait douteuse. Parmoments, Marthe croyait que Michu, ses maîtres et Laurence avaientexercé quelque vengeance sur le sénateur. La malheureuse femmeconnaissait assez le dévouement de Michu pour comprendre qu’ilétait de tous les accusés le plus en danger, soit à cause de sesantécédents, soit à cause de la part qu’il aurait prise dansl’exécution. L’abbé Goujet, sa sœur et Marthe se perdaient dans lesprobabilités auxquelles cette opinion donnait lieu; mais, à forcede les méditer, ils laissaient leur esprit s’attacher à un sensquelconque. Le doute absolu que demande Descartes ne peut pas pluss’obtenir dans le cerveau de l’homme que le vide dans la nature, etl’opération spirituelle par laquelle il aurait lieu serait, commel’effet de la machine pneumatique, une situation exceptionnelle etmonstrueuse. En quelque matière que ce soit, on croit à quelquechose. Or, Marthe avait si peur de la culpabilité des accusés, quesa crainte équivalait à une croyance; et cette situation d’espritlui fut fatale. Cinq jours après l’arrestation des gentilshommes,au moment où elle allait se coucher, sur les dix heures du soir,elle fut appelée dans la cour par sa mère qui arrivait à pied de laferme.

– Un ouvrier de Troyes veut te parler de la part de Michu, ett’attend dans le chemin creux, dit-elle à Marthe.

Toutes deux passèrent par la brèche pour aller au plus court.Dans l’obscurité de la nuit et du chemin, il fut impossible àMarthe de distinguer autre chose que la masse d’une personne quitranchait sur les ténèbres.

– Parlez, madame, afin que je sache si vous êtes bien Mme Michu,dit cette personne d’une voix assez inquiète.

– Certainement, dit Marthe. Et que me voulez-vous?

– Bien, dit l’inconnu. Donnez-moi votre main, n’ayez pas peur demoi. Je viens, ajouta-t-il en se penchant à l’oreille de Marthe, dela part de Michu, vous remettre un petit mot. Je suis un desemployés de la prison, et si mes supérieurs s’apercevaient de monabsence, nous serions tous perdus. Fiez-vous à moi. Dans les tempsvotre brave père m’a placé là. Aussi Michu a-t-il compté sur moi.Il mit une lettre dans la main de Marthe et disparut vers la forêtsans attendre de réponse. Marthe eut comme un frisson en pensantqu’elle allait sans doute apprendre le secret de l’affaire. Ellecourut à la ferme avec sa mère et s’enferma pour lire la lettresuivante.

Ma chère Marthe, tu peux compter sur la discrétion de l’hommequi t’apportera cette lettre, il ne sait ni lire ni écrire, c’estun des plus solides républicains de la conspiration de Babeuf; tonpère s’est servi de lui souvent, et il regarde le sénateur comme untraître.

Or, ma chère femme, le sénateur a été claquemuré par nous dansle caveau où nous avons déjà caché nos maîtres. Le misérable n’a devivres que pour cinq jours, et comme il est de notre intérêt qu’ilvive, dès que tu auras lu ce petit mot, porte-lui de la nourriturepour au moins cinq jours. La forêt doit être surveillée, prendsautant de précautions que nous en prenions pour nos jeunes maîtres.Ne dis pas un mot à Malin, ne lui parle point et mets un de nosmasques que tu trouveras sur une des marches de la cave. Si tu neveux pas compromettre nos têtes, tu garderas le silence le plusentier sur le secret que je suis forcé de te confier. N’en dis pasun mot à Mlle de Cinq-Cygne, qui pourrait caner. Ne crains rienpour moi. Nous sommes certains de la bonne issue de cette affaire,et, quand il le faudra, Malin sera notre sauveur – Enfin, dès quecette lettre sera lue, je n’ai pas besoin de te dire de la brûler,car elle me coûterait la tête si l’on en voyait une seule ligne. Jet’embrasse tant et plus.

MICHU.

L’existence du caveau situé sous l’éminence au milieu de laforêt n’était connue que de Marthe, de son fils, de Michu, desquatre gentilshommes et de Laurence; du moins Marthe, à qui sonmari n’avait rien dit de sa rencontre avec Peyrade et Corentin,devait le croire. Ainsi la lettre, qui d’ailleurs lui parut écriteet signée par Michu, ne pouvait venir que de lui. Certes, si Martheavait immédiatement consulté sa maîtresse et ses deux conseils, quiconnaissaient l’innocence des accusés, le rusé procureur auraitobtenu quelques lumières sur les perfides combinaisons qui avaientenveloppé ses clients; mais Marthe, tout à son premier mouvementcomme la plupart des femmes, et convaincue par ces considérationsqui lui sautaient aux yeux, jeta la lettre dans la cheminée.Cependant, mue par une singulière illumination de prudence, elleretira du feu le côté de la lettre qui n’était pas écrit, prit lescinq premières lignes, dont le sens ne pouvait compromettrepersonne, et les cousit dans le bas de sa robe. Assez effrayée desavoir que le patient jeûnait depuis vingt-quatre heures, ellevoulut lui porter du vin, du pain et de la viande dès cette nuit.Sa curiosité ne lui permettait pas plus que l’humanité de remettreau lendemain. Elle chauffa son four, et fit, aidée par sa mère, unpâté de lièvre et de canard, un gâteau de riz, rôtit deux poulets,prit trois bouteilles de vin, et boulangea elle-même deux painsronds. Vers deux heures et demie du matin, elle se mit en routevers la forêt, portant le tout dans une hotte, et en compagnie deCouraut qui, dans toutes ces expéditions, servait d’éclaireur avecune admirable intelligence. Il flairait des étrangers à desdistances énormes, et quand il avait reconnu leur présence, ilrevenait auprès de sa maîtresse en grondant tout bas, la regardantet tournant son museau du côté dangereux.

Marthe arriva sur les trois heures du matin à la mare, où ellelaissa Couraut en sentinelle. Après une demi-heure de travail pourdébarrasser l’entrée, elle vint avec une lanterne sourde à la portedu caveau, le visage couvert d’un masque qu’elle avait en effettrouvé sur une marche. La détention du sénateur semblait avoir étépréméditée longtemps à l’avance. Un trou d’un pied carré, queMarthe n’avait pas vu précédemment, se trouvait grossièrementpratiqué dans le haut de la porte en fer qui fermait le caveau;mais pour que Malin ne pût, avec le temps et la patience dontdisposent tous les prisonniers, faire jouer la bande de fer quibarrait la porte, on l’avait assujettie par un cadenas. Lesénateur, qui s’était levé de dessus son lit de mousse, poussa unsoupir en apercevant une figure masquée, et devina qu’il nes’agissait pas encore de sa délivrance. Il observa Marthe, autantque le lui permettait la lueur inégale d’une lanterne sourde, et lareconnut à ses vêtements, à sa corpulence et à ses mouvements;quand elle lui passa le pâté par le trou, il laissa tomber le pâtépour lui saisir les mains, et avec une excessive prestesse, ilessaya de lui ôter du doigt deux anneaux, son alliance et unepetite bague donnée par Mlle de Cinq-Cygne.

– Vous ne nierez pas que ce ne soit vous, ma chère madame Michu,dit-il.

Marthe ferma le poing aussitôt qu’elle sentit les doigts dusénateur et lui donna un coup vigoureux dans la poitrine. Puis,sans mot dire, elle alla couper une baguette assez forte, au boutde laquelle elle tendit au sénateur le reste des provisions.

– Que veut-on de moi? dit-il.

Marthe se sauva sans répondre. En revenant chez elle, elle setrouva, sur les cinq heures, à la lisière de la forêt, et futprévenue par Couraut de la présence d’un importun. Elle rebroussachemin et se dirigea vers le pavillon qu’elle avait habité silongtemps; mais, quand elle déboucha dans l’avenue, elle futaperçue de loin par le garde champêtre de Gondreville, elle pritalors le parti d’aller droit à lui.

– Vous êtes bien matinale, madame Michu? lui dit-il enl’accostant.

– Nous sommes si malheureux, répondit-elle, que je suis forcéede faire l’ouvrage d’une servante; je vais à Bellache y chercherdes graines.

– Vous n’avez donc point de graines à Cinq-Cygne? dit legarde.

Marthe ne répondit pas. Elle continua sa route, et, en arrivantà la ferme de Bellache, elle pria Beauvisage de lui donnerplusieurs graines pour semence, en lui disant que M. d’Hauteserrelui avait recommandé de les prendre chez lui pour renouveler sesespèces. Quand Marthe fut partie, le garde de Gondreville vint à laferme savoir ce que Marthe y était allée chercher. Six jours après,Marthe, devenue prudente, alla dès minuit porter les provisionsafin de ne pas être surprise par les gardes qui surveillaientévidemment la forêt. Après avoir porté pour la troisième fois desvivres au sénateur, elle fut saisie d’une sorte de terreur enentendant lire par le curé les interrogatoires publics des accusés,car alors les débats étaient commencés. Elle prit l’abbé Goujet àpart, et après lui avoir fait jurer qu’il lui garderait le secretsur ce qu’elle allait lui dire comme s’il s’agissait d’uneconfession, elle lui montra les fragments de la lettre qu’elleavait reçue de Michu, en lui en disant le contenu, et l’initia ausecret de la cachette où se trouvait le sénateur. Le curé demandasur-le-champ à Marthe si elle avait des lettres de son mari pourpouvoir comparer les écritures. Marthe alla chez elle à la ferme,où elle trouva une assignation pour comparaître comme témoin à lacour. Quand elle revint au château, l’abbé Goujet et sa sœurétaient également assignés à la requête des accusés. Ils furentdonc obligés de se rendre aussitôt à Troyes. Ainsi tous lespersonnages de ce drame, et même ceux qui n’en étaient en quelquesorte que les comparses, se trouvèrent réunis sur la scène où lesdestinées des deux familles se jouaient alors.

Chapitre 19Les Débats

Il est très peu de localités en France où la Justice emprunteaux choses ce prestige qui devrait toujours l’accompagner. Après lareligion et la royauté, n’est-elle pas la plus grande machine dessociétés? Partout, et même à Paris, la mesquinerie du local, lamauvaise disposition des lieux, et le manque de décors chez lanation la plus vaniteuse et la plus théâtrale en fait de monumentsqui soit aujourd’hui, diminuent l’action de cet énorme pouvoir.L’arrangement est le même dans presque toutes les villes. Au fondde quelque longue salle carrée, on voit un bureau couvert en sergeverte, élevé sur une estrade, derrière lequel s’asseyent les jugesdans des fauteuils vulgaires. A gauche, le siège de l’accusateurpublic, et, de son côté, le long de la muraille, une longue tribunegarnie de chaises pour les jurés. En face des jurés, s’étend uneautre tribune où se trouve un banc pour les accusés et pour lesgendarmes qui les gardent. Le greffier se place au bas de l’estradeauprès de la table où se déposent les pièces à conviction. Avantl’institution de la Justice impériale, le commissaire dugouvernement et le directeur du jury avaient chacun un siège et unetable, l’un à droite, l’autre à gauche du bureau de la cour. Deuxhuissiers voltigent dans l’espace qu’on laisse devant la cour pourla comparution des témoins. Les défenseurs se tiennent au bas de latribune des accusés. Une balustrade en bois réunit les deuxtribunes vers l’autre bout de la salle, et forme une enceinte où semettent des bancs pour les témoins entendus et pour les curieuxprivilégiés. Puis, en face du tribunal, au-dessus de la ported’entrée, il existe toujours une méchante tribune réservée auxautorités et aux femmes choisies du département par le président, àqui appartient la police de l’audience. Le public non privilégié setient debout dans l’espace qui reste entre la porte de la salle etla balustrade. Cette physionomie normale des tribunaux français etdes cours d’assises actuelles était celle de la cour criminelle deTroyes.

