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Une Vie

Une Vie

de Guy de Maupassant

Chapitre 1

 

Jeanne, ayant fini ses malles, s’approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas.

L’averse, toute la nuit, avait sonné contre les carreaux et les toits. Le ciel, bas et chargé d’eau, semblait crevé, se vidant sur la terre, la délayant en bouillie, la fondant comme du sucre. Des rafales passaient, pleines d’une chaleur lourde. Le ronflement des ruisseaux débordés emplissait les rues désertes où les maisons,comme des éponges, buvaient l’humidité qui pénétrait au-dedans et faisait suer les murs de la cave au grenier.

Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours,prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis si longtemps, craignait que son père hésitât à partir si le tempsne s’éclaircissait pas, et pour la centième fois depuis le matinelle interrogeait l’horizon.

Puis, elle s’aperçut qu’elle avait oublié de mettre soncalendrier dans son sac de voyage. Elle cueillit sur le mur lepetit carton divisé par mois, et portant au milieu d’un dessin ladate de l’année courante, 1819, en chiffres d’or. Puis, elle biffaà coups de crayon les quatre premières colonnes, rayant chaque nomde saint jusqu’au 2 mai, jour de sa sortie du couvent.

Une voix, derrière la porte, appela :

– Jeannette !

Jeanne répondit :

– Entre, papa.

Et son père parut.

Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds était ungentilhomme de l’autre siècle, maniaque et bon. Discipleenthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des tendresses d’amantpour la nature, les champs, les bois, les bêtes.

Aristocrate de naissance, il haïssait par instinctquatre-vingt-treize ; mais, philosophe par tempérament etlibéral par éducation, il exécrait la tyrannie d’une haineinoffensive et déclamatoire.

Sa grande force et sa grande faiblesse, c’était la bonté, unebonté qui n’avait pas assez de bras pour caresser, pour donner,pour étreindre, une bonté de créateur, éparse, sans résistance,comme l’engourdissement d’un nerf de la volonté, une lacune dansl’énergie, presque un vice.

Homme de théorie, il méditait tout un plan d’éducation pour safille, voulant la faire heureuse, bonne, droite et tendre.

Elle était demeurée jusqu’à douze ans dans la maison, puis,malgré les pleurs de la mère, elle fut mise au Sacré-Cœur.

Il l’avait tenue là sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée etignorante des choses humaines. Il voulait qu’on la lui rendîtchaste à dix-sept ans pour la tremper lui-même dans une sorte debain de poésie raisonnable ; et, par les champs, au milieu dela terre fécondée, ouvrir son âme, dégourdir son ignorance àl’aspect de l’amour naïf, des tendresses simples des animaux, deslois sereines de la vie.

Elle sortait maintenant du couvent, radieuse, pleine de sèves etd’appétits de bonheur, prête à toutes les joies, à tous les hasardscharmants que, dans le désœuvrement des jours, la longueur desnuits, la solitude des espérances, son esprit avait déjàparcourus.

Elle semblait un portrait de Véronèse avec ses cheveux d’unblond luisant qu’on aurait dit avoir déteint sur sa chair, unechair d’aristocrate à peine nuancée de rose, ombrée d’un légerduvet, d’une sorte de velours pâle qu’on apercevait un peu quand lesoleil la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaquequ’ont ceux des bonshommes en faïence de Hollande.

Elle avait, sur l’aile gauche de la narine, un petit grain debeauté, un autre à droite, sur le menton, où frisaient quelquespoils si semblables à sa peau qu’on les distinguait à peine. Elleétait grande, mûre de poitrine, ondoyante de la taille. Sa voixnette semblait parfois trop aiguë ; mais son rire franc jetaitde la joie autour d’elle. Souvent, d’un geste familier, elleportait ses deux mains à ses tempes comme pour lisser sachevelure.

Elle courut à son père et l’embrassa, en l’étreignant :

– Eh bien, partons-nous ? dit-elle.

Il sourit, secoua ses cheveux déjà blancs et qu’il portait assezlongs, et, tendant la main vers la fenêtre :

– Comment veux-tu voyager par un temps pareil ?

Mais elle le priait, câline et tendre :

– Oh ! papa, partons, je t’en supplie. Il fera beau dansl’après-midi.

– Mais ta mère n’y consentira jamais.

– Si, je te le promets, je m’en charge.

– Si tu parviens à décider ta mère, je veux bien, moi.

Et elle se précipita vers la chambre de la baronne. Car elleavait attendu ce jour du départ avec une impatiencegrandissante.

Depuis son entrée au Sacré-Cœur elle n’avait pas quitté Rouen,son père ne permettant aucune distraction avant l’âge qu’il avaitfixé. Deux fois seulement on l’avait emmenée quinze jours à Paris,mais c’était une ville encore, et elle ne rêvait que lacampagne.

Elle allait maintenant passer l’été dans leur propriété desPeuples, vieux château de famille planté sur la falaise prèsd’Yport ; et elle se promettait une joie infinie de cette vielibre au bord des flots. Puis, il était entendu qu’on lui faisaitdon de ce manoir, qu’elle habiterait toujours lorsqu’elle seraitmariée.

Et la pluie, tombant sans répit depuis la veille au soir, étaitle premier gros chagrin de son existence.

Mais, au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de lachambre de sa mère, criant par toute la maison :

– Papa, papa ! maman veut bien ; fais atteler.

Le déluge ne s’apaisait point ; on eût dit même qu’ilredoublait quand la calèche s’avança devant la porte.

Jeanne était prête à monter en voiture lorsque la baronnedescendit l’escalier, soutenue d’un côté par son mari, et, del’autre, par une grande fille de chambre forte et bien découpléecomme un gars. C’était une Normande du pays de Caux, qui paraissaitau moins vingt ans, bien qu’elle en eût au plus dix-huit. On latraitait dans la famille un peu comme une seconde fille, car elleavait été la sœur de lait de Jeanne. Elle s’appelait Rosalie.

Sa principale fonction consistait d’ailleurs à guider les pas desa maîtresse devenue énorme depuis quelques années par suite d’unehypertrophie du cœur dont elle se plaignait sans cesse.

La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieilhôtel, regarda la cour où l’eau ruisselait et murmura :

– Ce n’est vraiment pas raisonnable.

Son mari, toujours souriant, répondit :

– C’est vous qui l’avez voulu, madame Adélaïde.

Comme elle portait ce nom pompeux d’Adélaïde, il le faisaittoujours précéder de « madame » avec un certain air de respect unpeu moqueur.

Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans lavoiture dont tous les ressorts plièrent. Le baron s’assit à soncôté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette àreculons.

La cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu’ondisposa sur les genoux, plus deux paniers qu’on dissimula sous lesjambes ; puis elle grimpa sur le siège à côté du père Simon,et s’enveloppa d’une grande couverture qui la coiffait entièrement.Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant laportière ; ils reçurent les dernières recommandations pour lesmalles qui devaient suivre dans une charrette ; et onpartit.

Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sousla pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet. Labourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée.

La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement surle quai, longea la ligne des grands navires dont les mâts, lesvergues, les cordages se dressaient tristement dans le cielruisselant, comme des arbres dépouillés ; puis elle s’engageasur le long boulevard du mont Riboudet.

Bientôt, on traversa les prairies ; et, de temps en temps,un saule noyé, les branches tombantes, avec un abandonnement decadavre, se dessinait gravement à travers un brouillard d’eau. Lesfers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient dessoleils de boue.

On se taisait ; les esprits eux-mêmes semblaient mouilléscomme la terre. Petite mère, se renversant, appuya sa tête et fermales paupières. Le baron considérait d’un œil morne les campagnesmonotones et trempées. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeaitde cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ceruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu’une planteenfermée qu’on vient de remettre à l’air ; et l’épaisseur desa joie, comme un feuillage, abritait son cœur de la tristesse.Bien qu’elle ne parlât pas, elle avait envie de chanter, de tendreau-dehors sa main pour l’emplir d’eau qu’elle boirait ; etelle jouissait d’être emportée au grand trot des chevaux, de voirla désolation des paysages, et de se sentir à l’abri au milieu decette inondation.

Et, sous la pluie acharnée, les croupes luisantes des deux bêtesexhalaient une buée d’eau bouillante.

La baronne, peu à peu, s’endormait. Sa figure, qu’encadraientsix boudins réguliers de cheveux pendillants, s’affaissa peu à peu,mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou, dontles dernières ondulations se perdaient dans la pleine mer de sapoitrine. Sa tête, soulevée à chaque aspiration, retombaitensuite ; les joues s’enflaient, tandis que, entre ses lèvresentrouvertes, passait un ronflement sonore. Son mari se pencha surelle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l’ampleur deson ventre, un petit portefeuille en cuir.

Ce toucher la réveilla ; et elle considéra l’objet d’unregard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Leportefeuille tomba, s’ouvrit. De l’or et des billets de banques’éparpillèrent dans la calèche. Elle s’éveilla tout à fait ;et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires.

Le baron ramassa l’argent, et, le lui posant sur les genoux:

– Voici, ma chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d’Életot.Je l’ai vendue pour faire réparer les Peuples où nous habiteronssouvent désormais.

Elle compta six mille et quatre cents francs et les mittranquillement dans sa poche.

C’était la neuvième ferme vendue ainsi, sur trente et une queleurs parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encoreenviron vingt mille livres de rentes en terres qui, bienadministrées, auraient facilement rendu trente mille francs paran.

Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s’il n’yavait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, labonté. Elle tarissait l’argent dans leurs mains comme le soleiltarit l’eau des marécages. Cela coulait, fuyait, disparaissait.Comment ? Personne n’en savait rien. À tout moment l’un d’euxdisait :

– Je ne sais comment cela s’est fait, j’ai dépensé cent francsaujourd’hui sans rien acheter de gros.

Cette facilité de donner était, du reste, un des grands bonheursde leur vie ; et ils s’entendaient sur ce point d’une façonsuperbe et touchante.

Jeanne demanda :

– Est-ce beau, maintenant, mon château ?

Le baron répondit gaiement :

– Tu verras, fillette.

Mais peu à peu, la violence de l’averse diminuait ; puis cene fut plus qu’une sorte de brume, une très fine poussière de pluievoltigeant. La voûte des nuées semblait s’élever, blanchir ;et soudain, par un trou qu’on ne voyait point, un long rayon desoleil oblique descendit sur les prairies.

Et, les nuages s’étant fendus, le fond bleu du firmamentparut ; puis la déchirure s’agrandit, comme un voile qui sedéchire ; et un beau ciel pur, d’un azur net et profond, sedéveloppa sur le monde.

Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de laterre ; et, quand on longeait des jardins ou des bois, onentendait parfois le chant alerte d’un oiseau qui séchait sesplumes.

Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans lavoiture, excepté Jeanne. Deux fois on s’arrêta dans des aubergespour laisser souffler les chevaux et leur donner un peu d’avoineavec de l’eau.

Le soleil s’était couché ; des cloches sonnaient au loin.Dans un petit village on alluma les lanternes ; et le cielaussi s’illumina d’un fourmillement d’étoiles. Des maisonséclairées apparaissaient de place en place, traversant les ténèbresd’un point de feu ; et tout d’un coup, derrière une côte, àtravers des branches de sapins, la lune, rouge, énorme, et commeengourdie de sommeil, surgit.

Il faisait si doux que les vitres demeuraient baissées. Jeanne,épuisée de rêve, rassasiée de visions heureuses, se reposaitmaintenant. Parfois l’engourdissement d’une position prolongée luifaisait rouvrir les yeux ; alors elle regardait au-dehors,voyait dans la nuit lumineuse passer les arbres d’une ferme, oubien quelques vaches çà et là couchées en un champ, et quirelevaient la tête. Puis elle cherchait une posture nouvelle,essayait de ressaisir un songe ébauché ; mais le roulementcontinu de la voiture emplissait ses oreilles, fatiguait sa penséeet elle refermait les yeux, se sentant l’esprit courbaturé comme lecorps.

Cependant on s’arrêta. Des hommes et des femmes se tenaientdebout devant les portières avec des lanternes à la main. Onarrivait. Jeanne, subitement réveillée, sauta bien vite. Père etRosalie, éclairés par un fermier, portèrent presque la baronne toutà fait exténuée, geignant de détresse, et répétant sans cesse d’unepetite voix expirante :

– Ah ! mon Dieu ! mes pauvres enfants !

Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et toutaussitôt dormit.

Jeanne et le baron soupèrent en tête-à-tête.

Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains à traversla table ; et, saisis tous deux d’une joie enfantine, ils semirent à visiter le manoir réparé.

C’était une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant dela ferme et du château, bâties en pierres blanches devenues grises,et spacieuses à loger une race.

Un immense vestibule séparait en deux la maison et la traversaitde part en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Undouble escalier semblait enjamber cette entrée, laissant vide lecentre, et joignant au premier ses deux montées à la façon d’unpont.

Au rez-de-chaussée, à droite, on entrait dans le salon démesuré,tendu de tapisseries à feuillages où se promenaient des oiseaux.Tout le meuble, en tapisserie au petit point, n’était quel’illustration des Fables de La Fontaine ; et Jeanne eut untressaillement de plaisir en retrouvant une chaise qu’elle avaitaimée, étant tout enfant, et qui représentait l’histoire du Renardet de la Cigogne.

À côté du salon s’ouvraient la bibliothèque, pleine de livresanciens, et deux autres pièces inutilisées ; à gauche, lasalle à manger en boiseries neuves, la lingerie, l’office, lacuisine et un petit appartement contenant une baignoire.

Un corridor coupait en long tout le premier étage. Les dixportes des dix chambres s’alignaient sur cette allée. Tout au fond,à droite, était l’appartement de Jeanne. Ils y entrèrent. Le baronvenait de le faire remettre à neuf, ayant employé simplement destentures et des meubles restés sans usage dans les greniers.

Des tapisseries d’origine flamande, et très vieilles, peuplaientce lieu de personnages singuliers.

Mais, en apercevant son lit, la jeune fille poussa des cris dejoie. Aux quatre coins, quatre grands oiseaux de chêne, tout noirset luisants de cire, portaient la couche et paraissaient en êtreles gardiens. Les côtés représentaient deux larges guirlandes defleurs et de fruits sculptés ; et quatre colonnes finementcannelées, que terminaient des chapiteaux corinthiens, soulevaientune corniche de roses et d’Amours enroulés.

Il se dressait, monumental, et tout gracieux cependant malgré lasévérité du bois bruni par le temps.

Le couvre-pied et la tenture du ciel de lit scintillaient commedeux firmaments. Ils étaient faits d’une soie antique d’un bleufoncé qu’étoilaient, par places, de grandes fleurs de lis brodéesd’or.

Quand elle l’eut bien admiré, Jeanne, élevant sa lumière,examina les tapisseries pour en comprendre le sujet.

Un jeune seigneur et une jeune dame habillés en vert, en rougeet en jaune, de la façon la plus étrange, causaient sous un arbrebleu où mûrissaient des fruits blancs. Un gros lapin de mêmecouleur broutait un peu d’herbe grise.

Juste au-dessus des personnages, dans un lointain de convention,on apercevait cinq petites maisons rondes, aux toits aigus ;et là-haut, presque dans le ciel, un moulin à vent tout rouge.

De grands ramages, figurant des fleurs, circulaient dans toutcela.

Les deux autres panneaux ressemblaient beaucoup au premier, saufqu’on voyait sortir des maisons quatre petits bonshommes vêtus à lafaçon des Flamands et qui levaient les bras au ciel en signed’étonnement et de colère extrêmes.

Mais la dernière tenture représentait un drame. Près du lapinqui broutait toujours, le jeune homme étendu semblait mort. Lajeune dame, le regardant, se perçait le sein d’une épée, et lesfruits de l’arbre étaient devenus noirs.

Jeanne renonçait à comprendre quand elle découvrit dans un coinune bestiole microscopique, que le lapin, s’il eût vécu, aurait pumanger comme un brin d’herbe. Et cependant c’était un lion.

Alors elle reconnut les malheurs de Pyrame et de Thysbé ;et, quoiqu’elle sourît de la simplicité des dessins, elle se sentitheureuse d’être enfermée dans cette aventure d’amour qui parleraitsans cesse à sa pensée des espoirs chéris, et ferait planer chaquenuit, sur son sommeil, cette tendresse antique et légendaire.

Tout le reste du mobilier unissait les styles les plus divers.C’étaient ces meubles que chaque génération laisse dans la familleet qui font des anciennes maisons des sortes de musées où tout semêle. Une commode Louis XIV superbe, cuirassée de cuivreséclatants, était flanquée de deux fauteuils Louis XV encore vêtusde leur soie à bouquets. Un secrétaire en bois de rose faisait faceà la cheminée qui présentait, sous un globe rond, une pendule del’Empire.

C’était une ruche de bronze, suspendue par quatre colonnes demarbre au-dessus d’un jardin de fleurs dorées. Un mince balanciersortant de la ruche, par une fente allongée, promenaitéternellement sur ce parterre une petite abeille aux ailesd’émail.

Le cadran était en faïence peinte et encadré dans le flanc de laruche.

Elle se mit à sonner onze heures. Le baron embrassa sa fille, etse retira chez lui.

Alors, Jeanne, avec regret, se coucha.

D’un dernier regard elle parcourut sa chambre, et puis éteignitsa bougie. Mais le lit, dont la tête seule s’appuyait à lamuraille, avait une fenêtre sur sa gauche, par où entrait un flotde lune qui répandait à terre une flaque de clarté.

Des reflets rejaillissaient aux murs, des reflets pâlescaressant faiblement les amours immobiles de Pyrame et deThysbé.

Par l’autre fenêtre, en face de ses pieds, Jeanne apercevait ungrand arbre tout baigné de lumière douce. Elle se tourna sur lecôté, ferma les yeux, puis, au bout de quelque temps, lesrouvrit.

Elle croyait se sentir encore secouée par les cahots de lavoiture dont le roulement continuait dans sa tête. Elle restad’abord immobile, espérant que ce repos la ferait enfins’endormir ; mais l’impatience de son esprit envahit bientôttout son corps.

Elle avait des crispations dans les jambes, une fièvre quigrandissait. Alors elle se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avec salongue chemise qui lui donnait l’aspect d’un fantôme, elle traversala mare de lumière répandue sur son plancher, ouvrit sa fenêtre etregarda.

La nuit était si claire qu’on y voyait comme en pleinjour ; et la jeune fille reconnaissait tout ce pays, aiméjadis dans sa première enfance.

C’était d’abord, en face d’elle, un large gazon, jaune comme dubeurre sous la lumière nocturne. Deux arbres géants se dressaientaux pointes, devant le château, un platane au nord, un tilleul ausud.

Tout au bout de la grande étendue d’herbe, un petit bois enbosquet terminait ce domaine, garanti des ouragans du large parcinq rangs d’ormes antiques, tordus, rasés, rongés, taillés enpente comme un toit par le vent de mer toujours déchaîné.

Cette espèce de parc était borné, à droite et à gauche, par deuxlongues avenues de peupliers démesurés, appelés peuples enNormandie, qui séparaient la résidence des maîtres des deux fermesy attenant, occupées, l’une par la famille Couillard, l’autre parla famille Martin.

Ces peuples avaient donné leur nom au château. Au-delà de cetenclos, s’étendait une vaste plaine inculte, semée d’ajoncs, où labrise sifflait et galopait jour et nuit. Puis, soudain, la côtes’abattait en une falaise de cent mètres, droite et blanche,baignant son pied dans les vagues.

Jeanne regardait au loin la longue surface moirée des flots quisemblaient dormir sous les étoiles.

Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de laterre se répandaient. Un jasmin, grimpé autour des fenêtres d’enbas, exhalait continuellement son haleine pénétrante qui se mêlaità l’odeur, plus légère, des feuilles naissantes. De lentes rafalespassaient, apportant les saveurs fortes de l’air salin et de lasueur visqueuse des varechs.

La jeune fille s’abandonna au bonheur de respirer ; et lerepos de la campagne la calma comme un bain frais.

Toutes les bêtes qui s’éveillent quand vient le soir et cachentleur existence obscure dans la tranquillité des nuits, emplissaientles demi-ténèbres d’une agitation silencieuse. De grands oiseaux,qui ne criaient point, fuyaient dans l’air comme des taches, commedes ombres ; des bourdonnements d’insectes invisibleseffleuraient l’oreille ; des courses muettes traversaientl’herbe pleine de rosée ou le sable des chemins déserts.

Seuls quelques crapauds mélancoliques poussaient vers la luneleur note courte et monotone.

Il semblait à Jeanne que son cœur s’élargissait, plein demurmures comme cette soirée claire, fourmillant soudain de milledésirs rôdeurs, pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissementl’entourait. Une affinité l’unissait à cette poésie vivante ;et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir desfrissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelquechose comme un souffle de bonheur.

Et elle se mit à rêver d’amour.

L’amour ! Il l’emplissait depuis deux années de l’anxiétécroissante de son approche. Maintenant elle était libred’aimer ; elle n’avait plus qu’à le rencontrer, lui !

Comment serait-il ? Elle ne le savait pas au juste et ne sele demandait même pas. Il serait lui, voilà tout.

Elle savait seulement qu’elle l’adorerait de toute son âme etqu’il la chérirait de toute sa force. Ils se promèneraient par lessoirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait desétoiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serrés l’un contrel’autre, entendant battre leurs cœurs, sentant la chaleur de leursépaules, mêlant leur amour à la simplicité suave des nuits d’été,tellement unis qu’ils pénétreraient aisément, par la seulepuissance de leur tendresse, jusqu’à leurs plus secrètespensées.

Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d’uneaffection indescriptible.

Et il lui sembla soudain qu’elle le sentait là, contreelle ; et brusquement un vague frisson de sensualité luicourut des pieds à la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine,d’un mouvement inconscient, comme pour étreindre son rêve ;et, sur sa lèvre tendue vers l’inconnu, quelque chose passa qui lafit presque défaillir, comme si l’haleine du printemps lui eûtdonné un baiser d’amour.

Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route, elleentendit marcher dans la nuit. Et dans un élan de son âme affolée,dans un transport de foi à l’impossible, aux hasards providentiels,aux pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort,elle pensa : « Si c’était lui ? » Elle écoutait anxieusementle pas rythmé du marcheur, sûre qu’il allait s’arrêter à la grillepour demander l’hospitalité.

Lorsqu’il fut passé, elle se sentit triste comme après unedéception. Mais elle comprit l’exaltation de son espoir et sourit àsa démence.

Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courantd’une rêverie plus raisonnable, cherchant à pénétrer l’avenir,échafaudant son existence.

Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait lamer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, unefille pour elle. Et elle les voyait courant sur l’herbe, entre leplatane et le tilleul, tandis que le père et la mère les suivraientd’un œil ravi, en échangeant par-dessus leurs têtes des regardspleins de passion.

Et elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandis quela lune, achevant son voyage à travers le ciel, allait disparaîtredans la mer.

L’air devenait plus frais. Vers l’orient, l’horizon pâlissait.Un coq chanta dans la ferme de droite ; d’autres répondirentdans la ferme de gauche. Leurs voix enrouées semblaient venir detrès loin à travers la cloison des poulaillers ; et dansl’immense voûte du ciel, blanchie insensiblement, les étoilesdisparaissaient.

Un petit cri d’oiseau s’éveilla quelque part. Desgazouillements, timides d’abord, sortirent des feuilles ; puisils s’enhardirent, devinrent vibrants, joyeux, gagnant de brancheen branche, d’arbre en arbre.

Jeanne, soudain, se sentit dans une clarté ; et, levant latête qu’elle avait cachée en ses mains, elle ferma les yeux,éblouie par le resplendissement de l’aurore.

Une montagne de nuages empourprés, cachés en partie derrière unegrande allée de peuples, jetait des lueurs de sang sur la terreréveillée.

Et lentement, crevant les nuées éclatantes, criblant de feu lesarbres, les plaines, l’océan, tout l’horizon, l’immense globeflamboyant parut.

Et Jeanne se sentait devenir folle de bonheur. Une joiedélirante, un attendrissement infini devant la splendeur des chosesnoya son cœur qui défaillait. C’était son soleil ! sonaurore ! le commencement de sa vie ! le lever de sesespérances ! Elle tendit les bras vers l’espace rayonnant,avec une envie d’embrasser le soleil ; elle voulait parler,crier quelque chose de divin comme cette éclosion du jour ;mais elle demeurait paralysée dans un enthousiasme impuissant.Alors, posant son front dans ses mains, elle sentit ses yeux pleinsde larmes ; et elle pleura délicieusement.

Lorsqu’elle releva la tête, le décor superbe du jour naissantavait déjà disparu. Elle se sentit elle-même apaisée, un peu lasse,comme refroidie. Sans fermer sa fenêtre, elle alla s’étendre surson lit, rêva encore quelques minutes et s’endormit si profondémentqu’à huit heures elle n’entendit point les appels de son père et seréveilla seulement lorsqu’il entra dans sa chambre.

Il voulait lui montrer l’embellissement du château, de sonchâteau.

La façade qui donnait sur l’intérieur des terres était séparéedu chemin par une vaste cour plantée de pommiers. Ce chemin, ditvicinal, courant entre les enclos des paysans, joignait, unedemi-lieue plus loin, la grande route du Havre à Fécamp.

Une allée droite venait de la barrière de bois jusqu’au perron.Les communs, petits bâtiments en caillou de mer, coiffés de chaume,s’alignaient des deux côtés de la cour, le long des fossés des deuxfermes.

Les couvertures étaient refaites à neuf ; toute lamenuiserie avait été restaurée, les murs réparés, les chambresretapissées, tout l’intérieur repeint. Et le vieux manoir terniportait, comme des taches, ses contrevents frais, d’un blancd’argent, et ses replâtrages récents sur sa grande façadegrisâtre.

L’autre façade, celle où s’ouvrait une des fenêtres de Jeanne,regardait au loin la mer, par-dessus le bosquet et la murailled’ormes rongés du vent.

Jeanne et le baron, bras dessus, bras dessous, visitèrent tout,sans omettre un coin ; puis ils se promenèrent lentement dansles longues avenues de peupliers, qui enfermaient ce qu’on appelaitle parc. L’herbe avait poussé sous les arbres, étalant son tapisvert. Le bosquet, tout au bout, était charmant, mêlait ses petitschemins tortueux, séparés par des cloisons de feuilles. Un lièvrepartit brusquement, qui fit peur à la jeune fille, puis il sauta letalus et détala dans les joncs marins vers la falaise.

Après le déjeuner, comme Mme Adélaïde, encore exténuée,déclarait qu’elle allait se reposer, le baron proposa de descendrejusqu’à Yport.

Ils partirent, traversant d’abord le hameau d’Étouvent, où setrouvaient les Peuples. Trois paysans les saluèrent comme s’ils leseussent connus de tout temps.

Ils entrèrent dans les bois en pente qui s’abaissent jusqu’à lamer en suivant une vallée tournante.

Bientôt apparut le village d’Yport. Des femmes quiraccommodaient des hardes, assises sur le seuil de leurs demeures,les regardaient passer. La rue inclinée, avec un ruisseau dans lemilieu et des tas de débris traînant devant les portes, exhalaitune odeur forte de saumure. Les filets bruns, où restaient, deplace en place, des écailles luisantes pareilles à des piécettesd’argent, séchaient entre les portes des taudis d’où sortaient lessenteurs des familles nombreuses grouillant dans une seulepièce.

Quelques pigeons se promenaient au bord du ruisseau, cherchantleur vie.

Jeanne regardait tout cela qui lui semblait curieux et nouveaucomme un décor de théâtre.

Mais, brusquement, en tournant un mur, elle aperçut la mer, d’unbleu opaque et lisse, s’étendant à perte de vue.

Ils s’arrêtèrent, en face de la plage, à regarder. Des voiles,blanches comme des ailes d’oiseaux, passaient au large. À droitecomme à gauche, la falaise énorme se dressait. Une sorte de caparrêtait le regard d’un côté, tandis que, de l’autre, la ligne descôtes se prolongeait indéfiniment jusqu’à n’être plus qu’un traitinsaisissable.

Un port et des maisons apparaissaient dans une de ces déchiruresprochaines ; et de tous petits flots, qui faisaient à la merune frange d’écume, roulaient sur le galet avec un bruit léger.

Les barques du pays, halées sur la pente de cailloux ronds,reposaient sur le flanc, tendant au soleil leurs joues rondesvernies de goudron. Quelques pêcheurs les préparaient pour la maréedu soir.

Un matelot s’approcha pour offrir du poisson, et Jeanne achetaune barbue qu’elle voulait rapporter elle-même aux Peuples.

Alors l’homme proposa ses services pour des promenades en mer,répétant son nom coup sur coup afin de le faire bien entrer dansles mémoires : « Lastique, Joséphin Lastique. »

Le baron promit de ne pas l’oublier.

Ils reprirent le chemin du château.

Comme le gros poisson fatiguait Jeanne, elle lui passa dans lesouïes la canne de son père, dont chacun d’eux prit un bout ;et ils allaient gaiement en remontant la côte, bavardant comme deuxenfants, le front au vent et les yeux brillants, tandis que labarbue, qui lassait peu à peu leurs bras, balayait l’herbe de saqueue grasse.

Chapitre 2

 

Une vie charmante et libre commença pour Jeanne. Elle lisait,rêvait et vagabondait, toute seule, aux environs. Elle errait à paslents le long des routes, l’esprit parti dans les rêves ; oubien, elle descendait, en gambadant, les petites valléestortueuses, dont les deux croupes portaient, comme une chape d’or,une toison de fleurs d’ajoncs. Leur odeur forte et douce, exaspéréepar la chaleur, la grisait à la façon d’un vin parfumé ; et,au bruit lointain des vagues roulant sur une plage, une houleberçait son esprit.

Une mollesse, parfois, la faisait s’étendre sur l’herbe drued’une pente ; et parfois, lorsqu’elle apercevait tout à coup,au détour du val, dans un entonnoir de gazon, un triangle de merbleue étincelante au soleil, avec une voile à l’horizon, il luivenait des joies désordonnées, comme à l’approche mystérieuse debonheurs planant sur elle.

Un amour de la solitude l’envahissait dans la douceur de cefrais pays et dans le calme des horizons arrondis, et elle restaitsi longtemps assise sur le sommet des collines que des petitslapins sauvages passaient en bondissant à ses pieds.

Elle se mettait souvent à courir sur la falaise, fouettée parl’air léger des côtes, toute vibrante d’une jouissance exquise à semouvoir sans fatigue, comme les poissons dans l’eau ou leshirondelles dans l’air.

Elle semait partout des souvenirs comme on jette des graines enterre, de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu’à la mort.Il lui semblait qu’elle jetait un peu de son cœur à tous les plisde ces vallons.

Elle se mit à prendre des bains avec passion. Elle nageait àperte de vue, étant forte et hardie, et sans conscience du danger.Elle se sentait bien dans cette eau froide, limpide et bleue, quila portait en la balançant. Lorsqu’elle était loin du rivage, ellese mettait sur le dos, les bras croisés sur sa poitrine, les yeuxperdus dans l’azur profond du ciel que traversait vite un vold’hirondelle, ou la silhouette blanche d’un oiseau de mer. Onn’entendait plus aucun bruit que le murmure éloigné du flot contrele galet et une vague rumeur de la terre glissant encore sur lesondulations des vagues, mais confuse, presque insaisissable. Etpuis, Jeanne se redressait et, dans un affolement de joie, poussaitdes cris aigus en battant l’eau de ses deux mains.

Quelquefois, quand elle s’aventurait trop loin, une barquevenait la chercher.

Elle rentrait au château, pâle de faim, mais légère, alerte, dusourire à la lèvre et du bonheur plein les yeux.

Le baron, de son côté, méditait de grandes entreprisesagricoles ; il voulait faire des essais, organiser le progrès,expérimenter des instruments nouveaux, acclimater des racesétrangères ; et il passait une partie de ses journées enconversation avec les paysans qui hochaient la tête, incrédules àses tentatives.

Souvent aussi, il allait en mer avec les matelots d’Yport. Quandil eut visité les grottes, les fontaines et les aiguilles desenvirons, il voulut pêcher comme un simple marin.

Dans les jours de brise, lorsque la voile pleine de vent faitcourir sur le dos des vagues la coque joufflue des barques, et que,par chaque bord, traîne jusqu’au fond de la mer la grande lignefuyante que poursuivent les hordes de maquereaux, il tenait dans samain tremblante d’anxiété la petite corde qu’on sent vibrer sitôtqu’un poisson pris se débat.

Il partait au clair de lune pour lever les filets posés laveille. Il aimait à entendre craquer le mât, à respirer les rafalessifflantes et fraîches de la nuit ; et, après avoir longtempslouvoyé pour retrouver les bouées en se guidant sur une crête deroche, le toit d’un clocher et le phare de Fécamp, il jouissait àdemeurer immobile sous les premiers feux du soleil levant quifaisait reluire, sur le pont du bateau, le dos gluant des largesraies en éventail et le ventre gras des turbots.

À chaque repas, il racontait avec enthousiasme sespromenades ; et petite mère, à son tour, lui disait combien defois elle avait parcouru la grande allée de peuples, celle dedroite, contre la ferme des Couillard, l’autre n’ayant pas assez desoleil.

Comme on lui avait recommandé de « prendre du mouvement », elles’acharnait à marcher. Dès que la fraîcheur de la nuit s’étaitdissipée, elle descendait, appuyée sur le bras de Rosalie,enveloppée d’une mante et de deux châles, et la tête étouffée d’unecapeline noire que recouvrait encore un tricot rouge.

Alors, traînant son pied gauche, un peu plus lourd et qui avaitdéjà tracé, dans toute la longueur du chemin, l’un à l’aller,l’autre au retour, deux sillons poudreux où l’herbe était morte,elle recommençait sans fin un interminable voyage en ligne droite,depuis l’encoignure du château jusqu’aux premiers arbustes dubosquet. Elle avait fait placer un banc à chaque extrémité de cettepiste ; et toutes les cinq minutes elle s’arrêtait, disant àla pauvre bonne patiente qui la soutenait :

– Asseyons-nous, ma fille, je suis un peu lasse.

Et, à chaque arrêt, elle laissait sur un des bancs tantôt letricot qui lui couvrait la tête, tantôt un châle, et puis l’autre,puis la capeline, puis la mante ; et tout cela faisait, auxdeux bouts de l’allée, deux gros paquets de vêtements que Rosalierapportait sur son bras libre quand on rentrait pour déjeuner.

Et dans l’après-midi, la baronne recommençait, d’une allure plusmolle, avec des repos plus allongés, sommeillant même une heure detemps en temps sur une chaise longue qu’on lui roulait dehors.

Elle appelait cela faire « son exercice », comme elle disait «mon hypertrophie »,

Un médecin consulté dix ans auparavant, parce qu’elle éprouvaitdes étouffements, avait parlé d’hypertrophie. Depuis lors ce mot,dont elle ne comprenait guère la signification, s’était établi danssa tête. Elle faisait tâter obstinément au baron, à Jeanne ou àRosalie son cœur que personne ne sentait plus, tant il étaitenseveli sous la bouffissure de sa poitrine ; mais ellerefusait avec énergie de se laisser examiner par aucun nouveaumédecin, de peur qu’on lui découvrît d’autres maladies ; etelle parlait de « son » hypertrophie à tout propos, et si souventqu’il semblait que cette affection lui fût spéciale, lui appartîntcomme une chose unique sur laquelle les autres n’avaient aucundroit.

Le baron disait « l’hypertrophie de ma femme », et Jeanne «l’hypertrophie de maman », comme ils auraient dit « la robe, lechapeau, ou le parapluie ».

Elle avait été fort jolie dans sa jeunesse et plus mince qu’unroseau. Après avoir valsé dans les bras de tous les uniformes del’Empire, elle avait lu Corinne qui l’avait fait pleurer ; etelle était demeurée depuis comme marquée de ce roman.

À mesure que sa taille s’était épaissie, son âme avait pris desélans plus poétiques ; et quand l’obésité l’eut clouée sur unfauteuil, sa pensée vagabonda à travers des aventures tendres dontelle se croyait l’héroïne. Elle en avait des préférées qu’ellefaisait toujours revenir dans ses rêves, comme une boîte à musiquedont on remonte la manivelle répète interminablement le même air.Toutes les romances langoureuses, où l’on parle de captives etd’hirondelles, lui mouillaient infailliblement les paupières ;et elle aimait même certaines chansons grivoises de Béranger, àcause des regrets qu’elles expriment.

Elle demeurait souvent pendant des heures, immobile, éloignéedans ses songeries ; et son habitation des Peuples luiplaisait infiniment parce qu’elle prêtait un décor aux romans deson âme, lui rappelant et par les bois d’alentour, et par la landedéserte, et par le voisinage de la mer, les livres de Walter Scottqu’elle lisait depuis quelques mois.

Dans les jours de pluie, elle restait enfermée en sa chambre àvisiter ce qu’elle appelait ses « reliques ». C’étaient toutes sesanciennes lettres, les lettres de son père et de sa mère, leslettres du baron quand elle était sa fiancée, et d’autresencore.

Elle les avait enfermées dans un secrétaire d’acajou portant àses angles des sphinx de cuivre ; et elle disait d’une voixparticulière :

– Rosalie, ma fille, apporte-moi le tiroir aux souvenirs.

La petite bonne ouvrait le meuble, prenait le tiroir, le posaitsur une chaise à côté de sa maîtresse qui se mettait à lirelentement, une à une, ces lettres, en laissant tomber une larmedessus de temps en temps.

Jeanne, parfois, remplaçait Rosalie et promenait petite mère quilui racontait des souvenirs d’enfance. La jeune fille se retrouvaitdans ces histoires d’autrefois, s’étonnant de la similitude deleurs pensées, de la parenté de leurs désirs ; car chaque cœurs’imagine ainsi avoir tressailli avant tout autre sous une foule desensations qui ont fait battre ceux des premières créatures etferont palpiter encore ceux des derniers hommes et des dernièresfemmes.

Leur marche lente suivait la lenteur du récit que desoppressions, parfois, interrompaient quelques secondes ; et lapensée de Jeanne alors, bondissant par-dessus les aventurescommencées, s’élançait vers l’avenir peuplé de joies, se roulaitdans les espérances.

Un après-midi, comme elles se reposaient sur le banc du fond,elles aperçurent tout à coup, au bout de l’allée, un gros prêtrequi s’en venait vers elles.

Il salua de loin, prit un air souriant, salua de nouveau quandil fut à trois pas et s’écria :

– Eh bien, madame la baronne, comment allons-nous ?

C’était le curé du pays.

Petite mère, née dans le siècle des philosophes, élevée par unpère peu croyant, aux jours de la Révolution, ne fréquentait guèrel’église, bien qu’elle aimât les prêtres par une sorte d’instinctreligieux de femme.

Elle avait totalement oublié l’abbé Picot, son curé, et rougiten le voyant. Elle s’excusa de n’avoir point prévenu sa démarche.Mais le bonhomme n’en semblait point froissé ; il regardaJeanne, la complimenta sur sa bonne mine, s’assit, mit son tricornesur ses genoux et s’épongea le front. Il était fort gros, fortrouge, et suait à flots. Il tirait de sa poche, à tout instant, unénorme mouchoir à carreaux imbibé de transpiration, et se lepassait sur le visage et le cou ; mais, à peine le lingehumide était-il rentré dans les profondeurs de sa robe que denouvelles gouttes poussaient sur sa peau, et, tombant sur lasoutane rebondie au ventre, fixaient en petites taches rondes lapoussière volante des chemins.

Il était gai, vrai prêtre campagnard, tolérant, bavard et bravehomme. Il raconta des histoires, parla des gens du pays, ne semblapas s’être aperçu que ses deux paroissiennes n’étaient pas encorevenues aux offices, la baronne accordant son indolence avec sa foiconfuse, et Jeanne trop heureuse d’être délivrée du couvent où elleavait été repue de cérémonies pieuses.

Le baron parut. Sa religion panthéiste le laissait indifférentaux dogmes. Il fut aimable pour l’abbé qu’il connaissait de loin,et le retint à dîner.

Le prêtre sut plaire, grâce à cette astuce inconsciente que lemaniement des âmes donne aux hommes les plus médiocres appelés parle hasard des événements, à exercer un pouvoir sur leurssemblables.

La baronne le choya, attirée peut-être par une de ces affinitésqui rapprochent les natures semblables, la figure sanguine etl’haleine courte du gros homme plaisant à son obésitésoufflante.

Vers le dessert il eut une verve de curé en goguette, celaisser-aller familier des fins de repas joyeuses.

Et, tout à coup, il s’écria comme si une idée heureuse lui eûttraversé l’esprit :

– Mais j’ai un nouveau paroissien qu’il faut que je vousprésente, M. le vicomte de Lamare !

La baronne, qui connaissait sur le bout du doigt tout l’armorialde la province, demanda :

– Est-il de la famille de Lamare de l’Eure ?

Le prêtre s’inclina :

– Oui, madame, c’est le fils du vicomte Jean de Lamare, mortl’an dernier.

Alors, Mme Adélaïde, qui aimait par-dessus tout la noblesse,posa une foule de questions, et apprit que, les dettes du pèrepayées, le jeune homme, ayant vendu son château de famille, s’étaitorganisé un petit pied-à-terre dans une des trois fermes qu’ilpossédait dans la commune d’Étouvent. Ces biens représentaient entout cinq à six mille livres de rente ; mais le vicomte étaitd’humeur économe et sage, et comptait vivre simplement, pendantdeux ou trois ans, dans ce modeste pavillon, afin d’amasser de quoifaire bonne figure dans le monde, pour se marier avec avantage sanscontracter de dettes ou hypothéquer ses fermes.

Le curé ajouta :

– C’est un bien charmant garçon ; et si rangé, si paisible.Mais il ne s’amuse guère dans le pays.

Le baron dit :

– Amenez-le chez nous, monsieur l’abbé, cela pourra le distrairede temps en temps.

Et on parla d’autre chose.

Quand on passa dans le salon, après avoir pris le café, leprêtre demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayantl’habitude d’un peu d’exercice après ses repas. Le baronl’accompagna. Ils se promenaient lentement tout le long de lafaçade blanche du château pour revenir ensuite sur leurs pas. Leursombres, l’une maigre, l’autre ronde et coiffée d’un champignon,allaient et venaient tantôt devant eux, tantôt derrière eux, selonqu’ils marchaient vers la lune ou qu’ils lui tournaient le dos. Lecuré mâchonnait une sorte de cigarette qu’il avait tirée de sapoche. Il en expliqua l’utilité avec le franc-parler des hommes decampagne :

– C’est pour favoriser les renvois, parce que j’ai lesdigestions un peu lourdes.

Puis, soudain, regardant le ciel où voyageait l’astre clair, ilprononça :

– On ne se lasse jamais de ce spectacle-là.

Et il rentra prendre congé des dames.

Chapitre 3

 

Le dimanche suivant, la baronne et Jeanne allèrent à la messe,poussées par un délicat sentiment de déférence pour leur curé.

Elles l’attendirent après l’office, afin de l’inviter à déjeunerpour le jeudi. Il sortit de la sacristie avec un grand jeune hommeélégant qui lui donnait le bras familièrement. Dès qu’il aperçutles deux femmes, il fit un geste de joyeuse surprise et s’écria:

– Comme ça tombe ! Permettez-moi, madame la baronne etmademoiselle Jeanne, de vous présenter votre voisin, M. le vicomtede Lamare.

Le vicomte s’inclina, dit son désir, ancien déjà, de faire laconnaissance de ces dames, et se mit à causer avec aisance, enhomme comme il faut, ayant vécu. Il possédait une de ces figuresheureuses dont rêvent les femmes et qui sont désagréables à tousles hommes. Ses cheveux, noirs et frisés, ombraient son front lisseet bruni ; et deux grands sourcils, réguliers comme s’ilseussent été artificiels, rendaient profonds et tendres ses yeuxsombres dont le blanc semblait un peu teinté de bleu.

Ses cils, serrés et longs, prêtaient à son regard cetteéloquence passionnée qui trouble, dans les salons, la belle damehautaine, et fait se retourner la fille en bonnet qui porte unpanier par les rues.

Le charme langoureux de cet œil faisait croire à la profondeurde la pensée et donnait de l’importance aux moindres paroles.

La barbe drue, luisante et fine, cachait une mâchoire un peutrop forte.

On se sépara après beaucoup de compliments.

M. de Lamare, deux jours après, fit sa première visite.

Il arriva comme on essayait un banc rustique, posé le matin mêmesous le grand platane en face des fenêtres du salon. Le baronvoulait qu’on en plaçât un autre, pour faire pendant, sous letilleul ; petite mère, ennemie de la symétrie, ne voulait pas.Le vicomte, consulté, fut de l’avis de la baronne.

Puis il parla du pays, qu’il déclarait très « pittoresque »,ayant trouvé, dans ses promenades solitaires, beaucoup de « sites »ravissants. De temps en temps ses yeux, comme par hasard,rencontraient ceux de Jeanne ; et elle éprouvait une sensationsingulière de ce regard brusque, vite détourné, où apparaissaientune admiration caressante et une sympathie éveillée.

M. de Lamare, le père, mort l’année précédente, avait justementconnu un ami de M. des Cultaux dont petite mère était fille ;et la découverte de cette connaissance enfanta une conversationd’alliances, de dates, de parentés interminable. La baronne faisaitdes tours de force de mémoire, rétablissant les ascendances et lesdescendances d’autres familles, circulant, sans jamais se perdre,dans le labyrinthe compliqué des généalogies.

– Dites-moi, vicomte, avez-vous entendu parler des Saunoy deVarfleur ? le fils aîné, Gontran, avait épousé une demoisellede Coursil, une Coursil-Courville, et le cadet, une de mescousines, Mlle de la Roche-Aubert qui était alliée aux Crisange.Or, M. de Crisange était l’ami intime de mon père et a dû connaîtreaussi le vôtre.

– Oui, madame. N’est-ce pas ce M. de Crisange qui émigra et dontle fils s’est ruiné ?

– Lui-même. Il avait demandé en mariage ma tante, après la mortde son mari, le comte d’Eretry ; mais elle ne voulut pas delui parce qu’il prisait. Savez-vous, à ce propos, ce que sontdevenus les Viloise ? Ils ont quitté la Touraine vers 1813, àla suite de revers de fortune, pour se fixer en Auvergne, et jen’en ai plus entendu parler.

– Je crois, madame, que le vieux marquis est mort d’une chute decheval, laissant une fille mariée avec un Anglais, et l’autre avecun certain Bassolle, un commerçant, riche, dit-on, et qui l’avaitséduite.

Et des noms, appris et retenus dès l’enfance dans lesconversations des vieux parents, revenaient. Et les mariages de cesfamilles égales prenaient, dans leurs esprits l’importance desgrands événements publics. Ils parlaient de gens qu’ils n’avaientjamais vus comme s’ils les connaissaient beaucoup ; et cesgens-là, dans d’autres contrées, parlaient d’eux de la mêmefaçon ; et ils se sentaient familiers de loin, presque amis,presque alliés, par le seul fait d’appartenir à la même caste, etd’être d’un sang équivalent.

Le baron, d’une nature assez sauvage et d’une éducation qui nes’accordait point avec les croyances et les préjugés des gens deson monde, ne connaissait guère les familles des environs ; ilinterrogea sur elles le vicomte.

M. de Lamare répondit : « Oh ! il n’y a pas beaucoup denoblesse dans l’arrondissement », du même ton dont il auraitdéclaré qu’il y avait peu de lapins sur les côtes ; et ildonna des détails. Trois familles seulement se trouvaient dans unrayon assez rapproché : le marquis de Coutelier, une sorte de chefde l’aristocratie normande ; le vicomte et la vicomtesse deBriseville, des gens d’excellente race, mais se tenant assezisolés ; enfin le comte de Fourville, sorte de croque-mitaine,qui passait pour faire mourir sa femme de chagrin et qui vivait enchasseur dans son château de la Vrillette, bâti sur un étang.

Quelques parvenus, qui frayaient entre eux, avaient acheté desdomaines par-ci, par-là. Le vicomte ne les connaissait point.

Il prit congé ; et son dernier regard fut pour Jeanne,comme s’il lui eût adressé un adieu particulier, plus cordial etplus doux.

La baronne le trouva charmant et surtout très comme il faut.Petit père répondit :

– Oui, certes, c’est un garçon très bien élevé.

On l’invita à dîner la semaine suivante. Il vint alorsrégulièrement.

Il arrivait le plus souvent vers quatre heures de l’après-midi,rejoignait petite mère dans « son allée » et lui offrait le braspour faire « son exercice ». Quand Jeanne n’était point sortie,elle soutenait la baronne de l’autre côté, et tous trois marchaientlentement d’un bout à l’autre du grand chemin tout droit, allant etrevenant sans cesse. Il ne parlait guère à la jeune fille. Mais sonœil, qui semblait en velours noir, rencontrait souvent l’œil deJeanne, qu’on aurait dit en agate bleue.

Plusieurs fois ils descendirent tous les deux à Yport avec lebaron.

Comme ils se trouvaient sur la plage, un soir, le père Lastiqueles aborda, et, sans quitter sa pipe, dont l’absence aurait étonnépeut-être davantage que la disparition de son nez, il prononça:

– Avec ce vent-là m’sieu l’baron, y aurait d’quoi aller d’mainjusqu’Étretat, et r’venir sans s’donner d’peine.

Jeanne joignit les mains :

– Oh ! papa, si tu voulais ?

Le baron se tourna vers M. de Lamare :

– En êtes-vous, vicomte ? Nous irions déjeuner là-bas.

Et la partie fut tout de suite décidée.

Dès l’aurore, Jeanne était debout. Elle attendit son père, pluslent à s’habiller, et ils se mirent à marcher dans la rosée,traversant d’abord la plaine, puis le bois tout vibrant de chantsd’oiseaux. Le vicomte et le père Lastique étaient assis sur uncabestan.

Deux autres marins aidèrent au départ. Les hommes, appuyantleurs épaules aux bordages, poussaient de toute leur force. Onavançait avec peine sur la plate-forme de galet. Lastique glissaitsous la quille des rouleaux de bois graissés, puis, reprenant saplace, modulait d’une voix traînante son interminable « Ohéehop ! » qui devait régler l’effort commun.

Mais, lorsqu’on parvint à la pente, le canot tout d’un couppartit, dévala sur les cailloux ronds avec un grand bruit de toiledéchirée. Il s’arrêta net à l’écume des petites vagues, et tout lemonde prit place sur les bancs ; puis, les deux matelotsrestés à terre le mirent à flot.

Une brise légère et continue, venant du large, effleurait etridait la surface de l’eau. La voile fut hissée, s’arrondit un peu,et la barque s’en alla paisiblement, à peine bercée par la mer.

On s’éloigna d’abord. Vers l’horizon, le ciel se baissant semêlait à l’océan. Vers la terre, la haute falaise droite faisaitune grande ombre à son pied, et des pentes de gazon, pleines desoleil, l’échancraient par endroits. Là-bas, en arrière, des voilesbrunes sortaient de la jetée blanche de Fécamp, et là-bas, enavant, une roche d’une forme étrange, arrondie et percée à jour,avait à peu près la figure d’un éléphant énorme enfonçant sa trompedans les flots. C’était la petite porte d’Étretat.

Jeanne, tenant le bordage d’une main, un peu étourdie par lebercement des vagues, regardait au loin ; et il lui semblaitque trois seules choses étaient vraiment belles dans la création :la lumière, l’espace et l’eau.

Personne ne parlait. Le père Lastique, qui tenait la barre etl’écoute, buvait un coup de temps en temps, à même une bouteillecachée sous son banc ; et il fumait, sans repos, son moignonde pipe qui semblait inextinguible. Il en sortait toujours un mincefilet de fumée bleue, tandis qu’un autre, tout pareil, s’échappaitdu coin de sa bouche. Et on ne voyait jamais le matelot rallumer lefourneau de terre plus noir que l’ébène, ou le remplir de tabac.Quelquefois il le prenait d’une main, l’ôtait de ses lèvres et, dumême coin d’où sortait la fumée, lançait à la mer un long jet desalive brune.

Le baron, assis à l’avant, surveillait la voile, tenant la placed’un homme. Jeanne et le vicomte se trouvaient côte à côte, un peutroublés tous les deux. Une force inconnue faisait se rencontrerleurs yeux, qu’ils levaient au même moment, comme si une affinitéles eût avertis ; car entre eux flottait déjà cette subtile etvague tendresse qui naît si vite entre deux jeunes gens, lorsque legarçon n’est pas laid et que la jeune fille est jolie. Ils sesentaient heureux l’un près de l’autre, peut-être parce qu’ilspensaient l’un à l’autre.

Le soleil montait, comme pour considérer de plus haut la vastemer étendue sous lui ; mais elle eut comme une coquetterie ets’enveloppa d’une brume légère qui la voilait à ses rayons. C’étaitun brouillard transparent, très bas, doré, qui ne cachait rien,mais rendait les lointains plus doux. L’astre dardait ses flammes,faisait fondre cette nuée brillante ; et lorsqu’il fut danstoute sa force, la buée s’évapora, disparut ; et la mer, lissecomme une glace, se mit à miroiter dans la lumière.

Jeanne, tout émue, murmura :

– Comme c’est beau !

Le vicomte répondit :

– Oh ! oui, c’est beau !

La clarté sereine de cette matinée faisait s’éveiller comme unécho dans leurs cœurs.

Et soudain on découvrit les grandes arcades d’Étretat, pareillesà deux jambes de la falaise marchant dans la mer, hautes à servird’arche à des navires ; tandis qu’une aiguille de roche,blanche et pointue, se dressait devant la première.

On aborda, et pendant que le baron, descendu le premier,retenait la barque au rivage en tirant sur une corde, le vicomteprit dans ses bras Jeanne pour la déposer à terre sans qu’elle semouillât les pieds ; puis ils montèrent la dure banque degalet, côte à côte, émus tous deux de ce rapide enlacement, et ilsentendirent tout à coup le père Lastique disant au baron :

– M’est avis que ça ferait un joli couple tout de même.

Dans une petite auberge, près de la plage, le déjeuner futcharmant. L’océan, engourdissant la voix et la pensée, les avaitrendus silencieux ; la table les fit bavards, et bavards commedes écoliers en vacances.

Les choses les plus simples leur donnaient d’interminablesgaietés.

Le père Lastique, en se mettant à table, cacha soigneusementdans son béret sa pipe qui fumait encore ; et l’on rit. Unemouche, attirée sans doute par son nez rouge, s’en vint à plusieursreprises se poser dessus ; et lorsqu’il l’avait chassée d’uncoup de main trop lent pour la saisir, elle allait se poster sur unrideau de mousseline, que beaucoup de ses sœurs avaient déjàmaculé, et elle semblait guetter avidement le pif enluminé dumatelot, car elle reprenait aussitôt son vol pour revenir s’yinstaller.

À chaque voyage de l’insecte un rire fou jaillissait, et,lorsque le vieux, ennuyé par ce chatouillement, murmura : « Elleest bougrement obstinée », Jeanne et le vicomte se mirent à pleurerde gaieté, se tordant, étouffant, la serviette sur la bouche pourne pas crier.

Lorsqu’on eut pris le café :

– Si nous allions nous promener, dit Jeanne.

Le vicomte se leva ; mais le baron préférait faire sonlézard au soleil sur le galet :

– Allez-vous-en, mes enfants, vous me retrouverez ici dans uneheure.

Ils traversèrent en ligne droite les quelques chaumières dupays ; et, après avoir dépassé un petit château quiressemblait à une grande ferme, ils se trouvèrent dans une valléedécouverte allongée devant eux.

