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Vêtus de pierre

Vêtus de pierre

d’ Olga Forche
Partie 1

 

Chapitre 1 Un homme fini

 

Le 12 mars 1923, le jour où moi, Serguéi Roussanine, j’ai eu quatre-vingt-trois ans, il s’est produit une chose qui acheva d’extirper mes sentiments de monarchiste et de gentilhomme. De ce fait, plus rien ne m’empêche de révéler au public le secret que j’ai gardé toute ma vie. Mais nous y reviendrons…

Né en 1840, j’ai survécu à quatre empereurs et à quatre grandes guerres, dont la dernière était mondiale, sans précédent dans l’histoire. J’ai servi dans la cavalerie, je me suis distingué au Caucase et j’allais faire mon chemin, lorsque, en1887, un événement me désarçonna, pour ainsi dire, sans retour. Je pris ma retraite et m’enterrai dans ma propriété jusqu’à ce qu’on l’ait incendiée pendant la révolution. Notre domaine d’Ougorié,dans la province de N., touchait à celui des Lagoutine.

Nos grands-pères les avaient acquis en même temps, nos grands-mères projetaient d’unir un jour les deux patrimoines par les liens de l’Hyménée en mariant leur petite-fille à leur petit-fils. C’était dans ces intentions et d’après le cadastre qu’on achetait de nouvelles terres.

C’est ainsi que nous avions grandi, joué,étudié ensemble. À dix-sept ans nous écoutions le rossignol enéchangeant des serments. Et tout se serait accompli selon lavolonté de nos familles et en accord avec nos inclinations, n’eûtété ma sottise. J’ai été l’artisan de mon propre malheur.

Aux dernières vacances, j’amenai mon camaradeMikhaïl. Entré chez nous en troisième année, il venait de l’écolede cadets Saint-Vladimir, de Kiev ; or, nous autres jeunesgens de la capitale, regardions de haut ceux de la province. Ilétait d’ailleurs peu sociable, toujours absorbé dans la lecture.Avec cela, joli garçon, de type italien : des yeux de flamme,des sourcils joints. Il était natif de Bessarabie, de père roumainou moldave.

Les documents conservés aux archives nedonnent aucun renseignement sur son physique, ce qui n’est pasétonnant. En prison, on note le signalement de ceux qui doivent unjour être élargis, pour le cas où il y aurait récidive. Or, lasituation de Mikhaïl était différente : pendant vingt ans,chaque premier du mois, on faisait à son sujet un rapport autsar : un tel, détenu à tel endroit…

Et le souverain daignait toujours confirmer sadécision du 2 novembre 1861, stipulant la détention cellulaire deMikhaïlj u s q u’à n o u v e l o r d r e.

On devrait toujours imprimer ces mots encaractères espacés, pour secouer le lecteur indifférent, adonné àses joies et peines personnelles.

Attention, lecteur, attention ! Il n’y ajamais eu de nouvel ordre !

Incarcéré sans jugement ni enquête, sur simpledénonciation, un noble jeune homme a vieilli dans la solitude duravelin Alexéevski.

Le tsar suivant, Alexandre III, reçut du chefde la police Plévé le même rapport et fit connaître sa volontésuprême ; si le détenu le désire, l’envoyer en résidencesurveillée dans les régions lointaines de la Sibérie.

Il est concevable qu’en ce régime de férocehypocrisie le directeur de la prison ait présenté cette résolutionà un homme qui avait perdu la raison depuis longtemps et ne savaitplus son propre nom. En réponse à la lecture solennelle du papieret à la joie des geôliers, Mikhaïl a dû se blottir sous sacouchette, comme il le faisait plus tard à l’asile d’aliénés deKazan, lorsqu’on venait le voir.

Il ne manqua à cette habitude qu’à notredernière entrevue, sans doute pour l’unique raison qu’il n’avaitplus la force de sauter du lit, car il était mourant. Mais ses yeuxhagards où se lisait l’épouvante, la souffrance mortelle de lavictime cherchant à fuir ses tortionnaires, ses yeux me poursuiventdu matin au soir, à toute heure de mon existence.

Pouvait-il en être autrement ? Car enfin,c’est moi le vrai fauteur de cette mort tragique, solitaire,inutile.

Certain lecteur, en lisant ces notes, dira quemon crime est de nature psychologique et que le tribunal le plussévère m’aurait acquitté. Mais le lecteur ignore-t-il donc queparfois l’homme le plus irresponsable, acquitté par tous les jurés,se suicide, condamné par sa propre conscience ?

Le sort énigmatique de Mikhaïl intéressedepuis longtemps les investigateurs. L’un d’eux, voulant percer lemystère de ce Masque de Fer russe, s’est adressé au public dès 1905par la voie de la presse, pour avoir quelques éclaircissements surcette affaire. J’en ai attrapé une maladie de nerfs, mais j’aigardé le silence.

Je n’étais pas prêt, n’étant pas encore devenuce que je suis. Je ne pouvais dire tout haut : le délateur deMikhaïl Beidéman, incarcéré sans jugement ni enquête au ravelinAlexéevski, c’est moi, Serguéi Roussanine, son camarade d’écolemilitaire.

On a recueilli et publié tout récemment desdocuments authentiques sur des prisonniers de marque restésjusque-là mystérieux.

Ivan Potapytch, mon logeur, se procure parfoisdes livres. Un jour, il a apporté ces feuillets. Après les avoirlus, il me les a remis : Tenez, dit-il, voici la vie desmartyrs ; ils ont beau être des malfaiteurs, on ne peut lireça sans pleurer.

J’ai lu le texte et l’ai relu à maintesreprises… Ah, qu’ils sont révélateurs, les faits énoncés dans lesbrefs renseignements sur Mikhaïl ! J’ai senti le sol sedérober. Une masse énorme m’a écrasé dans sa chute. C’est ainsi quele sapeur périt lui-même de l’explosion qu’il a provoquée pour tuerl’ennemi. Ma mine à moi a été posée il y a soixante et un an.

Certes, ce n’est pas à moi, un vieillardcontemporain de quatre empereurs, de passer impunément par larévolution.

Pourquoi ne suis-je point mort glorieusement,comme mes camarades tombés au champ d’honneur, ou condamné par letribunal révolutionnaire comme un ennemi déclaré ? Quiserai-je dans le souvenir de la postérité ? Quel nom medonnera-t-on ?

Mais advienne que pourra : mon heure asonné, je me confesse.

De la promotion 1861 de l’école militaireConstantin, il ne reste que deux représentants : moi-même etGoretski, général d’infanterie, chevalier de l’ordre deSaint-Georges donnant droit au port de l’arme d’or. Aujourd’hui,comme l’indique son livret de travail, il est Savva Kostrov, natifde la ville de Vélij, gardien des water-closets au théâtre.

Las de souffrir la faim, il est content de cetemploi tranquille dont il s’acquitte en toute conscience, à cequ’il prétend, et qui lui vaut assez de pourboires pour se payerdes douceurs. Cet homme qui a gaspillé deux fortunes, en est à sedélecter comme un gosse d’une livre de halvâ.

À notre dernière rencontre je luidemandai : « Te rappelles-tu, mon vieux, l’attaque del’aoul Guilkho ? » Ragaillardi, il leva, en guise desabre, le vieux balai dont il frottait le carrelage de sonétablissement. Il se rappelait maint détail, mais oublia quec’était lui, Goretski, et non Voïnoranski, qui avait emporté laplace dans un assaut téméraire.

Le vieillard n’avait plus souvenir de sonpropre rôle. Mikhaïl Beidéman, dans sa folie, croyait s’appelerChévitch, après avoir vu ce nom inscrit sur un mur ; quant àmoi… se peut-il que la prédiction qu’on m’a faite à Pariss’accomplisse ?

Mais je m’écarte du sujet. Il faut pourtantreconnaître qu’en publiant des mémoires je perds ma personnalité,comme disent les Chinois.

Il arrive à certaines gens de mourir tout encontinuant à vivre, ou plutôt de traîner par des restes d’eux-mêmesleur corps exténué, jusqu’à ce qu’il pourrisse.

J’évoque Goretski à cheval, le sabre au clair,devant ses troupes, tel qu’on le représentait en image il y a undemi-siècle, et le voici gardien des cabinets d’aisance.

Je lui donnai de quoi s’acheter cent grammesde halvâ, en l’embrassant avant de le quitter, lui, le seul hommequi me connaisse sous le nom de Serguéi Roussanine.

Quand ce manuscrit aura paru et révélé maconduite envers mon ami, j’espère ne plus être de ce monde.

Les voilà sous mes yeux, ces fatalsrenseignements sur Mikhaïl ! J’enverrai mon obole à laCommission des archives. Elle contiendra ce qu’on ne peut tenird’aucune source et que recèle mon âme en détresse.

J’habite une grande maison, autrefois célèbre.Sa salle d’honneur au plafond mouluré servit de décor à des balsfastueux où je remportais mes premiers succès mondains. Plus tard,quand l’immeuble eut passé en mains privées, j’y perdais au billardface à Goretski, passé maître dans ce jeu. Il y avait là descabinets particuliers où nous nous soûlions jusqu’àl’abrutissement, et à l’aube les laquais nous ramenaient chez nousen voiture, enveloppés dans nos capotes.

Ces débauches correspondaient chez moi à desaccès de désespoir dus à mon malheureux amour pour Véra, dont jereparlerai ci-dessous. Je brûlais la chandelle par les deux boutsl’année où Mikhaïl, qui avait combattu avec les troupes deGaribaldi, disparut sitôt franchie la frontière de Finlande et,comme je viens de l’apprendre, fut muré dans une oubliette duravelin.

Mais revenons à l’ordre du jour, selonl’expression moderne…

Je loge maintenant dans les combles de cettemémorable maison. Ivan Potapytch, ancien domestique du dernierpropriétaire, m’a engagé comme bonne d’enfants pour sespetites-filles.

Il n’a que soixante ans, c’est un robustevieillard qui vit seul avec les deux gamines. Le typhus ayantemporté son fils et sa bru, les fillettes sont venues chez luid’elles-mêmes. Elles n’avaient plus que leur grand-père.

Dans l’immeuble il y a un foyer et unecantine. Potapytch y lave la vaisselle, en échange de quoi lecuisinier lui donne trois portions de soupe et deux seconds plats.Moi, une assiettée de soupe et une tranche de pain noir mesuffisent, il faut laisser manger les jeunes. Je les aime bien, cespetites. En ces années terribles, elles furent mon uniqueconsolation.

Mais il ne s’agit pas de ces enfants, surtoutqu’elles n’ont plus besoin de moi depuis que je les ai menées àl’école : dès le lendemain, elles y allèrent seules.

Potapytch, qui lave la vaisselle à longueur dejournée, déclare : « Sous la NEP il y a de nouveau desriches, voilà qu’on se remet à salir les assiettes plates autantque les creuses ».

Il n’y a personne dans la pièce jusqu’aucrépuscule. Quand je ne fais pas mon métier, je peux écrire. Monmétier, c’est la mendicité. Je longe la perspective Nevski, côtéombre, du pont de la Police à la gare Nicolas, et pour revenir jetâche de prendre le tramway. C’est que mes jambes enflées ne vontplus !

Quand je demande l’aumône, je rencontrebeaucoup de connaissances qui font la même chose que moi. Ils ne mereconnaissent pas, mais moi je les reconnais. Bien que je ne soisplus dans le train depuis des années, comme je l’ai dit, jem’intéressais à la vie contemporaine lors de mes séjours dans lacapitale. On me montrait les personnages en vue, on lesnommait…

Je pense, en tout cas, qu’ils se connaissenttrès bien entre eux. Mais alors, même qu’ils se trouvent face àface, la main tendue, ils n’ont l’air de rien. Ils préfèrents’ignorer.

Voilà l’adjoint d’un ministre – et de quelministre ! – qui vend des journaux, entre autresL’Athée, fort en vogue. Si l’acheteur a l’air d’unci-devant, le vendeur risque une observation : « Citoyen,vous devriez avoir honte d’acheter ça ». Et quand l’autreréplique : « Vous n’avez pas honte de le vendre,vous ?», il enfouit sa barbe dans son pardessus fripé etmurmure, le visage en feu : « J’y suiscontraint ! »

Mais trêve de bavardages. Aux faits ! Ilm’est difficile aujourd’hui d’avoir de la suite dans les idées.Comme je suis toujours avec les gosses, je finis par emprunter leurlangage. Je suppose néanmoins que pour ne pas nuire au naturel demon récit, il faut laisser courir librement ma plume, sansretrancher les incursions spontanées de l’actualité. Avantd’envoyer le manuscrit au service d’archives, je l’épurerai afinqu’il vise un but unique : ressusciter dans la mesure dupossible le martyre de mon ami.

Pour l’exemplaire à publier, je collectionnedu papier blanc ligné, de première qualité, ce qui m’oblige àdoubler ma promenade le long de la perspective Nevski en parcourantaussi l’autre trottoir, côté soleil. Quant au tramway, je ne mepermets plus ce luxe. Si la receveuse ne veut pas me prendregratuitement, pour l’amour de Dieu (je n’emploie jamais la formuleactuelle : « secourez un camarade en chômage»), jedescends à la prochaine station et je chemine lentement, comme unchien qui retourne à sa niche.

Je mets de côté tous les billets de centroubles pour acheter du papier, une plume et de l’encre pour lacopie. Tandis que ce brouillon, je l’écris au verso des papiers del’ancienne Banque centrale. Nos fillettes en ont apporté des massesdu rez-de-chaussée.

Suis-moi donc, lecteur, pas à pas vers lecalvaire de Mikhaïl, depuis notre première rencontre. Allonsd’abord au pont Oboukhov où se trouve notre école d’officiers.C’est de là que, nos études terminées, nous fûmes promus dans lemême régiment d’honneur.

L’édifice n’a guère changé depuis. Il atoujours sa noble façade à colonnes ; seulement l’avenue apris le nom d’« Internationale » qui reflète l’époquerévolutionnaire, et sur le fronton il est écrit en lettresrouges : « École d’artillerie n° 1 ».

Les fenêtres du rez-de-chaussée sont toujourssurmontées de têtes de lions qui tiennent des anneaux entre lesdents, et celles de l’étage s’ornent de casques à plumets. Les deuxcanons de l’entrée ne sont pas à nous, on les a placés làrécemment. De mon temps, c’était une école d’infanterie ; nousétions de service à l’intérieur du palais, nous fréquentions lesbals de l’institut Smolny, bref, nous étions assimilés aux écolesde la Garde. Cette proximité de la vie de cour, ainsi que lalecture des publications étrangères, notamment de la mauditeCloche de messieurs Ogarev et Herzen, furent cause de latragédie de Mikhaïl. Mais n’anticipons pas…

Le portail de l’école a conservé ses écussonsaux haches croisées, et le jardin ombreux s’étend toujours derrièrele mur jaune. Certains bouleaux, si graciles jadis, sont devenusénormes.

Les hommes de ma génération sont de bonnetrempe : les multiples épreuves n’ont pas affaibli ma mémoire,et je puis évoquer à mon gré n’importe quel souvenir.

Je me rappelle notre jardin, je le regardeattentivement et j’en reconnais la disposition : mais oui, cesont bien eux, ces deux érables parmi les tilleuls, symbole denotre brève amitié… Nous avions lu du Schiller ensemble et plantéces deux arbrisseaux en l’honneur de Posa et de don Carlos, quiincarnaient dans mon esprit Mikhaïl et moi-même.

Ah, comme certaines manifestations desentiments sont impressionnantes !

Je chancelai, pris de vertige. Une douleuraiguë me déchira, le cœur. Appuyé sur ma canne (les bravespetites-filles de Potapytch y ont mis un bout en caoutchouc pourl’empêcher de glisser) je m’assis sur une borne en face de laclôture.

Des affiches papillotent devant mesyeux : « Société d’amis de l’aviation »… « Lesinstructeurs rouges à la campagne rouge ! »…« Réforme de l’ancienne Église ». Et tout en haut, dansdes serpentins multicolores : « Théâtresynthétique ». Kobtchikov, le seul artiste de la troupe, ferade tout, depuis le trapèze jusqu’à la tragédie…

Comment y arrivera-t-il ? Ma pauvre têtedéménage, assaillie de pensées incohérentes. À côté de ce quim’entoure, surgit avec encore plus de relief ce que l’histoire aenterré. C’est enterré, en effet, mais non oublié !

Je me rappelle notre première rencontre.J’étais en pénitence sous l’horloge pour être venu en retard à laprière, lorsque Pétia Karski, passant au galop, me cria :

– On nous a amené des nouveaux de Kiev,il y en a un qui a l’air d’un diable, ma parole !

Les nouveaux défilèrent près de moi pour allerau bain. Ils étaient quatre. Trois ne présentaient, comme on dit,aucun signe particulier, mais le dernier, grand et mince, avec dessourcils noirs, attirait l’attention. Ce qui le distinguait encore,c’est qu’aucun de ses gestes n’avait cette rigidité soldatesque quinous était commune.

Il marchait à l’aise, la tête un peu rejetéeen arrière, une ombre de mélancolie sur son visage mat, auxsourcils de jais. Je le trouvai très beau et sympathique.

Le même jour, dans la soirée, je parlai pourla première fois à Mikhaïl, qui était mon voisin de dortoir. Aprèsle souper et la prière, les élèves restaient seuls et c’était notreheure préférée.

Malgré l’interdiction formelle de jouer auxcartes, chacun, comme de juste, en avait un jeu sous son matelas,et on profitait de ce moment de liberté pour faire une partie. Afinde donner le change à nos mentors, on érigeait sur la table unemuraille de livres et l’un de nous, désigné par tirage au sort,lisait à haute voix. Mais ce soir-là la lecture n’était pas unsimple manège : massés sur les bancs et la table, autour dulecteur, nous écoutions avidement les pages captivantes duPrince Sérébrianny. Le roman n’était pas encore paru,c’était un ami de l’auteur qui nous en avait prêté un exemplairemanuscrit.

– Quelle idée de mastiquer du paind’épice à l’eau de rose, dit Mikhaïl agacé, en se dirigeant vers sacouchette.

Personne ne fit attention à ces paroles ;mais moi, elles me frappèrent.

Je savais par ma tante, la comtesse Kouchina,que toute la cour s’était dernièrement extasiée sur le PrinceSérébrianny que l’auteur en personne lisait aux soirées del’impératrice. La lecture terminée, sa majesté avait offert àl’écrivain une breloque d’or en forme de livre, qui portait sur uneface « Marie », sur l’autre : « En souvenir duPrince Sérébrianny » et les portraits de joliesdemoiselles d’honneur, ses auditrices, costumées en muses. Il estvrai que le comte Bariatinski trouva le roman futile, mais c’étaitlà, bien sûr, un effet de la jalousie entre gens du monde. Or,Mikhaïl, lui, n’avait ni la haute naissance ni les goûts d’unseigneur de la cour. Quelle dent pouvait-il donc avoir contre lecomte Alexéi Tolstoï ?

Je me mis au lit à côté de Mikhaïl, et levoyant encore éveillé, je lui demandai de m’expliquer sa phrase. Ille fit de bonne grâce, sans la morgue que je lui supposais.

– Voyez-vous, le comte Tolstoï lui-même,au dire d’un de ses amis intimes, avoue qu’en représentant undespote enivré de pouvoir, il a souvent jeté sa plume, moinsindigné par le fait qu’un Ivan le Terrible ait pu exister que parla veulerie de la société qui a subi sa tyrannie. Mais au lieu deformuler dans son roman ses sentiments civiques, il l’a enjolivé demièvreries. Je fonde plus d’espoir sur la trilogie qu’il est entrain de créer.

– Moi, j’ai entendu dire que cettetrilogie est un projet téméraire qui n’aura sans doute pasl’approbation de la censure.

– C’est fort possible ; cette œuvreflétrira, bien qu’à mots couverts, l’autocratie, reprit Mikhaïl.Évidemment, ce sera ainsi à condition que l’œuvre soit conforme àl’ébauche présentée par le comte à ses amis. De nouveau Ivan leTerrible, pour satisfaire ses instincts de domination, foule auxpieds tous les droits humains. Le personnage du tsar Fédor, sublimepar lui-même, incarne le découronnement de la monarchie en tant queprincipe. Boris Godounov, lui, est un réformateur. Mais la luttepour le pouvoir tue sa volonté et obscurcit sa raison… Certes, onne peut qu’applaudir à une telle œuvre, paraissant à la veille desréformes, quand on a tant besoin d’écrivains doués de vertusciviques.

Et il prononça avec une intonationparticulière :

– Car enfin, c’est au sommet qu’on doitcomprendre tout d’abord que les réformes et l’autocratie sontincompatibles ! Si on s’engage dans la voie des réformes, ilfaut renoncer à l’autocratie qui est un mensonge odieux.

La lune, entrée par la fenêtre, éclairaitMikhaïl en plein visage. D’une pâleur inspirée, avec des yeux deflamme, il était d’une beauté inquiétante.

– Vos paroles me choquent, dis-je, et jene veux même pas chercher à les approfondir. Elles sontblessantes.

– Tiens ? Voilà qui estcurieux ! Mikhaïl, soulevé sur le coude, me dévisagea commes’il me voyait pour la première fois.

C’était sa manière. Il ne discernait pas sesinterlocuteurs. Telle était la puissance de sa vie intérieure,qu’il ne s’arrêtait qu’aux ripostes, comme un cheval sauvage qui secabre devant un obstacle, cherchant son chemin d’un œil de feu. Ilavait d’ailleurs beaucoup de douceur et de délicatesse innées.

– Pourquoi est-ce que mes opinions vousblessent ?

– Elles sont contraires aux miennes,répliquai-je. Ma tante, la comtesse Kouchina, qui fut pour moi uneseconde mère, m’a appris à être un sujet fidèle de l’empire et àfonder mon obéissance sur la religion.

– Votre tante reçoit lesslavophiles ? interrompit Mikhaïl.

– Non, mais quelques écrivains qui leursont proches. Voulez-vous y aller avec moi dimancheprochain ?

Je n’arrive toujours pas à comprendre commentj’ai pu inviter Mikhaïl. Du reste, par crainte du scandale que sesjugements audacieux risquaient de provoquer, je me ressaisisaussitôt :

 

– Je vous préviens que ma tante estcontre l’affranchissement immédiat des paysans, de sorte qu’il y abeaucoup de choses qui pourront vous déplaire dans son salon.

– Cela ne m’embarrasse pas le moins dumonde, déclara Mikhaïl. Pour mieux battre l’ennemi, il faut le voirde près !

Et il découvrit dans un rire ses petites dentsblanches.

Il ignorait les transitions. Tout, depuis sonpas saccadé jusqu’aux sourcils noirs dans le visage blanc,jusqu’aux sautes de son langage, tantôt agressif, tantôt simple etd’une candeur enfantine – tout dénotait en lui, comme on dit de nosjours, un profond déséquilibre psychique. Mais c’était peut-être cetrait qui me séduisait le plus, moi, élevé dans une strictediscipline. L’impulsion subite, fatale à nos destins, qui me fitintroduire Mikhaïl au sein de ma famille, me poussa également à leprésenter au père de Véra et à le recommander en termes sichaleureux qu’il fut invité dès le premier contact, ou peu s’enfaut, à passer ses vacances dans la propriété des Lagoutine.

Chapitre 2Le salon de ma tante

 

La bibliothèque de ma tante, lacomtesse Kouchina, où avaient lieu les causeries du dimanche,attestait sa passion des sciences occultes.

Cette pièce aurait pu servir de décor auxprédications du comte de Saint-Germain et aux débuts deCagliostro.

Au-dessus du canapé d’angle tendu de velours,s’alignaient dans des cadres bizarres des tableaux symbolisant,paraît-il, les neuf cercles infernaux de Dante. Ma tante classaitle grand poète italien parmi les adeptes de la société secrète dontelle faisait partie dès son jeune âge, à en croire ses allusions.C’est pourquoi, montrant sur le mur d’en face, un diagramme dû à samain et peut-être à sa fantaisie, elle aimait à dire :

– Mon inspiration est absolument pareilleà celle de Dante, et s’il ne l’avait pas reconnu, il ne me l’auraitcertes pas confirmé par trois coups de pied de table.

La mode était alors aux tables tournantes et àla communion avec les esprits, qui passionnait non seulement lesexaltés dans le genre du poète Tioutchev, mais aussi des gens plussérieux.

Le diagramme de ma tante qu’elle appelait le« système ptolémaïque appliqué à l’empire de Russie »tenait toute la largeur du mur et ressemblait de loin à une ciblede tir en plein air.

Sur un fond de satin azur, censé figurer lavoûte céleste, il y avait un grand cercle blanc qui en renfermaitplusieurs autres, concentriques. Tous étaient cousus par ma tantesur le disque bleu clair. Je me rappelle que le cercle jaune,inclus dans le blanc – la divinité – représentait l’autocratie, etque le cercle de la noblesse, vert gazon, couleur d’espérance, encontenait un noir, celui du laboureur. Ils étaient en belle étoffe,bordés d’un magnifique point de chaînette, et s’emboîtaient les unsdans les autres comme des œufs de Pâques. Cela flattait l’œil etparlait à l’imagination.

Promenant sur le diagramme sa petite mainbaguée, ma tante raisonnait quelque visiteur qui se prononçait pourl’affranchissement immédiat des paysans.

– Alors, mon cher, disait-elle, tuvoudrais détruire l’harmonie de la sphère russe ? Dès que tuarracheras un des cercles, ils tomberont tous. Le point dechaînette, c’est une suite de mailles qui tiennent les unes auxautres : il faut le garder intact, car si on y touche il sedéfait jusqu’au bout.

Ma tante recevait dans sa bibliothèquel’écrivain Dostoïevski. Personne, à l’époque, ne le considéraitcomme un maître, et si, pour évaluer la renommée, on applique audomaine des lettres la hiérarchie militaire, qui m’est plusaccoutumée, je ne crois pas mentir en disant que son grade nedevait pas dépasser celui de commandant. Grigorovitch, comparé àlui, était lieutenant colonel, et Ivan Tourguénev – général, commel’avait décrété une fois pour toutes ma bonne tante.

Ses soirées comprenaient d’ordinaire deuxparties. La première, où l’on causait, avait pour cadre labibliothèque et se terminait par un thé léger. La deuxièmeconsistait en un souper servi dans la salle à manger, pour les amiset la famille.

La bibliothèque s’ouvrait aux gens de toutecondition, tandis que le souper était strictement réservé auxintimes.

Les hôtes de la bibliothèque savaient d’avancequ’ils n’avaient droit qu’au thé, après lequel ils prenaient congéde la maîtresse de maison.

Ayant invité Mikhaïl à mes risques et périls,je le priai en chemin de modérer l’expression de ses opinions ou,encore mieux, de les garder pour lui.

– Sois tranquille, répondit-il, un futurhomme public doit aussi apprendre à observer.

Nous nous étions mis à nous tutoyer dès lelendemain de notre conversation au sujet du PrinceSérébrianny. Comme d’un commun accord, nous évitions lescontroverses politiques, par crainte instinctive de rompre cesattaches sentimentales, indépendantes de la volonté humaine, qui,pour des raisons inconnues de la science, lient parfois d’amour oud’amitié des individus très différents.

Ces entrecroisements d’existences humaines neseraient-ils pas régis par les horoscopes personnels, pour quechacun subisse toutes les épreuves qui lui sont prédestinées ?La suite des événements devait confirmer cette hypothèse.

Nous entrâmes dans la bibliothèque. Mikhaïlbaisa avec un respect affecté la main de ma tante qui lui dit avecbienveillance, en le tutoyant selon son habitude :

– Ah, tu es l’ami de Sérioja ! Trèsbien, tu n’as qu’à nous écouter, nous, les vieux, cela teprofitera. Je pense que vous êtes encore d’âge à prendre desleçons.

Ma tante, dont le visage aux yeux vifss’encadrait de boucles blanches, portait toujours une robe de soienoire, à col de dentelles précieuses. Des bagues à chatonsprétendus magiques ornaient ses doigts fins. Cette tenue immuable,jointe à son originalité de manière, la distinguait des dames deson milieu qui suivaient aveuglément la mode, et lui prêtait uncharme énigmatique.

Ce jour-là, à part le père de Véra, ÉrastePétrovitch Lagoutine, vieillard de belle prestance, il n’y avait àla bibliothèque que des visages nouveaux, des élégantes, beaucoupde militaires et quelques jeunes pédants à face blême dontPouchkine a dit si spirituellement : Dès qu’on les touche dudoigt, leur omniscience jaillit, ils savent tout, ils ont toutlu.

À notre entrée, ces jeunes gens assaillaient àtour de rôle, tels des lévriers encore mal dressés pour la chasse,un homme de grande taille, entre deux âges, adossé à la fenêtre. Illeur répondait avec une irritation qui me surprit, et en termesnullement appropriés aux causeries mondaines.

– C’est Dostoïevski ! me chuchota matante, avec un orgueil mêlé d’indulgence pour cet homme quiignorait les usages du monde.

– Oui, je l’ai écrit dans mon article etje ne me lasserai pas de le répéter : ayons foi dans la nationrusse, phénomène exceptionnel de l’humanité ! s’écriaDostoïevski.

Il avait fortement appuyé sur les derniersmots, comme pour les incruster à jamais dans le crâne de sesauditeurs. Je m’aperçus que beaucoup d’entre eux en furentchoqués : toute accentuation, aux yeux des mondains, est signede mauvais goût ; or lui, il semblait accentué des pieds à latête, avec ses gestes gauches, sa voix sourde et trop expressive.Bref, il n’avait pas l’ombre de cette amabilité prodigue, parlaquelle une personne qui ne vous a rendu aucun service, saitmériter à jamais votre reconnaissance.

– Vous dites, monsieur ? Nous, lesRusses, nous sommes un phénomène dans l’histoire del’humanité ? éclata soudain un petit vieux correct, d’allurestrès européennes. Vraiment ? Même en tenant compte du fait quenous sommes à peine entrés dans la famille des peuples civilisés,et encore par contrainte, sous la trique du tsar Pierre ?

– À propos, interrompit un autrevieillard, ancien adorateur de ma tante. Habile timonier desréunions mondaines, il avait hâte de détourner la conversation desécueils pointus, pour l’amener dans un chenal tranquille. À propos,qui de vous se rappelle, mesdames et messieurs, comment Pogodine atué raide une certaine Muse slavophile qui blâmait, à motscouverts, cette trique du tsar Pierre ?

Et les jeunes pédants de citer à qui mieuxmieux la phrase de Pogodine : « Si salée, si épaisse quesoit la bouillie cuisinée par Pierre Ier » commençal’un, et l’autre acheva aussitôt, comme s’il saisissait un plat auvol : « mais nous avons au moins de quoi manger, de quoivivre».

La situation était sauvée ; le salonn’avait pas perdu son caractère léger, et on ne serait plus revenuaux matières pesantes, dans le goût des professeurs de collège,n’eût été l’étourderie de ma cousine.

– Pourquoi accordez-vous aux Russes cettepréférence sur les Anglais et les Français, dit-elle en braquantsur Dostoïevski son face à main d’écaille.

Il commença par répondre sur un tonbadin :

– L’Anglais, madame, se refuse à voirjusqu’ici le moindre bon sens chez le Français, et inversement.L’un et l’autre ne voient au monde que soi-même, et ils considèrentles autres peuples comme un obstacle à leurs desseins…

Mais l’instant d’après, Dostoïevski avaitoublié la dame et le salon. Emporté par le torrent de ses idées, ilbalaya d’un coup la digue des convenances. Négligeant deproportionner l’éclat de sa voix aux dimensions de la pièce, il selança dans une violente polémique, comme du haut d’une tribune.

– Tous les Européens sont ainsi. L’idéede l’humanité s’efface de plus en plus entre eux. Voilà pourquoiils ne comprennent nullement les Russes et traitentd’impersonnalité le plus beau trait de notre caractère :l’universalité. Maintenant que le lien religieux qui unissait lespeuples faiblit de jour en jour, maintenant surtout il faut…

À ce moment il se produisit une choseextraordinaire pour les mœurs de salon.

Mikhaïl qui fixait l’orateur de ses yeuxardents, oublia sa promesse et l’endroit où il se trouvait. Ils’avança tout à coup au milieu de la pièce, et ne se maîtrisantplus, cria :

– Si le lien qui unissait les peuplesd’Europe se relâche, il faut le remplacer par un autre : lesocialisme !

Ce fut un coup de foudre. Les dames poussèrentun cri, les jeunes pédants se parlèrent à l’oreille, ma tante seleva, courroucée. Dostoïevski, le visage légèrement pâli, jeta àMikhaïl un regard intéressé :

– Notre discussion sera longue, dit-il.Passez chez moi un de ces jours.

J’ignore quel eût été le dénouement de cetteintervention franc-maçonnique de Mikhaïl, si un incident d’un toutautre ordre n’était venu faire diversion. Un domestique quiapportait à ma tante un plateau chargé d’une énorme bouilloireanglaise, perdit pied, et il aurait échaudé Lagoutine, assis àproximité, si Mikhaïl n’avait bondi pour protéger le vieillard. Ilreçut l’eau bouillante sur sa main droite qui devint aussitôtpourpre.

Les dames s’effarèrent, ma tante apporta unonguent et des bandes ; retroussant impérieusement la manchede Mikhaïl, elle le pansa.

Il faut que je signale ici un petit détail quidevait jouer par la suite un grand rôle : Mikhaïl avaitau-dessus du poignet une envie en forme d’araignée. Les pattesfines semblaient tracées à l’encre sur la peau blanche. Cette tacherésultait d’une frayeur que sa mère avait eue quand elle étaitenceinte de lui.

Une demoiselle charitable – je revois la scènecomme si c’était aujourd’hui – lâcha un petit cri et voulu chasserl’insecte avec son mouchoir de dentelle ; Mikhaïl rit de boncœur et expliqua l’origine de cette curiosité.

Les autres témoignaient leur compassion à lavictime, plaisantaient d’araignée et la demoiselle. Mikhaïlrépliquait sur le même ton et demandait grâce à ma tante pour ledomestique maladroit.

C’est ainsi que dans la société mondaine unecirconstance insignifiante change du tout au tout l’impressionproduite par une personne. Mikhaïl qui tout à l’heure semblaitsuspect et antipathique à la compagnie, devint soudain l’objetd’une attention aimable.

– Jeune homme, lui dit le vieux Lagoutineen prisant dans sa tabatière avec la grâce aristocratique propreaux gens d’autrefois, vous m’avez sauvé plus que la vie. Vousm’avez épargné l’horreur d’être ridicule. Je dois me présenteraujourd’hui à un raout au palais Mikhaïlovski, et si j’avais eu uneampoule à mon crâne chauve, j’aurais été contraint de garder lachambre, coiffé d’un fichu à la boulangère. Dostoïevski prit congéde l’assistance et prononça d’un ton significatif, en passant prèsde Mikhaïl :

– Alors, je vous attends chez moi pourcontinuer l’entretien.

Mikhaïl s’inclina en silence.

La gaieté régnait au salon : les beauxesprits calculaient la trajectoire éventuelle de la bouilloire etprésumaient humoristiquement dans quelle partie de son corps chacunaurait pâti, sans l’intervention courageuse de Mikhaïl.

Comme il se retirait, ma tante luidit :

– Reviens la prochaine fois avec Serguéi.Tu as bec et ongles, mon ami, mais c’est toujours mieux que lamollesse de nos savants freluquets. Enfin, avec le temps on tel’émoussera, ton bec. Tu es de l’école de Kiev, m’a ditSerguéi ; je sais d’où te viennent ces extravagances…

Elle faisait allusion à deux célèbresprofesseurs de Kiev, aux idées les plus subversives, dont l’unétait parent de Herzen.

À ma joie, Mikhaïl baisa de nouveau la main dema tante, sans répliquer.

Je dois signaler ici un autre détailimportant : parmi les invités il y avait une personne pour quila main échaudée de Mikhaïl n’effaça ni n’adoucit nullement l’effetde sa phrase téméraire au sujet du socialisme. C’était le comtePiotr Andréévitch Chouvalov, jeune et brillant général, chef duIIIebureau, bel homme dont le visage aristocratiqueavait la blanche immobilité d’un marbre. Rien de superflu dans sesgestes impeccables, dénotant l’énergie et une parfaite maîtrise desoi-même.

Chouvalov nous suivit dans le vestibule. Levieux laquais de ma tante lui mit adroitement sa capote sur lesépaules.