En avril 1806, ni les quatre juges et le président quicomposaient la cour, ni l’accusateur public, ni le directeur dujury, ni le commissaire du gouvernement, ni les huissiers, ni lesdéfenseurs, personne, excepté les gendarmes, n’avait de costume nide marque distinctive qui relevât la nudité des choses et l’aspectassez maigre des figures. Le crucifix manquait, et ne donnait sonexemple ni à la justice ni aux accusés. Tout était triste etvulgaire. L’appareil, si nécessaire à l’intérêt social, estpeut-être une consolation pour le criminel. L’empressement dupublic fut ce qu’il a été, ce qu’il sera dans toutes les occasionsde ce genre, tant que les mœurs ne seront pas réformées, tant quela France n’aura pas reconnu que l’admission du public à l’audiencen’emporte pas la publicité, que la publicité donnée aux débatsconstitue une peine tellement exorbitante, que si le législateuravait pu la soupçonner, il ne l’aurait pas infligée. Les mœurs sontsouvent plus cruelles que les lois. Les mœurs, c’est les hommes;mais la loi, c’est la raison d’un pays. Les mœurs, qui n’ontsouvent pas de raison, l’emportent sur la loi. Il se fit desattroupements autour du palais. Comme dans tous les procèscélèbres, le président fut obligé de faire garder les portes pardes piquets de soldats. L’auditoire, qui restait debout derrière labalustrade, était si pressé qu’on y étouffait. M. de Grandville,qui défendait Michu; Bordin, le défenseur de MM. de Simeuse, et unavocat de Troyes qui plaidait pour MM. d’Hauteserre et Gothard, lesmoins compromis des six accusés, furent à leur poste avantl’ouverture de la séance, et leurs figures respiraient laconfiance. De même que le médecin ne laisse rien voir de sesappréhensions à son malade, de même l’avocat montre toujours unephysionomie pleine d’espoir à son client. C’est un de ces cas raresoù le mensonge devient vertu. Quand les accusés entrèrent, ils’éleva de favorables murmures à l’aspect des quatre jeunes gensqui, après vingt jours de détention passes dans l’inquiétude,avaient un peu pâli. La parfaite ressemblance des jumeaux excital’intérêt le plus puissant. Peut-être chacun pensait-il que lanature devait exercer une protection spéciale sur l’une de ses pluscurieuses raretés, et tout le monde était tenté de réparer l’oublidu destin envers eux; leur contenance noble, simple, et sans lamoindre marque de honte, mais aussi sans bravade, toucha beaucouples femmes. Les quatre gentilshommes et Gothard se présentaientavec le costume qu’ils portaient lors de leur arrestation; maisMichu, dont les habits faisaient partie des pièces à conviction,avait mis ses meilleurs habits, une redingote bleue, un gilet develours brun à la Robespierre, et une cravate blanche. Le pauvrehomme paya le loyer de sa mauvaise mine. Quand il jeta son regardjaune, clair et profond sur l’assemblée qui laissa échapper unmouvement, on lui répondit par un murmure d’horreur. L’audiencevoulut voir le doigt de Dieu dans sa comparution sur le banc desaccusés, où son beau-père avait fait asseoir tant de victimes. Cethomme, vraiment grand, regarda ses maîtres en réprimant un sourired’ironie. Il eut l’air de leur dire: « Je vous fais tort!  » Ces cinqaccusés échangèrent des saluts affectueux avec leurs défenseurs.Gothard faisait encore l’idiot.

Après les récusations exercées avec sagacité par les défenseurs,éclairés sur ce point par le marquis de Chargebœuf assiscourageusement auprès de Bordin et de M. de Grandville, quand lejury fut constitué, l’acte d’accusation lu, les accusés furentséparés pour procéder à leurs interrogatoires. Tous répondirentavec un remarquable ensemble. Après être allés le matin se promenerà cheval dans la forêt, ils étaient revenus à une heure pourdéjeuner à Cinq-Cygne; après le repas de trois heures à cinq heureset demie, ils avaient regagné la forêt. Tel fut le fond commun àchaque accusé, dont les variantes découlèrent de leur positionspéciale. Quand le président pria MM. de Simeuse de donner lesraisons qui les avaient fait sortir de si grand matin, l’un etl’autre déclarèrent que, depuis leur retour, ils pensaient àracheter Gondreville, et que, dans l’intention de traiter avecMalin, arrivé la veille, ils étaient sortis avec leur cousine etMichu afin d’examiner la forêt pour baser des offres. Pendant cetemps-là, MM. d’Hauteserre, leur cousine et Gothard avaient chasséun loup que les paysans avaient aperçu. Si le directeur du jury eûtrecueilli les traces de leurs chevaux dans la forêt avec autant desoin que celles des chevaux qui avaient traversé le parc deGondreville, on aurait eu la preuve de leurs courses en des partiesbien éloignées du château.

L’interrogatoire de MM. d’Hauteserre confirma celui de MM. deSimeuse, et se trouvait en harmonie avec leurs dires, dansl’instruction. La nécessité de justifier leur promenade avaitsuggéré à chaque accusé l’idée de l’attribuer à la chasse. Despaysans avaient signalé, quelques jours auparavant, un loup dans laforêt, et chacun d’eux s’en fit un prétexte.

Cependant l’accusateur public releva des contradictions entreles premiers interrogatoires où MM. d’Hauteserre disaient avoirchassé tous ensemble, et le système adopté à l’audience quilaissait MM. d’Hauteserre et Laurence chassant, tandis que MM. deSimeuse auraient évalué la forêt.

M. de Grandville fit observer que le délit n’ayant été commisque de deux heures à cinq heures et demie, les accusés devaientêtre crus quand ils expliquaient la manière dont ils avaientemployé la matinée.

L’accusateur répondit que les accusés avaient intérêt à cacherles préparatifs pour séquestrer le sénateur.

L’habileté de la Défense apparut alors à tous les yeux. Lesjuges, les jurés, l’audience comprirent bientôt que la victoireallait être chaudement disputée. Bordin et M. de Grandvillesemblaient avoir tout prévu. L’innocence doit un compte clair etplausible de ses actions. Le devoir de la Défense est doncd’opposer un roman probable au roman improbable de l’Accusation.Pour le défenseur qui regarde son client comme innocent,l’Accusation devient une fable. L’interrogatoire public des quatregentilshommes expliquait suffisamment les choses en leur faveur.Jusque-là tout allait bien. Mais l’interrogatoire de Michu fut plusgrave, et engagea le combat. Chacun comprit alors pourquoi M. deGrandville avait préféré la défense du serviteur à celle desmaîtres.

Michu avoua ses menaces à Marion, mais il démentit la violencequ’on leur prêtait. Quant au guet-apens sur Malin, il dit qu’il sepromenait tout uniment dans le parc; le sénateur et M. Grévinpouvaient avoir eu peur en voyant la bouche du canon de son fusil,et lui supposer une position hostile quand elle était inoffensive.Il fit observer que le soir un homme qui n’a pas l’habitude de lachasse peut croire le fusil dirigé sur lui, tandis qu’il se trouvesur l’épaule au repos. Pour justifier l’état de ses vêtements lorsde son arrestation, il dit s’être laissé tomber dans la brèche enretournant chez lui. « N’y voyant plus clair pour la gravir, je mesuis en quelque sorte, dit-il, colleté avec les pierres quiéboulaient sous moi quand je m’en aidais pour monter le chemincreux. » Quant au plâtre que Gothard lui apportait, il répondit,comme dans tous ses interrogatoires, qu’il avait servi à sceller undes poteaux de la barrière du chemin creux.

L’accusateur public et le président lui demandèrent d’expliquercomment il était à la fois et dans la brèche au château, et en hautdu chemin creux à sceller un poteau à la barrière, surtout quand lejuge de paix, les gendarmes et le garde champêtre déclaraientl’avoir entendu venir d’en bas. Michu dit que M. d’Hauteserre luiavait fait des reproches de ne pas avoir exécuté cette petiteréparation à laquelle il tenait à cause des difficultés que cechemin pouvait susciter avec la commune, il était donc allé luiannoncer le rétablissement de la barrière.

M. d’Hauteserre avait effectivement fait poser une barrière enhaut du chemin creux pour empêcher que la commune ne s’en emparât.En voyant quelle importance prenait l’état de ses vêtements, et leplâtre dont l’emploi n’était pas niable, Michu avait inventé cesubterfuge. Si, en justice, la vérité ressemble souvent à unefable, la fable aussi ressemble beaucoup à la vérité. Le défenseuret l’accusateur attachèrent l’un et l’autre un grand prix à cettecirconstance, qui devint capitale et par les efforts du défenseuret par les soupçons de l’accusateur.

A l’audience, Gothard, sans doute éclairé par M. de Grandville,avoua que Michu l’avait prié de lui apporter des sacs de plâtre,car jusqu’alors il s’était toujours mis à pleurer quand on lequestionnait.

– Pourquoi ni vous ni Gothard n’avez-vous pas aussitôt mené lejuge de paix et le garde champêtre à cette barrière? demandal’accusateur public.

– Je n’ai jamais cru qu’il pouvait s’agir contre nous d’uneaccusation capitale, dit Michu.

On fit sortir tous les accusés, à l’exception de Gothard. QuandGothard fut seul, le président l’adjura de dire la vérité dans sonintérêt, en lui faisant observer que sa prétendue idiotie avaitcessé. Aucun des jurés ne le croyait imbécile. En se taisant devantla cour, il pouvait encourir des peines graves; tandis qu’en disantla vérité, vraisemblablement il serait hors de cause. Gothardpleura, chancela, puis il finit par dire que Michu l’avait prié delui porter plusieurs sacs de plâtre; mais, chaque fois, il l’avaitrencontré devant la ferme. On lui demanda combien il avait apportéde sacs.

– Trois, répondit-il.

Un débat s’établit entre Gothard et Michu pour savoir si c’étaittrois en comptant celui qu’il lui apportait au moment del’arrestation, ce qui réduisait les sacs à deux, ou trois outre ledernier. Ce débat se termina en faveur de Michu. Pour les jurés, iln’y eut que deux sacs employés; mais ils paraissaient avoir déjàune conviction sur ce point; Bordin et M. de Grandville jugèrentnécessaire de les rassasier de plâtre et de les si bien fatiguerqu’ils n’y comprissent plus rien.

M. de Grandville présenta des conclusions tendant à ce que desexperts fussent nommés pour examiner l’état de la barrière.

– Le directeur du jury, dit le défenseur, s’est contenté d’allervisiter les lieux, moins pour y faire une expertise sévère que poury voir un subterfuge de Michu; mais il a failli, selon nous, à sesdevoirs, et sa faute doit nous profiter.

La cour commit, en effet, des experts pour savoir si l’un despoteaux de la barrière avait été récemment scellé. De son côté,l’accusateur public voulut avoir gain de cause sur cettecirconstance avant l’expertise.

– Vous auriez, dit-il à Michu, choisi l’heure à laquelle il nefait plus clair, de cinq heures et demie à six heures et demie,pour sceller la barrière à vous seul?

– M. d’Hauteserre m’avait grondé.

– Mais, dit l’accusateur public, si vous avez employé le plâtreà la barrière, vous vous êtes servi d’une auge et d’une truelle?Or, si vous êtes venu dire si promptement à M. d’Hauteserre quevous aviez exécuté ses ordres, il vous est impossible d’expliquercomment Gothard vous apportait encore du plâtre. Vous avez dûpasser devant votre ferme, et alors vous avez dû déposer vos outilset prévenir Gothard.

Ces arguments foudroyants produisirent un silence horrible dansl’auditoire.

– Allons, avouez-le, reprit l’accusateur, ce n’est pas un poteauque vous avez enterré.

– Croyez-vous donc que ce soit le sénateur? dit Michu d’un airprofondément ironique.

M. de Grandville demanda formellement à l’accusateur public des’expliquer sur ce chef. Michu était accusé d’enlèvement, deséquestration et non pas de meurtre. Rien de plus grave que cetteinterpellation. Le Code de brumaire an IV défendait à l’accusateurpublic d’introduire aucun chef nouveau dans les débats: il devait,à peine de nullité, s’en tenir aux termes de l’acted’accusation.

L’accusateur public répondit que Michu, principal auteur del’attentat, et qui dans l’intérêt de ses maîtres avait assumé toutela responsabilité sur sa tête, pouvait avoir eu besoin de condamnerl’entrée du lieu encore inconnu où gémissait le sénateur.

Pressé de questions, harcelé devant Gothard, mis encontradiction avec lui-même, Michu frappa sur l’appui de la tribuneaux accusés un grand coup de poing, et dit:

– Je ne suis pour rien dans l’enlèvement du sénateur, j’aime àcroire que ses ennemis l’ont simplement enfermé; mais s’ilreparaît, vous verrez que le plâtre n’a pu y servir de rien.

– Bien, dit l’avocat en s’adressant à l’accusateur public, vousavez plus fait pour la défense de mon client que tout ce que jepouvais dire.

La première audience fut levée sur cette audacieuse allégation,qui surprit les jurés et donna l’avantage à la défense. Aussi lesavocats de la ville et Bordin félicitèrent – ils le jeune défenseuravec enthousiasme. L’accusateur public, inquiet de cette assertion,craignit d’être tombé dans un piège; et il avait en effet donnédans un panneau très habilement tendu par les défenseurs, et pourlequel Gothard venait de jouer admirablement son rôle. Lesplaisants de la ville dirent qu’on avait replâtré l’affaire, quel’accusateur public avait gâché sa position, et que les Simeusedevenaient blancs comme plâtre. En France, tout est du domaine dela plaisanterie, elle y est la reine: on plaisante sur l’échafaud,à la Bérézina, aux barricades, et quelque Français plaisantera sansdoute aux grandes assises du Jugement dernier.

Le lendemain, on entendit les témoins à charge Mme Marion, MmeGrévin, Grévin, le valet de chambre du sénateur, Violette dont lesdépositions peuvent être facilement comprises d’après lesévénements. Tous reconnurent les cinq accusés avec plus ou moinsd’hésitation relativement aux quatre gentilshommes, mais aveccertitude quant à Michu. Beauvisage répéta le propos échappé àRobert d’Hauteserre. Le paysan venu pour acheter le veau redit laphrase de Mlle de Cinq-Cygne. Les experts entendus confirmèrentleurs rapports sur la confrontation de l’empreinte des fers avecceux des chevaux des quatre gentilshommes qui, selon l’accusation,étaient absolument pareils. Cette circonstance fut naturellementl’objet d’un débat violent entre M. de Grandville et l’accusateurpublic. Le défenseur prit à partie le maréchal-ferrant deCinq-Cygne, et réussit à établir aux débats que des fers semblablesavaient été vendus quelques jours auparavant à des individusétrangers au pays. Le maréchal déclara d’ailleurs qu’il ne ferraitpas seulement de cette manière les chevaux du château deCinq-Cygne, mais beaucoup d’autres dans le canton. Enfin le chevaldont se servait habituellement Michu, par extraordinaire, avait étéferré à Troyes, et l’empreinte de ce fer ne se trouvait point parmicelles constatées dans le parc.