Le mouvement de la mer les avait alanguis, troublant leuréquilibre ordinaire, le grand air salin les avait affamés, puis ledéjeuner les avait étourdis et la gaieté les avait énervés. Ils sesentaient maintenant un peu fous, avec des envies de couriréperdument dans les champs. Jeanne entendait bourdonner sesoreilles, toute remuée par des sensations nouvelles et rapides.

Un soleil dévorant tombait sur eux. Des deux côtés de la routeles récoltes mûres se penchaient, pliées sous la chaleur. Lessauterelles s’égosillaient, nombreuses comme les brins d’herbe,jetant partout, dans les blés, dans les seigles, dans les joncsmarins des côtes, leur cri maigre et assourdissant.

Aucune autre voix ne montait sous le ciel torride, d’un bleumiroitant et jauni comme s’il allait tout d’un coup devenir rouge,à la façon des métaux trop rapprochés d’un brasier.

Ayant aperçu un petit bois, plus loin, à droite, ils yallèrent.

Encaissée entre deux talus, une allée étroite s’avançait sous degrands arbres impénétrables au soleil. Une espèce de fraîcheurmoisie les saisit en entrant, cette humidité qui fait frissonner lapeau et pénètre dans les poumons. L’herbe avait disparu, faute dejour et d’air libre ; mais une mousse cachait le sol.

Ils avançaient :

– Tiens, là-bas, nous pourrons nous asseoir un peu,dit-elle.

Deux vieux arbres étaient morts et, profitant du trou fait dansla verdure, une averse de lumière tombait là, chauffait la terre,avait réveillé des germes de gazon, de pissenlits et de lianes,fait éclore des petites fleurs blanches, fines comme un brouillard,et des digitales pareilles à des fusées. Des papillons, desabeilles, des frelons trapus, des cousins démesurés quiressemblaient à des squelettes de mouches, mille insectes volants,des bêtes à bon Dieu roses et tachetées, des bêtes d’enfer auxreflets verdâtres, d’autres noires avec des cornes, peuplaient cepuits lumineux et chaud, creusé dans l’ombre glacée des lourdsfeuillages.

Ils s’assirent, la tête à l’abri et les pieds dans la chaleur.Ils regardaient toute cette vie grouillante et petite qu’un rayonfait apparaître ; et Jeanne attendrie répétait :

– Comme on est bien ! que c’est bon la campagne ! Il ya des moments où je voudrais être mouche ou papillon pour me cacherdans les fleurs.

Ils parlèrent d’eux, de leurs habitudes, de leurs goûts, sur ceton plus bas, intime, dont on fait les confidences. Il se disaitdéjà dégoûté du monde, las de sa vie futile ; c’était toujoursla même chose ; on n’y rencontrait rien de vrai, rien desincère.

Le monde ! elle aurait bien voulu le connaître ; maiselle était convaincue d’avance qu’il ne valait pas la campagne.

Et plus leurs cœurs se rapprochaient, plus ils s’appelaient aveccérémonie « Monsieur et Mademoiselle », plus aussi leurs regards sesouriaient, se mêlaient ; et il leur semblait qu’une bonténouvelle entrait en eux, une affection plus épandue, un intérêt àmille choses dont ils ne s’étaient jamais souciés.

Ils revinrent ; mais le baron était parti à pied jusqu’à laChambre-aux-Demoiselles, grotte suspendue dans une crête defalaise ; et ils l’attendirent à l’auberge.

Il ne reparut qu’à cinq heures du soir, après une longuepromenade sur les côtes.

On remonta dans la barque. Elle s’en allait mollement, ventarrière, sans secousse aucune, sans avoir l’air d’avancer. La brisearrivait par souffles lents et tièdes qui tendaient la voile uneseconde, puis la laissaient retomber, flasque, le long du mât.L’onde opaque semblait morte ; et le soleil épuisé d’ardeurs,suivant sa route arrondie, s’approchait d’elle tout doucement.

L’engourdissement de la mer faisait de nouveau taire tout lemonde.

Jeanne dit enfin :

– Comme j’aimerais voyager !

Le vicomte reprit :

– Oui, mais c’est triste de voyager seul, il faut être au moinsdeux pour se communiquer ses impressions…

Elle réfléchit :

– C’est vrai…, j’aime à me promener seule cependant… ;comme on est bien quand on rêve toute seule…

Il la regarda longuement :

– On peut aussi rêver à deux.

Elle baissa les yeux. Était-ce une allusion ? Peut-être.Elle considéra l’horizon comme pour découvrir encore plusloin ; puis, d’une voix lente :

– Je voudrais aller en Italie… ; et en Grèce… ah !oui, en Grèce… et en Corse ! ce doit être si sauvage et sibeau !

Il préférait la Suisse à cause des chalets et des lacs.

Elle disait :

– Non, j’aimerais les pays tout neufs comme la Corse, ou lespays très vieux et pleins de souvenirs, comme la Grèce. Ce doitêtre si doux de retrouver les traces de ces peuples dont noussavons l’histoire depuis notre enfance, de voir les lieux où sesont accomplies les grandes choses.

Le vicomte, moins exalté, déclara :

– Moi, l’Angleterre m’attire beaucoup ; c’est une régionfort instructive.

Alors, ils parcoururent l’univers, discutant les agréments dechaque pays, depuis les pôles jusqu’à l’équateur, s’extasiant surdes paysages imaginaires et les mœurs invraisemblables de certainspeuples comme les Chinois et les Lapons ; mais ils enarrivèrent à conclure que le plus beau pays du monde, c’était laFrance avec son climat tempéré, frais l’été et doux l’hiver, sesriches campagnes, ses vertes forêts, ses grands fleuves calmes etce culte des beaux-arts qui n’avait existé nulle part ailleurs,depuis les grands siècles d’Athènes.

Puis ils se turent.

Le soleil, plus bas, semblait saigner ; et une largetraînée lumineuse, une route éblouissante courait sur l’eau depuisla limite de l’océan jusqu’au sillage de la barque.

Les derniers souffles de vent tombèrent ; toute rides’aplanit ; et la voile immobile était rouge. Une accalmieillimitée semblait engourdir l’espace, faire le silence autour decette rencontre d’éléments ; tandis que, cambrant sous le cielson ventre luisant et liquide, la mer, fiancée monstrueuse,attendait l’amant de feu qui descendait vers elle. Il précipitaitsa chute, empourpré comme par le désir de leur embrasement. Il lajoignit ; et, peu à peu, elle le dévora.

Alors, de l’horizon, une fraîcheur accourut ; un frissonplissa le sein mouvant de l’eau, comme si l’astre englouti eût jetésur le monde un soupir d’apaisement.

Le crépuscule fut court ; la nuit se déploya, cribléed’astres. Le père Lastique prit les rames ; et on s’aperçutque la mer était phosphorescente. Jeanne et le vicomte, côte àcôte, regardaient ces lueurs mouvantes que la barque laissaitderrière elle. Ils ne songeaient presque plus, contemplantvaguement, aspirant le soir dans un bien-être délicieux ; etcomme Jeanne avait une main appuyée sur le banc, un doigt de sonvoisin se posa, comme par hasard, contre sa peau ; elle neremua point, surprise, heureuse, et confuse de ce contact siléger.

Quand elle fut rentrée le soir, dans sa chambre, elle se sentitétrangement remuée, et tellement attendrie que tout lui donnaitenvie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petiteabeille battait à la façon d’un cœur, d’un cœur ami ; qu’elleserait le témoin de toute sa vie, qu’elle accompagnerait ses joieset ses chagrins de ce tic-tac vif et régulier ; et elle arrêtala mouche dorée pour mettre un baiser sur ses ailes. Elle auraitembrassé n’importe quoi. Elle se souvint d’avoir caché dans le fondd’un tiroir une vieille poupée d’autrefois ; elle larechercha, la revit avec la joie qu’on a en retrouvant des amiesadorées ; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla debaisers ardents les joues peintes et la filasse frisée dujoujou.

Et, tout en le gardant en ses bras, elle songea.

Était-ce bien LUI l’époux promis par mille voix secrètes, qu’uneProvidence souverainement bonne avait ainsi jeté sur saroute ? Était-ce bien l’être créé pour elle, à qui elledévouerait son existence ? Étaient-ils ces deux prédestinésdont les tendresses, se joignant, devaient s’étreindre, se mêlerindissolublement, engendrer L’AMOUR ?

Elle n’avait point encore ces élans tumultueux de tout son être,ces ravissements fous, ces soulèvements profonds qu’elle croyaitêtre la passion ; il lui semblait cependant qu’elle commençaità l’aimer ; car elle se sentait parfois toute défaillante enpensant à lui ; et elle y pensait sans cesse. Sa présence luiremuait le cœur ; elle rougissait et pâlissait en rencontrantson regard, et frissonnait en entendant sa voix.

Elle dormit bien peu cette nuit-là.

Alors, de jour en jour, le troublant désir d’aimer l’envahitdavantage. Elle se consultait sans cesse, consultait aussi lesmarguerites, les nuages, des pièces de monnaie jetées en l’air.

Or, un soir, son père lui dit :

– Fais-toi belle, demain matin.

Elle demanda :

– Pourquoi, papa ?

Il reprit :

– C’est un secret.

Et quand elle descendit, le lendemain, toute fraîche dans unetoilette claire, elle trouva la table du salon couverte de boîtesde bonbons ; et, sur une chaise, un énorme bouquet.

Une voiture entra dans la cour. On lisait dessus : « Lerat,pâtissier à Fécamp. Repas de noces » ; et Ludivine, aidée d’unmarmiton, tirait d’une trappe ouvrant derrière la carriole,beaucoup de grands paniers plats qui sentaient bon.

Le vicomte de Lamare parut. Son pantalon était tendu et retenusous de mignonnes bottes vernies qui faisaient voir la petitesse deson pied. Sa longue redingote, serrée à la taille, laissait sortir,par l’échancrure sur la poitrine, la dentelle de son jabot ;et une cravate fine, à plusieurs tours, le forçait à porter haut sabelle tête brune empreinte d’une distinction grave. Il avait unautre air que de coutume, cet aspect particulier que la toilettedonne subitement aux visages les mieux connus. Jeanne, stupéfaite,le regardait comme si elle ne l’avait point encore vu ; ellele trouvait souverainement gentilhomme, grand seigneur de la têteaux pieds.

Il s’inclina, en souriant :

– Eh bien, ma commère, êtes-vous prête ?

Elle balbutia :

– Mais quoi ? Qu’y a-t-il donc ?

– Tu le sauras tout à l’heure, dit le baron.

La calèche attelée s’avança, Mme Adélaïde descendit de sachambre, en grand apparat au bras de Rosalie, qui parut tellementémue par l’élégance de M. de Lamare que petit père murmura :

– Dites donc, vicomte, je crois que notre bonne vous trouve àson goût.

Il rougit jusqu’aux oreilles, fit semblant de n’avoir pasentendu, et, s’emparant du gros bouquet, le présenta à Jeanne. Ellele prit plus étonnée encore. Tous les quatre montèrent envoiture ; et la cuisinière Ludivine, qui apportait à labaronne un bouillon froid pour la soutenir, déclara :

– Vrai, madame, on dirait une noce.

On mit pied à terre en entrant dans Yport et, à mesure qu’onavançait à travers le village, les matelots, dans leurs hardesneuves dont les plis se voyaient, sortaient de leurs maisons,saluaient, serraient la main du baron et se mettaient à suivre,comme derrière une procession.

Le vicomte avait offert son bras à Jeanne et marchait en têteavec elle.

Lorsqu’on arriva devant l’église, on s’arrêta ; et lagrande croix d’argent parut, tenue droite par un enfant de chœurprécédant un autre gamin rouge et blanc, qui portait l’urne d’eaubénite où trempait le goupillon.

Puis passèrent trois vieux chantres dont l’un boitait, puis leserpent, puis le curé soulevant de son ventre pointu l’étole dorée,croisée dessus. Il dit bonjour d’un sourire et d’un signe detête ; puis, les yeux mi-clos, les lèvres remuées d’uneprière, la barrette enfoncée jusqu’au nez, il suivit son état-majoren surplis en se dirigeant vers la mer.

Sur la plage, une foule attendait autour d’une barque neuveenguirlandée. Son mât, sa voile, ses cordages étaient couverts delongs rubans qui voltigeaient dans la brise, et son nom JEANNEapparaissait en lettres d’or, à l’arrière.

Le père Lastique, patron de ce bateau construit avec l’argent dubaron, s’avança au-devant du cortège. Tous les hommes, d’un mêmemouvement, ôtèrent ensemble leurs coiffures ; et une rangée dedévotes, encapuchonnées sous de vastes mantes noires à grands plistombant des épaules, s’agenouillèrent en cercle à l’aspect de lacroix.

Le curé, entre les deux enfants de chœur, s’en vint à l’un desbouts de l’embarcation, tandis qu’à l’autre, les trois vieuxchantres, crasseux dans leur blanche vêture, le menton poileux,l’air grave, l’œil sur le livre de plain-chant, détonnaient àpleine gueule dans la claire matinée.

Chaque fois qu’ils reprenaient haleine, le serpent tout seulcontinuait son mugissement ; et, dans l’enflure de ses jouespleines de vent, ses petits yeux gris disparaissaient. La peau dufront même, et celle du cou, semblaient décollées de la chair tantil se gonflait en soufflant.

La mer, immobile et transparente, semblait assister, recueillie,au baptême de sa nacelle, roulant à peine, avec un tout petit bruitde râteau grattant le galet, des vaguettes hautes comme le doigt.Et les grandes mouettes blanches aux ailes déployées passaient endécrivant des courbes dans le ciel bleu, s’éloignaient, revenaientd’un vol arrondi au-dessus de la foule agenouillée, comme pour voiraussi ce qu’on faisait là.

Mais le chant s’arrêta après un amen hurlé cinq minutes ;et le prêtre, d’une voix empâtée, gloussa quelques mots latins donton ne distinguait que les terminaisons sonores.

Il fit ensuite le tour de la barque en l’aspergeant d’eaubénite, puis il commença à murmurer des oremus en se tenant àprésent le long d’un bordage en face du parrain et de la marrainequi demeuraient immobiles, la main dans la main.

Le jeune homme gardait sa figure grave de beau garçon, mais lajeune fille, étranglée par une émotion soudaine, défaillante, semit à trembler tellement, que ses dents s’entrechoquaient. Le rêvequi la hantait depuis quelque temps venait de prendre tout à coup,dans une espèce d’hallucination, l’apparence d’une réalité. Onavait parlé de noce, un prêtre était là, bénissant, des hommes ensurplis psalmodiaient des prières ; n’était-ce pas elle qu’onmariait ?

Eut-elle dans les doigts une secousse nerveuse, l’obsession deson cœur avait-elle couru le long de ses veines jusqu’au cœur deson voisin ? Comprit-il, devina-t-il, fut-il, comme elle,envahi par une sorte d’ivresse d’amour ? ou bien, savait-ilseulement, par expérience, qu’aucune femme ne lui résistait ?Elle s’aperçut soudain qu’il pressait sa main, doucement d’abord,puis plus fort, plus fort, à la briser. Et, sans que sa figureremuât, sans que personne s’en aperçût, il dit, oui certes, il dittrès distinctement :

– Oh ! Jeanne, si vous vouliez, ce seraient nosfiançailles.

Elle baissa la tête d’un mouvement très lent qui peut-êtrevoulait dire « oui ». Et le prêtre qui jetait encore de l’eaubénite leur en envoya quelques gouttes sur les doigts.

C’était fini. Les femmes se relevaient. Le retour fut unedébandade. La croix, entre les mains de l’enfant de chœur, avaitperdu sa dignité ; elle filait vite, oscillant de droite àgauche, ou bien penchée en avant, prête à tomber sur le nez. Lecuré, qui ne priait plus, galopait derrière ; les chantres etle serpent avaient disparu par une ruelle pour être plus tôtdéshabillés, et les matelots, par groupes, se hâtaient. Une mêmepensée, qui mettait en leur tête comme une odeur de cuisine,allongeait les jambes, mouillait les bouches de salive, descendaitjusqu’au fond des ventres où elle faisait chanter les boyaux.

Un bon déjeuner les attendait aux Peuples.

La grande table était mise dans la cour sous les pommiers.Soixante personnes y prirent place : marins et paysans. La baronne,au centre, avait à ses côtés les deux curés, celui d’Yport et celuides Peuples. Le baron, en face, était flanqué du maire et de safemme, maigre campagnarde déjà vieille, qui adressait de tous lescôtés une multitude de petits saluts. Elle avait une figure étroiteserrée dans son grand bonnet normand, une vraie tête de poule àhuppe blanche, avec un œil tout rond et toujours étonné ; etelle mangeait par petits coups rapides comme si elle eût picoté sonassiette avec son nez.

Jeanne, à côté du parrain, voyageait dans le bonheur. Elle nevoyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la têtebrouillée de joie.

Elle lui demanda :

– Quel est donc votre petit nom ?

Il dit :

– Julien. Vous ne saviez pas ?

Mais elle ne répondit point, pensant :

– Comme je le répéterai souvent, ce nom-là !

Quand le repas fut fini, on laissa la cour aux matelots et onpassa de l’autre côté du château. La baronne se mit à faire sonexercice, appuyée sur le baron, escortée de ses deux prêtres.Jeanne et Julien allèrent jusqu’au bosquet, entrèrent dans lespetits chemins touffus ; et tout à coup il lui saisit lesmains :

– Dites, voulez-vous être ma femme ?

Elle baissa encore la tête ; et comme il balbutiait : «Répondez, je vous en supplie ! » elle releva ses yeux verslui, tout doucement ; et il lut la réponse dans sonregard.

Chapitre 4

 

Le baron, un matin, entra dans la chambre de Jeanne avantqu’elle fût levée, et s’asseyant sur les pieds du lit :

– M. le vicomte de Lamare nous a demandé ta main.

Elle eut envie de cacher sa figure sous les draps.

Son père reprit :

– Nous avons remis notre réponse à tantôt.

Elle haletait, étranglée par l’émotion. Au bout d’une minute lebaron, qui souriait, ajouta :

– Nous n’avons rien voulu faire sans t’en parler. Ta mère et moine sommes pas opposés à ce mariage, sans prétendre cependant t’yengager. Tu es beaucoup plus riche que lui, mais, quand il s’agitdu bonheur d’une vie, on ne doit pas se préoccuper de l’argent. Iln’a plus aucun parent ; si tu l’épousais donc ce serait unfils qui entrerait dans notre famille, tandis qu’avec un autre,c’est toi, notre fille, qui irait chez des étrangers. Le garçonnous plaît. Te plairait-il… à toi ?

Elle balbutia, rouge jusqu’aux cheveux :

– Je veux bien, papa.

Et petit père, en la regardant au fond des yeux, et rianttoujours, murmura :

– Je m’en doutais un peu, mademoiselle.

Elle vécut jusqu’au soir comme si elle était grise, sans savoirce qu’elle faisait, prenant machinalement des objets pour d’autres,et les jambes toutes molles de fatigue sans qu’elle eût marché.

Vers six heures, comme elle était assise avec petite mère sousle platane, le vicomte parut.

Le cœur de Jeanne se mit à battre follement. Le jeune hommes’avançait sans paraître ému. Lorsqu’il fut tout près, il prit lesdoigts de la baronne et les baisa puis, soulevant à son tour lamain frémissante de la jeune fille, il y déposa de toutes seslèvres un long baiser tendre et reconnaissant.

Et la radieuse saison des fiançailles commença. Ils causaientseuls dans les coins du salon, ou bien assis sur le talus au fonddu bosquet devant la lande sauvage. Parfois, ils se promenaientdans l’allée de petite mère, lui, parlant d’avenir, elle, les yeuxbaissés sur la trace poudreuse du pied de la baronne.

Une fois la chose décidée, on voulut hâter le dénouement ;il fut donc convenu que la cérémonie aurait lieu dans six semaines,au 15 août ; et que les jeunes mariés partiraientimmédiatement pour leur voyage de noces. Jeanne, consultée sur lepays qu’elle voulait visiter, se décida pour la Corse où l’ondevait être plus seuls que dans les villes d’Italie.

Ils attendaient le moment fixé pour leur union sans impatiencetrop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse,savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigtspressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent semêler ; et vaguement tourmentés par le désir indécis desgrandes étreintes.

On résolut de n’inviter personne au mariage, à l’exception detante Lison, la sœur de la baronne, qui vivait comme damepensionnaire dans un couvent de Versailles.

Après la mort de leur père, la baronne avait voulu garder sasœur avec elle ; mais la vieille fille, poursuivie par l’idéequ’elle gênait tout le monde, qu’elle était inutile et importune,se retira dans une de ces maisons religieuses qui louent desappartements aux gens tristes et isolés dans l’existence.

Elle venait, de temps en temps, passer un mois ou deux dans safamille.

C’était une petite femme qui parlait peu, s’effaçait toujours,apparaissait seulement aux heures des repas, et remontait ensuitedans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse.

Elle avait un air bon et vieillot, bien qu’elle fût âgéeseulement de quarante-deux ans, un œil doux et triste ; ellen’avait jamais compté pour rien dans sa famille. Toute petite,comme elle n’était point jolie ni turbulente, on ne l’embrassaitguère ; et elle restait tranquille et douce dans les coins.Depuis elle demeura toujours sacrifiée. Jeune fille, personne nes’occupa d’elle.

C’était quelque chose comme une ombre ou un objet familier, unmeuble vivant qu’on est accoutumé à voir chaque jour, mais dont onne s’inquiète jamais.

Sa sœur, par habitude prise dans la maison paternelle, laconsidérait comme un être manqué, tout à fait insignifiant. On latraitait avec une familiarité sans gêne qui cachait une sorte debonté méprisante. Elle s’appelait Lise et semblait gênée par ce nompimpant et jeune. Quand on avait vu qu’elle ne se mariait pas,qu’elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait faitLison. Depuis la naissance de Jeanne, elle était devenue « tanteLison », une humble parente, proprette, affreusement timide, mêmeavec sa sœur et son beau-frère qui l’aimaient pourtant, mais d’uneaffection vague participant d’une tendresse indifférente, d’unecompassion inconsciente et d’une bienveillance naturelle.

Quelquefois, quand la baronne parlait des choses lointaines desa jeunesse, elle prononçait, pour fixer une date :

– C’était à l’époque du coup de tête de Lison.

On n’en disait jamais plus ; et « ce coup de tête » restaitcomme enveloppé de brouillard.

Un soir Lise, âgée alors de vingt ans, s’était jetée à l’eausans qu’on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manières, nepouvait faire pressentir cette folie. On l’avait repêchée à moitiémorte ; et ses parents, levant des bras indignés, au lieu dechercher la cause mystérieuse de cette action, s’étaient contentésde parler du « coup de tête », comme ils parlaient de l’accident ducheval « Coco », qui s’était cassé la jambe un peu auparavant dansune ornière et qu’on avait été obligé d’abattre.

Depuis lors, Lise, bientôt Lison, fut considérée comme un esprittrès faible. Le doux mépris qu’elle avait inspiré à ses prochess’infiltra lentement dans le cœur de tous les gens quil’entouraient. La petite Jeanne elle-même, avec cette divinationnaturelle des enfants, ne s’occupait point d’elle, ne montaitjamais l’embrasser dans son lit, ne pénétrait jamais dans sachambre. La bonne Rosalie, qui donnait à cette chambre les quelquessoins nécessaires, semblait seule savoir où elle était située.

Quand tante Lison entrait dans la salle à manger pour ledéjeuner, la « Petite » allait, par habitude, lui tendre sonfront ; et voilà tout.

Si quelqu’un voulait lui parler, on envoyait un domestique laquérir ; et, quand elle n’était pas là, on ne s’occupaitjamais d’elle, on ne songeait jamais à elle, on n’aurait jamais eula pensée de s’inquiéter, de demander :

– Tiens, mais je n’ai pas vu Lison, ce matin.

Elle ne tenait point de place ; c’était un de ces êtres quidemeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dontla mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtresqui ne savent entrer ni dans l’existence, ni dans les habitudes, nidans l’amour de ceux qui vivent à côté d’eux.

Quand on prononçait « tante Lison », ces deux mots n’éveillaientpour ainsi dire aucune affection en l’esprit de personne. C’estcomme si on avait dit « la cafetière ou le sucrier ».

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets ; nefaisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblaitcommuniquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son. Sesmains paraissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elle maniaitlégèrement et délicatement ce qu’elle touchait.

Elle arriva vers la mi-juillet, toute bouleversée par l’idée dece mariage. Elle apportait une foule de cadeaux qui, venant d’elle,demeurèrent presque inaperçus.

Dès le lendemain de sa venue on ne remarqua plus qu’elle étaitlà.

Mais en elle fermentait une émotion extraordinaire, et ses yeuxne quittaient point les fiancés. Elle s’occupa du trousseau avecune énergie singulière, une activité fiévreuse, travaillant commeune simple couturière dans sa chambre où personne ne la venaitvoir.

À tout moment elle présentait à la baronne des mouchoirs qu’elleavait ourlés elle-même, des serviettes dont elle avait brodé leschiffres, en demandant :

– Est-ce bien comme ça, Adélaïde ?

Et petite mère, tout en examinant nonchalamment l’objet,répondait :

– Ne te donne donc pas tant de mal, ma pauvre Lison.

Un soir, vers la fin du mois, après une journée de lourdechaleur, la lune se leva dans une de ces nuits claires et tièdes,qui troublent, attendrissent, font s’exalter, semblent éveillertoutes les poésies secrètes de l’âme. Les souffles doux des champsentraient dans le salon tranquille. La baronne et son mari jouaientmollement une partie de cartes dans la clarté ronde que l’abat-jourde la lampe dessinait sur la table ; tante Lison, assise entreeux, tricotait ; et les jeunes gens, accoudés à la fenêtreouverte, regardaient le jardin plein de clarté.

Le tilleul et le platane semaient leur ombre sur le grand gazonqui s’étendait ensuite, pâle et luisant, jusqu’au bosquet toutnoir.

Attirée invinciblement par le charme tendre de cette nuit, parcet éclairement vaporeux des arbres et des massifs, Jeanne setourna vers ses parents :

– Petit père, nous allons faire un tour là, sur l’herbe, devantle château.

Le baron dit, sans quitter son jeu : « Allez, mes enfants », etse remit à sa partie.

Ils sortirent et commencèrent à marcher lentement sur la grandepelouse blanche jusqu’au petit bois du fond.

L’heure avançait sans qu’ils songeassent à rentrer. La baronne,fatiguée, voulut monter à sa chambre :

– Il faut rappeler les amoureux, dit-elle.

Le baron, d’un coup d’œil, parcourut le vaste jardin lumineux,où les deux ombres erraient doucement.

– Laisse-les donc, reprit-il, il fait si bon dehors ! Lisonva les attendre ; n’est-ce pas, Lison ?

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de savoix timide :

– Certainement, je les attendrai.

Petit père souleva la baronne, et, lassé lui-même par la chaleurdu jour :

– Je vais me coucher aussi, dit-il.

Et il partit avec sa femme.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le brasdu fauteuil l’ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille,elle vint s’accouder à la fenêtre et contempla la nuitcharmante.

Les deux fiancés allaient sans fin, à travers le gazon, dubosquet jusqu’au perron, du perron jusqu’au bosquet. Ils seserraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortisd’eux-mêmes, tout mêlés à la poésie visible qui s’exhalait de laterre.

Jeanne, tout à coup, aperçut dans le cadre de la fenêtre lasilhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de lalampe.

– Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde.

Le vicomte releva la tête, et, de cette voix indifférente quiparle sans pensée :

– Oui, tante Lison nous regarde.

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s’aimer.

Mais la rosée couvrait l’herbe, ils eurent un petit frisson defraîcheur.

– Rentrons maintenant, dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s’était remiseà tricoter ; elle avait le front penché sur son travail ;et ses doigts maigres tremblaient un peu, comme s’ils eussent ététrès fatigués.

Jeanne s’approcha :

– Tante, on va dormir, à présent.

La vieille fille tourna les yeux ; ils étaient rouges commesi elle eût pleuré. Les amoureux n’y prirent point garde ;mais le jeune homme aperçut soudain les fins souliers de la jeunefille tout couverts d’eau. Il fut saisi d’inquiétude et demandatendrement :

– N’avez-vous point froid à vos chers petits pieds ?

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d’untremblement si fort que son ouvrage s’en échappa ; la pelotede laine roula au loin sur le parquet ; et, cachantbrusquement sa figure dans ses mains, elle se mit à pleurer pargrands sanglots convulsifs.

Les deux fiancés la regardaient stupéfaits, immobiles. Jeannebrusquement se mit à ses genoux, écarta ses bras, bouleversée,répétant :

– Mais qu’as-tu, mais qu’as-tu, tante Lison ?

Alors la pauvre femme, balbutiant, avec la voix toute mouilléede larmes, et le corps crispé de chagrin, répondit :

– C’est quand il t’a demandé… N’avez-vous pas froid à… à… à voschers petits pieds ?… on ne m’a jamais dit de ces choses-là… àmoi… jamais… jamais…

Jeanne, surprise, apitoyée, eut cependant envie de rire à lapensée d’un amoureux débitant des tendresses à Lison ; et levicomte s’était retourné pour cacher sa gaieté.

Mais la tante se leva soudain, laissa sa laine à terre et sontricot sur le fauteuil, et elle se sauva sans lumière dansl’escalier sombre, cherchant sa chambre à tâtons.

Restés seuls, les deux jeunes gens se regardèrent, égayés etattendris. Jeanne murmura :

– Cette pauvre tante !…

Julien reprit :

– Elle doit être un peu folle, ce soir.

Ils se tenaient les mains sans se décider à se séparer, etdoucement, tout doucement, ils échangèrent leur premier baiserdevant le siège vide que venait de quitter tante Lison.

Ils ne pensaient plus guère, le lendemain, aux larmes de lavieille fille.

Les deux semaines qui précédèrent le mariage laissèrent Jeanneassez calme et tranquille comme si elle eût été fatiguée d’émotionsdouces.

Elle n’eut pas non plus le temps de réfléchir durant la matinéedu jour décisif. Elle éprouvait seulement une grande sensation devide en tout son corps, comme si sa chair, son sang, ses os sefussent fondus sous la peau ; et elle s’apercevait, entouchant les objets, que ses doigts tremblaient beaucoup.

Elle ne reprit possession d’elle que dans le chœur de l’églisependant l’office.

Mariée ! Ainsi elle était mariée ! La succession dechoses, de mouvements, d’événements accomplis depuis l’aube luiparaissait un rêve, un vrai rêve. Il est de ces moments où toutsemble changé autour de nous ; les gestes même ont unesignification nouvelle ; jusqu’aux heures qui ne semblent plusà leur place ordinaire.

Elle se sentait étourdie, étonnée surtout. La veille encore rienn’était modifié dans son existence ; l’espoir constant de savie devenait seulement plus proche, presque palpable. Elle s’étaitendormie jeune fille ; elle était femme maintenant.

Donc elle avait franchi cette barrière qui semble cacherl’avenir avec toutes ses joies, ses bonheurs rêvés. Elle sentaitcomme une porte ouverte devant elle ; elle allait entrer dansl’Attendu.

La cérémonie finissait. On passa dans la sacristie presquevide ; car on n’avait invité personne ; puis onressortit.

Quand ils apparurent sur la porte de l’église, un fracasformidable fit faire un bond à la mariée et pousser un grand cri àla baronne : c’était une salve de coups de fusil tirée par lespaysans ; et jusqu’aux Peuples les détonations ne cessèrentplus.

Une collation était servie pour la famille, le curé deschâtelains et celui d’Yport, le marié et les témoins choisis parmiles gros cultivateurs des environs.

Puis on fit un tour dans le jardin pour attendre le dîner. Lebaron, la baronne, tante Lison, le maire et l’abbé Picot se mirentà parcourir l’allée de petite mère ; tandis que, dans l’alléeen face, l’autre prêtre lisait son bréviaire en marchant à grandspas.

On entendait, de l’autre côté du château, la gaieté bruyante despaysans qui buvaient du cidre sous les pommiers. Tout le pays,endimanché, emplissait la cour. Les gars et les filles sepoursuivaient.

Jeanne et Julien traversèrent le bosquet, puis montèrent sur letalus, et, muets tous deux, se mirent à regarder la mer. Il faisaitun peu frais, bien qu’on fût au milieu d’août ; le vent dunord soufflait, et le grand soleil luisait durement dans le cieltout bleu.

Les jeunes gens, pour trouver de l’abri, traversèrent la landeen tournant à droite, voulant gagner la vallée ondulante et boiséequi descend vers Yport. Dès qu’ils eurent atteint les taillis,aucun souffle ne les effleura plus, et ils quittèrent le cheminpour prendre un étroit sentier s’enfonçant sous les feuilles. Ilspouvaient à peine marcher de front ; alors elle sentit un brasqui se glissait lentement autour de sa taille.

Elle ne disait rien, haletante, le cœur précipité, larespiration coupée. Des branches basses leur caressaient lescheveux ; ils se courbaient souvent pour passer. Elle cueillitune feuille ; deux bêtes à bon Dieu, pareilles à deux frêlescoquillages rouges, étaient blotties dessous.

Alors elle dit, innocente et rassurée un peu :

– Tiens, un ménage.

Julien effleura son oreille de sa bouche :

– Ce soir vous serez ma femme.

Quoiqu’elle eût appris bien des choses dans son séjour auxchamps, elle ne songeait encore qu’à la poésie de l’amour, et futsurprise. Sa femme ? ne l’était-elle pas déjà ?

Alors il se mit à l’embrasser à petits baisers rapides sur latempe et sur le cou, là où frisaient les premiers cheveux. Saisie àchaque fois par ces baisers d’homme auxquels elle n’était pointhabituée, elle penchait instinctivement la tête de l’autre côtépour éviter cette caresse qui la ravissait cependant.

Mais ils se trouvèrent soudain sur la lisière du bois. Elles’arrêta, confuse d’être si loin. Qu’allait-on penser ?

– Retournons, dit-elle.

Il retira le bras dont il serrait sa taille, et, en se tournanttous deux, ils se trouvèrent face à face, si près qu’ils sentirentleurs haleines sur leurs visages ; et ils se regardèrent. Ilsse regardèrent d’un de ces regards fixes, aigus, pénétrants, oùdeux âmes croient se mêler. Ils se cherchèrent dans leurs yeux,derrière leurs yeux, dans cet inconnu impénétrable de l’être, ilsse sondèrent dans une muette et obstinée interrogation. Queseraient-ils l’un pour l’autre ? Que serait cette vie qu’ilscommençaient ensemble ? Que se réservaient-ils l’un à l’autrede joies, de bonheurs ou de désillusions en ce long tête-à-têteindissoluble du mariage ? Et il leur sembla, à tous les deux,qu’ils ne s’étaient pas encore vus.

Et tout à coup, Julien, posant ses deux mains sur les épaules desa femme, lui jeta à pleine bouche un baiser profond comme ellen’en avait jamais reçu. Il descendit, ce baiser, il pénétra dansses veines et dans ses moelles ; et elle en eut une tellesecousse mystérieuse qu’elle repoussa éperdument Julien de ses deuxbras, et faillit tomber sur le dos.

– Allons-nous-en. Allons-nous-en, balbutia-t-elle.

Il ne répondit pas, mais il lui prit les mains qu’il garda dansles siennes.

Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à la maison. Le reste del’après-midi sembla long.

On se mit à table à la nuit tombante.

Le dîner fut simple et assez court, contrairement aux usagesnormands. Une sorte de gêne paralysait les convives. Seuls les deuxprêtres, le maire et les quatre fermiers invités montrèrent un peude cette grosse gaieté qui doit accompagner les noces.

Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il était neufheures environ ; on allait prendre le café. Au-dehors, sousles pommiers de la première cour, le bal champêtre commençait. Parla fenêtre ouverte on apercevait toute la fête. Des lumignonspendus aux branches donnaient aux feuilles des nuances devert-de-gris. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant unair de danse sauvage qu’accompagnaient faiblement deux violons etune clarinette juchés sur une grande table de cuisine en estrade.Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois lachanson des instruments ; et la frêle musique déchirée par lesvoix déchaînées semblait tomber du ciel en lambeaux, en petitsfragments de quelques notes éparpillées.

Deux grandes barriques entourées de torches flambantes versaientà boire à la foule. Deux servantes étaient occupées à rincerincessamment les verres et les bols dans un baquet, pour lestendre, encore ruisselants d’eau, sous les robinets d’où coulait lefilet rouge du vin ou le filet d’or du cidre pur. Et les danseursassoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur sepressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vasequelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversantla tête, le liquide qu’ils préféraient.

Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et dessaucisses. Chacun avalait une bouchée de temps en temps, et, sousle plafond de feuilles illuminées, cette fête saine et violentedonnait aux convives mornes de la salle l’envie de danser aussi, deboire au ventre de ces grosses futailles en mangeant une tranche depain avec du beurre et un oignon cru.

Le maire qui battait la mesure avec son couteau s’écria :

– Sacristi ! ça va bien, c’est comme qui dirait les nocesde Ganache.

Un frisson de rire étouffé courut. Mais l’abbé Picot, enneminaturel de l’autorité civile, répliqua :

– Vous voulez dire de Cana.

L’autre n’accepta pas la leçon.

– Non, monsieur le curé, je m’entends ; quand je disGanache, c’est Ganache.

On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se mêler unpeu au populaire en goguette. Puis les invités se retirèrent.

Le baron et la baronne eurent à voix basse une sorte dequerelle. Mme Adélaïde, plus essoufflée que jamais, semblaitrefuser ce que demandait son mari ; enfin elle dit, presquehaut :

– Non, mon ami, je ne peux pas, je ne saurais comment m’yprendre.

Petit père alors, la quittant brusquement, s’approcha deJeanne.

– Veux-tu faire un tour avec moi, fillette ?

Tout émue, elle répondit :

– Comme tu voudras, papa.

Ils sortirent.

Dès qu’ils furent devant la porte, du côté de la mer, un petitvent sec les saisit. Un de ces vents froids d’été, qui sentent déjàl’automne.

Des nuages galopaient dans le ciel, voilant, puis redécouvrantles étoiles.

Le baron serrait contre lui le bras de sa fille en lui pressanttendrement la main. Ils marchèrent quelques minutes. Il semblaitindécis, troublé. Enfin il se décida.

– Mignonne, je vais remplir un rôle difficile qui devraitrevenir à ta mère ; mais comme elle s’y refuse, il faut bienque je prenne sa place. J’ignore ce que tu sais des choses del’existence. Il est des mystères qu’on cache soigneusement auxenfants, aux filles surtout, aux filles qui doivent rester puresd’esprit, irréprochablement pures jusqu’à l’heure où nous lesremettons entre les bras de l’homme qui prendra soin de leurbonheur. C’est à lui qu’il appartient de lever ce voile jeté sur ledoux secret de la vie. Mais elles, si aucun soupçon ne les a encoreeffleurées, se révoltent souvent devant la réalité un peu brutalecachée derrière les rêves. Blessées en leur âme, blessées même enleur corps, elles refusent à l’époux ce que la loi, la loi humaineet la loi naturelle lui accordent comme un droit absolu. Je ne puist’en dire davantage, ma chérie ; mais n’oublie point ceci, quetu appartiens tout entière à ton mari.

Que savait-elle au juste ? que devinait-elle ? Elles’était mise à trembler, oppressée d’une mélancolie accablante etdouloureuse comme un pressentiment.

Ils rentrèrent. Une surprise les arrêta sur la porte du salon.Mme Adélaïde sanglotait sur le cœur de Julien. Ses pleurs, despleurs bruyants poussés comme par un soufflet de forge, semblaientlui sortir en même temps du nez, de la bouche et des yeux ; etle jeune homme interdit, gauche, soutenait la grosse femme abattueen ses bras pour lui recommander sa chérie, sa mignonne, son adoréefillette.

Le baron se précipita : « Oh ! pas de scène ; pasd’attendrissement, je vous prie », et, prenant sa femme, il l’assitdans un fauteuil pendant qu’elle s’essuyait le visage. Il se tournaensuite vers Jeanne :

– Allons, petite, embrasse ta mère bien vite et va tecoucher.

Prête à pleurer aussi, elle embrassa ses parents rapidement ets’enfuit.

Tante Lison s’était déjà retirée en sa chambre. Le baron et safemme restèrent seuls avec Julien. Et ils demeuraient si gênés tousles trois qu’aucune parole ne leur venait, les deux hommes en tenuede soirée, debout, les yeux perdus, Mme Adélaïde abattue sur sonsiège avec des restes de sanglots dans la gorge. Leur embarrasdevenait intolérable, le baron se mit à parler du voyage que lesjeunes gens devaient entreprendre dans quelques jours.

Jeanne, dans sa chambre, se laissait déshabiller par Rosalie quipleurait comme une source. Les mains errant au hasard, elle netrouvait plus ni les cordons ni les épingles et elle semblaitassurément plus émue encore que sa maîtresse. Mais Jeanne nesongeait guère aux larmes de sa bonne ; il lui semblaitqu’elle était entrée dans un autre monde, partie sur une autreterre, séparée de tout ce qu’elle avait connu, de tout ce qu’elleavait chéri. Tout lui semblait bouleversé dans sa vie et dans sapensée ; même cette idée étrange lui vint : « Aimait-elle sonmari ? » Voilà qu’il lui apparaissait tout à coup comme unétranger qu’elle connaissait à peine. Trois mois auparavant elle nesavait point qu’il existait, et maintenant elle était sa femme.Pourquoi cela ? Pourquoi tomber si vite dans le mariage commedans un trou ouvert sous vos pas ?

Quand elle fut en toilette de nuit, elle se glissa dans sonlit ; et ses draps un peu frais, faisant frissonner sa peau,augmentèrent cette sensation de froid, de solitude, de tristessequi lui pesait sur l’âme depuis deux heures.

Rosalie s’enfuit, toujours sanglotant ; et Jeanne attendit.Elle attendit anxieuse, le cœur crispé, ce je ne sais quoi deviné,et annoncé en termes confus par son père, cette révélationmystérieuse de ce qui est le grand secret de l’amour.

Sans qu’elle eût entendu monter l’escalier, on frappa troiscoups légers contre sa porte. Elle tressaillit horriblement et nerépondit point. On frappa de nouveau, puis la serrure grinça. Ellese cacha la tête sous ses couvertures, comme si un voleur eûtpénétré chez elle. Des bottines craquèrent doucement sur leparquet ; et soudain on toucha son lit.

Elle eut un sursaut nerveux et poussa un petit cri ; et,dégageant sa tête, elle vit Julien debout devant elle, qui souriaiten la regardant.

– Oh ! que vous m’avez fait peur ! dit-elle.

Il reprit :

– Vous ne m’attendiez donc point ?

Elle ne répondit pas. Il était en grande toilette, avec safigure grave de beau garçon ; et elle se sentit affreusementhonteuse d’être couchée ainsi devant cet homme si correct.

Ils ne savaient que dire, que faire, n’osant même pas seregarder à cette heure sérieuse et décisive d’où dépend l’intimebonheur de toute la vie.

Il sentait vaguement peut-être quel danger offre cette bataille,et quelle souple possession de soi, quelle rusée tendresse il fautpour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infiniesdélicatesses d’une âme virginale et nourrie de rêves.

Alors, doucement, il lui prit la main qu’il baisa, et,s’agenouillant auprès du lit comme devant un autel, il murmurad’une voix aussi légère qu’un souffle :

– Voudrez-vous m’aimer ?

Elle, rassurée tout à coup, souleva sur l’oreiller sa têteennuagée de dentelles, et elle sourit :

– Je vous aime déjà, mon ami.

Il mit en sa bouche les petits doigts fins de sa femme, et lavoix changée par ce bâillon de chair :

– Voulez-vous me prouver que vous m’aimez ?

Elle répondit, troublée de nouveau, sans bien comprendre cequ’elle disait, sous le souvenir des paroles de son père :

– Je suis à vous, mon ami.

Il couvrit son poignet de baisers mouillés, et, se redressantlentement, il approchait de son visage qu’elle recommençait àcacher.

Soudain, jetant un bras en avant par-dessus le lit, il enlaça safemme à travers les draps, tandis que, glissant son autre bras sousl’oreiller, il le soulevait avec la tête : et, tout bas, tout basil demanda :

– Alors, vous voulez bien me faire une toute petite place à côtéde vous ?

Elle eut peur, une peur d’instinct, et balbutia :

– Oh ! pas encore, je vous prie.

Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d’un tontoujours suppliant, mais plus brusque :

– Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours parlà ?

Elle lui en voulut de ce mot ; mais soumise et résignée,elle répéta pour la deuxième fois :

– Je suis à vous, mon ami.

Alors, il disparut bien vite dans le cabinet de toilette ;et elle entendait distinctement ses mouvements avec desfroissements d’habits défaits, un bruit d’argent dans la poche, lachute successive des bottines.

Et tout à coup, en caleçon, en chaussettes, il traversa vivementla chambre pour aller déposer sa montre sur la cheminée. Puis ilretourna, en courant, dans la petite pièce voisine, remua quelquetemps encore et Jeanne se retourna rapidement de l’autre côté enfermant les yeux, quand elle sentit qu’il arrivait.

Elle fit un soubresaut, comme pour se jeter à terre lorsqueglissa vivement contre sa jambe une autre jambe froide etvelue ; et, la figure dans ses mains, éperdue, prête à crierde peur et d’effarement, elle se blottit tout au fond du lit.

Aussitôt, il la prit en ses bras, bien qu’elle lui tournât ledos, et il baisait voracement son cou, les dentelles flottantes desa coiffure de nuit et le col brodé de sa chemise.

Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiété, sentantune main forte qui cherchait sa poitrine cachée entre ses coudes.Elle haletait, bouleversée sous cet attouchement brutal ; etelle avait surtout envie de se sauver, de courir par la maison, des’enfermer quelque part, loin de cet homme.

Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos.Alors son effroi s’apaisa encore et elle pensa brusquement qu’ellen’aurait qu’à se retourner pour l’embrasser.

À la fin, il parut s’impatienter, et d’une voix attristée :

– Vous ne voulez donc point être ma petite femme ?

Elle murmura à travers ses doigts :

– Est-ce que je ne la suis pas ?

Il répondit avec une nuance de mauvaise humeur :

– Mais non, ma chère, voyons, ne vous moquez pas de moi.

Elle se sentit toute remuée par le ton mécontent de savoix ; et elle se tourna tout à coup vers lui pour luidemander pardon.

Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affaméd’elle ; et il parcourait de baisers rapides, de baisersmordants, de baisers fous, toute sa face et le haut de sa gorge,l’étourdissant de caresses. Elle avait ouvert les mains et restaitinerte sous ses efforts, ne sachant plus ce qu’elle faisait, cequ’il faisait, dans un trouble de pensée qui ne lui laissait riencomprendre. Mais une souffrance aiguë la déchira soudain ; etelle se mit à gémir, tordue dans ses bras, pendant qu’il lapossédait violemment.

Que se passa-t-il ensuite ? Elle n’en eut guère lesouvenir, car elle avait perdu la tête ; il lui semblaseulement qu’il lui jetait sur les lèvres une grêle de petitsbaisers reconnaissants.

Puis il dut lui parler et elle dut lui répondre. Puis il fitd’autres tentatives qu’elle repoussa avec épouvante ; et commeelle se débattait, elle rencontra sur sa poitrine ce poil épaisqu’elle avait déjà senti sur sa jambe, et elle se recula desaisissement.

Las enfin de la solliciter sans succès, il demeura immobile surle dos.

Alors elle songea ; elle se dit, désespérée jusqu’au fondde son âme, dans la désillusion d’une ivresse rêvée si différente,d’une chère attente détruite, d’une félicité crevée : « Voilà doncce qu’il appelle être sa femme ; c’est cela ! c’estcela ! »

Et elle resta longtemps ainsi, désolée, l’œil errant sur lestapisseries du mur, sur la vieille légende d’amour qui enveloppaitsa chambre.

Mais, comme Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elle tournalentement son regard vers lui, et elle s’aperçut qu’ildormait ! Il dormait, la bouche entrouverte, le visagecalme ! Il dormait !

Elle ne le pouvait croire, se sentant indignée, plus outragéepar ce sommeil que par sa brutalité, traitée comme la premièrevenue. Pouvait-il dormir une nuit pareille ? Ce qui s’étaitpassé entre eux n’avait donc pour lui rien de surprenant ?Oh ! elle eût mieux aimé être frappée, violentée encore,meurtrie de caresses odieuses jusqu’à perdre connaissance.

Elle resta immobile, appuyée sur un coude, penchée vers lui,écoutant entre ses lèvres passer un léger souffle qui, parfois,prenait une apparence de ronflement.

Le jour parut, terne d’abord, puis clair, puis rose, puiséclatant. Julien ouvrit les yeux, bâilla, étendit ses bras, regardasa femme, sourit, et demanda :

– As-tu bien dormi, ma chérie ?

Elle s’aperçut qu’il lui disait « tu » maintenant et ellerépondit, stupéfaite :

– Mais oui. Et vous ?

Il dit :

– Oh ! moi, fort bien.

Et, se tournant vers elle, il l’embrassa, puis se mit à causertranquillement. Il lui développait des projets de vie, avec desidées d’économie ; et ce mot revenu plusieurs fois étonnaitJeanne. Elle l’écoutait sans bien saisir le sens des paroles, leregardait, songeait à mille choses rapides qui passaient,effleurant à peine son esprit.

Huit heures sonnèrent. « Allons, il faut nous lever, dit-il,nous serions ridicules en restant tard au lit », et il descendit lepremier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentiment sa femmeen tous les menus détails de la sienne, ne permettant pas qu’onappelât Rosalie.

Au moment de sortir, il l’arrêta.

– Tu sais, entre nous, nous pouvons nous tutoyer maintenant,mais devant tes parents il vaut mieux attendre encore. Ce sera toutnaturel en revenant de notre voyage de noces.

Elle ne se montra qu’à l’heure du déjeuner. Et la journées’écoula ainsi qu’à l’ordinaire comme si rien de nouveau n’étaitsurvenu. Il n’y avait qu’un homme de plus dans la maison.

Chapitre 5

 

Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporterà Marseille.

Après l’angoisse du premier soir, Jeanne s’était habituée déjàau contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bienque sa répugnance n’eût pas diminué pour leurs rapports plusintimes.

Elle le trouvait beau, elle l’aimait ; elle se sentait denouveau heureuse et gaie.

Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seulesemblait émue ; et elle mit, au moment où la voiture allaitpartir, une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de safille :

– C’est pour tes petites dépenses de jeune femme, dit-elle.

Jeanne la jeta dans sa poche ; et les chevauxdétalèrent.

Vers le soir, Julien lui dit :

– Combien ta mère t’a-t-elle donné dans cette bourse ?

Elle n’y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. Un flotd’or se répandit : deux mille francs. Elle battit des mains : « Jeferai des folies », et elle resserra l’argent.

Après huit jours de route, par une chaleur terrible, ilsarrivèrent à Marseille.

Et le lendemain le Roi-Louis, un petit paquebot qui allait àNaples en passant par Ajaccio, les emportait vers la Corse.

La Corse ! les maquis ! les bandits ! lesmontagnes ! la patrie de Napoléon ! Il semblait à Jeannequ’elle sortait de la réalité pour entrer, tout éveillée, dans unrêve.

Côte à côte sur le pont du navire, ils regardaient courir lesfalaises de la Provence. La mer immobile, d’un azur puissant, commefigée, comme durcie dans la lumière ardente qui tombait du soleil,s’étalait sous le ciel infini, d’un bleu presque exagéré.

Elle dit :

– Te rappelles-tu notre promenade dans le bateau du pèreLastique ?

Au lieu de répondre, il lui jeta rapidement un baiser dansl’oreille.

Les roues du vapeur battaient l’eau, troublant son épaissommeil ; et par-derrière une longue trace écumeuse, unegrande traînée pâle où l’onde remuée moussait comme du champagne,allongeait jusqu’à perte de vue le sillage tout droit dubâtiment,

Soudain, vers l’avant, à quelques brasses seulement, un énormepoisson, un dauphin, bondit hors de l’eau, puis y replongea la têtela première et disparut. Jeanne toute saisie eut peur, poussa uncri, et se jeta sur la poitrine de Julien. Puis elle se mit à rirede sa frayeur, et regarda, anxieuse, si la bête n’allait pasreparaître. Au bout de quelques secondes elle jaillit de nouveaucomme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortitencore ; puis elles furent deux, puis trois, puis six quisemblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leurfrère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Ellespassaient à gauche, revenaient à droite du navire, et tantôtensemble, tantôt l’une après l’autre, comme dans un jeu, dans unepoursuite gaie, elles s’élançaient en l’air par un grand saut quidécrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leuleu.

Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, à chaqueapparition des énormes et souples nageurs. Son cœur bondissaitcomme eux dans une joie folle et enfantine.

Tout à coup, ils disparurent. On les aperçut encore une fois,très loin, vers la pleine mer ; puis on ne les vit plus, etJeanne ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leurdépart.

Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clarté, de paixheureuse. Pas un frisson dans l’air ou sur l’eau ; et ce reposillimité de la mer et du ciel s’étendait aux âmes engourdies où pasun frisson non plus ne passait.

Le grand soleil s’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afriqueinvisible, l’Afrique, la terre brûlante dont on croyait déjà sentirles ardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n’étaitcependant pas même une apparence de brise, effleura les visageslorsque l’astre eut disparu.

Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine où l’on sentaittoutes les horribles odeurs des paquebots ; et ilss’étendirent tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roulésdans leurs manteaux. Julien s’endormit tout de suite ; maisJeanne restait les yeux ouverts, agitée par l’inconnu du voyage. Lebruit monotone des roues la berçait ; et elle regardaitau-dessus d’elle ces légions d’étoiles si claires, d’une lumièreaiguë, scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur duMidi.

Vers le matin, cependant, elle s’assoupit. Des bruits, des voixla réveillèrent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilettedu navire. Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ilsse levèrent.

Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salée qui luipénétrait jusqu’au bout des doigts. Partout la mer. Pourtant, versl’avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l’aubenaissante, une sorte d’accumulation de nuages singuliers, pointus,déchiquetés, semblait posée sur les flots.

Puis cela apparut plus distinct ; les formes se marquèrentdavantage sur le ciel éclairci ; une grande ligne de montagnescornues et bizarres surgit : la Corse, enveloppée dans une sorte devoile léger.

Et le soleil se leva derrière, dessinant toutes les saillies descrêtes en ombres noires ; puis tous les sommets s’allumèrenttandis que le reste de l’île demeurait embrumé de vapeur.

Le capitaine, un vieux petit homme tanné, séché, raccourci,racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont,et, d’une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par lescris poussés dans les bourrasques, il dit à Jeanne :

– La sentez-vous, cette gueuse-là ?

Elle sentait en effet une forte et singulière odeur de plantes,d’arômes sauvages.

Le capitaine reprit :

– C’est la Corse qui fleure comme ça, madame ; c’est sonodeur de jolie femme, à elle. Après vingt ans d’absence, je lareconnaîtrais à cinq milles au large. J’en suis. Lui, là-bas, àSainte-Hélène, il en parle toujours, paraît-il, de l’odeur de sonpays. Il est de ma famille.

Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salualà-bas, à travers l’océan, le grand empereur prisonnier qui étaitde sa famille.

Jeanne fut tellement émue qu’elle faillit pleurer.

Puis le marin tendit le bras vers l’horizon :

– Les Sanguinaires ! dit-il.

Julien, debout près de sa femme, la tenait par la taille, ettous deux regardaient au loin pour découvrir le point indiqué.

Ils aperçurent enfin quelques rochers en forme de pyramides, quele navire contourna bientôt pour entrer dans un golfe immense ettranquille, entouré d’un peuple de hauts sommets dont les pentesbasses semblaient couvertes de mousses.