Tout en la boutonnant, Chouvalov dit, sonregard aigu planté dans les yeux noirs de Mikhaïl :

– Jeune homme ! J’ai un conseild’ami à vous donner : prenez garde, la hâte ne mène pastoujours à bon port. Rappelez-vous aussi cet aphorisme de KouzmaProutkov : « La pondération est un ressort de toutesécurité dans le mécanisme de la vie sociale ».

Mikhaïl répliqua non sans malice, endécouvrant ses dents blanches :

– Il existe un autre aphorisme de KouzmaProutkov qui vous concerne, votre excellence : « Ne rasezpas tout ce qui pousse ».

Chouvalov arbora un charmant sourire depolitesse, pour souligner que dans une maison privée il n’était pasun chef, et dit à Mikhaïl d’un ton suggestif :

– Au revoir ! Je suis sûr que nousnous reverrons un jour.

Ah, combien tragique fut le procheaccomplissement de cette prédiction !

Sur le chemin du retour, je dis àMikhaïl :

– Sois prudent avec lui : il dirigele IIIe Bureau et c’est un arriviste féroce qui auravite fait de te mettre dedans.

– Je m’en moque ! s’écria Mikhaïl,et baissant la voix, il dit avec une conviction profonde que jen’oublierai de ma vie : Crois-moi, Serguéi, je suis sûr depérir, comme Ryléev, mais mon exemple servira aux autres. Car,ainsi que l’a affirmé ce héros poète, toute la force et toutl’honneur de la révolution tiennent dans ces mots : « Quechacun ose ! »

Mon tempérament flegmatique et la certitudeque la main de la providence nous conduit tous par des cheminsinconnus, m’empêchèrent d’opposer à Mikhaïl les principes biendifférents qu’on cultivait dans notre maison. Au surplus, aprèsl’allusion de ma tante aux tendances pernicieuses des professeursde Kiev, j’avais compris que l’athéisme et l’esprit révolutionnairede Mikhaïl n’étaient point l’effet d’une nature corrompue, mais lerésultat d’influences étrangères.

Désireux de conserver son amitié, je résolusde ne le contredire qu’à la dernière extrémité et de l’emmener leplus souvent possible chez ma tante, où il rencontrerait despersonnalités qui voulaient le bien de la patrie à l’égal demessieurs Ogarev et Herzen, mais le concevaient tout autrement.

Hélas, que mes espoirs étaient naïfs !Mikhaïl refusa net de fréquenter le salon de ma tante, en déclarantd’un ton maussade : «Un bon chasseur ne va jamais deux foisdans le même marécage ». Du reste, il me témoignait depuisquelque temps une tendresse particulière qui m’offensait ;j’étais pour lui une sorte de jouet qui le distrayait de sessombres pensées ; avec moi il aimait lutter, gambader, jouer àsaute-mouton. Il avait des accès de gaieté turbulente, parfois desentimentalité ; il m’appelait berger à la Watteau et meproposait de lire du Schiller ensemble. C’est alors que, charméspar l’amitié du marquis de Posa et de don Carlos, nous plantâmesnos arbrisseaux dans le jardin de l’école.

Comme je devais bientôt le constater, moi seulprêtais un sens profond à notre bonne entente. Quant à Mikhaïl, dèscette époque les sentiments les plus sacrés n’étaient à ses yeuxqu’un moyen pour exécuter son projet criminel.

Chapitre 3Le voyage au lac de Côme

 

J’en arrive à l’étape de mes relations avecMikhaïl, où un incident au bal de Smolny fit de ce camaradecharmant mon pire ennemi personnelautant que politique.

Mais comment en parler aujourd’hui, lorsque larévolution a opéré dans mon âme un revirement qui m’a ôté touteconfiance en moi-même !

C’est ainsi que les tempêtes fréquentesfinissent par déraciner l’arbre le plus solide.

J’ai acquis la certitude que, miné par labase, tout mon édifice intérieur s’est effondré en ce jourmémorable du 12 mars.

Je traversais la place du Palais, commed’habitude, avec une vive émotion. Voici la colonne Alexandre,surmontée de son ange, telle qu’on l’a érigée sous l’empereurNicolas. Et les chevaux du quadrige se cabrent toujours sur l’arcde l’État-Major. C’est depuis l’âge de dix ans que je connais lasilhouette de ces coursiers fougueux, maintenus par lesguerriers.

Maintenant il y a quatre grands mâts sur laplace. À leur sommet qui dépasse l’édifice de l’État-Major,flottent des bannières rouges. L’étamine principale, pareille à ungonfalon, se partage en bandes légères qui ondulent comme desserpentins.

Un homme grimpé là-haut – vu du trottoir il al’air d’un nain – fixe un des étendards. L’étoffe se déroule dansun éclat d’argent, et des lettres apparaissent, très nettes :« le front Ouest est tombé». Le second mât, le troisième, lequatrième sont tous couronnés d’écarlate aux lettresd’argent : « le front Est, le front Sud, le front Nordsont tombés ». C’est un pavoisement en souvenir des quatrefronts qui existaient récemment. Ils ont disparu.

Qui déchiffrera jamais l’âme humaine ?Quel orgueil pénétra mon vieux cœur d’ancien soldat ! Puis jeme ravisai : Qu’est-ce qui me prend ? Ces drapeaux nesont pas pour moi, au contraire ! Moi qui étais chef degarnison, moi qui ai entendu de la bouche de mon souverain :« Je te félicite, te voilà chevalier de Saint-Georges »…moi qui croyais toute ma vie que le monarque était oint duSeigneur… Et en 1917, lorsqu’un ouvrier est venu dire àPotapytch : «Tchkhéidzé rigole : l’oint du Seigneur estparti loin», j’ai voulu me pendre. On m’a décroché, ranimé …pourquoi ? Pour que je boive le calice jusqu’à la lie etdevienne à la fois bourreau et victime ?

Oui, cette place m’attire comme l’échafaudattire l’exécuteur des hautes œuvres. Et quand j’y suis, c’est moile supplicié. Puis-je oublier, par exemple, le jour où, gamin, jepassai là avec mon père, sapeur de la Garde impériale ? Lebras tendu vers le perron du palais, il me dit, tout ému :

– Sérioja, à l’inoubliable date du 14décembre 1825, l’empereur Nicolas, protégé par le pouvoir divin,nous confia, à nous les sapeurs, l’héritier du trône. Le tsarordonna au premier de chaque compagnie d’embrasser son augustefils ; je fus un de ces privilégiés.

À présent, il y a là des troupes rouges. Unefois, vers la fin de l’hiver, je me traînai vers mon échafaud parun temps singulier : un épais brouillard estompaitl’État-Major, telle une succession de rideaux de mousseline. Unevague silhouette, du haut d’un amphithéâtre, passait les troupes enrevue. Elles défilaient sans cesse, comme surgies de l’infini.Visibles un instant, elles disparaissaient aussitôt dans la nuitinsondable.

En avant-garde, les marins de laBaltique : vareuses, larges pantalons, bonnets àcouvre-oreilles. Puis, comme des lièvres en hiver, les skieurs enfourrures blanches ; enfin, la cavalerie. Les têtes deschevaux et les gars des premiers rangs émergent seuls de la brumelaiteuse, aux reflets de nacre ; les croupes des montures sontdans le flou. Au-dessus des escadrons, la colonne semble sortir desnuages, avec son ange énorme et noir. Les mots de commandement,tombés on ne sait d’où, résonnent d’une façon étrange. Les hommesobéissent, marchent comme ceux d’autrefois, d’un pasautomatique.

– Ils ne le cèdent en rien aux soldats denaguère, dit quelqu’un dans la foule. Les autres, c’étaient desmoutons qui mangeaient des yeux leurs officiers, tandis que ceux-ciont de la jugeote. C’est des troupes conscientes,révolutionnaires.

Je m’abstiens de juger si elles sontconscientes et si c’est un trait qui convient aux militaires ;ce qui est certain, c’est que ce sont des troupes régulières,disciplinées, et non un ramassis comme les appellent les ennemis dela révolution. Or, du moment qu’un pays a une armée, c’est redevenuun pays.

Je ne sais plus comment je suis rentré.« T’as bouffé de la gnôle ! » me criaient lesgamins. Je suis rentré tout de même. Par bonheur, il n’y avaitpersonne dans la chambre. Je me suis assis et j’ai pleuré.

Les civils ne peuvent me comprendre. Mais,pour un militaire, tout est là. Comment ? Il n’y a plusl’ancien régime, et cependant il y a une armée ? Mais alors,on prouvera un jour que la vie peut reprendre sa marche en avant.Et il y a des chances qu’elle devienne meilleure… Quand il y a unearmée, il y a un pays.

Mikhaïl aurait-il raison ? Je le revois,la tête rejetée en arrière, face au vent. Ses yeux étincellent, iltient à la main la Clochede Herzen. Il en a fait unrouleau et le brandit comme un bâton de maréchal. De sa voix graveet passionnée, il harangue des foules imaginaires :

– Supprimer l’inepte autocratie, c’estfaire naître un régime nouveau, une vie nouvelle, magnifique.

Alors, je me le demande une fois de plus,Mikhaïl aurait-il eu raison de sacrifier à cette cause sa libertéet sa belle intelligence ? La vie nouvelle, comme bien deschoses déjà me le laissent pressentir, serait-elle décidément plusjuste que l’ancienne ? Quel est dans ce cas le Judas qui a tuéen Mikhaïl non seulement un rival en amour, mais un champion decette vie plus belle et plus libre ? Mais qu’importe mapersonne ! C’est de lui seul que je veux parler, tant que j’aide la mémoire et que ma main tremblante est encore capabled’écrire.

Comme je l’ai déjà dit, notre propriété étaitvoisine de celle des Lagoutine. Véra, en raison de sa faible santéet sur l’instance de son père, venait passer les vacances à lamaison, ce qui n’était pas permis aux autres pensionnaires deSmolny. Après être restés tout l’été ensemble, nous souhaitions denous revoir en hiver. Nous avions beaucoup d’intérêtscommuns : moi je terminais mes études à l’école militaire,elle – à Smolny. J’ai toujours eu de la féminité dans moncaractère, et loin d’avoir été un mauvais soldat, je reconnais queje n’étais bon que dans le rang. L’audacieuse indépendance quidistinguait Mikhaïl, m’a toujours fait défaut. J’avais du goût pourla peinture et pouvais m’absorber durant des heures dans lesharmonies de couleurs et les beaux effets de lumière. La place quetenait dans ma vie l’admiration contemplative, me fait supposer quej’étais né pour être peintre. Mais comme mon titre de noblesse etmon grade d’officier m’empêchaient de cultiver sérieusement lesarts, mes talents entravés s’exprimaient par une sentimentalitéexcessive. Mikhaïl s’en était vite aperçu et raillait meseffusions.

J’adorais dès l’enfance Véra Lagoutina qui medictait ses volontés. Avec l’âge, cela devait changer, mais jen’arrivais pas à prendre le ton juste. Et le croirez-vous ? Jepersuadai Mikhaïl, dont j’enviais la virilité, de venir au balsolennel, pour voir son attitude envers les femmes et l’imiterensuite. Pauvre sot ! J’aurais dû prévoir que si j’étaismoi-même ensorcelé, le charme agirait infailliblement sur un êtrequi, de par sa nature, devait céder aux attraits de la force et ducourage.

Mais, la tête farcie de rêves, je necomprenais pas la vie réelle.

Bien que ce fût pour Mikhaïl une nouveauté etpour moi une chose accoutumée, j’étais plus ému que lui en merendant au bal. Tantôt je trouvais mes parfums trop vulgaires,tantôt je craignais que mon menton ne fût mal rasé, tantôt j’avaisl’appréhension de glisser sur le parquet et de tomber en entraînantma danseuse.

Si souvent que je l’aie vu, le couvent Smolny,cette merveille d’architecture du comte Rastrelli, a toujours ravimon âme sensible aux chefs-d’œuvre des arts plastiques.

En ce jour mémorable, les pilastres blancs surfond gris bleu semblaient continuer l’atmosphère du soir hivernalet donnaient à l’édifice, si aérien déjà, l’aspect d’un mirage.

Les chapelles en forme de tour et lesbâtiments conventuels évoquaient le souvenir de l’architectureitalienne et les légendes des belles princesses, des dragons, deschevaliers. Derrière le jardin, par delà la glace bleue de la Néva,clignotaient les rares lumières du faubourg.

Au printemps, les dimanches de sortie,j’aimais traverser en canot le large fleuve, en admirant lesproportions incomparables de la cathédrale, bleuâtre dans la clartédu soleil couchant. Je m’amusais à exécuter en imagination certainprojet de Rastrelli, abandonné parce que son devis se montait à unprix exorbitant, même pour le siècle prodigue d’Élisabeth.

Rastrelli voulait élever sur la berge de laNéva un clocher de soixante toises de haut, couvert d’or etd’argent, avec des ornements d’un blanc neigeux sur fond d’azuréclatant. On avait déjà créé pour le chantier des briqueteriesauxquelles plusieurs villages étaient rattachés, et on coulait lestuiles de bronze sous la direction d’un spécialiste étranger.

Ah, que ne suis-je né à l’époque de laRenaissance, lorsque les trois Parques, sur l’ordre du Destin,tissèrent d’un fil d’or, dans l’histoire de l’humanité, l’éveil dusentiment esthétique ! Je n’y aurais pas été le dernier despontifes.

Mais aujourd’hui le sort capricieux s’amuse àintervertir les étiquettes. L’homme naît dans un siècle qui n’estpas le sien, dans un entourage hétérogène, à une place qui ne luiconvient pas. Iakov Stépanovitch, le plus sage des vieillards, quej’introduirai par la suite dans mon récit, m’a du reste expliquéles embarras de ma pensée :

– L’esprit qui préside à l’édification dumonde est contraire à la justice humaine, et tout notre malheurc’est que nous n’avons rien pour le comprendre. Or, si nous lecomprenions, nous ne serions plus étonnés que le rôle de meurtrierrevienne à celui qui, dans le secret de son cœur, répugne à verserle sang, tandis que l’homme sanguinaire peut se poser enbienfaiteur. L’intelligent gagne péniblement sa vie, et le richeest pauvre d’esprit… Mais songe un peu : l’hommeconsentirait-il, de son plein gré, à s’atteler au joug ou à sepencher attentivement sur la vie d’un autre ? Non, telle uneflèche tirée à l’arc, il ne suivra que sa trajectoire. Les hommesne sont pourtant pas des flèches, ce sont des gouttelettesdestinées à former un vaste océan. Pour pouvoir élargir nos rives,chacun devrait sortir de sa coquille.

– Au demeurant, a ajouté IakovStépanovitch, il faut concevoir la chose de façon particulière,sans quoi on risque d’aggraver le non-sens de la vie.

Mais l’abus des digressions est ruineux pourmon écrit. C’est qu’il est défendu maintenant de prendre du papierà la cave. Hier, les fillettes m’en apportaient plein leur tablier,lorsque le gérant, survenu à l’improviste, leur a fait remettre lesfeuillets dans le tas. Je dirai pourtant quelques mots del’Institut Smolny.

J’ai appris de ma tante, la comtesse Kouchina,que le dessein initial de Catherine II avait été de fonder unétablissement pour l’éducation d’une « race nouvelle »,avec le concours de nonnes instruites, comme cela se faisait enFrance.

À cette fin, le Saint Synode intimait aumétropolite de Moscou l’ordre d’examiner personnellement lesabbesses et les nonnes, pour choisir les plus dignes. Mais il y enavait si peu de lettrées et même d’aptes à soigner les malades,qu’on en garda un petit nombre seulement, pour le décor, si l’onpeut dire. Dans ses recherches d’influences sur la « racenouvelle », Catherine se passionna bientôt pour une méthodeplus conforme à ses goûts personnels : la participation deVoltaire et de Diderot.

Ma tante qui haïssait les encyclopédistes,racontait à ce propos une anecdote sur Voltaire : il s’étaitchargé d’écrire une comédie morale pour les jeunes filles, mais,habitué à ne produire que des blasphèmes, il avait la colique dèsqu’il se mettait à cette œuvre décente. Catherine se plaignit àDiderot que le vieillard en décrépitude n’était plus capable decréer de jolies œuvres pour les exercices scéniques desdemoiselles, à quoi Diderot, non moins athée, répondittextuellement : « C’est moi qui ferai les comédies pourles demoiselles, et avant que je ne vieillisse ».

Or, on le sait, Diderot déplut à la tsarine enexigeant qu’au pensionnat on enseignât en premier lieu l’anatomie,matière qui, de l’avis de ma tante, faisait presque perdre leurinnocence aux jeunes filles.

Jusqu’à la fin de son existence, l’InstitutSmolny garda dans ses traditions le contraste original de ces deuxnotes adoptées par Catherine lors de sa fondation : une vagueodeur de couvent et l’adorable verve du voltairianisme mondain. Lespensionnaires pieusement portaient leurs robes en gros tissu vert,bleu ciel, marron ou blanc, avec pèlerines, manchettes et tabliersblancs. Ajoutez à cela une dévotion apparente, d’innombrablesicônes, des superstitions, des reliques, la coutume de tenir dansla bouche un morceau de pain bénit aux examens les plus difficiles,de fourrer du coton miraculeux dans le porte-plume à l’épreuveécrite de mathématiques. En même temps, on se transmettait depromotion en promotion d’ingénieux moyens de correspondanceamoureuse et de galanterie légère avec les soupirants « desous les fenêtres ». Cela se faisait sans distinction de casteni de rang, libéralité qui n’existait plus dès qu’il s’agissait dela grave question du mariage. Pour épouser un civil ou un officierqui n’était pas de la garde, il fallait un amour «fatal» ou desavantages particuliers, purement matériels, offerts par leprétendant.

Dès l’enfance et jusqu’à la promotion, lespensionnaires étaient isolées de leur foyer. Elles apprenaientdiverses matières sous la direction de professeurs choisis avecsoin et s’exerçaient aux arts de la danse et des ouvrages à main. Àpart l’enseignement, il était prescrit, d’après l’idée de lafondatrice, « d’égayer l’esprit » des élèves et de leurfournir des « distractions innocentes ». Voilà pourquoile brillant pinceau de Lévitski a rendu à maintes reprises lecharme coquet des demoiselles Khovanskaïa, Khrouchtchéva ouLevchina en travesti ou en robe de bal.

Depuis le règne de Catherine, l’Institutrestait proche de la cour ; c’est pourquoi les demoiselles quifréquentaient souvent les palais et jouissaient de l’attention dela famille impériale, étaient pénétrées de sentiments monarchistesun peu exaltés ; mais Véra, sous l’influence de son oncleLinoutchenko, dont je reparlerai en détail, ne partageait nullementcette adoration des souverains. Bien qu’en voie d’obtenir le prixd’excellence, elle suppliait son père de la reprendre avant la findes études. Or, le vieux Lagoutine, si voltairien qu’il fût,trouvait flatteur que l’impératrice en personne agrafât à l’épaulegauche de sa fille l’insigne qui lui donnerait accès aux bals de lacour et poserait sa candidature au titre de demoiselle d’honneur.Ce titre faisait tourner plus d’une petite tête ambitieuse, surtoutà cette époque où la beauté et la grâce attiraient l’attention dutsar et valaient de grandes faveurs non seulement à la demoiselle,mais à tous les siens. Aussi l’intérêt poussait-il souvent cesderniers à jouer le rôle honteux d’entremetteurs. Dans le cas queje vais citer, la personne intéressée n’était autre que le père dela jeune fille, riche et titrée, mais séduite par l’éclat de la viede cour.

Nous étions devant l’Institut Smolny. Certes,il a fallu le talent prodigieux et le goût exquis de GiacomoQuarenghi pour éviter la monotonie et l’aspect de caserne dans laconception de cette façade qui mesure plus de cent toises de long,sans autre ornement qu’un motif trois fois répété de colonnesengagées, aux chapiteaux somptueux. Cet édifice est vraiment dignede voisiner avec la magnifique cathédrale de Rastrelli. C’est ainsique les grands architectes, ignorant la concurrence mesquine,savaient se passer de main en main le flambeau de la beauté. Je mesouviens toujours avec plaisir que Quarenghi, en signe devénération pour l’œuvre de Rastrelli, ôtait par tous les temps sonchapeau devant la cathédrale, dans un profond salut à l’art de soncréateur…

Matvéi Ivanovitch, le gigantesque suisse enhabit rouge aux aigles impériales et armé d’une masse en bronze,nous accueillit à l’entrée comme les autres invités, ens’inclinant. Il portait la livrée des valets de chambre de samajesté. Un autre suisse nous ouvrit la porte, un troisième ôta noscapotes. Nous mîmes nos gants blancs et montâmes l’escalier demarbre à tapis rouge. Les sons de la valse m’étourdirent comme unecoupe de champagne, lorsque j’entrai derrière Mikhaïl, craignantd’avance de ne pas pouvoir retrouver Véra.

L’immense salle blanche, à deux rangées defenêtres face à face, s’ornait d’une double file de colonnesélancées. Des guirlandes de feuillage retombaient le long des murs,entre les torchères. Les grands portraits en pied des souverainsétalaient à la lumière des lustres le faste des soieries, desbijoux, des manteaux d’hermine, sans éclipser pourtant le charmemodeste des pensionnaires. Elles avaient toutes des robes pareillesen camelot, qui dégageaient le cou et les bras, et des pèlerines demousseline à gros nœuds roses. Jeunes et fraîches, ellesvoltigeaient à travers la salle, comme de tendres fleurs de pommieremportées par la brise. La directrice, majestueuse dame en robebleu ciel, entourée de son état-major de surveillantes – dites« gendarmes » – aux couleurs aussi vives, répondait d’unsigne de tête grave à nos respectueux saints.

Chaque fois que je me trouvais dans ce royaumeféminin, je perdais contenance et cherchais longuement Véra parmises compagnes qui me criaient de tous les coins :

– Sergik, Serge Roussanine !

– La voilà, près de cette colonne, ditMikhaïl en me montrant Véra Lagoutina.

J’étais stupéfait :

– Comment as-tu fait pour la reconnaîtresans jamais l’avoir vue ?

Il sourit.

– Ce n’est pas sorcier. J’ai eu pourboussole la calvitie de son père, miraculeusement sauvée del’échaudage : vois comme elle brille sous le lustre. Le vieuxa tout l’air d’un dindon chamarré, mais sa fille estdélicieuse.

Et sans me regarder, Mikhaïl traversa la sallede son pas rapide et léger. Il salua Lagoutine qui le présentaaussitôt à Véra, et l’instant d’après il valsait avec elle. Quandje voulus inviter Véra pour la contredanse, elle avait accordé lapremière à Mikhaïl. Il ne me restait plus qu’à me mettre vis-à-visavec une de ses amies. J’écoutais d’une oreille distraite le babilde ma danseuse.

– Vous savez, on n’a pas laissé venir aubal les mioches, mais elles ont fait une horreur : elles sesont parfumées au savon bergamote, vous vous rendezcompte !

– Comment cela ?

– Elles ont gratté le savon au couteau ets’en sont frottées : on aurait dit une boutique d’abominablesodeurs. Seules les grandes élèves ont le droit de se parfumer, etpuis la bergamote est un parfum indécent.

– Et lequel est décent, selon vous ?demandai-je pour entretenir le verbiage de la demoiselle etobserver à mon aise l’autre couple.

Véra et Mikhaïl n’avaient pas du tout desfigures de bal. Parfois, comme s’ils se ravisaient, ils semettaient à sourire et lançaient des phrases futiles. Mais jevoyais bien que leur conversation était des plus sérieuses. C’étaitnormal : Véra avait lu un tas de livres et s’adonnait à despensées répréhensibles. Petite-fille d’un décembriste, ellesympathisait à toutes les chimères libérales et cachait dans sontiroir, à la campagne, un petit volume de Ryléev.

– Oui, il mérite bien son nom, fit lavoix enthousiaste de Véra en réponse à des paroles prononcées toutbas par Mikhaïl. Je ne connais pas de cœur plus généreux.

Elle accentua le mot « cœur » et jecompris que ce calembour concernait Herzen.

Les idées de Véra m’avaient toujours inquiété,mais ce soir-là j’éprouvai une joie de rival. Je songeai :« Ce n’est pas ainsi que débutent les romans ; Mikhaïlréussira peut-être à gagner Véra à sa cause, mais je doute qu’illui inspire de l’amour. Quant à ses principes néfastes, je saurailes combattre habilement par le salon de ma tante. » Celle-ciaimait beaucoup Véra, qui lui rendait la pareille.

Mais un événement d’une portée aussiextraordinaire que la main de Gulliver au pays de Lilliput,brouilla en un clin d’œil mon petit stratagème.

Une confusion inouïe s’éleva soudain parmi lesdemoiselles. Toutes avaient abandonné la danse pour courir auxfenêtres en criant :

– Un carrosse à l’entréed’honneur !

Le portail central, toujours fermé, nes’ouvrait que pour la famille du tsar. Les surveillantes, rougesd’émoi, emmenèrent les plus jolies élèves qui revinrent peu après,en habits et perruques de marquis et de marquises, préparés à ceteffet. Les autres pensionnaires se mirent en demi-cercle pourdissimuler leurs camarades en costumes du temps de Catherine II.Quand l’empereur parut avec la directrice toutes plongèrent dansune profonde révérence, au son d’une musique solennelle. Puisl’orchestre joua un menuet. Marquis et marquises surgirent de leurembuscade et, groupés en colonne, se dirigèrent vers lesouverain.

Alexandre II portait l’uniforme des hussards.Superbe en traîneau ou à cheval, pendant les parades, tel que lespeintres aimaient à le représenter, il perdait de son effet sansl’entourage militaire. Il faisait bien comme partie intégrante d’untableau d’ensemble, ressortant au milieu des troupes par sa grandetaille, un torse athlétique hérité de son père et un maintienroyal. Mais parmi la jeunesse en fleur, où le monumental cède laplace au charme de l’intimité, il n’était qu’imposant. Son visagefané avait un teint jaune, et ses yeux, en désaccord avec lesourire admiratif et l’agréable parler grasseyant, demeuraientternes et sans vie.

Une très belle pensionnaire lui récita uncompliment ; puis, comme il l’invitait à prendre place à soncôté, elle s’assit dans le fauteuil, les joues empourprées. Le tsarfit signe à l’orchestre, et le bal continua. L’empereur s’en allabientôt, escorté de son aide de camp, prendre le thé auxappartements de la directrice. Durant une pause entre les danses,alors que Mikhaïl et moi escortions Véra, comme des pages, dans uncoin pittoresque où on dégustait du sirop et des bonbons parmi lesficus, les jacinthes et les palmiers, Kitty Taroutina, une amie deVéra, nous rejoignit avec son cavalier, un étudiant en droit.

Cette joyeuse petite blonde au nez retroussénous proposa :

– Voulez-vous faire un voyage au lac deCôme ?

Véra et moi savions ce que cela voulaitdire ; nous acceptâmes en riant, après avoir initiéMikhaïl : l’une des surveillantes, jeune Italienne aimée detoutes les pensionnaires, n’avait pas la pruderie des autrespionnes ; elle permettait volontiers aux demoiselles de voirdans sa chambre leurs frères et cousins. Juvénile et gaie, ellefavorisait les espiègleries de la jeunesse, mais pour qu’elle n’eûtpoint à pâtir en cas de dénonciation, il était convenu de ne jamaisfermer la porte à clef. Si le contrôle survenait, les coupablesprises en flagrant délit devaient dire qu’elles étaient venues àson insu.

Abrités derrière les jupes d’une douzaine decompagnes de Kitty, très friandes d’escapades, nous nous glissâmeshors de la salle, sans être vus de l’œil sévère de l’inspectrice.Nous nous dirigeâmes par d’interminables corridors vers la chambrede l’Italienne, où il y avait au mur un grand paysage du lac deCôme qui avait donné son nom au complot.

– Vous savez, Zemfira s’est éclipsée dèsle départ de l’empereur ! Elle est folle de lui, ditl’étudiant de Kitty à propos de la pensionnaire qui avait récité lecompliment. Le type oriental de cette jeune fille l’avait faitsurnommer Zemfira.

– La préférence que lui accordel’empereur saute aux yeux, mais elle ne sera tout de même jamaisdemoiselle d’honneur, dit Kitty dépitée. C’est une élèvemédiocre ; la directrice ne peut pas la sentir, elle luidonnera un mauvais certificat.

– L’empereur vient souvent vousvoir ? s’informa Mikhaïl.

Flattée par l’attention de ce bel aspirantresté grave jusque-là, Kitty fut encore plus volubile pour raconterles visites imprévues du souverain adoré.

– Il arrive en général le soir, auxheures où les grandes ont leur leçon de danse. Le tsar vientparfois au réfectoire, où il se met à table pour prendre le théavec nous dans un simple gobelet. Bien sûr, nous brisons ensuite cegobelet et nous partageons les morceaux. Il y en a qui les portentsur leur sein dans un sachet, et une fille a même avalé lesien.

– Cette demoiselle doit être parente desautruches, railla Mikhaïl.

– Oh non, elle a un nom très russe !répliqua la naïve Kitty, et tandis que tout le monde riait, ellecontinua son gazouillis qui devait joliment agacer Mikhaïl, à enjuger par ses sourcils froncés. Mais elle n’en éprouvait nulembarras :

– Pendant le dîner, l’empereur fait letour des tables, pour contenter tout le monde. Depuis quelquetemps, d’ailleurs, il va surtout chez les grandes et s’assied àcôté de Zemfira qu’on place exprès au bout… Et l’année dernière, aucarême, l’empereur a assisté à nos vêpres et il a fait lesgénuflexions avec nous.

– Pas mal, comme préparatifs auxréformes ! commença Mikhaïl d’un ton si persifleur, que Kittyen resta court et l’étudiant en droit le toisa avec un étonnementglacial.

Véra, le visage en feu, sut néanmoins sauverla situation.

– Dépêchons-nous, sinon la place seraprise, s’écria-t-elle, et saisissant Mikhaïl et moi par la main,elle nous entraîna bien vite à travers les interminables corridorsqui se croisaient et s’enchevêtraient comme un labyrinthe. Kitty etl’étudiant nous suivaient en courant.

Voici la chambre de l’Italienne. La porteétait fermée, mais quand nous la tirâmes elle s’ouvrit. Entendantdes voix tout près, derrière le coin, nous entrâmes en hâte sur lapointe des pieds. Telle une troupe d’oiseaux qui connaissent lecoup de fusil du chasseur, nous nous assîmes, avec circonspectionsur le bord d’un large divan, prêts à nous envoler ou à nous cacherau besoin.

Le danger pouvait nous menacer de la chambrevoisine qui appartenait à la même surveillante, mais communiquaitpar un petit couloir avec celle de l’inspectrice. Celle-ci, sous lemasque d’une protection amicale, avait coutume d’entrer àl’improviste pour contrôler la belle et frivole Italienne. Kitty sefaufila comme une souris dans le couloir, et s’étant assurée quel’inspectrice n’était pas chez elle, revint nous dire que nousétions en sécurité.

Soudain, des voix nous parvinrent de l’autrepièce fermée de l’intérieur : une voix de femme qui pleurait,une voix d’homme qui consolait. On parlait en français.

– Si je me suis échappé à grand-peine dechez madame la directrice, ce n’est pourtant pas pour me noyer dansvos larmes, adorable Zemfira. Quant à votre père, croyez bien quemes tendres sentiments à votre égard bénéficient depuis longtempsde sa sanction paternelle, et sa joie de vous voir demoiselled’honneur…

Nous ne pouvions ne pas reconnaître cette voixqui gardait dans le bredouillage amoureux le grasseyementparticulier entendu si souvent dans les discours officiels.

– Alors, n’est-ce pas, nous auronsbientôt une entrevue décisive ? Je ne suis point hostile à lamythologie, et tel ce polisson de Jupiter…

Un rire un peu contraint, un bruit de baisers…Nous avions sursauté, effarés de notre indiscrétion involontaire,et nous nous précipitions vers la sortie, lorsque Mikhaïl, levisage altéré, fit un pas vers la porte de la pièce voisine.

– Tu vas te perdre, chuchotai-je en luipressant la main. L’empereur peut sortir par là.

– Je ne lui permettrai pas de la perdre,elle…

Ses yeux brillaient d’un éclat si sauvage,qu’ils semblaient capables de blesser par leur seul regard.

Je me sauvai dans le corridor et n’y trouvaiplus l’étudiant ni Kitty. Seule Véra se tenait dans une nicheprofonde, blanche comme un spectre. Je m’approchai d’elle et luipris doucement la main.

Je me demandais pourquoi la porte del’Italienne n’était pas gardée, mais deux silhouettes au fond ducorridor me déchiffrèrent l’énigme : la jeune surveillante etl’aide de camp, tout à leur propre flirt, avaient quitté leur postesans s’en apercevoir.

L’empereur, en sortant sans doute de chez ladirectrice pour remonter dans la salle, était entré dans la chambrecontiguë au «lac de Côme», où Zemfira l’attendait pour desexplications.

Les minutes semblaient des heures. La portefermée s’ouvrit subitement. La voix sourde de Mikhaïl dit aussitôt,haletante d’émotion :

– C’est… dégoûtant !

Nous retenions notre souffle. J’attendais uncoup de feu, je ne sais pourquoi. Mais personne ne tira.

L’empereur sortit du pas pressé d’un fuyard,la tête rentrée dans les épaules, comme s’il ne voulait pas êtrereconnu. En un clin d’œil, il avait tourné le coin. L’aide de campet l’Italienne accoururent, terrifiés.

– Son frère était là ? demanda letsar en colère, sans doute au souvenir de la vilaine histoire deChévitch.

– Elle n’a pas de frère, Votre Majesté,dit l’Italienne, pâle comme un linge.

– Il ne devait y avoir personne…

Et le souverain irrité s’en alla, suivi de sonaide de camp, sans reparaître au bal. De ma cachette, je visl’Italienne s’élancer dans sa chambre à la recherche de l’intrus,mais Mikhaïl avait gagné le petit couloir par la porte opposée.Véra et moi descendîmes en courant vers la salle de danse.

Plus d’un demi-siècle après, en hiver 1918, jeme retrouvai un jour à Smolny. J’errais par la ville, malade etdésœuvré, cherchant un abri chez d’anciens amis et connaissances.Beaucoup d’entre eux étaient morts, d’autres avaient déménagé.

Entraîné par les attaches du passé et par mongoût d’artiste, je m’en allai jusqu’à Smolny où j’avais été au balavec Mikhaïl.

Comme jadis, le bâtiment était illuminé et unflot de monde s’y engouffrait. Mais ce n’était pas une file debeaux carrosses attelés de pur-sang aux riches harnais et conduitspar un cocher trônant telle une idole sur son siège, tandis que deslaquais se tenaient debout à l’arrière.

Une longue queue pénétrait par l’entréeprincipale réservée autrefois au tsar et gardée aujourd’hui par lessoldats rouges qui vérifiaient les laissez-passer.

Des automobiles, des motocyclettes, desblindés gris, tous pavoisés de drapeaux rouges, allaient etvenaient par la porte cochère, entre deux rangs de sentinelles. Ily avait des mitrailleuses partout. Les moteurs ronflaient, des genss’affairaient, la serviette sous le bras.

Les bonnets à poil rendaient les visagesfarouches. Beaucoup de capotes kaki ou grises, où les boutonscoupés et les pattes d’épaule décousues à la hâte laissaient destraces fraîches. Des paysans en bandes molletières et savatesd’écorce, avec des fusils munis de cordes en guise de courroies. Oncriait, on discutait. Quand deux civils sortirent du bâtiment et,grimpés sur une grande caisse, prononcèrent quelques mots, on neles laissa pas achever : l’Internationale, entonnéepar toute la foule qui emplissait la place, couvrit leursdiscours.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-jeà un homme armé de pied en cap et dont le jeune visage me paruttrès familier.

– Réunion extraordinaire du Soviet dePétrograd, grand-père, répondit-il volontiers ; et sautant àson tour sur la caisse, il s’adressa au public d’une voixtonnante :

– Camarades ! Le socialisme estdésormais le seul moyen pour le pays d’éviter la misère et leshorreurs de la guerre.

Un feu allumé par les soldats éclaira vivementl’orateur, et lorsque celui-ci fut redescendu, son allocutionterminée, je m’écriai :

– Mais je vous connais ! Et je disson nom.

Je connaissais bien son père et j’avais vu cegarçon, tout récemment encore, en uniforme de lycéen. Ses proposviolents contre la guerre, ses idées de gauche, qui me rappelaientMikhaïl, me l’avaient fait remarquer.