– Le sosie de Michu ignorait cette circonstances, dit M. deGrandville en regardant les jurés, et l’accusation n’a pas établique nous nous soyons servis d’un des chevaux du château.

Il foudroya d’ailleurs la déposition de Violette en ce quiconcernait la vraisemblance des chevaux, vus de loin etpar-derrière! Malgré les incroyables efforts du défenseur, la massedes témoignages positifs accabla Michu. L’accusateur, l’auditoire,la cour et les jurés sentaient tous, comme l’avait pressenti ladéfense, que la culpabilité du serviteur entraînait celle desmaîtres. Bordin avait bien deviné le nœud du procès en donnant M.de Grandville pour défenseur à Michu; mais la défense avouait ainsises secrets. Aussi, tout ce qui concernait l’ancien régisseur deGondreville était-il d’un intérêt palpitant. La tenue de Michu futd’ailleurs superbe. Il déploya dans ces débats toute la sagacitédont l’avait doué la nature et, à force de le voir, le publicreconnut sa supériorité mais, chose étonnante! cet homme en parutplus certainement l’auteur de l’attentat. Les témoins à décharge,moins sérieux que les témoins à charge aux yeux des jurés et de laloi, parurent faire leur devoir, et furent écoutés en manièred’acquit de conscience. D’abord ni Marthe ni M. et Mme d’Hauteserrene prêtèrent serment; puis Catherine et les Durieu, en leur qualitéde domestiques, se trouvèrent dans le même cas. M. d’Hauteserre diteffectivement avoir donné l’ordre à Michu de replacer le poteaurenversé. La déclaration des experts, qui lurent en ce moment leurrapport, confirma la déposition du vieux gentilhomme; mais ilsdonnèrent aussi gain de cause au directeur du jury en déclarantqu’il leur était impossible de déterminer l’époque à laquelle cetravail avait été fait: il pouvait, depuis, s’être écoulé plusieurssemaines tout aussi bien que vingt jours. L’apparition de Mlle deCinq-Cygne excita la plus vive curiosité, mais en revoyant sescousins sur le banc des accusés après vingt-trois jours deséparation, elle éprouva des émotions si violentes qu’elle eutl’air coupable. Elle sentit un effroyable désir d’être à côté desjumeaux, et fut obligée, dit-elle plus tard, d’user de toute saforce pour réprimer la fureur qui la portait à tuer l’accusateurpublic, afin d’être, aux yeux du monde, criminelle avec eux.

Elle raconta naïvement qu’en revenant à Cinq-Cygne, et voyant dela fumée dans le parc, elle avait cru à un incendie. Pendantlongtemps elle avait pensé que cette fumée provenait de mauvaisesherbes.

– Cependant, dit-elle, je me suis souvenue plus tard d’uneparticularité que je livre à l’attention de la Justice. J’ai trouvédans les brandebourgs de mon amazone, et dans les plis de macollerette, des débris semblables à ceux de papiers brûlés emportéspar le vent.

– La fumée était-elle considérable? demanda Bordin.

– Oui, dit Mlle de Cinq-Cygne, je croyais à un incendie.

– Ceci peut changer la face du procès, dit Bordin. Je requiersla cour d’ordonner une enquête immédiate des lieux où l’incendie aeu lieu.

Le président ordonna l’enquête.

Grévin, rappelé sur la demande des défenseurs, et interrogé surcette circonstance, déclara ne rien savoir à ce sujet. Mais entreBordin et Grévin, il y eut des regards échangés qui les éclairèrentmutuellement.

– Le procès est là, se dit le vieux procureur.

– Ils y sont! pensa le notaire.

Mais, de part et d’autre, les deux fins matois pensèrent quel’enquête était inutile. Bordin se dit que Grévin serait discretcomme un mur, et Grévin s’applaudit d’avoir fait disparaître lestraces de l’incendie. Pour vider ce point, accessoire dans lesdébats et qui parait puéril, mais capital dans la justification quel’histoire doit à ces jeunes gens, les experts et Pigoult commispour la visite du parc déclarèrent n’avoir remarqué aucune place oùil existât des marques d’incendie. Bordin fit assigner deuxouvriers qui déposèrent avoir labouré, par les ordres du garde, uneportion du pré dont l’herbe était brûlée mais ils dirent n’avoirpoint observé de quelle substance provenaient les cendres. Legarde, rappelé sur l’invitation des défenseurs, dit avoir reçu dusénateur, au moment où il avait passé par le château pour allervoir la mascarade d’Arcis, l’ordre de labourer cette partie du préque le sénateur avait remarquée le matin en se promenant.

– Y avait-on brûlé des herbes ou des papiers?

– Je n’ai rien vu qui pût faire croire qu’on ait brûlé despapiers, répondit le garde.

– Enfin, dirent les défenseurs, si l’on y a brûlé des herbes,quelqu’un a dû les y apporter et y mettre le feu.

La déposition du curé de Cinq-Cygne et celle de Mlle Goujetfirent une impression favorable. En sortant de vêpres et sepromenant vers la forêt, ils avaient vu les gentilshommes et Michuà cheval, sortant du château et se dirigeant sur la forêt. Laposition, la moralité de l’abbé Goujet donnaient du poids à sesparoles.

La plaidoirie de l’accusateur public, qui se croyait certaind’obtenir une condamnation, fut ce que sont ces sortes deréquisitoires. Les accusés étaient d’incorrigibles ennemis de laFrance, des institutions et des lois. Ils avaient soif dedésordres. Quoiqu’ils eussent été mêlés aux attentats contre la viede l’Empereur, et qu’ils fissent partie de l’armée de Condé, cemagnanime souverain les avait rayés de la liste des émigrés. Voilàle loyer qu’ils payaient à sa clémence. Enfin toutes lesdéclamations oratoires qui se sont répétées au nom des Bourbonscontre les bonapartistes, qui se répètent aujourd’hui contre lesrépublicains et les légitimistes au nom de la branche cadette. Ceslieux communs, qui auraient un sens chez un gouvernement fixe,paraîtront au moins comiques, quand l’histoire les trouverasemblables à toutes les époques dans la bouche du ministère public.On peut en dire ce mot fourni par des troubles plus anciens: »L’enseigne est changée, mais le vin est toujours le même! »L’accusateur public, qui fut d’ailleurs un des procureurs générauxles plus distingués de l’Empire, attribua le délit à l’intentionprise par les émigrés rentrés de protester contre l’occupation deleurs biens. Il fit assez bien frémir l’auditoire sur la positiondu sénateur. Puis il massa les preuves, les semi-preuves, lesprobabilités, avec un talent que stimulait la récompense certainede son zèle, et il s’assit tranquillement en attendant le feu desdéfenseurs.

M. de Grandville ne plaida jamais que cette cause criminelle,mais elle lui fit un nom. D’abord, il trouva pour son plaidoyer cetentrain d’éloquence que nous admirons aujourd’hui chez Berryer.Puis il avait la conviction de l’innocence des accusés, ce qui estun des plus puissants véhicules de la parole. Voici les pointsprincipaux de sa défense rapportée en entier par les journaux dutemps. D’abord il rétablit sous son vrai jour la vie de Michu. Cefut un beau récit où sonnèrent les plus grands sentiments et quiréveilla bien des sympathies. En se voyant réhabilité par une voixéloquente, il y eut un moment où des pleurs sortirent des yeuxjaunes de Michu et coulèrent sur son terrible visage. Il apparutalors ce qu’il était réellement: un homme simple et rusé comme unenfant, mais un homme dont la vie n’avait eu qu’une pensée. Il futsoudain expliqué, surtout par ses pleurs qui produisirent un grandeffet sur le jury. L’habile défenseur saisit ce mouvement d’intérêtpour entrer dans la discussion des charges.

– Où est le corps du délit? Où est le sénateur? demanda-t-il.Vous nous accusez de l’avoir claquemuré, scellé même avec despierres et du plâtre! Mais alors, nous savons seuls où il est, etcomme vous nous tenez en prison depuis vingt-trois jours, il estmort faute d’aliments. Nous sommes des meurtriers, et vous ne nousavez pas accusés de meurtre. Mais s’il vit, nous avons descomplices; si nous avions des complices et si le sénateur estvivant, ne le ferions-nous donc point paraître? Les intentions quevous nous supposez, une fois manquées, aggraverions-nousinutilement notre position? Nous pourrions nous faire pardonner,par notre repentir, une vengeance manquée; et nous persisterions àdétenir un homme de qui nous ne pouvons rien obtenir? N’est-ce pasabsurde? Remportez votre plâtre, son effet est manqué, dit-il àl’accusateur public, car nous sommes ou d’imbéciles criminels, ceque vous ne croyez pas, ou des innocents, victimes de circonstancesinexplicables pour nous comme pour vous! Vous devez bien plutôtchercher la masse de papiers qui s’est brûlée chez le sénateur etqui révèle des intérêts plus violents que les nôtres, et qui vousrendrait compte de son enlèvement. Il entra dans ces hypothèsesavec une habileté merveilleuse. Il insista sur la moralité destémoins à décharge dont la foi religieuse était vive, qui croyaientà un avenir, à des peines éternelles. Il fut sublime en cet endroitet sut émouvoir profondément. – Hé! quoi, dit-il, ces criminelsdînent tranquillement en apprenant par leur cousine l’enlèvement dusénateur. Quand l’officier de gendarmerie leur suggère les moyensde tout finir, ils se refusent à rendre le sénateur, ils ne saventce qu’on leur veut! Il fit alors pressentir une affaire mystérieusedont la clef se trouvait dans les mains du Temps, qui dévoileraitcette injuste accusation. Une fois sur ce terrain, il eutl’audacieuse et ingénieuse adresse de se supposer juré, il racontasa délibération avec ses collègues, il se représenta commetellement malheureux, si, ayant été cause de condamnationscruelles, l’erreur venait à être reconnue, il peignit si bien sesremords, et revint sur les doutes que le plaidoyer lui donneraitavec tant de force, qu’il laissa les jurés dans une horribleanxiété.

Les jurés n’étaient pas encore blasés sur ces sortesd’allocutions, elles eurent alors le charme des choses neuves, etle jury fut ébranlé. Après le chaud plaidoyer de M. de Grandville,les jurés eurent à entendre le fin et spécieux procureur quimultiplia les considérations, fit ressortir toutes les partiesténébreuses du procès et le rendit inexplicable. Il s’y prit demanière à frapper l’esprit et la raison, comme M. de Grandvilleavait attaqué le cœur et l’imagination. Enfin, il sut entortillerles jurés avec une conviction si sérieuse que l’accusateur publicvit son échafaudage en pièces. Ce fut si clair que l’avocat de MM.d’Hauteserre et de Gothard s’en remit à la prudence des jurés, entrouvant l’accusation abandonnée à leur égard. L’accusateur demandade remettre au lendemain pour sa réplique. En vain, Bordin, quivoyait un acquittement dans les yeux des jurés s’ils délibéraientsur le coup de ces plaidoiries, s’opposa-t-il, par des motifs dedroit et de fait, à ce qu’une nuit de plus jetât ses anxiétés aucœur de ses innocents clients, la cour délibéra.

– L’intérêt de la société me semble égal à celui des accusés,dit le président. La cour manquerait à toutes les notions d’équitési elle refusait une pareille demande à la Défense, elle doit doncl’accorder à l’Accusation.

– Tout est heur et malheur, dit Bordin en regardant ses clients.Acquittés ce soir, vous pouvez être condamnés demain.

– Dans tous les cas, dit l’aîné des Simeuse, nous ne pouvons quevous admirer. Mlle de Cinq-Cygne avait des larmes aux yeux.

Après les doutes exprimés par les défenseurs, elle ne croyaitpas à un pareil succès. On la félicitait, et chacun vint luipromettre l’acquittement de ses cousins. Mais cette affaire allaitavoir le coup de théâtre le plus éclatant, le plus sinistre et leplus imprévu qui jamais ait changé la face d’un procèscriminel.

Chapitre 20Horrible Péripétie

A cinq heures du matin, le lendemain de la plaidoirie de M. deGrandville, le sénateur fut trouvé sur le grand chemin de Troyes,délivré de ses fers pendant son sommeil par des libérateursinconnus, allant à Troyes, ignorant le procès, ne sachant pas leretentissement de son nom en Europe, et heureux de respirer l’air.L’homme qui servait de pivot à ce drame fut aussi stupéfait de cequ’on lui apprit, que ceux qui le rencontrèrent le furent de levoir. On lui donna la voiture d’un fermier, et il arriva rapidementà Troyes chez le préfet. Le préfet prévint aussitôt le directeur dujury, le commissaire du gouvernement et l’accusateur public, qui,d’après le récit que leur fit le comte de Gondreville, envoyèrentprendre Marthe au lit chez les Durieu, pendant que le directeur dujury motivait et décernait un mandat d’arrêt contre elle. Mlle deCinq-Cygne, qui n’était en liberté que sous caution, fut égalementarrachée à l’un des rares moments de sommeil qu’elle obtenait aumilieu de ses constantes angoisses, et fut gardée à la préfecturepour y être interrogée. L’ordre de tenir les accusés sanscommunication possible, même avec les avocats, fut envoyé audirecteur de la prison. A dix heures, la foule assemblée apprit quel’audience était remise à une heure après midi.