Le capitaine indiqua cette verdure : « Le maquis. »

À mesure qu’on avançait, le cercle des monts semblait serefermer derrière le bâtiment qui nageait avec lenteur dans un lacd’azur si transparent qu’on en voyait parfois le fond.

Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond du golfe, aubord des flots, au pied des montagnes.

Quelques petits bateaux italiens étaient à l’ancre dans le port.Quatre ou cinq barques s’en vinrent rôder autour du Roi-Louis pourchercher ses passagers.

Julien, qui réunissait les bagages, demanda tout bas à sa femme:

– C’est assez, n’est-ce pas, de donner vingt sous à l’homme deservice ?

Depuis huit jours il posait à tout moment la même question, dontelle souffrait chaque fois. Elle répondit avec un peu d’impatience:

– Quand on n’est pas sûr de donner assez, on donne trop.

Sans cesse, il discutait avec les maîtres et les garçonsd’hôtel, avec les voituriers, avec les vendeurs de n’importe quoi,et quand il avait, à force d’arguties, obtenu un rabais quelconque,il disait à Jeanne, en se frottant les mains :

– Je n’aime pas être volé.

Elle tremblait en voyant venir les notes, sûre d’avance desobservations qu’il allait faire sur chaque article, humiliée parces marchandages, rougissant jusqu’aux cheveux sous le regardméprisant des domestiques qui suivaient son mari de l’œil engardant au fond de la main son insuffisant pourboire.

Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit àterre.

Le premier arbre qu’elle vit fut un palmier !

Ils descendirent dans un grand hôtel vide, à l’encoignure d’unevaste place, et se firent servir à déjeuner.

Lorsqu’ils eurent fini le dessert, au moment où Jeanne se levaitpour aller vagabonder par la ville, Julien, la prenant dans sesbras, lui murmura tendrement à l’oreille :

– Si nous nous couchions un peu, ma chatte ?

Elle resta surprise :

– Nous coucher ? Mais je ne me sens pas fatiguée.

Il l’enlaça.

– J’ai envie de toi. Tu comprends ? Depuis deuxjours !…

Elle s’empourpra, honteuse, balbutiant :

– Oh ! maintenant ! Mais que dirait-on ? Commentoserais-tu demander une chambre en plein jour ? Oh !Julien, je t’en supplie.

Mais il l’interrompit :

– Je m’en moque un peu de ce que peuvent dire et penser des gensd’hôtel. Tu vas voir comme ça me gêne.

Et il sonna.

Elle ne disait plus rien, les yeux baissés, révoltée toujoursdans son âme et dans sa chair, devant ce désir incessant del’époux, n’obéissant qu’avec dégoût, résignée, mais humiliée,voyant là quelque chose de bestial, de dégradant, une saletéenfin.

Ses sens dormaient encore, et son mari la traitait maintenantcomme si elle eût partagé ses ardeurs.

Quand le garçon fut arrivé, Julien lui demanda de les conduire àleur chambre. L’homme, un vrai Corse velu jusque dans les yeux, necomprenait pas, affirmait que l’appartement serait préparé pour lanuit.

Julien impatienté s’expliqua :

– Non, tout de suite. Nous sommes fatigués du voyage, nousvoulons nous reposer.

Alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne eutenvie de se sauver.

Quand ils redescendirent, une heure plus tard, elle n’osait pluspasser devant les gens qu’elle rencontrait, persuadée qu’ilsallaient rire et chuchoter derrière son dos. Elle en voulait en soncœur à Julien de ne pas comprendre cela, de n’avoir point ces finespudeurs, ces délicatesses d’instinct ; et elle sentait entreelle et lui comme un voile, un obstacle, s’apercevant pour lapremière fois que deux personnes ne se pénètrent jamais jusqu’àl’âme, jusqu’au fond des pensées, qu’elles marchent côte à côte,enlacées parfois, mais non mêlées, et que l’être moral de chacun denous reste éternellement seul par la vie.

Ils demeurèrent trois jours dans cette petite ville cachée aufond de son golfe bleu, chaude comme dans une fournaise derrièreson rideau de montagnes qui ne laisse jamais le vent soufflerjusqu’à elle.

Puis un itinéraire fut arrêté pour leur voyage, et, afin de nereculer devant aucun passage difficile, ils décidèrent de louer deschevaux. Ils prirent donc deux petits étalons corses à l’œilfurieux, maigres et infatigables, et se mirent en route un matin aulever du jour. Un guide monté sur une mule les accompagnait etportait les provisions, car les auberges sont inconnues en ce payssauvage.

La route suivait d’abord le golfe pour s’enfoncer dans unevallée peu profonde allant vers les grands monts. Souvent, ontraversait des torrents presque secs ; une apparence deruisseau remuait encore sous les pierres, comme une bête cachée,faisait un glouglou timide. Le pays inculte semblait tout nu. Lesflancs des côtes étaient couverts de hautes herbes, jaunes en cettesaison brûlante. Parfois on rencontrait un montagnard soit à pied,soit sur son petit cheval, soit à califourchon sur son âne groscomme un chien. Et tous avaient sur le dos le fusil chargé,vieilles armes rouillées, redoutables en leurs mains.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l’île estcouverte semblait épaissir l’air ; et la route allaits’élevant lentement au milieu des longs replis des monts.

Les sommets de granit rose ou bleu donnaient au vaste paysagedes tons de féerie ; et, sur les pentes plus basses, desforêts de châtaigniers immenses avaient l’air de buissons vertstant les vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays.

Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteursescarpées, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaientrien, puis découvraient enfin quelque chose de gris pareil à unamas de pierres tombées du sommet. C’était un village, un petithameau de granit accroché là, cramponné comme un vrai nid d’oiseau,presque invisible sur l’immense montagne.

Ce long voyage au pas énervait Jeanne.

– Courons un peu, dit-elle.

Et elle lança son cheval. Puis comme elle n’entendait pas sonmari galoper près d’elle, elle se retourna et se mit à rire d’unrire fou en le voyant accourir, pâle, tenant la crinière de la bêteet bondissant étrangement. Sa beauté même, sa figure de beaucavalier rendaient plus drôles sa maladresse et sa peur.

Ils se mirent alors à trotter doucement. La route, maintenant,s’étendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute lacôte, comme un manteau.

C’était le maquis, l’impénétrable maquis, formé de chênes verts,de genévriers, d’arbousiers, de lentisques, d’alaternes, debruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaiententre eux, les mêlant comme des chevelures, des clématitesenlaçantes, des fougères monstrueuses, des chèvrefeuilles, descystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dosdes monts une inextricable toison.

Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit auprèsd’une de ces sources charmantes, si fréquentes dans les paysescarpés, fil mince et rond d’eau glacée qui sort d’un petit troudans la roche et coule au bout d’une feuille de châtaignierdisposée par un passant pour amener le courant menu jusqu’à labouche.

Jeanne se sentait tellement heureuse qu’elle avait grand-peine àne point jeter des cris d’allégresse.

Ils repartirent et commencèrent à descendre, en contournant legolfe de Sagone.

Vers le soir, ils traversèrent Cargèse, le village grec fondélà, jadis, par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. Degrandes et belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, àla taille fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupeauprès d’une fontaine. Julien leur ayant crié « Bonsoir », ellesrépondirent d’une voix chantante dans la langue harmonieuse du paysabandonné.

En arrivant à Piana, il fallut demander l’hospitalité comme dansles temps anciens et dans les contrées perdues. Jeanne frissonnaitde joie en attendant que s’ouvrît la porte où Julien avait frappé.Oh ! c’était bien un voyage, cela ! avec tout l’imprévudes routes inexplorées.

Ils s’adressaient justement à un jeune ménage. On les reçutcomme les patriarches devaient recevoir l’hôte envoyé de Dieu, etils dormirent sur une paillasse de maïs, dans une vieille maisonvermoulue dont toute la charpente piquée des vers, parcourue parles longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre etsoupirer.

Ils partirent au soleil levant et bientôt ils s’arrêtèrent enface d’une forêt, d’une vraie forêt de granit pourpré. C’étaientdes pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantesmodelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer.

Hauts jusqu’à trois cents mètres, minces, ronds, tortus,crochus, difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rocherssemblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, deshommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseauxdémesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemarpétrifiée par le vouloir de quelque Dieu extravagant.

Jeanne ne parlait plus, le cœur serré, et elle prit la main deJulien qu’elle étreignit, envahie d’un besoin d’aimer devant cettebeauté des choses.

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveaugolfe ceint tout entier d’une muraille sanglante de granit rouge.Et dans la mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.

Jeanne balbutia : « Oh ! Julien ! » sans trouverd’autres mots, attendrie d’admiration, la gorge étranglée ; etdeux larmes coulèrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait,demandant :

– Qu’as-tu, ma chatte ?

Elle essuya ses joues, sourit et, d’une voix un peu tremblante:

– Ce n’est rien… c’est nerveux… Je ne sais pas… J’ai été saisie.Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le cœur.

Il ne comprenait pas ces énervements de femme, les secousses deces êtres vibrants affolés d’un rien, qu’un enthousiasme remuecomme une catastrophe, qu’une sensation insaisissable révolutionne,affole de joie ou désespère.

Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à lapréoccupation du mauvais chemin :

– Tu ferais mieux, dit-il, de veiller à ton cheval.

Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond dece golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre vald’Ota.

Mais le sentier s’annonçait horrible. Julien proposa :

– Si nous montions à pied ?

Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d’être seule aveclui après l’émotion de tout à l’heure.

Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ilsallèrent à petits pas.

La montagne, fendue du haut en bas, s’entrouvrait. Le sentiers’enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deuxprodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cettecrevasse. L’air est glacé, le granit paraît noir et, tout là-haut,ce qu’on voit du ciel bleu étonne et engourdit.

Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva lesyeux ; un énorme oiseau s’envolait d’un trou : c’était unaigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois dupuits, et il monta jusqu’à l’azur où il disparut.

Plus loin, la fêlure du mont se dédouble ; le sentiergrimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, légèreet folle, allait la première, faisant rouler des cailloux sous sespieds, intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peuessoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.

Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir del’enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers unchaos de pierres, jusqu’à une source toute petite, canalisée dansun bâton creux pour l’usage des chevriers. Un tapis de moussecouvrait le sol alentour. Jeanne s’agenouilla pour boire ; etJulien en fit autant.

Et, comme elle savourait la fraîcheur de l’eau, il lui prit lataille et tâcha de lui voler sa place au bout du conduit de bois.Elle résista ; leurs lèvres se battaient, se rencontraient, serepoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour àtour la mince extrémité du tube et la mordaient pour ne pointlâcher. Et le filet d’eau froide, repris et quitté sans cesse, sebrisait et se renouait, éclaboussait les visages, les cous, leshabits, les mains. Des gouttelettes pareilles à des perlesluisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans lecourant.

Soudain, Jeanne eut une inspiration d’amour. Elle emplit sabouche du clair liquide, et, les joues gonflées comme des outres,fit comprendre à Julien que, lèvre à lèvre, elle voulait ledésaltérer.

Il tendit sa gorge, souriant, la tête en arrière, les brasouverts ; et il but d’un trait à cette source de chair vivequi lui versa dans les entrailles un désir enflammé.

Jeanne s’appuyait sur lui avec une tendresse inusitée ; soncœur palpitait ; ses reins se soulevaient ; ses yeuxsemblaient amollis, trempés d’eau. Elle murmura tout bas : «Julien… je t’aime ! » et, l’attirant à son tour, elle serenversa et cacha dans ses mains son visage empourpré de honte.

Il s’abattit sur elle, l’étreignant avec emportement. Ellehaletait dans une attente énervée ; et tout à coup elle poussaun cri, frappée, comme de la foudre, par la sensation qu’elleappelait.

Ils furent longtemps à gagner le sommet de la montée, tant elledemeurait palpitante et courbaturée, et ils n’arrivèrent à Évisaque le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti.

C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’airmorne d’un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, unetriste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, où touteélégance reste ignorée ; et il exprimait en son langage,patois corse, bouillie de français et d’italien, son plaisir à lesrecevoir, quand une voix claire l’interrompit ; et une petitefemme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil,une taille étroite, des dents toujours dehors dans un rire continu,s’élança, embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en répétant:

– Bonjour, madame, bonjour, monsieur, ça va bien ?

Elle enleva les chapeaux, les châles, rangea tout avec un seulbras, car elle portait l’autre en écharpe, puis elle fit sortirtout le monde, en disant à son mari :

– Va les promener jusqu’au dîner.

M. Palabretti obéit aussitôt, se plaça entre les deux jeunesgens et leur fit voir le village. Il traînait ses pas et sesparoles, toussant fréquemment, et répétant à chaque quinte :

– C’est l’air du Val qui est fraîche, qui m’est tombée sur lapoitrine.

Il les guida, par un sentier perdu, sous des châtaigniersdémesurés. Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone :

– C’est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par MathieuLori. Tenez, j’étais tout près de Jean, quand Mathieu parut à dixpas de nous. « Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce ; n’yva pas Jean, ou je te tue, je te le dis. » Je pris le bras de Jean: « N’y va pas, Jean, il le ferait. » C’était pour une fille qu’ilssuivaient tous deux, Paulina Sinacoupi. Mais Jean se mit à crier :« J’irai, Mathieu ; ce n’est pas toi qui m’empêcheras. » AlorsMathieu abaissa son fusil, avant que j’aie pu ajuster le mien, etil tira. Jean fit un grand saut des deux pieds comme un enfant quidanse à la corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur lecorps, si bien que mon fusil en échappa et roula jusqu’au groschâtaignier là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il nedit plus un mot, il était mort.

Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquille témoin dece crime. Jeanne demanda :

– Et l’assassin ?

Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit :

– Il a gagné la montagne. C’est mon frère qui l’a tué, l’ansuivant. Vous savez bien, mon frère, Philippi Palabretti, lebandit.

Jeanne frissonna :

– Votre frère ? un bandit ?

Le Corse placide eut un éclair de fierté dans l’œil.

– Oui, madame, c’était un célèbre, celui-là. Il a mis à bas sixgendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu’ils ont étécernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu’ils allaientpérir de faim.

Puis il ajouta, d’un air résigné : « C’est le pays qui veut ça», du même ton qu’il prenait pour dire : « C’est l’air du Val quiest fraîche. »

Puis ils rentrèrent dîner, et la petite Corse les traita commesi elle les eût connus depuis vingt ans.

Mais une inquiétude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elleencore, entre les bras de Julien cette étrange et véhémentesecousse des sens qu’elle avait ressentie sur la mousse de lafontaine ?

Lorsqu’ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait derester encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassurabien vite ; et ce fut sa première nuit d’amour.

Et, le lendemain, à l’heure de partir, elle ne se décidait plusà quitter cette humble maison où il lui semblait qu’un bonheurnouveau avait commencé pour elle.

Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hôte et, touten établissant bien qu’elle ne voulait point lui faire de cadeau,elle insista, se fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès sonretour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idéepresque superstitieuse.

La jeune Corse résista longtemps, ne voulant point accepter.Enfin elle consentit :

– Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit pistolet, un toutpetit.

Jeanne ouvrit de grands yeux. L’autre ajouta tout bas, près del’oreille, comme on confie un doux et intime secret :

– C’est pour tuer mon beau-frère.

Et, souriant, elle déroula vivement les bandes qui enveloppaientsa chair ronde et blanche, traversée de part en part d’un coup destylet presque cicatrisé :

– Si je n’avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, ilm’aurait tuée. Mon mari n’est pas jaloux, lui, il me connaît ;et puis il est malade, vous savez ; et cela lui calme le sang.D’ailleurs, je suis une honnête femme, moi, madame ; mais monbeau-frère croit tout ce qu’on lui dit. Il est jaloux pour monmari ; et il recommencera certainement. Alors, j’aurais unpetit pistolet, je serais tranquille, et sûre de me venger.

Jeanne promit d’envoyer l’arme, embrassa tendrement sa nouvelleamie, et continua sa route.

Le reste de son voyage ne fut plus qu’un songe, un enlacementsans fin, une griserie de caresses. Elle ne vit rien, ni lespaysages, ni les gens, ni les lieux où elle s’arrêtait. Elle neregardait plus que Julien.

Alors commença l’intimité enfantine et charmante des niaiseriesd’amour, des petits mots bêtes et délicieux, le baptême avec desnoms mignards de tous les détours et contours et replis de leurscorps où se plaisaient leurs bouches.

Comme Jeanne dormait sur le côté droit, son téton du côté gaucheétait souvent à l’air au réveil. Julien, l’ayant remarqué, appelaitcelui-là : « monsieur de Couche-dehors » et l’autre « monsieurLamoureux », parce que la fleur rosée du sommet semblait plussensible aux baisers.

La route profonde entre les deux devint « l’allée de petite mère» parce qu’il s’y promenait sans cesse ; et une autre routeplus secrète fut dénommée le « chemin de Damas » en souvenir du vald’Ota.

En arrivant à Bastia, il fallut payer le guide. Julien fouilladans ses poches. Ne trouvant point ce qu’il lui fallait, il dit àJeanne :

– Puisque tu ne te sers pas des deux mille francs de ta mère,donne-les-moi donc à porter. Ils seront plus en sûreté dans maceinture, et cela m’évitera de faire de la monnaie.

Et elle lui tendit sa bourse.

Ils gagnèrent Livourne, visitèrent Florence, Gênes, toute laCorniche.

Par un matin de mistral, ils se retrouvèrent à Marseille.

Deux mois s’étaient écoulés depuis leur départ des Peuples. Onétait au 15 octobre.

Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir delà-bas, de la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien,depuis quelque temps, semblait changé, fatigué, indifférent ;et elle avait peur sans savoir de quoi.

Elle retarda de quatre jours encore leur voyage de rentrée, nepouvant se décider à quitter ce bon pays du soleil. Il lui semblaitqu’elle venait d’accomplir le tour du bonheur.

Ils s’en allèrent enfin.

Ils devaient faire à Paris tous leurs achats pour leurinstallation définitive aux Peuples ; et Jeanne se réjouissaitde rapporter des merveilles, grâce au cadeau de petite mère ;mais la première chose à laquelle elle songea fut le pistoletpromis à la jeune Corse d’Évisa.

Le lendemain de leur arrivée, elle dit à Julien :

– Mon chéri, veux-tu me rendre l’argent de maman parce que jevais faire mes emplettes ?

Il se tourna vers elle avec un visage mécontent.

– Combien te faut-il ?

Elle fut surprise et balbutia :

– Mais… ce que tu voudras.

Il reprit :

– Je vais te donner cent francs ; surtout ne les gaspillepas.

Elle ne savait plus que dire, interdite, et confuse.

Enfin elle prononça en hésitant :

– Mais… je… t’avais remis cet argent pour…

Il ne la laissa pas achever.

– Oui, parfaitement. Que ce soit dans ta poche ou dans lamienne, qu’importe, du moment que nous avons la même bourse. Je net’en refuse point, n’est-ce pas, puisque je te donne centfrancs.

Elle prit les cinq pièces d’or, sans ajouter un mot, mais ellen’osa plus en demander d’autres et n’acheta rien que lepistolet.

Huit jours plus tard, ils se mirent en route pour rentrer auxPeuples.

Chapitre 6

 

Devant la barrière blanche aux piliers de brique, la famille etles domestiques attendaient. La chaise de poste s’arrêta, et lesembrassades furent longues. Petite mère pleurait ; Jeanne,attendrie, essuya deux larmes ; père, nerveux, allait etvenait.

Puis, pendant qu’on déchargeait les bagages, le voyage futraconté devant le feu du salon. Les paroles abondantes coulaientdes lèvres de Jeanne ; et tout fut dit, tout, en unedemi-heure, sauf peut-être quelques petits détails oubliés dans cerécit rapide.

Puis la jeune femme alla défaire ses paquets. Rosalie, tout émueaussi, l’aidait. Quand ce fut fini, quand le linge, les robes, lesobjets de toilette eurent été mis en place, la petite bonne quittasa maîtresse ; et Jeanne, un peu lasse, s’assit.

Elle se demanda ce qu’elle allait faire maintenant, cherchantune occupation pour son esprit, une besogne pour ses mains. Ellen’avait point envie de redescendre au salon auprès de sa mère quisommeillait ; et elle songeait à une promenade, mais lacampagne semblait si triste qu’elle sentait en son cœur, rien qu’àla regarder par la fenêtre, une pesanteur de mélancolie.

Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à faire, plusjamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait étépréoccupée de l’avenir, affairée de songeries. La continuelleagitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heuressans qu’elle les sentît passer. Puis, à peine sortie des mursaustères où ses illusions étaient écloses, son attente d’amour setrouvait tout de suite accomplie. L’homme espéré, rencontré, aimé,épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusquesdéterminations, l’emportait dans ses bras sans la laisser réfléchirà rien.

Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allaitdevenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirsindéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’étaitfini d’attendre.

Alors plus rien à faire, aujourd’hui, ni demain, ni jamais. Ellesentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à unaffaissement de ses rêves.

Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis,après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuagessombres, elle se décida à sortir.

Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbresqu’au mois de mai ? Qu’étaient donc devenues la gaietéensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaientles pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient lesmarguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, lesfantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l’airchargé de vie, d’arômes, d’atomes fécondants n’existait plus.

Les avenues, détrempées par les continuelles averses d’automne,s’allongeaient, couvertes d’un épais tapis de feuilles mortes, sousla maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branchesgrêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage prêtà s’égrener dans l’espace. Et sans cesse, tout le long du jour,comme une pluie incessante et triste à faire pleurer, ces dernièresfeuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges sousd’or, se détachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient.

Elle alla jusqu’au bosquet. Il était lamentable comme la chambred’un mourant. La muraille verte, qui séparait et faisait secrètesles gentilles allées sinueuses, s’était éparpillée. Les arbustesemmêlés, comme une dentelle de bois fin, heurtaient les unes auxautres leurs maigres branches ; et le murmure des feuillestombées et sèches que la brise poussait, remuait, amoncelait en taspar endroits, semblait un douloureux soupir d’agonie.

De tout petits oiseaux sautaient de place en place avec un légercri frileux, cherchant un abri.

Garantis cependant par l’épais rideau des ormes jetés enavant-garde contre le vent de mer, le tilleul et le platane encorecouverts de leur parure d’été semblaient vêtus l’un de veloursrouge, l’autre de soie orange, teints aussi par les premiers froidsselon la nature de leur sève.

Jeanne allait et venait à pas lents dans l’avenue de petitemère, le long de la ferme des Couillard. Quelque chosel’appesantissait comme le pressentiment des longs ennuis de la viemonotone qui commençait.

Puis elle s’assit sur le talus où Julien, pour la première fois,lui avait parlé d’amour ; et elle resta là, rêvassant, presquesans songer, alanguie jusqu’au cœur, avec une envie de se coucher,de dormir pour échapper à la tristesse de ce jour.

Tout à coup, elle aperçut une mouette qui traversait le ciel,emportée dans une rafale ; et elle se rappela cet aiglequ’elle avait vu, là-bas, en Corse, dans le sombre val d’Ota. Ellereçut au cœur la vive secousse que donne le souvenir d’une chosebonne et finie ; et elle revit brusquement l’île radieuse avecson parfum sauvage, son soleil qui mûrit les oranges et lescédrats, ses montagnes aux sommets roses, ses golfes d’azur, et sesravins où roulent des torrents.

Alors l’humide et dur paysage qui l’entourait, avec la chutelugubre des feuilles, et les nuages gris entraînés par le vent,l’enveloppa d’une telle épaisseur de désolation qu’elle rentra pourne point sangloter.

Petite mère, engourdie devant la cheminée, sommeillait,accoutumée à la mélancolie des journées, ne la sentant plus. Pèreet Julien étaient partis se promener en causant de leurs affaires.Et la nuit vint, semant de l’ombre morne dans le vaste salon,qu’éclairaient par éclats les reflets du feu.

Au-dehors, par les fenêtres, un reste de jour laissaitdistinguer encore cette nature sale de fin d’année et le cielgrisâtre, comme frotté de boue lui-même.

Le baron bientôt parut, suivi de Julien ; dès qu’il eutpénétré dans la pièce enténébrée, il sonna, criant :

– Vite, vite, de la lumière ! il fait triste ici.

Et il s’assit devant la cheminée. Pendant que ses pieds mouillésfumaient près de la flamme et que la crotte de ses semellestombait, séchée par la chaleur, il se frottait gaiement les mains:

– Je crois bien, dit-il, qu’il va geler ; le ciels’éclaircit au nord ; c’est pleine lune ce soir ; çapiquera ferme cette nuit.

Puis, se tournant vers sa fille :

– Eh bien, petite, es-tu contente d’être revenue dans ton pays,dans ta maison, auprès des vieux ?

Cette simple question bouleversa Jeanne. Elle se jeta dans lesbras de son père, les yeux pleins de larmes, et l’embrassanerveusement, comme pour se faire pardonner ; car, malgré sesefforts de cœur pour être gaie, elle se sentait triste à défaillir.Elle songeait pourtant à la joie qu’elle s’était promise enretrouvant ses parents ; et elle s’étonnait de cette froideurqui paralysait sa tendresse, comme si, lorsqu’on a beaucoup penséde loin aux gens qu’on aime, et perdu l’habitude de les voir àtoute heure, on éprouvait, en les retrouvant, une sorte d’arrêtd’affection jusqu’à ce que les liens de la vie commune fussentrenoués.

Le dîner fut long ; on ne parla guère. Julien semblaitavoir oublié sa femme.

Au salon, ensuite, elle se laissa engourdir par le feu, en facede petite mère qui dormait tout à fait ; et, un momentréveillée par la voix des deux hommes qui discutaient, elle sedemanda, en essayant de secouer son esprit, si elle allait aussiêtre saisie par cette léthargie morne des habitudes que rienn’interrompt.

La flamme de la cheminée, molle et rougeâtre pendant le jour,devenait vive, claire, crépitante. Elle jetait de grandes lueurssubites sur les tapisseries ternies des fauteuils, sur le renard etla cigogne, sur le héron mélancolique, sur la cigale et lafourmi.

Le baron se rapprocha, souriant et tendant ses doigts ouvertsaux tisons vifs :

– Ah ah ! ça flambe bien, ce soir. Il gèle, mes enfants, ilgèle.

Puis il posa sa main sur l’épaule de Jeanne, et, montrant le feu:

– Vois-tu, fillette, voilà ce qu’il y a de meilleur au monde :le foyer, le foyer avec les siens autour. Rien ne vaut ça. Mais sion allait se coucher. Vous devez être exténués, lesenfants ?

Remontée en sa chambre, la jeune femme se demandait comment deuxretours aux mêmes lieux qu’elle croyait aimer pouvaient être sidifférents. Pourquoi se sentait-elle comme meurtrie, pourquoi cettemaison, ce pays cher, tout ce qui, jusque-là, faisait frémir soncœur, lui semblaient-ils aujourd’hui si navrants ?

Mais son œil soudain tomba sur sa pendule. La petite abeillevoltigeait toujours de gauche à droite, et de droite à gauche, dumême mouvement rapide et continu, au-dessus des fleurs de vermeil.Alors, brusquement, Jeanne fut traversée par un élan d’affection,remuée jusqu’aux larmes devant cette petite mécanique qui semblaitvivante, qui lui chantait l’heure et palpitait comme unepoitrine.

Certes, elle n’avait pas été aussi émue en embrassant père etmère. Le cœur a des mystères qu’aucun raisonnement ne pénètre.

Pour la première fois depuis son mariage, elle était seule enson lit, Julien, sous prétexte de fatigue, ayant pris une autrechambre. Il était convenu d’ailleurs que chacun aurait lasienne.

Elle fut longtemps à s’endormir, étonnée de ne plus sentir uncorps contre le sien, déshabituée du sommeil solitaire, et troubléepar le vent hargneux du nord qui s’acharnait contre le toit.

Elle fut réveillée au matin par une grande lueur qui teignaitson lit de sang ; et ses carreaux, tout barbouillés de givre,étaient rouges comme si l’horizon entier brûlait.

S’enveloppant d’un grand peignoir, elle courut à sa fenêtre etl’ouvrit.

Une brise glacée, saine et piquante, s’engouffra dans sachambre, lui cinglant la peau d’un froid aigu qui fit pleurer sesyeux ; et au milieu d’un ciel empourpré, un gros soleil,rutilant et bouffi comme une figure d’ivrogne, apparaissaitderrière les arbres. La terre, couverte de gelée blanche, dure etsèche à présent, sonnait sous les pieds des gens de ferme. En cetteseule nuit toutes les branches encore garnies des peuplierss’étaient dépouillées ; et derrière la lande apparaissait lagrande ligne verdâtre des flots tout parsemés de traînéesblanches.

Le platane et le tilleul se dévêtaient rapidement sous lesrafales. À chaque passage de la brise glacée des tourbillons defeuilles détachées par la brusque gelée s’éparpillaient dans levent, comme un envolement d’oiseaux. Jeanne s’habilla, sortit, et,pour faire quelque chose, alla voir les fermiers.

Les Martin levèrent les bras, et la maîtresse l’embrassa sur lesjoues ; puis on la contraignit à boire un petit verre denoyau. Et elle se rendit à l’autre ferme. Les Couillard levèrentles bras ; la maîtresse la bécota sur les oreilles, et ilfallut avaler un petit verre de cassis.

Après quoi elle rentra déjeuner.

Et la journée s’écoula comme celle de la veille, froide, au lieud’être humide. Et les autres jours de la semaine ressemblèrent àces deux-là ; et toutes les semaines du mois ressemblèrent àla première.

Peu à peu, cependant, son regret des contrées lointainess’affaiblit. L’habitude mettait sur sa vie une couche derésignation pareille au revêtement de calcaire que certaines eauxdéposent sur les objets. Et une sorte d’intérêt pour les millechoses insignifiantes de l’existence quotidienne, un souci dessimples et médiocres occupations régulières renaquit en son cœur.En elle se développait une espèce de mélancolie méditante, un vaguedésenchantement de vivre. Que lui eût-il fallu ? Quedésirait-elle ? Elle ne le savait pas. Aucun besoin mondain nela possédait ; aucune soif de plaisir, aucun élan même versles joies possibles ; lesquelles, d’ailleurs ? Ainsi queles vieux fauteuils du salon ternis par le temps, tout sedécolorait doucement à ses yeux, tout s’effaçait, prenait unenuance pâle et morne.

Ses relations avec Julien avaient changé complètement. Ilsemblait tout autre depuis le retour de leur voyage de noces, commeun acteur qui a fini son rôle et reprend sa figure ordinaire. C’està peine s’il s’occupait d’elle, s’il lui parlait même ; toutetrace d’amour avait subitement disparu ; et les nuits étaientrares où il pénétrait dans sa chambre.

Il avait pris la direction de la fortune et de la maison,révisait les baux, harcelait les paysans, diminuait les dépenseset, ayant revêtu lui-même des allures de fermier gentilhomme, ilavait perdu son vernis et son élégance de fiancé.

Il ne quittait plus, bien qu’il fût tigré de taches, un vieilhabit de chasse en velours, garni de boutons de cuivre, retrouvédans sa garde-robe de jeune homme, et, envahi par la négligence desgens qui n’ont plus besoin de plaire, il avait cessé de se raser,de sorte que sa barbe longue, mal coupée, l’enlaidissaitincroyablement. Ses mains n’étaient plus soignées ; et ilbuvait, après chaque repas, quatre ou cinq petits verres decognac.

Jeanne ayant essayé de lui faire quelques tendres reproches, ilavait répondu si brusquement : « Tu vas me laisser tranquille,n’est-ce pas ? » qu’elle ne se hasarda plus à lui donner desconseils.

Elle avait pris son parti de ces changements d’une façon quil’étonnait elle-même. Il était devenu un étranger pour elle, unétranger dont l’âme et le cœur lui restaient fermés. Elle ysongeait souvent, se demandant d’où venait qu’après s’êtrerencontrés ainsi, aimés, épousés dans un élan de tendresse, ils seretrouvaient tout à coup presque aussi inconnus l’un à l’autre ques’ils n’avaient pas dormi côte à côte.

Et comment ne souffrait-elle pas davantage de son abandon ?Était-ce ainsi, la vie ? S’étaient-ils trompés ? N’yavait-il plus rien pour elle dans l’avenir ?

Si Julien était demeuré beau, soigné, élégant, séduisant,peut-être eût-elle beaucoup souffert ?

Il était convenu qu’après le jour de l’an les nouveaux mariésresteraient seuls ; et que père et petite mère retourneraientpasser quelques mois dans leur maison de Rouen. Les jeunes gens,cet hiver-là, ne devaient point quitter les Peuples, pour acheverde s’installer, de s’habituer et de se plaire aux lieux où allaits’écouler toute leur vie. Ils avaient quelques voisins d’ailleurs,à qui Julien présenterait sa femme. C’étaient les Briseville, lesCoutelier et les Fourville.

Mais les jeunes gens ne pouvaient encore commencer leursvisites, parce qu’il avait été impossible jusque-là de faire venirle peintre pour changer les armoiries de la calèche.

La vieille voiture de famille avait été cédée, en effet, à songendre par le baron ; et Julien, pour rien au monde, n’auraitconsenti à se présenter dans les châteaux voisins si l’écusson desde Lamare n’avait été écartelé avec celui des Le Perthuis desVauds.

Or, un seul homme dans le pays conservait la spécialité desornements héraldiques, c’était un peintre de Bolbec, nomméBataille, appelé tour à tour dans tous les castels normands pourfixer les précieux ornements sur les portières des véhicules.

Enfin, un matin de décembre, vers la fin du déjeuner, on vit unindividu ouvrir la barrière et s’avancer dans le chemin droit. Ilportait une boîte sur son dos. C’était Bataille.

On le fit entrer dans la salle et on lui servit à manger commes’il eût été un monsieur, car sa spécialité, ses rapportsincessants avec toute l’aristocratie du département, saconnaissance des armoiries, des termes consacrés, des emblèmes, enavaient fait une sorte d’homme-blason à qui les gentilshommesserraient la main.

On fit apporter aussitôt un crayon et du papier et, pendantqu’il mangeait, le baron et Julien esquissèrent leurs écussonsécartelés. La baronne, toute secouée dès qu’il s’agissait de ceschoses, donnait son avis ; et Jeanne elle-même prenait part àla discussion comme si quelque mystérieux intérêt se fût soudainéveillé en elle.

Bataille, tout en déjeunant, indiquait son opinion, prenaitparfois le crayon, traçait un projet, citait des exemples,décrivait toutes les voitures seigneuriales de la contrée, semblaitapporter avec lui, dans son esprit, dans sa voix même, une sorted’atmosphère de noblesse.

C’était un petit homme à cheveux gris et ras, aux mainssouillées de couleurs, et qui sentait l’essence. Il avait euautrefois, disait-on, une vilaine affaire de mœurs ; mais laconsidération générale de toutes les familles titrées avait depuislongtemps effacé cette tache.

Dès qu’il eut fini son café, on le conduisit sous la remise eton enleva la toile cirée qui recouvrait la voiture. Bataillel’examina, puis il se prononça gravement sur les dimensions qu’ilcroyait nécessaires de donner à son dessin ; et, après unnouvel échange d’idées, il se mit à la besogne.

Malgré le froid, la baronne fit apporter un siège afin de leregarder travailler ; puis elle demanda une chaufferette pourses pieds qui se glaçaient : et elle se mit tranquillement à causeravec le peintre, l’interrogeant sur des alliances qu’elle ignorait,sur les morts et les naissances nouvelles, complétant par sesrenseignements l’arbre des généalogies qu’elle portait en samémoire.

Julien était demeuré près de sa belle-mère, à cheval sur unechaise. Il fumait sa pipe, crachait par terre, écoutait, et suivaitde l’œil la mise en couleur de sa noblesse.

Bientôt, le père Simon, qui se rendait au potager avec sa bêchesur l’épaule, s’arrêta lui-même pour considérer le travail ;et l’arrivée de Bataille ayant pénétré dans les deux fermes, lesdeux fermières ne tardèrent point à se présenter. Elless’extasiaient, debout aux deux côtés de la baronne, répétant :

– Faut d’l’adresse tout d’même pour fignoler cesmachines-là.

Les écussons des deux portières ne purent être terminés que lelendemain, vers onze heures. Tout le monde aussitôt futprésent ; et on tira la calèche dehors pour mieux juger.

C’était parfait. On complimenta Bataille qui repartit avec saboîte accrochée au dos. Et le baron, sa femme, Jeanne et Julientombèrent d’accord sur ce point que le peintre était un garçon degrands moyens qui, si les circonstances l’avaient permis, seraitdevenu, sans aucun doute, un artiste,

Mais, par mesure d’économie, Julien avait accompli des réformes,qui nécessitaient des modifications nouvelles.

Le vieux cocher était devenu jardinier, le vicomte se chargeantde conduire lui-même et ayant vendu les carrossiers pour n’avoirplus à payer leur nourriture.

Puis, comme il fallait quelqu’un pour tenir les bêtes quand lesmaîtres seraient descendus, il avait fait un petit domestique d’unjeune vacher nommé Marius.

Enfin, pour se procurer des chevaux, il introduisit dans le baildes Couillard et des Martin une clause spéciale contraignant lesdeux fermiers à fournir chacun un cheval, un jour chaque mois, à ladate fixée par lui, moyennant quoi ils demeuraient dispensés desredevances de volailles.

Donc les Couillard ayant amené une grande rosse à poil jaune, etles Martin un petit animal blanc à poil long, les deux bêtes furentattelées côte à côte ; et Marius, noyé dans une anciennelivrée du père Simon, amena devant le perron du château cetéquipage.

Julien, nettoyé, la taille cambrée, avait retrouvé un peu de sonélégance passée ; mais sa barbe longue lui donnait, malgrétout, un aspect commun.

Il considéra l’attelage, la voiture et le petit domestique, etles jugea satisfaisants, les armoiries repeintes ayant seules pourlui de l’importance.

La baronne, descendue de sa chambre au bras de son mari, montaavec peine et s’assit, le dos soutenu par des coussins. Jeanne àson tour parut. Elle rit d’abord de l’accouplement des chevaux, leblanc, disait-elle, était le petit-fils du jaune ; puis, quandelle aperçut Marius, la face ensevelie dans son chapeau à cocarde,dont son nez seul limitait la descente, et les mains disparues dansla profondeur des manches, et les deux jambes enjuponnées dans lesbasques de sa livrée, dont ses pieds, chaussés de souliers énormes,sortaient étrangement par le bas ; et quand elle le vitrenverser la tête en arrière pour regarder, lever le genou pourfaire un pas, comme s’il allait enjamber un fleuve, et s’agitercomme un aveugle pour obéir aux ordres, perdu tout entier, disparudans l’ampleur de ses vêtements, elle fut saisie d’un rireinvincible, d’un rire sans fin.

Le baron se retourna, considéra le petit homme abasourdi, et,cédant aussitôt à la contagion, il éclata, appelant sa femme, nepouvant plus parler.

– Re-regarde Ma-Ma-Marius ! Est-il drôle ! Mon Dieu,est-il drôle.

Alors la baronne, s’étant penchée par la portière et l’ayantconsidéré, fut secouée d’une telle crise de gaieté que toute lacalèche dansait sur ses ressorts, comme soulevée par descahots.

Mais Julien, la face pâle, demanda :

– Qu’est-ce que vous avez à rire comme ça ? il faut quevous soyez fous !

Jeanne, malade, convulsée, impuissante à se calmer, s’assit surune marche du perron. Le baron en fit autant ; et, dans lacalèche, des éternuements convulsifs, une sorte de gloussementcontinu, disaient que la baronne étouffait. Et soudain la redingotede Marius se mit à palpiter. Il avait compris sans doute, car ilriait lui-même de toute sa force au fond de sa coiffure.

Alors Julien, exaspéré, s’élança. D’une gifle il sépara la têtedu gamin et le chapeau géant qui s’envola sur le gazon ; puis,s’étant retourné vers son beau-père, il balbutia d’une voixtremblante de colère :

– Il me semble que ce n’est pas à vous de rire. Nous n’enserions pas là si vous n’aviez gaspillé votre fortune et mangévotre avoir. À qui la faute si vous êtes ruiné ?

Toute la gaieté fut glacée, cessa net. Et personne ne dit unmot. Jeanne, prête à pleurer maintenant, monta sans bruit près desa mère. Le baron, surpris et muet, s’assit en face des deuxfemmes ; et Julien s’installa sur le siège, après avoir hisséprès de lui l’enfant larmoyant et dont la joue enflait.

La route fut triste et parut longue. Dans la voiture on setaisait. Mornes et gênés tous trois, ils ne voulaient points’avouer ce qui préoccupait leurs cœurs. Ils sentaient bien qu’ilsn’auraient pu parler d’autre chose, tant cette pensée douloureuseles obsédait, et ils aimaient mieux se taire tristement que detoucher à ce sujet pénible.

Au trot inégal des deux bêtes, la calèche longeait les cours desfermes, faisait fuir à grands pas des poules noires effrayées quiplongeaient et disparaissaient dans les haies, était parfois suivied’un chien-loup hurlant qui regagnait ensuite sa maison, le poilhérissé, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture. Ungars en sabots crottés, à longues jambes nonchalantes, qui allait,les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflée par le ventdans le dos, se rangeait pour laisser passer l’équipage et retiraitgauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats collés aucrâne.

Et, entre chaque ferme, les plaines recommençaient avec d’autresfermes, au loin, de place en place.

Enfin, on pénétra dans une grande avenue de sapins aboutissant àla route. Les ornières, boueuses et profondes, faisaient se pencherla calèche et pousser des cris à petite mère. Au bout de l’avenue,une barrière blanche était fermée ; Marius courut l’ouvrir eton contourna un immense gazon pour arriver, par un chemin arrondi,devant un haut, vaste et triste bâtiment dont les volets étaientclos.

La porte du milieu soudain s’ouvrit ; et un vieuxdomestique paralysé, vêtu d’un gilet rouge rayé de noir querecouvrait en partie son tablier de service, descendit à petits pasobliques les marches du perron. Il prit le nom des visiteurs et lesintroduisit dans un spacieux salon dont il ouvrit péniblement lespersiennes toujours fermées. Les meubles étaient voilés de housses,la pendule et les candélabres enveloppés de linge blanc ; etun air moisi, un air d’autrefois, glacé, humide, semblait imprégnerles poumons, le cœur et la peau de tristesse.

Tout le monde s’assit et on attendit. Quelques pas entendus dansle corridor au-dessus annonçaient un empressement inaccoutumé. Leschâtelains, surpris, s’habillaient au plus vite. Ce fut long. Unesonnette tinta plusieurs fois. D’autres pas descendirent unescalier, puis remontèrent.

La baronne, saisie par le froid pénétrant, éternuait coup surcoup. Julien marchait de long en large. Jeanne, morne, restaitassise auprès de sa mère. Et le baron, adossé au marbre de lacheminée, demeurait le front bas.

Enfin, une des hautes portes tourna, découvrant le vicomte et lavicomtesse de Briseville. Ils étaient tous les deux petits,maigrelets, sautillants, sans âge appréciable, cérémonieux etembarrassés. La femme en robe de soie ramagée, coiffée d’un petitbonnet douairière à rubans, parlait vite de sa voix aigrelette.

Le mari, serré dans une redingote pompeuse, saluait avec unploiement des genoux. Son nez, ses yeux, ses dents déchaussées, sescheveux qu’on aurait dits enduits de cire et son beau vêtementd’apparat luisaient comme luisent les choses dont on prend grandsoin.

Après les premiers compliments de bienvenue et les politesses devoisinage, personne ne trouva plus rien à dire. Alors on sefélicita de part et d’autre sans raison. On continuerait,espérait-on des deux côtés, ces excellentes relations. C’était uneressource de se voir quand on habitait toute l’année lacampagne.

Et l’atmosphère glaciale du salon pénétrait les os, enrouait lesgorges. La baronne toussait maintenant sans avoir cessé tout à faitd’éternuer. Alors le baron donna le signal du départ. LesBriseville insistèrent.

– Comment ? si vite ? Restez donc encore un peu.

Mais Jeanne s’était levée malgré les signes de Julien quitrouvait trop courte la visite.

On voulut sonner le domestique pour faire avancer la voiture. Lasonnette ne marchait plus. Le maître du logis se précipita, puisvint annoncer qu’on avait mis les chevaux à l’écurie.

Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot à dire.On parla de l’hiver pluvieux. Jeanne, avec d’involontaires frissonsd’angoisse, demanda ce que pouvaient faire leurs hôtes, tous deuxseuls, toute l’année. Mais les Briseville s’étonnèrent de laquestion, car ils s’occupaient sans cesse, écrivant beaucoup àleurs parents nobles semés par toute la France, passant leursjournées en des occupations microscopiques, cérémonieux l’unvis-à-vis de l’autre comme en face des étrangers, et causantmajestueusement des affaires les plus insignifiantes.

Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabité, toutempaqueté en des linges, l’homme et la femme si petits, si propres,si corrects, semblaient à Jeanne des conserves de noblesse.

Enfin la voiture passa devant les fenêtres avec ses deux bidetsinégaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu’au soir,il était sans doute parti faire un tour dans la campagne.

Julien, furieux, pria qu’on le renvoyât à pied ; et, aprèsbeaucoup de saluts de part et d’autre, on reprit le chemin desPeuples.

Dès qu’ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et son père,malgré l’obsession pesante qui leur restait de la brutalité deJulien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et lesintonations des Briseville. Le baron imitait le mari, Jeannefaisait la femme, mais la baronne, un peu froissée dans sesrespects, leur dit :

– Vous avez tort de vous moquer ainsi, ce sont des gens trèscomme il faut, appartenant à d’excellentes familles.

On se tut pour ne point contrarier petite mère, mais de temps entemps, malgré tout, père et Jeanne recommençaient en se regardant.Il saluait avec cérémonie et, d’un ton solennel :

– Votre château des Peuples doit être bien froid, madame, avecce grand vent de mer qui le visite tout le jour ?

Elle prenait un air pincé et, minaudant avec un petitfrétillement de la tête pareil à celui d’un canard qui se baigne:

– Oh ! ici, monsieur, j’ai de quoi m’occuper toute l’année.Puis nous possédons tant de parents à qui écrire. Et M. deBriseville se décharge de tout sur moi. Il s’occupe de recherchessavantes avec l’abbé Pelle. Ils font ensemble l’histoire religieusede la Normandie.

La baronne souriait à son tour, contrariée et bienveillante, etrépétait :

– Ce n’est pas bien de se moquer ainsi des gens de notreclasse.

Mais soudain la voiture s’arrêta, et Julien criait appelantquelqu’un par-derrière. Alors Jeanne et le baron, s’étant penchésaux portières, aperçurent un être singulier qui semblait roulervers eux. Les jambes embarrassées dans la jupe flottante de salivrée, aveuglé par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitantses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les largesflaques d’eau qu’il traversait éperdument, trébuchant contre toutesles pierres de la route, se trémoussant, bondissant et couvert deboue, Marius suivait la calèche de toute la vitesse de sespieds.

Dès qu’il l’eut rattrapée, Julien, se penchant, l’empoigna parle collet, l’amena près de lui et, lâchant les rênes, se mit àcribler de coups de poing le chapeau qui s’enfonça jusqu’auxépaules du gamin en sonnant comme un tambour. Le gars hurlaitlà-dedans, essayait de fuir, de sauter du siège, tandis que sonmaître, le maintenant d’une main, frappait toujours avecl’autre.

Jeanne, éperdue, balbutiait : « Père… Oh ! père ! » etla baronne, soulevée d’indignation, serrait le bras de sonmari.

– Mais empêchez-le donc, Jacques.

Alors brusquement le baron abaissa la vitre de devant et,attrapant la manche de son gendre, lui jeta d’une voix frémissante:

– Avez-vous bientôt fini de frapper cet enfant ?

Julien, stupéfait, se retourna :

– Vous ne voyez donc pas dans quel état le bougre a mis salivrée ?

Mais le baron, la tête sortie entre les deux :

– Eh, que m’importe ! on n’est pas brutal à ce point.

Julien se fâchait de nouveau : « Laissez-moi tranquille, s’ilvous plaît, cela ne vous regarde pas ! » et il levait encorela main ; mais son beau-père la saisit brusquement etl’abaissa avec tant de force qu’il la heurta contre le bois dusiège, et il cria si violemment : « Si vous ne cessez pas, jedescends et je saurai bien vous arrêter, moi ! » que levicomte se calma soudain, et, haussant les épaules sans répondre,il fouetta les bêtes qui partirent au grand trot.

Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendaitdistinctement les coups pesants du cœur de la baronne.

Au dîner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rienne s’était passé. Jeanne, son père et Mme Adélaïde, qui oubliaientvite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable,se laissaient aller à la gaieté avec la sensation de bien-être desconvalescents ; et, comme Jeanne reparlait des Briseville, sonmari lui-même plaisanta, mais il ajouta bien vite :

– C’est égal, ils ont grand air.

On ne fit point d’autres visites, chacun craignant de raviver laquestion Marius. Il fut seulement décidé qu’on enverrait auxvoisins des cartes au jour de l’an, et qu’on attendrait, pour allerles voir, les premiers jours tièdes du printemps prochain.

La Noël vint. On eut à dîner le curé, le maire et sa femme. Onles invita de nouveau pour le jour de l’an. Ce furent les seulesdistractions qui rompirent le monotone enchaînement des jours.

Père et petite mère devaient quitter les Peuples le 9janvier ; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s’yprêtait guère, et le baron, devant la froideur grandissante de songendre, fit venir de Rouen une chaise de poste.

La veille de leur départ, les paquets étant finis, comme ilfaisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent àdescendre jusqu’à Yport où ils n’avaient point été depuis le retourde Corse.

Ils traversèrent le bois qu’elle avait parcouru le jour de sonmariage, toute mêlée à celui dont elle devenait pour toujours lacompagne, le bois où elle avait reçu sa première caresse,tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu’ellene devait connaître enfin que dans le vallon sauvage d’Ota, auprèsde la source où ils avaient bu, mêlant leurs baisers à l’eau.

Plus de feuilles, plus d’herbes grimpantes, rien que le bruitdes branches, et cette rumeur sèche qu’ont en hiver les taillisdépouillés.

Ils entrèrent dans le petit village. Les rues vides,silencieuses, gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson.Les vastes filets tannés séchaient toujours, accrochés devant lesportes ou bien étendus sur le galet. La mer, grise et froide, avecson éternelle et grondante écume, commençait à descendre,découvrant vers Fécamp les rochers verdâtres au pied des falaises.Et, le long de la plage, les grosses barques échouées sur le flancsemblaient de vastes poissons morts. Le soir tombait et lespêcheurs s’en venaient par groupes au Perret, marchant lourdement,avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, unlitre d’eau-de-vie d’une main, la lanterne du bateau de l’autre.Longtemps ils tournèrent autour des embarcations inclinées ;ils mettaient à bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leursbouées, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille detrois-six. Puis ils poussaient vers l’eau la barque redressée quidévalait à grand bruit sur le galet, fendait l’écume, montait surla vague, se balançait quelques instants, ouvrait ses ailes bruneset disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout dumât.

Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcassessaillaient sous les robes minces, restées jusqu’au départ dudernier pêcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant deleurs voix criardes le lourd sommeil des rues noires.

Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaient l’éloignement dansl’ombre de ces hommes qui s’en allaient ainsi, chaque nuit, risquerla mort pour ne point crever de faim, et si misérables cependantqu’ils ne mangeaient jamais de viande.

Le baron, s’exaltant devant l’océan, murmura :

– C’est terrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent lesténèbres, sur qui tant d’existences sont en péril, c’estsuperbe ! n’est-ce pas, Jeannette ?

Elle répondit avec un sourire gelé :

– Ça ne vaut point la Méditerranée.

Mais son père, s’indignant :

– La Méditerranée ! de l’huile, de l’eau sucrée, l’eaubleue d’un baquet de lessive. Regarde donc celle-ci comme elle esteffrayante avec ses crêtes d’écume ! Et songe à tous ceshommes, partis là-dessus, et qu’on ne voit déjà plus.

Jeanne, avec un soupir, consentit :

– Oui, si tu veux.

Mais ce mot qui lui était venu aux lèvres, « la Méditerranée »,l’avait de nouveau pincée au cœur, rejetant toute sa pensée versces contrées lointaines où gisaient ses rêves.

Le père et la fille alors, au lieu de revenir par les bois,gagnèrent la route et montèrent la côte à pas ralentis. Ils neparlaient guère, tristes de la séparation prochaine.

Parfois, en longeant les fossés des fermes, une odeur de pommespilées, cette senteur de cidre frais qui semble flotter en cettesaison sur toute la campagne normande, les frappait au visage, oubien un gras parfum d’étable, cette bonne et chaude puanteur quis’exhale du fumier de vaches. Une petite fenêtre éclairéeindiquait, au fond de la cour, la maison d’habitation.

Et il semblait à Jeanne que son âme s’élargissait, comprenaitdes choses invisibles ; et ces petites lueurs éparses dans leschamps lui donnèrent soudain la sensation vive de l’isolement detous les êtres que tout désunit, que tout sépare, que tout entraîneloin de ce qu’ils aimeraient.

Alors, d’une voix résignée, elle dit :

– Ça n’est pas toujours gai, la vie.

Le baron soupira :

– Que veux-tu, fillette, nous n’y pouvons rien.

Et le lendemain, père et petite mère étant partis, Jeanne etJulien restèrent seuls.

Chapitre 7

 

Les cartes entrèrent alors dans la vie des jeunes gens. Chaquejour, après le déjeuner, Julien, tout en fumant sa pipe et segargarisant avec du cognac dont il buvait peu à peu six à huitverres, faisait plusieurs parties de bésigue avec sa femme. Ellemontait ensuite en sa chambre, s’asseyait près de la fenêtre et,pendant que la pluie battait les vitres ou que le vent lessecouait, elle brodait obstinément une garniture de jupon. Parfois,fatiguée, elle levait les yeux et contemplait au loin la mer sombrequi moutonnait. Puis, après quelques minutes de ce regard vague,elle reprenait son ouvrage.

Elle n’avait d’ailleurs rien autre chose à faire, Julien ayantrepris toute la direction de la maison, pour satisfaire pleinementses besoins d’autorité et ses démangeaisons d’économie. Il semontrait d’une parcimonie féroce, ne donnait jamais de pourboires,réduisait la nourriture au strict nécessaire ; et commeJeanne, depuis qu’elle était venue aux Peuples, se faisait fairechaque matin par le boulanger une petite galette normande, ilsupprima cette dépense et la condamna au pain grillé.

Elle ne disait rien, afin d’éviter les explications, lesdiscussions et les querelles, mais elle souffrait comme de coupsd’aiguille à chaque nouvelle manifestation d’avarice de son mari.Cela lui semblait bas et odieux à elle, élevée dans une famille oùl’argent comptait pour rien. Combien souvent elle avait entendudire à petite mère :

– Mais c’est fait pour être dépensé, l’argent.

Julien, maintenant, répétait :

– Tu ne pourras donc jamais t’habituer à ne pas jeter l’argentpar les fenêtres ?

Et chaque fois qu’il avait rogné quelques sous sur un salaire ousur une note, il prononçait, avec un sourire, en glissant lamonnaie dans sa poche :

– Les petits ruisseaux font les grandes rivières.

En certains jours cependant, Jeanne se reprenait à rêver. Elles’arrêtait doucement de travailler et, les mains molles, le regardéteint, elle refaisait un de ses romans de petite fille, partie endes aventures charmantes. Mais soudain, la voix de Julien quidonnait un ordre au père Simon l’arrachait à ce bercement desongerie ; et elle reprenait son patient ouvrage en se disant: « C’est fini, tout ça » ; et une larme tombait sur sesdoigts qui poussaient l’aiguille.

Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant, étaitchangée. Ses joues rebondies avaient perdu leur vernis rouge et,presque creuses maintenant, semblaient parfois frottées deterre.

Souvent Jeanne lui demandait :

– Es-tu malade, ma fille ?

La petite bonne répondait toujours :

– Non, madame.

Un peu de sang lui montait aux pommettes et elle se sauvait bienvite.

Au lieu de courir comme autrefois, elle traînait ses pieds avecpeine et ne paraissait même plus coquette, n’achetait plus rien auxmarchands voyageurs qui lui montraient en vain leurs rubans de soieet leurs corsets et leurs parfumeries variées.

Et la grande maison avait l’air de sonner le creux, toute morne,avec sa face que les pluies maculaient de longues traînéesgrises.

À la fin de janvier les neiges arrivèrent. On voyait de loin lesgros nuages du nord au-dessus de la mer sombre ; et la blanchedescente des flocons commença. En une nuit toute la plaine futensevelie, et les arbres apparurent au matin drapés dans cetteécume de glace.

Julien, chaussé de hautes bottes, l’air hirsute, passait sontemps au fond du bosquet, embusqué derrière le fossé donnant sur lalande, à guetter les oiseaux émigrants. De temps en temps un coupde fusil crevait le silence gelé des champs ; et des bandes decorbeaux noirs effrayés s’envolaient des grands arbres entournoyant.

Jeanne, succombant à l’ennui, descendait parfois sur le perron.Des bruits de vie venaient de fort loin répercutés sur latranquillité dormante de cette nappe livide et morne.

Puis elle n’entendait plus rien qu’une sorte de ronflement desflots éloignés et le glissement vague et continu de cette poussièred’eau gelée tombant toujours.

Et la couche de neige s’élevait sans cesse sous la chute infiniede cette mousse épaisse et légère.

Par une de ces pâles matinées, Jeanne, immobile, chauffait sespieds au feu de sa chambre, pendant que Rosalie, plus changée dejour en jour, faisait lentement le lit. Soudain elle entenditderrière elle un douloureux soupir. Sans tourner la tête, elledemanda :

– Qu’est-ce que tu as donc ?

La bonne, comme toujours, répondit : « Rien, madame », mais savoix semblait brisée, expirante.

Jeanne, déjà, songeait à autre chose quand elle remarqua qu’ellen’entendait plus remuer la jeune fille. Elle appela :

– Rosalie !

Rien ne bougea. Alors, la croyant sortie sans bruit, elle criaplus fort : « Rosalie ! » et elle allait allonger le bras poursonner quand un profond gémissement, poussé tout près d’elle, lafit se dresser avec un frisson d’angoisse.

La petite servante, livide, les yeux hagards, était assise parterre, les jambes allongées, le dos appuyé contre le bois dulit.

Jeanne s’élança :

– Qu’est-ce que tu as, qu’est-ce que tu as ?

L’autre ne dit pas un mot, ne fit pas un geste ; ellefixait sur sa maîtresse un regard fou et haletait, comme déchiréepar une effroyable douleur. Puis, soudain, tendant tout son corps,elle glissa sur le dos, étouffant entre ses dents serrées un cri dedétresse.

Alors sous sa robe collée à ses cuisses ouvertes quelque choseremua. Et de là partit aussitôt un bruit singulier, un clapotement,un souffle de gorge étranglée qui suffoque ; puis soudain cefut un long miaulement de chat, une plainte frêle et déjàdouloureuse, le premier appel de souffrance de l’enfant entrantdans la vie.

Jeanne brusquement comprit, et, la tête égarée, courut àl’escalier criant :

– Julien, Julien !

Il répondit d’en bas :

– Qu’est-ce que tu veux ?

Elle eut grand-peine à prononcer :

– C’est… c’est Rosalie qui…

Julien s’élança, gravit les marches deux par deux, et, entrantbrusquement dans la chambre, il releva d’un seul coup les vêtementsde la fillette et découvrit un affreux petit morceau de chair,plissé, geignant, crispé et tout gluant, qui s’agitait entre deuxjambes nues.

Il se redressa, la face méchante, et poussant dehors sa femmeéperdue :

– Ça ne te regarde pas. Va-t’en. Envoie-moi Ludivine et le pèreSimon.

Jeanne, toute tremblante, descendit à la cuisine, puis, n’osantplus remonter, elle entra dans le salon qui restait sans feu depuisle départ de ses parents, et elle attendit anxieusement desnouvelles.

Elle vit bientôt le domestique qui sortait en courant. Cinqminutes après il rentrait avec la veuve Dentu, la sage-femme dupays.

Alors ce fut dans l’escalier un grand remuement comme si onportait un blessé ; et Julien vint dire à Jeanne qu’ellepouvait remonter chez elle.

Elle tremblait comme si elle venait d’assister à quelquesinistre accident. Elle s’assit de nouveau devant son feu, puisdemanda :

– Comment va-t-elle ?

Julien, préoccupé, nerveux, marchait à traversl’appartement ; et une colère semblait le soulever. Il nerépondit point d’abord ; puis, au bout de quelques secondes,s’arrêtant :

– Qu’est-ce que tu comptes faire de cette fille ?

Elle ne comprenait pas et regardait son mari :

– Comment ? Que veux-tu dire ? Je ne sais pas,moi.

Et soudain il cria comme s’il s’emportait :

– Nous ne pouvons pourtant pas garder un bâtard dans lamaison !

Alors Jeanne demeura très perplexe ; puis, au bout d’unlong silence :

– Mais, mon ami, peut-être pourrait-on le mettre ennourrice ?

Il ne la laissa pas achever :

– Et qui est-ce qui paiera ? Toi sans doute ?

Elle réfléchit encore longtemps, cherchant une solution ;enfin elle dit :

– Mais le père s’en chargera de cet enfant ; et, s’ilépouse Rosalie, il n’y a plus de difficultés.

Julien, comme à bout de patience, et furieux, reprit :

– Le père !… le père !… le connais-tu… le père ?…Non, n’est-ce pas ? Eh bien, alors ?…

Jeanne, émue, s’animait :

– Mais il ne laissera pas certainement cette fille ainsi. Ceserait un lâche ! nous demanderons son nom et nous irons letrouver, lui, et il faudra bien qu’il s’explique.

Julien s’était calmé et remis à marcher :

– Ma chère, elle ne veut pas le dire, le nom de l’homme ;elle ne te l’avouera pas plus qu’à moi… et s’il ne veut pas d’elle,lui ?… Nous ne pouvons pourtant pas garder sous notre toit unefille mère avec son bâtard, comprends-tu ?

Jeanne, obstinée, répétait :

– Alors c’est un misérable, cet homme ; mais il faudra bienque nous le connaissions : et alors, il aura affaire à nous.

Julien, devenu fort rouge, s’irritait encore :

– Mais… en attendant ?

Elle ne savait que décider et lui demanda :

– Qu’est-ce que tu proposes, toi ?

Aussitôt, il dit son avis :

– Oh ! moi, c’est bien simple. Je lui donnerais quelqueargent et je l’enverrais au diable avec son mioche.

Mais la jeune femme, indignée, se révolta.

– Quant à cela, jamais. C’est ma sœur de lait, cettefille ; nous avons grandi ensemble. Elle a fait une faute,tant pis ; mais je ne la jetterai pas dehors pour cela ;et, s’il le faut, je l’élèverai, cet enfant.

Alors Julien éclata :

– Et nous aurons une propre réputation, nous autres, avec notrenom et nos relations ! Et on dira partout que nous protégeonsle vice, que nous abritons des gueuses ; et les genshonorables ne voudront plus mettre les pieds chez nous. Mais à quoipenses-tu, vraiment ? Tu es folle !

Elle était demeurée calme.

– Je ne laisserai jamais jeter dehors Rosalie ; et si tu neveux pas la garder, ma mère la reprendra et il faudra bien que nousfinissions par connaître le nom du père de son enfant.

Alors il sortit exaspéré, tapant la porte, et criant :

– Les femmes sont stupides avec leurs idées !

Jeanne, dans l’après-midi, monta chez l’accouchée. La petitebonne, veillée par la veuve Dentu, restait immobile dans son lit,les yeux ouverts, tandis que la garde berçait en ses bras l’enfantnouveau-né.

Dès qu’elle aperçut sa maîtresse, Rosalie se mit à sangloter,cachant sa figure dans ses draps, toute secouée de désespoir.Jeanne la voulut embrasser, mais elle résistait, se voilant. Alorsla garde intervint, lui découvrit le visage ; et elle selaissa faire, pleurant encore, mais doucement.

Un maigre feu brûlait dans la cheminée ; il faisaitfroid ; l’enfant pleurait. Jeanne n’osait point parler dupetit de crainte d’amener une autre crise ; et avait pris lamain de sa bonne, en répétant d’un ton machinal :

– Ça ne sera rien, ça ne sera rien.

La pauvre fille regardait à la dérobée vers la garde,tressaillait aux cris du marmot ; et un reste de chagrinl’étranglant jaillissait encore par moments en un sanglotconvulsif, tandis que des larmes rentrées faisaient un bruit d’eaudans sa gorge.

Jeanne, encore une fois, l’embrassa, et, tout bas, lui murmuradans l’oreille :

– Nous en aurons bien soin, va, ma fille.

Puis, comme un nouvel accès de pleurs commençait, elle se sauvabien vite.

Tous les jours elle y retourna, et tous les jours Rosalieéclatait en sanglots en apercevant sa maîtresse.

L’enfant fut mis en nourrice chez une voisine.

Julien cependant parlait à peine à sa femme, comme s’il eûtgardé contre elle une grosse colère depuis qu’elle avait refusé derenvoyer la bonne. Un jour, il revint sur ce sujet, mais Jeannetira de sa poche une lettre de la baronne demandant qu’on luienvoyât immédiatement cette fille si on ne la gardait pas auxPeuples. Julien, furieux, cria :

– Ta mère est aussi folle que toi.

Mais il n’insista plus.

Quinze jours après, l’accouchée pouvait déjà se lever etreprendre son service.

Alors, Jeanne, un matin, la fit asseoir, lui tint les mains et,la traversant de son regard :

– Voyons, ma fille, dis-moi tout.

Rosalie se mit à trembler, et balbutia :

– Quoi, madame ?

– À qui est-il, cet enfant ?

Alors la petite bonne fut reprise d’un désespoirépouvantable ; et elle cherchait éperdument à dégager sesmains pour s’en cacher la figure.

Mais Jeanne l’embrassait malgré elle, la consolait :

– C’est un malheur, que veux-tu, ma fille ? Tu as étéfaible ; mais ça arrive à bien d’autres. Si le père t’épouse,on n’y pensera plus ; et nous pourrons le prendre à notreservice avec toi.

Rosalie gémissait comme si on l’eût martyrisée, et de temps entemps donnait une secousse pour se dégager et s’enfuir. Jeannereprit :

– Je comprends bien que tu aies honte, mais tu vois que je ne mefâche pas, que je te parle doucement. Si je te demande le nom del’homme, c’est pour ton bien, parce que je sens à ton chagrin qu’ilt’abandonne, et que je veux empêcher cela. Julien ira le trouver,vois-tu, et nous le forcerons à t’épouser ; et comme nous vousgarderons tous les deux, nous le forcerons bien aussi à te rendreheureuse.

Cette fois Rosalie fit un effort si brusque qu’elle arracha sesmains de celles de sa maîtresse, et se sauva comme une folle.

Le soir, en dînant, Jeanne dit à Julien :

– J’ai voulu décider Rosalie à me révéler le nom de sonséducteur. Je n’ai pu y réussir. Essaie donc de ton côté pour quenous contraignions ce misérable à l’épouser.

Mais Julien tout de suite se fâcha :

– Ah ! tu sais, je ne veux pas entendre parler de cettehistoire-là, moi. Tu as voulu garder cette fille, garde-la, mais nem’embête plus à son sujet.

Il semblait, depuis l’accouchement, d’une humeur plus irritableencore ; et il avait pris cette habitude de ne plus parler àsa femme sans crier comme s’il eût été toujours furieux, tandisqu’au contraire elle baissait la voix, se faisait douce,conciliante, pour éviter toute discussion ; et souvent ellepleurait, la nuit, dans son lit.

Malgré sa constante irritation, son mari avait repris deshabitudes d’amour oubliées depuis leur retour, et il était rarequ’il passât trois soirs de suite sans franchir la porteconjugale.

Rosalie fut bientôt guérie entièrement et devint moins triste,quoiqu’elle restât comme effarée, poursuivie par une crainteinconnue.

Et elle se sauva deux fois encore, alors que Jeanne essayait del’interroger de nouveau.

Julien, tout à coup, parut aussi plus aimable ; et la jeunefemme se rattachait à de vagues espoirs, retrouvait des gaietés,bien qu’elle se sentît parfois souffrante de malaises singuliersdont elle ne parlait point. Le dégel n’était pas venu et depuisbientôt cinq semaines un ciel clair comme un cristal bleu le jour,et, la nuit, tout semé d’étoiles qu’on aurait crues de givre, tantle vaste espace était rigoureux, s’étendait sur la nappe unie, dureet luisante des neiges.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leursrideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient endormies enleur chemise blanche. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus ;seules les cheminées des chaumières révélaient la vie cachée, parles minces filets de fumée qui montaient droit dans l’airglacial.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblaitmort, tué par le froid. De temps en temps, on entendait craquer lesarbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous leurécorce ; et parfois une grosse branche se détachait ettombait, l’invincible gelée pétrifiant la sève et rompant lesfibres.

Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tièdes,attribuant à la rigueur terrible du temps toutes les souffrancesvagues qui la traversaient.

Tantôt elle ne pouvait plus rien manger, prise de dégoût devanttoute nourriture ; tantôt son pouls battait follement ;tantôt ses faibles repas lui donnaient des écœurementsd’indigestion ; et ses nerfs tendus, vibrant sans cesse, lafaisaient vivre en une agitation constante et intolérable.

Un soir le thermomètre descendit encore et Julien, toutfrissonnant au sortir de table (car jamais la salle n’étaitchauffée à point, tant il économisait sur le bois), se frotta lesmains en murmurant :

– Il fera bon coucher deux cette nuit, n’est-ce pas, machatte ?

Il riait de son rire bon enfant d’autrefois, et Jeanne lui sautaau cou ; mais elle se sentait justement si mal à l’aise, cesoir-là, si endolorie, si étrangement nerveuse qu’elle le pria,tout bas, en lui baisant les lèvres, de la laisser dormir seule.Elle lui dit, en quelques mots, son mal :

– Je t’en prie, mon chéri ; je t’assure que je ne suis pasbien. Ça ira mieux demain, sans doute.

Il n’insista pas :

– Comme il te plaira, ma chère ; si tu es malade, il fautte soigner.

Et on parla d’autre chose.

Elle se coucha de bonne heure. Julien, par extraordinaire, fitallumer du feu dans sa chambre particulière.

Quand on lui annonça que « ça flambait bien », il baisa sa femmeau front et s’en alla.

La maison entière semblait travaillée par le froid ; lesmurs pénétrés avaient des bruits légers comme des frissons ;et Jeanne en son lit grelottait.

Deux fois elle se releva pour mettre des bûches au foyer, etchercher des robes, des jupes, des vieux vêtements qu’elleamoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvait réchauffer, ses piedss’engourdissaient, tandis qu’en ses mollets et jusqu’en ses cuissesdes vibrations couraient qui la faisaient se retourner sans cesse,s’agiter, s’énerver à l’excès.

Bientôt ses dents claquèrent ; ses mains tremblèrent ;sa poitrine se serrait ; son cœur lent battait de grands coupssourds et semblait parfois s’arrêter ; et sa gorge haletaitcomme si l’air n’y pouvait plus entrer.

Une effroyable angoisse saisit son âme en même temps quel’invincible froid l’envahissait jusqu’aux moelles. Jamais ellen’avait éprouvé cela, elle ne s’était sentie abandonnée ainsi parla vie, prête à exhaler son dernier souffle.

Elle pensa : « Je vais mourir… Je meurs… »

Et, frappée d’épouvante, elle sauta hors du lit, sonna Rosalie,attendit, sonna de nouveau, attendit encore, frémissante etglacée.

La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute de cedur premier sommeil que rien ne brise ; et Jeanne, perdantl’esprit, s’élança pieds nus dans l’escalier.

Elle monta sans bruit, à tâtons, trouva la porte, l’ouvrit,appela « Rosalie ! » avança toujours, heurta le lit, promenases mains dessus et reconnut qu’il était vide. Il était vide ettout froid comme si personne n’y eût couché.

Surprise, elle se dit :

– Comment ! elle est encore partie courir par un pareiltemps !

Mais comme son cœur, devenu tout à coup tumultueux, bondissait,l’étouffait, elle redescendit, les jambes fléchissantes, afin deréveiller Julien.

Elle pénétra chez lui violemment, fouettée par cette convictionqu’elle allait mourir et par le désir de le voir avant de perdreconnaissance.

À la lueur du feu agonisant, elle aperçut, à côté de la tête deson mari, la tête de Rosalie sur l’oreiller.

Au cri qu’elle poussa, ils se dressèrent tous les deux. Elledemeura une seconde immobile dans l’effarement de cette découverte.Puis elle s’enfuit, rentra dans sa chambre ; et comme Julien,éperdu, avait appelé « Jeanne ! », une peur atroce la saisitde le voir, d’entendre sa voix, de l’écouter s’expliquer, mentir,de rencontrer son regard face à face ; et elle se précipita denouveau dans l’escalier qu’elle descendit.

Elle courait maintenant dans l’obscurité au risque de rouler lelong des marches, de se casser les membres sur la pierre. Elleallait devant elle, poussée par un impérieux besoin de fuir, de neplus apprendre rien, de ne plus voir personne.

Quand elle fut en bas, elle s’assit sur une marche, toujours enchemise et nu-pieds ; et elle demeurait là, l’espritperdu.

Julien avait sauté du lit, s’habillait à la hâte. Elle seredressa pour se sauver de lui. Déjà il descendait aussil’escalier, et il criait :

– Écoute, Jeanne !

Non, elle ne voulait pas écouter ni se laisser toucher du boutdes doigts ; et elle se jeta dans la salle à manger courantcomme devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette,un coin noir, un moyen de l’éviter. Elle se blottit sous la table.Mais déjà il ouvrait la porte, sa lumière à la main, répétanttoujours : « Jeanne ! » et elle repartit comme un lièvre,s’élança dans la cuisine, en fit deux fois le tour à la façon d’unebête acculée ; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvritbrusquement la porte du jardin et s’élança dans la campagne.

Le contact glacé de la neige, où ses jambes nues entraientparfois jusqu’aux genoux, lui donna soudain une énergie désespérée.Elle n’avait pas froid, bien que toute découverte ; elle nesentait plus rien tant la convulsion de son âme avait engourdi soncorps, et elle courait, blanche comme la terre.

Elle suivit la grande allée, traversa le bosquet, franchit lefossé et partit à travers la lande.

Pas de lune ; les étoiles luisaient comme une semaille defeu dans le noir du ciel ; mais la plaine était clairecependant, d’une blancheur terne, d’une immobilité figée, d’unsilence infini.

Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchir àrien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elles’arrêta net, par instinct, et s’accroupit, vidée de toute penséeet de toute volonté.

Dans le trou sombre devant elle la mer, invisible et muette,exhalait l’odeur salée de ses varechs à marée basse.

Elle demeura là longtemps, inerte d’esprit comme de corps ;puis, tout à coup, elle se mit à trembler, mais à tremblerfollement comme une voile qu’agite le vent. Ses bras, ses mains,ses pieds secoués par une force invincible palpitaient, vibraientde sursauts précipités ; et la connaissance lui revintbrusquement, claire et poignante.

Puis des visions anciennes passèrent devant ses yeux ;cette promenade avec lui dans le bateau du père Lastique, leurcauserie, son amour naissant, le baptême de la barque ; puiselle remonta plus loin jusqu’à cette nuit bercée de rêves à sonarrivée aux Peuples. Et maintenant ! maintenant !Oh ! sa vie était cassée, toute joie finie, toute attenteimpossible ; et l’épouvantable avenir plein de tortures, detrahisons et de désespoirs lui apparut. Autant mourir, ce seraitfini tout de suite.

Mais une voix criait au loin :

– C’est ici, voilà ses pas ; vite, vite, par ici !

C’était Julien qui la cherchait.

Oh ! elle ne voulait pas le revoir. Dans l’abîme, là,devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vagueglissement de la mer sur les roches.

Elle se dressa, toute soulevée déjà pour s’élancer et, jetant àla vie l’adieu des désespérés, elle gémit le dernier mot desmourants, le dernier mot des jeunes soldats éventrés dans lesbatailles :

– Maman !

Soudain, la pensée de petite mère la traversa ; elle la vitsanglotant ; elle vit son père à genoux devant son cadavrenoyé, elle eut en une seconde toute la souffrance de leurdésespoir.

Alors elle retomba mollement dans la neige ; et elle ne sesauva plus quand Julien et le père Simon, suivis de Marius quitenait une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter enarrière, tant elle était près du bord.

Ils firent d’elle ce qu’ils voulurent, car elle ne pouvait plusremuer. Elle sentit qu’on l’emportait, puis qu’on la mettait dansun lit, puis qu’on la frictionnait avec des linges brûlants ;puis tout s’effaça, toute connaissance disparut.

Puis un cauchemar – était-ce un cauchemar ? – l’obséda.Elle était couchée dans sa chambre. Il faisait jour, mais elle nepouvait pas se lever. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Alorselle entendit un petit bruit sur le plancher, une sorte degrattement, de frôlement, et soudain une souris, une petite sourisgrise passait vivement sur son drap. Une autre aussitôt la suivait,puis une troisième qui s’avançait vers la poitrine, de son trot vifet menu. Jeanne n’avait pas peur ; mais elle voulut prendre labête et lança sa main, sans y parvenir.

Alors d’autres souris, dix, vingt, des centaines, des millierssurgirent de tous les côtés. Elles grimpaient aux colonnes,filaient sur les tapisseries, couvraient la couche tout entière. Etbientôt elles pénétrèrent sous les couvertures ; Jeanne lessentait glisser sur sa peau, chatouiller ses jambes, descendre etmonter le long de son corps. Elle les voyait venir du pied du litpour pénétrer dedans contre sa gorge ; et elle se débattait,jetait ses mains en avant pour en saisir une et les refermaittoujours vides.

Elle s’exaspérait, voulait fuir, criait, et il lui semblaitqu’on la tenait immobile, que des bras vigoureux l’enlaçaient et laparalysaient ; mais elle ne voyait personne.

Elle n’avait point la notion du temps. Cela dut être long, trèslong.

Puis elle eut un réveil las, meurtri, doux cependant. Elle sesentait faible. Elle ouvrit les yeux, et ne s’étonna pas de voirpetite mère assise dans sa chambre avec un gros homme qu’elle neconnaissait point.

Quel âge avait-elle ? elle n’en savait rien et se croyaittoute petite fille. Elle n’avait, non plus, aucun souvenir.

Le gros homme dit :

– Tenez, la connaissance revient.

Et petite mère se mit à pleurer. Alors le gros homme reprit:

– Voyons, soyez calme, madame la baronne, je vous dis que j’enréponds maintenant. Mais ne lui parlez de rien, de rien. Qu’elledorme.

Et il sembla à Jeanne qu’elle vivait encore très longtempsassoupie, reprise par un pesant sommeil dès qu’elle essayait depenser ; et elle n’essayait pas non plus de se rappeler quoique ce soit, comme si, vaguement, elle avait eu peur de la réalitéreparue en sa tête.

Or, une fois, comme elle s’éveillait, elle aperçut Julien, seulprès d’elle ; et brusquement, tout lui revint, comme si unrideau se fût levé qui cachait sa vie passée.

Elle eut au cœur une douleur horrible et voulut fuir encore.Elle rejeta ses draps, sauta par terre et tomba, ses jambes ne lapouvant plus porter.

Julien s’élança vers elle ; et elle se mit à hurler pourqu’il ne la touchât point. Elle se tordait, se roulait. La portes’ouvrit. Tante Lison accourait avec la veuve Dentu, puis le baron,puis enfin petite mère arriva soufflant, éperdue.

On la recoucha ; et aussitôt elle ferma les yeuxsournoisement pour ne point parler et pour réfléchir à sonaise.

Sa mère et sa tante la soignaient, s’empressaient,l’interrogeaient :

– Nous entends-tu maintenant, Jeanne, ma petiteJeanne ?

Elle faisait la sourde, ne répondait pas ; et elles’aperçut très bien de la journée finie. La nuit vint. La gardes’installa près d’elle, et la faisait boire de temps en temps.

Elle buvait sans rien dire, mais elle ne dormait plus ;elle raisonnait péniblement, cherchant des choses qui luiéchappaient, comme si elle avait eu des trous dans sa mémoire, degrandes places blanches et vides où les événements ne s’étaientpoint marqués.

Peu à peu, après de longs efforts, elle retrouva tous lesfaits.

Et elle y réfléchit avec une obstination fixe.

Petite mère, tante Lison et le baron étaient venus, donc elleavait été très malade. Mais Julien ? Qu’avait-il dit ?Ses parents savaient-ils ? Et Rosalie ? oùétait-elle ? Et puis que faire ? Une idée l’illumina –retourner avec père et petite mère, à Rouen, comme autrefois. Elleserait veuve ; voilà tout.

Alors elle attendit, écoutant ce qu’on disait autour d’elle,comprenant fort bien sans le laisser voir, jouissant de ce retourde raison, patiente et rusée.

Le soir, enfin, elle se trouva seule avec la baronne et elleappela, tout bas :

– Petite mère !

Sa propre voix l’étonna, lui parut changée. La baronne luisaisit les mains :

– Ma fille, ma Jeanne chérie ! ma fille, tu mereconnais ?

– Oui, petite mère, mais il ne faut point pleurer ; nousavons à causer longtemps. Julien t’a-t-il dit pourquoi je me suissauvée dans la neige ?

– Oui, ma mignonne, tu as eu une fièvre très dangereuse.

– Ce n’est pas ça, maman. J’ai eu la fièvre après ; maist’a-t-il dit qui me l’a donnée, cette fièvre, et pourquoi je mesuis sauvée ?

– Non, ma chérie.

– C’est parce que j’ai trouvé Rosalie dans son lit.

La baronne crut qu’elle délirait encore, la caressa.

– Dors, ma mignonne, calme-toi, essaie de dormir.

Mais Jeanne, obstinée, reprit :

– J’ai toute ma raison maintenant, petite maman, je ne dis pasde folies comme j’ai dû en dire les jours derniers. Je me sentaismalade une nuit, alors j’ai été chercher Julien. Rosalie étaitcouchée avec lui. J’ai perdu la tête de chagrin et je me suissauvée dans la neige pour me jeter à la falaise.

Mais la baronne répétait :

– Oui, ma mignonne, tu as été bien malade.

– Ce n’est pas ça, maman, j’ai trouvé Rosalie dans le lit deJulien, et je ne veux plus rester avec lui. Tu m’emmèneras à Rouen,comme autrefois.

La baronne, à qui le médecin avait recommandé de ne contrarierJeanne en rien, répondit :

– Oui, ma mignonne.

Mais la malade s’impatienta :

– Je vois bien que tu ne me crois pas. Va chercher petit père,lui, il finira bien par me comprendre.

Et petite mère se leva difficilement, prit ses deux cannes,sortit en traînant ses pieds, puis revint après quelques minutesavec le baron qui la soutenait.

Ils s’assirent devant le lit et Jeanne aussitôt commença. Elledit tout, doucement, d’une voix faible, avec clarté : le caractèrebizarre de Julien, ses duretés, son avarice, et enfin soninfidélité.

Quand elle eut fini, le baron vit bien qu’elle ne divaguait pas,mais il ne savait que penser, que résoudre et que répondre.

Il lui prit la main, d’une façon tendre, comme autrefois quandil l’endormait avec des histoires.

– Écoute, ma chérie, il faut agir avec prudence. Ne brusquonsrien ; tâche de supporter ton mari jusqu’au moment où nousaurons pris une résolution… Tu me le promets ?

Elle murmura :

– Je veux bien, mais je ne resterai pas ici quand je seraiguérie.

Puis, tout bas, elle ajouta :

– Où est Rosalie maintenant ?

Le baron reprit :

– Tu ne la verras plus.

Mais elle s’obstinait.

– Où est-elle ? je veux savoir.

Alors il avoua qu’elle n’avait point quitté la maison ;mais il affirma qu’elle allait partir.

En sortant de chez la malade, le baron tout chauffé par lacolère, blessé dans son cœur de père, alla trouver Julien, et,brusquement :

– Monsieur, je viens vous demander compte de votre conduitevis-à-vis de ma fille. Vous l’avez trompée avec votreservante ; cela est doublement indigne.

Mais Julien joua l’innocent, nia avec passion, jura, prit Dieu àtémoin. Quelle preuve avait-on d’ailleurs ? Est-ce que Jeannen’était pas folle ? ne venait-elle pas d’avoir une fièvrecérébrale ? ne s’était-elle pas sauvée par la neige, une nuit,dans un accès de délire, au début de sa maladie ? Et c’estjustement au milieu de cet accès, alors qu’elle courait presque nuepar la maison, qu’elle prétendait avoir vu sa bonne dans le lit deson mari.

Et il s’emportait ; il menaça d’un procès ; ils’indignait avec véhémence. Et le baron, confus, fit des excuses,demanda pardon, et tendit sa main loyale que Julien refusa deprendre.

Quand Jeanne connut la réponse de son mari, elle ne se fâchapoint et répondit :

– Il ment, papa, mais nous finirons par le convaincre.

Et pendant deux jours elle fut taciturne, recueillie,méditant.

Puis, le troisième matin, elle voulut voir Rosalie. Le baronrefusa de faire monter la bonne, déclara qu’elle était partie.Jeanne ne céda point, répétant :

– Alors qu’on aille la chercher chez elle.

Et déjà elle s’irritait quand le docteur entra. On lui dit toutpour qu’il jugeât. Mais Jeanne soudain se mit à pleurer, énervéeoutre mesure, criant presque :

– Je veux voir Rosalie : je veux la voir !

Alors le médecin lui prit la main, et, à voix basse :

– Calmez-vous, madame ; toute émotion pourrait devenirgrave ; car vous êtes enceinte.

Elle demeura saisie, comme frappée d’un coup, et il lui semblatout de suite que quelque chose remuait en elle. Puis elle restasilencieuse, n’écoutant pas même ce qu’on disait, s’enfonçant en sapensée. Elle ne put dormir de la nuit, tenue en éveil par cetteidée nouvelle et singulière qu’un enfant vivait là, dans sonventre ; et triste, peinée qu’il fût le fils de Julien ;inquiète, craignant qu’il ne ressemblât à son père. Au jour venu,elle fit appeler le baron.

– Petit père, ma résolution est bien prise ; je veux toutsavoir, surtout maintenant ; tu entends, je veux ; et tusais qu’il ne faut pas me contrarier dans la situation où je suis.Écoute bien. Tu vas aller chercher M. le curé. J’ai besoin de luipour empêcher Rosalie de mentir ; puis, dès qu’il sera venu,tu la feras monter et tu resteras là avec petite mère. Surtoutveille à ce que Julien n’ait pas de soupçons.

Une heure plus tard, le prêtre entrait, engraissé encore,soufflant autant que petite mère. Il s’assit près d’elle dans unfauteuil, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes ; et ilcommença par plaisanter, en passant par habitude son mouchoir àcarreaux sur son front :

– Eh bien, madame la baronne, je crois que nous ne maigrissonspas ; m’est avis que nous faisons la paire.

Puis, se tournant vers le lit de la malade :

– Hé ! hé ! qu’est-ce qu’on m’a dit, ma jeune dame,que nous aurions bientôt un nouveau baptême ? Ah !ah ! ah ! pas d’une barque cette fois.

Et il ajouta d’un ton grave : « Ce sera un défenseur pour lapatrie », puis, après une courte réflexion : « À moins que ce nesoit une bonne mère de famille » ; et, saluant la baronne, «comme vous, madame ».

Mais la porte du fond s’ouvrit. Rosalie, éperdue, larmoyant,refusait d’entrer, cramponnée à l’encadrement, et poussée par lebaron. Impatienté, il la jeta d’une secousse dans la chambre. Alorselle se couvrit la face de ses mains et resta debout,sanglotant.

Jeanne, dès qu’elle l’aperçut, se dressa brusquement, s’assit,plus pâle que ses draps ; et son cœur affolé soulevait de sesbattements la mince chemise collée à sa peau. Elle ne pouvaitparler, respirant à peine, suffoquée. Enfin, elle prononça d’unevoix coupée par l’émotion :

– Je… je… n’aurais pas… pas besoin… de t’interroger. Il… il mesuffit de te voir ainsi… de… de voir ta… ta honte devant moi.

Après une pause, car le souffle lui manquait, elle reprit :

– Mais je veux tout savoir, tout… tout. J’ai fait venir M. lecuré pour que ce soit comme une confession, tu entends.

Immobile, Rosalie poussait presque des cris entre ses mainscrispées.

Le baron, que la colère gagnait, lui saisit les bras, les écartaviolemment, et, la jetant à genoux près du lit :

– Parle donc… Réponds.

Elle resta par terre, dans la posture qu’on prête auxMadeleines, le bonnet de travers, le tablier sur le parquet, levisage voilé de nouveau de ses mains redevenues libres.

Alors le curé lui parla :

– Allons, ma fille, écoute ce qu’on te dit, et réponds. Nous nevoulons pas te faire de mal ; mais on veut savoir ce qui s’estpassé.

Jeanne, penchée au bord de sa couche, la regardait. Elle dit:

– C’est bien vrai que tu étais dans le lit de Julien quand jevous ai surpris.

Rosalie, à travers ses mains, gémit :

– Oui, madame.

Alors, brusquement, la baronne se mit à pleurer aussi avec ungros bruit de suffocation ; et ses sanglots convulsifsaccompagnaient ceux de Rosalie.

Jeanne, les yeux droit sur la bonne, demanda :

– Depuis quand cela durait-il ?

Rosalie balbutia :

– Depuis qu’il est v’nu.

Jeanne ne comprenait pas.

– Depuis qu’il est venu… Alors… depuis… depuis leprintemps ?

– Oui, madame.

– Depuis qu’il est entré dans cette maison ?

– Oui, madame.

Et Jeanne, comme oppressée de questions, interrogea d’une voixprécipitée :

– Mais comment cela s’est-il fait ? Comment te l’a-t-ildemandé ? Comment t’a-t-il prise ? Qu’est-ce qu’il t’adit ? À quel moment, comment as-tu cédé ? comment as-tupu te donner à lui ?

Et Rosalie, écartant ses mains cette fois, saisie aussi d’unefièvre de parler, d’un besoin de répondre :

– J’sais ti mé ? C’est le jour qu’il a dîné ici la premièrefois, qu’il est v’nu m’trouver dans ma chambre. Il s’était cachédans l’grenier. J’ai pas osé crier pour pas faire d’histoire. Ils’est couché avec mé ; j’savais pu c’que j’faisais à çumoment-là ; il a fait c’qu’il a voulu. J’ai rien dit parce queje le trouvais gentil !…

Alors Jeanne, poussant un cri :

– Mais… ton… ton enfant… c’est à lui ?…

Rosalie sanglota.

– Oui, madame.

Puis toutes deux se turent.

On n’entendait plus que le bruit des larmes de Rosalie et de labaronne.

Jeanne, accablée, sentit à son tour ses yeux ruisselants ;et les gouttes sans bruit coulèrent sur ses joues.

L’enfant de sa bonne avait le même père que le sien ! Sacolère était tombée. Elle se sentait maintenant toute pénétrée d’undésespoir morne, lent, profond, infini.

Elle reprit enfin d’une voix changée, mouillée, d’une voix defemme qui pleure :

– Quand nous sommes revenus de… là-bas… du voyage… quand est-cequ’il a recommencé ?

La petite bonne, tout à fait écroulée par terre,balbutia ;

– Le… le premier soir, il est v’nu.

Chaque parole tordait le cœur de Jeanne. Ainsi, le premier soir,le soir du retour aux Peuples, il l’avait quittée pour cette fille.Voilà pourquoi il la laissait dormir seule !

Elle en savait assez, maintenant, elle ne voulait plus rienapprendre ; elle cria :

– Va-t’en, va-t’en !

Et comme Rosalie ne bougeait point, anéantie, Jeanne appela sonpère :

– Emmène-la, emporte-la.

Mais le curé, qui n’avait encore rien dit, jugea le moment venude placer un petit sermon.

– C’est très mal, ce que tu as fait là, ma fille, trèsmal ; et le bon Dieu ne te pardonnera pas de sitôt. Pense àl’enfer qui t’attend si tu ne gardes pas désormais une bonneconduite. Maintenant que tu as un enfant, il faut que tu te ranges.Mme la baronne fera sans doute quelque chose pour toi, et nous tetrouverons un mari…

Il aurait longtemps parlé, mais le baron, ayant de nouveau saisiRosalie par les épaules, la souleva, la traîna jusqu’à la porte, etla jeta, comme un paquet, dans le couloir.

Dès qu’il fut revenu, plus pâle que sa fille, le curé reprit laparole :

– Que voulez-vous ? elles sont toutes comme ça dans lepays. C’est une désolation, mais on n’y peut rien, et il faut bienun peu d’indulgence pour les faiblesses de la nature. Elles ne semarient jamais sans être enceintes, jamais, madame.

Et il ajouta souriant :

– On dirait une coutume locale.

Puis, d’un ton indigné :

Jusqu’aux enfants qui s’en mêlent ! N’ai-je pas trouvé l’andernier, dans le cimetière, deux petits du catéchisme, le garçon etla fille ! J’ai prévenu les parents ! Savez-vous cequ’ils m’ont répondu ? « Qu’voulez-vous, monsieur l’curé,c’est pas nous qui leur avons appris ces saletés-là, j’y pouvonsrien. » Voilà, monsieur, votre bonne a fait comme les autres.

Mais le baron, qui tremblait d’énervement, l’interrompit :

– Elle ? que m’importe ! mais c’est Julien quim’indigne. C’est infâme ce qu’il a fait là, et je vais emmener mafille.

Et il marchait, s’animant toujours, exaspéré :

– C’est infâme d’avoir ainsi trahi ma fille, infâme ! C’estun gueux, cet homme, une canaille, un misérable ; et je le luidirai, je le souffletterai, je le tuerai sous ma canne !

Mais le prêtre, qui absorbait lentement une prise de tabac àcôté de la baronne en larmes, et qui cherchait à accomplir sonministère d’apaisement, reprit :

– Voyons, monsieur le baron, entre nous, il a fait comme tout lemonde. En connaissez-vous beaucoup, des maris qui soientfidèles ?

Et il ajouta avec une bonhomie malicieuse :

– Tenez, je parie que vous-même, vous avez fait vos farces.Voyons, la main sur la conscience, est-ce vrai ?

Le baron s’était arrêté, saisi, en face du prêtre qui continua:

– Eh ! oui, vous avez fait comme les autres. Qui sait mêmesi vous n’avez jamais tâté d’une petite bobonne comme celle-là. Jevous dis que tout le monde en fait autant. Votre femme n’en a pasété moins heureuse ni moins aimée, n’est-ce pas ?

Le baron ne remuait plus, bouleversé.

C’était vrai, parbleu, qu’il en avait fait autant, et souventencore, toutes les fois qu’il avait pu ; et il n’avait pasrespecté non plus le toit conjugal ; et, quand elles étaientjolies, il n’avait jamais hésité devant les servantes de safemme ! Était-il pour cela un misérable ? Pourquoijugeait-il si sévèrement la conduite de Julien alors qu’il n’avaitjamais même songé que la sienne pût être coupable ?

Et la baronne, tout essoufflée encore de sanglots, eut sur leslèvres une ombre de sourire au souvenir des fredaines de son mari,car elle était de cette race sentimentale, vite attendrie, etbienveillante, pour qui les aventures d’amour font partie del’existence.

Jeanne, affaissée, les yeux ouverts devant elle, allongée sur ledos et les bras inertes, songeait douloureusement. Une parole deRosalie lui était revenue qui lui blessait l’âme, et pénétraitcomme une vrille en son cœur : « Moi, j’ai rien dit parce que je letrouvais gentil. »

Elle aussi l’avait trouvé gentil ; et c’est uniquement pourcela qu’elle s’était donnée, liée pour la vie, qu’elle avaitrenoncé à toute autre espérance, à tous les projets entrevus, àtout l’inconnu de demain. Elle était tombée dans ce mariage, dansce trou sans bords pour remonter dans cette misère, dans cettetristesse, dans ce désespoir, parce que, comme Rosalie, ellel’avait trouvé gentil !

La porte s’ouvrit d’une poussée furieuse. Julien parut, l’airféroce. Il avait aperçu, dans l’escalier, Rosalie gémissant et ilvenait savoir, comprenant qu’on tramait quelque chose, que la bonneavait parlé sans doute. La vue du prêtre le cloua sur place.

Il demanda d’une voix tremblante, mais calme :

– Quoi ? qu’y a-t-il ?

Le baron, si violent tout à l’heure, n’osait rien dire,craignant l’argument du curé et son propre exemple invoqué par songendre. Petite mère larmoyait plus fort ; mais Jeanne s’étaitsoulevée sur ses mains, et elle regardait, haletante, celui qui lafaisait si cruellement souffrir. Elle balbutia :

– Il y a que nous n’ignorons plus rien, que nous savons toutesvos infamies depuis… depuis le jour où vous êtes entré dans cettemaison… il y a que l’enfant de cette bonne est à vous comme… comme…le mien… ils seront frères…

Et, une surabondance de douleur lui étant venue à cette pensée,elle s’affaissa dans ses draps et pleura frénétiquement.

Il restait béant, ne sachant que dire ni que faire. Le curéintervint encore.

– Voyons, voyons, ne nous chagrinons pas tant que ça, ma jeunedame, soyez raisonnable.

Il se leva, s’approcha du lit et posa sa main tiède sur le frontde cette désespérée. Ce simple contact l’amollit étrangement ;elle se sentit aussitôt alanguie, comme si cette forte main derustre, habituée aux gestes qui absolvent, aux caressesréconfortantes, lui eût apporté dans son toucher un apaisementmystérieux.

Le bonhomme, demeuré debout, reprit :

– Madame, il faut toujours pardonner. Voilà un grand malheur quivous arrive ; mais Dieu, dans sa miséricorde, l’a compensé parun grand bonheur, puisque vous allez être mère. Cet enfant seravotre consolation. C’est en son nom que je vous implore, que jevous adjure de pardonner l’erreur de M. Julien. Ce sera un liennouveau entre vous, un gage de sa fidélité future. Pouvez-vousrester séparée de cœur de celui dont vous portez l’œuvre dans votreflanc ?

Elle ne répondait point, broyée, endolorie, épuisée maintenant,sans force même pour la colère et la rancune. Ses nerfs luisemblaient lâchés, coupés doucement, elle ne vivait plus qu’àpeine.

La baronne, pour qui tout ressentiment semblait impossible, etdont l’âme était incapable d’un effort prolongé, murmura :

– Voyons, Jeanne.

Alors le prêtre prit la main du jeune homme et, l’attirant prèsdu lit, la posa dans la main de sa femme. Il appliqua dessus unepetite tape comme pour les unir d’une façon définitive ; et,quittant son ton prêcheur et professionnel, il dit, d’un aircontent :

– Allons, c’est fait : croyez-moi, ça vaut mieux.

Puis, les deux mains rapprochées un moment se séparèrentaussitôt. Julien, n’osant embrasser Jeanne, baisa sa belle-mère aufront, pivota sur ses talons, prit le bras du baron qui se laissafaire, heureux au fond que la chose se fût arrangée ainsi ; etils sortirent ensemble pour fumer un cigare.

Alors la malade, anéantie, s’assoupit pendant que le prêtre etpetite mère causaient doucement à voix basse.

L’abbé parlait, expliquant, développant ses idées ; et labaronne consentait toujours d’un signe de tête. Il dit enfin, pourconclure :

– Donc, c’est entendu, vous donnez à cette fille la ferme deBarville, et je me charge de lui trouver un mari, un brave garçonrangé. Oh ! avec un bien de vingt mille francs, nous nemanquerons pas d’amateurs. Nous n’aurons que l’embarras duchoix.

Et la baronne souriait maintenant, heureuse, avec deux larmesrestées en route sur ses joues, mais dont la traînée humide étaitdéjà séchée.

Elle insistait :

– C’est entendu, Barville vaut, au bas mot, vingt millefrancs ; mais on placera le bien sur la tête del’enfant ; les parents en auront la jouissance pendant leurvie.

Et le curé se leva, serra la main de petite mère :

– Ne vous dérangez point, madame la baronne, ne vous dérangezpoint ; je sais ce que vaut un pas.

Comme il sortait, il rencontra tante Lison qui venait voir samalade. Elle ne s’aperçut de rien ; on ne lui dit rien et ellene sut rien, comme toujours.

Chapitre 8

 

Rosalie avait quitté la maison et Jeanne accomplissait lapériode de sa grossesse douloureuse. Elle ne se sentait au cœuraucun plaisir à se savoir mère, trop de chagrins l’avaientaccablée. Elle attendait son enfant sans curiosité, courbée encoresous des appréhensions de malheurs indéfinis.

Le printemps était venu tout doucement. Les arbres nusfrémissaient sous la brise encore fraîche, mais dans l’herbe humidedes fossés, où pourrissaient les feuilles de l’automne, lesprimevères jaunes commençaient à se montrer. De toute la plaine,des cours de ferme, des champs détrempés, s’élevait une senteurd’humidité, comme un goût de fermentation. Et une foule de petitespointes vertes sortaient de la terre brune et luisaient aux rayonsdu soleil.

Une grosse femme, bâtie en forteresse, remplaçait Rosalie etsoutenait la baronne dans ses promenades monotones tout le long deson allée, où la trace de son pied plus lourd restait sans cessehumide et boueuse.

Petit père donnait le bras à Jeanne, alourdie maintenant ettoujours souffrante ; et tante Lison, inquiète, affairée del’événement prochain, lui tenait la main de l’autre côté, toutetroublée de ce mystère qu’elle ne devait jamais connaître.

Ils allaient tous ainsi sans guère parler, pendant des heures,tandis que Julien parcourait le pays à cheval, ce goût nouveaul’ayant envahi subitement.

Rien ne vint plus troubler leur vie morne. Le baron, sa femme etle vicomte firent une visite aux Fourville que Julien semblait déjàconnaître beaucoup, sans qu’on s’expliquât au juste comment. Uneautre visite de cérémonie fut échangée avec les Briseville,toujours cachés en leur manoir dormant.

Un après-midi, vers quatre heures, comme deux cavaliers, l’hommeet la femme, entraient au trot dans la cour précédant le château,Julien, très animé, pénétra dans la chambre de Jeanne.

– Vite, vite, descends. Voici les Fourville. Ils viennent envoisins, tout simplement, sachant ton état. Dis que je suis sorti,mais que je vais rentrer. Je fais un bout de toilette.

Jeanne, étonnée, descendit. Une jeune femme pâle, jolie, avecune figure douloureuse, des yeux exaltés, et des cheveux d’un blondmat comme s’ils n’avaient jamais été caressés d’un rayon de soleil,présenta tranquillement son mari, une sorte de géant, decroque-mitaine à grandes moustaches rousses. Puis elle ajouta :

– Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer M. deLamare. Nous savons par lui combien vous êtes souffrante ; etnous n’avons pas voulu tarder davantage à venir vous voir envoisins, sans cérémonie du tout. Vous le voyez, d’ailleurs, noussommes à cheval. J’ai eu, en outre, l’autre jour, le plaisir derecevoir la visite de Mme votre mère et du baron.

Elle parlait avec une aisance infinie, familière et distinguée.Jeanne fut séduite et l’adora tout de suite. « Voici une amie »,pensa-t-elle.

Le comte de Fourville, au contraire, semblait un ours entré dansun salon. Quand il fut assis, il posa son chapeau sur la chaisevoisine, hésita quelque temps sur ce qu’il ferait de ses mains, lesappuya sur ses genoux, sur les bras de son fauteuil, puis enfincroisa les doigts comme pour une prière.

Tout à coup, Julien entra. Jeanne stupéfaite ne le reconnaissaitplus. Il s’était rasé. Il était beau, élégant et séduisant commeaux jours de leurs fiançailles. Il serra la patte velue du comtequi sembla réveillé par sa venue, et baisa la main de la comtessedont la joue d’ivoire rosit un peu, et dont les paupières eurent untressaillement.

Il parla. Il fut aimable comme autrefois. Ses larges yeux,miroirs d’amour, étaient redevenus caressants ; et sescheveux, tout à l’heure ternes et durs, avaient repris soudain,sous la brosse et l’huile parfumée, leurs molles et luisantesondulations.

Au moment où les Fourville repartaient, la comtesse se tournavers lui :

– Voulez-vous, mon cher vicomte, faire jeudi une promenade àcheval ?

Puis, pendant qu’il s’inclinait en murmurant : « Maiscertainement, madame », elle prit la main de Jeanne et, d’une voixtendre et pénétrante, avec un sourire affectueux :

– Oh ! quand vous serez guérie, nous galoperons tous lestrois par le pays. Ce sera délicieux ; voulez-vous ?

D’un geste aisé elle releva la queue de son amazone ; puiselle fut en selle avec une légèreté d’oiseau, tandis que son mari,après avoir gauchement salué, enfourchait sa grande bête normande,d’aplomb là-dessus comme un centaure.

Quand ils eurent disparu au tournant de la barrière, Julien, quisemblait enchanté, s’écria :

– Quelles charmantes gens ! Voilà une connaissance qui noussera utile.

Jeanne, contente aussi sans savoir pourquoi, répondit :

– La petite comtesse est ravissante, je sens que jel’aimerai ; mais le mari a l’air d’une brute. Où les as-tudonc connus ?

Il se frottait gaiement les mains :

– Je les ai rencontrés par hasard chez les Briseville. Le marisemble un peu rude. C’est un chasseur enragé, mais un vrai noble,celui-là.

Et le dîner fut presque joyeux, comme si un bonheur caché étaitentré dans la maison.

Et rien de nouveau n’arriva plus jusqu’aux derniers jours dejuillet.

Un mardi soir, comme ils étaient assis sous le platane, autourd’une table de bois qui portait deux petits verres et un carafond’eau-de-vie, Jeanne soudain poussa une sorte de cri, et, devenanttrès pâle, porta les deux mains à son flanc. Une douleur rapide,aiguë, l’avait brusquement parcourue, puis s’était éteinteaussitôt.

Mais, au bout de dix minutes, une autre douleur la traversa quifut plus longue, bien que moins vive. Elle eut grand-peine àrentrer, presque portée par son père et son mari. Le court trajetdu platane à sa chambre lui parut interminable ; et ellegeignait involontairement, demandant à s’asseoir, à s’arrêter,accablée par une sensation intolérable de pesanteur dans leventre.

Elle n’était pas à terme, l’enfantement n’étant prévu que pourseptembre ; mais, comme on craignait un accident, une carriolefut attelée, et le père Simon partit au galop pour chercher lemédecin.

Il arriva vers minuit et, du premier coup d’œil, reconnut lessymptômes d’un accouchement prématuré.

Dans le lit les souffrances s’étaient un peu apaisées, mais uneangoisse affreuse étreignait Jeanne, une défaillance désespérée detout son être, quelque chose comme le pressentiment, le touchermystérieux de la mort. Il est de ces moments où elle nous effleurede si près que son souffle nous glace le cœur.

La chambre était pleine de monde. Petite mère suffoquait,affaissée dans un fauteuil. Le baron, dont les mains tremblaient,courait de tous côtés, apportait des objets, consultait le médecin,perdait la tête. Julien marchait de long en large, la mineaffairée, mais l’esprit calme ; et la veuve Dentu se tenaitdebout aux pieds du lit avec un visage de circonstance, un visagede femme d’expérience que rien n’étonne. Garde-malade, sage-femmeet veilleuse des morts, recevant ceux qui viennent, recueillantleur premier cri, lavant de la première eau leur chair nouvelle, laroulant dans le premier linge, puis écoutant avec la même quiétudela dernière parole, le dernier râle, le dernier frisson de ceux quipartent, faisant aussi leur dernière toilette, épongeant avec duvinaigre leur corps usé, l’enveloppant du dernier drap, elles’était fait une indifférence inébranlable à tous les accidents dela naissance ou de la mort.

La cuisinière, Ludivine, et tante Lison restaient discrètementcachées contre la porte du vestibule.

Et la malade, de temps en temps, poussait une faibleplainte.

Pendant deux heures, on put croire que l’événement se feraitlongtemps attendre ; mais vers le point du jour, les douleursreprirent tout à coup, avec violence, et devinrent bientôtépouvantables.

Et Jeanne, dont les cris involontaires jaillissaient entre sesdents serrées, pensait sans cesse à Rosalie qui n’avait pointsouffert, qui n’avait presque pas gémi, dont l’enfant, l’enfantbâtard, était sorti sans peine et sans tortures.

Dans son âme misérable et troublée, elle faisait entre elles unecomparaison incessante ; et elle maudissait Dieu, qu’elleavait cru juste autrefois ; elle s’indignait des préférencescoupables du destin, et des criminels mensonges de ceux quiprêchent la droiture et le bien.

Parfois, la crise devenait tellement violente que toute idées’éteignait en elle. Elle n’avait plus de force, de vie, deconnaissance que pour souffrir.

Dans les minutes d’apaisement, elle ne pouvait détacher son œilde Julien ; et une autre douleur, une douleur de l’âmel’étreignait en se rappelant ce jour où sa bonne était tombée auxpieds de ce même lit avec son enfant entre les jambes, le frère dupetit être qui lui déchirait si cruellement les entrailles. Elleretrouvait avec une mémoire sans ombres les gestes, les regards,les paroles de son mari, devant cette fille étendue ; etmaintenant elle lisait en lui, comme si ses pensées eussent étéécrites dans ses mouvements, elle lisait le même ennui, la mêmeindifférence que pour l’autre, le même insouci d’homme égoïste, quela paternité irrite.

Mais une convulsion effroyable la saisit, un spasme si cruelqu’elle se dit : « Je vais mourir, je meurs ! » Alors unerévolte furieuse, un besoin de maudire emplit son âme, et une haineexaspérée contre cet homme qui l’avait perdue, et contre l’enfantinconnu qui la tuait.

Elle se tendit dans un effort suprême pour rejeter d’elle cefardeau. Il lui sembla soudain que tout son ventre se vidaitbrusquement ; et sa souffrance s’apaisa.

La garde et le médecin étaient penchés sur elle, la maniaient.Ils enlevèrent quelque chose ; et bientôt ce bruit étoufféqu’elle avait entendu déjà la fit tressaillir ; puis ce petitcri douloureux, ce miaulement frêle d’enfant nouveau-né lui entradans l’âme, dans le cœur, dans tout son pauvre corps épuisé ;et elle voulut, d’un geste inconscient, tendre les bras.

Ce fut en elle une traversée de joie, un élan vers un bonheurnouveau, qui venait d’éclore. Elle se trouvait, en une seconde,délivrée, apaisée, heureuse, heureuse comme elle ne l’avait jamaisété. Son cœur et sa chair se ranimaient, elle se sentaitmère !