Il était maintenant un ardent communiste. Luiaussi me reconnut. Il me donna un peu d’argent et me recommanda àIvan Potapytch. Il partait pour le « front rouge » medit-il, et il devait tomber l’un des premiers au champ d’honneur.Je vis son nom dans les Izvestia que m’avait apportésGoretski. Nous honorâmes ensemble la mémoire de ce brave, et à lamême occasion celle de son père et de son aïeul, morts aussi enhéros, mais sur d’autres fronts.

Chapitre 4L’œil de sorcière

 

Les fêtes de Pâques n’étaient pas trèstardives cette année. La forêt se couvrait d’un tendre duvet deverdure qui accentuait le noir sinistre des vieux pins. Et cetteroute de Lagoutino est restée sinistre dans mon souvenir. C’étaiten 1860. Le régime du servage en était à ses derniers jours. Parmiles divers courants et groupes politiques, favorables ou hostiles àl’affranchissement, il y avait des gentilshommes très cultivés, del’école voltairienne, qui faisaient bande à part, insoumis à Dieuet aux lois humaines, n’écoutant que leur humeur fantasque.

Tel était le père de Véra, Éraste PétrovitchLagoutine, l’un des hommes les plus instruits de son temps et qui,selon sa propre expression, ne croyait ni aux songes, ni au chiffre13, ni aux cris des corbeaux. Il traitait la civilisation decochonnerie universelle, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir àLagoutino une excellente galerie de tableaux. Il voyait dansl’affranchissement des paysans un attentat à ses pouvoirs, à seshabitudes, et par la suite, comme on dit, il passa toutes lesbornes.

Veuf, il aimait à courir le cotillon. Sespaysans n’avaient pas à se plaindre d’un excès de corvées, maiscomme il ne laissait point passer une seule jolie villageoise sanslui témoigner sa haute bienveillance, de terribles rancuness’amassaient contre lui.

Sa fille Véra avait grandi sous la tutelle degouvernantes françaises, tantôt élevées par le caprice du maître aurang de maîtresse de maison, tantôt rabaissées à l’emploi de bonned’enfant. Ces bonnes changeaient souvent. Véra s’était habituée àvivre renfermée et à chercher aide et soutien auprès des amis lesplus fidèles et les plus modestes de l’homme : les livres,dont la bibliothèque de son père regorgeait.

Nous étions voisins, mais ma mère active etremuante, ne sut pas gagner la sympathie de Véra, dont elle necomprenait pas le caractère un peu sauvage et taciturne. Peut-êtreauraient-elles fini par s’entendre, mais la mort vint bientôtm’enlever ma mère et ce fut ma tante Kouchina qui eut charge dudomaine.

Moi seul partageais les loisirs de Véra. Nousbattions les bois tout l’été, en quête de champignons et de baies,nous apprenions ensemble le français et la danse. Elle aimait lesdessins et les contes que je lui dédiais en grand nombre. Maisquoique je fusse son aîné d’un an, je la sentais beaucoup plus mûreque moi. Je ne partageais pas ses idées sur la vie, ni sonadmiration pour les décembristes, qui me semblaient de simplesémeutiers dont le crime s’aggravait du fait qu’ils étaientinstruits et de haute naissance.

Notre vie à la campagne, du vivant de ma mèreet plus tard, sous la gestion de ma tante, était paisible commecelle de tous les hobereaux moyens. Les propriétaires d’Ougoriéétaient liés à leurs gens par des milliers d’intérêts héréditaires,des parrainages et des sympathies réciproques.

Véra s’était découvert des affinitéssentimentales et spirituelles avec un couple qui me déplaisait etqui devait jouer, par la suite, un rôle important dans sa destinéeextraordinaire.

Un peintre du nom de Linoutchenko vivait avecsa femme Kaléria Pétrovna à trois verstes de notre propriété. Ilétait élève du célèbre Ivanov qui avait mis près de trente ans àpeindre son Apparition du Christ. Le tableau fut exposé enson temps à côté des scènes de batailles d’un certain Yvon, qui, àvrai dire, impressionnèrent davantage le public par la bellemusculature des chevaux. On répétait aussi l’épigramme du trèsspirituel Fédor Ivanovitch Tioutchev qui disait que l’immense toiled’Ivanov représentait non pas des apôtres, mais la familleRothschild…

Le peintre Linoutchenko était un oncle bâtardde Véra. Il faut signaler à ce propos qu’autant ma lignée étaitpacifique et naïvement dévouée à la cause de la noblesse, autantcelle des Lagoutine était turbulente. Elle s’était rendue célèbrepar des aventures romanesques – enlèvements de femmes, débauches,duels – et, sous le règne d’Alexandre le Bien-Aimé, par le goût dela magie et des impiétés.

La race des Lagoutine était belle : hautetaille, large carrure, cheveux bouclés, nez droit aux ailessuperbes, sourcils arqués, surmontant un œil clair et perçant commecelui de l’épervier.

Le grand-père de Véra avait eu, d’un capriceamoureux avec une jeune paysanne ukrainienne, un fils appelé KirillLinoutchenko qu’il mit en apprentissage chez un peintre, aprèsavoir doté sa mère de cinquante déciatines[1] de terres,sans toutefois lui remettre l’acte de donation. «Tant que jevivrai, je ne te dépouillerai pas», avait-il dit. Et ÉrastePétrovitch avait fait la même promesse.

Ce peintre, alors assez âgé, était l’oncle deVéra et son meilleur ami.

De sang à demi paysan, il avait une nombreuseparenté au village. Loin de la dédaigner, il la défendait par tousles moyens et montait Véra contre son père. En outre il lui prêtaitdes livres frondeurs, parlait sans cesse des droits de l’homme etd’autres athéismes de la révolution française, dont il étaitlui-même un fervent adepte.

Il en vint à déformer en elle tous lessentiments naturels de sa caste. On conçoit donc que la mauvaisegraine semée par la main de Mikhaïl ait si bien germé dans son âmeinquiète et généreuse. C’est d’ailleurs plus tard que je devaiscomprendre à quel point l’influence de Mikhaïl sur Véra étaitnéfaste.

Après l’incident de Smolny, j’eus avec lui unealtercation qui nous ôta toute envie de frayer ensemble. Ilcritiquait brutalement l’empereur pour sa faiblesse humaine, bienexcusable chez un homme d’une telle beauté. Je défendais lesouverain en affirmant que la moitié des aventures galantes qu’onlui attribuait n’étaient que des calomnies et que les autresétaient la réponse à des provocations du beau sexe frivole, bienheureux, au fond, de courir à sa prétendue « perte » dansles bras du monarque. Quant à l’histoire dont nous avions ététémoins, elle était due au proxénétisme du père de la jeune fille,fort riche et bien née, qui briguait le titre de demoiselled’honneur.

Mikhaïl m’interrompit, selon son habitude, pardes propos subversifs contre l’autocratie et conclut en cestermes :

– Il faudrait les extirper comme desorties, et toute la noblesse avec… C’est bien ce qu’on fera, lemoment venu !

Je l’arrêtai en le priant de ne plus abuser dema patience de sujet fidèle, car, ne pouvant me résoudre à unedénonciation, j’avais pour devoir de le provoquer en duel pourmettre fin à ses discours séditieux.

Mikhaïl déclara soudain avec un bonrire :

– Va, fleuris dans l’innocence, je net’exciterai plus ; si tu fais ta carrière, tu auras peut-êtrel’occasion de me pendre !

Depuis, nous étions en froid. Mais je nepouvais plus empêcher la venue de Mikhaïl à Lagoutino : il yétait invité par le vieillard lui-même, séduit par ses talents dedanseur et bien disposé à son égard depuis la mémorable soirée chezma tante, où Mikhaïl l’avait sauvé de la bouilloire.

Quant aux visites que celui-ci rendait à Véraà Smolny, comme prétendu cousin, le père n’en savait rien. Véra,atteinte de faiblesse générale et d’anémie, était autoriséeexceptionnellement à passer les fêtes à la maison. Tout portait àcroire que Lagoutine, cédant enfin aux instances de sa fille, lareprendrait pour toujours, avant qu’elle ait terminé sesétudes.

Nous avions fait presque en silence les dixverstes qui séparaient Lagoutino du relais de poste. Jecontemplais, comme d’habitude, les splendeurs du soleil qui secouchait dans la plaine et, attendri par ce doux spectacle, jeparlai à Mikhaïl de mon amour pour Véra, dans un style imagé.J’évoquai le mythe platonicien des deux moitiés d’homme qui, à leurrencontre, doivent fusionner ou périr. Mikhaïl avait compris.

– Un amour pareil, dit-il, est indigne del’être humain. On meurt non pas de quelque chose, mais pour quelquechose. Tout homme qui se considère comme tel, doit avoir un idéal.Et après réflexion il ajouta : C’est d’ailleurs notreprivilège à nous. Le beau sexe, lui, est voué en général à la mortdu papillon qui se brûle à la flamme.

– Alors, interrompis-je sans dissimulerma joie, tu estimes que la femme est incapable d’aller au bûcher,comme le firent Jean Hus et d’autres ?

Je pensais que Mikhaïl en voulait à Vérad’avoir mal accueilli ses idées révolutionnaires.

– La femme ira n’importe où,répliqua-t-il. Mais, le plus souvent, elle le fait pour suivrecelui qu’elle aime.

J’étais aux anges : mes espoirsrevivaient ! Pendant les entrevues de Mikhaïl et de Véra, jen’avais jamais observé la rougeur subite ni les regards baissés quis’allument soudain, symptômes infaillibles de la passion naissante.Certes, je savais que pendant ses visites Mikhaïl offrait à lajeune fille, avec un salut respectueux, non pas des bonbonsfrançais, à en croire l’inscription marquée sur la boîte, mais deslivres de tendances libérales. Quant à leurs entretiens, ilsétaient toujours graves et fort ennuyeux à mon avis. Je m’attendaisd’un jour à l’autre à ce que Véra, lasse de ces enseignements,cherchât une distraction ne fût-ce que dans les arts, plusconformes à la jeunesse poétique. En prévision de ce revirement, ledésir d’être – en contrepoids à Mikhaïl – ferré sur la peinture, mefaisait visiter assidûment l’Ermitage impérial et lire quantitéd’ouvrages étrangers sur ces collections merveilleuses.

Nous trouvâmes le vieux Lagoutine sur leperron décoré de fraîche verdure. Des branches de sapin, fixées enbouquets à de hautes perches, donnaient l’illusion d’un bois depalmiers surgi en pleine province de N. Devant la maison, sur unebutte gazonnée, une vingtaine de belles filles en sarafans[2] du dimanche et de gars en chemisesécarlates roulaient des œufs de différentes couleurs. Une multitudede rigoles en bois descendaient la pente, et c’était joli à voir,tous ces œufs bleus, rouges, verts et jaunes qui parsemaient, telsdes joyaux, l’herbe émeraude. Pour finir, on dansa en rond ettoutes les femmes et les jeunes filles allèrent embrasser lemaître, qui leur donnait un rouble ou un joli foulard, à l’occasionde Pâques.

– De toute la religion chrétienne, c’estle rite du baiser que j’honore le plus, dit ce vieux libertin.

Et il éclata de rire, montrant ses longuesdents encore saines. Il était beau et robuste, mais son crânechauve et son double menton lui donnaient l’air d’un dindon, commel’avait justement remarqué Mikhaïl.

Je regardai Véra : pâle et anxieuse, ellefixait Mosséitch, un être difforme qui avait une grosse tête et lataille d’un enfant. C’était le mauvais génie d’Éraste Pétrovitch.Rejeton de la noblesse française, instruit et cruel, il s’était misau service de Lagoutine. Son vrai nom était Charles Delmas, maisles paysans l’avaient surnommé Mosséitch. Ce personnage avait laperversité d’un démon. Ayant appris le russe, il alliait le cynismeraffiné de sa nation sceptique à la brutalité féroce de nos mœurs.Éraste Pétrovitch ne pouvait avoir de meilleur conseiller enmatière de dépravation et de jouissances sadiques. Aussiappréciait-il particulièrement dans ce coin perdu de la campagne,sans compter qu’il aimait fort la pureté de son français.

Quand le tour de l’embrassade fut à la belleMarfa, la jeune épouse du palefrenier Piotr, un brave garçon,Mosséitch parla à l’oreille d’Éraste Pétrovitch. Celui-ci ricana etfeignit de ne pas s’apercevoir que Marfa, cachée derrière unevoisine, se glissait dans la foule des jeunes filles pour échapperau baiser du maître. Mais quand toutes les paysannes, après avoirremercié leur seigneur pour les cadeaux, s’en revinrent chez ellesen chantant, Éraste Pétrovitch se tourna vers le staroste, un vilflagorneur, et lança d’un air détaché :

– Piotr mérite une distinction.

Véra, le sang au visage, affronta hardimentLagoutine :

– Mon père, vous ne ferez pas de mal àPiotr !

Les sourcils d’Éraste Pétrovitch avaienttressailli, ses yeux clairs et durs semblaient presque blancs. Maisil se contint et répondit à sa fille en français :

– Je voudrais que vos rêves de jeunessene sortent pas des murs de la bibliothèque.

– Et maintenant, nous dit-il, je vousprie de dîner sans moi, nous nous reverrons ce soir. Profitez àvotre aise des plaisirs de la campagne : nous avonsd’excellents chevaux d’équitation, un canot, des équipages… Maisdès que vous verrez trois fusées au-dessus de la maison, ayez labonté de revenir. Je vous ai préparé un spectacle et ménagé unesurprise qui, je l’espère, vous ravira tous les trois ! ÉrastePétrovitch nous embrassa d’un regard qui me mit mal à l’aise.

Le dîner, luxueux et servi par des domestiquesen livrée, se passa dans une atmosphère de gêne. La place du maîtreétait occupée par la vieille Arkhipovna, la nourrice de Véra :tel était le caprice du vieux depuis l’expulsion de la dernièregouvernante française.

– Allons voir les Linoutchenko, ils sontpeut-être de retour ! proposa Véra après le repas.

Absorbés par nos pensées, nous suivîmeslongtemps le village[3] sansproférer un mot. Parvenus à une haie, nous enfilâmes une ruelleétroite comme un boyau, où deux télègues n’auraient pu se croiser.Les volets des masures laissaient pendre des boulons de fer et bienque ce fût jour de fête, des auges traînaient ça et là, parmi deschiffons et des pots cassés.

– Quelle ignorance ! dit Véra. Levillage a brûlé plus d’une fois, mais on s’obstine à bâtir àl’ancienne mode. Or, mon père a tout un rayon de livres sur leperfectionnement des constructions en bois. Personne ne se souciedes pauvres paysans.

– Patience, répliqua Mikhaïl, ils sedébrouilleront tout seuls, pour peu qu’on les mette sur lavoie.

Leur entretien me déplaisait naturellement.Nous traversions d’adorables prairies émaillées de fleurs bleues etde pissenlits au parfum de miel, qui agitaient leurs corolles d’or.Je cueillis le plus gros et l’offris à Véra en disant :

– Comme pour la marguerite, il n’y a qu’àdire : « Pope, pope, lâche les chiens » et lesbestioles noires sortiront.

Elle me considéra de ses yeux clairs, héritagepaternel, et dit d’une voix railleuse :

– Serjik, vous êtes né trop tard ;vous auriez vraiment dû être un berger à la Watteau.

C’était la première fois qu’elle me disaitcela d’un ton ironique ; je l’attribuai à l’influence deMikhaïl et me tus.

Notre sentier, tour à tour, se perdait au fonddes ravins et s’étalait en larges nappes de sable.

Je regardais Véra qui retenait son écharpe degaze tiraillée par le vent, et je ne me lassais pas de l’admirer.On aurait dit deux êtres, non pas fondus, mais emboîtés l’un dansl’autre. Le corps frêle, porté en avant, les épaules tombantes,comme sur les portraits anciens, étaient d’une féminité presquemièvre. Le teint trop blanc, plaqué de rose aux joues, faisaitpenser à une poupée. Quand elle marchait ainsi, la tête inclinée,ses tresses blondes ramenées sur la nuque, elle rappelait une doucechâtelaine du moyen âge.

La voici qui tient l’étrier à son chevalier ouqui attend, penchée sur une broderie, le retour du seigneur attardéà quelque festin. Mais tout à coup, en répondant à Mikhaïl, Véraleva les yeux et j’entrevis son autre aspect : des yeux griset durs, les yeux d’épervier de son père, gardant un secret qu’ellene révélerait pas sous la menace de la mort. Une déception nousattendait à la maison de Linoutchenko. Le gardien nous dit que lepeintre ne viendrait pas cette année, et il remit à Véra un motqu’elle lut en pâlissant.

– Kaléria a la phtisie, dit-elle. Ilssont allés passer un an en Crimée. Un cri lui échappa : Ah,que j’aurai peur de rester là sans eux ! Inconsciemment, elleprit le bras de Mikhaïl qui lui serra la main, comme s’il luipromettait de la défendre.

Alors moi, le berger à la Watteau, je necomptais plus !

– Nous avons le temps de voir le lac, ditVéra. Allons-y.

C’est ce que nous fîmes.

Non loin de la closerie du peintre, sur lavieille route de la ville, il y avait un site sur lequel couraientdes histoires étranges. De hautes collines revêtues de largesfeuilles de tussilage et d’arbustes odorants, resserraient entreleurs flancs abrupts un petit lac circulaire, d’origineinconnue ; on parlait d’un sort jeté par une vieille dame à safille, enlevée par un hussard. Le courroux de la mère auraitatteint les fuyards à cet endroit : les chevaux s’enlisèrentdans un marécage d’où jaillirent des sources, et au matin ils’était formé là un lac rond comme une cuvette. À ce passage,Arkhipovna, la nourrice de Véra, donnait une explication :« C’est que la vieille dame était sorcière. Comme elle prenaitson thé, voilà qu’elle a froncé les sourcils et renversé la tassepleine dans la soucoupe : « Qu’il en soit ainsi de mafille insoumise ! » C’est pourquoi le lac est rond commeune tasse. Bref, c’est un œil de sorcière. »

Véra raconta en chemin à Mikhaïl cette légendeque je connaissais déjà, et elle conclut en lui adressant un regardexpressif : « C’est à cause de la fille révoltée quej’aime ce lac ». Et Mikhaïl se mit à rire.

Décidément, ils étaient de connivence, ilfallait les surveiller.

Véra s’assit sur une pierre, Mikhaïl vint semettre à côté d’elle et moi en contrebas, à ses pieds. Le soleils’était couché, le ciel se nuançait de vert tendre.

– Tenez, voici la première étoile, fitVéra, le bras tendu. Comme elle est brillante, on la dirait lavéede frais. On va bientôt lâcher les fusées, il est temps derentrer ; mais moi, je resterais bien là toute la nuit…

– Il y a une étoile que je préfère entretoutes, dit Mikhaïl. L’étoile Vesper, célébrée par les poètes,l’annonciatrice de l’aurore. Et savez-vous pourquoi jel’aime ? J’ai lu dans mon enfance que les alchimistescroyaient au pouvoir de Vénus de donner à la Terre le tiers de laforce supérieure reçue par elle du Soleil. Aussi l’esprit de laTerre devait-il être subordonné à celui de Vénus, puissant génie dusavoir né de l’expérience. J’aime beaucoup cette fable. Quant àtoi, Serguéi, je suppose que tu aimes mieux ces vers : «Vienspartager ma mélancolie ô lune, amie des cœursattristés ! »

– Je ne te comprends pas, dis-je. Dequelle expérience s’agit-il, à propos de Vénus ?

– Eh bien, quand un brave de l’antiquitééprouvait un sentiment fort, il ne l’étouffait pas au nom de vertusd’ici-bas et des félicités célestes. Il s’abandonnait à cesentiment et agissait en conséquence. Oui, seule l’expériencepoussée jusqu’au bout élimine tout ce qui entrave l’évolution. Etlorsque les hommes véritables, libres, auront enfin créé une viemagnifique pour leurs descendants, cela ne sera pas le résultatd’une lâche passivité, mais de la tentative de renverser – par laviolence, au besoin – les formes défectueuses pour les remplacerpar de meilleures. Ainsi, c’est au nom de la vie qu’il faut serendre maître de la vie !

Véra l’écoutait comme un prophète, tandis queje répliquai indigné par son accent hautain :

– Qui t’a chargé de commander auxhommes ? Qu’est-ce qui prouve ta supériorité ?

Je n’oublierai jamais le visage de Mikhaïllorsque, rougissant d’abord, il redressa la tête d’un gesteaccoutumé et dit sans la moindre morgue, avec une pénétrationparticulière :

– Il arrive parfois à un homme de ne pluspouvoir être heureux tant que les autres souffrent. Et s’ils’impose d’autres tâches que le bien de l’humanité, il n’en auraguère de consolation et ne fera que perdre sa précieuse liberté.Oui, c’est comme je te le dis. Il y a eu et il viendra encore desgens qui, au lieu de réclamer le bonheur pour eux-mêmes,chercheront avec joie à unir leurs forces pour la libération et lajoie universelles !

Mikhaïl se pencha vers moi et me mit la mainsur l’épaule, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps.

– Cher Serge ! dit-il. Tu adores lescouchers de soleil, la lune et les vers. Mais t’es-tu jamaisdemandé si tu en avais le droit, alors que des gens peut-êtremeilleurs et plus intelligents que toi naissent, vivent et meurentesclaves ?

– Mikhaïl… commença Véra, mais ellen’acheva pas.

J’en eus le cœur meurtri : était-ellerestée court d’émotion, ou bien, déjà habituée à l’appeler par sonprénom, révélait-elle sans le vouloir leur intimité ?

Un gémissement retentit soudain : onsanglotait dans le vieux cimetière voisin du lac.

– Ce doit être Marfa qui pleure sur latombe de sa mère ! s’écria Véra, et sautant le fossé qui nousséparait du cimetière, elle courut à la jeune femme. Celle-ci sejeta à ses pieds en criant :

– Protège mon Piotr, sans quoi on luimettra sac au dos !

Véra, toute pâle, baissait la tête.

– Mon père ne veut pas m’écouter,dit-elle.

– Alors, je n’ai plus qu’à me tuer ?Lui parti, tu sais bien que le maître me prendra à la place dePalachka. J’aimerais mieux me noyer…

– Écoute, Marfa ! dit Véra, levisage dur, les yeux ardents comme ceux d’Éraste Pétrovitch quandil disait à mi-voix : « Qu’on lui donne leknout ! »… Attends-moi demain au colombier, il n’y a pasde meilleur endroit. Tu sauras ce que j’ai décidé. Patientejusqu’au matin. Je ne t’abandonnerai pas, sois tranquille.

Lorsque Marfa s’en alla rassurée, Véra dit àMikhaïl :

– Nous la recevrons dans notre groupe. Iln’y a pas d’autre solution.

– C’est faisable, répondit-il. Elle al’air d’avoir du cran. Ils avaient carrément oublié ma présence,sans doute me rattachaient-ils pour de bon à l’époque deWatteau.

Trois fusées sillonnèrent le ciel l’une aprèsl’autre ; nous nous levâmes et prîmes la direction du domaineen pressant l’allure. Des lampions illuminaient la façade,retombant en guirlandes de feu du balcon d’en haut à ceux dupremier étage. C’était un superbe château dû à Montferrand,l’auteur de Saint-Isaac, avec une colonnade blanche et des ailes enarcades des deux côtés du bâtiment central.

Nous étant rafraîchis dans les chambres qu’onnous avait préparées, Mikhaïl et moi, vêtus d’uniformes de gala etchaussés de bottes vernies, descendîmes parmi les invités, d’un passouple et mesuré.

Au milieu de la salle, on avait aménagé unegrotte où jaillissait une délicieuse fontaine ; des grâces,des bergères et des nymphes étaient assises sur les rochers, àl’ombre de lauriers roses en fleurs, dont les caisses étaientcamouflées de manière à faire croire qu’ils poussaient en pleineterre.

Les yeux des dames travesties pétillaient demalice sous les loups de soie. D’immenses miroirs reflétaient toutecette splendeur et semblaient la multiplier à l’infini. Au fond,s’élevait une scène de théâtre, où les belles de la grotte sesauvèrent à un claquement de mains du maître du logis et aux sonsd’un chœur dissimulé dans la verdure.

Éraste Pétrovitch portait un habit de veloursde son aïeul, seigneur du règne de Catherine II, orné d’un ruban ensautoir et constellé de décorations. Une perruque assortie achevaitde lui donner l’air d’un grand personnage revenu de l’autremonde.

À part nous deux, il n’y avait qu’un invitéqui ne fût pas déguisé : le prince Nelski, un riche voisin,très cultivé et charitable. Sans être jeune, il avait un visageattrayant qui dénotait de grandes qualités morales.

Éraste Petrovitch insista pour que nous nousmettions en marquis : le prince devait passer un habit develours écarlate, et nous, des costumes bleu ciel identiques et desperruques poudrées.

Mikhaïl et moi étions de la même taille, desorte qu’avec le masque on pouvait nous confondre. Cettecirconstance devait être un nouveau maillon de la lourde chaîne quele destin avait forgée pour nous unir malgré nous.

Avant le souper, Véra, adorable dans sa robe àla Pompadour, me chuchota à l’oreille :

– Va vite sous la tonnelle !

Je demandai sottement :

– Tu viendras ?

Elle tressaillit au son de ma voix etdit :

– Non, mon petit Sérioja, je plaisantais…Et elle s’enfuit, plus légère qu’une plume.

Je compris que l’invitation était pourMikhaïl.

Du coup, je fus comme possédé. Une haine aiguëpour le camarade dont j’avais fait moi-même l’instrument de monmalheur, transperça mon âme. Qu’elles étaient vraies, ces parolesd’un certain vieillard, que ma tante Kouchina aimait àrépéter : « Les démons ne sont pas plus forts quel’homme, mais lorsque l’homme s’abaisse à leur niveau, il emprunteleur nature et ne peut plus se débarrasser d’eux. Car ils sontlégion ! »

Une légion de basses passions s’éveilla en monâme, qui, hélas ! n’était point pareille au majestueuxocéan ; c’était un vilain marais dissimulé sous une jolienappe de lentilles d’eau.

L’esprit de vengeance, la haine, mon amouroutragé, ma vanité blessée, me poussèrent dans le sentier raide quidescendait vers la tonnelle au bord de l’étang.

Je me cachai dans les fourrés. Le feud’artifice commença.

Des centaines de boules incandescentess’envolèrent dans le ciel nocturne et, semblant céder à unepression intérieure, éclatèrent en étincelles multicolores. Le lac,vaste miroir liquide, renvoyait au ciel cet embrasement.

Mes sentiments d’artiste en furent si émus quema rancune sembla refluer un instant. Mais deux voix familières sefirent entendre sous la tonnelle. Ah, ces deux-là ne se souciaientpoint des beautés de ce monde, ni de ma vie qu’ilsbrisaient !

Nous, les Roussanine, nous ne savons aimerqu’une fois. Deux de mes tantes, malheureuses en amour, sontentrées en religion, et mon oncle Piotr, victime de la mêmecalamité, se brûla la cervelle.

– Chérie ! dit Mikhaïl avec unepassion dont je l’avais cru incapable. Chérie, ce n’est donc pas unrêve ? Tu es bien décidée d’unir ta vie à la mienne ?

Et elle répondit tendrement :

– Tu en doutes ?

Une minute de silence : ilss’embrassaient. Je voyais trouble, les fusées qui tombaient dansl’eau paraissaient me larder le cœur et le brûler.

– Mais il faut que je t’avoue une chose.La voix de Mikhaïl avait soudain pris un accent d’horrible cruauté.Je sacrifierai mon amour à mon idéal. Quand une femme a essayé defaire de moi sa créature, j’ai failli commettre un assassinat.C’était en Crimée… veux-tu que je te le raconte ?

– Ton passé ne m’intéresse pas, je m’unisà toi pour l’avenir, dit-elle avec dignité.

– Chérie, avec moi tu n’auras que desprivations. Et ce serait encore le meilleur lot. Mon choix estfait : je consacre ma vie à l’insurrection du pays esclavecontre son despote. En cas d’échec, tu sais ce qui m’attend :non pas le bagne, la potence.

Elle l’interrompit par ces mots, vieux commele monde, comme l’amour de l’homme et de la femme :

– Avec toi, mon bien-aimé, je monterais àl’échafaud ! Nouveau silence accablant, nouveaux baisers.

Puis elle dit avec un rire enfantin :

– Ce soir, à souper, mon père annoncerames fiançailles avec le prince Nelski. Il vient de me parlersévèrement et il a été étonné de ne pas m’entendre protester commeje le fais d’ordinaire pour des questions moins graves. Figure-toique c’était précisément la surprise qu’on nous promettait à tousles trois. Mon père a parlé de vous deux : « Tes galants,m’a-t-il dit d’un ton significatif, seront moins calmes quetoi. » Et j’ai répondu : « Tant pis pour eux !Je n’ai donné de faux espoirs à personne, et quoique je n’aime pasnon plus le prince, je le préfère encore aux blancs-becs. » Àprésent, mon père est loin de soupçonner qu’un de ces blancs-becsm’enlèvera demain.

Mikhaïl éclata de rire :

– Tu es un Machiavel, ma chérie !Mais au fait, quand fuyons-nous ?

– Je dirai tout demain matin à Marfa, quiinformera Piotr. Si nous ne pouvons rejoindre ta mère sur-le-champ,comme prévu, je te ferai parvenir une lettre par Serge : c’estun ami fidèle.

–Il n’a pas inventé la poudre, mais je lecrois fidèle, en effet, dit Mikhaïl condescendant.

Le malheureux ! Ces paroles le perdirent,car elles avaient arraché de mon cœur ce qui me restait de bonssentiments. Comment ! Je devais renoncer aux joies de la vie,concourir au bonheur d’un rival et ne recevoir en échange que letitre peu flatteur de benêt !

Un gong et une sonnerie de trompettesconviaient les hôtes au souper. Parmi la somptuosité du couvert etle parfum des fleurs en pots sorties des serres à l’occasion de lafête, Éraste Pétrovitch se leva, une coupe de champagne à la main.Il avait toujours son habit du temps de Catherine II et l’attitudesolennelle d’un maître des cérémonies :

– Chers invités, j’ai l’honneur de vousannoncer les fiançailles de ma fille Véra Érastovna avec le princeNelski, dit-il.

L’orchestre joua une fanfare, il y eut descongratulations, des toasts à la santé des fiancés…

Je me sauvai, incapable de supporter la vuedes visages perfides de Mikhaïl et de Véra. Cette brusque sortiepassa pour l’expression naturelle de mon amour déçu, car tousconnaissaient mon attachement à Véra. Je restai donc une fois deplus le dindon de la farce, en servant malgré moi leursdesseins.

Chapitre 5Les cous de tourtereaux

 

Le jour se levait. Le ciel étaitcouvert, il bruinait. Ce temps gris calmait mon agitation. Àl’aube, je me réfugiai sous la tonnelle où Mikhaïl et Véra avaienteu leur rendez-vous. Quelque chose de clair traînait sous le banc.Je me penchai pour mieux voir : c’étaient des pages de laClocheque Mikhaïl avait dû laisser tomber cette nuit. Jeles ramassai avec dégoût.

Ces feuilles étaient l’odieux moyen qui avaitpermis à ce meurtrier, à ce conspirateur, de détruire ma paix et mafélicité. La vue de ces doubles colonnes de caractères me fitl’effet du serpent qui mordit le prince Oleg. Ma fureurs’exaspérait à mesure que je parcourais ce texte en y retrouvant,formulées presque mot à mot, les idées de Mikhaïl. C’est alors queMosséitch survint à l’improviste.

– Je ne vous croyais pas des penchants sifrondeurs, me dit-il, sa grande bouche fendue d’un sourire.

– Et vous aviez raison, mon cher monsieurDelmas, je l’appelais toujours par son nom de famille, ce qui mevalait son amitié. Les nobles comme vous et moi ne doivent pastrahir leur cause. Le possesseur de cette infection ne peut êtrelui-même qu’un homme taré.

– Vous parlez de votre amiBeidéman ?

– Je ne l’ai point nommé.

– Non, mais je sais à quoi m’en tenir.Donnez-moi, je vous prie, cet abominable journal. Mon devoir degentilhomme m’ordonne de combattre un ennemi de ma caste. Et enl’occurrence, il s’agit de soustraire une âme candide à uneinfluence funeste. Vous ne voyez donc pas que Beidéman a ensorceléVéra Érastovna ? Hier, à l’annonce de ses fiançailles, j’airemarqué des choses singulières : elle a échangé avec lui unsigne d’intelligence. C’était un coup d’œil de conspirateurs. Ilsont conçu quelque projet dont il faut empêcher l’exécution… À moinsque vous ne soyez insensible au sort d’une innocente victime ?ajouta Mosséitch sournois.

– Je mourrais pour la sauver !m’écriai-je avec emportement.

– Alors, donnez-moi ce journal.

Je ne dirai plus, comme je me le suis répététoute ma vie, qu’en mettant les feuillets dans la patte simiesquedu nain, j’ignorais la portée de mon acte. Bien sûr, je ne pouvaisprévoir les suites de cette première trahison, mais je savaisforcément que d’être reconnu comme propagateur de publicationsinterdites aurait pour Mikhaïl des conséquences fâcheuses, surtoutque je livrais les pièces à conviction à cette canaille deMosséitch.

J’ai atteint l’âge où on n’essaye plus de fuirsa conscience et de se chercher des excuses. Il ne me reste que lajoie peu glorieuse, mais fière, d’être mon propre juge. Je doisdonc signaler le fait suivant : à peine avais-je remis laCloche à Mosséitch, que je m’élançai derrière lui pour lereprendre. Mais cet habile corrupteur qui connaissait tous lesreplis d’une volonté faible, disparut dans le sous-sol de lamaison. Il avait là un atelier au sujet duquel couraient desrumeurs ténébreuses et où je ne l’aurais d’ailleurs pas retrouvédans le dédale des passages et des couloirs. Je brûlais comme sij’avais la fièvre, mes tempes battaient. Une seule pensée medominait : être auprès de Véra, ne pas la céder à Mikhaïl…

J’avais tout le temps devant les yeux unéchafaud sur la grande place de Moscou, le bourreau tenant roulésautour de son poing les cheveux blonds de Véra. Voici le cou blancde la jeune fille sur le billot, l’éclair jeté par la hache…J’avais des hallucinations, j’étais malade. Et soudain mon cerveaureconstitua, avec l’exactitude d’un enregistrement, la conversationentendue la nuit sous la tonnelle : l’avenir de Véra serattachait à celui de Marfa et de Piotr, c’est pourquoi elle avaitpromis de se rendre au colombier…

À peine le soleil encore pâle avait-il doréles cimes des bouleaux palpitant sous la caresse des premiersrayons, que je me glissai comme un malfaiteur vers le colombier etme cachai derrière un tas de vieilleries.

Je le répète, pas un mensonge ne sortira de mabouche. Je n’avais pas honte, bien que je fusse conscient de malagir. Mais à cet instant j’étais désintéressé : je ne songeaisplus à moi, je voulais sauver Véra, séduite par un révolté, par unmalade, peut-être. Mikhaïl m’avait dit qu’il y avait eu des fousdans sa famille. Aussi son idée fixe, la flamme qui le consumaittoujours, pouvaient-elles être un début de maladie mentale. L’aveuqu’il avait failli assassiner la femme qu’il aimait, me terrifiait.Quant à son avertissement à Véra que, dans leur union, elle auraità partager avec lui le bagne en Sibérie, ou même la potence, ilrévélait l’orgueil d’un impitoyable scélérat. Cet avertissement mebrûlait le cœur : si Véra se décidait à le suivre, elle nes’arrêterait pas à mi-chemin ! Or, je ne pouvais l’imaginer enprison, déportée, sans ressources. Je devais la sauver. Son amourpour Mikhaïl, c’était un envoûtement. Au surplus, comme fidèlesujet de l’empereur, je devais faire avorter les desseins nocifsd’un élève de l’école militaire destiné, ainsi que moi-même, àrevêtir bientôt la tenue d’officier.

Qui savait jusqu’où irait samalfaisance ? N’avait-il pas dit à maintes reprises :« Si celui qui détient le pouvoir suprême refuse d’abdiquer,on peut l’y contraindre ».

Un léger frôlement qui ressemblait au pasfeutré d’un chat, se fit entendre. Je guignai par une fente de monrempart. C’était Mosséitch.

« Que vient-il faire parici ? » me demandai-je, pris d’une angoisse subite.