Ce changement, qui coïncidait avec la nouvelle de la délivrancedu sénateur, l’arrestation de Marthe, celle de Mlle de Cinq-Cygneet la défense de communiquer avec les accusés, portèrent la terreurà l’hôtel de Chargebœuf. Toute la ville et les curieux venus àTroyes pour assister au procès, les tachygraphes des journaux, lepeuple même fut dans un émoi facile à comprendre. L’abbé Goujetvint sur les dix heures voir M. et Mme d’Hauteserre et lesdéfenseurs. On déjeunait alors autant qu’on peut déjeuner en desemblables circonstances; le curé prit Bordin et M. de Grandville àpart, il leur communiqua la confidence de Marthe et le fragment dela lettre qu’elle avait reçue. Les deux défenseurs échangèrent unregard, après lequel Bordin dit au curé:

– Pas un mot! tout nous paraît perdu, faisons au moins bonnecontenance.

Marthe n’était pas de force à résister au directeur du jury et àl’accusateur public réunis. D’ailleurs les preuves abondaientcontre elle. Sur l’indication du sénateur, Lechesneau avait envoyéchercher la croûte de dessous du dernier pain apporté par Marthe,et qu’il avait laissée dans le caveau, ainsi que les bouteillesvides et plusieurs objets. Pendant les longues heures de sacaptivité, Malin avait fait des conjectures sur sa situation etcherché les indices qui pouvaient le mettre sur la trace de sesennemis, il communiqua naturellement ses observations au magistrat.La ferme de Michu, récemment bâtie, devait avoir un four neuf, lestuiles et les briques sur lesquelles reposait le pain offrant undessin quelconque de joints, on pouvait avoir la preuve de lapréparation de son pain dans ce four, en prenant l’empreinte del’aire dont les rayures se retrouvaient sur cette croûte. Puis, lesbouteilles, cachetées en cire verte, étaient sans doute pareillesaux bouteilles qui se trouvaient dans la cave de Michu. Cessubtiles remarques, dites au juge de paix qui alla faire lesperquisitions en présence de Marthe, amenèrent les résultats prévuspar le sénateur. Victime de la bonhomie apparente avec laquelleLechesneau, l’accusateur public et le commissaire du gouvernementlui firent apercevoir que des aveux complets pouvaient seuls sauverla vie à son mari, au moment où elle fut terrassée par ces preuvesévidentes, Marthe avoua que la cachette où le sénateur avait étémis n’était connue que de Michu, de MM. de Simeuse et d’Hauteserre,et qu’elle avait apporté des vivres au sénateur, à trois reprises,pendant la nuit. Laurence, interrogée sur la circonstance de lacachette, fut forcée d’avouer que Michu l’avait découverte, et lalui avait montrée avant l’affaire pour y soustraire lesgentilshommes aux recherches de la police.

Aussitôt ces interrogatoires terminés, le jury, les avocatsfurent avertis de la reprise de l’audience. A trois heures, leprésident ouvrit la séance en annonçant que les débats allaientrecommencer sur de nouveaux éléments. Le président fit voir à Michutrois bouteilles de vin et lui demanda s’il les reconnaissait pourdes bouteilles à lui en lui montrant la parité de la cire de deuxbouteilles vides avec celle d’une bouteille pleine, prise dans lamatinée à la ferme par le juge de paix, en présence de sa femme;Michu ne voulut pas les reconnaître pour siennes; mais cesnouvelles pièces à conviction furent appréciées par les jurésauxquels le président expliqua que les bouteilles vides venaientd’être trouvées dans le lieu où le sénateur avait été détenu.Chaque accusé fut interrogé relativement au caveau situé sous lesruines du monastères Il fut acquis aux débats après un nouveautémoignage de tous les témoins à charge et à décharge que cettecachette, découverte par Michu, n’était connue que de lui, deLaurence et des quatre gentilshommes. On peut juger de l’effetproduit sur l’audience et sur les jurés quand l’accusateur publicannonça que ce caveau, connu seulement des accusés et de deux destémoins, avait servi de prison au sénateur. Marthe fut introduite.Son apparition causa les plus vives anxiétés dans l’auditoire etparmi les accusés. M. de Grandville se leva pour s’opposer àl’audition de la femme témoignant contre le mari. L’accusateurpublic fit observer que, d’après ses propres aveux, Marthe étaitcomplice du délit: elle n’avait ni à prêter serment, ni àtémoigner, elle devait être entendue seulement dans l’intérêt de lavérité.

– Nous n’avons d’ailleurs qu’à donner lecture de soninterrogatoire devant le directeur du jury, dit le président quifit lire par le greffier le procès-verbal dressé le matin.

– Confirmez-vous ces aveux? dit le président.

Michu regarda sa femme, et Marthe qui comprit son erreur tombacomplètement évanouie. On peut dire sans exagération que la foudreéclatait sur le banc des accusés et sur leurs défenseurs.

– Je n’ai jamais écrit de ma prison à ma femme, et je n’yconnais aucun des employés, dit Michu.

Bordin lui passa les fragments de la lettre, Michu n’eut qu’à yjeter un coup d’oeil.

– Mon écriture a été imitée, s’écria-t-il.

– La dénégation est votre dernière ressource, dit l’accusateurpublic.

On introduisit alors le sénateur avec les cérémonies prescritespour sa réception. Son entrée fut un coup de théâtre. Malin, nommépar les magistrats comte de Gondreville sans pitié pour les ancienspropriétaires de cette belle demeure, regarda, sur l’invitation duprésident, les accusés avec la plus grande attention et pendantlongtemps. Il reconnut que les vêtements de ses ravisseurs étaientbien exactement ceux des gentilshommes; mais il déclara que letrouble de ses sens au moment de son enlèvement l’empêchait depouvoir affirmer que les accusés fussent les coupables.

– Il y a plus, dit-il, ma conviction est que ces quatremessieurs n’y sont pour rien. Les mains qui m’ont bandé les yeuxdans la forêt étaient grossières. Aussi, dit Malin en regardantMichu, croirais-je plutôt volontiers que mon ancien régisseur s’estchargé de ce soin mais je prie MM. les jurés de bien peser madéposition. Mes soupçons à cet égard sont très légers, et je n’aipas la moindre certitude. Voici pourquoi. Les deux hommes qui sesont emparés de moi m’ont mis à cheval, en croupe derrière celuiqui m’avait bandé les yeux, et dont les cheveux étaient roux commeceux de l’accusé Michu. Quelque singulière que soit monobservation, je dois en parler, car elle fait la base d’uneconviction favorable à l’accusé, que je prie de ne point s’enchoquer. Attaché au dos d’un inconnu, j’ai dû, malgré la rapiditéde la course, être affecté de son odeur. Or, je n’ai point reconnucelle particulière à Michu. Quant à la personne qui m’a, par troisfois, apporté des vivres, je suis certain que cette personne estMarthe, la femme de Michu. La première fois, je l’ai reconnue à unebague que lui a donnée Mlle de Cinq-Cygne, et qu’elle n’avait passongé à ôter. La justice et MM. les jurés apprécieront lescontradictions qui se rencontrent dans ces faits, et que je nem’explique point encore.

Des murmures favorables et d’unanimes approbations accueillirentla déposition de Malin. Bordin sollicita de la cour la permissiond’adresser quelques demandes à ce précieux témoin.

– Monsieur le sénateur croit donc que sa séquestration tient àd’autres causes que les intérêts supposés par l’accusation auxaccusés?

– Certes! dit le sénateur. Mais j’ignore ces motifs, car jedéclare que, pendant mes vingt jours de captivité, je n’ai vupersonne.

– Croyez-vous, dit alors l’accusateur public, que votre châteaude Gondreville pût contenir des renseignements, des titres ou desvaleurs qui pussent y nécessiter une perquisition de MM. deSimeuse?

– Je ne le pense pas, dit Malin. Je crois ces messieursincapables, dans ce cas, de s’en mettre en possession par violence.Ils n’auraient eu qu’à me les réclamer pour les obtenir.

– Monsieur le sénateur n’a-t-il pas fait brûler des papiers dansson parc? dit brusquement M. de Grandville.

Le sénateur regarda Grévin. Après avoir rapidement échangé unfin coup d’oeil avec le notaire et qui fut saisi par Bordin, ilrépondit ne point avoir brûlé de papiers. L’accusateur public luiayant demandé des renseignements sur le guet-apens dont il avaitfailli être la victime dans le parc, et s’il ne s’était pas méprissur la position du fusil, le sénateur dit que Michu se trouvaitalors au guet sur un arbre. Cette réponse, d’accord avec letémoignage de Grévin, produisit une vive impression. Lesgentilshommes demeurèrent impassibles pendant la déposition de leurennemi qui les accablait de sa générosité. Laurence souffrait laplus horrible agonie; et, de moments en moments, le marquis deChargebœuf la retenait par le bras. Le comte de Gondreville seretira en saluant les quatre gentilshommes qui ne lui rendirent passon salut. Cette petite chose indigna les jurés.

– Ils sont perdus, dit Bordin à l’oreille du marquis.

– Hélas! toujours par la fierté de leurs sentiments, répondit M.de Chargebœuf.

– Notre tâche est devenue trop facile, messieurs, ditl’accusateur public en se levant et regardant les jurés.

Il expliqua l’emploi des deux sacs de plâtre par le scellementde la broche de fer nécessaire pour accrocher le cadenas quimaintenait la barre avec laquelle la porte du caveau était fermée,et dont la description se trouvait au procès-verbal fait le matinpar Pigoult. Il prouva facilement que les accusés seulsconnaissaient l’existence du caveau. Il mit en évidence lesmensonges de la défense, il en pulvérisa tous les arguments sousles nouvelles preuves arrivées si miraculeusement. En 1806, onétait encore trop près de l’Etre suprême de 1793 pour parler de lajustice divine, il fit donc grâce aux jurés de l’intervention duciel. Enfin il dit que la Justice aurait l’oeil sur les complicesinconnus qui avaient délivré le sénateur, et il s’assit enattendant avec confiance le verdict.

Les jurés crurent à un mystère; mais ils étaient tous persuadésque ce mystère venait des accusés qui se taisaient dans un intérêtprivé de la plus haute importance.

M. de Grandville, pour qui une machination quelconque devenaitévidente, se leva; mais il parut accablé, quoiqu’il le fût moinsdes nouveaux témoignages survenus que de la manifeste convictiondes jurés. Il surpassa peut-être sa plaidoirie de la veille. Cesecond plaidoyer fut plus logique et plus serré peut-être que lepremier. Mais il sentit sa chaleur repoussée par la froideur dujury: il parlait inutilement, et il le voyait! Situation horribleet glaciale. Il fit remarquer combien la délivrance du sénateuropérée comme par magie, et bien certainement sans le secoursd’aucun des accusés, ni de Marthe, corroborait ses premiersraisonnements. Assurément hier, les accusés pouvaient croire à leuracquittement; et s’ils étaient, comme l’accusation le suppose,maîtres de détenir ou de relâcher le sénateur, ils ne l’eussentdélivré qu’après le jugement. Il essaya de faire comprendre que desennemis cachés dans l’ombre pouvaient seuls avoir porté cecoup.

Chose étrange! M. de Grandville ne jeta le trouble que dans laconscience de l’accusateur public et dans celle des magistrats, carles jurés l’écoutaient par devoir. L’audience elle-même, toujourssi favorable aux accusés, était convaincue de leur culpabilité. Ily a une atmosphère des idées. Dans une cour de justice, les idéesde la foule pèsent sur les juges, sur les jurés, et réciproquement.En voyant cette disposition des esprits qui se reconnaît ou sesent, le défenseur arriva dans ses dernières paroles à une sorted’exaltation fébrile causée par sa conviction.

– Au nom des accusés, je vous pardonne d’avance une fataleerreur que rien ne dissipera! s’écria-t-il. Nous sommes tous lejouet d’une puissance inconnue et machiavélique. Marthe Michu estvictime d’une odieuse perfidie, et la société s’en apercevra quandles malheurs seront irréparables.

Bordin s’arma de la déposition du sénateur pour demanderl’acquittement des gentilshommes.

Le président résuma les débats avec d’autant plus d’impartialitéque les jurés étaient visiblement convaincus. Il fit même pencherla balance en faveur des accusés en appuyant sur la déposition dusénateur. Cette gracieuseté ne compromettait point le succès del’accusation. A onze heures du soir, d’après les différentesréponses du chef du jury, la cour condamna Michu à la peine demort, MM. de Simeuse à vingt-quatre ans, et les deux d’Hauteserre àdix ans de travaux forcés. Gothard fut acquitté. Toute la sallevoulut voir l’attitude des cinq coupables dans le moment suprême oùamenés, libres, devant la cour, ils entendraient leur condamnation.Les quatre gentilshommes regardèrent Laurence qui leur jeta d’unoeil sec le regard enflammé des martyrs.

– Elle pleurerait si nous étions acquittés, dit le cadet desSimeuse à son frère.

Jamais accusés n’opposèrent des fronts plus sereins ni unecontenance plus digne à une injuste condamnation que ces cinqvictimes d’un horrible complot.

– Notre défenseur vous a pardonné! dit l’aîné des Simeuse ens’adressant à la cour.

Mme d’Hauteserre tomba malade et resta pendant trois mois au lità l’hôtel de Chargebœuf. Le bonhomme d’Hauteserre retournapaisiblement à Cinq-Cygne; mais, rongé par une de ces douleurs devieillards qui n’ont aucune des distractions de la jeunesse, il eutsouvent des moments d’absence qui prouvaient au curé que ce pauvrepère était toujours au lendemain du fatal arrêt. On n’eut pas àjuger la belle Marthe, elle mourut en prison, vingt jours après lacondamnation de son mari, recommandant son fils à Laurence, entreles bras de laquelle elle expira. Une fois le jugement connu, desévénements politiques de la plus haute importance étouffèrent lesouvenir de ce procès dont il ne fut plus question. La Sociétéprocède comme l’Océan, elle reprend son niveau, son allure après undésastre, et en efface la trace par le mouvement de ses intérêtsdévorants.