Elle voulut connaître son enfant ! Il n’avait pas decheveux, pas d’ongles, étant venu trop tôt, mais lorsqu’elle vitremuer cette larve, qu’elle la vit ouvrir la bouche, pousser desvagissements, qu’elle toucha cet avorton, fripé, grimaçant, vivant,elle fut inondée d’une joie irrésistible, elle comprit qu’elleétait sauvée, garantie contre tout désespoir, qu’elle tenait là dequoi aimer à ne savoir plus faire autre chose.

Dès lors elle n’eut plus qu’une pensée : son enfant. Elle devintsubitement une mère fanatique, d’autant plus exaltée qu’elle avaitété plus déçue dans son amour, plus trompée dans ses espérances. Illui fallait toujours le berceau près de son lit, puis, quand elleput se lever, elle resta des journées entières assise contre lafenêtre, auprès de la couche légère qu’elle balançait.

Elle fut jalouse de la nourrice, et quand le petit être assoiffétendait les bras vers le gros sein aux veines bleuâtres, et prenaitentre ses lèvres goulues le bouton de chair brune et plissée, elleregardait, pâlie, tremblante, la forte et calme paysanne, avec undésir de lui arracher son fils, et de frapper, de déchirer del’ongle cette poitrine qu’il buvait avidement.

Puis elle voulut broder elle-même, pour le parer, des toilettesfines, d’une élégance compliquée. Il fut enveloppé dans une brumede dentelles, et coiffé de bonnets magnifiques. Elle ne parlaitplus que de cela, coupait les conversations, pour faire admirer unlange, une bavette ou quelque ruban supérieurement ouvragé, et,n’écoutant rien de ce qui se disait autour d’elle, elle s’extasiaitsur des bouts de linge qu’elle tournait longtemps et retournaitdans sa main levée pour mieux voir ; puis soudain elledemandait :

– Croyez-vous qu’il sera beau avec ça ?

Le baron et petite mère souriaient de cette tendressefrénétique, mais Julien, troublé dans ses habitudes, diminué dansson importance dominatrice par la venue de ce tyran braillard ettout-puissant, jaloux inconsciemment de ce morceau d’homme qui luivolait sa place dans la maison, répétait sans cesse, impatient etcolère :

– Est-elle assommante avec son mioche !

Elle fut bientôt tellement obsédée par cet amour qu’elle passaitles nuits assise auprès du berceau à regarder dormir le petit.Comme elle s’épuisait dans cette contemplation passionnée etmaladive, qu’elle ne prenait plus aucun repos, qu’elles’affaiblissait, maigrissait et toussait, le médecin ordonna de laséparer de son fils.

Elle se fâcha, pleura, implora ; mais on resta sourd à sesprières. Il fut placé chaque soir auprès de sa nourrice ; etchaque nuit la mère se levait, nu-pieds, et allait coller sonoreille au trou de la serrure pour écouter s’il dormaitpaisiblement, s’il ne se réveillait pas, s’il n’avait besoin derien.

Elle fut trouvée là, une fois, par Julien qui rentrait tard,ayant dîné chez les Fourville ; et on l’enferma désormais àclef dans sa chambre pour la contraindre à se mettre au lit.

Le baptême eut lieu vers la fin d’août. Le baron fut parrain, ettante Lison marraine. L’enfant reçut les noms dePierre-Simon-Paul ; Paul pour les appellations courantes.

Dans les premiers jours de septembre, tante Lison repartit sansbruit ; et son absence demeura aussi inaperçue que saprésence.

Un soir, après le dîner, le curé parut. Il semblait embarrassé,comme s’il eût porté un mystère en lui, et, après une suite depropos inutiles, il pria la baronne et son mari de lui accorderquelques instants d’entretien particulier.

Ils partirent tous trois, d’un pas lent, jusqu’au bout de lagrande allée, causant avec vivacité, tandis que Julien, resté seulavec Jeanne, s’étonnait, s’inquiétait, s’irritait de ce secret.

Il voulut accompagner le prêtre qui prenait congé et ilsdisparurent ensemble, allant vers l’église qui sonnaitl’angélus.

Il faisait frais, presque froid, on rentra bientôt dans lesalon. Tout le monde sommeillait un peu quand Julien revintbrusquement, rouge, avec un air indigné.

De la porte, sans songer que Jeanne était là, il cria vers sesbeaux-parents :

– Vous êtes donc fous, nom de Dieu ! d’aller flanquer vingtmille francs à cette fille !

Personne ne répondit tant la surprise fut grande. Il reprit,beuglant de colère :

– On n’est pas bête à ce point-là ; vous voulez donc ne pasnous laisser un sou !

Alors le baron, qui reprenait contenance, tenta de l’arrêter:

– Taisez-vous ! Songez que vous parlez devant votrefemme.

Mais il trépignait d’exaspération :

– Je m’en fiche un peu, par exemple ; elle sait bien cequ’il en est d’ailleurs. C’est un vol à son préjudice.

Jeanne, saisie, regardait sans comprendre. Elle balbutia :

– Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Alors Julien se tourna vers elle, la prit à témoin, comme uneassociée frustrée aussi dans un bénéfice espéré. Il lui racontabrusquement le complot pour marier Rosalie, le don de la terre deBarville qui valait au moins vingt mille francs. Il répétait :

– Mais tes parents sont fous, ma chère, fous à lier ! vingtmille francs ! vingt mille francs ! mais ils ont perdu tatête ! vingt mille francs pour un bâtard !

Jeanne écoutait, sans émotion et sans colère, s’étonnantelle-même de son calme, indifférente maintenant à tout ce quin’était pas son enfant.

Le baron suffoquait, ne trouvait rien à répondre. Il finit paréclater, tapant du pied, criant :

– Songez à ce que vous dites, c’est révoltant à la fin. À qui lafaute s’il a fallu doter cette fille mère ? À qui cetenfant ? vous auriez voulu l’abandonner maintenant !

Julien, étonné de la violence du baron, le considérait fixement.Il reprit d’un ton plus posé :

– Mais quinze cents francs suffisaient bien. Elles en onttoutes, des enfants, avant de se marier. Que ce soit à l’un ou àl’autre, ça n’y change rien, par exemple. Au lieu qu’en donnant unede vos fermes d’une valeur de vingt mille francs, outre lepréjudice que vous nous portez, c’est dire à tout le monde ce quiest arrivé ; vous auriez dû, au moins, songer à notre nom et ànotre situation.

Et il parlait d’une voix sévère, en homme fort de son droit etde la logique de son raisonnement. Le baron, troublé par cetteargumentation inattendue, restait béant devant lui. Alors Julien,sentant son avantage, posa ses conclusions :

– Heureusement que rien n’est fait encore ; je connais legarçon qui la prend en mariage, c’est un brave homme, et avec luitout pourra s’arranger. Je m’en charge.

Et il sortit sur-le-champ, craignant sans doute de continuer ladiscussion, heureux du silence de tous, qu’il prenait pour unacquiescement.

Dès qu’il eut disparu, le baron s’écria, outré de surprise etfrémissant :

– Oh ! c’est trop fort, c’est trop fort !

Mais Jeanne, levant les yeux sur la figure effarée de son père,se mit brusquement à rire, de son rire clair d’autrefois, quandelle assistait à quelque drôlerie.

Elle répétait :

– Père, père, as-tu entendu comme il prononçait : vingt millefrancs ?

Et petite mère, chez qui la gaieté était aussi prompte que leslarmes, au souvenir de la tête furieuse de son gendre, et de sesexclamations indignées, et de son refus véhément de laisser donnerà la fille, séduite par lui, de l’argent qui n’était pas à lui,heureuse aussi de la bonne humeur de Jeanne, fut secouée par sonrire poussif, qui lui emplissait les yeux de pleurs. Alors, lebaron partit à son tour, gagné par la contagion ; et toustrois, comme aux bons jours passés, s’amusaient à s’en rendremalades.

Quand ils furent un peu calmés, Jeanne s’étonna :

– C’est curieux, ça ne me fait plus rien. Je le regarde comme unétranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois sa femme.Vous voyez, je m’amuse de ses… de ses… de ses indélicatesses.

Et, sans bien savoir pourquoi, ils s’embrassèrent, encoresouriants et attendris.

Mais deux jours plus tard, après le déjeuner, alors que Julienpartait à cheval, un grand gars de vingt-deux à vingt-cinq ans,vêtu d’une blouse bleue toute neuve, aux plis raides, aux manchesballonnées, boutonnées aux poignets, franchit sournoisement labarrière, comme s’il eût été embusqué là depuis le matin, se glissale long du fossé des Couillard, contourna le château et s’approcha,à pas suspects, du baron et des deux femmes, assis toujours sous leplatane.

Il avait ôté sa casquette en les apercevant, et il s’avançait ensaluant, avec des mines embarrassées.

Dès qu’il fut assez près pour se faire entendre, il bredouilla:

– Votre serviteur, monsieur le baron, madame et lacompagnie.

Puis, comme on ne lui parlait pas, il annonça :

– C’est moi que je suis Désiré Lecoq.

Ce nom ne révélant rien, le baron demanda :

– Que voulez-vous ?

Alors le gars se troubla tout à fait devant la nécessitéd’expliquer son cas. Il balbutia en baissant et en relevant lesyeux coup sur coup, de sa casquette qu’il tenait aux mains ausommet du toit du château : « C’est m’sieu l’curé qui m’a touchédeux mots au sujet de c’t’affaire… » puis il se tut, par crainted’en trop lâcher et de compromettre ses intérêts.

Le baron, sans comprendre, reprit :

– Quelle affaire ? Je ne sais pas, moi.

L’autre alors, baissant la voix, se décida :

– C’t’affaire de vot’bonne… la Rosalie…

Jeanne, ayant deviné, se leva et s’éloigna avec son enfant dansles bras. Et le baron prononça : « Approchez-vous », puis il montrala chaise que sa fille venait de quitter.

Le paysan s’assit aussitôt en murmurant :

– Vous êtes bien honnête.

Puis il attendit comme s’il n’avait plus rien à dire. Au boutd’un assez long silence il se décida enfin, et, levant son regardvers le ciel bleu :

– En v’là du biau temps pour la saison. C’est la terre, qui n’enprofite pour c’ qu’y’a déjà d’semé.

Et il se tut de nouveau.

Le baron s’impatientait ; il attaqua brusquement laquestion, d’un ton sec :

– Alors, c’est vous qui épousez Rosalie ?

L’homme aussitôt devint inquiet, troublé dans ses habitudes decautèle normande. Il répliqua d’une voix plus vive, mis en défiance:

– C’est selon, p’t’être que oui, p’t’être que non, c’estselon.

Mais le baron s’irritait de ces tergiversations :

– Sacrebleu ! répondez franchement : est-ce pour ça quevous venez, oui ou non ? La prenez-vous, oui ou non ?

L’homme, perplexe, ne regardait plus que ses pieds :

– Si c’est c’que dit m’sieu l’curé, j’la prends ; mais sic’est c’que dit m’sieu Julien, j’la prends point.

– Qu’est-ce que vous a dit M. Julien ?

– M’sieu Julien, i m’a dit qu’j’aurais quinze centsfrancs ; et m’sieu l’curé i m’a dit que j’n’aurais vingtmille ; j’veux ben pour vingt mille, mais j’veux point pourquinze cents.

Alors la baronne, qui restait enfoncée en son fauteuil, devantl’attitude anxieuse du rustre, se mit à rire par petites secousses.Le paysan la regarda de coin, d’un œil mécontent, ne comprenant pascette gaieté, et il attendit.

Le baron, que ce marchandage gênait, y coupa court.

– J’ai dit à M. le curé que vous auriez la ferme de Barville,votre vie durant, pour revenir ensuite à l’enfant. Elle vaut vingtmille francs. Je n’ai qu’une parole. Est-ce fait, oui ounon ?

L’homme sourit d’un air humble et satisfait, et devenu soudainloquace :

– Oh ! pour lors, je n’dis pas non, N’y avait qu’ça quim’opposait. Quand m’sieu l’curé m’na parlé, j’voulais ben toutd’suite, pardi, et pi j’étais ben aise d’satisfaire m’sieu l’baron,qui me r’vaudra ça, je m’le disais. C’est-i pas vrai, quand ons’oblige, entre gens, on se r’trouve toujours plus tard ; eton se r’vaut ça. Mais m’sieu Julien m’a v’nu trouver ; etc’n’était pu qu’quinze cents. J’mai dit : « Faut savoir », etj’suis v’nu. C’est pas pour dire, j’avais confiance, mais j’voulaissavoir. I n’est qu’les bons comptes qui font les bons amis, pasvrai, m’sieu l’baron…

Il fallut l’arrêter ; le baron demanda :

– Quand voulez-vous conclure le mariage ?

Alors l’homme redevint brusquement timide, plein d’embarras. Ilfinit par dire, en hésitant :

– J’frons-ti point d’abord un p’tit papier ?

Le baron, cette fois, se fâcha :

– Mais nom d’un chien ! puisque vous aurez le contrat demariage. C’est là le meilleur des papiers.

Le paysan s’obstinait :

– En attendant, j’pourrions ben en faire un bout tout d’même, çanuit toujours pas.

Le baron se leva pour en finir :

– Répondez oui ou non, et tout de suite. Si vous ne voulez plus,dites-le, j’ai un autre prétendant.

Alors la peur du concurrent affola le Normand rusé. Il sedécida, tendit la main comme après l’achat d’une vache :

– Topez-là, m’sieu l’baron, c’est fait. Couillon qui s’endédit.

Le baron topa, puis cria :

– Ludivine !

La cuisinière montra la tête à la fenêtre :

– Apportez une bouteille de vin.

On trinqua pour arroser l’affaire conclue. Et le gars partitd’un pied plus allègre.

On ne dit rien de cette visite à Julien. Le contrat fut préparéen grand secret, puis, une fois les bans publiés, la noce eut lieuun lundi matin.

Une voisine portait le mioche à l’église, derrière les nouveauxépoux, comme une sûre promesse de fortune. Et personne, dans lepays, ne s’étonna ; on enviait Désiré Lecoq. Il était nécoiffé, disait-on avec un sourire malin où n’entrait pointd’indignation.

Julien fit une scène terrible, qui abrégea le séjour de sesbeaux-parents aux Peuples. Jeanne les vit repartir sans unetristesse trop profonde, Paul étant devenu pour elle une sourceinépuisable de bonheur.

Chapitre 9

 

Jeanne étant tout à fait remise de ses couches, on se résolut àaller rendre leur visite aux Fourville et à se présenter aussi chezle marquis de Coutelier.

Julien venait d’acheter, dans une vente publique, une nouvellevoiture, un phaéton ne demandant qu’un cheval, afin de pouvoirsortir deux fois par mois.

Elle fut attelée par un jour clair de décembre et, après deuxheures de route à travers les plaines normandes, on commença àdescendre en un petit vallon dont les flancs étaient boisés, et lefond mis en culture.

Puis, les terres ensemencées furent bientôt remplacées par desprairies, et les prairies par un marécage plein de grands roseaux,secs en cette saison, et dont les longues feuilles bruissaient,pareilles à des rubans jaunes.

Tout à coup, après un brusque détour du val, le château de laVrillette se montra, adossé d’un côté à la pente boisée et, del’autre, trempant toute sa muraille dans un grand étang queterminait, en face, un bois de hauts sapins escaladant l’autreversant de la vallée.

Il fallut passer par un antique pont-levis et franchir un vasteportail Louis XIII pour pénétrer dans la cour d’honneur, devant unélégant manoir de la même époque à encadrements de briques, flanquéde tourelles coiffées d’ardoises.

Julien expliquait à Jeanne toutes les parties du bâtiment, enhabitué qui le connaît à fond. Il en faisait les honneurs,s’extasiant sur sa beauté :

– Regarde-moi ce portail ! Est-ce grandiose une habitationcomme ça, hein ? Toute l’autre façade est dans l’étang, avecun perron royal qui descend jusqu’à l’eau ; et quatre barquessont amarrées au bas des marches, deux pour le comte et deux pourla comtesse. Là-bas à droite, là où tu vois le rideau de peupliers,c’est la fin de l’étang ; c’est là que commence la rivière quiva jusqu’à Fécamp. C’est plein de sauvagine ce pays. Le comte adorechasser là-dedans. Voilà une vraie résidence seigneuriale.

La porte d’entrée s’était ouverte et la pâle comtesse apparut,venant au-devant de ses visiteurs, souriante, vêtue d’une robetraînante comme une châtelaine d’autrefois. Elle semblait la belledame du lac, née pour ce manoir de conte.

Le salon, à huit fenêtres, en avait quatre ouvrant sur la pièced’eau et sur le sombre bois de pins qui remontait le coteau justeen face.

La verdure à tons noirs rendait profond, austère et lugubrel’étang ; et, quand le vent soufflait, les gémissements desarbres semblaient la voix du marais.

La comtesse prit les deux mains de Jeanne comme si elle eût étéune amie d’enfance, puis elle la fit asseoir et se mit près d’elle,sur une chaise basse, tandis que Julien, en qui toutes lesélégances oubliées renaissaient depuis cinq mois, causait,souriait, doux et familier.

La comtesse et lui parlèrent de leurs promenades à cheval. Elleriait un peu de sa manière de monter, l’appelant « le chevalierTrébuche », et il riait aussi, l’ayant baptisée « la reine Amazone». Un coup de fusil parti sous les fenêtres fit pousser à Jeanne unpetit cri. C’était le comte qui tuait une sarcelle.

Sa femme aussitôt l’appela. On entendit un bruit d’avirons, lechoc d’un bateau contre la pierre, et il parut, énorme et botté,suivi de deux chiens trempés, rougeâtres comme lui, et qui secouchèrent sur le tapis devant la porte.

Il semblait plus à son aise, en sa demeure, et ravi de voir desvisiteurs. Il fit remettre du bois au feu, apporter du vin deMadère et des biscuits ; et soudain il s’écria :

– Mais vous allez dîner avec nous, c’est entendu.

Jeanne, que ne quittait jamais la pensée de son enfant,refusait ; il insista, et, comme elle s’obstinait à ne pasvouloir, Julien fit un geste brusque d’impatience. Alors elle eutpeur de réveiller son humeur méchante et querelleuse ; et,bien que torturée à l’idée de ne plus revoir Paul avant lelendemain, elle accepta.

L’après-midi fut charmant. On alla visiter les sources, d’abord.Elles jaillissaient au pied d’une roche moussue dans un clairbassin toujours remué comme de l’eau bouillante ; puis on fitun tour en barque à travers de vrais chemins taillés dans une forêtde roseaux secs. Le comte, assis entre ses deux chiens quiflairaient, le nez au vent, ramait ; et chaque secousse de sesavirons soulevait la grande barque et la lançait en avant. Jeanne,parfois, laissait tremper sa main dans l’eau froide, et ellejouissait de la fraîcheur glacée qui lui courait des doigts aucœur. Tout à l’arrière du bateau, Julien et la comtesse, enveloppéede châles, souriaient de ce sourire continu des gens heureux à quile bonheur ne laisse rien à dire.

Le soir venait avec de longs frissons gelés, des souffles dunord qui passaient dans les joncs flétris. Le soleil avait plongéderrière les sapins ; et le ciel rouge, criblé de petitsnuages écarlates et bizarres, donnait froid rien qu’à leregarder.

On rentra dans le vaste salon où flambait un feu gigantesque.Une sensation de chaleur et de plaisir rendait joyeux dès la porte.Alors le comte, mis en gaieté, saisit sa femme dans ses brasd’athlète, et, l’élevant comme un enfant jusqu’à sa bouche, il luicolla sur les joues deux gros baisers de brave homme satisfait.

Et Jeanne, souriante, regardait ce bon géant qu’on disait unogre au seul aspect de ses moustaches ; et elle pensait :

– Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le monde.

Ayant alors, presque involontairement, reporté les yeux surJulien, elle le vit debout dans l’embrasure de la porte,horriblement pâle, et l’œil fixé sur le comte. Inquiète, elles’approcha de son mari, et, à voix basse :

– Es-tu malade ? Qu’as-tu donc ?

Il répondit d’un ton courroucé :

– Rien, laisse-moi tranquille. J’ai eu froid.

Quand on passa dans la salle à manger, le comte demanda lapermission de laisser entrer ses chiens ; et ils vinrentaussitôt se planter sur leur derrière, à droite et à gauche de leurmaître. Il leur donnait à tout moment quelque morceau et caressaitleurs longues oreilles soyeuses. Les bêtes tendaient la tête,remuaient la queue, frémissaient de contentement.

Après le dîner, comme Jeanne et Julien se disposaient à partir,M. de Fourville les retint encore pour leur montrer une pêche auflambeau.

Il les posta, ainsi que la comtesse, sur le perron quidescendait à l’étang ; et il monta dans sa barque avec unvalet portant un épervier et une torche allumée. La nuit étaitclaire et piquante sous un ciel semé d’or.

La torche faisait ramper sur l’eau des traînées de feu étrangeset mouvantes, jetait des lueurs dansantes sur les roseaux,illuminait le grand rideau de sapins. Et soudain, la barque ayanttourné, une ombre colossale, fantastique, une ombre d’homme sedressa sur cette lisière éclairée du bois. La tête dépassait lesarbres, se perdait dans le ciel, et les pieds plongeaient dansl’étang. Puis l’être démesuré éleva les bras comme pour prendre lesétoiles. Ils se dressèrent brusquement, ces bras immenses, puisretombèrent ; et on entendit aussitôt un petit bruit d’eaufouettée.

La barque alors ayant encore viré doucement, le prodigieuxfantôme sembla courir le long du bois, qu’éclairait, en tournant,la lumière ; puis il s’enfonça dans l’invisible horizon, puissoudain il reparut, moins grand mais plus net, avec ses mouvementssinguliers, sur la façade du château.

Et la grosse voix du comte cria :

– Gilberte, j’en ai huit !

Et les avirons battirent l’onde. L’ombre énorme restaitmaintenant debout immobile sur la muraille, mais diminuant peu àpeu de taille et d’ampleur ; sa tête paraissait descendre, soncorps maigrir ; et quand M. de Fourville remonta les marchesdu perron, toujours suivi de son valet portant le feu, elle étaitréduite aux proportions de sa personne, et répétait tous sesgestes.

Il avait dans un filet huit gros poissons qui frétillaient.

Lorsque Jeanne et Julien furent en route tout enveloppés en desmanteaux et des couvertures qu’on leur avait prêtés, Jeanne dit,presque involontairement :

– Quel brave homme que ce géant !

Et Julien, qui conduisait, répliqua :

– Oui, mais il ne se tient pas toujours assez devant lemonde.

Huit jours après ils se rendirent chez les Coutelier, quipassaient pour la première famille noble de la province. Leurdomaine de Reminil touchait au gros bourg de Cany. Le château neufbâti sous Louis XIV était caché dans le parc magnifique entouré demurs. On voyait, sur une hauteur, les ruines de l’ancien château.Des valets en tenue firent entrer les visiteurs dans une grandepièce imposante. Tout au milieu, une espèce de colonne supportaitune coupe immense de la manufacture de Sèvres, et, dans le socle,une lettre autographe du roi, défendue par une plaque de cristal,invitait le marquis Léopold-Hervé-Joseph-Germer de Varneville, deRollebosc de Coutelier, à recevoir ce don du souverain.

Jeanne et Julien considéraient ce présent royal quand entrèrentle marquis et la marquise. La femme était poudrée, aimable parfonction, et maniérée par désir de sembler condescendante. L’homme,gros personnage à cheveux blancs relevés droit sur la tête, mettaiten ses gestes, en sa voix, en toute son attitude, une hauteur quidisait son importance.

C’étaient de ces gens à étiquette dont l’esprit, les sentimentset les paroles semblent toujours sur des échasses.

Ils parlaient seuls, sans attendre les réponses, souriant d’unair indifférent, semblaient toujours accomplir la fonction, imposéepar leur naissance, de recevoir avec politesse les petits noblesdes environs.

Jeanne et Julien, perclus, s’efforçaient de plaire, gênés derester davantage, inhabiles à se retirer ; mais la marquisetermina elle-même la visite, naturellement, simplement, en arrêtantà point la conversation comme une reine polie qui donne congé.

En revenant, Julien dit :

– Si tu veux, nous bornerons là nos visites ; moi, lesFourville me suffisent.

Et Jeanne fut de son avis.

Décembre s’écoulait lentement, ce mois noir, trou sombre au fondde l’année. La vie enfermée recommençait comme l’an passé. Jeannene s’ennuyait point cependant, toujours préoccupée de Paul queJulien regardait de côté, d’un œil inquiet et mécontent.

Souvent, quand la mère le tenait en ses bras, le caressait avecces frénésies de tendresse qu’ont les femmes pour leurs enfants,elle le présentait au père, en lui disant :

– Mais embrasse-le donc ; on dirait que tu ne l’aimespas.

Il effleurait du bout des lèvres, d’un air dégoûté, le frontglabre du marmot en décrivant un cercle de tout son corps, commepour ne point rencontrer les petites mains remuantes et crispées.Puis il s’en allait brusquement ; on eût dit qu’une répugnancele chassait.

Le maire, le docteur et le curé venaient dîner de temps entemps ; de temps en temps c’étaient les Fourville, avec qui onse liait de plus en plus.

Le comte paraissait adorer Paul. Il le tenait sur ses genouxpendant toute la durée des visites, ou même pendant des après-miditout entiers. Il le maniait d’une façon délicate dans ses grossesmains de colosse, lui chatouillait le bout du nez avec la pointe deses longues moustaches, puis l’embrassait par élans passionnés, àla façon des mères. Il souffrait continuellement de ce que sonmariage demeurât stérile.

Mars fut clair, sec et presque doux. La comtesse Gilbertereparla de promenades à cheval que tous les quatre feraientensemble. Jeanne, lasse un peu des longs soirs, des longues nuits,des longs jours pareils et monotones, consentit, toute heureuse deces projets ; et pendant une semaine elle s’amusa àconfectionner son amazone.

Puis ils commencèrent les excursions. Ils allaient toujours deuxpar deux, la comtesse et Julien devant, le comte et Jeanne cent pasderrière. Ceux-ci causaient tranquillement, comme deux amis, carils étaient devenus amis par le contact de leurs âmes droites, deleurs cœurs simples ; ceux-là parlaient bas souvent, riaientparfois par éclats violents, se regardaient soudain comme si leursyeux avaient à se dire des choses que ne prononçaient pas leursbouches ; et ils partaient brusquement au galop, poussés parun désir de fuir, d’aller plus loin, très loin.

Puis, Gilberte parut devenir irritable. Sa voix vive, apportéepar des souffles de brise, arrivait parfois aux oreilles des deuxcavaliers attardés. Le comte alors souriait, disait à Jeanne :

– Elle n’est pas tous les jours bien levée, ma femme.

Un soir, en rentrant, comme la comtesse excitait sa jument, lapiquant, puis la retenant par secousses brusques, on entenditplusieurs fois Julien lui répéter :

– Prenez garde, prenez donc garde, vous allez être emportée.

Elle répliqua : « Tant pis ; ce n’est pas votre affaire »,d’un ton si clair et si dur que les paroles nettes sonnèrent par lacampagne comme si elles restaient suspendues dans l’air.

L’animal se cabrait, ruait, bavait. Soudain le comte, inquiet,cria de ses forts poumons :

– Fais donc attention, Gilberte !

Alors, comme par défi, dans un de ces énervements de femme querien n’arrête, elle frappa brutalement de sa cravache, entre lesdeux oreilles, la bête qui se dressa, furieuse, battit l’air de sesjambes de devant, et, retombant, s’élança d’un bond formidable etdétala par la plaine, de toute la vigueur de ses jarrets.

Elle franchit d’abord une prairie, puis, se précipitant àtravers les labourés, elle soulevait en poussière la terre humideet grasse, et filait si vite qu’on distinguait à peine la montureet l’amazone.

Julien, stupéfait, restait en place, appelant désespérément:

– Madame, Madame !

Mais le comte eut une sorte de grognement et, se courbant surl’encolure de son pesant cheval, il le jeta en avant d’une pousséede tout son corps : et il le lança d’une telle allure, l’excitant,l’entraînant, l’affolant avec la voix, le geste et l’éperon, quel’énorme cavalier semblait porter la lourde bête entre ses cuisseset l’enlever comme pour s’envoler. Ils allaient d’une inconcevablevitesse, se ruant droit devant eux ; et Jeanne voyait là-basles deux silhouettes de la femme et du mari, fuir, fuir, diminuer,s’effacer, disparaître, comme on voit deux oiseaux se poursuivant,se perdre et s’évanouir à l’horizon.

Alors Julien se rapprocha, toujours au pas, en murmurant d’unair furieux :

– Je crois qu’elle est folle, aujourd’hui.

Et tous deux partirent derrière leurs amis, enfoncés maintenantdans une ondulation de plaine.

Au bout d’un quart d’heure ils les aperçurent quirevenaient ; et bientôt ils les joignirent.

Le comte, rouge, en sueur, riant, content, triomphant, tenait desa poigne irrésistible le cheval frémissant de sa femme. Elle étaitpâle, avec un visage douloureux et crispé ; et elle sesoutenait d’une main sur l’épaule de son mari comme si elle allaitdéfaillir.

Jeanne, ce jour-là, comprit que le comte aimait éperdument.

Puis la comtesse, pendant le mois qui suivit, se montra joyeusecomme elle ne l’avait jamais été. Elle venait plus souvent auxPeuples, riait sans cesse, embrassait Jeanne avec des élans detendresse. On eût dit qu’un mystérieux ravissement était descendusur sa vie. Son mari, tout heureux lui-même, ne la quittait pointdes yeux, et tâchait à tout instant de toucher sa main, sa robe,dans un redoublement de passion.

Il disait, un soir, à Jeanne :

– Nous sommes dans le bonheur, en ce moment. Jamais Gilberten’avait été gentille comme ça. Elle n’a plus de mauvaise humeur,plus de colère. Je sens qu’elle m’aime. Jusqu’à présent je n’enétais pas sûr.

Julien aussi semblait changé, plus gai, sans impatiences, commesi l’amitié des deux familles avait apporté la paix et la joie danschacune d’elles.

Le printemps fut singulièrement précoce et chaud.

Depuis les douces matinées jusqu’aux calmes et tièdes soirées,le soleil faisait germer toute la surface de la terre. C’était unebrusque et puissante éclosion de tous les germes en même temps, unede ces irrésistibles poussées de sève, une de ces ardeurs àrenaître que la nature montre quelquefois, en des annéesprivilégiées qui feraient croire à des rajeunissements dumonde.

Jeanne se sentait vaguement troublée par cette fermentation devie. Elle avait des alanguissements subits en face d’une petitefleur dans l’herbe, des mélancolies délicieuses, des heures demollesse rêvassante.

Puis, elle se sentit envahie par des souvenirs attendris despremiers temps de son amour ; non qu’il lui revînt au cœur unrenouveau d’affection pour Julien, c’était fini, cela, bien finipour toujours ; mais toute sa chair caressée des brises,pénétrée des odeurs du printemps, se troublait, comme sollicitéepar quelque invisible et tendre appel.

Elle se plaisait à être seule, à s’abandonner sous la chaleur dusoleil, toute parcourue de sensations, de jouissances vagues etsereines qui n’éveillaient point d’idées.

Un matin, comme elle somnolait ainsi, une vision la traversa,une vision rapide de ce trou ensoleillé au milieu des sombresfeuillages, dans le petit bois près d’Étretat. C’est là que, pourla première fois, elle avait senti frémir son corps auprès de cejeune homme qui l’aimait alors ; c’est là qu’il avaitbalbutié, pour la première fois, le timide désir de son cœur ;c’est aussi là qu’elle avait cru toucher tout à coup l’avenirradieux de ses espérances.

Et elle voulait revoir ce bois, y faire une sorte de pèlerinagesentimental et superstitieux, comme si un retour à ce lieu devaitchanger quelque chose à la marche de sa vie.

Julien était parti dès l’aube, elle ne savait où. Elle fit doncseller le petit cheval blanc des Martin, qu’elle montaitquelquefois maintenant ; et elle partit.

C’était par une de ces journées si tranquilles que rien ne remuenulle part, pas une herbe, pas une feuille ; tout sembleimmobile pour jusqu’à la fin des temps, comme si le vent étaitmort. On dirait disparus les insectes eux-mêmes.

Un calme brûlant et souverain descendait du soleil,insensiblement, en buée d’or ; et Jeanne allait au pas de sonbidet, bercée, heureuse. De temps en temps elle levait les yeuxpour regarder un tout petit nuage blanc, gros comme une pincée decoton, un flocon de vapeur suspendu, oublié, resté là-haut, toutseul, au milieu du ciel bleu.

Elle descendit dans la vallée qui va se jeter à la mer, entreces grandes arches de la falaise qu’on nomme les portes d’Étretat,et tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait de la lumière àtravers la verdure encore grêle. Elle cherchait l’endroit sans leretrouver, errant par les petits chemins.

Tout à coup, en traversant une longue allée, elle aperçut toutau bout deux chevaux de selle attachés contre un arbre, et elle lesreconnut aussitôt ; c’étaient ceux de Gilberte et de Julien.La solitude commençait à lui peser ; elle fut heureuse decette rencontre imprévue ; et elle mit au trot sa monture.

Quand elle eut atteint les deux bêtes patientes, commeaccoutumées à ces longues stations, elle appela. On ne lui réponditpas.

Un gant de femme et les deux cravaches gisaient sur le gazonfoulé. Donc ils s’étaient assis là, puis éloignés laissant leurschevaux.

Elle attendit un quart d’heure, vingt minutes, surprise, sanscomprendre ce qu’ils pouvaient faire. Comme elle avait mis pied àterre, et ne remuait plus, appuyée contre un tronc d’arbre, deuxpetits oiseaux, sans la voir, s’abattirent dans l’herbe tout prèsd’elle. L’un d’eux s’agitait, sautillait autour de l’autre, lesailes soulevées et vibrantes, saluant de la tête et pépiant ;tout à coup ils s’accouplèrent.

Jeanne fut surprise comme si elle eût ignoré cette chose ;puis elle se dit : « C’est vrai, c’est le printemps » ; puisune autre pensée lui vint, un soupçon. Elle regarda de nouveau legant, les cravaches, les deux chevaux abandonnés ; et elle seremit brusquement en selle avec une irrésistible envie de fuir.

Elle galopait maintenant en retournant aux Peuples. Sa têtetravaillait, raisonnait, unissait les faits, rapprochait lescirconstances. Comment n’avait-elle pas deviné plus tôt ?Comment n’avait-elle rien vu ? Comment n’avait-elle pascompris les absences de Julien, le recommencement de ses élégancespassées, puis l’apaisement de son humeur ? Elle se rappelaitaussi les brusqueries nerveuses de Gilberte, ses câlineriesexagérées, et, depuis quelque temps, cette espèce de béatitude oùelle vivait, et dont le comte était heureux.

Elle remit au pas son cheval, car il lui fallait gravementréfléchir, et l’allure vive troublait ses idées.

Après la première émotion passée, son cœur était redevenupresque calme, sans jalousie et sans haine, mais soulevé de mépris.Elle ne songeait guère à Julien ; rien ne l’étonnait plus delui ; mais la double trahison de la comtesse, de son amie, larévoltait. Tout le monde était donc perfide, menteur et faux. Etdes larmes lui vinrent aux yeux. On pleure parfois des illusionsavec autant de tristesse que les morts.

Elle se résolut pourtant à feindre de ne rien savoir, à fermerson âme aux affections courantes, à n’aimer plus que Paul et sesparents ; et à supporter les autres avec un visagetranquille.

Sitôt rentrée, elle se jeta sur son fils, l’emporta dans sachambre et l’embrassa éperdument, pendant une heure sanss’arrêter.

Julien revint pour dîner, charmant et souriant, pleind’intentions aimables. Il demanda :

– Père et petite mère ne viennent donc pas cetteannée ?

Elle lui sut tant de gré de cette gentillesse qu’elle luipardonna presque la découverte du bois ; et un violent désirl’envahissant tout à coup de revoir bien vite les deux êtresqu’elle aimait le plus après Paul, elle passa toute sa soirée àleur écrire, pour hâter leur arrivée.

Ils annoncèrent leur retour pour le 20 mai. On était alors au 7de ce mois.

Elle les attendit avec une impatience grandissante, comme sielle eût éprouvé, en dehors même de son affection filiale, unbesoin nouveau de frotter son cœur à des cœurs honnêtes, de causer,l’âme ouverte, avec des gens purs, sains de toute infamie, dont lavie, et toutes les actions, et toutes les pensées, et tous lesdésirs avaient toujours été droits.

Ce qu’elle sentait maintenant, c’était une sorte d’isolement desa conscience juste au milieu de toutes ces consciencesdéfaillantes ; et bien qu’elle eût appris soudain àdissimuler, bien qu’elle accueillît la comtesse, la main tendue etla lèvre souriante, cette sensation de vide, de mépris pour leshommes, elle la sentait grandir, l’envelopper ; et chaque jourles petites nouvelles du pays lui jetaient à l’âme un dégoût plusgrand, une plus haute mésestime des êtres.

La fille des Couillard venait d’avoir un enfant et le mariageallait avoir lieu. La servante des Martin, une orpheline, étaitgrosse ; une petite voisine âgée de quinze ans étaitgrosse ; une veuve, une pauvre femme boiteuse et sordide,qu’on appelait la Crotte tant sa saleté paraissait horrible, étaitgrosse.

À tout moment on apprenait une grossesse nouvelle, ou bienquelque fredaine d’une fille, d’une paysanne mariée et mère defamille ou de quelque riche fermier respecté.

Ce printemps ardent semblait remuer les sèves chez les hommescomme chez les plantes.

Et Jeanne, dont les sens éteints ne s’agitaient plus, dont lecœur meurtri, l’âme sentimentale semblaient seuls remués par lessouffles tièdes et féconds, qui rêvait, exaltée sans désirs,passionnée pour des songes et morte aux besoins charnels,s’étonnait, pleine d’une répugnance qui devenait haineuse, de cettesale bestialité.

L’accouplement des êtres l’indignait à présent comme une chosecontre nature ; et, si elle en voulait à Gilberte, ce n’étaitpoint de lui avoir pris son mari, mais du fait même d’être tombéeaussi dans cette fange universelle.

Elle n’était point, celle-là, de la race des rustres chez quiles bas instincts dominent. Comment avait-elle pu s’abandonner dela même façon que ces brutes ?

Le jour même où devaient arriver ses parents, Julien raviva sesrépulsions en lui racontant gaiement, comme une chose toutenaturelle et drôle, que le boulanger ayant entendu quelque bruitdans son four, la veille, qui n’était pas jour de cuisson, avaitcru y surprendre un chat rôdeur et avait trouvé sa femme « quin’enfournait pas du pain ».

Et il ajoutait :

– Le boulanger a bouché l’ouverture ; ils ont failliétouffer là-dedans ; c’est le petit garçon de la boulangèrequi a prévenu les voisins ; car il avait vu entrer sa mèreavec le forgeron.

Et Julien riait, répétant :

– Ils nous font manger du pain d’amour, ces facteurs-là. C’estun vrai conte de La Fontaine.

Jeanne n’osait plus toucher au pain.

Lorsque la chaise de poste s’arrêta devant le perron et que lafigure heureuse du baron parut à la vitre, ce fut dans l’âme etdans la poitrine de la jeune femme une émotion profonde, untumultueux élan d’affection comme elle n’en avait jamaisressenti.

Mais elle demeura saisie, et presque défaillante, quand elleaperçut petite mère. La baronne, en ces six mois d’hiver, avaitvieilli de dix ans. Ses joues énormes, flasques, tombantes,s’étaient empourprées, comme gonflées de sang ; son œilsemblait éteint ; et elle ne remuait plus que soulevée sousles deux bras ; sa respiration pénible était devenuesifflante, et si difficile qu’on éprouvait près d’elle unesensation de gêne douloureuse.

Le baron, l’ayant vue chaque jour, n’avait point remarqué cettedécadence ; et, quand elle se plaignait de ses étouffementscontinus, de son alourdissement grandissant, il répondait :

– Mais non, ma chère, je vous ai toujours connue comme ça.

Jeanne, après les avoir accompagnés en leur chambre, se retiradans la sienne pour pleurer, bouleversée, éperdue. Puis, elle allaretrouver son père, et, se jetant sur son cœur, les yeux pleins delarmes :

– Oh ! comme mère est changée ! Qu’est-ce qu’elle a,dis-moi, qu’est-ce qu’elle a ?

Il fut très surpris, et répondit :

– Tu crois ? quelle idée ? mais non. Moi qui ne l’aipoint quittée, je t’assure que je ne la trouve pas mal, elle estcomme toujours.

Le soir Julien dit à sa femme :

– Ta mère file un mauvais coton. Je la crois touchée.

Et, comme Jeanne éclatait en sanglots, il s’impatienta.

– Allons, bon, je ne te dis pas qu’elle soit perdue. Tu estoujours follement exagérée. Elle est changée, voilà tout, c’est deson âge.

Au bout de huit jours elle n’y songeait plus, accoutumée à laphysionomie nouvelle de sa mère, et refoulant peut-être sescraintes, comme on refoule, comme on rejette toujours, par unesorte d’instinct égoïste, de besoin naturel de tranquillité d’âme,les appréhensions, les soucis menaçants.

La baronne, impuissante à marcher, ne sortait plus qu’unedemi-heure chaque jour. Quand elle avait accompli une seule fois leparcours de « son » allée, elle ne pouvait se mouvoir davantage etdemandait à s’asseoir sur « son » banc. Et, quand elle se sentaitincapable même de mener jusqu’au bout sa promenade, elle disait:

– Arrêtons-nous ; mon hypertrophie me casse les jambesaujourd’hui.

Elle ne riait plus guère, souriait seulement aux choses quil’auraient secouée tout entière l’année précédente. Mais comme sesyeux étaient demeurés excellents, elle passait des jours à relireCorinne ou Les Méditations de Lamartine ; puis elle demandaitqu’on lui apportât le tiroir « aux souvenirs ». Alors, ayant vidésur ses genoux les vieilles lettres douces à son cœur, elle posaitle tiroir sur une chaise à côté d’elle et remettait dedans, une àune, ses « reliques », après avoir lentement revu chacune. Et,quand elle était seule, bien seule, elle en baisait certaines,comme on baise secrètement les cheveux des morts qu’on aime.

Quelquefois, Jeanne, entrant brusquement, la trouvait pleurant,pleurant des larmes tristes. Elle s’écriait :

– Qu’as-tu, petite mère ?

Et la baronne, après un long soupir, répondait :

– Ce sont mes reliques qui m’ont fait ça. On remue des chosesqui ont été si bonnes et qui sont finies ! Et puis il y a despersonnes auxquelles on ne pensait plus guère et qu’on retrouvetout d’un coup. On croit les voir et les entendre, et ça vousproduit un effet épouvantable. Tu connaîtras ça, plus tard.

Quand le baron survenait en ces instants de mélancolie, ilmurmurait :

– Jeanne, ma chérie, si tu m’en crois, brûle tes lettres, toutestes lettres, celles de ta mère, les miennes, toutes. Il n’y a riende plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez danssa jeunesse.

Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, préparait sa «boîte aux reliques », obéissant, bien qu’elle différât en tout desa mère, à une sorte d’instinct héréditaire de sentimentalitérêveuse.

Le baron, après quelques jours, eut à s’absenter pour uneaffaire et il partit.

La saison était magnifique. Les nuits douces, fourmillantesd’astres, succédaient aux calmes soirées, les soirs sereins auxjours radieux, et les jours radieux aux aurores éclatantes. Petitemère se trouva bientôt mieux portante ; et Jeanne, oubliantles amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presquecomplètement heureuse. Toute la campagne resplendissait du matin ausoir, sous le soleil.

Jeanne, un après-midi, prit Paul en ses bras, et s’en alla parles champs. Elle regardait tantôt son fils, tantôt l’herbe cribléede fleurs le long de la route, s’attendrissant dans une félicitésans bornes. De minute en minute elle baisait l’enfant, le serraitpassionnément contre elle ; puis, frôlée par quelquesavoureuse odeur de campagne, elle se sentait défaillante, anéantiedans un bien-être infini. Puis elle rêva d’avenir pour lui. Queserait-il ? Tantôt elle le voulait grand homme, renommé,puissant. Tantôt elle le préférait humble et restant près d’elle,dévoué, tendre, les bras toujours ouverts pour maman. Quand ellel’aimait avec son cœur égoïste de mère, elle désirait qu’il restâtson fils, rien que son fils ; mais, quand elle l’aimait avecsa raison passionnée, elle ambitionnait qu’il devînt quelqu’un parle monde.

Elle s’assit au bord d’un fossé et se mit à le regarder. Il luisemblait qu’elle ne l’avait jamais vu. Et elle s’étonna brusquementà la pensée que ce petit être serait grand, qu’il marcherait d’unpas ferme, qu’il aurait de la barbe aux joues et parlerait d’unevoix sonore.

Au loin quelqu’un l’appelait. Elle leva la tête. C’était Mariusaccourant. Elle pensa qu’une visite l’attendait, et elle se dressa,mécontente d’être troublée. Mais le gamin arrivait à toutes jambes,et, quand il fut assez près, il cria :

– Madame, c’est madame la Baronne qu’est bien mal.

Elle sentit comme une goutte d’eau froide qui lui descendait lelong du dos ; et elle repartit à grands pas, la têteégarée.

Elle aperçut, de loin, des gens en tas sous le platane. Elles’élança et, le groupe s’étant ouvert, elle vit sa mère étendue parterre, la tête soutenue par deux oreillers. La figure était toutenoire, les yeux fermés, et sa poitrine, qui depuis vingt anshaletait, ne bougeait plus. La nourrice saisit l’enfant dans lesbras de la jeune femme, et l’emporta.

Jeanne, hagarde, demandait :

– Qu’est-il arrivé ? Comment est-elle tombée ? Qu’onaille chercher le médecin.

Et, comme elle se retournait, elle aperçut le curé, prévenu onne sait comment. Il offrit ses soins, s’empressa en relevant lesmanches de sa soutane. Mais le vinaigre, l’eau de Cologne, lesfrictions demeurèrent inefficaces.

– Il faudrait la dévêtir et la coucher, dit le prêtre.

Le fermier Joseph Couillard se trouvait là ainsi que le pèreSimon et Ludivine. Aidés de l’abbé Picot, ils voulurent emporter labaronne ; mais, quand ils la soulevèrent, la tête s’abattit enarrière, et la robe qu’ils avaient saisie se déchirait, tant sagrosse personne était pesante et difficile à remuer. Alors Jeannese mit à crier d’horreur. On reposa par terre le corps énorme etmou.

Il fallut prendre un fauteuil du salon ; et, quand on l’eutassise dedans, on put enfin l’enlever. Pas à pas ils gravirent leperron, puis l’escalier ; et, parvenus dans la chambre, ladéposèrent sur le lit.

Comme la cuisinière n’en finissait pas d’enlever ses vêtements,la veuve Dentu se trouva là juste à point, venue soudain, ainsi quele prêtre, comme s’ils avaient « senti la mort », selon le mot desdomestiques.

Joseph Couillard partit à franc étrier pour prévenir ledocteur ; et comme le prêtre se disposait à aller chercher lessaintes huiles, la garde lui souffla dans l’oreille :

– Ne vous dérangez point, monsieur le Curé, je m’y connais, ellea passé.

Jeanne, affolée, implorait, ne savait que faire, que tenter,quel remède employer. Le curé, à tout hasard, prononçal’absolution.

Pendant deux heures on attendit auprès du corps violet et sansvie. Tombée maintenant à genoux, Jeanne sanglotait, dévoréed’angoisse et de douleur.

Lorsque la porte s’ouvrit et que le médecin parut il lui semblavoir entrer le salut, la consolation, l’espérance ; et elles’élança vers lui, balbutiant tout ce qu’elle savait de l’accident:

– Elle se promenait comme tous les jours… elle allait bien… trèsbien même… elle avait mangé un bouillon et deux œufs au déjeuner…elle est tombée tout d’un coup… elle est devenue noire comme vousla voyez… et elle n’a plus remué… nous avons essayé de tout pour laranimer… de tout…

Elle se tut, saisie par un geste discret de la garde au médecinpour signifier que c’était fini, bien fini. Alors, se refusant àcomprendre, elle interrogea anxieusement, répétant :

– Est-ce grave ? croyez-vous que ce soit grave ?

Il dit enfin :

– J’ai bien peur que ce soit… que ce soit… fini. Ayez ducourage, un grand courage.

Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mère.

Julien rentrait. Il demeura stupéfait, visiblement contrarié,sans cri de douleur ni désespoir apparent, pris à l’improviste tropbrusquement pour se faire d’un seul coup le visage et la contenancequ’il fallait. Il murmura :

– Je m’y attendais, je sentais bien que c’était la fin.

Puis il tira son mouchoir, s’essuya les yeux, s’agenouilla, sesigna, marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussirelever sa femme. Mais elle tenait à pleins bras le cadavre et lebaisait, presque couchée sur lui. Il fallut qu’on l’emportât. Ellesemblait folle.

Au bout d’une heure on la laissa revenir. Aucun espoir nesubsistait. L’appartement était arrangé maintenant en chambremortuaire. Julien et le prêtre parlaient bas près d’une fenêtre. Laveuve Dentu, assise dans un fauteuil, d’une façon confortable, enfemme habituée aux veilles et qui se sent chez elle dans une maisondès que la mort vient d’y entrer, paraissait assoupie déjà.

La nuit tombait. Le curé s’avança vers Jeanne, lui prit lesmains, l’encouragea, déversant, sur ce cœur inconsolable, l’ondeonctueuse des consolations ecclésiastiques. Il parla de latrépassée, la célébra en termes sacerdotaux, et, triste de cettefausse tristesse de prêtre pour qui les cadavres sont bienfaisants,il s’offrit à passer la nuit en prières auprès du corps.

Mais Jeanne, à travers ses larmes convulsives, refusa. Ellevoulait être seule, toute seule en cette nuit d’adieux. Juliens’avança :

– Mais ce n’est pas possible, nous resterons tous les deux.

Elle faisait « non » de la tête, incapable de parler davantage.Elle put dire enfin :

– C’est ma mère, ma mère. Je veux être seule à la veiller.

Le médecin murmura :

– Laissez-la faire à sa guise, la garde pourra rester dans lachambre à côté.

Le prêtre et Julien consentirent, songeant à leur lit. Puisl’abbé Picot s’agenouilla à son tour, pria, se releva et sortit enprononçant : « C’était une sainte », sur le ton dont il disait :Dominus vobiscum.

Alors le vicomte, de sa voix ordinaire, demanda :

– Vas-tu prendre quelque chose ?

Jeanne ne répondit point, ignorant qu’il s’adressait à elle. Ilreprit :

– Tu ferais peut-être bien de manger un peu pour tesoutenir.

Elle répliqua d’un air égaré :

– Envoie tout de suite chercher papa.

Et il sortit pour expédier un cavalier à Rouen.

Elle demeura abîmée dans une sorte de douleur immobile, comme sielle eût attendu, pour s’abandonner au flot montant des regretsdésespérés, l’heure du dernier tête-à-tête.

Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte deténèbres. La veuve Dentu se mit à rôder, de son pas léger,cherchant et disposant des objets invisibles avec des mouvementssilencieux de garde-malade. Puis elle alluma deux bougies qu’elleposa doucement sur la table de nuit couverte d’une servietteblanche à la tête du lit.

Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien comprendre. Elleattendait d’être seule. Julien rentra ; il avait dîné ;et, de nouveau, il demanda :

– Tu ne veux rien prendre ?

Sa femme fit « non » de la tête.

Il s’assit, d’un air résigné plutôt que triste, et demeura sansparler.

Ils restaient tous trois, éloignés l’un de l’autre, sans unmouvement, sur leurs sièges.

Par moments, la garde s’endormant ronflait un peu, puis seréveillait brusquement.

Julien à la fin se leva, et, s’approchant de Jeanne :

– Veux-tu rester seule maintenant ?

Elle lui prit la main, dans un élan involontaire :

– Oh oui, laissez-moi.

Il l’embrassa sur le front, en murmurant :

– Je viendrai te voir de temps en temps.

Et il sortit avec la veuve Dentu qui roula son fauteuil dans lachambre voisine.

Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes grandes les deuxfenêtres. Elle reçut en pleine figure la tiède caresse d’un soir defenaison. Les foins de la pelouse, fauchés la veille, étaientcouchés sous le clair de lune.

Cette douce sensation lui fit mal, la navra comme uneironie.

Elle revint auprès du lit, prit une des mains inertes et froideset se mit à considérer sa mère.

Elle n’était plus enflée comme au moment de l’attaque ;elle semblait dormir à présent, plus paisiblement qu’elle n’avaitjamais fait ; et la flamme pâle des bougies, qu’agitaient dessouffles, déplaçait, à tout moment, les ombres de son visage, lafaisait vivante comme si elle eût remué.

Jeanne la regardait avidement ; et, du fond des lointainsde sa petite jeunesse, une foule de souvenirs accourait.

Elle se rappelait les visites de petite mère au parloir ducouvent, la façon dont elle lui tendait le sac de papier plein degâteaux, une multitude de petits détails, de petits faits, depetites tendresses, des paroles, des intonations, des gestesfamiliers, les plis de ses yeux quand elle riait, son grand soupiressoufflé quand elle venait de s’asseoir.

Et elle restait là, contemplant, se répétant dans une sorted’hébétement : « Elle est morte » ; et toute l’horreur de cemot lui apparut.

Celle couchée là – maman – petite mère – madame Adélaïde, étaitmorte ? Elle ne remuerait plus, ne parlerait plus, ne riraitplus, ne dînerait plus jamais en face de petit père ; elle nedirait plus : « Bonjour Jeannette. » Elle était morte !

On allait la clouer dans une caisse et l’enfouir, et ce seraitfini. On ne la verrait plus. Était-ce possible ?Comment ? Elle n’aurait plus sa mère ? Cette chère figuresi familière, vue dès qu’on a ouvert les yeux, aimée dès qu’on aouvert les bras, ce grand déversoir d’affection, cet être unique,la mère, plus important pour le cœur que tout le reste des êtres,était disparu. Elle n’avait plus que quelques heures à regarder sonvisage, ce visage immobile et sans pensée ; et puis rien, plusrien, un souvenir.

Et elle s’abattit sur les genoux dans une crise horrible dedésespoir ; et, les mains crispées sur la toile qu’elletordait, la bouche collée sur le lit, elle cria d’une voixdéchirante, étouffée dans les draps et les couvertures :

– Oh ! maman, ma pauvre maman, maman !

Puis, comme elle se sentait folle, folle ainsi qu’elle avait étédans cette nuit de fuite à travers la neige, elle se releva etcourut à la fenêtre pour se rafraîchir, boire de l’air nouveau quin’était point l’air de cette couche, l’air de cette morte.

Les gazons coupés, les arbres, la lande, la mer là-bas, sereposaient dans une paix silencieuse, endormis sous le charmetendre de la lune. Un peu de cette douceur calmante pénétra Jeanneet elle se mit à pleurer lentement.

Puis elle revint auprès du lit et s’assit en reprenant dans samain la main de petite mère, comme si elle l’eût veilléemalade.

Un gros insecte était entré, attiré par les bougies. Il battaitles murs comme une balle, allait d’un bout à l’autre de la chambre.Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait les yeux pour levoir ; mais elle n’apercevait jamais que son ombre errante surle blanc du plafond.

Puis elle ne l’entendit plus. Alors elle remarqua le tic-tacléger de la pendule et un autre petit bruit, ou, plutôt, unbruissement presque imperceptible. C’était la montre de petite mèrequi continuait à marcher, oubliée dans la robe jetée sur une chaiseaux pieds du lit. Et soudain un vague rapprochement entre cettemorte et cette mécanique qui ne s’était point arrêtée raviva ladouleur aiguë au cœur de Jeanne.