Il s’approcha de la maisonnette où nichaientles jeunes tourtereaux, en saisit un, lui tordit le cou, puis enfit de même à un autre, à un troisième. Son visage était hideuxcomme celui du sorcier de la Terrible vengeance[4]. Comme chez l’autre, le nez deMosséitch paraissait s’allonger démesurément. Une dent jaunesaillait de la bouche aux babines retroussées. De ses mains troplongues, aux doigts osseux, il empoignait le pauvre oiselet par latête. Puis il tournait comme un tire-bouchon le petit cou irisé, etles vertèbres craquaient. Les vieux pigeons battaient des ailes etroucoulaient avec un désespoir indicible…

Révolté, j’allais m’élancer en avant poursaisir le gredin au collet, lorsqu’il ramassa les tourtereaux mortset se tapit dans un coin. Véra et Marfa montaient à l’échelle.

– Ah, malheur ! s’écria Marfa en sejetant vers le portillon de la maisonnette que Mosséitch n’avaitpas eu le temps de refermer. Il a encore emporté trois tourtereaux,ce vilain bossu !

– À qui en as-tu ? demanda Véra.

– Mosséitch, le nain, tord le cou auxpigeons et les mange. « C’est meilleur que le poulet !qu’il dit. Il n’y a pas plus mauvais que ce démon,mademoiselle ; c’est lui qui pousse monsieur…

– Le misérable ! fit Véra en colère.Mais laissons-le, nous n’avons pas de temps à perdre ; net’occupe plus des pigeons, viens t’asseoir là.

Malgré mon trouble, je ne pus m’empêcherd’admirer et de retenir pour toujours le ravissant tableau quis’offrait à mes yeux. Comme dans les clairs-obscurs de Rembrandt,un rayon de soleil entré par la lucarne traversait la pénombre ettombait sur les têtes de Véra et de Marfa. Le visage fin de Véra,animé d’une émotion contenue, comme celui de l’ange du Jugementdernier, me fixe toujours de son regard inflexible, tandis que sapetite main repose sur l’abondant flot d’or de la chevelure deMarfa, belle paysanne russe en chemise blanche brodée et en sarafangros bleu, à la mode du pays. Elles avaient convenu de fuir cettenuit. Piotr, le palefrenier, devait voler une paire de chevaux,atteler le char à bancs et se poster à la sortie du village. Lesoir, après le souper, selon une coutume affectionnée du vieuxLagoutine, Marfa apporterait un carafon de vin dans la chambre àcoucher du maître ; mais cette fois il contiendrait unsomnifère, pour dispenser la jeune femme de danser la nuit devantson seigneur.

Véra était calme et laconique. Elle avaitdûment étudié son plan.

– Et après, où irons-nous, ma chèredemoiselle ?

– À Lesnoé, près de Pétersbourg ; onnous y cachera jusqu’à l’arrivée de Linoutchenko. Il n’y a pas àtraînasser. Lâche les pigeons et cours me rejoindre dans machambre. Pourvu qu’on réussisse à s’évader ! Ensuite, on sedébrouillera…

– Je vous suivrai au feu et à l’eau,mademoiselle ! dit Marfa exaltée.

Véra se leva et gagna l’échelle. Quand elle sepencha pour descendre, son écharpe de gaze légère m’effleura levisage. Marfa descendit derrière elle, cependant que les pigeonslibérés s’envolaient dans une détente de leurs pattes rouges ettournoyaient au-dessus des bouleaux.

Je restais immobile, atterré. Véra était sousl’emprise de Mikhaïl !…

Cet homme qu’elle ne connaissait pas il yavait deux mois, la faisait quitter à jamais son vieux père, sonfoyer, pour fuir en cachette avec des serfs. Et moi, son amid’enfance, j’étais chassé de son souvenir comme un duvet depissenlit au premier souffle de brise.

– À la bonne heure, fit soudain la voixde Mosséitch. Voilà un gibier imprévu ! Et il ajouta avecautant de grâce que lui en permettait sa laideur : Je ne vousdemande pas, monsieur, la raison de votre présence. Nous sommes, jel’espère, du même avis quant au complot de ces jeunes personnes.Tout cela, y compris le soporifique des mélodrames, est un résultatde la bibliothèque française du père ! Il nous faut,évidemment, pour le bien des héroïnes, les empêcher de jouer lapièce en entier. Notre intervention sera du reste aussi dans legoût théâtral. Je vous demande pardon, mon esprit gaulois ne mequitte en aucune circonstance.

Malgré l’horreur que m’inspirait ce Quasimodo,force me fut d’approuver son projet. L’idée que Véra serait àMikhaïl pour la vie, m’obscurcissait l’esprit et m’ôtait toutsentiment chevaleresque.

– Pas un mot pour l’instant, mon ami,chuchota le bossu, reposez-vous sur moi. Que le méchant ravisseurs’en aille dans l’espoir d’être rejoint par sa belle, et quel’héroïne et sa confidente aux cheveux d’or préparent tout pours’évader de la maison paternelle. Qu’elles essayent, nous lesprendrons à la sortie du village, comme dans une souricière.Laissons-les partir, mon ami, avec leurs cliques et leurs claquesjusqu’au char à bancs de Piotr ; dès que les chevaux rompent,des gardes fidèles, munis de lanternes, leur barrent le chemin enululant. On pourrait lâcher une ou deux fusées, car il en reste desfiançailles ! Ha, ha… La belle, évidemment, perd connaissance,on l’enferme à clef dans sa chambre. Piotr, selon l’usage de cescontrées, tâtera du knout à l’écurie ; quant à Marfa, larouquine… La face de Mosséitch prit l’expression ignoble d’uncynocéphale. Elle aura son dû ! Et vous restez commeauparavant, le seul consolateur de l’héroïne.

– Monstre ! dis-je, frémissant derage. Je ne veux pas être complice de vos cruautés.

– Vous ? Mosséitch recula vers lalucarne et posa à tout hasard les pieds sur l’échelon. Vous,monsieur, vous êtes mon complice en tout, c’est vous qui avezdéclenché ce drame de famille. Vous avez trahi Beidéman enl’écrasant sous la Cloche. Un joli calembour pour laChine, n’est-ce pas ?

Je me précipitai vers l’échelle encriant :

– Qu’avez-vous fait du journal ?

– Rien, je l’ai remis à la plus sûre desbibliothèques, entre les mains du père courroucé.

– Où m’avez-vous entraîné !…

– Allons, mon cher, ne faites pasl’enfant. Mosséitch ne dissimulait plus son mépris. Vous craignezde vous compromettre, de vous salir le museau, comme disent lesRusses. Moi, j’ai au moins le courage de tordre le cou aux pigeonsdestinés à ma table. Au fait, il n’est pas trop tard, dit ce démonqui était de nouveau dans le vrai. Courez donc prévenir VéraÉrastovna.

Il ne doutait pas de ma bassesse.

Quand je descendis l’échelle, le grand jourm’éblouit. Un azur sans taches avait remplacé la grisaille du ciel.Je me dirigeai d’un pas traînant vers la maison. Parvenu à un bancd’où l’on voyait la fenêtre de Véra encadrée de vigne vierge, jem’affalai, à bout de forces. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit.Mes émotions étaient trop violentes. Si Mikhaïl s’était alorstrouvé auprès de moi et m’eût demandé ce que j’avais, je lui auraistout avoué, sans songer aux conséquences.

Derrière un arbuste, des canards claquaient dubec dans le ruisseau, en quête de vers ; un troupeau de vachess’approchait de l’abreuvoir dans un piétinement lourd. Des grelotstintèrent faiblement, une troïka s’arrêta devant le perron. Jecompris que c’était pour Mikhaïl qui, ayant fait ses adieux à toutle monde la veille, avait hâte de prendre le train pour voir samère à Lesnoé le dernier jour de vacances.

Le voici soudain, comme surgi de terre, parmiles buis épais qui croissaient sous la fenêtre de Véra. Il était encapote, en casquette, et tenait à la main un rameau dont il donnaun léger coup contre le volet. À ce signal convenu, la fenêtres’ouvrit et Véra, en peignoir rose, l’air radieux, souriant ausoleil qui brillait dans le ciel pur, lui tendit ses bras minces dejeune fille. Mikhaïl sauta lestement sur l’appui. Ilss’étreignirent.

Décidément, le sort me narguait : mevoilà condamné à voir de mes yeux ce que jusqu’ici j’avaisseulement deviné d’après les sons.

Véra lui parla à l’oreille ; elle luicommuniquait probablement son projet de fuite. Il la pressait,jetant des coups d’œil alentour, de crainte qu’on ne lessurprît ; il regarda une ou deux fois dans ma direction. Unbouquet de lilas me dissimulait, tandis que je les voyais bien,moi, à travers les branches.

Ils se quittaient si gaiement, si pleinsd’espérance, que je ne remarquai pas l’ombre du chagrin, cetinévitable compagnon de l’amour à la moindre séparation.

Mikhaïl sauta de l’appui, se retourna. Elleagita le rameau qu’il lui avait laissé et suivit des yeux lavoiture jusqu’à ce que le dernier nuage de poussière soulevé par legalop de la troïka se fût déposé sur la route. Moi qui ne cessaisde la regarder, je la vis se retirer au fond de la chambre sansperdre son sourire de triomphe. Ah, si elle avait su que par cettebelle matinée elle voyait Mikhaïl pour la dernière fois ! Quedis-je, elle allait le revoir… Mais ce n’était plus lui.

Les vacances devaient se terminer dansquelques jours, mais je ne pouvais endurer si longtemps monsupplice. L’atmosphère de la maison était lourde comme avantl’orage. Le vieux Lagoutine se prétendait malade et Mosséitch ne lequittait plus : sans doute ourdissaient-ils ensemble leguet-apens. Véra allait et venait, telle une lunatique, l’espritailleurs, et restait de préférence enfermée avec Marfa ; commeon l’apprit par la suite, elle faisait ses bagages. Je profitaid’une occasion favorable pour l’aborder :

– Adieu ! lui dis-je. Je pars à lachasse, il est possible que je ne puisse prendre congé de vousdemain. Vous n’êtes guère matinale, et moi je m’en irai à l’aube,comme Mikhaïl aujourd’hui.

Je soulignai à dessein la dernière phrase, enla regardant avec défi ; mais, en mon for intérieur, je lasuppliais de s’inquiéter de mon agitation, de me questionner,d’exiger une réponse. Qui sait, si elle m’avait accordé une minuted’attention, je lui aurais peut-être dénoncé Mosséitch… J’auraisdonné libre cours à ma générosité, j’aurais créé un nouveau projetde fuite et contribué moi-même à son exécution ! Peut-onconnaître toute l’étendue de la bassesse et de l’héroïsme de sapropre nature ?

Véra avait dressé l’oreille au nom de Mikhaïl,mais apparemment rassurée par ma prétendue simplicité et mafastidieuse « chevalerie », elle dut croire que cesoulignement était fortuit et me dit d’un air distrait :« Ah oui ? Eh bien, adieu », et elle s’en alla danssa chambre, à l’appel de Marfa.

Je saisis un fusil et partis au hasard.J’errai tout le jour sans rien faire, n’étant nullement d’humeur àchasser. Telle une bête blessée à mort qui cherche un refuge pourlécher ses plaies, je battis les fourrés toute la nuit engémissant. Sur le matin, affreusement inquiet de Véra, et mesentant coupable envers elle et plein de mépris pour moi, jerevenais vers le domaine des Lagoutine.

Tout à coup, un rugissement d’animal meparvint de l’écurie qui se trouvait sur mon passage. Je tendisl’oreille : des coups de knout suivis de soupirs comme ceuxqu’on exhale en soulevant des fardeaux, m’expliquèrent l’abominableexécution qui se faisait là.

– Halte ! dit la voix de Mosséitch.Il ne respire plus. Verse-lui un seau d’eau sur la tête.

Je tirai la porte de toutes mes forces,l’arrachai de ses gonds et entrai dans l’écurie. Piotr, pâle commeun mort, était attaché à un banc. Des bourrelets violâtres et desfilets de sang striaient son dos musclé.

– Vous l’avez tué, canailles !

– Le compte y est, dit un énorme gaillardd’une voix indifférente. Il se remettra.

Et le bourreau essuya le sang de son knout àtriple lanière.

Mosséitch, clignant ses yeux vipérins, allumasa pipe.

– Finie la comédie, proféra-t-il. On atordu le cou aux trois tourtereaux !

– Qu’est devenue Véra ?criai-je.

– La princesse est sous clef, non pasdans une tour ronde, mais en lieu sûr. Le vieux roi a faitreprésenter cette nuit, avec un goût exquis, la naissanced’Aphrodite, où Marfa la rouquine a joué le premier rôle.

– Qu’a-t-il donc décidé pour VéraÉrastovna ?

– Une chose qui vous fera plaisir. Il ladonne en mariage au prince Nelski, deux fois plus âgéqu’elle ; un jeune consolateur sera donc le bienvenu…

Je renversai le monstre d’un soufflet etcourus vers la maison. À cette heure matinale, portes et voletsétaient clos. Je me hissai, comme Mikhaïl l’avait fait la veille,jusqu’à la fenêtre de Véra et frappai du poing contre le volet. Lavieille Arkhipovna l’entrouvrit au bout d’un moment. Elle merenvoya du geste :

– Tu vas nous perdre, va-t’en, on nousépie… J’entendis Véra demander qui était là. Arkhipovna se penchade nouveau en promenant alentour un regard circonspect, et mechuchota :

– Attends dans ce buisson.

Je bondis comme un lièvre, dans un acaciatouffu. Il était temps : Grichka-le-Tsigan, un suppôt deMosséitch, surgit du coin, armé d’une trique.

– Qui vive ? cria-t-il.

Je restai une grande heure dans ma cachette,jusqu’à ce que Grichka fût relevé à son poste par Kondrate, unbrave garçon avec lequel j’avais gardé les chevaux la nuit. Ilm’était très dévoué, je voulais même l’acheter à Lagoutine.

– Kondrate ! lançai-je.

– Que faites-vous, monsieur !protesta-t-il, effaré. On va me fouetter à mort…

La main ridée d’Arkhipovna, nouée d’un fil delaine rouge – un remède contre les rhumatismes – tendit uneenveloppe par la fenêtre.

– Donne vite, Kondrate, priai-je.

Il jeta autour de lui un coup d’œil attentif,prit l’enveloppe et me la donna. Je la glissai sous ma chemise. Levolet se referma en claquant.

– Que s’est-il passé, en deux mots,Kondrate ?

Le gars me raconta que sur le soir Marfa avaitapporté au vieux Lagoutine du vin où mademoiselle avait mis unsomnifère ; mais monsieur, prévenu par Mosséitch, avaitremplacé le carafon par un autre. Il ordonna à Marfa de danser etfeignit de s’endormir.

Marfa, le croyant plongé dans le sommeil,courut chez mademoiselle ; chargées de leurs paquets, ellesgagnèrent la limite du village où Piotr les attendait avec lavoiture. À peine y furent-elles montées qu’Éraste Pétrovitch leurbarra la route, le revolver au poing. Bien qu’il tirât en l’air,elles s’évanouirent de terreur. Piotr fouetta les chevaux, mais ilsne pouvaient distancer les pur-sang… Alors, il fut traîné ligoté àbas de son siège, livré à Mosséitch et au bourreau. On rapportamademoiselle sans connaissance dans sa chambre et on l’y enfermaavec la nourrice. Quant à Marfa, elle dut danser toute lanuit.…

– Allons, danse ! criait le maître.Tant que tu danseras, Piotr sera épargné, mais pour peu que tut’arrêtes, il aura le knout ! Je lui en ferai voir jusqu’aumatin. Allons, abrège-lui le délai !

Marfa dansa toute la nuit comme une sorcièreau sabbat et tomba finalement, telle une gerbe fauchée. À présentelle était malade.

– Allez-vous-en, monsieur, ne vousexposez pas…

À la vue du gardien, Kondrate s’écartavivement. Moi, j’allai commander les chevaux.

La lettre de Véra n’était pas cachetée. Jecomptais si peu pour elle que je ne la gênais pas dans l’expressionde ses sentiments les plus intimes. Elle devait se fier entièrementà mon dévouement, à ma loyauté.

Comme c’est blessant et dangereux pourl’homme, ce qu’on a coutume d’appeler l’estime et qui n’est ensomme qu’une complète indifférence jointe à la reconnaissanceavantageuse de certaines vertus ! Or, cette froideconstatation fait aussitôt perdre à l’homme toutes ses qualités, etc’est là un triste témoignage que le désintéressement absolu n’estréservé qu’à une minorité d’élite.

Véra décrivait à Mikhaïl sa fuite manquée etlui expliquait pourquoi elle ne voulait rien entreprendre sans leconsulter. Son père était venu lui montrer les feuilles de laCloche en déclarant qu’il présenterait l’affaire aux chefsde Mikhaïl comme un détournement de sa fille à des finspolitiques.

Véra craignait que Mikhaïl, emporté par safougue, ne proclamât tout haut ses idées, ce qui l’eût aussitôtprivé de la liberté et, partant, du moyen de servir efficacement lacause de la révolution.

«D’ailleurs, concluait-elle, si tu juges bonde te dévoiler et de tomber, dès maintenant, à l’avant-garde, jen’implore qu’une grâce : n’oublie pas de me prendre avec toi.Car enfin, nous sommes unis pour l’éternité…»

Suivaient des aveux d’amour que moi jen’aurais pas osé lui faire à elle, même en pensée.

Et Véra ne doutait pas que je transmettrais unpareil message ! Elle avait bien tort !

Chapitre 6La chambre ronde

 

Quelles pluies cet été ! Pasmoyen de se réchauffer après les frimas de l’hiver. Je me suisingénié à coudre à mes valenki[5] dessemelles en linoléum pour qu’elles ne prennent pas l’eau, car jen’ai pas de quoi m’acheter des caoutchoucs… Les fillettes riaientbeaucoup, mais elles m’ont aidé.

Elles ont la main heureuse, ces petites :j’ai amassé plus d’argent que jamais. Les passants avaient pitiéd’un vieillard marchant sous la pluie, chaussé de valenki àsemelles de linoléum quadrillé.

Au fond, les gens sont plus artistes qu’ils nepensent. Ce n’est pas la misère même qui les touche, c’estseulement sa nuance nouvelle, pittoresque.

Quand je pataugeais dans les flaques avec mesvalenki trempés, j’étais beaucoup plus à plaindre, et cependant onme donnait moins. Tandis que maintenant, grâce à ce judicieuxsuccédané de caoutchoucs, je préserve mieux ma santé et les gensattendris deviennent plus généreux.

J’ai acheté, à part le pain, une demi-livred’os à la boucherie. Pour les fillettes, j’ai pris deuxcaramels : je me suis avisé trop tard que les gamins qui lesvendent, les lèchent pour les faire briller. Tant pis, je lespasserai à l’eau chaude, comme par mégarde ; les petites lesmangeront avec plaisir.

Je suis revenu aujourd’hui en tramway. Assisdans un coin, je lisais une annonce disant qu’un professeur depsychologie allait démystifier les trucs des cartomanciennes et deshypnotiseurs. Je me rappelai soudain Paris etMme de Thèbes, la diseuse de bonne aventure. Il y avaitau mur de son antichambre le moulage d’une main que j’avais souventvue au jeu de cartes. Je regarde de plus près et déclare :« Mais c’est la main du général D. »Mme de Thèbes sursaute :

– D’où le savez-vous ? Donnez-moi lavôtre. Et la voilà soudain triste, prête à pleurer : Votredestin est affreux…

J’insistai :

– Parlez.

– Un grand artiste est mort en vous. Or,celui qui tue l’artiste qu’il aurait pu être, se change forcémenten scélérat ; telles sont les lois de l’esprit. Enfin, cela,c’est votre passé…

Quant à l’avenir, comme je la pressais dem’apprendre de quelle mort je mourrais, elle finit parrépondre :

– Vous mourrez d’inanition, monsieur,après d’horribles tourments endurés au cours de vingt ans decellule et d’asile d’aliénés.

J’ai quatre-vingt-trois ans. À supposer qu’enrentrant je sois jeté en prison, il est peu probable que je viveencore vingt années, même atteint de folie, pour mourir à centtrois ans.

Certes, Mme Thèbes s’est fichue dedans,comme nous disions à l’école militaire. Qui lèverait la main sur unvieux mendiant ?

Je n’ai pas pu écrire ces jours-ci. Les pluiesont avivé mes rhumatismes. Telle une bête malade dans sa tanière,je scrutais le ciel nuageux, dans l’attente du soleil.

Demain c’est le Premier Mai, date inoubliableoù je fis mon second pas pour perdre Mikhaïl. Le premier, si lelecteur s’en souvient, je l’ai fait sous la tonnelle en remettant àMosséitch la Cloche, journal publié à l’étranger. Jeparlerai dans ce chapitre des conséquences de l’affaire, mais ilfaut d’abord que je note pour moi-même un événement actuel :la fête du Premier Mai au sixième anniversaire de larévolution.

La veille, il avait bruiné tout le jour et lesfillettes pleuraient de ne pouvoir assister à la fête le lendemain.Pourtant, le 1er mai le soleil se leva splendide, ardentcomme aux plus beaux jours de juillet. Les petites babillaient ense nouant l’une à l’autre des rubans rouges dans les cheveux ;le vieux Potapytch mit l’insigne communiste : la faucille etle marteau sur l’étoile rouge. Et il fixa à sa cravate rouge uneépingle avec le portrait du camarade Lénine.

Je le regardais se raser et arborer cesnouveaux emblèmes, signes d’un pouvoir bien établi.

Tout le monde s’en alla, sauf moi. Lesfillettes montèrent avec leurs camarades de classe dans un camionenguirlandé de branches de sapin et muni d’immenses affichesvantant la supériorité de l’instruction sur l’ignorance.

Le vieux Potapytch, lui aussi, marche au pasavec les « travailleurs de l’instruction », puisqu’il estgardien au service de l’Instruction Publique. En partant, il m’adit avec orgueil :

– Nous avons notre drapeau, il estmagnifiquement brodé. Vous verrez ça : des épis d’or survelours cerise, et un mot d’ordre.

Je ne fus pas longtemps seul. Goretski,essoufflé, gravissait les marches raides de l’escalier. C’est unvieux curieux qui adore les spectacles ; or, par nos fenêtreson voit la perspective Nevski, à vol d’oiseau même.

Goretski est définitivement tombé enenfance : il a oublié le passé et vit au jour le jour. Ilcommença par me demander si j’avais du sucre et manifesta le désirde prendre du thé… Nous le bûmes en suçant un morceau de sucrechacun, luxe inouï. C’est du reste une réserve à part, que je gardepour les fillettes.

Goretski me décrivait avec feu les processionset les mises en scène de la fête. Ses clients lui laissent souventdes journaux et bavardent volontiers avec ce vieillard loquace.

Le voyant en bien meilleure santé que moi, jelui fis promettre que si je mourais il remettrait mes écrits àdestination. Il refusa d’abord, sous prétexte de n’avoir pas letemps, mais une livre de gros tabac eut raison de sarésistance : il s’engagea à porter au besoin lui-même monmanuscrit à la rédaction.

Soudain, une sonnerie de clairons vibra :la procession s’allongeait, de la gare Nicolas, sur toute laperspective Nevski. Ouvriers, troupes, enfants, tout le peuplemarchait, célébrant sa fête. Au centre, sur un camion, un énormeglobe où on avait marqué en rouge, parmi les mers bleues, lesterritoires où la révolution s’était accomplie ou se préparait. Aulieu de l’équateur, s’étalait une ceinture mobile avec ce motd’ordre : « Prolétaires de tous les pays,unissez-vous ! »

Et lorsque, autour de cette masse, un chœur devoix fraîches de jeunes filles lança l’appel que Mikhaïl m’avaitmurmuré jadis, animé d’un ardent espoir en l’avenir, je crus sentirson invisible présence. C’était émouvant, c’était beau, je l’avoue.Dans un autre camion, énorme guimbarde, une drolatique« bourgeoisie internationale » échangeait des boutadesavec la foule, à la joie de tous.

Les troupes défilent en bon ordre, vêtuesd’uniformes corrects, aux pattes de col de différentes couleurs.Tous sont casqués comme des preux. Un nouveau contingent derobustes gaillards… La Russie est inépuisable ! Naguère, leschamps de bataille étaient jonchés de ses meilleurs soldats, et lavoilà qui a engendré des hommes nouveaux, telle une terre viergeabreuvée de soleil qui ne se lasse pas de produire de sveltesépis.

Sous l’effet de la fanfare, mon pauvreGoretski, mis en humeur guerrière, se rappelle soudain sesexploits.

– Tu sais, mon vieux Serge, il m’arrivede mentir, de rage impuissante. Je suis gardien… C’est pourtantmoi, moi qui ai pris l’aoul de Guilkho !

Un sanglot allait lui échapper, mais soudainexultant, comme s’il prenait part à la fête, il me dit :

– Tiens, tiens, voilà qu’on peut promenerdes drapeaux rouges, ce n’est pas comme dans le temps !

Son inconscience me révolta.

– Imbécile, va ! lui dis-je avec lafamiliarité d’autrefois. Pourquoi, tête de lard, ne le pouvait-onpas ? À cause de types comme nous autres. As-tu protesté quandon pendait les terroristes, quand on incarcérait les gens ?Non, tu applaudissais, mon ami.

– Voyons, mon cher, répliqua-t-il sans setroubler, c’était différent, les terroristes voulaient user deviolence…

Je m’abstins de discuter. Il devenaitdécidément gâteux. Ce qu’il était content de voir la milice enbelle tenue neuve, noire, à col rouge, faite sur mesure !

– Mon cher, nous avons de nouveau unepolice, et bien plus convenable que l’ancienne ; c’est, mafoi, une police d’Europe. Ah, si j’avais su, je n’aurais jamaisfait de sabotage ! Mais eux aussi, entre nous, étaient troppressés de nous détruire. Il aurait fallu nous homologuer tout desuite. Je ne me plains pas, du reste : j’ai une placetranquille et, si l’on peut dire, au-to-cra-tique. Je suis monpropre chef, et pas de bureaucratie… ha, ha !

Las de ses radotages, je fus heureux qu’ils’en allât. Mais aussitôt pris de honte à l’idée que mon dernierami me portait sur les nerfs, je lui offris de le reconduire.

Au retour, entraîné par le flot de monde, jeparvins à cette fatale place Ouritski. Une immense foulesilencieuse et ordonnée écoutait des orateurs parler du haut d’unetribune. Et quand on y déploya l’étendard de pourpre, des milliersde voix entonnèrent l’Internationale.

Comment distinguer le rêve de laréalité ? N’était-ce pas là, sur cette même place, qu’un autrehymne avait résonné puissamment, inséparable du mot« Russie » et qui semblait éternel ? Y avait-illongtemps de cela ? D’après les dates, cinq années àpeine ; d’après les événements, des siècles. Et voici quel’Internationale, à son tour, paraissait inséparable dupays.

Les fillettes revinrent contentes, avec desfriandises, et Ivan Potapytch était visiblement gris.

– Les coopérateurs m’ont offert de labière, ça n’aurait pas été chic de refuser, déclara-t-il en guised’excuse.

Il enleva ses nouveaux insignes, et désireuxde ratifier la fête du Premier Mai à son foyer, cria tout haut,comme dans la rue : « Vive le prolétariatrouge ! » Puis il enfila sa robe de chambre et demanda enbâillant aux fillettes d’un ton sérieux :

– Ça durera longtemps, ces joursfériés ?

Sacha, la cadette, répondit avecdépit :

– Penses-tu ! Les classesrecommencent demain.

La révolution s’est bien implantée dans lesmœurs. Si vite ! Une vieille forêt essouchée met pluslongtemps à se couvrir de jeunes arbrisseaux. Les formes nouvellesont mûri et deviennent populaires. Alors pourquoi, je vous ledemande, pourquoi Mikhaïl est-il mort ainsi, sans gloire, tandisque moi j’ai survécu ? Car ce n’est pas moi, c’est lui quivoulait ces formes.

Le soleil, ou peut-être la musique et lagaieté d’autrui, ont calmé mon accès de rhumatisme. Le lendemainmatin, quand tout le monde fut parti, j’ai repris mon cahier. Oùm’étais-je arrêté dans l’histoire de Mikhaïl ? Ah oui, à lalettre que Véra m’avait confiée, dans la certitude que je laremettrais au destinataire…

Je n’en fis rien. Elle est toujours surmoi.

C’est la preuve accablante de ma faute, c’estmon trésor, mon infamie et ma justification. Décolorée par letemps, marquée de larmes amères, elle me suivra dans la tombe.

Comment se fait-il que je n’aie pas transmisce message si important pour la destinée de Mikhaïl et deVéra ?

Comme toujours, ce fut ma mauvaise volonté quicréa en quelque sorte les circonstances favorables à la vilenieconçue. Quand je revins de vacances à la date prescrite, Mikhaïln’était pas de retour. Il arriva un jour en retard et présenta,pour se disculper, un certificat médical auquel personne necroyait, bien sûr, mais qui était admis par l’usage.

Moi, à ma propre surprise, je tombai sigravement malade de toutes mes émotions, que le soir, à la messe,je m’évanouis et, transporté à l’infirmerie, m’avérai atteint d’unefièvre nerveuse. Pendant qu’on me déshabillait, je réussis àfourrer la lettre de Véra dans le tiroir de la table de chevet, etje perdis connaissance pour trois jours.

La première chose, en revenant à moi, fut dem’assurer que la lettre était là et de la cacher encore mieux sousles objets de toilette. Au bout d’une semaine, des camaradesvinrent me voir ; Mikhaïl était parmi eux. C’était – je nel’oublierai jamais – le 1er mai. Resté seul, il medemanda ce qui s’était passé à Lagoutino et si je n’avais pas delettre pour lui. Je me taisais, comme pour prendre des forces,tandis qu’un calcul rapide s’effectuait dans mon esprit : sije lui dis que la fuite a échoué, il trouvera le moyen d’inciterVéra à des actes téméraires ; or, je suis maintenant à plat,incapable de la protéger. Me faisant donc plus malade que jen’étais, je lui dis :

– Je te dirai tout plus tard. Il ne s’estrien passé, en somme. Véra est dans sa propriété, elle t’enverraune lettre un de ces jours. Elle n’a pas eu le temps de me ladonner : je suis parti subitement, convoqué par ma tante.

Mikhaïl négligeait tellement ma personnalitéqu’après m’avoir pris pour un schéma tout fait, il ne se donnaitplus la peine de considérer en moi l’être vivant.

– Pas de lettre, dis-je.

La voici, devant moi ! Une enveloppebleutée, insérée dans une autre, en toile solide. Mikhaïl et Véran’existent plus ; les effets de Mikhaïl, restés comme lui enprison vingt et un an, se sont usés, selon le rapport du directeur,et ont été brûlés sur son ordre en présence de deux officiers degendarmerie ; tandis que la lettre, elle est intacte.

L’ayant interceptée, je décidai de ne pas diretoute la vérité ; et au sortir de l’infirmerie, pendant leseul entretien que Mikhaïl daigna m’accorder, je fus évasif etprétendis ne rien savoir, ayant été à la chasse le dernierjour.

Nous étions cependant à la fin de mai, lapromotion approchait : c’était pour tout élève officier unegrande solennité, un jour unique.

Par la suite, un militaire pouvait vivrebeaucoup d’instants plus heureux et plus solennels, notamment celuioù on lui décernait pour sa bravoure l’ordre deSaint-Georges ; mais il ne connaissait jamais de passage plusimpressionnant d’un état à l’autre.

La promotion, c’est un peu comme la prised’armes du chevalier. Pourvu des pattes d’épaule d’officiers,l’aspirant d’hier devait vite assimiler un cours de tactiquespéciale et les lois régissant ses droits et ses devoirs, tout uncode complexe, assez original et souvent contraire à celui du restede l’humanité.

Ce régime particulier a été maintes foisdécrit par les écrivains, et si je le mentionne, c’est seulementparce qu’il fut pour moi, durant des années, la coquille d’œuf dupoussin, contenant toutes les matières indispensables à lanutrition et à la croissance. Mais le poussin, dès qu’il a brisé lacoquille, marche tout seul. Tandis que moi, une fois sorti de cesdébris, je ne sais où poser le pied.

L’empereur assistait à la promotion. Il nousfélicitait, il embrassait l’adjudant et les promus. Je m’aperçusque Mikhaïl, pâle comme un mort, fixait le tsar de ses yeux deflamme. En écoutant le rapport de l’adjudant, le souverain croisason regard. Je le vis tressaillir : il l’avait reconnu.L’empereur se détourna pour adresser la parole à Adlerberg. Je susplus tard, par son neveu qui était mon camarade, que le tsar avaitdemandé : « Quel est cet aspirant ? » Quand onlui dit son nom, il le répéta à deux reprises, comme s’il craignaitde l’oublier : « Beidéman, Beidéman». Puis ilajouta : « Une figure bien antipathique ! »

Mikhaïl porta son mouchoir à son nez commepour arrêter une hémorragie subite, et sortit. Il ne voulait pas dubaiser impérial.

En passant à la salle du banquet, au son d’unemusique militaire, je ne pus m’empêcher de lui dire :

– Qu’est-ce que tu as à bouder en pleineréjouissance, comme un fantôme qui garde un secretfatidique ?

– Ce ne sera pas toujours un secret, jet’assure ; mais il restera fatidique pourquelques-uns !

Il se rapprocha soudain et me demanda trèsvite :

– C’est bien vrai que Véra ne m’a pasécrit ?

Et je mentis encore, honteusement, les yeuxbaissés :

– Si, deux lignes au crayon, pas mêmecachetées… Pardonne-moi, j’ai perdu le papier pendant ma maladie etn’ai pas eu le courage de te l’avouer. Mais je t’ai dit tout ce queje savais, et si tu voulais, tu pourrais agir.

– Les mains liées ? proféra-t-ild’une voix rauque de fureur. Je te préviens d’une chose : sila lettre n’est pas perdue et que tu m’aies menti pour nuire ànotre cause, je te tuerai.

– Veux-tu qu’on se batte en dueldemain ? ripostai-je. Nous étions comme rivés l’un à l’autre.Mikhaïl fut le premier à se ressaisir.

– Excuse-moi ! fit-il. J’ai parfoisle pressentiment que tu seras cause de mon malheur. Mais pas deduel : ma vie est engagée.

J’étais presque heureux : Mikhaïlcommençait à me remarquer. La nature des amateurs d’art est siétrange ! J’avais compris que Mikhaïl ne m’était peut-être pasmoins cher que Véra.

Enhardi, je m’informai :

– Et si on attente à ton honneurd’officier, tu refuseras aussi de te battre ?

Il dit, songeur :

– Mon honneur est un honneur d’homme, etnon d’officier.

– Alors tu ne resteras pas un mois aurégiment !

– Qui t’a dit que je voulais yrester ?

Sur le soir, comme j’étais à la salle deréunions où on comptait arroser copieusement la promotion, unplanton vint m’annoncer qu’un soldat m’attendait avec une lettre.Je sortis dans l’antichambre, et je fus stupéfait de voir Piotr, lemari de la belle Marfa. Malgré son air vaillant et son impeccablegarde-à-vous, j’évoquai son visage blême et son dos lacéré, zébréd’horribles traces violettes. Aussi, ma première questionfut-elle :

– Te voilà rétabli ?

– Oui, j’ai gardé le lit une semaine,votre noblesse, après quoi on m’a enrégimenté et envoyé ici, dansla garde. J’ai deux lettres de notre demoiselle : une pourvous, une pour le lieutenant Beidéman.

Mikhaïl était à la porte ; entendant sonnom, il s’avança, reconnut aussitôt Piotr, rougit et pâlit tour àtour puis tendit la main en silence pour prendre la lettre deVéra.

– Quand le lieutenant Roussanine n’auraplus besoin de toi, viens me trouver à la bibliothèque. Et il seretira en hâte.

Piotr me raconta que Véra avait épousé leprince Nelski. Marfa, que Véra s’était fait donner par son père encadeau de noces, annonçait, de son côté, que les nouveaux mariéspartaient à l’étranger et voulaient l’emmener avec eux.

Je n’en croyais pas mes oreilles, je lepressais de questions, mais Piotr n’en savait pas davantage. Onl’avait enrégimenté peu après. Il affirmait du reste que Véra étaitcalme.

Le prince qui avait fréquenté la jeune fille àtitre de fiancé, lui parlait longuement en se promenant avec elledans les allées sombres du jardin.

Dans sa lettre, Véra me priait instamment deprendre Piotr comme ordonnance. Elle annonçait ensuite, sans donnerde détails, qu’elle avait épousé le prince Nelski parce qu’elleavait trouvé en lui un ami excellent. Ils partaient en effet, àl’étranger, en passant par Pétersbourg où elle espérait me voir.Suivaient des paroles affectueuses dont j’avais perdu l’habitude,et la demande réitérée de m’occuper de Piotr. Je promis à cedernier de faire aussitôt des démarches, et je le conduisis à labibliothèque, auprès de Mikhaïl. Ils reparurent bientôtensemble ; Mikhaïl rayonnait comme si c’était lui qui avaitépousé Véra.