Sans sa fermeté d’âme et sa conviction de l’innocence de sescousins, Laurence aurait succombé; mais elle donna de nouvellespreuves de la grandeur de son caractère, elle étonna M. deGrandville et Bordin par l’apparente sérénité que les malheursextrêmes impriment aux belles âmes. Elle veillait et soignait Mmed’Hauteserre et allait tous les jours deux heures à la prison. Elledit qu’elle épouserait un de ses cousins quand ils seraient aubagne.

– Au bagne! s’écria Bordin. Mais, mademoiselle, ne pensons plusqu’à demander leur grâce à l’Empereur.

– Leur grâce, et à un Bonaparte? s’écria Laurence avechorreur.

Les lunettes du vieux digne procureur lui sautèrent du nez, illes saisit avant qu’elles ne tombassent, regarda la jeune personnequi maintenant ressemblait à une femme; il comprit ce caractèredans toute son étendue, il prit le bras du marquis de Chargebœuf etlui dit:

– Monsieur le marquis, courons à Paris les sauver sans elle!

Chapitre 21Le Bivouac de l’Empereur

Le pourvoi de MM. de Simeuse, d’Hauteserre et de Michu fut lapremière affaire que dut juger la Cour de cassation. L’arrêt futdonc heureusement retardé par les cérémonies de l’installation dela cour.

Vers la fin du mois de septembre, après trois audiences prisespar les plaidoiries et par le procureur général Merlin qui portalui-même la parole, le pourvoi fut rejeté. La Cour impériale deParis était instituée, M. de Grandville y avait été nommé substitutdu procureur général, et le département de l’Aube se trouvant dansla juridiction de cette cour, il lui fut possible de faire au cœurde son ministère des démarches en faveur des condamnés; il fatiguaCambacérès, son protecteur; Bordin et M. de Chargebœuf vinrent lelendemain matin de l’arrêt dans son hôtel au Marais, où ils letrouvèrent dans la lune de miel de son mariage, car dansl’intervalle il s’était marié. Malgré tous les événements quis’étaient accomplis dans l’existence de son ancien avocat, M. deChargebœuf vit bien à l’affliction du jeune substitut qu’il restaitfidèle à ses clients. Certains avocats, les artistes de laprofession, font de leurs causes des maîtresses. Le cas est rare,ne vous y fiez pas. Dès que ses anciens clients et lui furent seulsdans son cabinet, M. de Grandville dit au marquis:

– Je n’ai pas attendu votre visite, j’ai déjà même usé tout moncrédit. N’essayez pas de sauver Michu, vous n’auriez pas la grâcede MM. de Simeuse. Il faut une victime.

– Mon Dieu! dit Bordin en montrant au jeune magistrat les troispourvois en grâce, puis-je prendre sur moi de supprimer la demandede votre ancien client? Jeter ce papier au feu, c’est lui couper latête.

Il présenta le blanc-seing de Michu, M. de Grandville le prit etle regarda.

– Nous ne pouvons pas le supprimer; mais, sachez-le! si vousdemandez tout, vous n’obtiendrez rien.

– Avons-nous le temps de consulter Michu? dit Bordin.

– Oui. L’ordre d’exécution regarde le parquet du procureurgénéral, et nous pouvons vous donner quelques jours. On tue leshommes, dit-il avec une sorte d’amertume, mais on y met des formes,surtout à Paris.

M. de Chargebœuf avait eu déjà chez le grand-juge desrenseignements qui donnaient un poids énorme à ces tristes parolesde M. de Grandville.

– Michu est innocent, je le sais, je le dis, reprit lemagistrat; mais que peut-on seul contre tous? Et songez que monrôle est de me taire aujourd’hui. Je dois faire dresser l’échafaudoù mon ancien client sera décapité.

M. de Chargebœuf connaissait assez Laurence pour savoir qu’ellene consentirait pas à sauver ses cousins aux dépens de Michu. Lemarquis essaya donc une dernière tentative. Il avait fait demanderune audience au ministre des Relations extérieures, pour savoirs’il existait un moyen de salut dans la haute diplomatie. Il pritavec lui Bordin qui connaissait le ministre et lui avait renduquelques services. Les deux vieillards trouvèrent Talleyrandabsorbé dans la contemplation de son feu, les pieds en avant, latête appuyée sur sa main, le coude sur la table, le journal àterre. Le ministre venait de lire l’arrêt de la Cour decassation.

– Veuillez vous asseoir, monsieur le marquis, dit le ministre,et vous, Bordin, ajouta-t-il en lui indiquant une place devant luià sa table, écrivez:

Sire,

Quatre gentilshommes innocents, déclarés coupables par le jury,viennent de voir leur condamnation confirmée par votre Cour decassation.

Votre Majesté Impériale ne peut plus que leur faire grâce. Cesgentilshommes ne réclament cette grâce de votre auguste clémenceque pour avoir l’occasion d’utiliser leur mort en combattant sousvos yeux, et se disent, de Votre Majesté Impériale et Royale… avecrespect, les… etc.

– Il n’y a que les princes pour savoir obliger ainsi, dit lemarquis de Chargebœuf en prenant des mains de Bordin cetteprécieuse minute de la pétition à faire signer aux quatregentilshommes et pour laquelle il se promit d’obtenir d’augustesapostilles.

– La vie de vos parents, monsieur le marquis, dit le ministre,est remise au hasard des batailles; tâchez d’arriver le lendemaind’une victoire, ils seront sauvés!

Il prit la plume, il écrivit lui-même une lettre confidentielleà l’Empereur, une de dix lignes au maréchal Duroc, puis il sonna,demanda à son secrétaire un passeport diplomatique, et dittranquillement au vieux procureur:

– Quelle est votre opinion sérieuse sur ce procès?

– Ne savez-vous donc pas, monseigneur, qui nous a si bienentortillés.

– Je le présume, mais j’ai des raisons pour chercher unecertitude, répondit le prince. Retournez à Troyes, amenez-moi lacomtesse de Cinq-Cygne, demain, ici, à pareille heure, maissecrètement, passez chez Mme de Talleyrand que je préviendrai devotre visite. Si Mlle de Cinq-Cygne, qui sera placée de manière àvoir l’homme que j’aurai debout devant moi, le reconnaît pour êtrevenu chez elle dans le temps de la conspiration de MM. de Polignacet de Rivière, quoi que je dise, quoi qu’il réponde, pas un geste,pas un mot! Ne pensez d’ailleurs qu’à sauver MM. de Simeuse,n’allez pas vous embarrasser de votre mauvais drôle degarde-chasse.

– Un homme sublime, monseigneur! s’écria Bordin.

– De l’enthousiasme? Et chez vous, Bordin! Cet homme est alorsquelque chose. Notre souverain a prodigieusement d’amour-propre,monsieur le marquis, dit-il en changeant de conversation, il va mecongédier pour pouvoir faire des folies sans contradiction. C’estun grand soldat qui sait changer les lois de l’espace et du temps;mais il ne saurait changer les hommes, et il voudrait les fondre àson usage. Maintenant, n’oubliez pas que la grâce de vos parents nesera obtenue que par une seule personne… par Mlle deCinq-Cygne.

Le marquis partit seul pour Troyes, et dit à Laurence l’état deschoses. Laurence obtint du procureur impérial la permission de voirMichu, et le marquis l’accompagna jusqu’à la porte de la prison, oùil l’attendit. Elle sortit les yeux baignés de larmes.

– Le pauvre homme, dit-elle, a essayé de se mettre à mes genouxpour me prier de ne plus songer à lui, sans penser qu’il avait lesfers aux pieds! Ah! marquis, je plaiderai sa cause. Oui, j’iraibaiser la botte de leur empereur. Et si j’échoue, eh bien, cethomme vivra, par mes soins, éternellement dans notre famille.Présentez son pourvoi en grâce pour gagner du temps, je veux avoirson portrait. Partons.

Le lendemain, quand le ministre apprit par un signal convenu queLaurence était à son poste, il sonna, son huissier vint et reçutl’ordre de laisser entrer M. Corentin.

– Mon cher, vous êtes un habile homme, lui dit Talleyrand, et jeveux vous employer.

– Monseigneur…

– Ecoutez. En servant Fouché, vous aurez de l’argent et jamaisd’honneur ni de position avouable; mais en me servant toujourscomme vous venez de le faire à Berlin, vous aurez de laconsidération.

– Monseigneur est bien bon…

– Vous avez déployé du génie dans votre dernière affaire àGondreville…

– De quoi monseigneur parle-t-il? dit Corentin en prenant un airni trop froid ni trop surpris.

– Monsieur, répondit sèchement le ministre, vous n’arriverez àrien, vous craignez…

– Quoi, monseigneur?

– La mort! dit le ministre de sa belle voix profonde et creuse.Adieu, mon cher.

– C’est lui, dit le marquis de Chargebœuf en entrant mais nousavons failli tuer la comtesse, elle étouffe!

Il n’y a que lui capable de jouer de pareils tours, répondit leministre. Monsieur, vous êtes en danger de ne pas réussir, repritle prince. Prenez ostensiblement la route de Strasbourg, je vaisvous envoyer en blanc de doubles passeports. Ayez des sosies,changez de route habilement et surtout de voiture, laissez arrêterà Strasbourg vos sosies à votre place, gagnez la Prusse par laSuisse et par la Bavière. Pas un mot et de la prudence. Vous avezla Police contre vous, et vous ne savez pas ce que c’est que laPolice!…

Mlle de Cinq-Cygne offrit à Robert Lefebvre une somme suffisantepour le déterminer à venir à Troyes faire le portrait de Michu, etM. de Grandville promit à ce peintre, alors célèbre, toutes lesfacilités possibles. M. de Chargebœuf partit dans son vieuxberlingot avec Laurence et avec un domestique qui parlait allemand.Mais, vers Nancy, il rejoignit Gothard et Mlle Goujet qui lesavaient précédés dans une excellente calèche, il leur prit cettecalèche et leur donna le berlingot. Le ministre avait raison. AStrasbourg, le Commissaire général de police refusa de viser lepasseport des voyageurs, en leur opposant des ordres absolus. En cemoment même, le marquis et Laurence sortaient de France parBesançon avec les passeports diplomatiques. Laurence traversa laSuisse dans les premiers jours du mois d’octobre, sans accorder lamoindre attention à ces magnifiques pays. Elle était au fond de lacalèche dans l’engourdissement où tombe le criminel quand il saitl’heure de son supplice. Toute la nature se couvre alors d’unevapeur bouillante, et les choses les plus vulgaires prennent unetournure fantastique. Cette pensée: « Si je ne réussis pas, ils setuent », retombait sur son âme comme, dans le supplice de la roue,tombait jadis la barre du bourreau sur les membres du patient. Ellese sentait de plus en plus brisée, elle perdait toute son énergiedans l’attente du cruel moment, décisif et rapide, où elle setrouverait face à face avec l’homme de qui dépendait le sort desquatre gentilshommes. Elle avait pris le parti de se laisser allerà son affaissement pour ne pas dépenser inutilement son énergie.Incapable de comprendre ce calcul des âmes fortes et qui se traduitdiversement à l’extérieur, car dans ces attentes suprêmes certainsesprits supérieurs s’abandonnent à une gaieté surprenante, lemarquis avait peur de ne pas amener Laurence vivante jusqu’à cetterencontre solennelle seulement pour eux, mais qui certes dépassaitles proportions ordinaires de la vie privée. Pour Laurence,s’humilier devant cet homme, objet de sa haine et de son mépris,emportait la mort de tous ses sentiments généreux,

– Après cela, dit-elle, la Laurence qui survivra ne ressembleraplus à celle qui va périr.

Néanmoins il fut bien difficile aux deux voyageurs de ne pasapercevoir l’immense mouvement d’hommes et de choses dans lequelils entrèrent, une fois en Prusse. La campagne d’Iéna étaitcommencée. Laurence et le marquis voyaient les magnifiquesdivisions de l’armée française s’allongeant et paradant comme auxTuileries. Dans ces déploiements de la splendeur militaire, qui nepeuvent se dépeindre qu’avec les mots et les images de la Bible,l’homme qui animait ces masses prit des proportions gigantesquesdans l’imagination de Laurence. Bientôt, les mots de victoireretentirent à son oreille. Les armées impériales venaient deremporter deux avantages signalés. Le prince de Prusse avait ététué la veille du jour où les deux voyageurs arrivèrent à Saalfeld,tâchant de rejoindre Napoléon qui allait avec la rapidité de lafoudre. Enfin, le 13 octobre, date de mauvais augure, Mlle deCinq-Cygne longeait une rivière au milieu des corps de la GrandeArmée, ne voyant que confusion, renvoyée d’un village à l’autre etde division en division, épouvantée de se voir seule avec unvieillard, ballottée dans un océan de cent cinquante mille hommes,qui en visaient cent cinquante mille autres. Fatiguée de toujoursapercevoir cette rivière par-dessus les haies d’un chemin boueuxqu’elle suivait sur une colline, elle en demanda le nom à unsoldat.