Elle regarda l’heure. Il était à peine dix heures etdemie ; et elle fut prise d’une peur horrible de cette nuitentière à passer là.

D’autres souvenirs lui revenaient : ceux de sa propre vie –Rosalie, Gilberte – les amères désillusions de son cœur. Toutn’était donc que misère, chagrin, malheur et mort. Tout trompait,tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. Où trouver un peude repos et de joie ? Dans une autre existence sansdoute ! Quand l’âme était délivrée de l’épreuve de la terre.L’âme ! Elle se mit à rêver sur cet insondable mystère, sejetant brusquement en des convictions poétiques que d’autreshypothèses, non moins vagues, renversaient immédiatement. Où doncétait, maintenant, l’âme de sa mère ? l’âme de ce corpsimmobile et glacé ? Très loin, peut-être. Quelque part dansl’espace ? Mais où ? Évaporée comme le parfum d’une fleursèche ? ou errante comme un invisible oiseau échappé de sacage ?

Rappelée à Dieu ? ou éparpillée au hasard des créationsnouvelles, mêlée aux germes près d’éclore ?

Très proche peut-être ? Dans cette chambre, autour de cettechair inanimée qu’elle avait quittée ! Et brusquement Jeannecrut sentir un souffle l’effleurer, comme le contact d’un esprit.Elle eut peur, une peur atroce, si violente qu’elle n’osait plusremuer, ni respirer, ni se retourner pour regarder derrière elle.Son cœur battait comme dans les épouvantes.

Et soudain l’invisible insecte reprit son vol et se remit àheurter les murs en tournoyant. Elle frissonna des pieds à la tête,puis, rassurée tout à coup quand elle eut reconnu le ronflement dela bête ailée, elle se leva, et se retourna. Ses yeux tombèrent surle secrétaire aux têtes de sphinx, le meuble aux reliques.

Et une idée tendre et singulière l’envahit ; c’était delire, en cette dernière veillée, comme elle aurait fait d’un livrepieux, les vieilles lettres chères à la morte. Il lui semblaqu’elle allait remplir un devoir délicat et sacré, quelque chose devraiment filial, qui ferait plaisir, dans l’autre monde, à petitemère.

C’était l’ancienne correspondance de son grand’père et de sagrand’mère, qu’elle n’avait point connus. Elle voulait leur tendreles bras par-dessus le corps de leur fille, aller vers eux en cettenuit funèbre comme s’ils eussent souffert aussi, former une sortede chaîne mystérieuse de tendresse entre ceux-là morts autrefois,celle qui venait de disparaître à son tour, et elle-même restéeencore sur la terre.

Elle se leva, abattit la tablette du secrétaire et prit dans letiroir du bas une dizaine de petits paquets de papiers jaunes,ficelés avec ordre, et rangés côte à côte.

Elle les déposa tous sur le lit, entre les bras de la baronne,par une sorte de raffinement sentimental, et elle se mit àlire.

C’étaient ces vieilles épîtres qu’on retrouve dans les antiquessecrétaires de famille, ces épîtres qui sentent un autresiècle.

La première commençait par « Ma chérie ». Une autre par « Mabelle petite-fille », puis c’étaient « Ma chère petite » – « Mamignonne » – « Ma fille adorée » puis « Ma chère enfant » – « Machère Adélaïde » – « Ma chère fille », selon qu’elles s’adressaientà la fillette, à la jeune fille et, plus tard, à la jeunefemme.

Et tout cela était plein de tendresses passionnées et puériles,de mille petites choses intimes, de ces grands et simplesévénements du foyer, si mesquins pour les indifférents : « Père ala grippe ; la bonne Hortense s’est brûlée au doigt ; lechat Croquerat est mort ; on a abattu le sapin à droite de labarrière ; mère a perdu son livre de messe en revenant del’église, elle pense qu’on le lui a volé. »

On y parlait aussi de gens inconnus à Jeanne, mais dont elle serappelait vaguement avoir entendu prononcer le nom, autrefois, dansson enfance.

Elle s’attendrissait à ces détails qui lui semblaient desrévélations ; comme si elle fût entrée tout à coup dans toutela vie passée, secrète, la vie du cœur de petite mère. Elleregardait le corps gisant ; et, brusquement, elle se mit àlire tout haut, à lire pour la morte, comme pour la distraire, laconsoler.

Et le cadavre immobile semblait heureux.

Une à une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit ;et elle pensa qu’il faudrait les mettre dans le cercueil, comme ony dépose des fleurs.

Elle délia un autre paquet. C’était une écriture nouvelle. Ellecommença : « Je ne peux plus me passer de tes caresses. Je t’aime àdevenir fou. »

Rien de plus ; pas de nom.

Elle retourna le papier sans comprendre. L’adresse portait bien« Madame la baronne Le Perthuis des Vauds ».

Alors elle ouvrit la suivante : « Viens ce soir, dès qu’il serasorti. Nous aurons une heure. Je t’adore. »

Dans une autre : « J’ai passé une nuit de délire à te désirervainement. J’avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous meslèvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages àme jeter par la fenêtre en songeant qu’à cette heure-là tu dormaisà son côté, qu’il te possédait à son gré… »

Jeanne, interdite, ne comprenait pas.

Qu’était-ce que cela ? À qui, pour qui, de qui ces parolesd’amour ?

Elle continua, retrouvant toujours des déclarations éperdues,des rendez-vous avec des recommandations de prudence, puistoujours, à la fin, ces quatre mots : « Surtout brûle cette lettre.»

Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation àdîner, mais de la même écriture et signée : « Paul d’Ennemare »,celui que le baron appelait, quand il parlait encore de lui : « Monpauvre vieux Paul », et dont la femme avait été la meilleure amiede la baronne.

Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d’un doute qui devinttout de suite une certitude. Sa mère l’avait eu pour amant.

Et soudain, la tête éperdue, elle rejeta d’une secousse cespapiers infâmes, comme elle eût rejeté quelque bête venimeusemontée sur elle, et elle courut à la fenêtre, et elle se mit àpleurer affreusement avec des cris involontaires qui luidéchiraient la gorge ; puis, tout son être se brisant, elles’affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pourqu’on n’entendît point ses gémissements, elle sanglota, abîmée dansun désespoir insondable.

Elle serait restée peut-être ainsi toute la nuit ; mais unbruit de pas dans la pièce voisine la fit se redresser d’un bond.C’était son père, peut-être ? Et toutes les lettres gisaientsur le lit et sur le plancher. Il lui suffirait d’en ouvrirune ? Et il saurait cela ! lui !

Elle s’élança, et, saisissant à poignées tous les vieux papiersjaunes, ceux des grands-parents et ceux de l’amant, et ceux qu’ellen’avait point dépliés, et ceux qui se trouvaient encore ficelésdans les tiroirs du secrétaire, elle les jetait en tas dans lacheminée. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur la tablede nuit et mit le feu à ce monceau de lettres. Une grande flammejaillit qui éclaira la chambre, la couche et le cadavre d’une lueurvive et dansante, dessinant en noir sur le rideau blanc du fond dulit le profil tremblotant du visage rigide et les lignes du corpsénorme sous le drap.

Quand il n’y eut plus qu’un amas de cendres au fond du foyer,elle retourna s’asseoir auprès de la fenêtre ouverte comme si ellen’eût plus osé rester auprès de la morte, et elle se remit àpleurer, la figure dans ses mains, et gémissant d’un ton navré,d’un ton de plainte désolée :

– Oh ! ma pauvre maman, oh ! ma pauvremaman !

Et une atroce réflexion lui vint : si petite mère n’était pasmorte, par hasard, si elle n’était qu’endormie d’un sommeilléthargique, si elle allait soudain se lever, parler ? Laconnaissance de l’affreux secret n’amoindrirait-elle pas son amourfilial ? L’embrasserait-elle des mêmes lèvres pieuses ?La chérirait-elle de la même affection sacrée ? Non. Cen’était pas possible ! et cette pensée lui déchira lecœur.

La nuit s’effaçait ; les étoiles pâlissaient ; c’étaitl’heure fraîche qui précède le jour. La lune descendue allaits’enfoncer dans la mer qu’elle nacrait sur toute sa surface.

Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passée à la fenêtrelors de son arrivée aux Peuples. Comme c’était loin, comme toutétait changé, comme l’avenir lui semblait différent.

Et voilà que le ciel devint rose, d’un rose joyeux, amoureux,charmant. Elle regardait, surprise maintenant comme devant unphénomène, cette radieuse éclosion du jour, se demandant s’il étaitpossible que, sur cette terre où se levaient de pareilles aurores,il n’y eût ni joie ni bonheur.

Un bruit de porte la fit tressaillir. C’était Julien. Il demanda:

– Eh bien ? tu n’es pas trop fatiguée ?

Elle balbutia « Non », heureuse de n’être plus seule.

– À présent, va te reposer, dit-il.

Elle embrassa lentement sa mère d’un baiser lent, douloureux etnavré ; puis elle rentra dans sa chambre.

La journée s’écoula dans ces tristes occupations que réclame unmort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup.

L’enterrement eut lieu le lendemain.

Après qu’elle eut, pour la dernière fois, appuyé ses lèvres surle front glacé, qu’elle eut fait la dernière toilette, et vu coulerle corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invités allaientvenir.

Gilberte arriva la première et se jeta, en sanglotant, sur lecœur de son amie.

On voyait par la fenêtre les voitures tourner à la grille, s’envenant au trot. Et des voix résonnaient dans le grand vestibule.Des femmes en noir entraient peu à peu dans la chambre, des femmesque Jeanne ne connaissait point. La marquise de Coutelier et lavicomtesse de Briseville l’embrassèrent.

Elle s’aperçut tout à coup que tante Lison se glissait derrièreelle. Et elle l’étreignit avec tendresse, ce qui fit presquedéfaillir la vieille fille.

Julien entra, en grand noir, élégant, affairé, satisfait decette affluence. Il parla bas à sa femme pour un conseil qu’ildemandait. Il ajouta d’un ton confidentiel :

– Toute la noblesse est venue, ce sera très bien.

Et il repartit en saluant gravement les dames.

Tante Lison et la comtesse Gilberte restèrent seules auprès deJeanne pendant que s’accomplissait la cérémonie funèbre. Lacomtesse l’embrassait sans cesse en répétant :

– Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie !

Quand le comte de Fourville revint chercher sa femme, ilpleurait lui-même comme s’il avait perdu sa propre mère.

Chapitre 10

 

Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornesdans une maison qui semble vide par l’absence de l’être familierdisparu pour toujours, ces jours criblés de souffrance à chaquerencontre de tout objet que maniait incessamment la morte.D’instant en instant, un souvenir vous tombe sur le cœur et lemeurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restée dans levestibule, son verre que la bonne n’a point serré ! Et danstoutes les chambres on retrouve des choses traînant : ses ciseaux,un gant, le volume dont les feuillets sont usés par ses doigtsalourdis, et mille riens qui prennent une signification douloureuseparce qu’ils rappellent mille petits faits.

Et sa voix vous poursuit ; on croit l’entendre ; onvoudrait fuir n’importe où, échapper à la hantise de cette maison.Il faut rester parce que d’autres sont là qui restent et souffrentaussi.

Et puis Jeanne demeurait écrasée sous le souvenir de ce qu’elleavait découvert. Cette pensée pesait sur elle ; son cœur broyéne se guérissait pas. Sa solitude d’à présent s’augmentait de cesecret horrible ; sa dernière confiance était tombée avec sadernière croyance.

Père, au bout de quelque temps, s’en alla, ayant besoin deremuer, de changer d’air, de sortir du noir chagrin où ils’enfonçait de plus en plus.

Et la grande maison, qui voyait ainsi de temps en tempsdisparaître un de ses maîtres, reprit sa vie calme etrégulière.

Et puis Paul tomba malade. Jeanne en perdit la raison, restadouze jours sans dormir, presque sans manger.

Il guérit ; mais elle demeura épouvantée par cette idéequ’il pouvait mourir. Alors que ferait-elle ? quedeviendrait-elle ? Et tout doucement se glissa dans son cœurle vague besoin d’avoir un autre enfant. Bientôt elle en rêva,reprise tout entière par son ancien désir de voir autour d’elledeux petits êtres, un garçon et une fille. Et ce fut uneobsession.

Mais, depuis l’affaire de Rosalie, elle vivait séparée deJulien. Un rapprochement semblait même impossible dans lessituations où ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs ; ellele savait ; et la seule pensée de subir de nouveau sescaresses la faisait frémir de répugnance.

Elle s’y serait pourtant résignée, tant l’envie d’être encoremère la harcelait ; mais elle se demandait comment pourraientrecommencer leurs baisers ? Elle serait morte d’humiliationplutôt que de laisser deviner ses intentions ; et il neparaissait plus songer à elle.

Elle y eût renoncé peut-être ; mais voilà que, chaque nuit,elle se mit à rêver d’une fille ; et elle la voyait jouantavec Paul sous le platane ; et parfois elle sentait une sortede démangeaison de se lever, et d’aller, sans prononcer un mot,trouver son mari dans sa chambre. Deux fois même elle se glissajusqu’à sa porte ; puis elle revint vivement, le cœur battantde honte.

Le baron était parti ; petite mère était morte ;Jeanne maintenant n’avait plus personne qu’elle pût consulter, àqui elle pût confier ses intimes secrets.

Alors elle se résolut à aller trouver l’abbé Picot, et à luidire, sous le sceau de la confession, les difficiles projetsqu’elle avait.

Elle arriva comme il lisait son bréviaire dans son petit jardinplanté d’arbres fruitiers.

Après avoir causé quelques minutes de choses et d’autres, ellebalbutia, en rougissant :

– Je voudrais me confesser, monsieur l’abbé.

Il demeura stupéfait et releva ses lunettes pour la bienconsidérer ; puis il se mit à rire.

– Vous ne devez pourtant pas avoir de gros péchés sur laconscience.

Elle se troubla tout à fait, et reprit :

– Non, mais j’ai un conseil à vous demander, un conseil si… si…si pénible que je n’ose pas vous en parler comme ça.

Il quitta instantanément son aspect bonhomme et prit son airsacerdotal :

– Eh bien, mon enfant, je vous écouterai dans le confessionnal,allons.

Mais elle le retint, hésitante, arrêtée tout à coup par unesorte de scrupule de parler de ces choses un peu honteuses dans lerecueillement d’une église vide.

– Ou bien, non…, monsieur le curé… je puis… je puis… si vous levoulez… vous dire ici ce qui m’amène. Tenez, nous allons nousasseoir là-bas sous votre petite tonnelle.

Ils y allèrent à pas lents. Elle cherchait comment s’exprimer,comment débuter. Ils s’assirent.

Alors, comme si elle se fût confessée, elle commença : « Monpère… » puis elle hésita, répéta de nouveau : « Mon père… » et setut, tout à fait troublée.

Il attendait, les mains croisées sur son ventre. Voyant sonembarras, il l’encouragea :

– Eh bien, ma fille, on dirait que vous n’osez pas ;voyons, prenez courage.

Elle se décida, comme un poltron qui se jette au danger :

– Mon père, je voudrais un autre enfant.

Il ne répondit rien, ne comprenant pas. Alors elle s’expliqua,perdant les mots, effarée.

– Je suis seule dans la vie maintenant ; mon père et monmari ne s’entendent guère ; ma mère est morte ; et…et…

Elle prononça tout bas en frissonnant… :

– L’autre jour j’ai failli perdre mon fils ! Que serais-jedevenue alors ?…

Elle se tut. Le prêtre, dérouté, la regardait.

– Voyons, arrivez au fait.

Elle répéta :

– Je voudrais un autre enfant.

Alors il sourit, habitué aux grosses plaisanteries des paysansqui ne se gênaient guère devant lui, et il répondit avec unhochement de tête malin :

– Eh bien, il me semble qu’il ne tient qu’à vous.

Elle leva vers lui ses yeux candides, puis, bégayant deconfusion :

– Mais… mais… vous comprenez que depuis ce… ce que… ce que voussavez de… de cette bonne… mon mari et moi nous vivons… nous vivonstout à fait séparés.

Accoutumé aux promiscuités et aux mœurs sans dignité descampagnes, il fut étonné de cette révélation ; puis, tout àcoup, il crut deviner le désir véritable de la jeune femme. Il laregarda de coin, plein de bienveillance et de sympathie pour sadétresse :

– Oui, je saisis parfaitement. Je comprends que votre… votreveuvage vous pèse. Vous êtes jeune, bien portante. Enfin, c’estnaturel, trop naturel.

Il se remettait à sourire, emporté par sa nature grivoise deprêtre campagnard ; et il tapotait doucement la main de Jeanne:

– Ça vous est permis, bien permis même par les commandements. –L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement. – Vous êtesmariée, n’est-ce pas ? Ce n’est point pour piquer desraves.

À son tour elle n’avait pas compris d’abord sessous-entendus ; mais, sitôt qu’elle les pénétra, elles’empourpra, toute saisie, avec des larmes aux yeux.

– Oh ! monsieur le curé, que dites-vous ? quepensez-vous ? Je vous jure… Je vous jure…

Et les sanglots l’étouffèrent.

Il fut surpris ; et il la consolait :

– Allons, je n’ai pas voulu vous faire de peine. Je plaisantaisun peu ; ça n’est pas défendu quand on est honnête. Maiscomptez sur moi ; vous pouvez compter sur moi. Je verrai M.Julien.

Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenant refusercette intervention qu’elle craignait maladroite et dangereuse, maiselle n’osait point ; et elle se sauva après avoir balbutié:

– Je vous remercie, monsieur le curé.

Huit jours se passèrent. Elle vivait dans une angoissed’inquiétude.

Un soir, au dîner, Julien la regarda d’une façon singulière avecun certain pli souriant des lèvres qu’elle lui connaissait en sesheures de gouaillerie. Il eut même à son égard une sorte degalanterie imperceptiblement ironique ; et comme ils sepromenaient ensuite dans la grande avenue de petite mère, il luidit tout bas dans l’oreille :

– Il paraît que nous sommes raccommodés.

Elle ne répondit rien. Elle regardait par terre une sorte deligne droite presque invisible à présent, l’herbe ayant repoussé.C’était la trace du pied de la baronne qui s’effaçait, commes’efface un souvenir. Et Jeanne se sentait le cœur crispé, noyé detristesse ; elle se sentait perdue dans la vie, si loin detout le monde.

Julien reprit :

– Moi, je ne demande pas mieux. Je craignais de te déplaire.

Le soleil se couchait, l’air était doux. Une envie de pleureroppressait Jeanne, un de ces besoins d’expansion vers un cœur ami,un besoin d’étreindre, en murmurant ses peines. Un sanglot luimontait à la gorge. Elle ouvrit les bras et tomba sur le cœur deJulien.

Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, nepouvant voir le visage caché sur sa poitrine. Il pensa qu’ellel’aimait encore et déposa sur son chignon un baisercondescendant.

Puis ils rentrèrent sans dire un mot. Il la suivit en sa chambreet passa la nuit avec elle.

Et leurs rapports anciens recommencèrent. Il les accomplissaitcomme un devoir qui cependant ne lui déplaisait pas ; elle lessubissait comme une nécessité écœurante et pénible, avec larésolution de les arrêter pour toujours dès qu’elle se sentiraitenceinte de nouveau.

Mais elle remarqua bientôt que les caresses de son marisemblaient différentes de jadis. Elles étaient plus raffinéespeut-être, mais moins complètes. Il la traitait comme un amantdiscret, et non plus comme un époux tranquille.

Elle s’étonna, observa, et s’aperçut bientôt que toutes sesétreintes s’arrêtaient avant qu’elle pût être fécondée.

Alors une nuit, la bouche sur la bouche, elle murmura :

– Pourquoi ne te donnes-tu plus à moi tout entier commeautrefois ?

Il se mit à ricaner :

– Parbleu, pour ne pas t’engrosser.

Elle tressaillit :

– Pourquoi donc ne veux-tu plus d’enfants ?

Il demeura perclus de surprise :

– Hein ? tu dis ? mais tu es folle ? Un autreenfant ? Ah ! mais non, par exemple ! C’est déjàtrop d’un pour piailler, occuper tout le monde et coûter del’argent. Un autre enfant : merci !

Elle le saisit dans ses bras, le baisa, l’enveloppa d’amour, et,tout bas :

– Oh ! je t’en supplie, rends-moi mère encore une fois.

Mais il se fâcha comme si elle l’eût blessé : « Ça vraiment, tuperds la tête. Fais-moi grâce de tes bêtises, je te prie. »

Elle se tut et se promit de le forcer par ruse à lui donner lebonheur qu’elle rêvait.

Alors elle essaya de prolonger ses baisers, jouant la comédied’une ardeur délirante, le liant à elle de ses deux bras crispés endes transports qu’elle simulait. Elle usa de tous lessubterfuges ; mais il resta maître de lui ; et pas unefois il ne s’oublia.

Alors, travaillée de plus en plus par son désir acharné, pousséeà bout, prête à tout braver, à tout oser, elle retourna chez l’abbéPicot.

Il achevait son déjeuner ; il était fort rouge, ayanttoujours des palpitations après ses repas. Dès qu’il la vit entrer,il s’écria : « Eh bien ? » désireux de savoir le résultat deses négociations.

Résolue maintenant et sans timidité pudique, elle réponditimmédiatement :

– Mon mari ne veut plus d’enfants.

L’abbé se retourna vers elle, intéressé tout à fait, prêt àfouiller avec une curiosité de prêtre dans ces mystères du lit quilui rendaient plaisant le confessionnal. Il demanda :

– Comment ça ?

Alors, malgré sa détermination, elle se troubla pour expliquer:

– Mais il… il… il refuse de me rendre mère.

L’abbé comprit, il connaissait ces choses ; et il se mit àinterroger avec des détails précis et minutieux, une gourmandised’homme qui jeûne.

Puis il réfléchit quelques instants et, d’une voix tranquille,comme s’il lui eût parlé de la récolte qui venait bien, il luitraça un plan de conduite habile, réglant tous les points :

– Vous n’avez qu’un moyen, ma chère enfant, c’est de lui faireaccroire que vous êtes grosse. Il ne s’observera plus ; etvous le deviendrez pour de vrai.

Elle rougit jusqu’aux yeux ; mais, déterminée à tout, elleinsista.

– Et… et s’il ne me croit pas ?

Le curé savait bien les ressources pour conduire et tenir leshommes :

– Annoncez votre grossesse à tout le monde, dites-lapartout ; il finira par y croire lui-même.

Puis il ajouta, comme pour s’absoudre de ce stratagème :

– C’est votre droit, l’Église ne tolère les rapports entre hommeet femme que dans le but de la procréation.

Elle suivit le conseil rusé et, quinze jours plus tard, elleannonçait à Julien qu’elle se croyait grosse. Il eut unsursaut.

– Pas possible ! ce n’est pas vrai.

Elle indiqua aussitôt la raison de ses soupçons. Mais il serassura.

– Bah ! attends un peu. Tu verras.

Alors chaque matin, il demanda :

– Eh bien ?

Et toujours elle répondait :

– Non, pas encore. Je serais bien trompée si je n’étais pasenceinte.

Il s’inquiétait à son tour, furieux et désolé, autant quesurpris. Il répétait :

– Je n’y comprends rien, mais rien. Si je sais comment celas’est fait ! je veux bien être pendu.

Au bout d’un mois elle annonçait de tous les côtés la nouvellesauf à la comtesse Gilberte, par une sorte de pudeur compliquée etdélicate.

Depuis sa première inquiétude, Julien ne l’approchaitplus ; puis il prit, en rageant, son parti, et déclara :

– En voilà un qui n’était pas demandé.

Et il recommença à pénétrer dans la chambre de sa femme.

Ce qu’avait prévu le prêtre se réalisa complètement. Elle étaitgrosse.

Alors, inondée d’une joie délirante, elle ferma sa porte chaquesoir, se vouant, dans un élan de reconnaissance vers la vaguedivinité qu’elle adorait, à une chasteté éternelle.

Elle se sentait de nouveau presque heureuse, s’étonnant de lapromptitude avec laquelle s’était adoucie sa douleur après la mortde sa mère. Elle s’était crue inconsolable ; et voilà qu’endeux mois à peine cette plaie vive se fermait. Il ne lui restaitplus qu’une mélancolie attendrie, comme un voile de chagrin jetésur sa vie. Aucun événement ne lui paraissait plus possible. Sesenfants grandiraient, l’aimeraient ; elle vieilliraittranquille, contente, sans s’occuper de son mari.

Vers la fin du mois de septembre, l’abbé Picot vint faire unevisite de cérémonie avec une soutane neuve qui ne portait encoreque huit jours de taches ; et il présenta son successeur,l’abbé Tolbiac. C’était un tout jeune prêtre maigre, fort petit, àla parole emphatique, et dont les yeux, cerclés de noir et caves,indiquaient une âme violente. Le vieux curé était nommé doyen deGoderville.

Jeanne ressentit une vraie tristesse de ce départ. La figure dubonhomme était liée à tous ses souvenirs de jeune femme. Il l’avaitmariée, il avait baptisé Paul, et enterré la baronne. Elle ne sefigurait pas Étouvent sans la bedaine de l’abbé Picot passant lelong des cours des fermes ; et elle l’aimait parce qu’il étaitjoyeux et naturel.

Malgré son avancement il ne semblait pas gai. Il disait :

– Ça me coûte, ça me coûte, madame la comtesse. Voilà dix-huitans que je suis ici. Oh ! la commune rapporte peu et ne vautpoint grand-chose. Les hommes n’ont pas plus de religion qu’il nefaut, et les femmes, les femmes, voyez-vous, n’ont guère deconduite. Les filles ne passent à l’église pour le mariage qu’aprèsavoir fait un pèlerinage à Notre-Dame du Gros-Ventre, et la fleurd’oranger ne vaut pas cher dans le pays. Tant pis, je l’aimais,moi.

Le nouveau curé faisait des gestes d’impatience, et devenaitrouge. Il dit brusquement :

– Avec moi, il faudra que tout cela change.

Il avait l’air d’un enfant rageur, tout frêle et tout maigredans sa soutane usée déjà, mais propre.

L’abbé Picot le regarda de biais, comme il faisait en sesmoments de gaieté, et il reprit :

– Voyez-vous, l’abbé, pour empêcher ces choses-là, il faudraitenchaîner vos paroissiens, et encore ça ne servirait à rien.

Le petit prêtre répondit d’un ton cassant :

– Nous verrons bien.

Et le vieux curé sourit en humant sa prise :

– L’âge vous calmera, l’abbé, et l’expérience aussi ; vouséloignerez de l’église vos derniers fidèles ; et voilà tout.Dans ce pays-ci, on est croyant, mais tête de chien : prenez garde.Ma foi, quand je vois entrer au prône une fille qui me paraît unpeu grasse, je me dis : « C’est un paroissien de plus qu’ellem’amène » et je tâche de la marier. Vous ne les empêcherez pas defauter, voyez-vous ; mais vous pouvez aller trouver le garçonet l’empêcher d’abandonner la mère. Mariez-les, l’abbé, mariez-les,ne vous occupez pas d’autre chose.

Le nouveau curé répondit avec rudesse :

– Nous pensons différemment ; il est inutiled’insister.

Et l’abbé Picot se remit à regretter son village, la mer qu’ilvoyait des fenêtres du presbytère, les petites vallées en entonnoiroù il allait réciter son bréviaire, en regardant au loin passer lesbateaux.

Et les deux prêtres prirent congé. Le vieux embrassa Jeanne, quifaillit pleurer.

Huit jours plus tard, l’abbé Tolbiac revint. Il parla desréformes qu’il accomplissait comme aurait pu le faire un princeprenant possession de son royaume. Puis il pria la comtesse de nepoint manquer l’office du dimanche, et de communier à toutes lesfêtes.

– Vous et moi, disait-il, nous sommes la tête du pays ;nous devons le gouverner et nous montrer toujours comme un exempleà suivre. Il faut que nous soyons unis pour être puissants etrespectés. L’église et le château se donnant la main, la chaumièrenous craindra et nous obéira.

La religion de Jeanne était toute de sentiment ; elle avaitcette foi rêveuse que garde toujours une femme ; et, si elleaccomplissait à peu près ses devoirs, c’était surtout par habitudegardée du couvent, la philosophie frondeuse du baron ayant depuislongtemps jeté bas ses convictions.

L’abbé Picot se contentait du peu qu’elle pouvait lui donner etne la gourmandait jamais. Mais son successeur, ne l’ayant point vueà l’office du précédent dimanche, était accouru inquiet etsévère.

Elle ne voulut point rompre avec le presbytère et promit, seréservant de ne se montrer assidue que par complaisance dans lespremières semaines.

Mais, peu à peu, elle prit l’habitude de l’église et subitl’influence de ce frêle abbé intègre et dominateur. Mystique, illui plaisait par ses exaltations et ses ardeurs. Il faisait vibreren elle la corde de poésie religieuse que toutes les femmes ontdans l’âme. Son austérité intraitable, son mépris du monde et dessensualités, son dégoût des préoccupations humaines, son amour deDieu, son inexpérience juvénile et sauvage, sa parole dure, savolonté inflexible donnaient à Jeanne l’impression de ce quedevaient être les martyrs ; et elle se laissait séduire, elle,cette souffrante déjà désabusée, par le fanatisme rigide de cetenfant, ministre du Ciel.

Il la menait au Christ consolateur, lui montrant comment lesjoies pieuses de la religion apaiseraient toutes sessouffrances ; et elle s’agenouillait au confessionnal,s’humiliant, se sentant petite et faible devant ce prêtre quisemblait avoir quinze ans.

Mais il fut bientôt détesté par toute la campagne.

D’une inflexible sévérité pour lui-même, il se montrait pour lesautres d’une implacable intolérance. Une chose surtout le soulevaitde colère et d’indignation, l’amour. Il en parlait dans ses prêchesavec emportement, en termes crus, selon l’usage ecclésiastique,jetant sur cet auditoire de rustres des périodes tonnantes contrela concupiscence ; et il tremblait de fureur, trépignait,l’esprit hanté des images qu’il évoquait dans ses fureurs.

Les grands gars et les filles se coulaient des regards sournoisà travers l’église ; et les vieux paysans, qui aiment toujoursà plaisanter sur ces choses-là, désapprouvaient l’intolérance dupetit curé en retournant à la ferme après l’office, à côté du filsen blouse bleue et de la fermière en mante noire. Et toute lacontrée était en émoi.

On se racontait tout bas ses sévérités au confessionnal, lespénitences sévères qu’il infligeait ; et, comme il s’obstinaità refuser l’absolution aux filles dont la chasteté avait subi desatteintes, la moquerie s’en mêla. On riait, aux grand-messes desfêtes, quand on voyait des jeunesses rester à leurs bancs au lieud’aller communier avec les autres.

Bientôt il épia les amoureux pour empêcher leurs rencontres,comme fait un garde poursuivant les braconniers. Il les chassait lelong des fossés, derrière les granges, par les soirs de lune, etdans les touffes de joncs marins sur le versant des petitescôtes.

Une fois il en découvrit deux qui ne se désunirent pas devantlui ; ils se tenaient par la taille, et marchaient ens’embrassant dans un ravin rempli de pierres.

L’abbé cria :

– Voulez-vous bien finir, manants que vous êtes !

Et le gars, s’étant retourné, lui répondit :

– Mêlez-vous d’vos affaires, m’sieu l’curé, celles-là n’vousr’gardent pas.

Alors l’abbé ramassa des cailloux et les leur jeta comme on faitaux chiens.

Ils s’enfuirent en riant tous deux ; et le dimanchesuivant, il les dénonça par leurs noms en pleine église.

Tous les garçons du pays cessèrent d’aller aux offices.

Le curé dînait au château tous les jeudis, et venait souvent ensemaine causer avec sa pénitente. Elle s’exaltait comme lui,discutait sur les choses immatérielles, maniait tout l’arsenalantique et compliqué des controverses religieuses.

Ils se promenaient tous deux le long de la grande allée de labaronne en parlant du Christ et des Apôtres, et de la Vierge et desPères de l’Église, comme s’ils les eussent connus. Ils s’arrêtaientparfois pour se poser des questions profondes qui les faisaientdivaguer mystiquement, elle, se perdant en des raisonnementspoétiques qui montaient au ciel comme des fusées, lui plus précis,arguant comme un avoué monomane qui démontrerait mathématiquementla quadrature du cercle.

Julien traitait le nouveau curé avec un grand respect, répétantsans cesse :

– Il me va, ce prêtre-là, il ne pactise pas.

Et il se confessait et communiait à volonté, donnant l’exempleprodigalement.

Il allait maintenant presque chaque jour chez les Fourville,chassant avec le mari qui ne pouvait plus se passer de lui, etmontant à cheval avec la comtesse, malgré les pluies et les grostemps. Le comte disait :

– Ils sont enragés avec leur cheval, mais cela fait du bien à mafemme.

Le baron revint vers la mi-novembre. Il était changé, vieilli,éteint, baigné dans une tristesse noire qui avait pénétré sonesprit. Et tout de suite l’amour qui le liait à sa fille semblaaccru comme si ces quelques mois de morne solitude eussent exaspéréson besoin d’affection, de confiance et de tendresse.

Jeanne ne lui confia point ses idées nouvelles, son intimitéavec l’abbé Tolbiac, et son ardeur religieuse ; mais, lapremière fois qu’il vit le prêtre, il sentit s’éveiller contre luiune inimitié véhémente.

Et quand la jeune femme lui demanda, le soir : « Comment letrouves-tu ? » il répondit :

– Cet homme-là, c’est un inquisiteur ! Il doit être trèsdangereux.

Puis quand il eut appris par les paysans dont il était l’ami,les sévérités du jeune prêtre, ses violences, cette espèce depersécution qu’il exerçait contre les lois et les instincts innés,ce fut une haine qui éclata dans son cœur.

Il était, lui, de la race des vieux philosophes adorateurs de lanature, attendri dès qu’il voyait deux animaux s’unir, à genouxdevant une espèce de Dieu panthéiste et hérissé devant laconception catholique d’un Dieu à intentions bourgeoises, à colèresjésuitiques et à vengeances de tyran, un Dieu qui lui rapetissaitla création entrevue, fatale, sans limites, toute-puissante, lacréation vie, lumière, terre, pensée, plante, roche, homme, air,bête, étoile, Dieu, insecte en même temps, créant parce qu’elle estcréation, plus forte qu’une volonté, plus vaste qu’un raisonnement,produisant sans but, sans raison et sans fin dans tous les sens etdans toutes les formes à travers l’espace infini, suivant lesnécessités du hasard et le voisinage des soleils chauffant lesmondes.

La création contenait tous les germes, la pensée et la vie sedéveloppant en elle comme des fleurs et des fruits sur lesarbres.

Pour lui donc, la reproduction était la grande loi générale,l’acte sacré, respectable, divin, qui accomplit l’obscure etconstante volonté de l’Être Universel. Et il commença, de ferme enferme, une campagne ardente contre le prêtre intolérant,persécuteur de la vie.

Jeanne, désolée, priait le Seigneur, implorait son père ;mais il répondait toujours :

– Il faut combattre ces hommes-là, c’est notre droit et notredevoir. Ils ne sont pas humains.

Il répétait, en secouant ses longs cheveux blancs :

– Ils ne sont pas humains ; ils ne comprennent rien, rien,rien. Ils agissent dans un rêve fatal ; ils sontanti-physiques.

Et il criait « Anti-physiques ! » comme s’il eût jeté unemalédiction.

Le prêtre sentait bien l’ennemi, mais, comme il tenait à restermaître du château et de la jeune femme, il temporisait, sûr de lavictoire finale.

Puis une idée fixe le hantait ; il avait découvert parhasard les amours de Julien et de Gilberte, et il les voulaitinterrompre à tout prix.

Il s’en vint un jour trouver Jeanne et, après un long entretienmystique, il lui demanda de s’unir à lui pour combattre, pour tuerle mal dans sa propre famille, pour sauver deux âmes en danger.

Elle ne comprit pas et voulut savoir. Il répondit :

– L’heure n’est pas venue, je vous reverrai bientôt.

Et il partit brusquement.

L’hiver alors touchait à sa fin, un hiver pourri, comme on ditaux champs, humide et tiède.

L’abbé revint quelques jours plus tard et parla en termesobscurs d’une de ces liaisons indignes entre gens qui devraientêtre irréprochables. Il appartenait, disait-il, à ceux qui avaientconnaissance de ces faits, de les arrêter par tous les moyens. Puisil entra en des considérations élevées, puis, prenant la main deJeanne, il l’adjura d’ouvrir les yeux, de comprendre et del’aider.

Elle avait compris, cette fois, mais elle se taisait, épouvantéeà la pensée de tout ce qui pouvait survenir de pénible dans samaison tranquille à présent, et elle feignit de ne pas savoir ceque l’abbé voulait dire. Alors il n’hésita plus et parlaclairement.

– C’est un devoir pénible que je vais accomplir, madame lacomtesse, mais je ne puis faire autrement. Le ministère que jeremplis m’ordonne de ne pas vous laisser ignorer ce que vous pouvezempêcher. Sachez donc que votre mari entretient une amitiécriminelle avec Mme de Fourville.

Elle baissa la tête, résignée et sans force.

Le prêtre reprit :

– Que comptez-vous faire, maintenant ?

Alors elle balbutia :

– Que voulez-vous que je fasse, monsieur l’abbé ?

Il répondit violemment :

– Vous jeter en travers de cette passion coupable.

Elle se mit à pleurer ; et d’une voix navrée :

– Mais il m’a déjà trompée avec une bonne ; mais il nem’écoute pas ; il ne m’aime plus ; il me maltraite sitôtque je manifeste un désir qui ne lui convient pas. Quepuis-je ?

Le curé, sans répondre directement, s’écria :

– Alors, vous vous inclinez ! Vous vous résignez !Vous consentez ! L’adultère est sous votre toit ; et vousle tolérez ! Le crime s’accomplit sous vos yeux, et vousdétournez le regard ? Êtes-vous une épouse ? unechrétienne ? une mère ?

Elle sanglotait :

– Que voulez-vous que je fasse ?

Il répliqua :

– Tout plutôt que de permettre cette infamie. Tout, vous dis-je.Quittez-le. Fuyez cette maison souillée.

Elle dit :

– Mais je n’ai pas d’argent, monsieur l’abbé ; et puis jesuis sans courage, maintenant ; et puis comment partir sanspreuves ? Je n’en ai même pas le droit.

Le prêtre se leva, frémissant :

– C’est la lâcheté qui vous conseille, madame, je vous croyaisautre. Vous êtes indigne de la miséricorde de Dieu !

Elle tomba à ses genoux :

– Oh ! je vous en prie, ne m’abandonnez pas,conseillez-moi !

Il prononça d’une voix brève :

– Ouvrez les yeux de M. de Fourville. C’est à lui qu’ilappartient de rompre cette liaison.

À cette pensée une épouvante la saisit :

– Mais il les tuerait, monsieur l’abbé ! Et je commettraisune dénonciation ! Oh ! pas cela, jamais !

Alors, il leva la main comme pour la maudire, tout soulevé decolère :

– Restez dans votre honte et dans votre crime ; car vousêtes plus coupable qu’eux. Vous êtes l’épouse complaisante !Je n’ai plus rien à faire ici.

Et il s’en alla, si furieux que tout son corps tremblait.

Elle le suivit éperdue, prête à céder, commençant à promettre.Mais il demeurait vibrant d’indignation, marchant à pas rapides ensecouant de rage son grand parapluie bleu presque aussi haut quelui.

Il aperçut Julien debout près de la barrière, dirigeant destravaux d’ébranchage ; alors il tourna à gauche pour traverserla ferme des Couillard ; et il répétait :

– Laissez-moi, madame, je n’ai plus rien à vous dire.

Juste sur son chemin, au milieu de la cour, un tas d’enfants,ceux de la maison et ceux des voisins attroupés autour de la logede la chienne Mirza, contemplaient curieusement quelque chose, avecune attention concentrée et muette. Au milieu d’eux le baron, lesmains derrière le dos, regardait aussi avec curiosité. On eût ditun maître d’école. Mais, quand il vit de loin le prêtre, il s’enalla pour éviter de le rencontrer, de le saluer, de lui parler.

Jeanne disait, suppliante :

– Laissez-moi quelques jours, monsieur l’abbé, et revenez auchâteau. Je vous raconterai ce que j’aurai pu faire, et ce quej’aurai préparé ; et nous aviserons.

Ils arrivaient alors auprès du groupe des enfants ; et lecuré s’approcha pour voir ce qui les intéressait ainsi. C’était lachienne qui mettait bas. Devant sa niche cinq petits grouillaientdéjà autour de la mère qui les léchait avec tendresse, étendue surle flanc, tout endolorie. Au moment où le prêtre se penchait, labête crispée s’allongea et un sixième petit toutou parut. Tous lesgalopins alors, saisis de joie, se mirent à crier en battant desmains :

– En v’là encore un, en v’là encore un !

C’était un jeu pour eux, un jeu naturel où rien d’impurn’entrait. Ils contemplaient cette naissance comme ils auraientregardé tomber des pommes.

L’abbé Tolbiac demeura d’abord stupéfait, puis, saisi d’unefureur irrésistible, il leva son grand parapluie et se mit àfrapper dans le tas des enfants sur les têtes, de toute sa force.Les galopins effarés s’enfuirent à toutes jambes ; et il setrouva subitement en face de la chienne en gésine qui s’efforçaitde se lever. Mais il ne la laissa pas même se dresser sur sespattes, et, la tête perdue, il commença à l’assommer à tour debras. Enchaînée, elle ne pouvait s’enfuir, et gémissaitaffreusement en se débattant sous les coups. Il cassa sonparapluie. Alors, les mains vides, il monta dessus, la piétinantavec frénésie, la pilant, l’écrasant. Il lui fit mettre au monde undernier petit qui jaillit sous la pression ; et il acheva,d’un talon forcené, le corps saignant qui remuait encore au milieudes nouveau-nés piaulants, aveugles et lourds, cherchant déjà lesmamelles.

Jeanne s’était sauvée ; mais le prêtre soudain se sentitpris au cou, un soufflet fit sauter son tricorne ; et lebaron, exaspéré, l’emporta jusqu’à la barrière et le jeta sur laroute.

Quand M. Le Perthuis se retourna, il aperçut sa fille à genoux,sanglotant au milieu des petits chiens et les recueillant dans sajupe. Il revint vers elle à grands pas, en gesticulant, et ilcriait :

– Le voilà, le voilà, l’homme en soutane ! L’as-tu vu,maintenant ?

Les fermiers étaient accourus, tout le monde regardait la bêteéventrée ; et la mère Couillard déclara :

– C’est-il possible d’être sauvage comme ça !

Mais Jeanne avait ramassé les sept petits et prétendait lesélever.

On essaya de leur donner du lait : trois moururent le lendemain.Alors le père Simon courut le pays pour découvrir une chienneallaitant. Il n’en trouva pas, mais il rapporta une chatte enaffirmant qu’elle ferait l’affaire. On tua donc trois autres petitset on confia le dernier à cette nourrice d’une autre race. Ellel’adopta immédiatement, et lui tendit sa mamelle en se couchant surle côté.

Pour qu’il n’épuisât point sa mère adoptive, on sevra le chienquinze jours après, et Jeanne se chargea de le nourrir elle-même aubiberon. Elle l’avait nommé Toto. Le baron changea son nomd’autorité, et le baptisa « Massacre ».

Le prêtre ne revint pas, mais, le dimanche suivant, il lança duhaut de la chaire des imprécations, des malédictions et des menacescontre le château, disant qu’il faut porter le fer rouge dans lesplaies, anathématisant le baron qui s’en amusa, et marquant d’uneallusion voilée, encore timide, les nouvelles amours de Julien. Levicomte fut exaspéré, mais la crainte d’un scandale affreuxéteignit sa colère.

Alors, de prône en prône, le prêtre continua l’annonce de savengeance, prédisant que l’heure de Dieu approchait, que tous sesennemis seraient frappés.

Julien écrivit à l’archevêque une lettre respectueuse maisénergique. L’abbé Tolbiac fut menacé d’une disgrâce. Il se tut.

On le rencontrait maintenant faisant de longues coursessolitaires, à pas allongés, avec un air exalté. Gilberte et Juliendans leurs promenades à cheval l’apercevaient à tout moment,parfois au loin comme un point noir au bout d’une plaine ou sur lebord de la falaise, parfois lisant son bréviaire dans quelqueétroit vallon où ils allaient entrer. Ils tournaient bride alorspour ne point passer près de lui.

Le printemps était venu, ravivant leur amour, les jetant chaquejour aux bras l’un de l’autre, tantôt ici, tantôt là, sous toutabri où les portaient leurs courses.

Comme les feuilles des arbres étaient encore claires, et l’herbehumide, et qu’ils ne pouvaient, ainsi qu’au cœur de l’été,s’enfoncer dans les taillis des bois, ils avaient adopté le plussouvent, pour cacher leurs étreintes, la cabane ambulante d’unberger, abandonnée depuis l’automne au sommet de la côte deVaucotte.

Elle restait là toute seule, haute sur ses roues, à cinq centsmètres de la falaise, juste au point où commençait la descenterapide du vallon. Ils ne pouvaient être surpris dedans, car ilsdominaient la plaine ; et les chevaux attachés aux brancardsattendaient qu’ils fussent las de baisers.

Mais voilà qu’un jour, au moment où ils quittaient ce refuge,ils aperçurent l’abbé Tolbiac assis presque caché dans les joncsmarins de la côte.

– Il faudra laisser nos chevaux dans le ravin, dit Julien, ilspourraient nous dénoncer de loin.

Et ils prirent l’habitude d’attacher les bêtes dans un repli duval plein de broussailles.

Puis un soir, comme ils rentraient tous deux à la Vrillette oùils devaient dîner avec le comte, ils rencontrèrent le curéd’Étouvent qui sortait du château. Il se rangea pour les laisserpasser ; et salua sans qu’ils rencontrassent ses yeux.

Une inquiétude les saisit qui se dissipa bientôt.

Or Jeanne, un après-midi, lisait auprès du feu par un grand coupde vent (c’était au commencement de mai), quand elle aperçutsoudain le comte de Fourville qui s’en venait à pied et si vitequ’elle crut un malheur arrivé.

Elle descendit vivement pour le recevoir et, quand elle fut enface de lui, elle le pensa devenu fou. Il était coiffé d’une grossecasquette fourrée qu’il ne portait que chez lui, vêtu de sa blousede chasse, et si pâle que sa moustache rousse, qui ne tranchaitpoint d’ordinaire sur son teint coloré, semblait une flamme. Et sesyeux étaient hagards, roulaient, comme vides de pensée.

Il balbutia :

– Ma femme est ici, n’est-ce pas ?

Jeanne, perdant la tête, répondit :

– Mais non, je ne l’ai point vue aujourd’hui.

Alors il s’assit, comme si ses jambes se fussent brisées, il ôtasa coiffure et s’essuya le front avec son mouchoir, plusieurs fois,par un geste machinal ; puis se relevant d’une secousse, ils’avança vers la jeune femme, les deux mains tendues, la boucheouverte, prêt à parler, à lui confier quelque affreusedouleur ; puis il s’arrêta, la regarda fixement, prononça dansune sorte de délire :

– Mais c’est votre mari… vous aussi…

Et il s’enfuit du côté de la mer.

Jeanne courut pour l’arrêter, l’appelant, l’implorant, le cœurcrispé de terreur, pensant : « Il sait tout ! que va-t-ilfaire ? Oh ! pourvu qu’il ne les trouve point !»

Mais elle ne le pouvait atteindre, et il ne l’écoutait pas. Ilallait devant lui sans hésiter, sûr de son but. Il franchit lefossé, puis enjambant les joncs marins à pas de géant, il gagna lafalaise.

Jeanne, debout sur le talus planté d’arbres, le suivit longtempsdes yeux ; puis, le perdant de vue, elle rentra, torturéed’angoisse.

Il avait tourné vers la droite, et s’était mis à courir. La merhouleuse roulait ses vagues ; les gros nuages tout noirsarrivaient d’une vitesse folle, passaient, suivis pard’autres ; et chacun d’eux criblait la côte d’une aversefurieuse. Le vent sifflait, geignait, rasait l’herbe, couchait lesjeunes récoltes, emportait, pareils à des flocons d’écume, degrands oiseaux blancs qu’il entraînait au loin dans les terres.

Les grains, qui se succédaient, fouettaient le visage du comte,trempaient ses joues et ses moustaches où l’eau glissait,emplissaient de bruit ses oreilles et son cœur de tumulte.

Là-bas, devant lui, le val de Vaucotte ouvrait sa gorgeprofonde. Rien jusque-là qu’une hutte de berger auprès d’un parc àmoutons vide. Deux chevaux étaient attachés aux brancards de lamaison roulante. Que pouvait-on craindre par cettetempête ?

Dès qu’il les eut aperçus, le comte se coucha contre terre, puisil se traîna sur les mains et sur les genoux, semblable à une sortede monstre avec son grand corps souillé de boue et sa coiffure enpoil de bête. Il rampa jusqu’à la cabane solitaire et se cachadessous pour n’être point découvert par les fentes desplanches.

Les chevaux, l’ayant vu, s’agitaient. Il coupa lentement leursbrides avec son couteau qu’il tenait ouvert à la main et, unebourrasque étant survenue, les animaux s’enfuirent, harcelés par lagrêle qui cinglait le toit penché de la maison de bois, la faisanttrembler sur ses roues.

Le comte alors, redressé sur les genoux, colla son œil au bas dela porte, en regardant dedans.

Il ne bougeait plus ; il semblait attendre. Un temps assezlong s’écoula ; et tout à coup il se releva, fangeux de latête aux pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou quifermait l’auvent au-dehors, et, saisissant les brancards, il se mità secouer cette niche comme s’il eût voulu la briser en pièces.Puis soudain, il s’attela, pliant sa haute taille dans un effortdésespéré, tirant comme un bœuf, et haletant ; et il entraîna,vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu’elleenfermait.

Ils criaient là-dedans, heurtant la cloison du poing, necomprenant pas ce qui leur arrivait.

Lorsqu’il fut en haut de la descente, il lâcha la légère demeurequi se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujoursplus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre deses brancards.

Un vieux mendiant, blotti dans un fossé, la vit passer d’un élansur sa tête ; et il entendit des cris affreux poussés dans lecoffre de bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un heurt, s’abattitsur le flanc et se remit à dévaler comme une boule, comme unemaison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont. Puis, arrivantau rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe,et, tombant au fond, s’y creva comme un œuf.

Dès qu’elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieuxmendiant, qui l’avait vue passer, descendit à petits pas à traversles ronces ; et, mû par une prudence de paysan, n’osantapprocher du coffre éventré, il alla jusqu’à la ferme voisineannoncer l’accident.

On accourut ; on souleva les débris ; on aperçut deuxcorps. Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L’homme avait lefront ouvert et toute la face écrasée. La mâchoire de la femmependait, détachée dans un choc ; et leurs membres cassésétaient mous comme s’il n’y avait plus d’os sous la chair.

On les reconnut cependant ; et on se mit à raisonnerlonguement sur les causes de ce malheur.

– Qué qui faisaient dans c’té cahute ? dit une femme.

Alors, le vieux pauvre raconta qu’ils s’étaient apparemmentréfugiés là-dedans pour se mettre à l’abri d’une bourrasque, et quele vent furieux avait dû chavirer et précipiter la cabane. Et ilexpliquait que lui-même allait s’y cacher quand il avait vu leschevaux attachés aux brancards, et compris par là que la placeétait occupée.

Il ajouta d’un air satisfait :

– Sans ça, c’est moi qu’j’y passais.

Une voix dit :

– Ça aurait-il pas mieux valu ?

Alors, le bonhomme se mit dans une colère terrible :

– Pourquoi qu’ça aurait mieux valu ? Parce qu’je sieuspauvre et qu’i sont riches ! Guettez-les, à c’t’heure…

Et, tremblant, déguenillé, ruisselant d’eau, sordide avec sabarbe mêlée et ses longs cheveux coulant du chapeau défoncé, ilmontrait les deux cadavres du bout de son bâton crochu ; et ildéclara :

– J’sommes tous égaux, là-devant.

Mais d’autres paysans étaient venus, et regardaient de coin,d’un œil inquiet, sournois, effrayé, égoïste et lâche. Puis ondélibéra sur ce qu’on ferait ; et il fut décidé, dans l’espoird’une récompense, que les corps seraient reportés aux châteaux. Onattela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficulté surgit.Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond desvoitures ; les autres étaient d’avis d’y placer des matelaspar convenance.

La femme qui avait déjà parlé cria :

– Mais y s’ront pleins d’sang, ces matelas, qu’y faudra lesr’laver à l’ieau de javelle.

Alors, un gros fermier à face réjouie répondit :

– Y les paieront donc. Plus qu’ça vaudra, plus qu’ça seracher.

L’argument fut décisif.

Et les deux carrioles, haut perchées sur des roues sansressorts, partirent au trot, l’une à droite, l’autre à gauche,secouant et ballottant à chaque cahot des grandes ornières cesrestes d’êtres qui s’étaient étreints et qui ne se rencontreraientplus.

Le comte, dès qu’il avait vu rouler la cabane sur la duredescente, s’était enfui de toute la vitesse de ses jambes à traversla pluie et les bourrasques. Il courut ainsi pendant plusieursheures, coupant les routes, sautant les talus, crevant leshaies ; et il était rentré chez lui à la tombée du jour, sanssavoir comment.

Les domestiques effarés l’attendaient et lui annoncèrent que lesdeux chevaux venaient de revenir sans cavaliers, celui de Julienayant suivi l’autre.

Alors M. de Fourville chancela ; et d’une voix entrecoupée:

– Il leur sera arrivé quelque accident par ce temps affreux. Quetout le monde se mette à leur recherche.

Il repartit lui-même ; mais, dès qu’il fut hors de vue, ilse cacha sous une ronce, guettant la route par où allait revenirmorte, ou mourante, ou peut-être estropiée, défigurée à jamais,celle qu’il aimait encore d’une passion sauvage.

Et bientôt, une carriole passa devant lui, qui portait quelquechose d’étrange.

Elle s’arrêta devant le château, puis entra. C’était cela, oui,c’était Elle ; mais une angoisse effroyable le cloua surplace, une peur horrible de savoir, une épouvante de lavérité ; et il ne remuait plus, blotti comme un lièvre,tressaillant au moindre bruit.

Il attendit une heure, deux heures peut-être. La carriole nesortait pas. Il se dit que sa femme expirait ; et la pensée dela voir, de rencontrer son regard, l’emplit d’une telle horreurqu’il craignit soudain d’être découvert dans sa cachette et forcéde rentrer pour assister à cette agonie, et qu’il s’enfuit encorejusqu’au milieu des bois. Alors, tout à coup, il réfléchit qu’elleavait peut-être besoin de secours, que personne sans doute nepouvait la soigner ; et il revint en courant éperdument.

Il rencontra, en rentrant, son jardinier et lui cria :

– Eh bien ?

L’homme n’osait pas répondre. Alors, M. de Fourville hurlantpresque :

– Est-elle morte ?

Et le serviteur balbutia :

– Oui, monsieur le comte.

Il ressentit un soulagement immense. Un calme brusque entra dansson sang et dans ses muscles vibrants ; et il monta d’un pasferme les marches de son grand perron.

L’autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne, de loin,l’aperçut, vit le matelas, devina qu’un corps gisait dessus, etcomprit tout. Son émotion fut si vive qu’elle s’affaissa sansconnaissance.

Quand elle reprit ses sens, son père lui tenait la tête et luimouillait les tempes de vinaigre. Il demanda en hésitant :

– Tu sais ?…

Elle murmura :

– Oui, père.