– Adieu, Roussanine ! me dit-il. Jen’irai pas riboter, le temps me manque. Il faut que je me rendeaujourd’hui même à Lesnoé où ma mère m’attend avec impatience. Maisavant de m’en aller, j’aurai deux mots à te dire…

Le visage en feu, il me transperça duregard :

– Tu m’as menti, Véra m’avait écrit, etun peu plus que deux lignes. Mais tout est bien qui finit bien.Notre cause commune est plus favorisée qu’on n’aurait pu lesouhaiter.

– Votre cause… commençai-je, mais jem’abstins de dire que Véra elle-même ne comptait apparemment pourrien à ses yeux. Cela m’arrangeait, d’ailleurs. Ce fanatique nedevait aimer que par à-coups : n’avait-il pas avoué à Véra quedans sa vie la femme ne jouait qu’un rôle secondaire ? Etcette allusion au meurtre qu’il avait failli commettre parce que sabien-aimée prenait de l’ascendant sur lui ? À moins qu’iln’ait inventé ce drame pour se faire valoir… Mais je m’avisaiaussitôt qu’il ne ressemblait pas à un fanfaron ; et plustard, beaucoup plus tard, l’étonnante interdépendance de nosdestinées me permit de vérifier moi-même sa sincérité…

De sa démarche légère, impétueuse, Mikhaïl sedirigea vers le portail à travers la longue place où le soleilcouchant déversait à flots sa lumière et embrasait les vitres desbâtiments. Il s’en allait dans un si ardent éclairage, quel’officier de service, déjà passablement gris, clama soudain :« Au feu, les gars ! » À quoi les autres répondirentsans se retourner : « Noie-le dans le vin ! »,et attaquèrent une chanson bachique.

Quant à moi, le cœur serré à la vue de lahaute silhouette de Mikhaïl qui s’éloignait, solitaire, parmil’éclat éblouissant des fenêtres, dans la lueur sanglante ducouchant, je cédai tout à coup à l’irrésistible désir de lepréserver de je ne sais quelle calamité. Saisissant ma casquette,je m’élançai derrière lui…

Quand je l’eus rattrapé, je dis :

– Permets-moi de t’accompagner jusqu’à lachaise de poste, j’ai envie de me promener.

– Viens, fit-il d’un ton amical.

Nous marchions en silence, heureux comme auxjours lointains de nos premières rencontres. Au pont de la Policeoù Mikhaïl voulait acheter quelque chose, un civil d’âge moyen,barbu et pas très bien habillé, nous croisa. Je le connaissais devue, mais je ne pouvais me rappeler tout de suite où je l’avaisrencontré.

Cet homme s’adressa à Mikhaïl en ledévisageant :

– Bonjour ! Pourquoi n’êtes-vous pasvenu me voir ? Je vous attendais…

C’était Dostoïevski.

Moi, c’est à peine s’il m’avaitremarqué ; mais, à mon salut, il se ravisa et me dit avec uneamabilité exagérée :

– Vous aussi, je crois, vous étiez ausalon de la comtesse ?

– La comtesse Kouchina est ma tante,répondis-je sottement, piqué au vif.

Mikhaïl se taisait, sans doute ému par cetterencontre.

– Messieurs, dit Dostoïevski, venez chezmoi, c’est tout près d’ici.

Mikhaïl avait du temps avant le départ de laposte pour Lesnoé ; quant à moi, je devais faire la bombetoute la nuit, et une heure de plus ou de moins ne comptait guère.Nous suivîmes donc l’écrivain.

En lisant par la suite des critiques surDostoïevski et des souvenirs concernant sa personnalité, je fusétonné du manque d’observation des gens. Ils se fient au masque quetout homme pensant porte afin de mieux communiquer avec sessemblables. Ce masque, ils le prennent pour le vrai visage.

J’ai grandi dans un milieu où l’apparence estexcessivement trompeuse, où les hommes les plus brutaux et les plusignorants en matière d’art et de science apprenaient à défrayer unecauserie de salon ; ils effleuraient adroitement tous lessujets et laissaient supposer encore plus de choses sous-entendues,alors que leurs propos n’étaient, en somme, qu’un ingénieux décor àperspective lointaine, fait d’astuce et d’un vulgaire morceau decarton.

Depuis que je le sais, j’en suis venu ànégliger totalement, dans mon appréciation sérieuse d’un auteur, sadernière œuvre fabriquée pour la montre.

Je dois avouer qu’à cette époque je n’avaisrien lu de Dostoïevski, aussi ma première impression – je m’enrends compte aujourd’hui – n’en était-elle que plus fraîche et plusimpartiale. Et j’ai toujours eu envie de rire à la vue d’un avortonneurasthénique, aux sentiments larmoyants, qui se croyait« dans le goût de Dostoïevski ».

À examiner de plus près cet écrivain, je fusfrappé par des traits absolument contradictoires.

Il possédait au plus haut point cette qualitéréservée à un petit nombre de femmes du monde qui, loin d’êtrebelles, ont un avantage supérieur à la beauté : un charme quidécide sans appel du sort d’autrui.

Quand on les a connues, toutes les impressionsrecueillies en dehors de leur rayon d’action paraissent pauvres etincolores. Leur présence stimule, décuple les forces, grise commele champagne, enrichit.

Sans doute, les savants expliqueront un jourle secret de ce charme par des fluides vitaux intensifs, quiémanent de certains organismes.

L’action de cet élixir de vie concentré enDostoïevski était vive et subite comme la lumière d’un phare quiéclaire soudain l’objet exposé à ses rayons.

Il est possible que les natures nonartistiques, mais volontaires et réfléchies, échappent à cesinfluences ; pour moi, je suivais Dostoïevski avec uneexaltation pareille à celle qui me prenait devant quelquechef-d’œuvre de l’Ermitage impérial.

Un coup d’œil à Mikhaïl me révéla que luiaussi était bouleversé, mais d’une autre manière. Son visage virilsemblait durci, il remettait en place ses cartouchières, seredressait de toute sa taille comme avant la revue et marchait d’unpas net.

– Vous voilà officiers, remarqua ensouriant Dostoïevski. L’autre fois, vous n’étiez qu’aspirants. Ças’arrose. J’ai justement du vin qui n’est pas mauvais. Je vous enoffrirai dans une chambre singulière. Pendant qu’on remet à neufmon logement, j’habite chez un ami parti à l’étranger.

Nous montâmes au troisième. Des couloirssombres et peu prometteurs nous conduisirent à une porte éraflée.Dostoïevski pénétra dans un débarras voisin, en tira une poignée aubout d’une ficelle, comme un poisson capturé à ligne, l’introduisitdans le trou de la porte et la tourna. Nous étions dans unvestibule obscur, encombré de châssis et de bois de chauffage. Ànotre apparition, deux rats s’enfuirent en piaillant.

Dostoïevstki poussa la porte, et nous noustrouvâmes dans une pièce bizarre, très vaste et absolument ronde,trois larges fenêtres perçaient le mur extérieur qui contournait enarc de cercle l’avenue et un canal aux eaux glauques. L’uned’elles, grande ouverte, avait sur son appui une abondantefloraison de pois de senteur, tous de nuances violettes, je m’ensouviens parfaitement. Ce premier plan s’accordait à merveille avecle panorama infini de la ville. Au-delà des tendres corollesviolettes, surgissait, tel un fantôme, le palais comtal rouge, l’undes chefs-d’œuvre de Rastrelli. Les deux renards dressés sur leurspattes de derrière, qui ornaient le fronton, semblaient animés dansleurs lueurs changeantes du soir. Je connaissais évidemment lesnoms des rues et les maisons, mais à voir de cette fenêtre dutroisième étage, la ville noyée dans le pourpre et l’or du ciel quiestompait les contours des édifices, je sentais mieux le génie deses bâtisseurs, qui me fait souvent associer Pétersbourg àl’Italie.

Quel charmeur que le couchant ! C’estainsi qu’un jour, à Paris, le bois de Boulogne m’a attendri autantque les ravins de notre province de Smolensk. Peut-être que lesémigrés qui erraient là en grand nombre, m’avaient transmis leurnostalgie.

Comme s’il lisait dans ma pensée, Dostoïevskinous montra les premières lumières qui tremblaient dans les flotssombres du canal et une longue barque amarrée sous un pont.

– Ne dirait-on pas Venise !s’écria-t-il. La réalité d’ailleurs vaut bien le rêve. Ce sont despotiers de Tchérépovetz qui ont amené cette barque pleine decéramiques faites à la main. La marchandise est écoulée. Mais hier,sous un soleil éclatant dont nous n’avons pas l’habitude, nos potsmiroitaient à l’égal des mosaïques de Saint-Marc… Asseyez-vous,messieurs, nous allons boire à votre nouveau grade.

Nous nous éloignâmes de la fenêtre pour nousasseoir sur un des interminables divans qui suivaient la courbe desmurs et alternaient avec des bibliothèques. Le milieu de la pièceétait vide. Un parquet bien propre mais qu’on n’avait plus cirédepuis longtemps, étalait comme pour un jeu féerique ses losangeshabilement assemblés. Au plafond pendait un lustre également rond,de style byzantin, où les bougies étaient remplacées par desveilleuses de différentes couleurs. Dostoïevski remplit nos verresd’un excellent marsala.

– Vous savez, j’éprouve une joie puérileà loger quelque temps au moins dans cette chambre fantastique,commença-t-il, mais Mikhaïl, très ému, l’interrompitsoudain :

– Je me rappelle qu’au premier chapitredes Humiliés et offensés vous exprimez le souhaitd’habiter une chambre spéciale qui ne soit pas ensous-location ; une seule chambre vous suffirait, pourvuqu’elle soit grande… Vous faites aussi observer que dans une pièceexiguë les pensées même sont à l’étroit, et que vous aimez créervos nouvelles en marchant de long en large…

– D’où le savez-vous ? Le roman n’apas encore paru…

– Séline, notre professeur, gardait vosmanuscrits ; comme j’étais son secrétaire, il m’autorisait àles lire.

– Mais oui, Séline, un parent paralliance de Herzen, je me souviens très bien de lui… Mais vous avezcité la phrase mot à mot. M’auriez-vous lu si attentivement ?s’enquit Dostoïevski étonné.

– Nous, les Russes, nous faisons toutjusqu’au bout, tel est notre caractère. Il paraît que Strauss apris le peintre Ivanov pour un fou parce qu’après avoir étudié àfond sa Vie de Jésus il s’était mis à questionner l’auteursur des choses auxquelles celui-ci ne songeait plus du tout.

Dostoïevski sourit :

– C’est ce que vous comptez me faire àmoi ?

– Vous avez deviné, articula Mikhaïl,très grave. Oui, je vous ai lu attentivement. Et tourmenté parcertaines idées à votre sujet, c’est chez vous que j’ai trouvé laclef du mystère dans un « à propos »…

– C’est très curieux…

– Voici ce que vous dites : « Àpropos, j’ai toujours eu plus de plaisir à méditer mes œuvres et àanticiper leur création, qu’à les écrire réellement. » Et vousdemandez aussitôt : Pourquoi ?

– Et c’est vous qui allez merépondre ?

– Oh, non… Adressez-vous à votreconscience.

Je jetai à Mikhaïl un regard stupéfait. Ilavait prononcé des paroles presque grossières et que je trouvaisdéplacées. Quel mal y avait-il à préférer le rêve aux formulesverbales ? Selon moi, c’était même poétique, le rêve étantdésintéressé.

Mais Dostoïevski ne fut point surpris. La têtepenchée, il écoutait Mikhaïl avec attention, voire avec une sortede respect, comme s’il allait apprendre une chose de la plus hauteimportance.

Autant sa gaucherie m’avait frappé au salon dema tante, autant j’étais séduit maintenant par la délicatesse qu’ilmettait à calmer la nervosité de Mikhaïl dont il semblait si biencomprendre la raison.

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu plustôt ? Ce n’est point par hasard, je présume ? Cela vousrebutait, n’est-ce pas ?

Dostoïevski avait l’air d’écarter une à uneles cloisons inutiles pour pénétrer dans l’âme humaine aussisimplement qu’on entre dans un jardin, en ouvrant le portillon.

– Bien sûr, vous ne m’êtes pas étranger,dit Mikhaïl sans lever les yeux. Mais pour la cause que je veuxservir… vous êtes l’homme le plus cruel, le plus nuisible, quisoit.

Il parlait d’une voix ferme, tel un guerrierposté à une meurtrière, entouré d’ennemis et refusant de serendre.

Son émotion, que je ne comprenais pas plus quele sens de leur entretien, s’était pourtant communiquée à moi.

– Je n’en attendais pas moins de vous,fit Dostoïevski d’un ton approbateur.

– La Maison des morts a achevéde m’éloigner de vous. Évidemment, l’homme est son propre juge, –je vous l’ai déjà dit – cela regarde donc votre conscience… Maisvoici une analogie : si, à en croire votre aveu, vous aimezmieux rêver qu’écrire, si vous préférez garder pour vous votrerichesse spirituelle, c’est que… Bref, vous avez fait le même choixdans la vie…

Ne se contenant plus, Mikhaïl trancha avec uneindicible amertume :

– Vous lésinez ! Vous, si riche ensavoir et en expérience !

Mikhaïl se leva, le souffle coupé, ets’approcha de la fenêtre. Confus, je regardais Dostoïevski. Jen’oublierai jamais son visage à cet instant-là. À travers la grandetristesse, puissante et comme séculaire, qui ne le quittait mêmepas quand il souriait, la joie rayonna, empreinte d’amour.

Il rejoignit Mikhaïl, tandis que je restaissur le divan, les yeux rivés sur leurs silhouettes presque noiressur le fond rosé de la fenêtre.

Mikhaïl était dans un de ces accès où, brûléd’un feu sauvage, il ne voyait plus personne devant lui, Telle uneflèche d’arc tirée avec vigueur, il eût transpercé tout obstacleplutôt que de dévier…

– Quand vous êtes sorti de prison, grondasa voix sourde et profonde, quand vous disiez adieu aux baraques enrondins noircis où vous aviez compté si douloureusement vos joursde captivité, n’était-ce donc que votre talent littéraire qui vousfaisait souvenir de ce que vous laissiez là en recouvrant laliberté ? J’ai appris par cœur ce passage ; levoici : « Que de jeunesse ensevelie entre ces murs, quede forces perdues ! Car enfin, il faut le dire, c’étaient deshommes extraordinaires. C’étaient peut-être les hommes les plusdoués, les plus forts de notre pays. Mais ces forces puissantes ontété détruites à jamais d’une façon monstrueuse, absurde. À qui lafaute ? » Et vous répétez à l’alinéa suivant, pourattirer l’attention du lecteur : « Oui, à qui lafaute ? »

– Que devais-je faire, selon vous ?demanda Dostoïevski avec douceur.

– Je sais seulement ce que nous devonsfaire, nous autres.

– Qui ça… vous autres ?

– Nous, les jeunes ! Les jeunesmeurent sur place, là où ils voient l’injustice. Ils n’auront pas àtransmettre verbalement leur expérience, car ils doivent s’immoler.Le sacrifice ! Au temps des martyrs chrétiens, on se passaitde conciles œcuméniques. Il n’y a jamais eu qu’un moyen decombattre le mal, la violence : ce moyen, c’est lamort consentie au nom de la liberté. Songez un peu,pourquoi serais-je venu vous voir ? Vous cherchez uneconciliation, un moyen terme. Or, notre cause à nous veutl’intransigeance et la mort. Adieu…

Mikhaïl se dirigea vers la porte, Dostoïevskilui prit la main.

– Permettez que je vous éclaire, il faitnoir dans le corridor.

Bouleversé, interdit, je suivis mon camaradesans proférer un mot. Dostoïevski nous précédait, la bougie à lamain. La clarté vacillante qui tombait sur les murs, ne pouvaitdisperser les ombres de la nuit condensées dans les multiplesniches et recoins du corridor principal. Et si tout à l’heurePétersbourg, vu par la fenêtre de la chambre ronde, m’avait rappelél’Italie, ces escaliers et passages à peine éclairés me faisaientpenser aux catacombes, aux premiers martyrs et à leurspersécuteurs.

Maintenant que les événements sont accomplis,je me rends compte à quel point la vision évoquée par mes senstroublés avait été significative.

Quant à la singulière chambre ronde, d’aprèsles renseignements que j’ai pu recueillir, l’ami de Dostoïevski lacéda peu après à une madame Florence qui l’utilisa jusqu’à larévolution comme salle commune pour les demoiselles et les hôtes deson établissement frivole mais lucratif.

Chapitre 7Les tilleuls en fleurs

 

Les démarches que je fis au sujet de Piotr,ainsi que Véra me l’avait demandé dans sa lettre, aboutirent. Onl’affecta à notre unité et je le pris comme ordonnance. Pour lereste, je n’y comprenais absolument rien.

La joie manifestée par Mikhaïl à propos dumariage de Véra, témoignait que ce devait être un mariage factice.L’aveu que le prince était pour elle un ami excellent, indiquaitdes relations d’un genre particulier. Mais ce voyage àl’étranger ? Je ne doutai pas un instant que Véra aimaittoujours Mikhaïl ; que signifiait donc ce départ ?Mikhaïl ne pouvait pourtant pas l’accompagner… Comme officier, ilétait retenu pour trois ans au moins par son service.

Tout s’expliqua bientôt. Mikhaïl Beidémandisparut. On l’attendit en vain au régiment, il ne s’y présenta pasau terme fixé. Sa vieille mère, à laquelle il avait certifié qu’ils’en allait pour quelque temps en Finlande, était sans nouvelles delui ; elle adressa au grand duc Mikhaïl Nikolaévitch,directeur en chef des écoles militaires, une demande pour qu’on fîtdes recherches.

Cruel comme tous les fanatiques, Beidéman nese souciait pas de ses proches. Il avait négligé de se mettre à laplace de sa pauvre mère. Sinon, pourquoi n’avait-il pas eu l’idéequi serait venue à tout autre dans sa situation ? Car enfin,le mensonge puéril qu’il lui dit en la quittant – à jamais, commedevait le montrer l’avenir – allait être dévoilé au bout dequelques jours et la mettre dans une terrible angoisse. Il auraitpu lui épargner ce surcroît de souffrance ; sa mère était unefemme courageuse, une nature d’élite. Mais il n’avait point songé àelle, voilà tout, et il avait usé du premier expédient venu.

Quant à Vera, il s’abstint de la joindre à cemoment-là, de crainte d’attirer les soupçons sur elle et de gênerson départ pour l’Italie où il devait la retrouver plus tard. Sonpassage à la frontière fut signalé par le gouverneur de la ville deKuopio au gouverneur général de Finlande, comme l’attestent lesdocuments. C’est d’après eux que je reconstitue les faits.

Mikhaïl descendit tard le soir dans unehôtellerie où il changea de vêtements avec le sommelier, sous leprétexte d’aller à la chasse le matin. Mais une fois parti, il nerevint plus et fit à pied la distance d’Uleaaborg à Tarnio. Lesautorités n’en savaient pas davantage à cette époque.

Je brûlais de revoir Véra et m’apprêtais àdemander un bref congé pour régler des affaires concernant mondomaine, lorsque je reçus d’elle une dépêche où elle me suppliaitde venir immédiatement pour une question urgente. Je donnai l’ordreà Piotr de faire mes bagages. On m’annonça peu après qu’une dameâgée me demandait. C’était la mère de Mikhaïl.

Je n’oublierai jamais cette vieille femme.Mikhaïl était son dernier-né, un enfant tardif. D’allures un peuguindées, en robe noire et mitaines blanches, elle m’étonna par soncalme imperturbable, si rare chez les femmes. Toute la vie semblaitconcentrée à l’intérieur, ne laissant échapper au dehors que lesrares paroles et les gestes nécessaires aux rapports avec lesautres. En même temps, une bonté ineffable rayonnait dans ses yeuxmagnifiques, d’un bleu encore vif. Ce n’était pas cettebienveillance mondaine qui n’engage à rien, mais une bontévéritable, active. D’où, sans doute, cette attention un peu sévèredans sa façon d’écouter et de regarder.

Je compris d’emblée que Mikhaïl aurait pu seconfier à une mère pareille. Et à sa vue, je découvris aussil’origine de son caractère à lui, passionné, profond, lancé commeune flèche vers un but unique.

La mère de Beidéman m’exposa sans préambulesle motif de sa visite :

– Je viens vous demander de vous rendreauprès de Véra Érastovna : je suppose qu’elle est mieuxrenseignée que quiconque sur mon fils disparu.

Je lui montrai mes valises et lui remis ladépêche de Véra.

– Ne tardez pas à venir me trouver àvotre retour, je vous attendrai avec impatience !

Je promis naturellement, et lui baisai la mainavec une piété filiale.

On imagine l’émotion que j’éprouvai en montantdans l’équipage envoyé à ma rencontre pour me conduire à lapropriété du prince Nelski ! J’étais content d’avoir quatreheures devant moi pour réfléchir. J’avais d’ailleurs le cœur léger,m’étant persuadé que le hasard avait tourné mes deux vilenies àl’avantage de Véra et de Mikhaïl. La Cloche livrée par moià Lagoutine et devenue entre ses mains une arme terrible, avaitpoussé la jeune fille à contracter avec le prince une sorte demariage fictif qui, apparemment, ne la privait point de sa libertéd’action et de sentiment. Et en escamotant sa lettre, j’avaisempêché Mikhaïl de commettre une folie. Maintenant qu’ils étaientséparés, le destin lui-même leur dirait s’ils devaient s’unir.

Touché par la douleur de l’admirable femmequ’était la mère de Mikhaïl, et flatté par la dépêche pressante deVéra, je me sentais pris d’une magnanimité romanesque. Le prince nem’inspirait aucune jalousie.

La route traversait des champs coupés deboulaies. Soudain, parmi les tilleuls centenaires dont le ventm’apportait le parfum mielleux, la superbe maison de Lagoutineavança sa colonnade blanche.

Je ne tenais pas à voir le vieux, aussiavais-je recommandé au cocher, dès la gare, de bâillonner le grelotdont le son indiscret n’aurait pas manqué de pousser Mosséitch às’informer sur ce passant indésireux de présenter ses hommages àÉraste Pétrovitch.

À une demi-verste de la maison, je remarquaiquatre poutres noircies et un squelette de toiture, triste vestiged’une grange dévorée par les flammes.

– Un incendie ? demandai-je aucocher.

– C’est un coup des paysans de Lagoutine,pour se venger du maître qui déshonore leurs femmes.

Et comme je voulais en savoir davantage, il meraconta l’histoire :

– Quand on a appliqué chez nousl’ordonnance sur la répartition des terres et que l’arpenteur et lejuge de paix ont fait le tour du domaine, les paysans decrier : « On ne marche pas ! » C’est qu’onavait droit à sept ou huit déciatines, et au district deKrasnenskoé on n’en obtenait que quatre : c’étaitvexant ! Les gens du prince se moquaient de ceux deLagoutine : « Vos bœufs ont le museau chez le voisin etle derrière sur la terre du maître ».

Alors, les chefs sont venus, on a convoqué lespaysans et le partage a commencé. On fait tout le nécessaire,l’arpenteur vérifie les jalons, mais au moment où il prendl’astrolabe, voilà qu’une femme enceinte, venue d’on ne sait où, secouche à la dérayure, le ventre en l’air, pour pas qu’on mesure lesangles ! Elle hurle comme une possédée. C’était à rire et àpleurer. Lagoutine, lui, s’amuse plus que les autres, il cligne del’œil à son nain et lui parle à l’oreille devant tout le monde.

Enfin, on a emmené la femme et divisé leterrain. L’arpenteur a donné rendez-vous aux autres pour continuerle partage.

Et la fois d’après, fallait voir ça !Lagoutine les payera cher, ses frasques aux dépens du paysan…

L’homme se tut, hargneux, mais je lui offrisune rasade de mon flacon de voyage, et il reprit :

– Ce sale Mosséitch est venu leur donnerun bon conseil, soi-disant de la part du maître : que toutesles femmes grosses, tant qu’il y en a, rappliquent pour empêcher detendre la chaîne. Qu’elles se couchent, comme l’autre, le ventre enl’air, mais toutes nues… l’autre, voyez-vous, elle n’avait pasréussi, parce qu’on ne pouvait pas savoir ce qu’elle avait sous seshabits. Peut-être que c’étaient des chiffons… Quant aux enceintes,la loi devait les protéger. Si elles s’allongeaient toutes à laqueue leu leu, on n’allait pourtant pas les fouetter ! On leurferait sûrement une faveur, elles sauveraient leur lot… Etfigurez-vous que les femmes ont marché. Des paysans plus malins ontessayé de protester, mais on a failli les massacrer. Y a pas plusignorant que les gens de la campagne.

Les chefs arrivent au jour convenu ; parexemple ! c’est plein de femmes enceintes, et il y en a !Le propriétaire se gondole, il les invite dans la grange et leuroffre de la vodka pour leur donner du cran.

Quand elles sont grises, il les fait sedéshabiller et les envoie toutes nues à l’arpenteur. Or, il y adéjà deux hommes qui tendent la chaîne ; vous savez bien, lachaîne a dix arpents… le paysan a beau chiper les piquets,l’arpenteur et les chefs se débrouillent toujours.

Voilà que les femmes se jettent par terre, etde gueuler.

On ne les a pas fouettées, ça non, mais lecolonel de gendarmerie les a mises au bloc. La bousculade, labagarre, la frayeur en a fait accoucher deux, une troisième estdevenue folle, une autre s’est donné la mort. C’est qu’après on leshuait au village, on les appelait les fessées, alors il y en avaitune qui était trop fière pour supporter ça…

Mais à présent, gare à Lagoutine ! Lemari de cette femme, c’est Potape le Borgne, un qui n’a pas froidaux yeux ; faudrait pas s’étonner qu’il soulève unerévolte.

– Et les paysans du prince, ils sontcontents ?

– Ils n’ont jamais eu à se plaindre, etdepuis que le prince s’est marié, c’est devenu un vrai père poureux. Il a affranchi tous ses gens, et à ceux qui ont voulu resteril a donné de beaux lots, de quoi vivre à l’aise.

J’aurais voulu avoir des détails sur Véra,mais des bâtiments d’exploitation avaient apparu, puis, précédée dedépendances, la maison du prince déploya sa longue façade. Elle neressemblait pas au château du voisin, ayant été construite par unarchitecte serf pour une vie confortable, mais sans prétention.

Sur un balcon fleuri de jasmins et deliserons, j’aperçus Véra en robe de mousseline blanche. Elle meparaissait grandie et plus belle que jamais.

– Cher Serge, que je suis heureuse devous voir ! dit-elle. Et Gleb Fédorovitch vous attendaitaussi. Elle montra le prince.

Il me donna l’accolade et m’emmena par le brasdans la chambre qu’on m’avait préparée.

– Faites un brin de toilette, après quoije vous prie de passer par ici, dans la salle à manger d’été.

Quelques mots au sujet du prince…

Bien sûr, l’affirmation, particulièrementcatégorique sous le régime actuel, que chacun de nous est leproduit de son milieu et du mode de vie qu’il mène depuisl’enfance, est parfaitement fondée. Je me permettrai toutefois denoter que certains hommes, même publics, peuvent ne pas exprimer dutout leur être ou l’exprimer fort mal. J’ai connu dans ma jeunessedes personnes qui devançaient de cinquante ans leur siècle et neconvenaient donc, de leur temps, qu’à des emplois fortuits quiétaient loin de les caractériser. Ainsi mon père, né pour êtrephilosophe et hostile à la guerre comme à tout le régime existant,dut se distinguer toute sa vie au poste de général. Et mon oncleIouri, archéologue passionné, connu en Europe par ses fouilles, estinscrit sur les pages de l’histoire comme conquérant des terresorientales, grâce à une brillante opération qu’il avait risquée –il l’avouait lui-même – non pas en stratège, mais en joueurd’échecs aventureux.

Le prince Gleb Fédorovitch appartenait aussi àce type d’hommes. Sa mentalité ne correspondait ni à son titre ni àsa situation dans le monde. De fine culture européenne, il était unde ces Russes qui n’exigent rien de la vie et marchent sur la terred’un pas léger, en distribuant d’une main les aumônes reçues del’autre. Dans le peuple, ce sont le plus souvent des pèlerins ausens propre ; non pas des pique-assiette et des faux-dévots,mais des sages au cœur simple, tels qu’ont su les décrire Tolstoïet Tourguénev.

Le prince Gleb Fédorovitch, n’eussent été sestantes et ses grand-mères, de vieilles chipies, aurait distribuétous ses biens et couru les bois, sac au dos.

Une grande intelligence, des idées exemptes detout parti pris, donnaient à sa conversation un charme indicible etla valeur d’un désintéressement absolu.

En rencontrant Véra, il avait deviné aussitôten elle une âme fière et indépendante ; comme je l’appris parla suite, il lui avait proposé depuis longtemps de l’épouser pouracquérir la liberté d’action secondée par une belle fortune.

Bien élevé, il avait, par dégoût de labravade, su conserver intacte l’apparence de l’homme du monde, sanss’attirer la sympathie ni l’hostilité de sa caste. Mais son mariagel’ayant mis en présence d’une volonté ardente, pressée de mettreses projets en exécution, il se consacra corps et âme à la réformeagraire, ce qui lui valut la haine de Lagoutine.

Le prince et Véra amendaientl’« Ordonnance » à leur façon, se dépouillant en faveurdes paysans et créant avec une sollicitude paternelle lesmeilleures conditions à chaque foyer. Le vieux Lagoutine ne lesfréquentait plus. C’était au moment de ce litige et un peu à sonsujet que j’étais convoqué.

Sur la terrasse revêtue de fèves aux fleursécarlates et de liserons le samovar étincelant gargouillait parmiles pâtisseries dorées qui stimulaient l’appétit. Véra avaitcongédié les domestiques et faisait elle-même les honneurs de latable.

Je me rappellerai toujours la douceurineffable de cette fraîche matinée en présence de deux êtrescharmants, dont l’un était l’unique amour de ma vie.

Que le lecteur me pardonne ma sentimentalité.Cette matinée fut comme une tendre fleur de pommier que les Parquessans pitié auraient incluse par mégarde dans la trame sanglante denos trois existences. Sans elle, je ne me serais jamais résigné àtout ce qui s’abattit sur nous par la suite.

Ainsi, deux mots de cette matinée. Pourquoia-t-elle laissé dans mon souvenir cette sensation defélicité ? En général, que peut-on évoquer à son lit de mortcomme bonheur éprouvé naguère ? N’est-ce pas cet état où on aréussi pour un instant à briser les chaînes de son petit moi, àsortir du ruisseau fétide pour gagner la vaste mer ensoleillée…

Les courants de cette mer sont innombrables.Et plus on est sage, plus le chemin sera pur et bref. Mais croyezbien, n’en vous déplaise, que l’égout crasseux conduit au même but.La seule chose qui importe, c’est d’atteindre, pour un instant aumoins, la mer immense sous le ciel sans limite. Et quelles quesoient la place et la nature de cet événement, rien ne pourra vousle faire oublier.

Je l’ai connue, cette béatitude, le matin oùj’étais assis à la table servie d’une collation rustique.

Le soleil imprégnait la terrasse au point quele vert tendre de la vigne vierge couvrait d’émeraude l’écarlatedes fleurs. Les abeilles bourdonnaient, emportant le miel enivrantdes vieux tilleuls, tandis qu’en bas la paisible rivière roulaitses flots bleus.

Le prince Gleb Fédorovitch dont les grandsyeux rayonnaient de bonté dans un visage paraissant jeune grâce àsa peau fine et blanche, se penchait vers moi pour m’expliquer lesmotifs de ma convocation.

– Voyez-vous, nous formons une sorte detriumvirat spontané, disait-il en adressant à Véra un sourirepaternel. Moi, j’ai de la fortune et de l’expérience, Mikhaïl – uneardente volonté, Véra Érastovna, un cœur intelligent, selon labelle expression du poète. Ces trois facteurs sont indispensablespour réaliser des formes de vie nouvelles, meilleures. Mais à quoibon parler ce langage littéraire ? Nous voulons simplementdonner aux paysans, opprimés depuis des siècles, la possibilité devivre en hommes libres.

Véra me prit par la main et dit du tonaffectueux d’une sœur :

– Et vous, mon petit Serge, nous vousavons choisi comme intermédiaire entre le monde ancien et lenouveau. Pour commencer, allez rendre visite à mon père,persuadez-le de céder en toute propriété à Linoutchenko la closerieet au moins cinq cents déciatines de terres. Il ne lui a toujourspas remis le titre de donation, or il importe à notre affaire queLinoutchenko soit le maître chez lui, sans plus dépendre del’infâme Mosséitch, le régisseur.

– Quel rapport Linoutchenko a-t-il avecvotre affaire, et en quoi consiste-t-elle ? demandai-je.

– Je ne puis vous le raconter en détail,cela ne ferait que vous troubler. Mais vous avez un cœur sensible àla beauté, remettez-vous à lui. Nous trois : le prince GlebFédorovitch, Mikhaïl et moi, voulons voir libre notre patrieesclave, et nous sommes prêts à mourir pour cette cause.

Véra s’était levée. Aérienne dans sesvêtements de mousseline blanche, elle fit quelques pas rapides surla terrasse et vint s’arrêter devant moi. La brise jouait avec lesmèches folles échappées aux tresses blondes qu’elle portait encouronne.

Plongeant au fond de mon âme le regardimpérieux de ses yeux gris, aussi rayonnants que ceux du prince,elle prit mes deux mains dans les siennes et répéta avec l’accentdes amoureux :

– Nous sommes prêts à mourir. Mais vous,Serge, vous avez une autre vie, d’autres idéals. Nous ne vousdemandons que la confiance. Aidez-nous à exécuter nos projets, nousne vous ferons courir aucun risque…

– Véra, je serais heureux de vous offrirma vie… dis-je.

– Mais j’exige davantage, fit la jeunefemme, grave et solennelle. Elle s’assit auprès de moi sans lâchermes mains. Il faut qu’en dépit de vos sentiments vous prêtiez votreconcours, non à moi-même, mais, par estime pour moi, à notreprojet.

J’avais compris. Elle exigeait en effet plusque ma vie. Je devais, tout en haïssant leurs idées politiques, lesseconder pour l’amour d’elle, la jugeant incapable de choisir unemauvaise voie. Lecteur, j’ai compris ce texte obscur :« Le plus grand amour est de donner son âme… » On croitd’ordinaire qu’il s’agit d’une mort librement consentie au nom d’unidéal. Mais il est dit clairement « âme » et non« vie ».

Ainsi, pour s’affranchir totalement desoi-même on est obligé d’immoler sa personnalité. Que cette loi estdonc perfide !

Mais Véra lisait dans ma pensée, et ses lèvrespâlies murmurèrent de nouveau, comme dans un soupird’amour :

– Serge, nous sommes des condamnés…

Entraîné derrière elle dans la clarté de lamer immense, sous le grand ciel bleu, je dis :

– Ma vie est à vous !

Elle m’embrassa, le prince suivit son exemple.Puis, tout en prenant le thé sous l’haleine suave des tilleuls,nous parlâmes affaires. Mikhaïl n’était pas revenu les voir, ildevait être prudent après sa promotion. Une fois réglées lasituation de leurs paysans et la cession définitive de la maison àLinoutchenko, Véra et le prince partaient pour l’Italie où ilscomptaient rencontrer Mikhaïl. La closerie de Linoutchenko seraitle centre du groupe en Russie. C’est là que Véra m’enverrait seslettres. Ils promirent de me donner des détails le soir ;maintenant, ils me pressaient d’aller chez Lagoutine avant qu’iln’ait appris mon passage et ne se soit vexé de n’avoir pas reçu mavisite en premier lieu.

Il me fallait éveiller en lui de la pitié pourson demi-frère Linoutchenko, qui avait ramené de Crimée sa femmemalade. Il aurait voulu la conduire tout de suite dans leur maison,mais sa dépendance lui pesait plus que jamais et il lui répugnaitd’obéir à Mosséitch. Je devais donc insister sur la donation.

Mon esprit ne protestait plus. Avec toutel’ardeur de mes vingt ans, je brûlais comme le jeune Werther desacrifier noblement ma vie, non seulement pour Véra, mais encorepour le prince, pour Mikhaïl, pour tous les offensés…

Or, cette idylle dont j’ai gardé le souvenirtoute ma vie, dura une heure à peine.