– C’est la Saale, dit-il en lui montrant l’armée prussiennegroupée par grandes masses de l’autre côté de ce cours d’eau.

La nuit venait, Laurence voyait s’allumer des feux et brillerdes armes. Le vieux marquis, dont l’intrépidité fut chevaleresque,conduisait lui-même, à côté de son nouveau domestique, deux bonschevaux achetés la veille. Le vieillard savait bien qu’il netrouverait ni postillons ni chevaux, en arrivant sur un champ debataille. Tout à coup l’audacieuse calèche, objet de l’étonnementde tous les soldats, fut arrêtée par un gendarme de la gendarmeriede l’armée qui vint à bride abattue sur le marquis en luicriant:

– Qui êtes-vous? Où allez-vous? Que demandez-vous?

– L’Empereur, dit le marquis de Chargebœuf, j’ai une dépêcheimportante des ministres pour le grand maréchal Duroc.

– Eh bien, vous ne pouvez pas rester là, dit le gendarme.

Mlle de Cinq-Cygne et le marquis furent d’autant plus obligés derester là que le jour allait cesser.

– Où sommes-nous? dit Mlle de Cinq-Cygne en arrêtant deuxofficiers qu’elle vit venir et dont l’uniforme était caché par dessurtouts en drap.

– Vous êtes en avant de l’avant-garde de l’armée française,madame, lui répondit un des deux officiers. Vous ne pouvez mêmerester ici, car si l’ennemi faisait un mouvement et quel’artillerie jouât, vous seriez entre deux feux.

– Ah! dit-elle d’un air indifférent.

Sur ce ah! l’autre officier dit:

– Comment cette femme se trouve-t-elle là?

– Nous attendons, répondit-elle, un gendarme qui est alléprévenir M. Duroc, en qui nous trouverons un protecteur pourpouvoir parler à l’Empereur.

– Parler à l’Empereur?… dit le premier officier. Y pensez-vous àla veille d’une bataille décisive?

– Ah! vous avez raison, dit-elle, je ne dois lui parlerqu’après-demain, la victoire le rendra doux.

Les deux officiers allèrent se placer à vingt pas de distance,sur leurs chevaux immobiles. La calèche fut alors entourée par unescadron de généraux, de maréchaux, d’officiers, tous extrêmementbrillants, et qui respectèrent la voiture, précisément parcequ’elle était là.

– Mon Dieu! dit le marquis à Mlle de Cinq-Cygne, j’ai peur quenous n’ayons parlé à l’Empereur.

– L’Empereur, dit un colonel général, mais le voilà!

Laurence aperçut alors à quelques pas, en avant et seul, celuiqui s’était écrié: « Comment cette femme se trouve-t-elle là? » L’undes deux officiers, l’Empereur enfin, vêtu de sa célèbre redingotemise par-dessus un uniforme vert, était sur un cheval blancrichement caparaçonné. Il examinait, avec une lorgnette, l’arméeprussienne au-delà de la Saale. Laurence comprit alors pourquoi lacalèche restait là, et pourquoi l’escorte de l’Empereur larespectait. Elle fut saisie d’un mouvement convulsif, l’heure étaitarrivée. Elle entendit alors le bruit sourd de plusieurs massesd’hommes et de leurs armes s’établissant au pas accéléré sur ceplateau. Les batteries semblaient avoir un langage, les caissonsretentissaient et l’airain pétillait.

– Le maréchal Lannes prendra position avec tout son corps enavant, le maréchal Lefebvre et la Garde occuperont ce sommet, ditl’autre officier qui était le major général Berthier.

L’Empereur descendit. Au premier mouvement qu’il fit, Roustanson fameux mamelouk s’empressa de venir tenir le cheval. Laurenceétait stupide d’étonnement, elle ne croyait pas à tant desimplicité.

– Je passerai la nuit sur ce plateau, dit l’Empereur.

En ce moment le grand maréchal Duroc, que le gendarme avaitenfin trouvé, vint au marquis de Chargebœuf et lui demanda laraison de son arrivée; le marquis lui répondit qu’une lettre écritepar le ministre des Relations extérieures lui dirait combien ilétait urgent qu’ils obtinssent, Mlle de Cinq-Cygne et lui, uneaudience de l’Empereur.

– Sa Majesté va dîner sans doute à son bivouac, dit Duroc enprenant la lettre, et quand j’aurai vu ce dont il s’agit, je vousferai savoir si cela se peut. – Brigadier, dit-il au gendarme,accompagnez cette voiture et menez-la près de la cabane enarrière.

M. de Chargebœuf suivit le gendarme, et arrêta sa voiturederrière une misérable chaumière bâtie en bois et en terre,entourée de quelques arbres fruitiers, et gardée par des piquetsd’infanterie et de cavalerie.

On peut dire que la majesté de la guerre éclatait là dans toutesa splendeur. De ce sommet, les lignes des deux armées se voyaientéclairées par la lune. Après une heure d’attente, remplie par lemouvement perpétuel d’aides de camp partant et revenant, Duroc, quivint chercher Mlle de Cinq-Cygne et le marquis de Chargebœuf, lesfit entrer dans la chaumière, dont le plancher était en terrebattue comme celui de nos aires de grange. Devant une tabledesservie et devant un feu de bois vert qui fumait, Napoléon étaitassis sur une chaise grossière. Ses bottes, pleines de boue,attestaient ses courses à travers champs. Il avait ôté sa fameuseredingote, et alors son célèbre uniforme vert, traversé par songrand cordon rouge, rehaussé par le dessous blanc de sa culotte decasimir et de son gilet, faisait admirablement bien valoir sa pâleet terrible figure césarienne. Il avait la main sur une cartedépliée, placée sur ses genoux. Berthier se tenait debout dans sonbrillant costume de vice-connétable de l’Empire.

Constant, le valet de chambre, présentait à l’Empereur son cafésur un plateau.

– Que voulez-vous? dit-il avec une feinte brusquerie entraversant par le rayon de son regard la tête de Laurence. Vous necraignez donc plus de me parler avant la bataille? De quois’agit-il?

– Sire, dit-elle en le regardant d’un oeil non moins fixe, jesuis Mlle de Cinq-Cygne.

– Eh bien? répondit-il d’une voix colère en se croyant bravé parce regard.

– Ne comprenez-vous donc pas? Je suis la comtesse de Cinq-Cygne,et je vous demande grâce, dit-elle en tombant à genoux et luitendant le placet rédigé par Talleyrand, apostillé parl’impératrice, par Cambacérès et par Malin.

L’Empereur releva gracieusement la suppliante en lui jetant unregard fin et lui dit:

– Serez-vous sage enfin? Comprenez-vous ce que doit êtrel’Empire français?…

– Ah! je ne comprends en ce moment que l’Empereur, dit-ellevaincue par la bonhomie avec laquelle l’homme du destin avait ditces paroles qui faisaient pressentir la grâce.

– Sont-ils innocents? demanda l’Empereur.

– Tous, dit-elle avec enthousiasme.

– Tous? Non, le garde-chasse est un homme dangereux qui tueraitmon sénateur sans prendre votre avis…

– Oh! Sire, dit-elle, si vous aviez un ami qui se fût dévouépour vous, l’abandonneriez-vous? Ne vous…

– Vous êtes une femme, dit-il avec une teinte de raillerie.

– Et vous un homme de fer! lui dit-elle avec une duretépassionnée qui lui plut.

– Cet homme a été condamné par la justice du pays,reprit-il.

– Mais il est innocent.

– Enfant!… dit-il.

Il sortit, prit Mlle de Cinq-Cygne par la main et l’emmena surle plateau.

– Voici, dit-il avec son éloquence à lui qui changeait leslâches en braves, voici trois cent mille hommes, ils sontinnocents, eux aussi! Eh bien, demain, trente mille hommes serontmorts, morts pour leur pays! Il y a chez les Prussiens, peut-être,un grand mécanicien, un idéologue, un génie qui sera moissonné. Denotre côté, nous perdrons certainement des grands hommes inconnus.Enfin, peut-être verrai-je mourir mon meilleur ami! Accuserai-jemieux? Non. Je me tairai. Sachez, mademoiselle, qu’on doit mourirpour les lois de son pays, comme on meurt ici pour sa gloire,ajouta-t-il en la ramenant dans la cabane. Allez, retournez enFrance, dit-il en regardant le marquis, mes ordres vous ysuivront.

Laurence crut à une commutation de peine pour Michu, et, dansl’effusion de sa reconnaissance, elle plia le genou et baisa lamain de l’Empereur.

– Vous êtes monsieur de Chargebœuf? dit alors Napoléon enavisant le marquis.

– Oui, Sire.

– Vous avez des enfants?

– Beaucoup d’enfants.

– Pourquoi ne me donneriez-vous pas un de vos petits-fils? Ilserait un de mes pages…

– Ah! voilà le sous-lieutenant qui perce, pensa Laurence, ilveut être payé de sa grâce.

Le marquis s’inclina sans répondre. Heureusement le général Rappse précipita dans la cabane.

– Sire, la cavalerie de la Garde et celle du grand-duc de Bergne pourront pas rejoindre demain avant midi.

– N’importe, dit Napoléon en se tournant vers Berthier, il estdes heures de grâce pour nous aussi, sachons en profiter.

Sur un signe de main, le marquis et Laurence se retirèrent etmontèrent en voiture; le brigadier les mit dans leur route et lesconduisit jusqu’à un village où ils passèrent la nuit. Lelendemain, tous deux ils s’éloignèrent du champ de bataille aubruit de huit cents pièces de canon qui grondèrent pendant dixheures, et en route, ils apprirent l’étonnante victoire d’Iéna.Huit jours après, ils entraient dans les faubourgs de Troyes. Unordre du grand-juge, transmis au procureur impérial près letribunal de première instance de Troyes, ordonnait la mise enliberté sous caution des gentilshommes en attendant la décision del’Empereur et Roi; mais en même temps, l’ordre pour l’exécution deMichu fut expédié par le parquet. Ces ordres étaient arrivés lematin même. Laurence se rendit alors à la prison, sur les deuxheures, en habit de voyage. Elle obtint de rester auprès de Michu àqui l’on faisait la triste cérémonie, appelée la toilette; le bonabbé Goujet, qui avait demandé à l’accompagner jusqu’à l’échafaud,venait de donner l’absolution à cet homme qui se désolait de mourirdans l’incertitude sur le sort de ses maîtres; aussi quand Laurencese montra poussa-t-il un cri de joie.

– Je puis mourir, dit-il.

– Ils sont graciés, je ne sais à quelles conditions,répondit-elle; mais ils le sont, et j’ai tout tenté pour toi, monami, malgré leur avis. Je croyais t’avoir sauvé, mais l’Empereurm’a trompée par gracieuseté de souverain.

– Il était écrit là-haut, dit Michu, que le chien de gardedevait être tué à la même place que ses vieux maîtres!

La dernière heure se passa rapidement. Michu, au moment departir, n’osait demander d’autre faveur que de baiser la main deMlle de Cinq-Cygne, mais elle lui tendit ses joues et se laissasaintement embrasser par cette noble victime. Michu refusa demonter en charrette.

– Les innocents doivent aller à pied! dit-il.

Il ne voulut pas que l’abbé Goujet lui donnât le bras, il marchadignement et résolument jusqu’à l’échafaud. Au moment de se couchersur la planche, il dit à l’exécuteur, en le priant de rabattre saredingote qui lui montait sur le cou:

– Mon habit vous appartient, tâchez de ne pas l’entamer.

A peine les quatre gentilshommes eurent-ils le temps de voirMlle de Cinq-Cygne: un planton du général commandant la divisionmilitaire leur apporta des brevets de sous-lieutenants dans le mêmerégiment de cavalerie, avec l’ordre de rejoindre aussitôt à Bayonnele dépôt de leur corps. Après des adieux déchirants, car ils eurenttous un pressentiment de l’avenir, Mlle de Cinq-Cygne rentra dansson château désert.

Les deux frères moururent ensemble sous les yeux de l’Empereur,à Sommosierra, l’un défendant l’autre, tous deux déjà chefsd’escadron. Leur dernier mot fut: « Laurence, cy meurs! »

L’aîné des d’Hauteserre mourut colonel à l’attaque de la redoutede la Moskova, où son frère prit sa place.

Adrien, nommé général de brigade à la bataille de Dresde, y futgrièvement blessé et put revenir se faire soigner à Cinq-Cygne. Enessayant de sauver ce débris des quatre gentilshommes qu’elle avaitvus un moment autour d’elle, la comtesse, alors âgée de trente-deuxans, l’épousa; mais elle lui offrit un cœur flétri qu’il accepta:les gens qui aiment ne doutent de rien, ou doutent de tout.

La Restauration trouva Laurence sans enthousiasme, les Bourbonsvenaient trop tard pour elle; néanmoins, elle n’eut pas à seplaindre: son mari, nommé pair de France avec le titre de marquisde Cinq-Cygne, devint lieutenant général en 1816, et fut récompensépar le cordon bleu des éminents services qu’il rendit alors.

Le fils de Michu, de qui Laurence prit soin comme de son propreenfant, fut reçu avocat en 1817. Après avoir exercé pendant deuxans sa profession, il fut nommé juge suppléant au tribunald’Alençon, et de là passa procureur du roi au tribunal d’Arcis en1827. Laurence, qui avait surveillé l’emploi des capitaux de Michu,remit à ce jeune homme une inscription de douze mille livres derentes le jour de sa majorité; plus tard, elle lui fit épouser lariche Mlle Girel de Troyes. Le marquis de Cinq-Cygne mourut en 1829entre les bras de Laurence, de son père, de sa mère et de sesenfants qui l’adoraient. Lors de sa mort, personne n’avait encorepénétré le secret de l’enlèvement du sénateur. Louis XVIII ne serefusa point à réparer les malheurs de cette affaire; mais il futmuet sur les causes de ce désastre avec la marquise de Cinq-Cygne,qui le crut alors complice de la catastrophe.