Mais, quand elle voulut se lever, elle ne le put tant ellesouffrait.

Le soir même elle accoucha d’un enfant mort : d’une fille.

Elle ne vit rien de l’enterrement de Julien ; elle n’en sutrien. Elle s’aperçut seulement au bout d’un jour ou deux que tanteLison était revenue ; et, dans les cauchemars fiévreux qui lahantaient, elle cherchait obstinément à se rappeler depuis quand lavieille fille était repartie des Peuples, à quelle époque, dansquelles circonstances. Elle n’y pouvait parvenir, même en sesheures de lucidité, sûre seulement qu’elle l’avait vue après lamort de petite mère.

Chapitre 11

 

Elle demeura trois mois dans sa chambre, devenue si faible et sipâle qu’on la croyait et qu’on la disait perdue. Puis peu à peuelle se ranima. Petit père et tante Lison ne la quittaient pas,installés tous deux aux Peuples. Elle avait gardé de cette secousseune maladie nerveuse ; le moindre bruit la faisait défaillir,et elle tombait en de longues syncopes provoquées par les causesles plus insignifiantes.

Jamais elle n’avait demandé de détails sur la mort de Julien.Que lui importait ? N’en savait-elle pas assez ? Tout lemonde croyait à un accident, mais elle ne s’y trompait pas ;et elle gardait en son cœur ce secret qui la torturait : laconnaissance de l’adultère, et la vision de cette brusque etterrible visite du comte, le jour de la catastrophe.

Voilà que maintenant son âme était pénétrée par des souvenirsattendris, doux et mélancoliques, des courtes joies d’amour que luiavait autrefois données son mari. Elle tressaillait à tout moment àdes réveils inattendus de sa mémoire ; et elle le revoyait telqu’il avait été en ces jours de fiançailles, et tel aussi qu’ellel’avait chéri en ses seules heures de passion écloses sous le grandsoleil de la Corse. Tous les défauts diminuaient, toutes lesduretés disparaissaient, les infidélités elles-mêmes s’atténuaientmaintenant dans l’éloignement grandissant du tombeau fermé. EtJeanne, envahie par une sorte de vague gratitude posthume pour cethomme qui l’avait tenue en ses bras, pardonnait les souffrancespassées pour ne songer qu’aux moments heureux. Puis, le tempsmarchant toujours et les mois tombant sur les mois poudrèrentd’oubli, comme d’une poussière accumulée, toutes ses réminiscenceset ses douleurs ; et elle se donna tout entière à sonfils.

Il devint l’idole, l’unique pensée des trois êtres réunis autourde lui ; et il régnait en despote. Une sorte de jalousie sedéclara même entre ces trois esclaves qu’il avait, Jeanne regardantnerveusement les grands baisers donnés au baron après les séancesde cheval sur un genou. Et tante Lison, négligée par lui comme ellel’avait toujours été par tout le monde, traitée parfois en bonnepar ce maître qui ne parlait guère encore, s’en allait pleurer danssa chambre en comparant les insignifiantes caresses mendiées parelle et obtenues à peine aux étreintes qu’il gardait pour sa mèreet pour son grand-père.

Deux années tranquilles, sans aucun événement, passèrent dans lapréoccupation incessante de l’enfant. Au commencement du troisièmehiver, on décida qu’on irait habiter Rouen jusqu’auprintemps ; et toute la famille émigra. Mais, en arrivant dansl’ancienne maison abandonnée et humide, Paul eut une bronchite sigrave qu’on craignit une pleurésie ; et les trois parentséperdus déclarèrent qu’il ne pouvait se passer de l’air desPeuples. On l’y ramena dès qu’il fut guéri.

Alors commença une série d’années monotones et douces.

Toujours ensemble autour du petit, tantôt dans sa chambre,tantôt dans le grand salon, tantôt dans le jardin, ilss’extasiaient sur ses bégaiements, sur ses expressions drôles, surses gestes.

Sa mère l’appelait Paulet par câlinerie, il ne pouvait articulerce mot et le prononçait Poulet, ce qui éveillait des riresinterminables. Le surnom de Poulet lui resta. On ne le désignaitplus autrement.

Comme il grandissait vite, une des passionnantes occupations destrois parents que le baron appelait « ses trois mères » était demesurer sa taille.

On avait tracé sur le lambris contre la porte du salon une sériede petits traits au canif indiquant, de mois en mois, sacroissance. Cette échelle, baptisée « échelle de Poulet », tenaitune place considérable dans l’existence de tout le monde.

Puis un nouvel individu vint jouer un rôle important dans lafamille, le chien « Massacre », négligé par Jeanne préoccupéeuniquement de son fils. Nourri par Ludivine et logé dans un vieuxbaril devant l’écurie, il vivait solitaire, toujours à lachaîne.

Paul, un matin, le remarqua, et se mit à crier pour allerl’embrasser. On l’y conduisit avec des craintes infinies. Le chienfit fête à l’enfant qui beugla quand on voulut les séparer. AlorsMassacre fut lâché et installé dans la maison. Il devintl’inséparable de Paul, l’ami de tous les instants. Ils se roulaientensemble, dormaient côte à côte sur le tapis. Puis bientôt Massacrecoucha dans le lit de son camarade qui ne consentait plus à lequitter. Jeanne se désolait parfois à cause des puces ; ettante Lison en voulait au chien de prendre une si grosse part del’affection du petit, de l’affection volée par cette bête, luisemblait-il, de l’affection qu’elle aurait tant désirée.

De rares visites étaient échangées avec les Briseville et lesCoutelier. Le maire et le médecin troublaient seuls la solitude duvieux château. Jeanne, depuis le meurtre de la chienne et lessoupçons que lui avait inspirés le prêtre lors de la mort horriblede la comtesse et de Julien, n’entrait plus à l’église, irritéecontre le Dieu qui pouvait avoir de pareils ministres.

L’abbé Tolbiac, de temps à autre, anathématisait en desallusions directes le château hanté par l’Esprit du Mal, l’Espritd’Éternelle Révolte, l’Esprit d’Erreur et de Mensonge, l’Espritd’Iniquité, l’Esprit de Corruption et d’Impureté. Il désignaitainsi le baron.

Son église d’ailleurs était désertée ; et, quand il allaitle long des champs où les laboureurs poussaient leur charrue, lespaysans ne s’arrêtaient pas pour lui parler, ne se détournaientpoint pour le saluer. Il passait en outre pour sorcier, parce qu’ilavait chassé le démon d’une femme possédée. Il connaissait,disait-on, des paroles mystérieuses pour écarter les sorts, quin’étaient, selon lui, que des espèces de farces de Satan. Ilimposait les mains aux vaches qui donnaient du lait bleu ou quiportaient la queue en cercle, et par quelques mots inconnus ilfaisait retrouver les objets perdus.

Son esprit étroit et fanatique s’adonnait avec passion à l’étudedes livres religieux contenant l’histoire des apparitions du Diablesur la terre, les diverses manifestations de son pouvoir, sesinfluences occultes et variées, toutes les ressources qu’il avait,et les tours ordinaires de ses ruses. Et comme il se croyait appeléparticulièrement à combattre cette Puissance mystérieuse et fatale,il avait appris toutes les formules d’exorcisme indiquées dans lesmanuels ecclésiastiques.

Il croyait sans cesse sentir errer dans l’ombre le MalinEsprit ; et la phrase latine revenait à tout moment sur seslèvres : Sicut leo rugiens circuit quaerens quem devoret.

Alors une crainte se répandit, une terreur de sa force cachée.Ses confrères eux-mêmes, prêtres ignorants des campagnes, pour quiBelzébuth est article de foi, qui, troublés par les prescriptionsminutieuses des rites en cas de manifestation de cette puissance dumal, en arrivent à confondre la religion avec la magie,considéraient l’abbé Tolbiac comme un peu sorcier ; et ils lerespectaient autant pour le pouvoir obscur qu’ils lui supposaientque pour l’inattaquable austérité de sa vie.

Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas.

Cette situation inquiétait et désolait tante Lison, qui necomprenait point, en son âme craintive de vieille fille, qu’onn’allât pas à l’église. Elle était pieuse sans doute, sans douteelle se confessait et communiait ; mais personne ne le savait,ne cherchait à le savoir.

Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle luiparlait, tout bas, du bon Dieu. Il l’écoutait à peu près quand ellelui racontait les histoires miraculeuses des premiers temps dumonde ; mais, quand elle lui disait qu’il faut aimer,beaucoup, beaucoup le bon Dieu, il répondait parfois :

– Où qu’il est, tante ?

Alors elle montrait le ciel avec son doigt :

– Là-haut, Poulet, mais il ne faut pas le dire.

Elle avait peur du baron. Mais un jour Poulet lui déclara :

– Le bon Dieu, il est partout, mais il est pas dansl’église.

Il avait parlé à son grand-père des révélations mystérieuses detante.

L’enfant prenait dix ans ; sa mère semblait en avoirquarante. Il était fort, turbulent, hardi pour grimper dans lesarbres, mais il ne savait pas grand-chose. Les leçons l’ennuyant,il les interrompait tout de suite. Et, toutes les fois que le baronle retenait un peu longtemps devant un livre, Jeanne aussitôtarrivait, disant :

– Laisse-le donc jouer maintenant. Il ne faut pas le fatiguer,il est si jeune.

Pour elle, il avait toujours six mois ou un an. C’est à peine sielle se rendait compte qu’il marchait, courait, parlait comme unpetit homme ; et elle vivait dans une peur constante qu’il netombât, qu’il n’eût froid, qu’il n’eût chaud en s’agitant, qu’il nemangeât trop pour son estomac, ou trop peu pour sa croissance.

Quand il eut douze ans, une grosse difficulté surgit ;celle de la première communion.

Lise, un matin, vint trouver Jeanne et lui représenta qu’on nepouvait laisser plus longtemps le petit sans instruction religieuseet sans remplir ses premiers devoirs. Elle argumenta de toutes lesfaçons, invoquant mille raisons, et, avant tout, l’opinion des gensqu’ils voyaient. La mère, troublée, indécise, hésitait, affirmantqu’on pouvait attendre encore.

Mais un mois plus tard, comme elle rendait une visite à lavicomtesse de Briseville, cette dame lui demanda par hasard :

– C’est cette année sans doute que votre Paul va faire sapremière communion.

Et Jeanne, prise au dépourvu, répondit :

– Oui, madame.

Ce simple mot la décida, et, sans en rien confier à son père,elle pria Lise de conduire l’enfant au catéchisme.

Pendant un mois tout alla bien ; mais Poulet revint un soiravec la gorge enrouée. Et le lendemain il toussait. Sa mère affoléel’interrogea, et elle apprit que le curé l’avait envoyé attendre lafin de la leçon à la porte de l’église dans le courant d’air duporche, parce qu’il s’était mal tenu.

Elle le garda donc chez elle et lui fit apprendre elle-même cetalphabet de la religion. Mais l’abbé Tolbiac, malgré lessupplications de Lison, refusa de l’admettre parmi les communiants,comme étant insuffisamment instruit.

Il en fut de même l’an suivant. Alors le baron, exaspéré, juraque l’enfant n’avait pas besoin de croire à cette niaiserie, à cesymbole puéril de la transsubstantiation, pour être un honnêtehomme ; et il fut décidé qu’il serait élevé en chrétien, maisnon pas en catholique pratiquant, et qu’à sa majorité ildemeurerait libre de devenir ce qu’il lui plairait.

Et Jeanne, quelque temps après, ayant fait une visite auxBriseville, n’en reçut point en retour. Elle s’étonna, connaissantla méticuleuse politesse de ses voisins ; mais la marquise deCoutelier lui révéla, avec hauteur, la raison de cetteabstention.

Se regardant, par la situation de son mari, et par son titrebien authentique, et par sa fortune considérable, comme une sortede reine de la noblesse normande, la marquise gouvernait en vraiereine, parlait en liberté, se montrait gracieuse ou cassante, selonles occasions, admonestait, redressait, félicitait à tout propos.Jeanne, donc, s’étant présentée chez elle, cette dame, aprèsquelques paroles glaciales, prononça d’un ton sec :

– La société se divise en deux classes : les gens qui croient enDieu et ceux qui n’y croient pas. Les uns, même les plus humbles,sont nos amis, nos égaux ; les autres ne sont rien pournous.

Jeanne, sentant l’attaque, répliqua :

– Mais ne peut-on croire en Dieu sans fréquenter leséglises ?

La marquise répondit :

– Non, madame ; les fidèles vont prier Dieu dans son églisecomme on va trouver les hommes en leurs demeures.

Jeanne, blessée, reprit :

– Dieu est partout, madame. Quant à moi qui crois, du fond ducœur, à sa bonté, je ne le sens plus présent quand certains prêtresse trouvent entre lui et moi.

La marquise se leva :

– Le prêtre porte le drapeau de l’Église, madame ;quiconque ne suit pas le drapeau est contre lui, et contrenous.

Jeanne s’était levée à son tour, frémissante :

– Vous croyez, madame, au Dieu d’un parti. Moi, je crois au Dieudes honnêtes gens.

Elle salua et sortit.

Les paysans aussi la blâmaient entre eux de n’avoir point faitfaire à Poulet sa première communion. Ils n’allaient point auxoffices, n’approchaient point des sacrements, ou bien ne lesrecevaient qu’à Pâques selon les prescriptions formelles del’Église ; mais pour les mioches, c’était autre chose ;et tous auraient reculé devant l’audace d’élever un enfant hors decette loi commune, parce que la Religion, c’est la Religion.

Elle vit bien cette réprobation, et s’indigna en son âme detoutes ces pactisations, de ces arrangements de conscience, decette universelle peur de tout, de la grande lâcheté gîtée au fondde tous les cœurs, et parée, quand elle se montre, de tant demasques respectables.

Le baron prit la direction des études de Paul, et le mit aulatin. La mère n’avait plus qu’une recommandation : « Surtout ne lefatigue pas », et elle rôdait, inquiète, près de la chambre auxleçons, petit père lui en ayant interdit l’entrée parce qu’elleinterrompait à tout instant l’enseignement pour demander : « Tun’as pas froid aux pieds, Poulet ? » Ou bien : « Tu n’as pasmal à la tête, Poulet ? » Ou bien pour arrêter le maître : «Ne le fais pas tant parler, tu vas lui fatiguer la gorge. »

Dès que le petit était libre, il descendait jardiner avec mèreet tante. Ils avaient maintenant un grand amour pour la culture dela terre ; et tous trois plantaient des jeunes arbres auprintemps, semaient des graines dont l’éclosion et la poussée lespassionnaient, taillaient des branches, coupaient des fleurs pourfaire des bouquets.

Le plus grand souci du jeune homme était la production dessalades. Il dirigeait quatre grands carrés du potager où il élevaitavec un soin extrême, Laitues, Romaines, Chicorées,Barbes-de-capucin, Royales, toutes les espèces connues de cesfeuilles comestibles. Il bêchait, arrosait, sarclait, repiquait,aidé de ses deux mères qu’il faisait travailler comme des femmes dejournée. On les voyait, pendant des heures entières, à genoux dansles plates-bandes, maculant leurs robes et leurs mains occupées àintroduire la racine des jeunes plantes en des trous qu’ellescreusaient d’un seul doigt piqué d’aplomb dans la terre.

Poulet devenait grand, il atteignait quinze ans ; etl’échelle du salon marquait un mètre cinquante-huit. Mais ilrestait enfant d’esprit, ignorant, niais, étouffé par ces deuxjupes et ce vieil homme aimable qui n’était plus du siècle.

Un soir, enfin, le baron parla du collège ; et Jeanneaussitôt se mit à sangloter. Tante Lison, effarée, se tenait dansun coin sombre.

La mère répondait :

– Qu’a-t-il besoin de tant savoir. Nous en ferons un homme deschamps, un gentilhomme campagnard. Il cultivera des terres commefont beaucoup de nobles. Il vivra et vieillira heureux dans cettemaison où nous aurons vécu avant lui, où nous mourrons. Que peut-ondemander de plus ?

Mais le baron hochait la tête.

– Que répondras-tu s’il vient te dire, lorsqu’il aura vingt-cinqans : Je ne suis rien, je ne sais rien par ta faute, par la fautede ton égoïsme maternel. Je me sens incapable de travailler, dedevenir quelqu’un, et pourtant je n’étais pas fait pour la vieobscure, humble, et triste à mourir, à laquelle ta tendresseimprévoyante m’a condamné.

Elle pleurait toujours, implorant son fils.

– Dis, Poulet, tu ne me reprocheras jamais de t’avoir trop aimé,n’est-ce pas ?

Et le grand enfant, surpris, promettait :

– Non, maman.

– Tu me le jures ?

– Oui, maman.

– Tu veux rester ici, n’est-ce pas ?

– Oui, maman.

Alors le baron parla ferme et haut :

– Jeanne, tu n’as pas le droit de disposer de cette vie. Ce quetu fais là est lâche et presque criminel ; tu sacrifies tonenfant à ton bonheur particulier.

Elle cacha sa figure dans ses mains, poussant des sanglotsprécipités, et elle balbutiait dans ses larmes :

– J’ai été si malheureuse… si malheureuse ! Maintenant queje suis tranquille avec lui, on me l’enlève… Qu’est-ce que jedeviendrai… toute seule… à présent ?…

Son père se leva, vint s’asseoir auprès d’elle, la prit dans sesbras.

– Et moi, Jeanne ?

Elle le saisit brusquement par le cou, l’embrassa avec violence,puis, toute suffoquée encore, elle articula au milieud’étranglements :

– Oui. Tu as raison… peut-être… petit père. J’étais folle, maisj’ai tant souffert. Je veux bien qu’il aille au collège.

Et, sans trop comprendre ce qu’on allait faire de lui, Poulet, àson tour, se mit à larmoyer.

Alors ses trois mères, l’embrassant, le câlinant,l’encouragèrent. Et lorsqu’on monta se coucher, tous avaient lecœur serré et tous pleurèrent dans leurs lits, même le baron quis’était contenu.

Il fut décidé qu’à la rentrée on mettrait le jeune homme aucollège du Havre ; et il eut, pendant tout l’été, plus degâteries que jamais.

Sa mère gémissait souvent à la pensée de la séparation. Elleprépara son trousseau comme s’il allait entreprendre un voyage dedix ans ; puis, un matin d’octobre, après une nuit sanssommeil, les deux femmes et le baron montèrent avec lui dans lacalèche qui partit au trot des deux chevaux.

On avait déjà choisi, dans un autre voyage, sa place au dortoiret sa place en classe. Jeanne, aidée de tante Lison, passa tout lejour à ranger les hardes dans la petite commode. Comme le meuble necontenait pas le quart de ce qu’on avait apporté, elle alla trouverle proviseur pour en obtenir un second. L’économe fut appelé ;il représenta que tant de linges et d’effets ne feraient que gênersans servir jamais ; et il refusa, au nom du règlement, decéder une autre commode. La mère, désolée, se résolut alors à louerune chambre dans un petit hôtel voisin, en recommandant àl’hôtelier d’aller lui-même porter à Poulet tout ce dont il auraitbesoin, au premier appel de l’enfant.

Puis on fit un tour sur la jetée pour regarder sortir et entrerles navires.

Le triste soir tomba sur la ville qui s’illuminait peu à peu. Onentra pour dîner dans un restaurant. Aucun d’eux n’avaitfaim ; et ils se regardaient d’un œil humide pendant que lesplats défilaient devant eux et s’en retournaient presquepleins.

Puis on se mit en marche lentement vers le collège. Des enfantsde toutes les tailles arrivaient de tous les côtés, conduits parleurs familles ou par des domestiques. Beaucoup pleuraient. Onentendait un bruit de larmes dans la grande cour à peineéclairée.

Jeanne et Poulet s’étreignirent longtemps. Tante Lison restaitderrière, oubliée tout à fait et la figure dans son mouchoir. Maisle baron, qui s’attendrissait, abrégea les adieux en entraînant safille. La calèche attendait devant la porte ; ils montèrentdedans tous trois et s’en retournèrent dans la nuit vers lesPeuples.

Parfois un gros sanglot passait dans l’ombre.

Le lendemain Jeanne pleura jusqu’au soir. Le jour suivant ellefit atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Poulet semblaitavoir déjà pris son parti de la séparation. Pour la première foisde sa vie il avait des camarades ; et le désir de jouer lefaisait frémir sur sa chaise au parloir.

Jeanne revint ainsi tous les deux jours, et le dimanche pour lessorties. Ne sachant que faire pendant les classes, entre lesrécréations, elle demeurait assise au parloir, n’ayant ni la forceni le courage de s’éloigner du collège. Le proviseur la fit prierde monter chez lui, et il lui demanda de venir moins souvent. Ellene tint pas compte de cette recommandation.

Il la prévint alors que, si elle continuait à empêcher son filsde jouer pendant les heures d’ébats, et de travailler en letroublant sans cesse, on se verrait forcé de le lui rendre ;et le baron fut prévenu par un mot. Elle demeura donc gardée à vueaux Peuples, comme une prisonnière.

Elle attendait chaque vacance avec plus d’anxiété que sonenfant.

Et une inquiétude incessante agitait son âme. Elle se mit àrôder par le pays, se promenant seule avec le chien Massacrependant des jours entiers, en rêvassant dans le vide. Parfois, ellerestait assise durant tout un après-midi à regarder la mer du hautde la falaise ; parfois, elle descendait jusqu’à Yport àtravers le bois, refaisant des promenades anciennes dont lesouvenir la poursuivait. Comme c’était loin, comme c’était loin letemps où elle parcourait ce même pays, jeune fille, et grise derêves.

Chaque fois qu’elle revoyait son fils, il lui semblait qu’ilsavaient été séparés pendant dix ans. Il devenait homme de mois enmois ; de mois en mois elle devenait une vieille femme. Sonpère paraissait son frère, et tante Lison, qui ne vieillissaitpoint, restée fanée dès son âge de vingt-cinq ans, avait l’aird’une sœur aînée.

Poulet ne travaillait guère ; il doubla sa quatrième. Latroisième alla tant bien que mal ; mais il fallut recommencerla seconde ; et il se trouva en rhétorique alors qu’ilatteignait vingt ans.

Il était devenu un grand garçon blond, avec des favoris déjàtouffus et une apparence de moustaches. C’était lui maintenant quivenait aux Peuples chaque dimanche. Comme il prenait depuislongtemps des leçons d’équitation, il louait simplement un chevalet faisait la route en deux heures.

Dès le matin Jeanne partait au-devant de lui avec la tante et lebaron qui se courbait peu à peu et marchait ainsi qu’un petitvieux, les mains rejointes derrière son dos comme pour s’empêcherde tomber sur le nez.

Ils allaient tout doucement le long de la route, s’asseyantparfois sur le fossé, et regardant au loin si on n’apercevait pasencore le cavalier. Dès qu’il apparaissait comme un point noir surla ligne blanche, les trois parents agitaient leursmouchoirs ; et il mettait son cheval au galop pour arrivercomme un ouragan, ce qui faisait palpiter de peur Jeanne et Lisonet s’exalter le grand-père qui criait « Bravo » dans unenthousiasme d’impotent.

Bien que Paul eût la tête de plus que sa mère, elle le traitaittoujours comme un marmot, lui demandant encore : « Tu n’as pasfroid aux pieds, Poulet ? » et, quand il se promenait devantle perron, après déjeuner, en fumant une cigarette, elle ouvrait lafenêtre pour lui crier :

– Ne sors pas nu-tête, je t’en prie, tu vas attraper un rhume decerveau.

Et elle frémissait d’inquiétude quand il repartait à cheval dansla nuit :

– Surtout ne va pas trop vite, mon petit Poulet, sois prudent,pense à ta pauvre mère qui serait désespérée s’il t’arrivaitquelque chose.

Mais voilà qu’un samedi matin elle reçut une lettre de Paulannonçant qu’il ne viendrait pas le lendemain parce que des amisavaient organisé une partie de plaisir à laquelle il étaitinvité.

Elle fut torturée d’angoisse pendant toute la journée dudimanche comme sous la menace d’un malheur puis, le jeudi, n’ytenant plus, elle partit pour Le Havre.

Il lui parut changé sans qu’elle se rendît compte en quoi. Ilsemblait animé, parlait d’une voix plus mâle. Et soudain il luidit, comme une chose toute naturelle :

– Sais-tu, maman, puisque tu es venue aujourd’hui, je n’irai pasaux Peuples dimanche prochain, parce que nous recommençons notrefête.

Elle resta toute saisie, suffoquée comme s’il eût annoncé qu’ilpartait pour le Nouveau Monde ; puis, quand elle put enfinparler :

– Oh ! Poulet, qu’as-tu ? dis-moi, que sepasse-t-il ?

Il se mit à rire et l’embrassa :

– Mais rien de rien, maman. Je vais m’amuser avec des amis,c’est de mon âge.

Elle ne trouva pas un mot à répondre, et, quand elle fut touteseule dans la voiture, des idées singulières l’assaillirent. Ellene l’avait plus reconnu son Poulet, son petit Poulet de jadis. Pourla première fois elle s’apercevait qu’il était grand, qu’il n’étaitplus à elle, qu’il allait vivre de son côté sans s’occuper desvieux. Il lui semblait qu’en un jour il s’était transformé.Quoi ! c’était son fils, son pauvre petit enfant qui luifaisait autrefois repiquer des salades, ce fort garçon barbu dontla volonté s’affirmait !

Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que de tempsen temps, toujours hanté d’un désir évident de repartir au plusvite, cherchant chaque soir à gagner une heure. Jeanne s’effrayait,et le baron sans cesse la consolait répétant :

– Laisse-le faire ; il a vingt ans, ce garçon.

Mais, un matin, un vieil homme assez mal vêtu demanda enfrançais d’Allemagne :

– Matame la vicomtesse.

Et, après beaucoup de saluts cérémonieux, il tira de sa poche unportefeuille sordide en déclarant : « Ché un bétit bapier bour fous», et il tendit, en le dépliant, un morceau de papier graisseux.Elle lut, relut, regarda le Juif, relut encore et demanda :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

L’homme, obséquieux, expliqua :

– Ché fé fous tire. Votre fils il afé pesoin d’un peu d’archent,et comme ché safais que fous êtes une ponne mère, che lui prêtéquelque betite chose bour son pesoin.

Elle tremblait.

– Mais pourquoi ne m’en a-t-il pas demandé à moi ?

Le Juif expliqua longuement qu’il s’agissait d’une dette de jeudevant être payée le lendemain avant midi, que Paul n’étant pasencore majeur, personne ne lui aurait rien prêté et que son «honneur été gombromise » sans le « bétit service obligeant » qu’ilavait rendu à ce jeune homme.

Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait se levertant l’émotion la paralysait. Enfin elle dit à l’usurier :

– Voulez-vous avoir la complaisance de sonner ?

Il hésitait, craignant une ruse. Il balbutia :

– Si che fous chêne, che refiendrai.

Elle remua la tête pour dire non. Elle sonna ; et ilsattendirent, muets, l’un en face de l’autre.

Quand le baron fut arrivé, il comprit tout de suite lasituation. Le billet était de quinze cents francs. Il en paya milleen disant à l’homme entre les yeux :

– Surtout ne revenez pas.

L’autre remercia, salua, et disparut.

Le grand-père et la mère partirent aussitôt pour Le Havre ;mais en arrivant au collège, ils apprirent que depuis un mois Pauln’y était point venu. Le principal avait reçu quatre lettressignées de Jeanne pour annoncer un malaise de son élève, et ensuitepour donner des nouvelles. Chaque lettre était accompagnée d’uncertificat de médecin ; le tout faux, naturellement. Ilsfurent atterrés, et ils restaient là, se regardant.

Le principal, désolé, les conduisit chez le commissaire depolice. Les deux parents couchèrent à l’hôtel.

Le lendemain on retrouva le jeune homme chez une filleentretenue de la ville. Son grand-père et sa mère l’emmenèrent auxPeuples sans qu’un mot fût échangé entre eux tout le long de laroute. Jeanne pleurait, la figure dans son mouchoir. Paul regardaitla campagne d’un air indifférent.

En huit jours on découvrit que, pendant les trois derniers mois,il avait fait quinze mille francs de dettes. Les créanciers nes’étaient point montrés d’abord, sachant qu’il serait bientôtmajeur.

Aucune explication n’eut lieu. On voulait le reconquérir par ladouceur. On lui faisait manger des mets délicats, on le choyait, onle gâtait. C’était au printemps ; on lui loua un bateau àYport, malgré les terreurs de Jeanne, pour qu’il pût faire despromenades en mer.

On ne lui laissait point de cheval de crainte qu’il n’allât auHavre.

Il demeurait désœuvré, irritable, parfois brutal. Le barons’inquiétait de ses études incomplètes. Jeanne, affolée à la penséed’une séparation, se demandait cependant ce qu’on allait faire delui.

Un soir il ne rentra pas. On apprit qu’il était sorti en barqueavec deux matelots. Sa mère, éperdue, descendit nu-tête jusqu’àYport, dans la nuit.

Quelques hommes attendaient sur la plage la rentrée del’embarcation.

Un petit feu apparut au large ; il approchait en sebalançant. Paul ne se trouvait plus à bord. Il s’était faitconduire au Havre.

La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas. Lafille qui l’avait caché une première fois avait aussi disparu, sanslaisser de traces, son mobilier vendu, et son terme payé. Dans lachambre de Paul, aux Peuples, on découvrit deux lettres de cettecréature qui paraissait folle d’amour pour lui. Elle parlait d’unvoyage en Angleterre, ayant trouvé les fonds nécessaires,disait-elle.

Et les trois habitants du château vécurent, silencieux etsombres, dans l’enfer morne des tortures morales. Les cheveux deJeanne, gris déjà, étaient devenus blancs. Elle se demandaitnaïvement pourquoi la destinée la frappait ainsi.

Elle reçut une lettre de l’abbé Tolbiac : « Madame, la main deDieu s’est appesantie sur vous. Vous Lui avez refusé votreenfant ; Il vous l’a pris à son tour pour le jeter à uneprostituée. N’ouvrirez-vous pas les yeux à cet enseignement duCiel ? La miséricorde du Seigneur est infinie. Peut-être vouspardonnera-t-il si vous revenez vous agenouiller devant Lui. Jesuis son humble serviteur, je vous ouvrirai la porte de sa demeurequand vous y viendrez frapper. »

Elle demeura longtemps avec cette lettre sur les genoux. C’étaitvrai, peut-être, ce que disait ce prêtre. Et toutes lesincertitudes religieuses se mirent à déchirer sa conscience. Dieupouvait-il être vindicatif et jaloux comme les hommes ? maiss’il ne se montrait pas jaloux, personne ne le craindrait, personnene l’adorerait plus. Pour se faire mieux connaître à nous, sansdoute, il se manifestait aux humains avec leurs propres sentiments.Et le doute lâche, qui pousse aux églises les hésitants, lestroublés, entrant en elle, elle courut furtivement, un soir, à lanuit tombante, jusqu’au presbytère, et, s’agenouillant aux pieds dumaigre abbé, sollicita l’absolution.

Il lui promit un demi-pardon, Dieu ne pouvant déverser toutesses grâces sur un toit qui recouvrait un homme comme le baron : «Vous sentirez bientôt, affirma-t-il, les effets de la DivineMansuétude. »

Elle reçut, en effet, deux jours plus tard, une lettre de sonfils et elle la considéra, dans l’affolement de sa peine, comme ledébut des soulagements promis par l’abbé.

« Ma chère maman, n’aie pas d’inquiétude. Je suis à Londres, enbonne santé, mais j’ai grand besoin d’argent. Nous n’avons plus unsou et nous ne mangeons pas tous les jours. Celle qui m’accompagne,et que j’aime de toute mon âme a dépensé tout ce qu’elle avait pourne pas me quitter : cinq mille francs ; et tu comprends que jesuis engagé d’honneur à lui rendre cette somme d’abord. Tu seraisdonc bien aimable de m’avancer une quinzaine de mille francs surl’héritage de papa, puisque je vais être bientôt majeur ; tume tireras d’un grand embarras.

« Adieu, ma chère maman, je t’embrasse de tout mon cœur, ainsique grand-père et tante Lison. J’espère te revoir bientôt.

« Ton fils, Vicomte Paul de LAMARE. »

Il lui avait écrit ! Donc il ne l’oubliait pas. Elle nesongea point qu’il demandait de l’argent. On lui en enverraitpuisqu’il n’en avait plus. Qu’importait l’argent ! Il luiavait écrit !

Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron. TanteLison fut appelée ; et on relut, mot à mot, ce papier quiparlait de lui. On en discuta chaque terme.

Jeanne, sautant de la complète désespérance à une sorted’enivrement d’espoir, défendait Paul :

– Il reviendra, il va revenir puisqu’il écrit.

Le baron, plus calme, prononça :

– C’est égal, il nous a quittés pour cette créature. Il l’aimedonc mieux que nous, puisqu’il n’a pas hésité.

Une douleur subite et épouvantable traversa le cœur deJeanne ; et tout de suite une haine s’alluma en elle contrecette maîtresse qui lui volait son fils, une haine inapaisable,sauvage, une haine de mère jalouse. Jusqu’alors toute sa penséeavait été pour Paul. À peine songeait-elle qu’une drôlesse était lacause de ses égarements. Mais soudain cette réflexion du baronavait évoqué cette rivale, lui avait révélé sa puissancefatale ; et elle sentit qu’entre cette femme et elle une luttecommençait, acharnée, et elle sentait aussi qu’elle aimerait mieuxperdre son fils que de le partager avec l’autre.

Ils envoyèrent les quinze mille francs et ne reçurent plus denouvelles pendant cinq mois. Puis, un homme d’affaires se présentapour régler les détails de la succession de Julien. Jeanne et lebaron rendirent les comptes sans discuter, abandonnant mêmel’usufruit qui revenait à la mère. Et, rentré à Paris, Paul touchacent vingt mille francs. Il écrivit alors quatre lettres en sixmois, donnant de ses nouvelles en style concis et terminant par defroides protestations de tendresse : « Je travaille,affirmait-il ; j’ai trouvé une position à la Bourse. J’espèrealler vous embrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents.»

Il ne disait pas un mot de sa maîtresse ; et ce silencesignifiait plus que s’il eût parlé d’elle durant quatre pages.Jeanne, dans ces lettres glacées, sentait cette femme, embusquée,implacable, l’ennemie éternelle des mères, la fille.

Les trois solitaires discutaient sur ce qu’on pouvait faire poursauver Paul ; et ils ne trouvaient rien. Un voyage àParis ? À quoi bon ?

Le baron disait :

– Il faut laisser s’user sa passion. Il nous reviendra toutseul.

Et leur vie était lamentable.

Jeanne et Lison allaient ensemble à l’église en se cachant dubaron.

Un temps assez long s’écoula sans nouvelles, puis, un matin, unelettre désespérée les terrifia.

« Ma pauvre maman, je suis perdu, je n’ai plus qu’à me brûler lacervelle si tu ne viens pas à mon secours. Une spéculation quiprésentait pour moi toutes les chances de succès vientd’échouer ; et je dois quatre-vingt-cinq mille francs. C’estle déshonneur si je ne paie pas, la ruine, l’impossibilité de rienfaire désormais. Je suis perdu. Je te le répète, je me brûlerai lacervelle plutôt que de survivre à cette honte. Je l’auraispeut-être fait déjà sans les encouragements d’une femme dont je neparle jamais et qui est ma Providence.

« Je t’embrasse du fond du cœur, ma chère maman ; c’estpeut-être pour toujours. Adieu.

« Paul. »

Des liasses de papiers d’affaires joints à cette lettredonnaient des explications détaillées sur le désastre.

Le baron répondit poste pour poste qu’on allait aviser. Puis ilpartit pour Le Havre afin de se renseigner ; et il hypothéquades terres pour se procurer de l’argent qui fut envoyé à Paul.

Le jeune homme répondit trois lettres de remerciementsenthousiastes et de tendresses passionnées, annonçant sa venueimmédiate pour embrasser ses chers parents.

Il ne vint pas.

Une année entière s’écoula.

Jeanne et le baron allaient partir pour Paris afin de le trouveret de tenter un dernier effort quand on apprit par un mot qu’ilétait à Londres de nouveau, montant une entreprise de paquebots àvapeur, sous la raison sociale « PAUL DELAMARE ET Cie ». Ilécrivait : « C’est la fortune assurée pour moi, peut-être larichesse. Et je ne risque rien. Vous voyez d’ici tous lesavantages. Quand je vous reverrai, j’aurai une belle position dansle monde. Il n’y a que les affaires pour se tirer d’embarrasaujourd’hui. »

Trois mois plus tard, la compagnie de paquebots était mise enfaillite et le directeur poursuivi pour irrégularités dans lesécritures commerciales. Jeanne eut une crise de nerfs qui duraplusieurs heures ; puis elle prit le lit.

Le baron repartit au Havre, s’informa, vit des avocats, deshommes d’affaires, des avoués, des huissiers, constata que ledéficit de la société Delamare était de deux cent trente-cinq millefrancs, et il hypothéqua de nouveau ses biens. Le château desPeuples et les deux fermes furent grevés pour une grosse somme.

Un soir, comme il réglait les dernières formalités dans lecabinet d’un homme d’affaires, il roula sur le parquet, frappéd’une attaque d’apoplexie.

Jeanne fut prévenue par un cavalier. Quand elle arriva, il étaitmort.

Elle le ramena aux Peuples, tellement anéantie que sa douleurétait plutôt de l’engourdissement que du désespoir.

L’abbé Tolbiac refusa au corps l’entrée de l’église, malgré lessupplications éperdues des deux femmes. Le baron fut enterré à lanuit tombante, sans cérémonie aucune.

Paul connut l’événement par un des agents liquidateurs de safaillite. Il était encore caché en Angleterre. Il écrivit pours’excuser de n’être point venu, ayant appris trop tard le malheur.« D’ailleurs, maintenant que tu m’as tiré d’affaire, ma chèremaman, je rentre en France, et je t’embrasserai bientôt. »

Jeanne vivait dans un tel affaissement d’esprit qu’elle semblaitne plus rien comprendre.

Et vers la fin de l’hiver tante Lison, âgée alors desoixante-huit ans, eut une bronchite qui dégénéra en fluxion depoitrine ; et elle expira doucement en balbutiant :

– Ma pauvre petite Jeanne, je vais demander au bon Dieu qu’ilait pitié de toi.

Jeanne la suivit au cimetière, vit tomber la terre sur lecercueil, et, comme elle s’affaissait avec l’envie au cœur demourir aussi, de ne plus souffrir, de ne plus penser, une fortepaysanne la saisit dans ses bras et l’emporta comme elle eût faitd’un petit enfant.

En rentrant au château, Jeanne, qui venait de passer cinq nuitsau chevet de la vieille fille, se laissa mettre au lit sansrésistance par cette campagnarde inconnue qui la maniait avecdouceur et autorité ; et elle tomba dans un sommeild’épuisement, accablée de fatigue et de souffrance.

Elle s’éveilla vers le milieu de la nuit. Une veilleuse brûlaitsur la cheminée. Une femme dormait dans un fauteuil. Qui étaitcette femme ? Elle ne la reconnaissait pas, et elle cherchait,s’étant penchée au bord de sa couche, pour bien distinguer sestraits sous la lueur tremblotante de la mèche flottant sur l’huiledans un verre de cuisine.

Il lui semblait pourtant qu’elle avait vu cette figure. Maisquand ? Mais où ? La femme dormait paisiblement, la têteinclinée sur l’épaule, le bonnet tombé par terre. Elle pouvaitavoir quarante ou quarante-cinq ans. Elle était forte, colorée,carrée, puissante. Ses larges mains pendaient des deux côtés dusiège. Ses cheveux grisonnaient. Jeanne la regardait obstinémentdans ce trouble d’esprit du réveil après le sommeil fiévreux quisuit les grands malheurs.

Certes elle avait vu ce visage ! Était-ce autrefois ?Était-ce récemment ? Elle n’en savait rien, et cette obsessionl’agitait, l’énervait. Elle se leva doucement pour regarder de plusprès la dormeuse, et elle s’approcha sur la pointe des pieds.C’était la femme qui l’avait relevée au cimetière, puis couchée.Elle se rappelait cela confusément.

Mais l’avait-elle rencontrée ailleurs, à une autre époque de savie ? Ou bien la croyait-elle reconnaître seulement dans lesouvenir obscur de la dernière journée ? Et puis commentétait-elle là, dans sa chambre ? Pourquoi ?

La femme souleva sa paupière, aperçut Jeanne et se dressabrusquement. Elles se trouvaient face à face, si près que leurspoitrines se frôlaient. L’inconnue grommela :

– Comment ! vous v’là d’bout ! Vous allez attraper dumal à c’t’heure. Voulez-vous bien vous r’coucher !

Jeanne demanda :

– Qui êtes-vous ?

Mais la femme, ouvrant les bras, la saisit, l’enleva de nouveau,et la reporta sur son lit avec la force d’un homme. Et comme ellela reposait doucement sur ses draps, penchée, presque couchée surJeanne, elle se mit à pleurer en l’embrassant éperdument sur lesjoues, dans les cheveux, sur les yeux, lui trempant la figure deses larmes, et balbutiant :

– Ma pauvre maîtresse, mam’zelle Jeanne, ma pauvre maîtresse,vous ne me reconnaissez donc point ?

Et Jeanne s’écria :

– Rosalie, ma fille.

Et, lui jetant les deux bras au cou, elle l’étreignit en labaisant ; et elles sanglotaient toutes les deux, enlacéesétroitement, mêlant leurs pleurs, ne pouvant plus desserrer leursbras.

Rosalie se calma la première :

– Allons, faut être sage, dit-elle, et ne pas attraperfroid.

Et elle ramassa les couvertures, reborda le lit, replaçal’oreiller sous la tête de son ancienne maîtresse qui continuait àsuffoquer, toute vibrante de vieux souvenirs surgis en son âme.

Elle finit par demander :

– Comment es-tu revenue, ma pauvre fille ?

Rosalie répondit :

– Pardi, est-ce que j’allais vous laisser comme ça, toute seule,maintenant !

Jeanne reprit :

– Allume donc une bougie que je te voie.

Et, quand la lumière fut apportée sur la table de nuit, elles seconsidérèrent longtemps sans dire un mot. Puis Jeanne, tendant lamain à sa vieille bonne, murmura :

– Je ne t’aurais jamais reconnue, ma fille, tu es bien changée,sais-tu, mais pas tant que moi, encore.

Et Rosalie, contemplant cette femme à cheveux blancs, maigre etfanée, qu’elle avait quittée jeune, belle et fraîche, répondit:

– Ça c’est vrai que vous êtes changée, madame Jeanne, et plusque de raison. Mais songez aussi que v’là vingt-quatre ans que nousnous sommes pas vues.

Elles se turent, réfléchissant de nouveau. Jeanne, enfin,balbutia :

– As-tu été heureuse au moins ?

Et Rosalie, hésitant dans la crainte de réveiller quelquesouvenir trop douloureux, bégayait :

– Mais… oui…, oui…, madame. J’ai pas trop à me plaindre, j’aiété plus heureuse que vous… pour sûr. Il n’y a qu’une chose qui m’atoujours gâté le cœur, c’est de ne pas être restée ici…

Puis elle se tut brusquement, saisie d’avoir touché à cela sansy songer. Mais Jeanne reprit avec douceur :

– Que veux-tu, ma fille, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.Tu es veuve aussi, n’est-ce pas ?

Puis une angoisse fit trembler sa voix, et elle continua :

– As-tu d’autres… d’autres enfants ?

– Non, madame.

– Et, lui, ton… ton fils, qu’est-ce qu’il est devenu ? Enes-tu satisfaite ?

– Oui, madame, c’est un bon gars qui travaille d’attaque. Ils’est marié v’là six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque mev’là revenue avec vous.

Jeanne, tremblant d’émotion, murmura :

– Alors, tu ne me quitteras plus, ma fille ?

Et Rosalie, d’un ton brusque :

– Pour sûr, madame, que j’ai pris mes dispositions pour ça.

Puis elles ne parlèrent pas de quelque temps. Jeanne, malgréelle, se remettait à comparer leurs existences, mais sans amertumeau cœur, résignée maintenant aux cruautés injustes du sort. Elledit :

– Ton mari, comment a-t-il été pour toi ?

– Oh ! c’était un brave homme, madame, et pas feignant, quia su amasser du bien. Il est mort du mal de poitrine. »

Alors Jeanne, s’asseyant sur son lit, envahie d’un besoin desavoir :

– Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta vie. Cela me feradu bien, aujourd’hui.

Et Rosalie, approchant une chaise, s’assit et se mit à parlerd’elle, de sa maison, de son monde, entrant dans les menus détailschers aux gens de campagne, décrivant sa cour, riant parfois dechoses anciennes déjà qui lui rappelaient de bons moments passés,haussant le ton peu à peu, en fermière habituée à commander. Ellefinit par déclarer :

– Oh ! j’ai du bien au soleil, aujourd’hui. Je ne crainsrien.

Puis elle se troubla encore et reprit plus bas :

– C’est à vous que je dois ça tout de même : aussi vous savezque je n’veux pas de gages. Ah ! mais non. Ah ! maisnon ! Et puis, si vous n’ voulez point, je m’en vas.

Jeanne reprit :

– Tu ne prétends pourtant pas me servir pour rien ?

– Ah ! mais que oui, madame. De l’argent ! Vous medonneriez de l’argent ! Mais j’en ai quasiment autant quevous. Savez-vous seulement c’qui vous reste avec tous vosgribouillis d’hypothèques et d’empruntages, et d’intérêts quin’sont pas payés et qui s’augmentent à chaque terme ?Savez-vous ? non, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous prometsque vous n’avez seulement plus dix mille livres de revenu. Pas dixmille, entendez-vous. Mais je vas vous régler tout ça, et viteencore.

Elle s’était remise à parler haut, s’emportant, s’indignant deces intérêts négligés, de cette ruine menaçante. Et comme un vaguesourire attendri passait sur la figure de sa maîtresse, elles’écria, révoltée :

– Il ne faut pas rire de ça, madame, parce que sans argent, iln’y a plus que des manants.

Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes ;puis elle prononça lentement, toujours poursuivie par la pensée quil’obsédait :

– Oh ! moi, je n’ai pas eu de chance. Tout a mal tournépour moi. La fatalité s’est acharnée sur ma vie.

Mais Rosalie hocha la tête :

– Faut pas dire ça, madame, faut pas dire ça. Vous avez mal étémariée, v’là tout. On n’se marie pas comme ça aussi, sans seulementconnaître son prétendu.

Et elles continuèrent à parler d’elles ainsi qu’auraient faitdeux vieilles amies.

Le soleil se leva comme elles causaient encore.

Chapitre 12

 

Rosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu deschoses et des gens du château. Jeanne, résignée, obéissaitpassivement. Faible et traînant les jambes comme jadis petite mère,elle sortait au bras de sa servante qui la promenait à pas lents,la sermonnait, la réconfortait avec des paroles brusques ettendres, la traitant comme une enfant malade.

Elles causaient toujours d’autrefois, Jeanne avec des larmesdans la gorge, Rosalie avec le ton tranquille des paysansimpassibles. La vieille bonne revint plusieurs fois sur lesquestions d’intérêts en souffrance, puis elle exigea qu’on luilivrât les papiers que Jeanne, ignorante de toute affaire, luicachait par honte pour son fils.

Alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour un voyage àFécamp pour se faire expliquer les choses par un notaire qu’elleconnaissait.

Puis un soir, après avoir mis au lit sa maîtresse, elle s’assità son chevet, et brusquement :

– Maintenant que vous v’là couchée, madame, nous allonscauser.

Et elle exposa la situation.

Lorsque tout serait réglé, il resterait environ sept à huitmille francs de rentes. Rien de plus.

Jeanne répondit :

– Que veux-tu, ma fille ? Je sens bien que je ne ferai pasde vieux os ; j’en aurai toujours assez.

Mais Rosalie se fâcha :

– Vous, madame, c’est possible ; mais M. Paul, vous ne luilaisserez rien alors ?

Jeanne frissonna.

– Je t’en prie, ne me parle jamais de lui. Je souffre trop quandj’y pense.

– Je veux vous en parler au contraire, parce que vous n’êtes pasbrave, voyez-vous, madame Jeanne. Il fait des bêtises ; ehbien, il n’en fera pas toujours : et puis il se mariera, il aurades enfants. Il faudra de l’argent pour les élever. Écoutez-moibien : Vous allez vendre les Peuples !…

Jeanne, d’un sursaut, s’assit dans son lit :

– Vendre les Peuples ! Y penses-tu ? Oh ! jamais,par exemple !

Mais Rosalie ne se troubla pas.

– Je vous dis que vous les vendrez, moi, madame, parce qu’il lefaut.

Et elle expliqua ses calculs, ses projets, sesraisonnements.

Une fois les Peuples et les deux fermes attenantes vendues à unamateur qu’elle avait trouvé, on garderait quatre fermes situées àSaint-Léonard, et qui, dégrevées de toute hypothèque,constitueraient un revenu de huit mille trois cents francs. Onmettrait de côté treize cents francs par an pour les réparations etl’entretien des biens ; il resterait donc sept mille francssur lesquels on prendrait cinq mille pour les dépenses del’année ; et on en réserverait deux mille pour former unecaisse de prévoyance.

Elle ajouta :

– Tout le reste est mangé, c’est fini. Et puis c’est moi quigarderai la clef, vous entendez ; et quant à M. Paul, iln’aura plus rien, mais rien ; il vous prendrait jusqu’audernier sou.

Jeanne, qui pleurait en silence, murmura :

– Mais s’il n’a pas de quoi manger ?

– Il viendra manger chez nous, donc, s’il a faim. Il y auratoujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu’il auraitfait toutes ces bêtises-là si vous ne lui aviez pas donné un sou ducommencement ?

– Mais il avait des dettes, il aurait été déshonoré.

– Quand vous n’aurez plus rien, ça l’empêchera-t-il d’enfaire ? Vous avez payé, c’est bien ; mais vous ne paierezplus, c’est moi qui vous le dis. Maintenant, bonsoir, madame.

Et elle s’en alla.

Jeanne ne dormit point, bouleversée à la pensée de vendre lesPeuples, de s’en aller, de quitter cette maison où toute sa vieétait attachée.

Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, le lendemain,elle lui dit :

– Ma pauvre fille, je ne pourrai jamais me décider à m’éloignerd’ici.

Mais la bonne se fâcha :

– Faut que ça soit comme ça pourtant, madame. Le notaire vavenir tantôt avec celui qui a envie du château. Sans ça, dansquatre ans, vous n’auriez plus un radis.

Jeanne restait anéantie, répétant :

– Je ne pourrai pas ; je ne pourrai jamais.

Une heure plus tard, le facteur lui remit une lettre de Paul quidemandait encore dix mille francs. Que faire ? Éperdue, elleconsulta Rosalie qui leva les bras :

– Qu’est-ce que je vous disais, madame ? Ah ! vousauriez été propres tous les deux si je n’étais pasrevenue !

Et Jeanne, pliant sous la volonté de sa bonne, répondit au jeunehomme :

« Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m’asruinée ; je me vois même forcée de vendre les Peuples. Maisn’oublie point que j’aurai toujours un abri quand tu voudras teréfugier auprès de ta vieille mère que tu as bien faitsouffrir.

« JEANNE. »

Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancien raffineurde sucre, elle les reçut elle-même et les invita à tout visiter endétail.

Un mois plus tard, elle signait le contrat de vente, et achetaiten même temps une petite maison bourgeoise sise auprès deGoderville, sur la grand-route de Montivilliers, dans le hameau deBatteville.

Puis, jusqu’au soir elle se promena toute seule dans l’allée depetite mère, le cœur déchiré et l’esprit en détresse, adressant àl’horizon, aux arbres, au banc vermoulu sous le platane, à toutesces choses si connues qu’elles semblaient entrées dans ses yeux etdans son âme, au bosquet, au talus devant la lande où elle s’étaitsi souvent assise, d’où elle avait vu courir vers la mer le comtede Fourville en ce jour terrible de la mort de Julien, à un vieilorme sans tête contre lequel elle s’appuyait souvent, à tout cejardin familier, des adieux désespérés et sanglotants.

Rosalie vint la prendre par le bras pour la forcer àrentrer.

Un grand paysan de vingt-cinq ans attendait devant la porte. Illa salua d’un ton amical comme s’il la connaissait delongtemps.

– Bonjour, madame Jeanne, ça va bien ? La mère m’a dit devenir pour le déménagement. Je voudrais savoir c’que vousemporterez, vu que je ferai ça de temps en temps pour ne pas nuireaux travaux de la terre.

C’était le fils de sa bonne, le fils de Julien, le frère dePaul.

Il lui sembla que son cœur s’arrêtait ; et pourtant elleaurait voulu embrasser ce garçon.

Elle le regardait, cherchant s’il ressemblait à son mari, s’ilressemblait à son fils. Il était rouge, vigoureux, avec les cheveuxblonds et les yeux bleus de sa mère. Et pourtant il ressemblait àJulien. En quoi ? Par quoi ? Elle ne le savait pastrop ; mais il avait quelque chose de lui dans l’ensemble dela physionomie.

Le gars reprit :

– Si vous pouviez me montrer ça tout de suite, çam’obligerait.

Mais elle ne savait pas encore ce qu’elle se déciderait àenlever, sa nouvelle maison étant fort petite, et elle le pria derevenir au bout de la semaine.

Alors son déménagement la préoccupa, apportant une distractiontriste dans sa vie morne et sans attentes.

Elle allait de pièce en pièce, cherchant les meubles qui luirappelaient des événements, ces meubles amis qui font partie denotre vie, presque de notre être, connus depuis la jeunesse etauxquels sont attachés des souvenirs de joies ou de tristesses, desdates de notre histoire, qui ont été les compagnons muets de nosheures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usés à côtéde nous, dont l’étoffe est crevée par places et la doubluredéchirée, dont les articulations branlent, dont la couleur s’esteffacée.

Elle les choisissait un à un, hésitant souvent, troublée commeavant de prendre des déterminations capitales, revenant à toutinstant sur sa décision, balançant les mérites de deux fauteuils oude quelque vieux secrétaire comparé à une ancienne table àouvrage.

Elle ouvrait les tiroirs, cherchait à se rappeler desfaits ; puis, quand elle s’était bien dit : « Oui, je prendraiceci », on descendait l’objet dans la salle à manger.

Elle voulut garder tout le mobilier de sa chambre, son lit, sestapisseries, sa pendule, tout.

Elle prit quelques sièges du salon, ceux dont elle avait aiméles dessins dès sa petite enfance : le renard et la cigogne, lerenard et le corbeau, la cigale et la fourmi, et le héronmélancolique.

Puis, en rôdant par tous les coins de cette demeure qu’elleallait abandonner, elle monta, un jour, dans le grenier.

Elle demeura saisie d’étonnement ; c’était un fouillisd’objets de toute nature, les uns brisés, les autres salisseulement, les autres montés là on ne sait pourquoi, parce qu’ilsne plaisaient plus, parce qu’ils avaient été remplacés. Elleapercevait mille bibelots connus jadis, et disparus tout à coupsans qu’elle y eût songé, des riens qu’elle avait maniés, ces vieuxpetits objets insignifiants qui avaient traîné quinze ans à côtéd’elle, qu’elle avait vus chaque jour sans les remarquer, et qui,tout à coup, retrouvés là, dans ce grenier, à côté d’autres plusanciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premierstemps de son arrivée, prenaient une importance soudaine de témoinsoubliés, d’amis retrouvés. Ils lui faisaient l’effet de ces gensqu’on a fréquentés longtemps sans qu’ils se soient jamais révéléset qui soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavardersans fin, à raconter toute leur âme qu’on ne soupçonnait pas.