Un courrier monté sur un cheval couvertd’écume arriva à fond de train devant le perron et cria, sansmettre pied à terre, que les paysans révoltés voulaient incendierla maison de Lagoutine.

– Où est mon père ? s’enquitVéra.

– Le maître s’est enfui à cheval vers lemoulin. S’il n’y a pas d’embuscade, il en réchappera. Pour ce quiest de Mosséitch et du staroste, on les a enfermés dans la cave oùil y a la poudre des feux d’artifice ; quand ça brûlera, ilssauteront !

– Qu’on selle le cheval moreau !ordonna le prince.

J’en demandai un pour moi, et Véra fit attelerle char à bancs où elle prit place avec Marfa. Le prince et moidécidâmes de suivre des chemins différents : moi j’irais aumoulin, lui au château, où se rendait Véra.

Que nos jours sont inconstants etfragiles ! À Naples, en gravissant à cheval les pentes duVésuve semées d’ardoises violettes, que de fois je me suis étonnéde l’insouciance des habitants qui plantaient leurs vignes au borddu cratère. Ils ne s’attendent pas à des éruptions violentes et, encas de catastrophe, ils espèrent, comme leurs ancêtres del’antiquité, avoir le temps de fuir.

Mais comment fuir, puisque, selon les parolesde Bouddha, avant qu’on ne cueille une fleur, Mara, le prince dumal, a déjà caché dessous un serpent venimeux ?

Y avait-il longtemps que nous étions assistous les trois sur la terrasse ? Or, me voici galopant à brideabattue vers le moulin, pour prévenir un crime. Hélas, j’arrivaitrop tard !

Une horde ivre, armée de haches et de pieux,se massait autour de deux gaillards au poil roux qui élevaientau-dessus des têtes une masse sans bras ni jambes.

C’était en face du moulin qui tournait à pleinrendement. L’eau, à cet endroit, était profonde et bouillonnaitdans des remous d’écume jaune. Je devinai de loin que la masseoblongue, c’était le vieux Lagoutine garrotté, qu’on allait jetersous la roue. Je tirai en l’air dans l’espoir d’arrêterl’exécution, j’éperonnai mon cheval, mais il renâcla en faisant unbrusque écart : un cadavre gisait sur la route. Désarçonné, jeheurtai le sol de la tête et perdis connaissance.

J’appris par la suite que le mort qui avaiteffarouché mon cheval était Potape, tué par Lagoutine. En prenantla défense des paysannes maltraitées, il s’était attiré la colèred’Éraste Pétrovitch. Comme il menaçait de venger le suicide de safemme, Lagoutine l’avait abattu d’un coup de revolver.

Cet acte déclencha l’émeute. On ligotaaussitôt le meurtrier et, pendant que j’étais évanoui, on le jeta àla rivière, sous le moulin.

Moi, on me désarma et m’enferma dans uneremise. J’y passai la nuit, follement inquiet de Véra. Ledétachement punitif de cosaques, alerté la veille par le défuntLagoutine que Mosséitch avait prévenu d’une émeute imminente, ne medélivra qu’au matin. On me dit que le prince Gleb Fédorovitch avaitpéri dans les flammes en voulant sauver la vieille nourriceArkhipovna qui, de frayeur, s’était blottie dans sa chambrette. Onne retrouva pas les restes de Mosséitch et du staroste, ensevelissous les décombres du toit.

Véra, saine et sauve, s’était réfugiée chez lafille de sa nourrice.

Incapable de réaliser tout ce qui s’étaitpassé, je compris pourtant une chose : le destin avaitrenversé entre Véra et Mikhaïl tous les obstacles que j’avais,d’une façon ou de l’autre, contribué à dresser.

La mort du vieux Lagoutine délivrait Mikhaïldu seul ennemi capable de lui causer du tort s’il revenait del’étranger et s’unissait à Véra. Celle-ci, restée orpheline,possédait une immense fortune, et plus rien désormais ne s’opposaitau large développement de leur projet commun.

Quant à moi, délogé par eux de mes anciennespositions sans avoir rallié les leurs, j’aurais mieux fait demourir. La mort tragique de mes complices épurait en quelque sortema conscience et, tandis que je sombrais dans un nouvelévanouissement dû à la faiblesse, je pensai presque avec joie quec’était la fin. Et il eût été bien préférable que je ne me sois pastrompé.

Chapitre 8De Thèbes, ville de L’Égypte Ancienne

 

Quand Véra fut rétablie, je l’emmenaiavec Marfa à Pétersbourg, chez la mère de Beidéman que j’avaisinformée par lettre. Elle nous reçut à bras ouverts, se montratendre et affectueuse pour Véra, l’installa dans une chambreproprette et un peu austère, comme la maîtresse du logis. Elleapprit alors leur futur rendez-vous en Italie et tout ce qui, àl’époque, ne devait pas s’écrire et ne se disait qu’à voixbasse.

C’était une personne étonnante : elle quiadorait son fils, éprouvait à son égard encore plus d’estime qued’amour. Élevée comme toutes les femmes de la noblesse dansl’esprit monarchiste, elle s’entendait mal aux choses politiques.Mais tout en restant ce qu’elle était, elle trouvait moyen de nepas s’effarer des idées de Mikhaïl, ni de les contredire.

Elle évitait d’ailleurs de poser desquestions, elle avait seulement soif de nouvelles, et son souhaitfut exaucé.

Le peintre Linoutchenko et sa femme étaientrevenus du Midi. Il apportait une lettre de Mikhaïl, remise par unmystérieux agent de liaison. Beidéman faisait l’éloge enthousiastede Garibaldi, décrivait son entrée à Naples avec les «mille». Maisil ajoutait que Garibaldi lui conseillait de servir son propre payset le pressait de rejoindre Herzen à Londres. Il partait donc pourl’Angleterre.

Puis ce fut Véra qui reçut un message transmispar la même voie secrète aboutissant à Linoutchenko. Mikhaïl disaitavoir appris par les journaux le malheur de Lagoutino. Sansattendre Véra à Paris, il allait revenir en Russie, d’autant plusque son devoir l’y appelait.

Véra se rasséréna et reprit courage.

Linoutchenko, que je ne pouvais souffrir,s’éternisait auprès d’elle. Nerveux, remuant, il avait la manie decligner ses petits yeux verts, au regard fureteur. Il était trapu,large d’épaules, avec des cheveux noirs, un front saillant, desyeux bridés et un nez volumineux. Quand il parlait, du reste, sonvisage était expressif et spirituel.

Dans son atelier de l’île Vassilievski, je fisla rencontre singulière d’un homme qui fut mon unique soutiendurant les années terribles. Et s’il était encore de ce monde,c’est lui, et non un prêtre que j’aurais consulté à ma dernièreheure.

Mais il n’est plus. Iakov Stépanovitch, legrand sage, est mort. C’était un domestique du palais qui, ayantpris sa retraite, distribuait toute sa pension aux pauvres. Ilpassait pour avoir des dons prophétiques et il était connu dans lequartier. Comme il avait des relations et une certaine influence,Linoutchenko avait besoin de lui pour ses projets.

Le vieillard venait souvent voir le peintre,auquel il vouait une affection singulière. Un jour quej’accompagnais Véra dans l’île, elle m’entraîna à l’atelier dedessin où Linoutchenko avait prié Iakov Stépanovitch de poser.

C’était une vaste pièce recoupée en long et enlarge d’un système compliqué de cordes, comme un galetas delogements à bon marché. Linoutchenko avait inventé ce dispositifpour faciliter l’étude de l’anatomie.

Certaines cordes pendaient, libres à unbout ; d’autres, tendues, vibraient au moindre contact. Ungros câble noué au crochet de la lampe descendait jusqu’au sol oùil allait se perdre en serpentant dans un coin obscur.

– Ça me rappelle l’inquisition, dis-je enriant à Linou-tchenko.

– Les concierges eux-mêmes s’effraient,bien qu’ils ignorent l’histoire de l’Occident, répondit-il. Maisrassurez-vous, personne n’y laisse sa peau. Quand on désarticuleles bras du patient sur cette estrapade, – il montra le crochet dela lampe, – on peut en dénombrer tous les muscles… Nousn’infligeons du reste aucune torture à Iakov Stépanovitch ; ilse tient à son aise.

– Et je vois d’ici que ce jeune hommen’est pas dans son assiette, dit à mon adresse Iakov Stépanovitch,un petit vieux proprement vêtu, dont le visage aimable, sillonné derides fines, s’encadrait de duvet blanc. Sa perspicacité m’étonna,car je cachais mon angoisse. Je simulais la gaîté, mais unelangueur s’emparait de moi, comme un présage d’évanouissement ou demaladie grave. L’âme dévastée, annihilée, je sentais mes brasalourdis d’un fardeau qui me courbait vers le sol. J’aurais voulum’étendre et ne plus bouger.

J’étais égaré. Pour l’amour de Véra, jefrayais avec des gens qui m’étaient antipathiques, sans pouvoir, àl’instar de la vieille mère de Mikhaïl, associer inconsciemment deschoses incompatibles. Mes nerfs se détraquaient de jour en jour, jecraignais qu’une révolte subite de mon être ne me dévoile aux yeuxde Véra et ne m’oblige à la quitter. Mais autant valaitmourir ; je continuais donc à traîner mon masque de garçonsoumis.

Quant au vieux Iakov Stépanovitch, profitantde ce que Linoutchenko était en conversation avec un autre peintreet que je lui proposais de prendre du repos, il s’avança vers moi àpas menus et dit, les yeux clignés dans un sourire :

– Ne te désole pas, tiens le coup,puisqu’il le faut ! À sa naissance, l’homme n’a pas de nom, ilignore s’il a une âme : il essaye de la dépasser d’une manièreou d’une autre, et c’est alors qu’il se heurte à ses frontières.Mais après avoir subi plusieurs fois la mort spirituelle et enavoir triomphé, il prend un nom et s’initie à ses risques et périlsau grand labeur, aux peines terrestres. C’est au feu qu’on cuit lesbriques.

– Et si les briques éclatent ?demandai-je en souriant.

– Si tu cèdes à l’esprit de corruptionpour te désister de toi-même et te laisser conduire par d’autres, àseule fin d’avoir la paix, tu trahiras ta vie, mon ami. Tu aurasl’air d’un homme comme tout le monde, mais au fond tu mèneras uneexistence inutile, tu seras pareil à une cosse vide. Il est biendit qu’on ne doit pas enterrer son talent, n’est-ce pas ?

– Je suis loin de songer à cela, dis-jeen riant.

– Bon, fais le fier tant que tu en escapable, répliqua le vieillard, le sourire aux lèvres. Voilà monadresse, à tout hasard : n° 3, Dix-septième avenue…

Il répéta le numéro à deux reprises, de sorteque je le retins malgré moi. Mon heure venue, j’allai le trouver.Mais cela n’arriva que beaucoup plus tard ; la fois dont jeparle, je me détournai de lui pour regarder les peintres.

Ils étaient cinq ou six jeunes gens et deuxjeunes filles, tous élèves des Beaux-Arts, amis deLinoutchenko.

– Alors, on ne dessine pas ? demandal’un d’eux, long et maigre.

– Nous attendons trois camarades,répondit Linoutchenko. Ils sont allés voir un Giorgione chez leprofesseur.

La séance de dessin n’eut pas lieu ce jour-là.À peine les artistes furent-ils installés, qu’on frappa à la porte.Bikariouk le Chevelu, un camarade de Linoutchenko, entra, affubléd’un pardessus trop court. Il était suivi de sa femme Macha et d’unpeintre d’assez petite taille. Macha avait les yeux rougis par leslarmes.

– Alors, vous revenez bredouilles ?s’enquit Linoutchenko. C’était donc une blague, cetableau ?

– C’est bien un Giorgione, réponditBikariouk, maussade. Le professeur l’a eu au marché aux puces. Lesveinards trouvent des perles jusque dans le fumier. Mais il nes’agit pas de ça… Il est arrivé malheur à Krivtsov.

– À Krivtsov ? Linoutchenko, devenupâle, s’approcha de Iakov Stépanovitch : On ne dessinera plusaujourd’hui, dit-il.

– Krivtsov s’est pendu, lança Bikarioukd’une voix entrecoupée.

Un grand silence se fit. Véra semblaitimplorer des yeux un démenti. Macha et les jeunes fillespleuraient.

– Il a reçu de son village une lettreannonçant que son père était mort sous le knout. Ses parents sontdes serfs de la province de Kazan, lui-même n’est libre que depuisdeux ans. On avait condamné le vieux à mille coups de knout, maiscomme il avait le cœur faible, il a succombé. On a trouvé dans lapoche de Krivtsov la lettre du diacre, parvenue aujourd’hui. Il aagi sous l’impression du moment… Et il a fixé un billet à sondernier tableau : « Maudit soit le despote, maudit soitle pays d’esclaves ! » Le voici, je l’ai enlevé, car onaurait pu arrêter sa sœur. Elle ne sait rien encore, nous sommesvenus les premiers.

Linoutchenko arpentait la pièce d’un paslourd. Tous se taisaient, atterrés. Il faisait nuit déjà, maispersonne n’allumait. La lune, large et curieusement aplatie,brillait au bas du ciel clair, en face de la fenêtre. Bikariouk,assis sur l’appui, profilait sur le réseau des branches sasilhouette recroquevillée, à barbe hirsute, aux cheveux tombant enlongues mèches noires.

Il dit d’une voix étranglée :

– Et si vous voyiez le tableau qu’il alaissé en plan ! Le hopak, notre danse nationale ukrainienne.Ce n’est pas la maison de torchis traditionnelle, avec lestournesols et le rustre en goguette, c’est l’Ukraine tout entièrequ’il a su évoquer ! Ah, quel artiste on a faitpérir !

– C’est de notre faute ! Vousm’entendez ! dit Linoutchenko en s’arrêtant. Tant que nous neserons pas résolus à consacrer toutes nos forces, toute notre vie àla lutte contre la violence, nous sommes complices desmeurtriers !

– Tu voudrais qu’on se batte à coups depinceau et de palette ?

– Il est des cas où un pays n’a besoinque de citoyens et non de peintres. Le citoyen, lui, trouveratoujours des armes. Vous avez tous lu la Cloche du 15avril ; n’êtes-vous pas tous d’accord ? Le tsar a trompéle peuple ! Le servage n’est pas aboli. Tout honnête hommedoit combattre un gouvernement félon qui noie dans le sang lesjustes revendications des paysans opprimés. Notre camarade, unjeune peintre de génie, n’a pas pu survivre à la mort ignominieusede son père. Il s’est suicidé en maudissant son pays asservi.Acceptez donc votre part de malédiction, tant que vous êtesvous-mêmes esclaves. Qui est avec moi ? cria Linoutchenko. Legroupe d’Ataev nous propose de fusionner. Ensemble, nous doubleronsnos forces. Mes amis, que la mort tragique de Krivtsov nous fasseau moins progresser d’un pas !

Bikariouk se leva d’un bond et vint parler àl’oreille de Linoutchenko.

– Je m’en moque ! riposta celui-ci.Attends, je vais te livrer à ton tour.

– Messieurs ! Il s’approcha de moiet de Iakov Stépa-novitch qui était très pâle, mais calme. Moncamarade me dit qu’il y a des étrangers parmi nous. Mais vous,Iakov Stépanovitch, je vous connais depuis longtemps et vousrespecte comme un père. Il s’inclina devant le vieillard. Quant àvous, Sérioja, bien que vous soyez militaire, vous êtes un amid’enfance de Véra, et…

– Je réponds de Sérioja comme demoi-même, intervint Véra.

La fin affreuse de ce remarquable jeune hommeque je connaissais personnellement, m’avait consterné ; maisde là à vouloir adhérer à un groupe politique dont je ne partageaispoint les idées, il y avait loin. Je perdis contenance, à court depensées et de paroles qui m’eussent désolidarisé à jamais de cesgens-là. Je m’étais avancé au milieu de la pièce pour dire quelquechose, lorsque des coups violents frappés à la porte attirèrentl’attention générale.

Quand le nouveau venu rabattit le col de sonpardessus et enleva sa casquette, pareille à celles que portaientles petits fonctionnaires, je fus saisi de stupeur. C’était Piotr,mon ordonnance ! Ma surprise s’accrut encore de le voiraborder Linoutchenko d’égal à égal, sans me remarquer dans sonémoi. Il lui parla familièrement. Puis il me reconnut, tressaillit,se mit instinctivement au garde-à-vous :

– Votre noblesse…

Le sang à la tête, je fus emporté par mamorgue d’officier :

– Qui t’a permis…

Mais Véra me saisit les mains avec une forceinattendue et cria, hors d’elle :

– Plus un mot, ou tout est fini entrenous ! Il n’y a ici ni soldats, ni gradés. Piotr est uncamarade fidèle, il a souffert de la tyrannie de mon père, et celuiqui n’est pas son ami sera mon ennemi.

Linoutchenko l’emmena à l’écart :

– Du calme, je vais tout lui expliquer.Et venant à moi : Piotr est membre de notre groupe, auquelnous vous invitons à adhérer. Libre à vous de refuser, mais vous neserez sûrement pas un délateur. Si cette violation de la disciplinerépugne à vos sentiments d’officier, vous avez un moyen fortsimple : demandez à changer d’ordonnance, quoique cela puissenuire à notre cause. Piotr a un compère qui est gardien auIIIe Bureau et qui lui donne de précieux renseignementssur les détenus politiques, pour nous permettre d’alléger leursort. Je vous le dis comme à un homme dont la loyauté estincontestable. Je t’écoute, Piotr, quelle nouvelle nous apportes-tuavec tant de hâte ?

J’étais furieux : comment osait-ilinsister à ce point sur ma loyauté ? Trop agité pourrassembler mes idées sur-le-champ, je décidai de décliner, lesoir-même, dans une lettre, toute participation à l’activité dugroupe de Linoutchenko. Mais j’oubliai tout au monde dès que Piotrfit sa communication.

– Le 18 août à cinq heures du soir,dit-il, Mikhaïl Sté-panovitch Beidéman, descendu d’un bateau venantde Vyborg, a été remis au capitaine Zaroubine, premier aide de campdu corps de gendarmerie, et interné dans la prison duIIIe Bureau !

Vera tomba sans un cri. Tandis que nousl’étendions sur un canapé et tâchions de la ranimer, Linoutchenkodemandait des détails : d’où avait-on amené Beidéman ?que savait-on de son arrestation ?

Piotr n’avait appris qu’une chose de soncompère : Mikhaïl avait été arrêté en Finlande, à la frontièrerusse. On n’avait trouvé sur lui que des bagatelles : unpistolet hors d’usage, un canif et un peigne dans un étui.D’Uleaaborg on l’avait amené à Vyborg puis, par mer, àPétersbourg.

Il faut que je cite, à titre d’explication, unextrait des documents d’archives publiés dans la brochure que jegarde toujours sur moi : «Le 18 juillet 1861, dans la paroissede Rovaniemi, province d’Uleaaborg, dans le nord de la Finlande, legarde Kokk remarqua un inconnu à la station de Korvo. Questionnésur son identité, l’homme prétendit être Stépan Gorioun, forgeronde la province d’Olonetz ; n’ayant pas trouvé de travail enFinlande, il revenait au pays par la province d’Arkhangelsk. Commeil n’avait pas de passeport, le garde l’arrêta et le fit conduirepar le bedeau à Uleaaborg, pour le mettre à la disposition dugouverneur. Là il fut interné, et le 26 juillet, àl’interrogatoire, il répéta les renseignements donnés au garde.Quatre jours après, Stépan Gorioun demanda à être de nouveauinterrogé et déclara que ses renseignements étaient faux, qu’ilétait Mikhaïl Beidéman, lieutenant, passé en juillet 1860 en Suèdepar Tornio, de là en Allemagne, et qu’il revenait maintenant del’étranger !…

L’arrestation fut annoncée au grand duc quiordonna de transférer immédiatement le détenu au IIIeBureau. »

Les Linoutchenko gardèrent Véra chez eux. Elleavait le délire, il fallut appeler un médecin. Je cherchai Piotr,mon ordonnance, mais il avait disparu. Je sortis de l’atelier avecIakov Stépanovitch, triste et silencieux.

En me quittant, il dit d’un tonofficiel :

– Rappelez-vous mon adresse, mon ami.Vous êtes orphelin, et les orphelins ont besoin deconseils !

Et il s’éloigna après m’avoir salué. Je mesouviens qu’en le suivant des yeux je fus surpris par la jeunessede sa démarche ; il allait d’un pas léger et net, le dos biendroit, comme s’il était exempt du lourd fardeau des années.

Il se faisait tard. La lune, toujours énorme,voguait dans un ciel crépusculaire dont la voûte, au-dessus dulointain Saint-Isaac, semblait vide. Les sphinx, telles destigresses fatiguées, se faisaient face, et je lus pour la centièmefois l’inscription : «Sphinx de Thèbes, ville de l’Égypteancienne, transportés à Saint-Pétersbourg en 1832.»

Je me rappelle bien cet instant. Derrière lemur de granit, la Néva roulait ses eaux de plomb où des chalandsfaisaient des taches noires. Sur l’autre rive, parmi lesinnombrables trous des fenêtres, de rares lumières clignotaient çaet là, ainsi que des yeux vivants. Dans le fond, l’immense Académiedes Beaux-Arts, que ne surmontait pas encore la statue de Minerve,érigée beaucoup plus tard, paraissait plus proche qu’en pleinjour.

J’étais là, confondu, désorienté. Mon honneurd’officier, ma dignité de gentilhomme, tous mes principes moraux etpolitiques s’acharnaient contre mes affections : l’amour sansbornes que m’inspirait Véra et la fidélité que je devais à sesamis. Et Piotr ? Que faire de lui ? Comment nousreverrions-nous ? Je sentais de tout mon être que l’audace deses affinités secrètes avec les conspirateurs méritait rien moinsque le peloton d’exécution. Et qu’adviendrait-il de Mikhaïl ?Ce serait sans doute à moi de faire les démarches nécessaires pourson élargissement, de recourir aux relations de ma tante, desolliciter Chouvalov et Dolgoroukov, parents et amis de ma famille.Mais que leur demanderais-je ? La mise en liberté d’unimplacable ennemi du tsar ! Et dans quel but ? Pour qu’àl’avenir il s’y prenne mieux dans sa lutte destructive…

Non, c’en était trop. S’ils avaient eu lamoindre estime pour moi, ils auraient dû me ménager davantage,m’épargner, ne serait-ce que par la ruse qui les caractérisait, lesupplice de cet intolérable dédoublement intérieur.

Mais je n’étais à leurs yeux qu’un mécanismepratique. Et de même qu’on jette du charbon dans une machine àvapeur, pour l’alimenter, ils jouaient sur ma prétendue loyauté,afin de m’exploiter à leur gré.

Je descendis l’escalier de la berge. Ilfaisait froid au bord de l’eau. Les vagues lourdes avaient desreflets ternes. Je songeai un instant à m’y étendre, pour flotter àla dérive et sombrer… Et ces deux-là, venus de Thèbes l’ancienne,ne tourneraient même pas leur tête couronnée d’une tiare.

Mais au souvenir de Véra, je rentrai,frissonnant. Je savais qu’elle aurait besoin de moi toute mavie.

En 1918 j’ai repassé par cet état, au mêmeendroit et à la même heure.

Vêtu de mes guenilles et déjà réduit à lamendicité, j’errais jour et nuit par la ville et j’observais, sanséveiller de soupçons, vu ma vieillesse…

Une nuit, comme la grande lune aplatierépandait sa lueur blafarde, je vis un homme se jeter dans la Néva.Une longue cicatrice allant de l’oreille droite au bas du nez,rougeoyait dans la clarté crépusculaire. Je la connaissais… Biensûr ! C’était ce fameux coup de sabre turc qu’il reçut quand,poussés par une folle audace, nous avions pris tous les deux lesdevants. Le gros de la troupe nous rejoignit et l’avant-garde del’ennemi fut capturée. Cette cicatrice a valu au capitaine Alférovla croix de Saint-Georges…

Aujourd’hui, vieillard rigide, il quittait lavie stoïquement, en militaire qu’il était. Je le vis saluer à lamode russe les quatre points cardinaux, se déshabiller sans hâte,entrer dans l’eau, s’éloigner à la nage, disparaître. Je nel’interpellai point. Il avait raison à sa manière. Je descendis lesmarches. Les eaux grises murmuraient, voraces, battant le granit àmes pieds. Ah ! qu’elle me fascinait, cette lourdeprofondeur…

Mais la pensée de Véra me retint. Je luidevais, à elle qui dormait depuis longtemps du sommeil éternel, defaire connaître au public le martyre de Mikhaïl, avant dem’éteindre à mon tour.

Je remontai. L’énorme silhouette de l’Académiese dressait, comme jadis, sans la statue de Minerve qui s’étaitécroulée vers 1890 en crevant le plafond. Les sphinx se regardaienttoujours, mystérieux et indolents, au-dessus de l’inscriptionséculaire : « …De Thèbes, ville de l’Égypteancienne ».

Chapitre 9Sous la cloche

 

Un embarras subit me retint devant l’hôtel dema tante : un carrosse venait de s’y arrêter, le comteChouvalov, enveloppé d’une superbe pelisse de castor, sautalégèrement à terre et se dirigea vers la porte. Affectant dem’intéresser à la devanture d’un fleuriste, je me pressai contre lagrande vitrine qui resplendissait près du dernier pilastre del’hôtel. Le comte, qui de son œil perçant avait surpris mon manège,m’aborda avec un sourire radieux :

– Entrons ensemble chez lacomtesse ; à quoi bon déranger deux fois le vieuxKalina ?

Kalina était un vénérable laquais de ma tante,qui ne cédait à personne le privilège d’ouvrir la grande porte. Lacomtesse recevait souvent des visiteurs de marque, et Kalina sejugeait tenu de les saluer le premier, en majordome accompli.

Les allures du comte paraissaient fortnaturelles, il semblait seulement de très bonne humeur, et l’éclatvif de ses yeux était comme voilé d’une délicatesse de bel hommeinconscient de son pouvoir.

Tout en bavardant sans façons, je frémissaisau-dedans de moi-même. J’avais acquis soudain la certitude queChouvalov venait chez ma tante uniquement à mon sujet et qu’ilcraignait de ne point m’y trouver.

Tel un veinard qui a gagné du premier coup legros lot, il ne pouvait, malgré son empire sur lui-même, dissimulerla joie bestiale que procurent les aubaines. J’ai observé une foisun chat qui, ayant attrapé une souris au passage, céda de bonnegrâce à un chien le morceau de lard qu’on lui avait jeté. Commej’ignore l’étendue de la conscience chez les animaux, je ne sauraisdire si c’était un effet du hasard ou du sentiment en question.Mais j’ai, hélas, la preuve formelle qu’en cette inoubliable nuitl’attitude du comte Chouvalov rappelait l’aménité du tigre qui afait bonne chasse.

On a eu le tort de nous apprendre à nous fierexclusivement aux faits, à la logique, en négligeant, commel’héritage romanesque de nos ancêtres, les avertissements du cœur.Si j’avais été sage, j’aurais écouté mon angoisse à la vue de cetteface de marbre aux yeux aigus, et je m’en serais retourné chez moi.Mais je n’étais pas sage, et je suivis Chouvalov.

Le salon de ma tante était plus animé qu’àl’ordinaire. Une jeunesse turbulente des deux sexes bavardait avecanimation. À défaut du personnage de marque que ma tante servait àses invités comme un plat de choix, la compagnie s’était partagéespontanément en plusieurs groupes où l’on causait sans contraintede choses et d’autres.

Ma tante trônait à la table ronde, entourée deses familiers assis dans des fauteuils moelleux. Il y avait là dehauts fonctionnaires qui parlaient de l’actualité, des écoles dudimanche qu’on se proposait de fermer, des troubles qui éclataientdans les universités et de la fameuse « questionféminine ».

– Je suis de tout cœur avec le comteStroganov, déclara ma tante. Lui seul ne me semble pas mentir endisant que l’instruction supérieure ne convient qu’auxgentilshommes fortunés. Tel petit roturier qui en sait plus que sonpère, ne pense qu’à se pavaner devant lui ! Un autre, gorgé descience mais las de traîner sa misère, finit par se pendre comme onl’a lu tantôt dans le journal. Décidément, chacun doit vivre selonla volonté de Dieu.

– Et l’avis du baron de Korf, qu’enpensez-vous ? demanda à ma tante un vieillard, malingre. Ilpropose de fonder tout d’abord l’université libre…

– Sornettes ! Nous ne sommes pasmûrs, mon ami, pour le système parlementaire ; si nous allonssans trique à l’abreuvoir, les prés seront piétinés !interrompit ma tante.

– La note de Kovalevski est curieuse…commença prudemment Chouvalov, du ton interrogateur dont il usaitd’habitude pour soutirer aux autres leur opinion sans jamais direla sienne.

– À l’amende ! À l’amende !cria-t-on de toutes parts en tendant à Chouvalov un vase de Saxe oùsonnaient des pièces d’argent.

– Ce soir, mon cher, on met à l’amendepour Kovalevski, dit ma tante. Nous nous sommes battus une heure àcause de lui. Quand j’ai vu qu’on s’emballait, j’ai pensé qu’onpourrait bien tondre le mouton au profit des orphelins. Paye, moncher comte, et ne parle plus de Kovalevski, il nous colle aux dentscomme du rahat-loukoum !

– C’est bien la peine de s’occuper d’unréprouvé ! Stro-ganov, Dolgorouki et Panine sont nommés,intervint un petit vieux pétulant, et il fit à un autre vieillardle geste de décapiter un pissenlit. Kovalevski… aurancart !

– À l’amende ! Ma tante poussa levase vers le petit vieux. Tout le monde riait.

D’ordinaire, mon tempérament d’artiste, portéaux jeux de toute sorte, me faisait goûter cet art subtil dessalons qui consiste à aborder tous les problèmes sans lesapprofondir, en dessinant d’ingénieuses arabesques verbales,pareilles aux figures tracées par les sportifs sur la glace d’unepatinoire.

Mais ce jour-là, peut-être parce que Mikhaïlétait détenu au Troisième Bureau, à la merci d’un homme qui setenait en face de moi comme si de rien n’était, cette insouciancemondaine m’horripilait.

– Kovalevski a rapporté gros, fit matante. Voyons, Maria Ivanovna, à toi de chevaucher ton dada, maisje te préviens que si tu le fais courir jusqu’à Augustin, tupayeras double amende.

Ma tante avait une vieille pendule allemande àsonnerie et à carillon marquant les demi-heures sur l’air de« Mein lieber Augustin ».

– Je n’aime pas l’équitation, dit ensouriant Maria Ivanovna, je préfère la troïka du bon vieux temps,qui est si confortable. Et ma condition de femme ne m’offensenullement : je souhaite vivre ma vie en mère diligente, commele firent nos aïeules.

– Toi, tu es une femme de tête, nous lesavons ; parle-nous plutôt de ta fille, commanda ma tante quitraitait Maria Ivanovna en fillette, bien que celle-ci eût dépasséla quarantaine.

– C’est vrai, Liouba me donne dusouci ; figurez-vous qu’elle est peintre. Maria Ivanovnarougit comme si elle avait dit une indécence. Une ou deux heures dedessin, passe encore, mais elle ne fait que ça du matin ausoir ! Tantôt, elle a eu une crise de larmes. Son professeur aremarqué sans la moindre malice : « Vous êtes très douée,dommage que vous ne soyez pas un garçon. » Alors elle s’estvexée : « Vous n’auriez pas dit, je suppose, àl’ambassadeur de Chine qu’il est intelligent mais que ses yeuxbridés lui font tort… Et vous osez parler ainsi à une femme ?Sortez ! » Et à moi, elle m’a déclaré : «Je ne mesens pas demoiselle, maman, je voudrais vivre en homme. »

– Amène-la moi demain, dit ma tante. Jelui recommanderai un bon parti, elle est d’âge à se marier.

– L’insurrection féministe ! s’écriale petit vieux de style européen. Si les femmes étaient plusraisonnables, elles ne se révolteraient pas. Car enfin, il estdémontré par la science que leur cerveau, en moyenne, estsensiblement plus léger que celui de l’homme. En a-t-on vu au moinsune qui eût du génie, ne serait-ce qu’en littérature ? Ellesne feront jamais plus que George Sand, encore Baudelaire l’a-t-ilqualifiée de génisse…

– Et Jeanne d’Arc ? proféra enrougissant l’aînée des vieilles filles.

– Jeanne d’Arc est d’une autre époque. Etpuis, madame, Voltaire nous l’a neutralisée. Son exploit, sonmerveilleux talent militaire résultaient de… comment dire celad’une façon correcte ?…

– Tais-toi donc… Ma tante menaça du doigtson petit vieux préféré, passé maître en grivoiseries.

– Bref, Jeanne d’Arc n’est pas un exemplepour les femmes, car ce n’en était pas une, fit observer Chouvalovd’un air détaché.

Une jeune fille demanda :

– Cela se peut-il ?

On rit aux éclats. Ma tante, très bien lunée,criait :

– Comte, encore une amende, pour avoirfait rougir une ingénue !

Mais la conversation prit bientôt un toursérieux. Quelqu’un mentionna un article de Leskov dans laParole russe, et quoique la pendule eût sonné depuislongtemps et carillonné à deux reprises la chanson d’Augustin, lesinvités n’abandonnaient pas le sujet. Le début du mouvementféministe inquiétait au plus haut point pères et mères, et des casd’emballement pour les idées nouvelles avaient créé dans plus d’unefamille des antagonismes tragiques.

Je me retirai discrètement vers la fenêtre,afin de cacher mon émoi. La question féminine, alors à la mode, metouchait aussi de près. C’était elle qui avait détruit mon bonheuren jetant Véra dans les bras de Mikhaïl…

Par chance, un peintre mondain, beau parleur,rallia autour de lui tout le salon par ses boutades. Son langageétait d’une préciosité ridicule, mais ce qu’il disait me semblaitassez spirituel.

Le lecteur s’étonne peut-être qu’en évoquantun instant décisif de ma vie, comme le début de ce chapitre le luia laissé entendre, je puisse me complaire à détailler desconversations futiles. Et l’on en vient à se demander si j’aivraiment retenu tout cela ou si je profite de l’occasion poursatisfaire mon penchant tardif d’écrivain en reconstituant detoutes pièces une soirée mondaine ?

À cette question, je répondrai par une autre.Le lecteur n’a-t-il jamais observé que lorsque des gens racontentun terrible malheur qui a brisé leur vie, ils s’arrêtent exprès àdes choses sans importance. On appelle à l’aide la banalité poursupporter ce qui est au-dessus des forces humaines ordinaires.

Quant à ma mémoire qui a enregistré comme unephotographie les événements d’il y a un demi-siècle, cette mémoirede vieillard, tel le soleil, ne fait en somme plus de différenceentre le grand et le petit. Je me permettrai cependant de relaterquelques détails encore, de ces faits menus qui se gravent dansl’esprit du condamné conduit à l’échafaud…

Le peintre éloquent dont j’ai parlé tout àl’heure, portait une veste de velours et avait la manie degesticuler.

– Permettez-moi de vous initier aumystère de l’art, qui dévoile le mieux les secrets de l’homme et dela femme, dit-il en s’adressant à ma tante.

– Vas-y, mon cher, répondit-elle avecl’humour qui lui était propre. Mais souviens-toi que, même pour unestatue, la nudité complète est indécente. D’ailleurs, aux endroitspérilleux tu n’as qu’à parler en français.

– J’espère éviter Scylla et Charybde enme tenant au russe. Mais trêve de préambules. Mettons que jedessine Hermès… En étudiant ses muscles fermes, aux lignes pures,j’ai l’impression de faire un travail d’orfèvre. Une fois le musclevu et bien indiqué, c’est un sentiment presque farouche de calculet de logique, si j’ose m’exprimer ainsi, qui guide mon crayon. Oncroirait suivre le bord d’un précipice, dans un effort devolonté.

– Qui est-ce ? chuchotait-on autourde lui.

– Un parvenu qui a du talent, unpensionnaire de la comtesse.

Le peintre continuait :

– En un mot, mesdames, ces sentimentssont la joie d’une visée juste, le vol de la balle en pleinecible…

– C’est un cours de tir militaire ?intervint ma tante.

– Patience, comtesse, j’en arrive àVénus… Là je sens les formes divines non plus dans les lignes, maisdans les ombres : c’est comme si je m’immergeais dans une mertiède, toute bleue, sous un magnifique ciel d’azur. J’ai le cœur enfête, j’entends les cloches de Pâques… Mesdames, je me baigne dansVénus !