Chapitre 22Les Ténèbres Dissipées

Le feu marquis de Cinq-Cygne avait employé ses épargnes, ainsique celles de son père et de sa mère, à l’acquisition d’unmagnifique hôtel situé rue du Faubourg-du-Roule, et compris dans lemajorat considérable institué pour l’entretien de sa pairie. Lasordide économie du marquis et de ses parents, qui souventaffligeait Laurence, fut alors expliquée. Aussi, depuis cetteacquisition, la marquise, qui vivait à sa terre en y thésaurisantpour ses enfants, passa-t-elle d’autant plus volontiers ses hiversà Paris, que sa fille Berthe et son fils Paul atteignaient à un âgeoù leur éducation exigeait les ressources de Paris. Mme deCinq-Cygne alla peu dans le monde. Son mari ne pouvait ignorer lesregrets qui habitaient le cœur de cette femme; mais il déploya pourelle les délicatesses les plus ingénieuses, et mourut n’ayant aiméqu’elle au monde. Ce noble cœur, méconnu pendant quelque temps,mais à qui la généreuse fille des Cinq-Cygne rendit dans lesdernières années autant d’amour qu’elle en recevait, ce mari futenfin complètement heureux. Laurence vivait surtout par les joiesde la famille. Nulle femme de Paris ne fut plus chérie de ses amis,ni plus respectée. Aller chez elle est un honneur. Douce,indulgente, spirituelle, simple surtout, elle plaît aux âmesd’élite, elle les attire, malgré son attitude empreinte de douleur;mais chacun semble protéger cette femme si forte, et ce sentimentde protection secrète explique peut-être l’attrait de son amitié.Sa vie, si douloureuse pendant sa jeunesse, est belle et sereinevers le soir. On connaît ses souffrances. Personne n’a jamaisdemandé quel est l’original du portrait de Robert Lefebvre, quidepuis la mort du garde est le principal et funèbre ornement dusalon. La physionomie de Laurence a la maturité des fruits venusdifficilement. Une sorte de fierté religieuse orne aujourd’hui cefront éprouvé. Au moment où la marquise vint tenir maison, safortune, augmentée par la loi sur les indemnités, allait à deuxcent mille livres de rentes, sans compter les traitements de sonmari. Laurence avait hérité des onze cent mille francs laissés parles Simeuse. Dès lors, elle dépensa cent mille francs par an, etmit de côté le reste pour faire la dot de Berthe.

Berthe est le portrait vivant de sa mère, mais sans audaceguerrière; c’est sa mère fine, spirituelle: « et plus femme », ditLaurence avec mélancolie. La marquise ne voulait pas marier safille avant qu’elle n’eût vingt ans. Les économies de la famillesagement administrées par le vieux d’Hauteserre, et placées dansles fonds au moment où les rentes tombèrent en 1830, formaient unedot d’environ quatre-vingt mille francs de rentes à Berthe, qui, en1833, eut vingt ans.

Vers ce temps, la princesse de Cadignan, qui voulait marier sonfils, le duc de Maufrigneuse, avait depuis quelques mois lié sonfils avec la marquise de Cinq-Cygne. Georges de Maufrigneuse dînaittrois fois par semaine chez la marquise, il accompagnait la mère etla fille aux Italiens, il caracolait au Bois autour de leur calèchequand elles s’y promenaient. Il fut alors évident pour le monde dufaubourg Saint-Germain que Georges aimait Berthe. Seulementpersonne ne pouvait savoir si Mme de Cinq-Cygne avait le désir defaire sa fille duchesse en attendant qu’elle devînt princesse; ousi la princesse désirait pour son fils une si belle dot, si lacélèbre Diane allait au-devant de la noblesse de province, ou si lanoblesse de province était effrayée de la célébrité de Mme deCadignan, de ses goûts et de sa vie ruineuse. Dans le désir de nepoint nuire à son fils, la princesse, devenue dévote, avait muré savie intime, et passait la belle saison à Genève dans une villa.

Un soir, Mme la princesse de Cadignan avait chez elle lamarquise d’Espard, et de Marsay, le président du Conseil. Elle vitce soir-là cet ancien amant pour la dernière fois; car il mourutl’année suivante. Rastignac, sous-secrétaire d’Etat attaché auministère de Marsay, deux ambassadeurs, deux orateurs célèbresrestés à la Chambre des pairs, les vieux ducs de Lenoncourt et deNavarreins, le comte de Vandenesse et sa jeune femme, d’Arthez s’ytrouvaient et formaient un cercle assez bizarre dont la compositions’expliquera facilement: il s’agissait d’obtenir du premierministre un laissez-passer pour le prince de Cadignan. De Marsay,qui ne voulait pas prendre sur lui cette responsabilité, venaitdire à la princesse que l’affaire était entre bonnes mains. Unvieil homme politique devait leur apporter une solution pendant lasoirée. On annonça la marquise et Mlle de Cinq-Cygne. Laurence,dont les principes étaient intraitables, fut non pas surprise, maischoquée, de voir les représentants les plus illustres de lalégitimité, dans l’une et l’autre Chambre, causant avec le premierministre de celui qu’elle n’appelait jamais que monseigneur le ducd’Orléans, l’écoutant et riant avec lui. De Marsay, comme leslampes près de s’éteindre, brillait d’un dernier éclat. Il oubliaitlà, volontiers, les soucis de la politique. La marquise deCinq-Cygne accepta de Marsay, comme on dit que la cour d’Autricheacceptait alors M. de Saint-Aulaire: l’homme du monde fit passer leministre. Mais elle se dressa comme si son siège eût été du ferrougi, quand elle entendit annoncer M. le comte de Gondreville.

– Adieu, madame, dit-elle à la princesse d’un ton sec.

Elle sortit avec Berthe en calculant la direction de ses pas demanière à ne pas rencontrer cet homme fatal.

– Vous avez peut-être fait manquer le mariage de Georges, dit àvoix basse la princesse à de Marsay.

L’ancien clerc venu d’Arcis, l’ancien représentant du peuple,l’ancien thermidorien, l’ancien tribun, l’ancien conseiller d’Etat,l’ancien comte de l’Empire et sénateur, l’ancien pair de LouisXVIII, le nouveau pair de Juillet fit une révérence servile à labelle princesse de Cadignan. – Ne tremblez plus, belle dame, nousne faisons pas la guerre aux princes, dit-il en s’asseyant auprèsd’elle.

Malin avait eu l’estime de Louis XVIII, à qui sa vieilleexpérience ne fut pas inutile. Il avait aidé beaucoup à renverserDecazes, et conseillé fortement le ministère Villèle. Reçufroidement par Charles X, il avait épousé les rancunes deTalleyrand. Il était alors en grande faveur sous le douzièmegouvernement qu’il a l’avantage de servir depuis 1789, et qu’ildesservira sans doute; mais depuis quinze mois, il avait rompul’amitié qui, pendant trente-six ans, l’avait uni au plus célèbrede nos diplomates. Ce fut dans cette soirée qu’en parlant de cegrand diplomate il dit ce mot:

– Savez-vous la raison de son hostilité contre le duc deBordeaux?… « Le Prétendant est trop jeune…  »

– Vous donnez là, lui répondit Rastignac, un singulier conseilaux jeunes gens.

De Marsay, devenu très songeur depuis le mot de la princesse, nereleva pas ces plaisanteries; il regardait sournoisementGondreville, et attendait évidemment pour parler que le vieillard,qui se couchait de bonne heure, fût parti. Tous ceux qui étaientlà, témoins de la sortie de Mme de Cinq-Cygne, dont les raisonsétaient connues, imitèrent le silence de de Marsay. Gondreville,qui n’avait pas reconnu la marquise, ignorait les motifs de cetteréserve générale; mais l’habitude des affaires, les mœurspolitiques lui avaient donné du tact, il était homme d’espritd’ailleurs, il crut que sa présence gênait, il partit. De Marsay,debout à la cheminée, contempla, de façon à laisser deviner degraves pensées, ce vieillard de soixante-dix ans qui s’en allaitlentement.

– J’ai eu tort, madame, de ne pas vous avoir nommé monnégociateur, dit enfin le premier ministre en entendant leroulement de la voiture. Mais je vais racheter ma faute et vousdonner les moyens de faire votre paix avec les Cinq-Cygne. Voiciplus de trente ans que la chose a eu lieu, c’est aussi vieux que lamort d’Henri IV, qui certes, entre nous, malgré le proverbe, estbien l’histoire la moins connue, comme beaucoup d’autrescatastrophes historiques. Je vous jure, d’ailleurs, que si cetteaffaire ne concernait pas la marquise, elle n’en serait pas moinscurieuse. Enfin, elle éclaircit un fameux passage de nos annalesmodernes, celui du mont Saint-Bernard. MM. les ambassadeurs yverront que, sous le rapport de la profondeur, nos hommespolitiques d’aujourd’hui sont bien loin des Machiavels que lesflots populaires ont élevés, en 1793, au-dessus des tempêtes, etdont quelques-uns ont trouvé, comme dit la romance, un port. Pourêtre aujourd’hui quelque chose en France, il faut avoir roulé dansles ouragans de ce temps-là.

– Mais il me semble, dit en souriant la princesse, que, sous cerapport, votre état de choses n’a rien à désirer…

Un rire de bonne compagnie se joua sur toutes les lèvres, et deMarsay ne put s’empêcher de sourire. Les ambassadeurs parurentimpatients, de Marsay fut pris par une quinte, et l’on fitsilence.

– Par une nuit de juin 1800, dit le premier ministre, vers troisheures du matin, au moment où le jour faisait pâlir les bougies,deux hommes, las de jouer à la bouillotte, ou qui n’y jouaient quepour occuper les autres, quittèrent le salon de l’hôtel desRelations extérieures, alors situé rue du Bac, et allèrent dans unboudoir. Ces deux hommes, dont un est mort, et dont l’autre a unpied dans la tombe, sont, chacun dans leur genre, aussiextraordinaires l’un que l’autre. Tous deux ont été prêtres, ettous deux ont abjuré; tous deux se sont mariés. L’un avait étésimple oratorien, l’autre avait porté la mitre épiscopale. Lepremier s’appelait Fouché, je ne vous dis pas le nom du second;mais tous deux étaient alors de simples citoyens français, très peusimples. Quand on les vit allant dans le boudoir, les personnes quise trouvaient encore là manifestèrent un peu de curiosité. Untroisième personnage les suivit. Quant à celui-là, qui se croyaitbeaucoup plus fort que les deux premiers, il avait nom Sieyès, etvous savez tous qu’il appartenait également à l’Eglise avant laRévolution. Celui qui marchait difficilement se trouvait alorsministre des Relations extérieures, Fouché était ministre de laPolice générale. Sieyès avait abdiqué le consulat. Un petit homme,froid et sévère, quitta sa place et rejoignit ces trois hommes endisant à haute voix, devant quelqu’un de qui je tiens le mot: « Jecrains le brelan des prêtres. » Il était ministre de la Guerre. Lemot de Carnot n’inquiéta point les deux consuls qui jouaient dansle salon. Cambacérès et Lebrun étaient alors à la merci de leursministres, infiniment plus forts qu’eux. Presque tous ces hommesd’Etat sont morts, on ne leur doit plus rien: ils appartiennent àl’histoire, et l’histoire de cette nuit a été terrible; je vous ladis, parce que moi seul la sais, parce que Louis XVIII ne l’a pasdite à la pauvre Mme de Cinq-Cygne, et qu’il est indifférent augouvernement actuel qu’elle le sache. Tous quatre, ils s’assirent.Le boiteux dut fermer la porte avant qu’on ne prononçât un mot, ilpoussa même, dit-on, un verrou. Il n’y a que les gens bien élevésqui aient de ces petites attentions. Les trois prêtres avaient lesfigures blêmes et impassibles que vous leur avez connues. Carnotseul offrait un visage coloré. Aussi le militaire parla-t-il lepremier.  » De quoi s’agit-il? – De la France, dut dire le prince,que j’admire comme un des hommes les plus extraordinaires de notretemps. – De la république, a certainement dit Fouché. – Dupouvoir », a dit probablement Sieyès.

Tous les assistants se regardèrent. De Marsay avait, de la voix,du regard et du geste, admirablement peint les trois hommes.