Elle allait de l’un à l’autre avec des secousses au cœur, sedisant : « Tiens, c’est moi qui ai fêlé cette tasse de Chine, unsoir, quelques jours avant mon mariage. Ah ! voici la petitelanterne de mère et la canne que petit père a cassée en voulantouvrir la barrière dont le bois était gonflé par la pluie. »

Il y avait aussi là-dedans beaucoup de choses qu’elle neconnaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues de sesgrands-parents, ou de ses arrière-grands-parents, de ces chosespoudreuses qui ont l’air exilées dans un temps qui n’est plus leleur, et qui semblent tristes de leur abandon, dont personne nesait l’histoire, les aventures, personne n’ayant vu ceux qui lesont choisies, achetées, possédées, aimées, personne n’ayant connules mains qui les maniaient familièrement et les yeux qui lesregardaient avec plaisir.

Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigts dans lapoussière accumulée ; et elle demeurait là au milieu de cesvieilleries, sous le jour terne qui tombait par quelques petitscarreaux de verre encastrés dans la toiture.

Elle examinait minutieusement des chaises à trois pieds,cherchant si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire encuivre, une chaufferette défoncée qu’elle croyait reconnaître et untas d’ustensiles de ménage hors de service.

Puis elle fit un lot de ce qu’elle voulait emporter, et,redescendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonne, indignée,refusait de descendre « ces saletés ». Mais Jeanne, qui n’avaitcependant plus aucune volonté, tint bon cette fois ; et ilfallut obéir.

Un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis Lecoq, s’envint avec sa charrette pour faire un premier voyage. Rosaliel’accompagna afin de veiller au déchargement et de déposer lesmeubles aux places qu’ils devaient occuper.

Restée seule, Jeanne se mit à errer par les chambres du château,saisie d’une crise affreuse de désespoir, embrassant, en des élansd’amour exalté, tout ce qu’elle ne pouvait prendre avec elle, lesgrands oiseaux blancs des tapisseries du salon, des vieuxflambeaux, tout ce qu’elle rencontrait. Elle allait d’une pièce àl’autre, affolée, les yeux ruisselants de larmes ; puis ellesortit pour « dire adieu » à la mer.

C’était vers la fin de septembre, un ciel bas et gris semblaitpeser sur le monde ; les flots tristes et jaunâtress’étendaient à perte de vue. Elle resta longtemps debout sur lafalaise, roulant en sa tête des pensées torturantes. Puis, comme lanuit tombait, elle rentra, ayant souffert en ce jour autant qu’enses plus grands chagrins.

Rosalie était revenue et l’attendait, enchantée de la nouvellemaison, la déclarant bien plus gaie que ce grand coffre de bâtimentqui n’était seulement pas au bord d’une route.

Jeanne pleura toute la soirée.

Depuis qu’ils savaient le château vendu, les fermiers n’avaientpour elle que bien juste les égards qu’ils lui devaient, l’appelantentre eux « la Folle », sans trop savoir pourquoi, sans doute parcequ’ils devinaient, avec leur instinct de brutes, sa sentimentalitémaladive et grandissante, ses rêvasseries exaltées, tout ledésordre de sa pauvre âme secouée par le malheur.

La veille de son départ, elle entra, par hasard, dans l’écurie.Un grognement la fit tressaillir. C’était Massacre auquel ellen’avait plus songé depuis des mois. Aveugle et paralytique, parvenuà un âge que ces animaux n’atteignent guère, il vivait encore surun lit de paille, soigné par Lucienne qui ne l’oubliait pas. Ellele prit dans ses bras, l’embrassa, et l’emporta dans la maison.Gros comme une tonne, il se traînait à peine sur ses pattesécartées et raides, et il aboyait à la façon des chiens de boisqu’on donne aux enfants.

Le dernier jour enfin se leva. Jeanne avait couché dansl’ancienne chambre de Julien, la sienne étant démeublée.

Elle sortit de son lit, exténuée et haletante, comme si elle eûtfait une grande course. La voiture contenant les malles et le restedu mobilier était déjà chargée dans la cour. Une autre carriole àdeux roues était attelée derrière, qui devait emporter la maîtresseet la bonne.

Le père Simon et Ludivine resteraient seuls jusqu’à l’arrivée dunouveau propriétaire ; puis ils se retireraient chez desparents, Jeanne leur ayant constitué une petite rente. Ils avaientdes économies d’ailleurs. C’étaient maintenant de très vieuxserviteurs, inutiles et bavards. Marius, ayant pris femme, avaitdepuis longtemps quitté la maison.

Vers huit heures, la pluie se mit à tomber, une pluie fine etglacée que chassait une légère brise de mer. Il fallut tendre descouvertures sur la charrette. Les feuilles s’envolaient déjà desarbres.

Sur la table de la cuisine, des tasses de café au lait fumaient.Jeanne s’assit devant la sienne et la but à petites gorgées, puis,se levant :

– Allons ! dit-elle.

Elle mit son chapeau, son châle, et, pendant que Rosalie lachaussait de caoutchoucs, elle prononça, la gorge serrée :

– Te rappelles-tu, ma fille, comme il pleuvait quand nous sommesparties de Rouen pour venir ici…

Elle eut une sorte de spasme, porta ses deux mains sur sapoitrine et s’abattit sur le dos, sans connaissance.

Pendant plus d’une heure, elle demeura comme morte ; puiselle rouvrit les yeux, et des convulsions la saisirent accompagnéesd’un débordement de larmes.

Quand elle se fut un peu calmée, elle se sentit si faiblequ’elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutaitd’autres crises si on retardait le départ, alla chercher son fils.Ils la prirent, l’enlevèrent, l’emportèrent, la déposèrent dans lacarriole, sur le banc de bois garni de cuir ciré ; et lavieille bonne, montée à côté de Jeanne, enveloppa ses jambes, luicouvrit les épaules d’un gros manteau, puis, tenant ouvert unparapluie au-dessus de sa tête, elle s’écria :

– Vite, Denis, allons-nous-en.

Le jeune homme grimpa près de sa mère et, s’asseyant sur uneseule cuisse, faute de place, il lança au grand trot son chevaldont l’allure saccadée faisait sauter les deux femmes.

Quand on tourna au coin du village, on aperçut quelqu’unmarchant de long en large sur la route, c’était l’abbé Tolbiac quisemblait guetter ce départ.

Il s’arrêta pour laisser passer la voiture. Il tenait d’une mainsa soutane relevée par crainte de l’eau du chemin, et ses jambesmaigres, vêtues de bas noirs, finissaient en d’énormes souliersfangeux.

Jeanne baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard ;et Rosalie, qui n’ignorait rien, devint furieuse. Elle murmurait :« Manant, manant ! » puis, saisissant la main de son fils:

– Fiches-y donc un coup de fouet.

Mais le jeune homme, au moment où il passait contre le prêtre,fit tomber brusquement dans l’ornière la roue de sa guimbardelancée à toute vitesse, et un flot de boue, jaillissant, couvritl’ecclésiastique des pieds à la tête.

Et Rosalie, radieuse, se retourna pour lui montrer le poing,pendant que le prêtre s’essuyait avec son grand mouchoir.

Ils allaient depuis cinq minutes quand Jeanne soudain s’écria:

– Massacre que nous avons oublié !

Il fallut s’arrêter, et Denis, descendant, courut chercher lechien, tandis que Rosalie tenait les guides.

Le jeune homme enfin reparut portant en ses bras la grosse bêteinforme et pelée qu’il déposa entre les jupes des deux femmes.

Chapitre 13

 

La voiture s’arrêta deux heures plus tard devant une petitemaison de briques bâtie au milieu d’un verger planté de poiriers enquenouilles, sur le bord de la grand-route.

Quatre tonnelles en treillage habillées de chèvrefeuilles et declématites formaient les quatre coins de ce jardin disposé parpetits carrés à légumes que séparaient d’étroits chemins bordésd’arbres fruitiers.

Une haie vive très élevée entourait de partout cette propriété,qu’un champ séparait de la ferme voisine. Une forge la précédait decent pas sur la route. Les autres habitations les plus proches setrouvaient distantes d’un kilomètre.

La vue alentour s’étendait sur la plaine du pays de Caux, touteparsemée de fermes qu’enveloppaient les quatre doubles lignes degrands arbres enfermant la cour à pommiers.

Jeanne, aussitôt arrivée, voulait se reposer, mais Rosalie ne lelui permit pas, craignant qu’elle ne se remît à rêvasser.

Le menuisier de Goderville était là, venu pourl’installation ; et on commença tout de suite l’emménagementdes meubles apportés déjà, en attendant la dernière voiture.

Ce fut un travail considérable, exigeant de longues réflexionset de grands raisonnements.

Puis la charrette, au bout d’une heure, apparut à la barrière,et il fallut la décharger sous la pluie.

La maison, quand le soir tomba, était dans un complet désordre,pleine d’objets empilés au hasard ; et Jeanne, harassée,s’endormit aussitôt qu’elle fut au lit.

Les jours suivants elle n’eut pas le temps de s’attendrir tantelle se trouva accablée de besogne. Elle prit même un certainplaisir à faire jolie sa nouvelle demeure, la pensée que son fils yreviendrait la poursuivant sans cesse. Les tapisseries de sonancienne chambre furent tendues dans la salle à manger, qui servaiten même temps de salon ; et elle organisa avec un soinparticulier une des deux pièces du premier qui prit en sa pensée lenom « d’appartement de Poulet ».

Elle se réserva la seconde, Rosalie habitant au-dessus, à côtédu grenier.

La petite maison, arrangée avec soin, était gentille, et Jeannes’y plut dans les premiers temps, bien que quelque chose luimanquât dont elle ne se rendait pas bien compte.

Un matin, le clerc de notaire de Fécamp lui apporta trois millesix cents francs, prix des meubles laissés aux Peuples et estiméspar un tapissier. Elle ressentit, en recevant cet argent, unfrémissement de plaisir ; et, dès que l’homme fut parti, elles’empressa de mettre son chapeau, voulant gagner Goderville au plusvite pour faire tenir à Paul cette somme inespérée.

Mais, comme elle se hâtait sur la grand-route, elle rencontraRosalie qui revenait du marché. La bonne eut un soupçon sansdeviner tout de suite la vérité, puis, quand elle l’eut découverte,car Jeanne ne lui savait plus rien cacher, elle posa son panier parterre pour se fâcher tout à son aise.

Et elle cria, les poings sur les hanches ; puis elle pritsa maîtresse du bras droit, son panier du bras gauche, et, toujoursfurieuse, elle se remit en marche vers la maison.

Dès qu’elles furent rentrées, la bonne exigea la remise del’argent. Jeanne le donna en gardant les six cents francs ;mais sa ruse fut vite percée par la servante mise endéfiance ; et elle dut livrer le tout.

Rosalie consentit cependant à ce que ce reliquat fût envoyé aujeune homme.

Il remercia au bout de quelques jours. »Tu m’as rendu un grandservice, ma chère maman, car nous étions dans une profonde misère.»

Jeanne, cependant, ne s’accoutumait guère à Batteville ; illui semblait sans cesse qu’elle ne respirait plus comme autrefois,qu’elle était plus seule encore, plus abandonnée, plus perdue. Ellesortait pour faire un tour, gagnait le hameau de Verneuil, revenaitpar les Trois-Mares puis, une fois rentrée, se relevait, prised’une envie de ressortir comme si elle eût oublié d’aller làjustement où elle devait se rendre, où elle avait envie de sepromener.

Et cela, tous les jours, recommençait sans qu’elle comprît laraison de cet étrange besoin. Mais, un soir, une phrase lui vintinconsciemment qui lui révéla le secret de ses inquiétudes. Elledit, en s’asseyant, pour dîner :

– Oh ! comme j’ai envie de voir la mer !

Ce qui lui manquait si fort, c’était la mer, sa grande voisinedepuis vingt-cinq ans, la mer avec son air salé, ses colères, savoix grondeuse, ses souffles puissants, la mer que, chaque matin,elle voyait de sa fenêtre des Peuples, qu’elle respirait jour etnuit, qu’elle sentait près d’elle, qu’elle s’était mise à aimercomme une personne sans s’en douter.

Massacre vivait également dans une extrême agitation. Il s’étaitinstallé, dès le soir de son arrivée, dans le bas du buffet de lacuisine, sans qu’il fût possible de l’en déloger. Il restait làtout le jour, presque immobile, se retournant seulement de temps entemps avec un grognement sourd.

Mais, aussitôt que venait la nuit, il se levait et se traînaitvers la porte du jardin, en heurtant les murs. Puis, quand il avaitpassé dehors les quelques minutes qu’il lui fallait, il rentrait,s’asseyait sur son derrière devant le fourneau encore chaud, et,dès que ses deux maîtresses étaient parties se coucher, il semettait à hurler.

Il hurlait ainsi toute la nuit, d’une voix plaintive etlamentable, s’arrêtant parfois une heure pour reprendre sur un tonplus déchirant encore. On l’attacha devant la maison dans un baril.Il hurla sous les fenêtres. Puis, comme il était infirme et bienprès de mourir, on le remit à la cuisine.

Le sommeil devenait impossible pour Jeanne qui entendait levieil animal gémir et gratter sans cesse, cherchant à sereconnaître dans cette maison nouvelle, comprenant bien qu’iln’était plus chez lui.

Rien ne le pouvait calmer. Assoupi le long du jour, comme si sesyeux éteints, la conscience de son infirmité, l’eussent empêché dese mouvoir, alors que tous les êtres vivent et s’agitent, il semettait à rôder sans repos dès que tombait le soir, comme s’iln’eût plus osé vivre et remuer que dans les ténèbres, qui font tousles êtres aveugles.

On le trouva mort un matin. Ce fut un grand soulagement.

L’hiver s’avançait ; et Jeanne se sentait envahie par uneinvincible désespérance. Ce n’était pas une de ces douleurs aiguësqui semblent tordre l’âme, mais une morne et lugubre tristesse.

Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s’occupaitd’elle. La grand-route devant sa porte se déroulait à droite et àgauche presque toujours vide. De temps en temps un tilbury passaitau trot, conduit par un homme à figure rouge dont la blouse,gonflée au vent de la course, faisait une sorte de ballonbleu ; parfois c’était une charrette lente, ou bien on voyaitvenir de loin deux paysans, l’homme et la femme, tout petits àl’horizon, puis grandissant, puis, quand ils avaient dépassé lamaison, rediminuant, devenant gros comme deux insectes, là-bas,tout au bout de la ligne blanche qui s’allongeait à perte de vue,montant et descendant selon les molles ondulations du sol.

Quand l’herbe se remit à pousser, une fillette en jupe courtepassait tous les matins devant la barrière, conduisant deux vachesmaigres qui broutaient le long des fossés de la route. Ellerevenait le soir, de la même allure endormie, faisant un pas toutesles dix minutes derrière ses bêtes.

Jeanne, chaque nuit, rêvait qu’elle habitait encore lesPeuples.

Elle s’y retrouvait comme autrefois avec père et petite mère, etparfois même avec tante Lison. Elle refaisait des choses oubliéeset finies, s’imaginait soutenir Mme Adélaïde voyageant dans sonallée. Et chaque réveil était suivi de larmes.

Elle pensait toujours à Paul, se demandant : « Quefait-il ? Comment est-il maintenant ? Songe-t-il à moiquelquefois ? » En se promenant lentement dans les cheminscreux entre les fermes, elle roulait dans sa tête toutes ces idéesqui la martyrisaient ; mais elle souffrait surtout d’unejalousie inapaisable contre cette femme inconnue qui lui avait ravison fils. Cette haine seule la retenait, l’empêchait d’agir,d’aller le chercher, de pénétrer chez lui. Il lui semblait voir lamaîtresse debout sur la porte et demandant :

– Que voulez-vous ici, madame ?

Sa fierté de mère se révoltait de la possibilité de cetterencontre ; et son orgueil hautain de femme toujours pure,sans défaillances et sans tache, l’exaspérait de plus en pluscontre toutes ces lâchetés de l’homme asservi par les salespratiques de l’amour charnel qui rend lâches les cœurs eux-mêmes.L’humanité lui semblait immonde quand elle songeait à tous lessecrets malpropres des sens, aux caresses qui avilissent, à tousles mystères devinés des accouplements indissolubles.

Le printemps et l’été passèrent encore.

Mais quand l’automne revint avec les longues pluies, le cielgrisâtre, les nuages sombres, une telle lassitude de vivre ainsi lasaisit, qu’elle se résolut à tenter un grand effort pour reprendreson Poulet.

La passion du jeune homme devait être usée à présent.

Elle lui écrivit une lettre éplorée.

« Mon cher enfant, je viens te supplier de revenir auprès demoi. Songe donc que je suis vieille et malade, toute seule, toutel’année, avec une bonne. J’habite maintenant une petite maisonauprès de la route. C’est bien triste. Mais si tu étais là toutchangerait pour moi. Je n’ai que toi au monde et je ne t’ai pas vudepuis sept ans ! Tu ne sauras jamais comme j’ai étémalheureuse et combien j’avais reposé mon cœur sur toi. Tu étais mavie, mon rêve, mon seul espoir, mon seul amour, et tu me manques,et tu m’as abandonnée.

« Oh ! reviens, mon petit Poulet, reviens m’embrasser,reviens auprès de ta vieille mère qui te tend des brasdésespérés.

« JEANNE. »

Il répondit quelques jours plus tard.

« Ma chère maman, je ne demanderais pas mieux que d’aller tevoir, mais je n’ai pas le sou. Envoie-moi quelque argent et jeviendrai. J’avais du reste l’intention d’aller te trouver pour teparler d’un projet qui me permettrait de faire ce que tu medemandes.

« Le désintéressement et l’affection de celle qui a été macompagne dans les vilains jours que je traverse, demeurent sanslimites à mon égard. Il n’est pas possible que je reste pluslongtemps sans reconnaître publiquement son amour et son dévouementsi fidèles. Elle a du reste de très bonnes manières que tu pourrasapprécier. Et elle est très instruite, elle lit beaucoup. Enfin, tune te fais pas l’idée de ce qu’elle a toujours été pour moi. Jeserais une brute, si je ne lui témoignais pas ma reconnaissance. Jeviens donc te demander l’autorisation de l’épouser. Tu mepardonnerais mes escapades et nous habiterions tous ensemble dansta nouvelle maison.

« Si tu la connaissais, tu m’accorderais tout de suite tonconsentement. Je t’assure qu’elle est parfaite, et très distinguée.Tu l’aimerais, j’en suis certain. Quant à moi, je ne pourrais pasvivre sans elle.

« J’attends ta réponse avec impatience, ma chère maman, et noust’embrassons de tout cœur.

« Ton fils.

« Vicomte PAUL DE LAMARE. »

Jeanne fut atterrée. Elle demeurait immobile, la lettre sur lesgenoux, devinant la ruse de cette fille qui avait sans cesse retenuson fils, qui ne l’avait pas laissé venir une seule fois, attendantson heure, l’heure où la vieille mère désespérée, ne pouvant plusrésister au désir d’étreindre son enfant, faiblirait, accorderaittout.

Et la grosse douleur de cette préférence obstinée de Paul pourcette créature déchirait son cœur. Elle répétait :

– Il ne m’aime pas. Il ne m’aime pas.

Rosalie entra. Jeanne balbutia :

– Il veut l’épouser maintenant.

La bonne eut un sursaut :

– Oh ! madame, vous ne permettrez pas ça. M. Paul ne va pasramasser cette traînée.

Et Jeanne accablée, mais révoltée, répondit :

– Ça, jamais, ma fille. Et, puisqu’il ne veut pas venir, je vaisaller le trouver, moi, et nous verrons laquelle de nous deuxl’emportera.

Et elle écrivit tout de suite à Paul pour annoncer son arrivée,et pour le voir autre part que dans le logis habité par cettegueuse.

Puis, en attendant une réponse, elle fit ses préparatifs.Rosalie commença à empiler dans une vieille malle le linge et leseffets de sa maîtresse. Mais comme elle pliait une robe, uneancienne robe de campagne, elle s’écria :

– Vous n’avez seulement rien à vous mettre sur le dos. Je nevous permettrai pas d’aller comme ça. Vous feriez honte à tout lemonde ; et les dames de Paris vous regarderaient comme uneservante.

Jeanne la laissa faire. Et les deux femmes se rendirent ensembleà Goderville pour choisir une étoffe à carreaux verts qui futconfiée à la couturière du bourg. Puis elles entrèrent chez lenotaire, maître Roussel, qui faisait chaque année un voyage d’unequinzaine dans la capitale, afin d’obtenir de lui desrenseignements. Car Jeanne depuis vingt-huit ans n’avait pas revuParis.

Il fit des recommandations nombreuses sur la manière d’éviterles voitures, sur les procédés pour n’être pas volé, conseillant decoudre l’argent dans la doublure des vêtements et de ne garder dansla poche que l’indispensable ; il parla longuement desrestaurants à prix moyens dont il désigna deux ou trois fréquentéspar des femmes ; et il indiqua l’hôtel de Normandie où ildescendait lui-même, auprès de la gare du chemin de fer. On pouvaits’y présenter de sa part.

Depuis six ans, ces chemins de fer, dont on parlait partout,fonctionnaient entre Paris et Le Havre. Mais Jeanne, obsédée dechagrin, n’avait pas encore vu ces voitures à vapeur quirévolutionnaient tout le pays.

Cependant, Paul ne répondait pas.

Elle attendit huit jours, puis quinze jours, allant chaque matinsur la route au-devant du facteur qu’elle abordait en frémissant:

– Vous n’avez rien pour moi, père Malandain ?

Et l’homme répondait toujours de sa voix enrouée par lesintempéries des saisons :

– Encore rien c’te fois, ma bonne dame.

C’était cette femme, assurément, qui empêchait Paul derépondre !

Jeanne alors résolut de partir tout de suite. Elle voulaitprendre Rosalie avec elle, mais la bonne refusa de la suivre pourne pas augmenter les frais de voyage.

Elle ne permit pas d’ailleurs à sa maîtresse d’emporter plus detrois cents francs :

– S’il vous en faut d’autres, vous m’écrirez donc, et j’iraichez le notaire pour qu’il vous fasse parvenir ça. Si je vous endonne plus, c’est M. Paul qui l’empochera.

Et, un matin de décembre, elles montèrent dans la carriole deDenis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare,Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maîtresse.

Elles prirent d’abord des renseignements sur le prix desbillets, puis, quand tout fut réglé et la malle enregistrée, ellesattendirent devant ces lignes de fer, cherchant à comprendrecomment manœuvrait cette chose, si préoccupées de ce mystèrequ’elles ne pensaient plus aux tristes raisons du voyage.

Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tête, et ellesaperçurent une machine noire qui grandissait. Cela arriva avec unbruit terrible, passa devant elles en traînant une longue chaîne depetites maisons roulantes ; et un employé ayant ouvert uneporte, Jeanne embrassa Rosalie en pleurant et monta dans une de cescases.

Rosalie, émue, criait :

– Au revoir, madame ; bon voyage, à bientôt !

– Au revoir, ma fille.

Un coup de sifflet partit encore, et tout le chapelet devoitures se remit à rouler doucement d’abord, puis plus vite, puisavec une rapidité effrayante.

Dans le compartiment où se trouvait Jeanne, deux messieursdormaient adossés à deux coins.

Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes, lesvillages, effarée de cette vitesse, se sentant prise dans une vienouvelle, emportée dans un monde nouveau qui n’était plus le sien,celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone.

Le soir venait, lorsque le train entra dans Paris.

Un commissionnaire prit la malle de Jeanne ; et elle lesuivit effarée, bousculée, inhabile à passer dans la fouleremuante, courant presque derrière l’homme dans la crainte de leperdre de vue.

Quand elle fut dans le bureau de l’hôtel, elle s’empressad’annoncer :

– Je vous suis recommandée par M. Roussel.

La patronne, une énorme femme sérieuse, assise à son bureau,demanda :

– Qui ça, M. Roussel ?

Jeanne interdite reprit :

– Mais le notaire de Goderville, qui descend chez vous tous lesans.

La grosse dame déclara :

– C’est possible. Je ne le connais pas. Vous voulez unechambre ?

– Oui, madame.

Et un garçon, prenant son bagage, monta l’escalier devantelle.

Elle se sentait le cœur serré. Elle s’assit devant une petitetable et demanda qu’on lui montât un bouillon avec une aile depoulet. Elle n’avait rien pris depuis l’aurore.

Elle mangea tristement à la lueur d’une bougie, songeant à millechoses, se rappelant son passage en cette même ville au retour deson voyage de noces, les premiers signes du caractère de Julien,apparus lors de ce séjour à Paris. Mais elle était jeune alors, etconfiante et vaillante. Maintenant, elle se sentait vieille,embarrassée, craintive même, faible et troublée pour un rien. Quandelle eut fini son repas, elle se mit à la fenêtre et regarda la ruepleine de monde. Elle avait envie de sortir et n’osait point. Elleallait infailliblement se perdre, pensait-elle. Elle secoucha ; et souffla sa lumière.

Mais le bruit, cette sensation d’une ville inconnue et letrouble du voyage la tenaient éveillée. Les heures s’écoulaient.Les rumeurs du dehors s’apaisaient peu à peu sans qu’elle pûtdormir, énervée par ce demi-repos des grandes villes. Elle étaithabituée à ce calme et profond sommeil des champs, qui engourdittout, les hommes, les bêtes et les plantes ; et elle sentaitmaintenant, autour d’elle, toute une agitation mystérieuse. Desvoix presque insaisissables lui parvenaient comme si elles eussentglissé dans les murs de l’hôtel. Parfois un plancher craquait, uneporte se fermait, une sonnette tintait.

Tout à coup, vers deux heures du matin, alors qu’elle commençaità s’assoupir, une femme poussa des cris dans une chambrevoisine ; Jeanne s’assit brusquement dans son lit ; puiselle crut entendre un rire d’homme.

Alors, à mesure qu’approchait le jour, la pensée de Paull’envahit ; et elle s’habilla dès que le crépuscule parut.

Il habitait rue du Sauvage, dans la Cité. Elle voulut s’y rendreà pied pour obéir aux recommandations d’économie de Rosalie. Ilfaisait beau ; l’air froid piquait la chair ; des genspressés couraient sur les trottoirs. Elle allait le plus vitepossible, suivant une rue indiquée au bout de laquelle elle devaittourner à droite, puis à gauche ; puis arrivée sur une place,il lui faudrait s’informer à nouveau. Elle ne trouva pas la placeet se renseigna auprès d’un boulanger qui lui donna des indicationsdifférentes. Elle repartit, s’égara, erra, suivit d’autresconseils, se perdit tout à fait.

Affolée, elle marchait maintenant presque au hasard. Elle allaitse décider à appeler un cocher quand elle aperçut la Seine. Alorselle longea les quais.

Au bout d’une heure environ, elle entrait dans la rue duSauvage, une sorte de ruelle toute noire. Elle s’arrêta devant laporte, tellement émue qu’elle ne pouvait plus faire un pas.

Il était là, dans cette maison, Poulet.

Elle sentait trembler ses genoux et ses mains ; enfin, elleentra, suivit un couloir, vit la case du portier, et demanda entendant une pièce d’argent :

– Pourriez-vous monter dire à M. Paul de Lamare qu’une vieilledame, une amie de sa mère, l’attend en bas ?

Le portier répondit :

– Il n’habite plus ici, madame.

Un grand frisson la parcourut. Elle balbutia :

– Ah ! où… où demeure-t-il maintenant ?

– Je ne sais pas.

Elle se sentit étourdie comme si elle allait tomber et elledemeura quelque temps sans pouvoir parler.

Enfin, par un effort violent, elle reprit sa raison, et murmura:

– Depuis quand est-il parti ?

L’homme la renseigna abondamment.

– Voilà quinze jours. Ils sont partis comme ça, un soir, et pasrevenus. Ils devaient partout dans le quartier ; aussi vouscomprenez bien qu’ils n’ont pas laissé leur adresse.

Jeanne voyait des lueurs, des grands jets de flamme, comme si onlui eût tiré des coups de fusil devant les yeux. Mais une idée fixela soutenait, la faisait demeurer debout, calme en apparence, etréfléchie. Elle voulait savoir et retrouver Poulet.

– Alors il n’a rien dit, en s’en allant ?

– Oh ! rien du tout, ils se sont sauvés pour ne pas payer,voilà.

– Mais, il doit envoyer chercher ses lettres par quelqu’un.

– Plus souvent que je les donnerais. Et puis ils n’en recevaientpas dix par an. Je leur en ai monté une pourtant deux jours avantqu’ils s’en aillent.

C’était sa lettre sans doute. Elle dit précipitamment :

– Écoutez, je suis sa mère, à lui, et je suis venue pour lechercher. Voilà dix francs pour vous. Si vous savez quelquenouvelle ou quelque renseignement sur lui, apportez-les-moi àl’hôtel de Normandie, rue du Havre, et je vous paierai bien.

Et elle se sauva.

Elle se remit à marcher sans s’inquiéter où elle allait. Elle sehâtait comme pressée par une course importante ; elle filaitle long des murs, heurtée par des gens à paquets ; elletraversait les rues sans regarder les voitures venir, injuriée parles cochers ; elle trébuchait aux marches des trottoirsauxquelles elle ne prenait point garde ; elle courait devantelle, l’âme perdue.

Tout à coup elle se trouva dans un jardin et elle se sentit sifatiguée qu’elle s’assit sur un banc. Elle y demeura fort longtempsapparemment, pleurant sans s’en apercevoir, car des passantss’arrêtaient pour la regarder. Puis elle sentit qu’elle avait trèsfroid ; et elle se leva pour repartir ; ses jambes laportaient à peine tant elle était accablée et faible.

Elle voulait entrer prendre un bouillon dans un restaurant, maiselle n’osait pas pénétrer dans ces établissements, prise d’uneespèce de honte, d’une peur, d’une sorte de pudeur de son chagrinqu’elle sentait visible. Elle s’arrêtait une seconde devant laporte, regardait au-dedans, voyait tous ces gens attablés etmangeant, et s’enfuyait intimidée, se disant : « J’entrerai dans leprochain. » Et elle ne pénétrait pas davantage dans le suivant.

À la fin elle acheta chez un boulanger un petit pain en forme delune, et elle se mit à le croquer tout en marchant. Elle avaitgrand-soif, mais elle ne savait où aller boire et elle s’enpassa.

Elle franchit une voûte et se trouva dans un autre jardinentouré d’arcades. Elle reconnut alors le Palais-Royal.

Comme le soleil et la marche l’avaient un peu réchauffée, elles’assit encore une heure ou deux.

Une foule entrait, une foule élégante qui causait, souriait,saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belles et leshommes riches, qui ne vit que pour la parure et les joies.

Jeanne, effarée d’être au milieu de cette cohue brillante, seleva pour s’enfuir ; mais, soudain, la pensée lui vint qu’ellepourrait rencontrer Paul en ce lieu ; et elle se mit à erreren épiant les visages, allant et venant sans cesse, d’un bout àl’autre du Jardin, de son pas humble et rapide.

Des gens se retournaient pour la regarder, d’autres riaient etse la montraient. Elle s’en aperçut et se sauva, pensant que, sansdoute, on s’amusait de sa tournure et de sa robe à carreaux vertschoisie par Rosalie et exécutée sur ses indications par lacouturière de Goderville.

Elle n’osait même plus demander sa route aux passants. Elle s’yhasarda pourtant et finit par retrouver son hôtel.

Elle passa le reste du jour sur une chaise, aux pieds de sonlit, sans remuer. Puis elle dîna, comme la veille, d’un potage etd’un peu de viande. Puis elle se coucha, accomplissant chaque actemachinalement par habitude.

Le lendemain elle se rendit à la préfecture de police pour qu’onlui retrouvât son enfant. On ne put rien lui promettre ; ons’en occuperait cependant.

Alors elle vagabonda par les rues, espérant toujours lerencontrer. Et elle se sentait plus seule dans cette foule agitée,plus perdue, plus misérable qu’au milieu des champs déserts.

Quand elle rentra, le soir, à l’hôtel, on lui dit qu’un hommel’avait demandée de la part de M. Paul et qu’il reviendrait lelendemain. Un flot de sang lui jaillit au cœur et elle ne ferma pasl’œil de la nuit. Si c’était lui ? Oui, c’était luiassurément, bien qu’elle ne l’eût pas reconnu aux détails qu’on luiavait donnés.

Vers neuf heures du matin on heurta sa porte, elle cria : «Entrez ! » prête à s’élancer, les bras ouverts. Un inconnu seprésenta. Et, pendant qu’il s’excusait de l’avoir dérangée et qu’ilexpliquait son affaire, une dette de Paul qu’il venait réclamer,elle se sentait pleurer sans vouloir le laisser paraître, enlevantles larmes du bout du doigt, à mesure qu’elles glissaient au coindes yeux.

Il avait appris sa venue par le concierge de la rue du Sauvage,et, comme il ne pouvait retrouver le jeune homme, il s’adressait àla mère. Et il tendait un papier qu’elle prit sans songer à rien.Elle lut un chiffre : 90 francs, tira son argent et paya.

Elle ne sortit pas ce jour-là.

Le lendemain d’autres créanciers se présentèrent. Elle donnatout ce qui lui restait, ne réservant qu’une vingtaine defrancs ; et elle écrivit à Rosalie pour lui dire sasituation.

Elle passait ses jours à errer, attendant la réponse de sabonne, ne sachant que faire, où tuer les heures lugubres, lesheures interminables, n’ayant personne à qui dire un mot tendre,personne qui connût sa misère. Elle allait au hasard, harcelée àprésent par un besoin de partir, de retourner là-bas, dans sapetite maison sur le bord de la route solitaire.

Elle n’y pouvait plus vivre, quelques jours auparavant, tant latristesse l’accablait, et maintenant elle sentait bien qu’elle nesaurait plus, au contraire, vivre que là, où ses mornes habitudess’étaient enracinées.

Enfin, un soir, elle trouva une lettre et deux cents francs.Rosalie disait :

« Madame Jeanne, revenez bien vite, car je ne vous enverrai plusrien. Quant à M. Paul, c’est moi qu’irai le chercher quand nousaurons de ses nouvelles.

« Je vous salue. Votre servante.

« ROSALIE. »

Et Jeanne repartit pour Batteville, un matin qu’il neigeait, etqu’il faisait grand froid.

Chapitre 14

 

Alors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levaitchaque matin à la même heure, regardait le temps par sa fenêtre,puis descendait s’asseoir devant le feu dans la salle.

Elle restait là des jours entiers, immobile, les yeux plantéssur la flamme, laissant aller à l’aventure ses lamentables penséeset suivant le triste défilé de ses misères. Les ténèbres, peu àpeu, envahissaient la petite pièce sans qu’elle eût fait d’autremouvement que pour remettre du bois au feu. Rosalie alors apportaitla lampe et s’écriait :

– Allons, madame Jeanne, il faut vous secouer ou bien vousn’aurez pas encore faim ce soir.

Elle était souvent poursuivie d’idées fixes qui l’obsédaient ettorturée par des préoccupations insignifiantes, les moindreschoses, dans sa tête malade, prenant une importance extrême.

Elle revivait surtout dans le passé, dans le vieux passé, hantéepar les premiers temps de sa vie et par son voyage de noces, là-basen Corse. Des paysages de cette île, oubliés depuis longtemps,surgissaient soudain devant elle dans les tisons de sacheminée ; et elle se rappelait tous les détails, tous lespetits faits, toutes les figures rencontrées là-bas ; la têtedu guide Jean Ravoli la poursuivait ; et elle croyait parfoisentendre sa voix.

Puis elle songeait aux douces années de l’enfance de Paul, alorsqu’il lui faisait repiquer des salades, et qu’elle s’agenouillaitdans la terre grasse à côté de tante Lison, rivalisant de soinstoutes les deux pour plaire à l’enfant, luttant à celle qui feraitreprendre les jeunes plantes avec le plus d’adresse et obtiendraitle plus d’élèves.

Et, tout bas, ses lèvres murmuraient : « Poulet, mon petitPoulet », comme si elle lui eût parlé ; et, sa rêveries’arrêtant sur ce mot, elle essayait parfois pendant des heuresd’écrire dans le vide, de son doigt tendu, les lettres qui lecomposaient. Elle les traçait lentement, devant le feu, s’imaginantles voir, puis, croyant s’être trompée, elle recommençait le P d’unbras tremblant de fatigue, s’efforçant de dessiner le nom jusqu’aubout ; puis, quand elle avait fini, elle recommençait.

À la fin elle ne pouvait plus, mêlait tout, modelait d’autresmots, s’énervant jusqu’à la folie.

Toutes les manies des solitaires la possédaient. La moindrechose changée de place l’irritait.

Rosalie souvent la forçait à marcher, l’emmenait sur laroute ; mais Jeanne, au bout de vingt minutes, déclarait : «Je n’en puis plus, ma fille », et elle s’asseyait au bord dufossé.

Bientôt tout mouvement lui fut odieux, et elle restait au lit leplus tard possible.

Depuis son enfance, une seule habitude lui était demeuréeinvariablement tenace, celle de se lever tout d’un coup aussitôtaprès avoir bu son café au lait. Elle tenait d’ailleurs à cemélange d’une façon exagérée ; et la privation lui en auraitété plus sensible que celle de n’importe quoi. Elle attendait,chaque matin, l’arrivée de Rosalie avec une impatience un peusensuelle ; et, dès que la tasse pleine était posée sur latable de nuit, elle se mettait sur son séant et la vidait vivementd’une manière un peu goulue. Puis, rejetant ses draps, ellecommençait à se vêtir.

Mais, peu à peu, elle s’habitua à rêvasser quelques secondesaprès avoir reposé le bol dans son assiette, puis elle s’étendit denouveau dans le lit ; puis elle prolongea, de jour en jour,cette paresse jusqu’au moment où Rosalie revenait, furieuse, etl’habillait presque de force.

Elle n’avait plus, d’ailleurs, une apparence de volonté et,chaque fois que sa servante lui demandait un conseil, lui posaitune question, s’informait de son avis, elle répondait :

– Fais comme tu voudras, ma fille.

Elle se croyait si directement poursuivie par une malchanceobstinée contre elle qu’elle devenait fataliste comme unOriental ; et l’habitude de voir s’évanouir ses rêves ets’écrouler ses espoirs faisait qu’elle n’osait plus rienentreprendre, et qu’elle hésitait des journées entières avantd’accomplir la chose la plus simple, persuadée qu’elle s’engageaittoujours dans la mauvaise voie et que cela tournerait mal.

Elle répétait à tout moment :

– C’est moi qui n’ai pas eu de chance dans la vie.

Alors Rosalie s’écriait :

– Qu’est-ce que vous diriez donc s’il vous fallait travaillerpour avoir du pain, si vous étiez obligée de vous lever tous lesjours à six heures du matin pour aller en journée ! Il y en abien qui sont obligées de faire ça, pourtant, et, quand ellesdeviennent trop vieilles, elles meurent de misère.

Jeanne répondait :

– Songe donc que je suis toute seule, que mon fils m’aabandonnée.

Et Rosalie alors se fâchait furieusement :

– En voilà une affaire ! Eh bien ! et les enfants quisont au service militaire ! et ceux qui vont s’établir enAmérique.

L’Amérique représentait pour elle un pays vague, où l’on vafaire fortune et dont on ne revient jamais.

Elle continuait :

– Il y a toujours un moment où il faut se séparer, parce que lesvieux et les jeunes ne sont pas faits pour rester ensemble.

Et elle concluait d’un ton féroce :

– Eh bien, qu’est-ce que vous diriez s’il était mort ?

Et Jeanne, alors, ne répondait plus rien.

Un peu de force lui revint quand l’air s’amollit aux premiersjours du printemps, mais elle n’employait ce retour d’activité qu’àse jeter de plus en plus dans ses pensées sombres.

Comme elle était montée au grenier, un matin, pour chercherquelque objet, elle ouvrit par hasard une caisse pleine de vieuxcalendriers ; on les avait conservés selon la coutume decertaines gens de campagne.

Il lui sembla qu’elle retrouvait les années elles-mêmes de sonpassé, et elle demeura saisie d’une étrange et confuse émotiondevant ce tas de cartons carrés.

Elle les prit et les emporta dans la salle en bas. Il y en avaitde toutes les tailles, des grands et des petits. Et elle se mit àles ranger par années sur la table. Soudain elle retrouva lepremier, celui qu’elle avait apporté aux Peuples.

Elle le contempla longtemps, avec les jours biffés par elle lematin de son départ de Rouen, le lendemain de sa sortie du couvent.Et elle pleura. Elle pleura des larmes mornes et lentes, de pauvreslarmes de vieille en face de sa vie misérable, étalée devant ellesur cette table.

Et une idée la saisit qui fut bientôt une obsession terrible,incessante, acharnée. Elle voulait retrouver presque jour par jource qu’elle avait fait.

Elle piqua contre les murs, sur la tapisserie, l’un aprèsl’autre, ces cartons jaunis, et elle passait des heures, en face del’un ou de l’autre, se demandant : « Que m’est-il arrivé, cemois-là ? »

Elle avait marqué de traits les dates mémorables de sonhistoire, et elle parvenait parfois à retrouver un mois entier,reconstituant un à un, groupant, rattachant l’un à l’autre tous lespetits faits qui avaient précédé ou suivi un événementimportant.

Elle réussit, à force d’attention obstinée, d’efforts demémoire, de volonté concentrée, à rétablir presque entièrement sesdeux premières années aux Peuples, les souvenirs lointains de savie lui revenant avec une facilité singulière et une sorte derelief.

Mais les années suivantes lui semblaient se perdre dans unbrouillard, se mêler, enjamber, l’une sur l’autre ; et elledemeurait parfois un temps infini, la tête penchée vers uncalendrier, l’esprit tendu sur l’Autrefois, sans parvenir même à serappeler si c’était dans ce carton-là que tel souvenir pouvait êtreretrouvé.

Elle allait de l’un à l’autre autour de la salle qu’entouraient,comme les gravures d’un chemin de la croix, ces tableaux des joursfinis. Brusquement elle arrêtait sa chaise devant l’un d’eux, etrestait jusqu’à la nuit immobile à le regarder, enfoncée en sesrecherches.

Puis tout à coup, quand toutes les sèves se réveillèrent sous lachaleur du soleil, quand les récoltes se mirent à pousser par leschamps, les arbres à verdir, quand les pommiers dans les courss’épanouirent comme des boules roses et parfumèrent la plaine, unegrande agitation la saisit.

Elle ne tenait plus en place ; elle allait et venait,sortait et rentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois auloin le long des fermes, s’exaltant dans une sorte de fièvre deregret.

La vue d’une marguerite blottie dans une touffe d’herbe, d’unrayon de soleil glissant entre les feuilles, d’une flaque d’eaudans une ornière où se mirait le bleu du ciel, la remuait,l’attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensationslointaines, comme l’écho de ses émotions de jeune fille, quand ellerêvait par la campagne.

Elle avait frémi des mêmes secousses, savouré cette douceur etcette griserie troublante des jours tièdes, quand elle attendaitl’avenir. Elle retrouvait tout cela maintenant que l’avenir étaitclos. Elle en jouissait encore dans son cœur ; mais elle ensouffrait en même temps, comme si la joie éternelle du monderéveillé en pénétrant sa peau séchée, son sang refroidi, son âmeaccablée, n’y pouvait plus jeter qu’un charme affaibli etdouloureux.

Il lui semblait aussi que quelque chose était un peu changépartout autour d’elle. Le soleil devait être un peu moins chaud quedans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l’herbe un peu moinsverte ; et les fleurs, plus pâles et moins odorantes,n’enivraient plus tout à fait autant.

Dans certains jours, cependant, un tel bien-être de vie lapénétrait, qu’elle se reprenait à rêvasser, à espérer, àattendre ; car peut-on, malgré la rigueur acharnée du sort, nepas espérer toujours, quand il fait beau ?

Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et desheures, comme fouettée par l’excitation de son âme. Et parfois elles’arrêtait tout à coup, et s’asseyait au bord de la route pourréfléchir à des choses tristes. Pourquoi n’avait-elle pas été aiméecomme d’autres ? Pourquoi n’avait-elle pas même connu lessimples bonheurs d’une existence calme ?

Et parfois encore elle oubliait un moment qu’elle était vieille,qu’il n’y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubreset solitaires, que toute sa route était parcourue ; et ellebâtissait, comme jadis, à seize ans, des projets doux à soncœur ; elle combinait des bouts d’avenir charmants. Puis ladure sensation du réel tombait sur elle ; elle se relevaitcourbaturée comme sous la chute d’un poids qui lui aurait cassé lesreins ; et elle reprenait plus lentement le chemin de sademeure en murmurant :

– Oh ! vieille folle ! vieille folle !

Rosalie maintenant lui répétait à tout moment :

– Mais restez donc tranquille, madame, qu’est-ce que vous avez àvous émouver comme ça ?

Et Jeanne répondait tristement :

– Que veux-tu, je suis comme « Massacre » aux derniersjours.

La bonne, un matin, entra plus tôt dans sa chambre, et déposantsur sa table de nuit le bol de café au lait :

– Allons, buvez vite, Denis est devant la porte qui nous attend.Nous allons aux Peuples parce que j’ai affaire là-bas.

Jeanne crut qu’elle allait s’évanouir tant elle se sentitémue ; et elle s’habilla en tremblant d’émotion, effarée etdéfaillante à la pensée de revoir sa chère maison.

Un ciel radieux s’étalait sur le monde ; et le bidet, prisde gaietés, faisait parfois un temps de galop. Quand on entra dansla commune d’Étouvent, Jeanne sentit qu’elle respirait avec peinetant sa poitrine palpitait ; et quand elle aperçut les piliersde brique de la barrière, elle dit à voix basse deux ou trois fois,et malgré elle : « Oh ! oh ! oh ! » comme devant leschoses qui révolutionnent le cœur.

On détela la carriole chez les Couillard ; puis, pendantque Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiersoffrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étantabsents, et on lui donna les clefs.

Elle partit seule, et, lorsqu’elle fut devant le vieux manoir ducôté de la mer, elle s’arrêta pour le regarder. Rien n’était changéau-dehors. Le vaste bâtiment grisâtre avait ce jour-là, sur sesmurs ternis, des sourires de soleil. Tous les contrevents étaientclos.

Un petit morceau d’une branche morte tomba sur sa robe, elleleva les yeux ; il venait du platane. Elle s’approcha du grosarbre à la peau lisse et pâle, et le caressa de la main comme unebête. Son pied heurta, dans l’herbe, un morceau de boispourri ; c’était le dernier fragment du banc où elle s’étaitassise si souvent avec tous les siens, du banc qu’on avait posé lejour même de la première visite de Julien.

Alors elle gagna la double porte du vestibule et eut grand-peineà l’ouvrir, la lourde clef rouillée refusant de tourner. Laserrure, enfin, céda avec un dur grincement des ressorts ; etle battant, un peu résistant lui-même, s’enfonça sous unepoussée.

Jeanne tout de suite, et presque courant, monta jusqu’à sachambre. Elle ne la reconnut pas, tapissée d’un papier clair ;mais, ayant ouvert une fenêtre, elle demeura remuée jusqu’au fondde sa chair devant tout cet horizon tant aimé, le bosquet, lesormes, la lande, et la mer semée de voiles brunes qui semblaientimmobiles au loin.

Alors elle se mit à rôder par la grande demeure vide. Elleregardait, sur les murailles, des taches familières à ses yeux.Elle s’arrêta devant un petit trou creusé dans le plâtre par lebaron qui s’amusait souvent, en souvenir de son jeune temps, àfaire des armes avec sa canne contre la cloison quand il passaitdevant cet endroit.

Dans la chambre de petite mère elle retrouva, piquée derrièreune porte, dans un coin sombre auprès du lit, une fine épingle àtête d’or qu’elle avait enfoncée là autrefois (elle se le rappelaitmaintenant), et qu’elle avait, depuis, cherchée pendant des années.Personne ne l’avait trouvée. Elle la prit comme une inappréciablerelique et la baisa.

Elle allait partout, cherchait, reconnaissait des traces presqueinvisibles dans les tentures des chambres qu’on n’avait pointchangées, revoyait ces figures bizarres que l’imagination prêtesouvent aux dessins des étoffes, des marbres, aux ombres desplafonds salis par le temps.

Elle marchait à pas muets, toute seule dans l’immense châteausilencieux, comme à travers un cimetière. Toute sa vie gisaitlà-dedans.

Elle descendit au salon. Il était sombre derrière ses voletsfermés et elle fut quelque temps avant d’y rien distinguer ;puis, son regard s’habituant à l’obscurité, elle reconnut peu à peules hautes tapisseries où se promenaient des oiseaux. Deuxfauteuils étaient restés devant la cheminée comme si on venait deles quitter ; et l’odeur même de la pièce, une odeur qu’elleavait toujours gardée, comme les êtres ont la leur, une odeurvague, bien reconnaissable cependant, douce senteur indécise desvieux appartements, pénétrait Jeanne, l’enveloppait de souvenirs,grisait sa mémoire. Elle restait haletante, aspirant cette haleinedu passé, et les yeux fixés sur les deux sièges. Et soudain, dansune brusque hallucination qu’enfanta son idée fixe, elle crut voir,elle vit, comme elle les avait vus si souvent, son père et sa mèrechauffant leurs pieds au feu.

Elle recula, épouvantée, heurta du dos le bord de la porte, s’ysoutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendus sur lesfauteuils.

La vision avait disparu.

Elle demeura éperdue pendant quelques minutes ; puis ellereprit lentement la possession d’elle-même et voulut s’enfuir,ayant peur d’être folle. Son regard tomba par hasard sur le lambrisauquel elle s’appuyait ; et elle aperçut l’échelle dePoulet.

Toutes les légères marques grimpaient sur la peinture à desintervalles inégaux ; et des chiffres tracés au canifindiquaient les âges, les mois, et la croissance de son fils.Tantôt c’était l’écriture du baron, plus grande, tantôt la sienne,plus petite, tantôt celle de tante Lison, un peu tremblée. Et illui sembla que l’enfant d’autrefois était là, devant elle, avec sescheveux blonds, collant son petit front contre le mur pour qu’onmesurât sa taille.

Le baron criait :

– Jeanne, il a grandi d’un centimètre depuis six semaines.

Elle se mit à baiser le lambris, avec une frénésie d’amour.

Mais on l’appelait au-dehors. C’était la voix de Rosalie :

– Madame Jeanne, madame Jeanne, on vous attend pourdéjeuner.

Elle sortit, perdant la tête. Et elle ne comprenait plus rien dece qu’on lui disait. Elle mangea des choses qu’on lui servit,écouta parler sans savoir de quoi, causa sans doute avec lesfermiers qui s’informaient de sa santé, se laissa embrasser,embrassa elle-même des joues qu’on lui tendait, et elle remontadans la voiture.

Quand elle perdit de vue, à travers les arbres, la haute toituredu château, elle eut dans la poitrine un déchirement horrible. Ellesentait en son cœur qu’elle venait de dire adieu pour toujours à samaison.

On s’en revint à Batteville.

Au moment où elle allait rentrer dans sa nouvelle demeure, elleaperçut quelque chose de blanc sous la porte ; c’était unelettre que le facteur avait glissée là en son absence. Ellereconnut aussitôt qu’elle venait de Paul, et l’ouvrit, tremblantd’angoisse. Il disait :

« Ma chère maman, je ne t’ai pas écrit plus tôt parce que je nevoulais pas te faire faire à Paris un voyage inutile, devantmoi-même aller te voir incessamment. Je suis, à l’heure présente,sous le coup d’un grand malheur et dans une grande difficulté. Mafemme est mourante après avoir accouché d’une petite fille, voicitrois jours ; et je n’ai pas le sou. Je ne sais que faire del’enfant que ma concierge élève au biberon comme elle peut, maisj’ai peur de la perdre. Ne pourrais-tu t’en charger ? Je nesais absolument que faire et je n’ai pas d’argent pour la mettre ennourrice. Réponds poste pour poste.

« Ton fils qui t’aime,

« PAUL. »

Jeanne s’affaissa sur une chaise, ayant à peine la forced’appeler Rosalie. Quand la bonne fut là, elles relurent la lettreensemble, puis demeurèrent silencieuses, l’une en face de l’autre,longtemps.

Rosalie, enfin, parla :

– J’vas aller chercher la petite moi, madame. On ne peut pas lalaisser comme ça.

Jeanne répondit :

– Va, ma fille.

Elles se turent encore, puis la bonne reprit :

– Mettez votre chapeau, madame, et puis allons à Goderville chezle notaire. Si l’autre va mourir, faut que M. Paul l’épouse, pourla petite, plus tard.

Et Jeanne, sans répondre un mot, mit son chapeau. Une joieprofonde et inavouable inondait son cœur, une joie perfide qu’ellevoulait cacher à tout prix, une de ces joies abominables dont onrougit, mais dont on jouit ardemment dans le secret mystérieux del’âme : la maîtresse de son fils allait mourir.

Le notaire donna à la bonne des indications détaillées qu’ellese fit répéter plusieurs fois ; puis, sûre de ne pas commettred’erreur, elle déclara :

– Ne craignez rien, je m’en charge maintenant.

Elle partit pour Paris la nuit même.

Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensée qui la rendaitincapable de réfléchir à rien. Le troisième matin elle reçut unseul mot de Rosalie annonçant son retour par le train du soir. Riende plus.

Vers trois heures elle fit atteler la carriole d’un voisin quila conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante.

Elle restait debout sur le quai, l’œil tendu sur la ligne droitedes rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, au bout del’horizon. De temps en temps elle regardait l’horloge. Encore dixminutes. Encore cinq minutes. Encore deux minutes. Voici l’heure.Rien n’apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout à coup, elleaperçut une tache blanche, une fumée, puis au-dessous un point noirqui grandit, accourant à toute vitesse. La grosse machine enfin,ralentissant sa marche, passa, en ronflant, devant Jeanne quiguettait avidement les portières. Plusieurs s’ouvrirent ; desgens descendaient, des paysans en blouse, des fermières avec despaniers, des petits-bourgeois en chapeau mou. Enfin elle aperçutRosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge.

Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tantses jambes étaient devenues molles. Sa bonne, l’ayant vue, larejoignit avec son air calme ordinaire ; et elle dit :

– Bonjour, madame ; me v’là revenue, c’est pas sanspeine.

Jeanne balbutia :

– Eh bien ?

Rosalie répondit :

– Eh bien, elle est morte, c’te nuit. Ils sont mariés, v’là lapetite.

Et elle tendit l’enfant qu’on ne voyait point dans seslinges.

Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent de la gare,puis montèrent dans la voiture.

Rosalie reprit :

– M. Paul viendra dès l’enterrement fini. Demain à la mêmeheure, faut croire.

Jeanne murmura « Paul… » et n’ajouta rien.

Le soleil baissait vers l’horizon, inondant de clarté lesplaines verdoyantes, tachées de place en place par l’or des colzasen fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude infinieplanait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La carrioleallait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciterson cheval.

Et Jeanne regardait droit devant elle en l’air, dans le ciel quecoupait, comme des fusées, le vol cintré des hirondelles. Etsoudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes,gagna ses jambes, pénétra sa chair ; c’était la chaleur dupetit être qui dormait sur ses genoux.

Alors une émotion infinie l’envahit. Elle découvrit brusquementla figure de l’enfant qu’elle n’avait pas encore vue : la fille deson fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière vive,ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit àl’embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblantde baisers.

Mais Rosalie, contente et bourrue, l’arrêta.

– Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez ; vous allez lafaire crier.

Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée :

– La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’oncroit.

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