– Est-ce que c’est convenable ?questionna Maria Ivanovna.

L’hilarité fut générale.

– À l’amende, mon cher, dit ma tante, tuvas trop fort.

– Permettez-moi d’achever, comtesse,peut-être le verdict du public sera-t-il moins rigoureux que levôtre.

Et il poursuivit avec un geste théâtrald’improvisateur :

– Si la reproduction artistique, destorses masculin et féminin donne des sensations si différentes,c’est qu’il y a là une loi formelle qui interdit de confondre lesdeux principes ou de substituer l’un à l’autre. Enfin, que lesdames veuillent bien me pardonner, la création est de notreressort, et non du leur. C’est l’homme qui a créé les Vénus de Miloet de Médicis. Certes, il ne les a pas inventées, il devait aimer àla folie une Aglaé ou une Cléo. Nous y voilà : la tâche desfemmes est de l’amour. Mesdames ! Faites-nous créer de bellesœuvres, la beauté de la vie.

Hommes et femmes applaudirent l’orateur, et matante lui dit :

– Bravo ! N’empêche que tu vas payerl’amende pour le bain dans Vénus.

J’étais déprimé. Malgré moi, je comparais, audésavantage de la société mondaine, le vide de ces propos à laprofondeur de pensée dont faisaient preuve les amis de Véra, siantipathiques qu’ils me fussent. Où était donc ma place ?Empoisonné à parts égales par des influences contraires, n’étais-jepas destiné à rester éternellement au carrefour ?

Chouvalov qui m’avait jeté un coup d’œil detemps à autre, s’approcha de moi.

– Vous désirez partir, à ce que je vois,dit-il. C’est aussi mon intention ; filons à l’anglaise.

Tandis que nous mettions nos capotes dansl’antichambre j’eus l’idée qu’il me proposerait de faire routeensemble. En effet, quand son carrosse fut avancé, ilm’invita :

– Prenez place, j’ai à vous parler.

Je me taisais, par crainte de commettre unebévue. Le comte me regarda et dit avec compassion :

– Mais vous êtes souffrant ! C’estnaturel, du reste, avec le chagrin que vous avez… Mais j’espèrepouvoir vous être utile.

Enfermé dans mon silence stupide, je metorturais l’esprit, en quête de l’attitude à prendre envers lui.Qu’insinuait-il ? Comptait-il me faire avouer que j’étaisrenseigné sur Mikhaïl ? Le piège eût été trop grossier… Nousétions arrivés à un des plus beaux hôtels de la ville ;évitant l’escalier d’honneur qui conduisait au premier, nousgagnâmes par un long corridor une pièce d’angle retirée. Dansl’antichambre, le comte prévint le portier qu’il avait une affaireurgente et qu’il n’y était pas pour les visiteurs.

La pièce où nous entrâmes, s’éclairait depetites fenêtres aux embrasures profondes, qui donnaient sur laNeva.

La flèche de Pierre et Paul brillait en face,et toute la forteresse s’étalait à mes yeux, du bastion Troubetskoïà la pointe du ravelin triangulaire.

Le mobilier se réduisait à un divan moelleux,placé contre le mur et couvert d’une jolie indienne semée d’oiseauxet de papillons. Par terre, des caisses d’emballage pleines devaisselle, des meubles brisés. Le local servait de débarras.

– Je vous prie de me pardonner ce décordisgracieux, dit le comte en prononçant le dernier mot avec leplaisir d’un étranger qui a triomphé des difficultés de la languerusse. En revanche, nous sommes sûrs de ne pas être dérangés dansnotre entretien qui, vous vous en doutez, sera de la plus hauteimportance.

Si j’avais su jouer mon rôle, je me seraisécrié dès le début que je n’y comprenais rien, que je brûlaisd’être informé. Mais il était trop tard pour feindre l’étonnement,je restais donc devant la fenêtre, l’air abruti, immobile comme unlièvre hypnotisé par un boa.

Une bagatelle attira mon attention : uneénorme cloche à fromage était posée sur le marbre de l’appui ;une grosse mouche bleue s’y débattait, à bout de forces, dans unbourdonnement fastidieux.

– Relâchons la prisonnière !Chouvalov souleva la cloche et, de son doigt fin à l’ongle pointu,il projeta sur le plancher la mouche pâmée. Puis il me prit le brasavec un imperceptible sourire. Je parie, mon cher lieutenant, quevous venez d’établir une analogie. C’est exact ?

Je tressaillis et répliquai en riantjaune :

– Comte, vous avez deviné juste ;mais soyez magnanime comme pour cette pauvre mouche :délivrez-moi de la stupeur qui m’emprisonne. Je me perds enconjectures sur ce que sera notre entretien.

– Il s’agit de Mikhaïl Beidéman, dit-ilsimplement. Comme vous le savez, il est détenu au TroisièmeBureau.

Je me contraignis à ébaucher un geste desurprise, mais j’ouvris trop les bras, tel un mauvais acteur.Chouvalov coupa court à ma pantomime en disant avecindulgence :

– Bien sûr, vous êtes tenu de fairel’étonné. Trêve de comédie, mon cher Sérioja !

Il me prit la main et m’adressa un regardaffectueux, sans la moindre hypocrisie. Les Chouvalov étaient nosparents par alliance, le comte me connaissait depuis mon plus jeuneâge ; mais, tout à ses affaires, il m’avait rarement accordéson attention.

Cette familiarité soudaine m’ôtait la dernièrechance de me retrancher dans un maintien officiel.

– Asseyons-nous sur ce divan. Unecigarette ? Il me tendit son étui. Nous nous mîmes àfumer.

« Je n’ai pas encore trahi »,constatais-je en mon for intérieur. La tête vide, je n’avais quecette préoccupation : ne pas trahir.

– Mikhaïl Beidéman a été appréhendé à lafrontière finlandaise, alors qu’il tentait de repasser en Russiesous un nom d’emprunt. L’empereur en est très irrité, le jeunehomme risque d’encourir la peine la plus dure, si je ne trouve pasde circonstances atténuantes.

Le comte parlait gravement, avec juste autantde sensibilité qu’il devait en manifester à cette occasion. Lamoindre fausse note m’aurait alerté, mais grâce à son tact le comteme fit croire à une bienveillance sincère, naturelle à tout honnêtehomme. En outre, bien que le sachant arriviste, il était absurde desupposer que l’affaire de Mikhaïl puisse contribuer à sonavancement. C’était pourtant vrai ; mais je n’en ai eu lapreuve que cinquante ans plus tard. Ce que j’ai vécu depuis et laperspective historique dont je dispose me permettent aujourd’hui devoir ces événements dans leur cadre réel.

Car enfin, c’était dans les années 1860, cespremières années de réforme, si impatiemment attendues et sidécevantes.

Le mouvement révolutionnaire soulevait lajeunesse, ébranlait les universités. On répandait des tracts. Peuavant l’arrestation de Mikhaïl, le chef de la gendarmerie avaitreçu par la poste des pages du Grand russe. Et aux moisd’août et de septembre, le fameux appel À la jeunessecirculait parmi les masses.

Évidemment, le comte Chouvalov, général fraisémoulu, avait tout intérêt à révéler ses talents de défenseur dutrône. Il fallait pour cela fabriquer des ennemis redoutables. Or,Mikhaïl servait on ne peut mieux ses desseins.

Après une pause, le comte reprit d’un tonsignificatif :

– Si vous ne m’aidez pas à trouver descirconstances atténuantes, Beidéman risque d’encourir la peine laplus dure, et pas seulement lui…

Il attendait ma réplique. Mais je me taisais,les mains crispées. Alors il me dit de son ton cordial de parent etd’ami :

– Je serai dans l’obligation d’arrêter etd’interroger Véra Érastovna, la fille de Lagoutine.

– Vous ne ferez pas cela… J’avais bondi,affolé. Véra Érastovna n’y est pour rien, elle a été entraînée.

– Vous avez pourtant fréquenté avec ellele cercle de Beidéman ! Chouvalov gardait les yeux baissés,comme s’il craignait que leur éclat aigu ne fît contraste à ladouceur de son accent.

– Il n’existe pas de cercle, dis-je avecfermeté ; il n’y a que Mikhaïl Beidéman, dévoyé par desesprits frondeurs…

– Écoutez-moi bien, encore unefois : vous seul pouvez sauver Véra Érastovna del’arrestation, en m’aidant à déchiffrer un texte.

Il sortit un papier de son portefeuille, lemit sur la table, posa dessus sa grande main de marbre, encore plusblanche que le visage, et dit en plongeant enfin dans mes yeux sonregard :

– Ce que nous disons ici doit restersecret. À la moindre indiscrétion, vous et Véra Érastovna serezincarcérés, ainsi que certains autres. Je suis renseigné sur toutesles connaissances de Beidéman.

– Que voulez-vous que je vousexplique ? demandai-je.

– Une perquisition minutieuse nous a faitdécouvrir, au fond d’une boîte de cigarettes, un papier déchiré enpetits morceaux. On a réussi à les assembler, et le texte estclair, malgré quelques lacunes. Le voici :

Chouvalov me tendit la copie du document.

« Nous, Constantin Premier, empereur detoutes les Rus-sies par la grâce de Dieu », tel était le débutsolennel du faux manifeste émanant d’un fils imaginaire du grandduc Constantin Pavlovitch. Ce prétendant fictif soutenait que letrône avait été ravi à son père Constantin par Nicolas1er, frère cadet de ce dernier, et que lui-même était enprison depuis l’enfance. Suivaient un appel au renversement del’usurpateur qui dépouillait le peuple, et la promesse dedistribuer la terre aux paysans, d’abolir le recrutement coercitifet de satisfaire aux doléances présentées dans les anonymes.

Chouvalov ne me quittait pas des yeux, maiscela m’était désormais bien égal. Je n’avais plus de préventioncontre lui, indigné que j’étais du grossier mensonge de ce documentet de l’impudence de son auteur. Tels étaient alors les sentimentsque reflétait mon visage.

– Cher Sérioja, que je suis heureux de nepas m’être trompé sur votre compte ! Chouvalov me serra lamain, et abandonnant ses airs confidentiels, me dit du ton sérieuxd’un allié : Aidez-moi donc à ne pas mêler Véra Érastovna àcette affaire. Dites vous-même tout ce que vous savez deBeidéman.

Aujourd’hui, étant mon propre juge au seuil dela mort, je n’ai pas au fond grand-chose à me reprocher en ce quiconcerne mon entretien avec Chouvalov, sans deux révélationsfatales que j’aurais pu éviter.

Poussé par l’unique désir de disculper Véra,je présentai Mikhaïl comme un être obstiné et orgueilleux qui, pourexécuter ses projets révolutionnaires, ne voulait pas decompagnons, mais seulement des subordonnés. Chouvalov me délia lesmains en m’annonçant que, de l’aveu même du détenu, il projetaitrien moins que l’assassinat de l’empereur. Ce crime, au dire deBeidéman, lui eût été facile à commettre, car en tant qu’ancienélève officier, il connaissait les habitudes du souverain.Chouvalov cita ses propres paroles, renouvelées dans ma mémoire parles extraits d’archives concernant cette affaire. Ayant avoué qu’ilrevenait en Russie pour tuer le tsar, Mikhaïl déclarait àl’interrogatoire :

« Ne tenant guère à la vie que j’aiconsacrée à cette œuvre, je ne pensais pas échapper aux poursuitesaprès l’exécution de mon dessein. »

J’écumai. Comment Mikhaïl osait-il, dans sonégoïsme de démon révolté, ne pas tenir à la vie après avoir uni sondestin à celui de Véra ? S’il avait eu la moindre générosité,il aurait fui l’amour de la jeune fille, au lieu de balayer aupassage cette belle jeunesse, comme on écarte d’une main brutale unfrêle papillon attiré par la flamme.

Exaspéré par cette phrase qui risquait de tuerdans la fleur de l’âge un être adoré, je cédai à l’impulsion d’unehaine farouche, sans être stimulé plus longtemps par Chouvalov. Jecommentai à haute voix les propos de Beidéman, en cherchant àdécouvrir le sens le plus funeste dans cette déclaration d’unorgueil diabolique.

– Il voulait soulever le pays contre letsar ! m’écriai-je. Le régicide accompli par un noble pouvaitêtre interprété comme une vengeance pour l’affranchissement despaysans… Beidéman détestait la noblesse, je me rappelle qu’ildisait : « Il faut l’extirper comme une ortie »…

– Sérioja, mon ami, calmez-vous.Chouvalov m’entoura paternellement les épaules de son bras.Beidéman n’est peut-être qu’un pauvre fou ?

– Non, c’est un odieux fanatique !S’il ne fait aujourd’hui que des aveux succincts, par mépris desautorités, c’est afin de rendre plus sensationnelle la proclamationde ses idées devant le tribunal et de passer aux yeux du publicpour un martyr révolutionnaire…

Je jetai un regard à Chouvalov et restaicourt. Il rayonnait de joie, comme si l’empereur venait lerécompenser de son zèle. En effet, son jeu perfide au chat et à lasouris lui valut la suprême satisfaction de dépasser en grade sescollègues. Quant à moi, pour ma trahison et ma colère stupide, ilme fit décorer avant terme.

Hélas, nous avons vendu pour un liard l’âmeforte et l’intelligence claire de Mikhaïl !

Mais je ne réalise la chose que maintenant, àquatre-vingt-trois ans, anéanti avant d’être mort. Tandis qu’alorsj’éprouvai seulement une peur instinctive devant la minetriomphante du comte, et, ma colère tombée, je me demandai si jen’avais pas livré mon ancien ami.

Je trouvai que non. Et magnanime jusqu’aubout, croyant adoucir le sort de Mikhaïl, je soutins tout à coupl’hypothèse du comte qu’il n’avait peut-être pas toute sa raison. Àmon tour je fournissais quantité de preuves, mais Chouvalovm’écoutait sans intérêt. Il était redevenu un mécanisme impeccable,inclus dans une gaine de marbre aux formes parfaites. Sans doute,mes premières dépositions, inspirées par la fureur,l’arrangeaient-elles davantage.

Il se leva, l’air officiel, comme pour cloreune audience, et me dit aimablement :

– Veuillez m’excuser, je suis très pris.Vous n’avez rien à craindre pour vous ni pour Véra Érastovna…

– Et Beidéman ?

– Il aura ce qu’il mérite.

C’était la réplique d’un supérieur quin’admettait aucune immixtion dans ses affaires. M’ayant reconduitjusqu’au vestibule, il dit au laquais : « La capote dulieutenant ! » et monta l’escalier d’un pas leste. Unefois dehors, j’enfilai au hasard une rue, puis une autre. J’avaisl’impression d’être une enveloppe vidée de son contenu. Le démon deMichel-Ange me poursuivait, tenant la peau d’un pécheur écorché.J’errai au travers des îles comme un possédé et, sur le matin, jeme retrouvai à la porte du comte. Je voulais entrer, mais lesfenêtres n’étaient pas éclairées. Le désespoir au cœur, je tombaisans connaissance. Certes, si j’avais pu prévoir les suites de cetentretien, j’aurais perdu le repos pour le reste de mes jours. Maisje n’avais que le vague sentiment d’une chose irréparable survenuedans la vie de Mikhaïl à cause de moi, ou plutôt par monintermédiaire. Bourrelé de remords j’en vins à concevoir le projetinsensé de sauver Mikhaïl au péril de ma vie. La tentative ayantéchoué, je ne me tourmentai presque plus jusqu’à l’époqueactuelle.

Mais maintenant que je connais les documentsdes archives, comment ne pas m’accuser d’avoir été la cause du longsupplice de Mikhaïl ? Car enfin, le comte Chouvalov quidisposait du sort du prisonnier, avait eu un autre projet avantnotre conversation.

Comme le révèle son rapport au grand ducMikhaïl Niko-laévitch, Chouvalov avait proposé de faire jugerBeidéman par le tribunal militaire. Au pis-aller, il aurait passépar le conseil de guerre. Or, n’était-ce pas la mort qu’ildemandait comme une grâce, dans le message déchirant apporté par uninconnu en pleine soirée intime, un message qui semblait venir del’autre monde ?… Mais nous en reparlerons.

Voici le bilan de mon entretien avecChouvalov. J’avais suggéré au comte une nouvelle version del’affaire et, de ce fait, le terrible châtiment à infliger audétenu. Mon affirmation que Beidéman n’était pas fou, comme onétait enclin à le croire, fit venir à l’esprit que si on ne pouvaitplier un homme, le plus simple était de le briser.

Sans perdre un jour, Chouvalov transmettait autsar, à Livadia, mes propres paroles. Le silence obstiné de Mikhaïlaux interrogatoires, disait-il, ne tenait qu’au désir de« rendre plus sensationnelle la proclamation de ses idéesdevant le tribunal et de passer aux yeux du public pour un martyrrévolutionnaire ».

Pour empêcher ce dangereux détenu de faire cequ’il voulait, on l’enferma sans autre forme de procès dans lacellule n° 2 du ravelin Alexéevski.

Chapitre 10Vêtu de pierre sous Catherine II

 

Par une splendide journée de juillet, j’aienfin eu le courage de me rendre à la forteresse Pierre et Paulpour reconstituer en imagination le ravelin Alexéevski où Mikhaïlavait fait vingt ans de cellule.

Que de fois j’avais franchi le pont de laBourse, le long des potagers plantés par la garnison de laforteresse, près de la rampe en bois conduisant au portail !J’ai essayé de pénétrer à l’intérieur avec un groupe de visiteurs.Mais ma vue se troublait, mes jambes flageolaient, je ne pouvaisque m’asseoir sur une grosse pierre au bord de la route et fixerd’un œil hagard l’immense affiche qui surmonte l’entrée. Le peintrey a figuré des canons levant leur bouche noire sur un fond bleuciel ; au-dessus, une étoile rouge, renfermant en son milieula faucille et le marteau. Tout en haut, une inscription ;« État-Major du secteur fortifié de Pétrograd ». Jerépétais machinalement ces mots sur le chemin du retour, jusqu’àmon galetas, pour détourner ma pensée de cette maudite faiblessequ’il fallait surmonter à tout prix. Or, voici que la chance mefavorisa.

Je traversais le Champ de Mars où on aménagecet été un magnifique parterre. Ravi de l’embellissement de lacapitale, je me dirigeais vers le pont suspendu pour retrouverl’édifice du IIIe Bureau, où Mikhaïl avait donné de sifières et énergiques réponses aux interrogatoires.

J’étais mieux vêtu que d’ordinaire ; pourles grandes occasions, il me reste une vieille tenue en beau drapvert foncé. Je l’avais mise la dernière fois pour conduire lesfillettes à l’école.

Dans ce costume, tout le monde m’appelle« grand-père », ce qui me fait grand plaisir. Maissurtout, on me parle d’égal à égal, et il m’importe aujourd’huid’avoir une réponse précise quant au siège de l’ancienIIIe Bureau.

Je n’ai pas réussi à retrouver l’immeuble, carc’est alors qu’est survenu l’événement qui m’a rapproché dubut.

Sur la Fontanka il y a une station de canots àlouer. Elle était déserte ce soir-là. Dans le kiosque on voyait sedécouper en clair la tête d’un garçon qui était de service à cetteheure tardive ; le tenancier fumait sa pipe, assis, les piedsdans l’eau.

Une jeune fille blonde, réjouie, en robecourte, les jambes potelées, parlait à l’oreille du soldat rougequi l’accompagnait. Soudain, elle vint à moi et me dit :

– Citoyen, ça vous plairait d’aller encanot avec nous ? Vous devez savoir tenir le gouvernail, monfrère va ramer, et moi je me prélasserai en bourgeoise. Nous feronsle tour de la forteresse. Ça ne prendra pas plus d’une heure.

Je remerciai et m’embarquai, le cœur battant.Cette promenade tombait on ne peut mieux, du moment que je devaisfaire revivre le passé…

Nous suivîmes la Fontanka près de l’ancienneÉcole de Droit et passâmes sous l’étrange pont où Véra et moiétions venus si souvent, en proie à l’idée fixe que nous cherchionsdu matin au soir à réaliser.

C’était au printemps de 1862, peu après quePiotr eut appris de son compère qu’on avait incarcéré Mikhaïl dansla forteresse, mais qu’il ne se trouvait pas au bastionTroubetskoï. Restait à supposer qu’il était au ravelinAlexéevski.

Véra liquida l’héritage de son père et de sonmari, et quand elle fut en possession d’une somme considérable,elle réclama comme une folle notre aide pour organiser l’évasion deMikhaïl. Linoutchenko avait beau lui démontrer l’impossibilitéd’accéder au ravelin, entouré d’une haute muraille et surveillé parune garde nombreuse qui assurait l’isolement absolu desprisonniers, Véra ne voulait rien entendre. Prête à sacrifier toutesa fortune, elle décida enfin Linoutchenko à essayer.

Piotr devait, par l’intermédiaire de sonfidèle complice, soudoyer le personnel du bastion Troubetskoï et duravelin. Un mois se passa en vains espoirs, mais si la goutted’eau, à la longue, entame le rocher, l’or prodigué à pleines mainsfinit toujours par briser la résistance des mercenaires.

Un beau jour, Piotr déclara qu’il avait sonhomme. C’était Toulmassov, l’adjoint d’un surveillant du ravelin.Pour payer les sentinelles et les geôliers, il exigeait cinquantemille roubles.

Linoutchenko voulut mener lui-même lespourparlers. Après l’entrevue, il nous communiqua le plan deToulmassov.

Par une nuit sans lune, deux d’entre nousparviendraient en barque au bas du ravelin, du côté du pont de laBourse, et donneraient un bref signal lumineux.

Personne ne pouvait le voir, sauf deuxfactionnaires postés en haut du mur. Ils nous jetteraient aussitôtune échelle de corde par laquelle Piotr grimperait avec lesinstruments nécessaires pour scier la grille de la casemate. Au casoù on ne pourrait pas faire sortir le détenu par la porte, ilsdescendraient tous les deux par l’échelle.

Linoutchenko prévint que Toulmassov ne luiinspirait pas confiance et que son plan, sûrement tiré d’un romanfeuilleton, présentait un grand risque sans aucune garantie. MaisVéra, aveuglée par la passion, nous suppliait de tenter l’aventure.Piotr et moi acceptâmes. Si je connais à la perfection tous lesbras et affluents de la Neva, c’est que je les avais explorés avecVéra des journées entières, cherchant le meilleur moyen d’atteindrela terrible forteresse et d’en repartir avec Mikhaïl.

Ce projet la fascinait. Aussi m’était-iltoujours plus difficile de lui objecter, à l’instar deLinoutchenko, qu’il n’offrait aucune chance de réussite et un grandpéril. À la première alerte, Piotr et moi serions tués sur place.Pour moi, à vrai dire, une mort inutile, mais héroïque aux yeux deVéra, était la seule issue désirable, car je me sentais déjà fautifde l’incarcération de Mikhaïl…

Ma vie, d’ailleurs, était scindée et je n’ytrouvais plus ma place. J’avais beau me répéter que l’entretienavec Chouvalov ne pouvait avoir de conséquences funestes, mon cœurme soufflait le contraire.

Maintenant que nous sortons du canal, pourdéboucher dans le large lit de la Neva, je revois en détail lespéripéties de cette folle tentative d’enlèvement.

Le soleil couchant répand son or fondu sur lesatin bleu sombre des flots, tandis que l’autre fois…

L’autre fois, il avait plu à verse tout lejour ; vers le soir une tempête s’était déchaînée, le canontonnait, sinistre, annonçant une menace d’inondation.

Je me reporte à cinquante ans en arrière. Ilfaisait nuit close. La tempête sévissait sur la Neva. Les bateaux àvapeur étaient rares. Les chalands immergés faisaient d’immensestaches noires…

– Gare à la vedette, grand-père !Obliquez à droite ! me crie la jeune fille blonde, car, tout àmes souvenirs, j’ai oublié le gouvernail.

Nous sommes arrivés. La forteresse Pierre etPaul avec ses six bastions ressemble à une araignée fantastique quimontre à la surface les premières articulations de ses pattes ettrempe dans le fleuve les extrémités. J’ai l’impression que cesmembres, ramifiés sous l’eau en milliers de tentacules, enveloppenttoute la ville d’un invisible filet. En voyant l’autre jour auMusée de la Révolution le réseau de la police du tsar, dont lescentres d’espionnage étaient indiqués par des ronds de couleur, jel’associai au mystérieux travail que paraissait accomplir sousl’eau la gigantesque araignée de pierre.

– Tiens, on dirait une araignée, remarquela jeune fille blonde, tandis que son compagnon profèregravement :

– C’est parce que les araignées du régimetsariste y suçaient le sang du prolétariat révolutionnaire.

L’araignée… qu’il était prophétique, ce signeà la main droite de Mikhaïl ! C’est ainsi qu’au moyen âge lesvassaux portaient sur eux l’écusson du suzerain.

Sur le mur moussu du bastion Troubetskoï il ya une inscription gravée en grosses lettres : « Vêtu depierre sous Catherine II ».

Vêtu de pierre…

Il n’y avait pas que le bastion, Mikhaïl aussifut vêtu de pierre pour vingt ans, confiné entre les quatre mursd’une cellule dont l’unique fenêtre, pourvue d’un triple grillage,donnait sur un autre mur épais.

Et Mikhaïl n’était pas le seul…

En levant un peu la tête, on aperçoit là-hautdes canons. Voici le plus grand qui tire à midi, tous les jours,depuis Pierre Ier jusqu’au dernier tsar, et depuis sonabdication jusqu’à nos jours, six ans après la révolution.Au-dessus des canons, se dresse un mirador surmonté d’un drapeau,aujourd’hui rouge.

Derrière le bastion Troubetskoï, où des arbresétalent leur superbe feuillage, il y avait jadis un mur intérieur.Derrière ce mur, dans une île séparée par un canal, s’élevait leravelin Alexéevski d’où on ne sortait les détenus que pour lesenterrer sous un faux nom ou les mettre à l’asile d’aliénés.Au-delà du ravelin, un second mur, puis la Neva.

C’est de ce mur-là que les sentinelles payéespar Toulmassov devaient, il y a soixante et un ans, nous descendreune échelle de corde. Or, à peine étions-nous arrivés en barque, lanuit, en donnant notre signal lumineux, que deux coups de feupartirent des fourrés d’en face. L’une des balles m’était destinée,mais comme je venais de me reculer pour prendre mon revolver,toutes les deux atteignirent Piotr à la tête. Il manqua de fairechavirer la barque et glissa sans bruit dans les flots quil’engloutirent. Je n’avais plus qu’à ramer en hâte vers la rive oùVéra et la malheureuse Marfa, plus mortes que vives, m’attendaientdans les buissons…

Quelle insouciance, aujourd’hui, dans leclapotis des vagues soulevées par le joyeux passage d’unvapeur ! Que de gaîté sur cette rive où les scélératsembusqués nous avaient tiré dessus !

Les soldats rouges baignent un oursonapprivoisé et barbotent eux-mêmes. L’animal comique leur saute surle dos et y reste cramponné, tel un petit chien mouillé.

Mes compagnons s’amusent beaucoup de cespectacle et c’est à regret qu’ils rebroussent chemin.

– Ah, la belle promenade ! répète lajeune fille. Je ne pus m’empêcher de lui dire :

– Pourtant, l’endroit que nous venons dequitter n’est rien moins que gai ! Savez-vous, mademoiselle,que les meilleurs hommes y ont langui pendant vingt ans…

– Citoyen, réplique le soldat, lessourcils froncés, vous avez une manière démodée d’exalter lesmérites d’individus isolés. Le rempart et la base de la révolution,ce ne sont pas les individus, c’est la conscience descollectivités.

Il est tout jeune et très grave, ce militaireen tenue impeccable, aux pattes de col roses. Je fais la sourdeoreille, j’ânonne et me tais.

Nous nous quittons bons amis, en nous serrantla main. La jeune fille a acheté à une marchande un petit pain etdeux sucres d’orge, qu’elle m’offre en rougissant.

– Merci pour le pilotage, citoyen.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Le passé,enseveli il y a soixante et un ans, ressuscitait toujours…

Au lendemain de la mort tragique de Piotr,j’annonçai au commandant du régiment la disparition de monordonnance. Après de vaines recherches, on conclut qu’il s’étaitnoyé en état d’ébriété. Pour plus de vraisemblance, je le prétendisporté à la boisson. Nous craignions que le violent désespoir deMarfa ne nous livrât. Ses propos incohérents sur l’évasion manquéeauraient paru fort suspects à de fins limiers. De peur qu’elle nese rendît à l’endroit fatal, nous la tenions enfermée, décidés àlui faire quitter la ville le plus tôt possible.

Véra, les yeux immenses, le regard éteint etfixe, semblait pétrifiée. Elle ne s’anima qu’à l’arrivée deVictoria, la sœur de Beidéman, venue de Bessarabie pour essayerd’adoucir le sort de son frère par l’intercession de parents hautplacés.

Après ma promenade en barque autour de laforteresse avec la jeune fille et le soldat, je ne pouvais plus meretenir d’y pénétrer par terre ferme.

Le jour suivant, vers trois heures del’après-midi, je me dirige vers la Place de la Trinité et gagne parle pont l’entrée de la forteresse Pierre et Paul, où un guide faitl’appel de son groupe de visiteurs.

Ce sont de jeunes ouvrières d’usine. Leurjournée terminée, elles sont venues là sans passer à la maison etont engagé un guide à leurs frais, dans l’espoir d’avoir desrenseignements plus intimes ; la plupart portent des écharpesà rayures, avec un pompon au bout. Quand on leur demande pourquoices écharpes sont toutes pareilles, elles déclarent :« Nous les avons achetées ensemble au magasin. »

Le guide nous conduit vers le portail.

– J’attire votre attention, camarades,sur le bas-relief de l’entrée. Il y a là un personnage qui a moinsl’air de voler que de pendre la tête en bas, dans une poseindécente. Ce garçon, qui le montre de la main, a un bras si longqu’en le baissant il aurait touché son pied. L’ancien tsar Pierre,désireux d’honorer son patron, l’apôtre Pierre, a donné l’ordre defigurer un miracle accompli par ce dernier. C’est ce qu’on a faiten sculptant cet homme qui vole dans une pose peu convenable et quin’est autre que le mage Simon, confondu par l’apôtre. Tout celan’est qu’une légende, une fable à l’usage des naïfs et desillettrés.

– La religion est l’opium du peuple,disent deux jeunes filles aux écharpes.

Le guide indique les niches qui flanquent leportail.

– Ces statues représentent le dieu païenMars et son épouse Vénus. Il ajoute, railleur : Mars, biensûr, est à sa place, puisque c’est un établissementmilitaire : quant à Vénus on l’a mise avec lui parce que sousle régime bourgeois l’homme était enchaîné à la femme comme unforçat à sa brouette.

– En mythologie, c’est Vulcain qui est lemari de Vénus, tandis que Mars n’est que son ravisseur, dit unétudiant espiègle qui s’est joint à nous. Le tsar Pierre favorisaitdonc l’amour libre, et non l’amour conjugal.

Tout le monde rit, mais le guide se vexe.

– C’est discutable, dit-il avec dignité.Puis il éclate : Les resquilleurs sont priés de s’enaller !

L’étudiant s’éloigne en sifflotant ; moi,les jeunes filles me cachent parmi elles en me recommandant lesilence.

Nous entrons dans la cathédrale, dont je n’aijamais goûté le faste étranger : autel bas, orné de fiorituresde style baroque, escalier doré avec chaire en surplomb, place dutsar abritée sous un lourd baldaquin, celle du métropolite aucentre, drapée de rouge. Les colonnes étaient surchargées autrefoisde couronnes mortuaires argentées, vestiges des funéraillesimpériales, qui scintillaient, telles de féeriques floraisonsd’hiver. Tous les sarcophages des souverains sont en marbre gris,sauf celui d’Alexandre II, d’un rouge sanglant, symbolique.

Au temps de l’autocratie, les tsars jouaientvolontiers dans ce sanctuaire une farce orientale, toujours lamême. On faisait assister à une grande messe les starostes descantons et des villages, venus à l’occasion du sacre. L’énormelustre de cristal flamboyait, reflété par les feuilles brillantesdes nombreuses couronnes, par les diamants des dames et l’or ciseléde l’iconostase. Des chœurs invisibles chantaient dans les cieux,les starostes tombaient à genoux, dans des nuages d’encens.

Le tsar et la tsarine leur demandaient chaquefois si l’office leur avait plu, et ils répondaientinvariablement : « Votre majesté, on se croyait auparadis ! »

Cette question et cette réponse étaientdevenues presque rituelles.

Maintenant, la cathédrale n’est plus la même.On a transféré les couronnes dans un musée de Moscou. Les plusbelles icônes manquent également. Les sarcophages paraissent plusabandonnés que les tombes des pauvres au cimetière rural. Seul,celui de l’empereur Paul jouit d’une étrange popularité. Le marbredisparaît sous des couronnes de bleuets, de soucis, demarguerites ; une veilleuse y brûle en permanence, au milieud’une foule de pèlerins de tout âge. Dès avant la révolution, lepeuple considérait Paul comme un saint : les uns croyaientqu’il guérissait toutes les maladies, d’autres – seulement la ragedes dents.

Absorbé dans ma rêverie, je me vois soudainisolé. Les autres ont vite fait le tour des sarcophages. Jeconstate que les hommes sont nu tête, comme jadis à l’église. Maisils ont ôté leur couvre-chef dès l’entrée de la forteresse,précisément pour effacer la nuance de respect religieux. Je pensetoutefois qu’ils n’auraient pas eu plaisir à garder leurchapeau.

Je rejoins le groupe sous un arbre géant. Toussont assis dans l’herbe, le guide leur raconte que sous PierreIer c’était la « place de danse » où oninfligeait des tortures qui faisaient « danser » :chevauchées sur des montures de fer à dos tranchant, promenades àpied sur des pointes.

Enfin, le guide en vient au sujet quim’intéresse. Il nous conduit par le chemin que suivaient dans uncarrosse noir à rideaux verts, les détenus escortés de deuxgendarmes et d’un officier.

C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman est venu en1861 murer à jamais sa jeunesse.

Je ne vois plus les visages des visiteuses etje n’entends les paroles du guide que dans la mesure où ellesévoquent la réclusion de Mikhaïl.

J’ignore par où on l’a amené : le long dela courtine de Catherine, comme on devait le faire plus tard pourPolivanov, ou de l’autre côté, en passant près des casernesaffaissées d’Anne Ioannovna.

Dans les deux cas, du reste, la procédureétait identique. Le carrosse s’arrêtait devant la maison basse ducommandant, l’officier sautait à terre pour aller faire sonrapport, tandis que les gendarmes et le détenu gagnaient le portailgris dont la place est occupée aujourd’hui par un réverbère deguingois. Mais à droite, la Monnaie pointe toujours vers le cielses multiples cheminées.

Ici, on devine déjà les cellules humides, lecachot noir, les doubles murs, l’horreur sépulcrale de la prison.La massivité des bâtiments prête au ciel même l’aspect d’un lourdcouvercle.

Un bon guide aurait dû couper court aux rires,aux plaisanteries, à l’impatience étourdie de voir les dessinsvulgaires des gardes, très appréciés du public actuel…

Je dis à mes voisines :

– C’est pour vous permettre de rigoleraprès huit heures de travail, que des gens ont été murés ici pourla vie.

Mais ces petites dindes vaniteuses n’ont riencompris.

– Soyez tranquille, citoyen,disent-elles, ça ne se répétera plus, puisque nous avons renverséle régime tsariste !

Je voudrais expliquer au guide qu’avant demontrer les cellules, les bains et autres locaux pour les isolés,il faut trouver des paroles susceptibles de faire pénétrer jusqu’aucœur de la jeunesse le sens de ces mots : détentionperpétuelle en cellule.

Mais je ne puis articuler un son. Je me tiensau mur pour ne pas tomber. Brisé d’émotion, je ne suis plus capablede suivre les gaies visiteuses.

M’étant reposé une dizaine de minutes surl’appui d’une fenêtre, je vois venir un autre groupe. Quatrevieilles dames provinciales ont engagé un ancien surveillant quidemeure là depuis Nicolas Ier, ou peu s’en faut. Jedemande la permission de les accompagner et nous cheminons d’uneallure d’escargot, conformément à notre âge.

Je suis heureux de cette lenteur qui me laissele temps d’assimiler le passé, les vies des martyrs.