– Les trois prêtres s’entendirent à merveille, reprit-il. Carnotregarda sans doute ses collègues et l’ex-consul d’un air assezdigne. Je crois qu’il a dû se trouver abasourdi en dedans. « -Croyez-vous au succès? lui demanda Sieyès. – On peut tout attendrede Bonaparte, répondit le ministre de la Guerre, il a passé lesAlpes heureusement. – En ce moment, dit le diplomate avec unelenteur calculée, il joue son tout. – Enfin, tranchons le mot, ditFouché, que ferons-nous, si le premier consul est vaincu? Est-ilpossible de refaire une armée? Resterons-nous ses humblesserviteurs? – Il n’y a plus de république en ce moment, fitobserver Sieyès, il est consul pour dix ans. – Il a plus de pouvoirque n’en avait Cromwell, ajouta l’évêque, et n’a pas voté la mortdu roi. – Nous avons un maître, dit Fouché, le conserverons-nouss’il perd la bataille, ou reviendrons-nous à la république pure? -La France, répliqua sentencieusement Carnot, ne pourra résisterqu’en revenant à l’énergie conventionnelle. – Je suis de l’avis deCarnot, dit Sieyès. Si Bonaparte revient défait, il faut l’achever;il nous en a trop dit depuis sept mois! – Il a l’armée, repritCarnot d’un air penseur. – Nous aurons le peuple! s’écria Fouché. -Vous êtes prompt, monsieur! répliqua le grand seigneur de cettevoix de basse-taille qu’il a conservée et qui fit rentrerl’oratorien en lui-même. – Soyez franc, dit un ancien conventionnelen montrant sa tête, si Bonaparte est vainqueur, nous l’adoreronsvaincu, nous l’enterrerons! – Vous étiez là, Malin, reprit lemaître de la maison sans s’émouvoir; vous serez des nôtres. » Et illui fit signe de s’asseoir. Ce fut à cette circonstance que cepersonnage, conventionnel assez obscur, dut d’être ce que nousvenons de voir qu’il est encore en ce moment. Malin fut discret, etles deux ministres lui furent fidèles; mais il fut aussi le pivotde la machine et l’âme de la machination. « – Cet homme n’a pointencore été vaincu! s’écria Carnot avec un accent de conviction, etil vient de surpasser Hannibal. – En cas de malheur, voici leDirectoire, reprit très finement Sieyès en faisant remarquer àchacun qu’ils étaient cinq. – Et, dit le ministre des Affairesétrangères, nous sommes tous intéressés au maintien de larévolution française, nous avons tous trois jeté le froc auxorties; le général a voté la mort du roi. Quant à vous, dit-il àMalin, vous avez des biens d’émigrés. – Nous avons tous les mêmesintérêts, dit péremptoirement Sieyès, et nos intérêts sont d’accordavec celui de la patrie. – Chose rare, dit le diplomate ensouriant. – Il faut agir, ajouta Fouché; la bataille se livre, etMélas a des forces supérieures. Gênes est rendue, et Masséna acommis la faute de s’embarquer pour Antibes; il n’est donc pascertain qu’il puisse rejoindre Bonaparte, qui restera réduit à sesseules ressources. – Qui vous a dit cette nouvelle? demanda Carnot.- Elle est sûre, répondit Fouché. Vous aurez le courrier à l’heurede la Bourse. »

Ceux-là n’y faisaient point de façons, dit de Marsay en souriantet s’arrêtant un moment. « – Or, ce n’est pas quand la nouvelle dudésastre viendra, dit toujours Fouché, que nous pourrons organiserles clubs, réveiller le patriotisme et changer la constitution.Notre 18 Brumaire doit être prêt. – Laissons-le faire au ministrede la Police, dit le diplomate, et défions-nous de Lucien. (LucienBonaparte était alors ministre de l’intérieur.) – Je l’arrêteraibien, dit Fouché. – Messieurs, s’écria Sieyès, notre Directoire nesera plus soumis à des mutations anarchiques. Nous organiserons unpouvoir oligarchique, un Sénat à vie, une chambre élective qui seradans nos mains; car sachons profiter des fautes du passé. – Avec cesystème, j’aurai la paix, dit l’évêque.

– Trouvez-moi un homme sûr pour correspondre avec Moreau, carl’armée d’Allemagne deviendra notre seule ressource! » s’écriaCarnot qui était resté plongé dans une profonde méditation.

– En effet, reprit de Marsay après une pause, ces hommes avaientraison, messieurs! Ils ont été grands dans cette crise, et j’eussefait comme eux.

« Messieurs », s’écria Sieyès d’un ton grave et solennel, dit deMarsay en reprenant son récit. – Ce mot: « Messieurs!  » futparfaitement compris: tous les regards exprimèrent une même foi, lamême promesse, celle d’un silence absolu, d’une solidarité complèteau cas où Bonaparte reviendrait triomphant. « – Nous savons tous ceque nous avons à faire », ajouta Fouché. Sieyès avait tout doucementdégagé le verrou, son oreille de prêtre l’avait bien servi. Lucienentra. « – Bonne nouvelle, messieurs! Un courrier apporte à MmeBonaparte un mot du premier consul: il a débuté par une victoire àMontebello. » Les trois ministres se regardèrent. « – Est-ce unebataille générale? demanda Carnot. – Non, un combat où Lannes s’estcouvert de gloire. L’affaire a été sanglante. Attaqué avec dixmille hommes par dix-huit mille, il a été sauvé par une divisionenvoyée à son secours. On est en fuite. Enfin la ligne d’opérationsde Mélas est coupée. – De quand le combat? demanda Carnot. – Le 8,dit Lucien. – Nous sommes le 13, reprit le savant ministre; ehbien, selon toute apparence, les destinées de la France se jouentau moment où nous causons. (En effet, la bataille de Marengocommença le 14 juin, à l’aube.) – Quatre jours d’attente mortelle!dit Lucien. – Mortelle? reprit le ministre des Relationsextérieures froidement et d’un air interrogatif. – Quatre jours »,dit Fouché. Un témoin oculaire m’a certifié que les deux consulsn’apprirent ces détails qu’au moment où les six personnagesrentrèrent au salon. Il était alors quatre heures du matin. Fouchépartit le premier. Voici ce que fit, avec une infernale et sourdeactivité, ce génie ténébreux, profond, extraordinaire, peu connu,mais qui avait bien certainement un génie égal à celui de PhilippeII, à celui de Tibère et de Borgia. Sa conduite, lors de l’affairede Walcheren, a été celle d’un militaire consommé, d’un grandpolitique, d’un administrateur prévoyant. C’est le seul ministreque Napoléon ait eu. Vous savez qu’alors il a épouvanté Napoléon.Fouché, Masséna et le prince sont les trois plus grands hommes, lesplus fortes têtes, comme diplomatie, guerre et gouvernement, que jeconnaisse; si Napoléon les avait franchement associés à son œuvre,il n’y aurait plus d’Europe, mais un vaste Empire français. Fouchéne s’est détaché de Napoléon qu’en voyant Sieyès et le prince deTalleyrand mis de côté. Dans l’espace de trois jours, Fouché, touten cachant la main qui remuait les cendres de ce foyer, organisacette angoisse générale qui pesa sur toute la France et ranimal’énergie républicaine de 1793. Comme il faut éclaircir ce coinobscur de notre histoire, je vous dirai que cette agitation, partiede lui qui tenait tous les fils de l’ancienne Montagne, produisitles complots républicains par lesquels la vie du premier consul futmenacée après sa victoire de Marengo. Ce fut la conscience qu’ilavait du mal dont il était l’auteur qui lui donna la force designaler à Bonaparte, malgré l’opinion contraire de celui-ci, lesrépublicains comme plus mêlés que les royalistes à ces entreprises.Fouché connaissait admirablement les hommes; il compta sur Sieyès àcause de son ambition trompée, sur M. de Talleyrand parce qu’ilétait un grand seigneur, sur Carnot à cause de sa profondehonnêteté; mais il redoutait notre homme de ce soir, et voicicomment il l’entortilla. Il n’était que Malin dans ce temps-là,Malin, le correspondant de Louis XVIII. Il fut forcé, par leministre de la Police, de rédiger les proclamations du gouvernementrévolutionnaire, ses actes, ses arrêts, la mise hors la loi desfactieux du 18 Brumaire; et bien plus, ce fut ce complice malgrélui qui les fit imprimer au nombre d’exemplaires nécessaire et quiles tint prêts en ballots dans sa maison. L’imprimeur fut arrêtécomme conspirateur, car on fit choix d’un imprimeurrévolutionnaire, et la police ne le relâcha que deux mois après.Cet homme est mort en 1816, croyant à une conspiration montagnarde.Une des scènes les plus curieuses jouées par la police de Fouché,est, sans contredit, celle que causa le premier courrier reçu parle plus célèbre banquier de cette époque, et qui annonça la pertede la bataille de Marengo. La fortune, si vous vous le rappelez, nese déclara pour Napoléon que sur les sept heures du soir. A midi,l’agent envoyé sur le théâtre de la guerre par le roi de la financed’alors regarda l’année française comme anéantie et s’empressa dedépêcher un courrier. Le ministre de la Police envoya chercher lesafficheurs, les crieurs, et l’un de ses affidés arrivait avec uncamion chargé des imprimés, quand le courrier du soir, qui avaitfait une excessive diligence, répandit la nouvelle du triomphe quirendit la France véritablement folle. Il y eut des pertesconsidérables à la Bourse. Mais le rassemblement des afficheurs etdes crieurs qui devaient proclamer la mise hors la loi, la mortpolitique de Bonaparte, fut tenu en échec et attendit que l’on eûtimprimé la proclamation et le placard où la victoire du premierconsul était exaltée. Gondreville, sur qui toute la responsabilitédu complot pouvait tomber, fut si effrayé, qu’il mit les ballotsdans des charrettes et les mena nuitamment à Gondreville, où sansdoute il enterra ces sinistres papiers dans les caves du châteauqu’il avait acheté sous le nom d’un homme… Il l’a fait nommerprésident d’une cour impériale, il avait nom… Marion! Puis ilrevint à Paris assez à temps pour complimenter le premier consul.Napoléon accourut, vous le savez, avec une effrayante céléritéd’Italie en France, après la bataille de Marengo; mais il estcertain, pour ceux qui connaissent à fond l’histoire secrète de cetemps, que sa promptitude eut pour cause un message de Lucien. Leministre de l’intérieur avait entrevu l’attitude du partimontagnard, et, sans savoir d’où soufflait le vent, il craignaitl’orage. Incapable de soupçonner les trois ministres, il attribuaitce mouvement aux haines excitées par son frère au 18 Brumaire, et àla ferme croyance où fut alors le reste des hommes de 1793, d’unéchec irréparable en Italie. Les mots: « Mort au tyran! » criés àSaint-Cloud retentissaient toujours aux oreilles de Lucien. Labataille de Marengo retint Napoléon sur les champs de la Lombardiejusqu’au 25 juin, il arriva le 2 juillet en France. Or, imaginezles figures des cinq conspirateurs, félicitant aux Tuileries lepremier consul sur sa victoire. Fouché, dans le salon même, dit autribun, car ce Malin que vous venez de voir a été un peu tribun,d’attendre encore, et que tout n’était pas fini. En effet,Bonaparte ne semblait pas à M. de Talleyrand et à Fouché aussimarié qu’ils l’étaient eux-mêmes à la Révolution, et ils l’ybouclèrent pour leur propre sûreté, par l’affaire du duc d’Enghien.L’exécution du prince tient, par des ramifications saisissables, àce qui s’était tramé dans l’hôtel des Relations extérieures pendantla campagne de Marengo. Certes, aujourd’hui, pour qui a connu despersonnes bien informées, il est clair que Bonaparte fut joué commeun enfant par M. de Talleyrand et Fouché, qui voulurent lebrouiller irrévocablement avec la maison de Bourbon, dont lesambassadeurs faisaient alors des tentatives auprès du premierconsul.

– Talleyrand faisant son whist chez Mme de Luynes, dit alors undes personnages qui écoutaient, à trois heures du matin, tire samontre, interrompt le jeu et demande tout à coup, sans aucunetransition, à ses trois partenaires, si le prince de Condé avaitd’autre enfant que M. le duc d’Enghien. Une demande si saugrenue,dans la bouche de M. de Talleyrand, causa la plus grande surprise. » Pourquoi nous demandez-vous ce que vous savez si bien? luidit-on. – C’est pour vous apprendre que la maison de Condé finit ence moment. » Or, M. de Talleyrand était à l’hôtel de Luynes depuisle commencement de la soirée, et savait sans doute que Bonaparteétait dans l’impossibilité de faire grâce.

– Mais, dit Rastignac à de Marsay, je ne vois point dans toutceci Mme de Cinq-Cygne.

– Ah! vous étiez si jeune, mon cher, que j’oubliais laconclusion; vous savez l’affaire de l’enlèvement du comte deGondreville, qui a été la cause de la mort des deux Simeuse et dufrère aîné de d’Hauteserre, qui, par son mariage avec Mlle deCinq-Cygne, devint comte et depuis marquis de Cinq-Cygne.

De Marsay, prié par plusieurs personnes à qui cette aventureétait inconnue, raconta le procès, en disant que les cinq inconnusétaient des escogriffes de la Police générale de l’Empire, chargésd’anéantir des ballots d’imprimés que le comte de Gondreville étaitvenu précisément brûler en croyant l’Empire affermi.

– Je soupçonne Fouché, dit-il, d’y avoir fait chercher en mêmetemps des preuves de la correspondance de Gondreville et de LouisXVIII, avec lequel il s’est toujours entendu, même pendant laTerreur. Mais, dans cette épouvantable affaire, il y a eu de lapassion de la part de l’agent principal, qui vit encore, un de cesgrands hommes subalternes qu’on ne remplace jamais, et qui s’estfait remarquer par des tours de force étonnants. Il paraît que Mllede Cinq-Cygne l’avait maltraité quand il était venu pour arrêterles Simeuse.

Ainsi, madame, vous avez le secret de l’affaire; vous pourrezl’expliquer à la marquise de Cinq-Cygne, et lui faire comprendrepourquoi Louis XVIII a gardé le silence.

Paris, janvier 1841.

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