Avant d’introduire le détenu, on le laissaitse morfondre un bon moment à la première grille. L’officiers’attardait à dessein chez le commandant, pour accroître lanervosité du prisonnier. Puis, au poste de garde, on lui enlevaitses habits et les remplaçait par une blouse.

Le vieux surveillant a un visage aux traitsmenus, confits de dévotion. C’est avec une fierté professionnellequ’il déclare :

– J’ai gardé les prisonniers sous deuxAlexandre, sous Nicolas le dernier, sous Kérenski… Une longuecarrière, comme vous voyez. Pourquoi me suis-je maintenu ?Parce que j’exécutais la loi sans faire de mal à personne. Si on medit : Regarde par le judas ! j’obéis. Si le détenu,contrarié, se blottit dans un coin, je me retire pour ne pasl’agacer. Quant à Figner, pour l’empêcher de communiquer avec sesvoisins, nous l’avions mise entre deux décharges vides ; jevais vous montrer ça. Elle avait beau frapper du pied, personne nerépondait.

Il parle en bon aïeul racontant les farces deses petits-enfants. C’est ainsi qu’un vieux cicérone du forumromain fait savourer aux étrangers les anecdotes de l’antiquité. Età l’égal des touristes avides d’émotions cruelles, ces femmes,moites de curiosité, assaillent leur guide de questions.

– C’est vrai qu’on les rouait decoups ? Avec quoi les battiez-vous, à quelle place ?

Mécontent, il nie les violences et s’efforcede détourner l’attention de ces dames sur la sollicitude desgeôliers.

– Tenez, nous descendions au jardin parl’escalier que voici ; remarquez la haute barrière pleine,fixée à la rampe : à quoi servait-elle, croyez-vous ?

Et jouissant de leur perplexité, il dit avecson sourire vénérable :

– Mais à empêcher les détenus politiquesde se suicider. Il y en a qui ont réussi ; c’étaient des gensmalins comme tout ! Condamnés à une longue réclusion, ilstâchaient d’abréger le délai. On pique une tête dans la cage del’escalier, et le tour est joué.

Dans le jardinet minuscule, un bain pour uneseule personne, quelques arbres, des sentiers à peine visibles dansl’herbe qui les a envahis.

– Autrefois, ils étaient sablés, dit lesurveillant avec un reproche à l’adresse des temps actuels. Pendantla guerre, des généraux s’y promenaient, des amiraux y prenaient lefrais. Ceux-là, au lieu d’une cellule, ils avaient deux pièces,bureau et chambre à coucher ; et ils mangeaient à leur comptedes repas copieux. On leur laissait voir leurs épouses. Voyez, surle mur de Pourichkévitch, il y a une longue poésie signée :« Le malheureux Vladimir Mitrofanovitch Pourichkévitch,orgueil de la contre-révolution ».

Je me rappelle les deux derniers vers.« Les graines de la folie donneront les germes del’esclavage… »

Les dames se jettent à corps perdu vers lacellule du geôlier, célèbre par ses croquis d’après lesillustrations de la revue Niva : une jeune fille enjersey, la bouche en cœur ; immense vue de Lucerne, détailléecomme un plan, avec indication des fenêtres sur les maisons lesplus lointaines. Au-dessous du paysage, un distique :

Ah, si nous pouvions revoir ensemble

Les lieux où nous fûmes si heureux…

Au sortir du bastion Troubetskoï, un peu surla gauche, se trouve la porte Vassilievski qui conduit par untunnel à un terrain en contrebas. Un pont-levis établi sur le canaldonnait accès au triangle du ravelin Alexéevski, édifice bas,comprenant quatorze petites cellules. C’est là qu’on enfermait lesprisonniers inculpés des crimes les plus graves. Un geôlier spécialy était affecté, des gardes en assuraient la surveillanceintérieure. Toutes les clefs étaient chez le geôlier, sans lequelpersonne ne devait pénétrer dans les cachots. Jour et nuit, unhomme de service épiait les détenus par un judas pratiqué dans laporte. Personne ne s’est évadé de ces cachots.

Il y faisait si humide, que le 2 octobre 1873,comme l’inondation était imminente, deux détenus, Mikhaïl etNétchaev, furent transférés isolément au bastion Troubetskoï sousla surveillance du geôlier Bobkov et d’une escorte armée, qui lesgardèrent à vue jusqu’au point du jour.

Les dames, après avoir conféré à voix basseavec le surveillant, lui fourrent de l’argent dans la main. Ilacquiesce en silence. Une des visiteuses se tourne versmoi :

– Venez avec nous, grand-père, nousaurons moins peur.

J’accepte d’un signe de tête, sans demanderd’explications. Redescendus au rez-de-chaussée du bastionTroubetskoï, nous entrons dans une cellule dont le surveillantreferme la porte sur nous.

– Regardez l’heure, pour que ça ne durepas plus de dix minutes, s’écrie l’une des dames.

– Bien sûr, fait l’autre, un séjour pluslong serait malsain, et quelques instants suffiront à donner uneidée de ce que c’était.

– Fermez les yeux, mesdames, rouvrez-les…Ah, que c’est passionnant, cette évocation !…

Le surveillant se vexe, en professionnelhonnête, et dit à ces femmes bavardes :

– Taisez-vous, mesdames ! Défense deparler et de rire ! Je mesure le cachot : dix pas delongueur, cinq de large.

Pas d’autres couleurs que le blanc sale duplafond et le gris des parois. La fenêtre munie d’une triplegrille, donne sur un pan de mur crasseux, tout proche. Un lit etune table boulonnés au sol, une lampe vissée dans une niche,derrière une vitre, pour que le détenu n’essaye pas de se brûlervif. Des habits en toile de sac, une blouse grossière. Une maigrecouverture…

Les cellules de Mikhaïl, enfermé d’abord au nº2, puis au nº 13, étaient pareilles à celle-ci, quoique plushumides encore.

Cependant, au dire des détenus, ilsentendaient là des sons plus distincts et plus variés, ce quiaggravait le supplice de la réclusion ; le vent leurrapportait parfois même la musique du Jardin d’Été.

Que devait éprouver Mikhaïl, vêtu de pierre,lorsque les années eurent changé sa jeunesse en maturité, puisamené le déclin de l’âge, toujours dans ce réduit de dix pas surcinq ?

Rester là, en sachant que derrière deux murs àpeine, un beau fleuve roule ses flots puissants où des bateauxcinglent vers tous les ports du monde par la Baltique, que sesrives se couvrent d’édifices, que le savoir humain s’enrichit parl’expérience des guerres, par le cours de la vie quotidienne et parl’instruction !

Cette vie abondante et variée, ce n’est pasMikhaïl qui l’a vécue, c’est moi, son ancien ami qui s’est conduiten traître. Oui, traître est le mot, c’est ma propre conscience quime le souffle. Et que la juste Némésis me châtie !

Je laisse au lecteur versé dans la psychologiele soin de classer les communications qui vont suivre. Neurasthéniesénile ou ébranlement excessif de tout mon être, je sais trop bience que je sais, le fait est indéniable.

Un caprice de gens curieux m’a fait demeurerdix minutes seulement dans une cellule. Mais le supplice du détenu,l’humidité rampante, séculaire, m’ont pénétré de la racine descheveux à la plante de mes pieds enflés. Le supplice de cesmurailles m’a vêtu de pierre. Et je n’en sortirai plus.

Que je passe vingt ans dans cette geôleinvisible ou les deux ou trois années qu’il me reste à vivre, j’aila certitude de subir jusqu’au bout la peine de Mikhaïl, d’endurerses horribles souffrances qui seront portées en entier sur le livrenoir de ma destinée, comme elles l’ont été sur le sien.

Lecteur, la prédiction de Mme de Thèbes,la cartomancienne, s’est accomplie.

Vêtu de pierre, ainsi que Mikhaïl le fut en1861, je prends sa place en 1923.

Partie 2

Chapitre 1Vroubel-le-Noir

 

Serguéi Roussanine et Mikhaïl Beidéman ne fontqu’un. Ce n’est pas d’emblée que j’ai appris à connaître lapénétrabilité des corps, la possession d’une personnalité par uneautre. Cela remonte au temps où je suis devenu le fils de la mèrede Mikhaïl, le mari de son épouse momentanée. Pour le reste… jen’en dirai rien. Bref, obsédé par la personnalité et le destin deMikhaïl, je m’identifie parfois à lui, au point d’oublier mon nompour prendre le sien.

C’est ainsi que la semaine passée, commej’allais acheter au marché cinq livres de pommes de terre, levertige m’a fait asseoir sur le parvis de cette église où on avaitdécouvert en 1917 une mitrailleuse sur le clocher et hissé à saplace un drapeau rouge. Moi, je ne me souviens pas de mon état,mais au dire d’Ivan Potapytch, informé par ceux qui m’ont conduit àl’asile d’aliénés, je serais resté là avec mon sac jusqu’au soir,éveillant la compassion des marchandes. Le Russe, on le sait, estaussi charitable que cruel. Les bonnes femmes m’ont donné à mangeret voulaient me ramener chez moi, mais je leur ai déclaré que jen’avais pas de domicile, venant d’être élargi de la forteressePierre et Paul. J’y avais été enfermé du temps du tsarévitch AlexéiPétrovitch, disais-je, et m’y étais constamment employé à attraperles souris sur les pieds de la princesse Tarakanova. Malgré ledanger mortel qui la menaçait, elle avait longtemps gardé sacandeur féminine et moins redouté l’inondation de son cachot queles souris qui sautillaient en masse sur le velours rouge de sarobe de bal.

Je me rappelle fort bien l’asile d’aliénés.Quand le médecin chef me demanda qui j’étais, j’évoquai aussitôt leplus joli moment de la vie de Mikhaïl et, les épaules relevées, jem’en allai d’un pas léger à l’autre bout de la pièce, comme pourinviter à une contredanse Véra Lagoutina. Je me présentai ensuiteavec un salut cérémonieux.

– Mikhaïl Beidéman, élève du troisièmecorps de l’école Constantin.

Et j’ajoutai en français :

– Mieux vaut tard que jamais !

Cela signifiait que je voulais réparer tousmes torts envers mon ami, à commencer par la jalousie quem’inspirait sa beauté.

Le médecin-chef et ses aides, si utiles qu’ilssoient, ne sont que des fourmis laborieuses, à l’horizon étroit.Ils me crurent fou et me firent mettre dans une baignoire. Mais lesautres prétendus malades m’avaient fort bien compris etm’acclamaient.

Quant au peintre Vroubel, que j’aime entretous, il m’aborda sous l’aspect d’un escogriffe à barbe noire et medit :

– Je suis ainsi depuis l’affranchissementdéfinitif que m’a révélé ma dernière œuvre : le portrait deValéri Brussov. Mais vous m’avez reconnu, à ce que je vois, je vaisdonc vous expliquer un de mes tableaux. À ce soir.

Je suis content d’avoir passé une semaineparmi les fous. Comme je l’avais soupçonné, là aussi les étiquettesdes choses terrestres sont interverties, et ces fous sont les pluslibres des hommes. Ils ont jeté bas le masque. Car enfin, le toutest de vaincre l’espace. Les gens masqués avancent en ligne droite,tandis que nous, nous sommes pareils aux crabes … Mais je n’ose enparler que par allusion.

Voici comment débute la pénétrabilité descorps, leur possession par d’autres : le coude gauche plié à45°… comme un poignard, et d’un élan, vos talons s’emboîtent dansses talons à lui, votre sinciput dans le sien. C’est toujours ainsique je procède pour m’identifier à Mikhaïl, et il en résulte unelégère nausée.

Vroubel a, paraît-il, fait de même avecl’escogriffe à barbe noire. Il me l’a conté ce soir-là, enexpliquant la raison de sa métamorphose. Mais nous yreviendrons ; pour l’instant il me faut aller en ligne droite,afin que le lecteur me comprenne, c’est-à-dire continuer manarration dans le style usuel : proposition principale séparéede la subordonnée par une modeste virgule.

À part mes entretiens prolongés avec lepeintre sur des sujets que nous comprenions l’un et l’autre, maisqui faisaient sourire le médecin chef, on ne trouva rien de bizarredans mon comportement. Et puis, le troisième jour, je mis lemasque, et après m’être excusé d’avoir importuné le personnelmédical, je demandai poliment à rentrer chez moi, supposant IvanPotapytch et ses braves petites filles inquiets de ma disparition.Je me bornai à répondre aux questions, je donnai le numéro detéléphone d’Ivan Potapytch. Il est aujourd’hui gardien à laCoopérative et, selon la tendance actuelle à l’égalité absolue, ilpeut téléphoner aux institutions, tout comme son chef supérieur. Ilfut très heureux de me revoir et s’empressa de m’offrir une bellepomme, en spécifiant, méticuleux comme toujours, que cette annéeles pommes coûtaient moins cher que les concombres.

Le médecin chef autorisa Potapytch à m’emmenerà la maison, en lui recommandant de ne plus me laisser sortir.

– La congestion cérébrale peut serépéter, dit-il, et le vieux risque de passer sous un tramway.

J’allais répliquer au docteur que je pouvaisôter mon masque quand bon me semblait, et qu’il n’y avait donc paslieu de qualifier de congestion cérébrale ce moyen d’élargir maconscience… Mais je préférai me taire. Obstinés comme ils sont dansleurs notions tronquées, ils m’auraient encore replongé dans labaignoire. Or, j’avais hâte de rentrer pour prendre du thé avec mapomme et noter la merveilleuse découverte de Vroubel, si importantepour le genre humain.

Mais procédons par ordre, pour fairecomprendre au lecteur comment on cesse d’être « vêtu depierre ».

La communion par la pensée en dépit del’espace et du temps, destinée à figurer un jour au chapitre descalculs mathématiques et dont l’enseignement sera plus en vogue quecelui de la rythmique, j’en ai ressenti l’effet dès 1863, quandj’accompagnais en Crimée la mère de Beidéman.

Après que notre tentative puérile de délivrerMikhaïl eut échoué en causant la mort de Piotr, sa mère éprouvasoudain une défaillance physique, qui pourtant n’affecta en rienson moral. Comme son malaise (un trouble aigu de l’activitécardiaque) empirait à vue d’œil, elle nous déclara qu’elle voulaitrecourir sans retard à un dernier moyen : demanderpersonnellement à l’empereur la grâce du détenu. Me sentant pourelle une piété filiale, je ne pouvais me résoudre à la laisservoyager seule, et je l’escortai.

Elle tomba sérieusement malade. Nous fûmescontraints de descendre dans une affreuse petite ville et loger àl’hôtel.

C’est alors que cela se produisit…

Il y a beaucoup à apprendre d’un moribond quia quelque chose à dire. Car tout ce qui nous assimile les uns auxautres ou nous crée des avantages dans le domaine de l’instruction,du savoir-vivre, etc., – ce qu’on appelle de nos jours les «valeursculturelles » – tout cela s’efface devant la mort, le plusgrand des mystères, quelle que soit la façon dont onl’envisage.

Le seul avoir que l’homme garde jusqu’à lafin, c’est la capacité de son âme. Or, l’âme de cette mourantecontenait un monde ardent.

Lorsque, après un violent accès, elle compritqu’elle n’atteindrait pas la Crimée, tout son être exprima uneindicible souffrance. Mais, livrée à elle-même, elle ne tarda pas àretrouver son empire. Exempte de cette dévotion féminine qui secramponne au prêtre, sa confiance dans la sagesse et la bontésuprêmes auxquelles tend le monde malgré les adversités de la vie,était si absolue, qu’elle lui assurait la paix pour elle-même etlui donnait l’amour indulgent d’une mère pour tous ceux quil’approchaient.

Peu loquace et – comme toute naturerecueillie– attentive au moindre déséquilibre des autres, elleprofita des répits que lui accordait son agonie, pour m’amener pardes questions simples, dont pas une ne s’avéra futile, à faire lebilan de mes réflexions et de mes sentiments. Elle avait le talentd’aider et d’offrir sans rien imposer…

Ne s’agit-il pas là de ces traits, sicharmants chez une âme à la fois naïve et sage, et que le sceptiquele plus blasé découvre dans les dialogues de Marguerite et deFaust ?

Les femmes auront beau se couper les cheveux,fumer des cigarettes, les mains aux hanches, et rédiger des traitésà l’égal des hommes, leur qualité propre sera toujours cet amourmaternel qui embellit le monde des vivants. Ce sera ainsi dansl’avenir, comme cela fut dans le passé !

Cette vieille femme qui se mourait, minée parle chagrin, était comme une artiste obligée de porter de lourdespierres tout le jour et pouvant se consacrer seulement le soir àson travail préféré.

L’harmonie, fondement d’une âme noble, prêtaitune grâce ineffable à son être intérieur qui s’en allait.

– Stécha ! dit-elle à la femme dechambre, en lui montrant la bouilloire bleue que celle-ci venaitd’apporter. Stécha, bouche le bec avec un tampon d’ouate propre. Auretour de Sérioja, le thé sera refroidi, et si j’étais morte, je nepourrais plus te dire de le réchauffer.

Mais je revins à temps, heureusement…

Ah, cette dernière joie terrestre qui illuminaà mon entrée son visage serein ! Craignant qu’il ne fût troptard, elle ôta bien vite une clef pendue à son cou et me fit signede lui apporter sa cassette de noyer. Je l’ouvris ; elle meremit une enveloppe en gros papier gris, portant ensuscription : « Larissa Polynova ».

– Cette femme a aimé Mikhaïl, elle ferace que je n’ai pu faire… Elle a ses entrées à la cour. Vous latrouverez sans peine à Yalta.

Puis la malade ferma les yeux. Son souffledevenait toujours plus saccadé, les battements du cœur se voyaientà travers la blancheur de la camisole. Elle ne pouvait resterétendue. La tête haute, elle ouvrit, face à la large fenêtre, sesyeux bleus soudain rajeunis.

Le couchant déployait sa pourpre dans le cieloù le grand soleil semblait lourd et fumeux. Je me rappelaisubitement, avec une douloureuse angoisse, l’inoubliable couchantdu jour de la promotion, quand j’avais rattrapé Mikhaïl dans lacour de l’école militaire. La ressemblance était complétée parl’éclat aveuglant des vitres.

« Que devient Mikhaïl ? Sent-il quesa mère est en train de mourir ? »

Elle se souleva dans son lit, comme poursuivre le soleil à son déclin, et me dit à voix basse, maisdistinctement :

– Sérioja, allons voir monfils !

Elle serra mes mains dans les siennes.

Je revins à moi le lendemain, dans le lit dema chambre d’hôtel. Le docteur qui prenait mon pouls, me défenditde me lever et de m’agiter ; il me raconta ensuite que laveille au soir, vers huit heures, après le coucher de soleil, onm’avait trouvé sans connaissance dans un fauteuil au chevet de lavieille madame Beidéman. Morte, elle me tenait toujours les mains.On avait eu de la peine à me dégager.

Je n’en demandai pas davantage et ne leur dispas toute la vérité. Mais je vais le faire maintenant.

À peine m’avait-elle pris les mains, que lesoleil se coucha laissant un éclairage étrange, diffus, tel qu’onn’en voit que dans les rêves.

J’étais avec elle dans une barque, je souquaissur les rames tant que je pouvais. Nous traversâmes en un clind’œil la Neva et atteignîmes la porte Nevski de la forteressePierre et Paul. Je me demandais pourquoi nous n’étions pas entréspar la porte principale. Mais elle me la montra de sa main légère,et j’aperçus une foule massée le long des remparts. Nous n’aurionspoint passé là par terre ferme. Les paysans des régions deNovgorod, d’Olonetz et de Pétersbourg s’affairaient dans l’eaujusqu’à mi-corps. À défaut d’outils et de brouettes, ils creusaientla terre avec les mains et, n’ayant pas de sacs, la montaient surles remparts dans les pans de leurs chemises. Ils avaient des faceslivides, d’énormes yeux blancs. Leurs longues dents jaunesclaquaient de froid. Ils me faisaient grand-pitié, mais je réalisaiaussitôt que la mère de Beidéman et moi étions invisibles, sansquoi nous aurions inévitablement attiré l’attention de deuxcortèges pompeux surgis devant nous : à gauche, du côté de latonnelle, l’impératrice Catherine Première avec ses damesd’honneurs ; à droite, le grand tsar Pierre montant au clocheravec sa suite, pour écouter le carillon de l’horloge.

Je n’étais nullement surpris de voir despersonnages morts depuis des siècles : ils étaient, comme moi,dans le temps. Or, qu’est-ce que le temps ? une fiction.

Le tsar Pierre redescendit du clocher avec sescourtisans, et après avoir rallié sur la « place dedanse » l’escorte de Catherine, il marcha à grands pas vers lamaison de l’aïeul de la flotte russe, tout en plaisantant avec unejolie demoiselle d’honneur. Lorsque nous fûmes parvenus à la grilledu bastion Troubetskoï, la princesse Tarakanova, les mains jointesau-dessus de sa tête pâle, tomba à genoux devant madame Beidéman.Une précieuse dentelle et des lambeaux de velours pourri couvraientà peine sa belle nudité. La mère de Mikhaïl lui apposa sur la têtesa main légère, telle une abbesse donnant en passant l’absolution àune novice fautive, et nous nous remîmes en route. Quant autsarévitch Alexéi, il nous suivait de loin à pas de loup. Sa longuetête rentrée dans les épaules, il nous fixait d’un regardmalveillant. Nous passions entre la Monnaie et le bastionTroubetskoï. Une grande porte nous barra le chemin ; nous lafranchîmes je ne sais comment, car elle était fermée. Une autreapparut, celle du ravelin Alexéevski. Elle s’ouvrit d’elle-même,comme une énorme gueule béante. Nous pénétrâmes sous la voûteaménagée dans l’épaisseur de la muraille, traversâmes un canal auxeaux noires. Voici un édifice sans étage, de forme triangulaire,aux fenêtres éclairées.

Deux silhouettes surgirent devant le dernierportillon. La plus haute, en capote de médecin-major, marmottaitd’une voix sépulcrale.

– Je suis vieux, ma tête a blanchi à ceposte, mais je ne me souviens pas d’avoir vu quelqu’un sortir d’icipour aller ailleurs qu’au cimetière ou à l’asiled’aliénés !

Et il éclata d’un rire sardonique.

La pauvre mère se couvrit le visage des deuxmains, dans un geste de désespoir ; je tâchai de laréconforter :

– Cela ne nous regarde pas, c’est Vilms,le médecin de la prison, une brute indigne de son charitablemétier, qui a adressé jadis ces paroles cruelles auxnarodovoltsy[6].

Sans doute, chacun ici reste figé dans soncrime, ainsi que dans les cercles infernaux de Dante.

– Entrez, puisque vous voilà ! nouscria furieusement un autre spectre ignoble, qui leva sa lourdepoigne, comme pour frapper ; puis il l’abaissa en agitant sesdoigts courts. Ses yeux de reptile, aux prunelles glauques etternes, nous regardaient sans cligner, avec une cruautéstupide.

– Sokolov, – j’avais reconnu le geôlier,– conduisez-nous auprès de Beidéman !

– Si vous avez un laissez-passer, je veuxbien ; sinon, je vous bouclerai à votre tour, répliqua-t-il,mais à ce moment la lune bleue descendit du ciel pesant comme unecoupole d’émail.

La lune nous recouvrit…

À peine franchi le seuil du cachot de Mikhaïl,je me retournai instinctivement pour voir si je pourraisressortir.

Des barreaux de fer rayaient de leurs ombresnoires les vitres mates. Les murs, très humides, semblaient tendusde velours sombre jusqu’à hauteur d’appui. Je les touchai du doigtet écrasai une infecte moisissure verdâtre.

À gauche il y avait un énorme poêle revêtu decarreaux de faïence, dont la bouche donnait sur le couloir ;un vieux lit en bois était placé contre le mur d’en face. Quelqu’ungisait là, par terre, sans connaissance.

« C’est Mikhaïl », me dis-je, etj’allais m’élancer vers lui, lorsque sa mère m’entraîna loin de laporte. Il était temps : le volet du judas se souleva, onregarda au travers. Les verrous grincèrent, le docteur entra,accompagné de Sokolov et des gardiens. Ceux-ci relevèrent l’hommeétendu. Son visage était violacé, un linge attaché au montant dulit lui serrait le cou. Le docteur le dégagea et lui fit larespiration artificielle. Le sang jaillit de la bouche et du nez.Le visage devint blafard.

Je reconnus Mikhaïl. Une maigreur squelettiqueaccentuait les pommettes ; le nez fin et busqué était tendud’une peau jaune de cadavre. Les yeux, dont les tourments avaientéteint le fier éclat, fixaient l’espace d’un regard morne, oùcouvait un timide espoir.

– Suis-je mort ? demanda-t-il.Aurais-je réussi ?

– Oui, à perdre la raison ! réponditrudement le docteur. Enlevez-lui le linge et les draps pourl’empêcher de recommencer…

Les gardiens ôtèrent les draps, Mikhaïl sesouleva, les yeux étincelants de rage ; on pouvait s’attendreà tout… C’est alors que sa mère s’avança vers lui, les brastendus.

– Maman, enfin ! Incapable decontenir sa joie, Mikhaïl sanglota comme un enfant, malgré laprésence des étrangers.

– Le voilà calmé sans camisole de force…dit un gardien.

– Il est affaibli, la nuit il se tiendratranquille, conclut le médecin, et il sortit, suivi des gardiensqui emportaient les draps et le linge de toilette.

La porte fut de nouveau verrouillée. Uneveilleuse puante éclairait faiblement le corps décharné duprisonnier, allongé sur la paillasse crasseuse. Ses yeux démentsbrillaient, des larmes sillonnaient ses joues exsangues, ilbredouillait d’une voix monotone comme le bruit d’un balancier.

– Maman, emmène-moi, maman, je vaispérir…

– Qu’est-ce que tu fais là, SerguéiPétrovitch ? Tu écris en dormant, ou quoi ? C’était IvanPotapytch qui me secouait par les épaules. Viens prendre lethé.

Je revins à moi. Le silence régnait alentour.Les fillettes dormaient. Je bus du thé avec Potapytch. Puis il allas’étendre sur le divan. Moi, quand tout le monde est couché, jefais mon lit sur le plancher.

– N’oublie pas d’éteindrel’électricité ! me dit Potapytch. Ça se voit de la rue, pourpeu qu’un voisin nous dénonce, on nous coupera le courant.

Il masqua la fenêtre d’un vieux tapis. Jerelus mon manuscrit. Comment y faire la part de la vérité et del’hallucination ? demandera-t-on. Que le lecteur curieux medise d’abord ce qu’on doit considérer comme vrai ; ce qui vousarrive sans vous érafler l’âme le moins du monde, où ce qui, àpeine aperçu, se grave à jamais dans votre mémoire, comme la véritéla plus indispensable, la plus éclatante ?

La vérité n’est-ce pas ce que l’on peutpalper ? Eh bien, cette vérité-là, c’était la grosse enveloppegrise contenant la lettre que la mère de Mikhaïl avait adressée àLarissa Polynova, dans l’espoir qu’elle irait solliciter à sa placel’empereur.

Quant à l’escogriffe à barbe noire qui sefaisait passer pour Vroubel, c’est peut-être une vision de rêve.Mais, on le sait bien, c’est le rêve qui a permis de découvrirl’Amérique, et pas seulement l’Amérique…

Chapitre 2Le Dieu des chèvres

 

Il y a longtemps que je n’ai plus écrit.J’endurais le supplice de Mikhaïl. J’étais vêtu de pierre, comme lebastion Troubetskoï. J’étais partagé en cellules et enfermé dansl’une d’elles… Ivan Potapytch m’apostrophait jour et nuit.

– Si tu vas encore te fourrer dans leplacard, je te mène à l’asile d’aliénés.

Agacé par cette rengaine, j’ai réintégré letemps, j’ai remis le masque et repris la plume. Ce que les genscraignent le plus, c’est la suppression du temps.

Ivan Potapytch a reçu tantôt la visite d’unmédecin qui m’a parlé sans obtenir de réponse. Il a dit à IvanPotapytch qu’on observait de nos jours un nouveau genre de folie dûà l’institution de l’heure légale. Les gens s’effarent comme si laterre s’ouvrait sous leurs pieds. Une dénommée Agafia Matvéevna,atteinte de folie douce, avait été emmenée à l’asile : ellerefusait de manger et de boire.

– Est-ce que je sais, disait-elle, oùiront ensuite la nourriture et la boisson ! Si les montreselles-mêmes sont faussées, à quel saint se vouer ?

En ce qui me concerne, j’ai constaté lephénomène suivant : lorsque les dates se confondent dans monsouvenir et que je sens l’impénétrable traversé de part en part, ensortant du cachot de Mikhaïl pour me promener, je volette au lieude marcher comme les autres.

Je monte chaque jour plus haut. Presque aussileste qu’un moineau gavé de son, je pourrais déjà me poser sur lepoêle.

Mais ce vol me fait peur.

Ivan Potapytch, homme conscient, ne reconnaîtplus aucune Église, mais il ne tolère pas les indécences. Vous mevoyez, à mon âge, perché sur le poêle… Que dirait-il à sesconnaissances ? Or, comme je ne tiens pas à quitter la maisonavant terme, il ne me reste qu’à reconnaître de nouveau le lest desjours et des mois, et à fouler la terre.

Selon la remarque très juste d’Ivan Potapytch,la plume et l’encre me conduisent par la main comme des nounous,sur un sol uni… Soit, je reprends donc mon récit…

Ce fut seulement au début du printemps que jepus faire la commission de madame Beidéman. Ayant redemandé un brefcongé, je filai d’un trait à Yalta, pour joindre Larissa Polynova.La grosse enveloppe grise était dans mon sein. Je trouvai sanspeine la demeure de cette dame. Toute la ville la connaissait. Jem’attendais à voir une personne sans attraits, une sorte debas-bleu aux cheveux courts, mais je me trompais…

Les genêts d’or et les fleurs rouges desarbres de Judée qui recouvraient les coteaux d’un somptueux tapis,éclipsaient les couchers de soleil. Toute la palette de la naturefigurait dans cette floraison exubérante. Le lierre sombre etluisant enlaçait comme un serpent les rochers énormes, les grappestendres des glycines tachaient de mauve son dur feuillage. Lesroses flambaient partout, pourpres, blanches ou orangées commel’intérieur des grands coquillages méditerranéens. Ellesresplendissaient dans les jardins, grimpaient sur les toits,retombaient au-dessus des fenêtres ouvertes, tissaient sur les mursdes gobelins aux nuances exquises.

La ville tout entière était une corbeille deroses. Soutenues par des treillages, dans les allées des parcs,elles faisaient scintiller au lever du soleil les diamants de larosée et répandaient dans l’air un arôme de thé. Je passai deuxnuits à errer dans les montagnes comme un fou. Enfin je trouvaibête de ne pas comprendre ce qui m’était arrivé, et je compris.

Dès que j’aperçus Larissa, je tombai amoureuxd’elle. Si Mikhaïl avait été son amant, je le serais aussi. S’iln’avait eu avec elle que des entretiens au clair de lune, il enserait de même pour moi.

Quel rapport y avait-il entre cesconditions ? Je ne saurais le dire, mais il y en avait un,c’est sûr.

Pour connaître à fond le caractère d’un êtrehumain, il faut se mettre au même degré d’intimité avec un de ceuxqu’il s’est choisi pour complément. Cela concerne aussi bien leshommes que les femmes.

Je comptais apprendre de Larissa pourquoiMikhaïl avait fui l’amour personnel. Sur quelle enclume du destins’était donc forgée son énergie révolutionnaire ? Car enfin,seules les causes purement personnelles engendrent les qualités etles défauts de l’humanité…

Mais je n’avais pas le loisir de philosopher.Profitant de mon bref congé, je devais, selon la formule lapidairedes anciens, venir, voir, vaincre.

Bien que Larissa Polynova fût une jeune veuvede réputation assez frivole, j’étais fort embarrassé et très peusûr de moi. Elle habitait en dehors de la ville, au pied desmontagnes, près d’une ancienne forteresse génoise. Riche,indifférente à l’opinion, elle menait une vie très indépendante,extraordinaire pour l’époque. Venu à cheval vers la maison quem’avait indiquée le premier passant rencontré, je mis pied à terreet, ne sachant où attacher ma monture, je m’adressai à une jeunefille en blouse brodée et jupe sombre, les cheveux protégés d’unfichu à la mode ukrainienne, qui arrosait des plates-bandes. Jel’avais prise pour une domestique.

– Où dois-je mettre mon cheval, ma chère,et pourrais-je voir votre maîtresse, madame Polynova ?

– Attachez le cheval à la clôture, il n’ya pas de voleurs par ici. Quant à ma maîtresse, c’est moi-même, nevous en déplaise.

Un sourire éclaira son visage, si singulierque je n’aurais su dire s’il était beau ou non.

– Je suis Larissa Polynova, veuillezentrer.

La demeure ne ressemblait pas à un de cesjoujoux d’architecture si fréquents parmi les maisons decampagne ; bâtie en belles briques, dans le style des cottagesanglais, elle était simple et confortable. De nombreux livrescouvraient les rayons des bibliothèques.

Une soubrette correcte, d’allurespétersbourgeoises, me servit du café. Mon hôtesse, sans changer decostume, se contenta de laver ses mains salies par le terreau, merejoignit aussitôt et demanda avec un naturel charmant :

– On vous a chargé d’une commission pourmoi ?

– Oui, je vous apporte une lettre.

Je ressentis soudain cette irritationd’amour-propre qu’éprouve un homme en face d’une belle femme sansaffectation, qui se permet de continuer son train de vie enprésence du visiteur, sans manifester aucunement l’émotion qu’ilpensait lui inspirer par sa venue… Elle passe à travers lui, commes’il n’avait pas de corps.

Larissa me regardait tranquillement de sesyeux gris, un peu bridés. Elle avait des traits assez menus,agréables, une peau éblouissante ; ses cheveux d’un rouxfoncé, libérés du fichu, semblaient imprégnés de soleil. Ils luitombaient jusqu’aux genoux en une tresse magnifique qui lui donnaitl’air d’une jeune fille. Grande et robuste, admirablement faite,telle la Madeleine du Titien, elle respirait le calme et l’aisancedans tous ses mouvements.

Il me prit la fantaisie de troubler cettequiétude en lui disant à bout portant, alors que je lui remettaisla lettre :

– C’est la défunte mère de MikhaïlBeidéman qui vous supplie d’intercéder en faveur de son malheureuxfils : depuis trois ans, il languit dans un cachot.

Imperturbable, elle attendait ce que j’allaisencore lui dire.

Croyant m’être mal fait comprendre, jem’écriai :

– Une lettre de madame Beidéman !Vous n’avez certainement pas oublié son fils, car vousl’aimiez…

Elle sourcilla, rougit lentement, prit lalettre et, devenue raide et altière, sonna. La femme de chambre –celle-là même qui m’avait servi le café, auquel je n’avaisd’ailleurs pas touché – vint prendre les ordres :

– Macha, détachez le cheval de la clôtureet indiquez au lieutenant le chemin le plus court pour retourner enville.

Et sans me laisser ajouter un mot, elle seretira dans sa chambre avec un imperceptible salut. Tout bête, jesuivis la domestique.

SUITE DU DEUXIÈME CHAPITRE

J’errais dans les montagnes comme une âme enpeine. Tout ce que j’avais éprouvé – mon amour sans espoir pourVéra, ma sympathie pour Mikhaïl, changée en haine – me faisaitl’effet d’un livre captivant mais déjà lu. Je comprenais enfin quej’étais jeune, que l’avenir m’appartenait, riche en joies et enpeines personnelles. À quoi bon vivre les émotions des autres, telun vieillard refroidi ?

J’avais tenu ma promesse à la mère de Mikhaïl.Mais la femme qui jusque-là m’avait intéressé seulement comme unmoyen pour déchiffrer la psychologie étrange de mon ami, mefascinait à présent par elle-même. Fallait-il qu’une allusionindélicate à son ancien amour nous brouillât dès le début et me fîtchasser de sa maison ! Au demeurant, n’était-ce pas cetteexécution irritante qui avait enflammé en moi les explosifsmultiples dont se compose la passion ?

Toutes mes promenades, quel que fût leur pointde départ le matin, aboutissaient le soir aux ruines de laforteresse génoise. Pendant deux jours, les fenêtres de la villarestèrent fermées : la propriétaire était absente. Puis elless’ouvrirent toutes, quelqu’un jouait du Chopin au piano. Un jeudéplorable, irrégulier, tumultueux. Je m’en réjouis enpensant : « Si c’est elle, je ne l’aime plus et merevoilà libre. » Mais ce n’était pas elle. Comme la premièrefois, je ne la reconnus pas, bien que son «bonjour ! »,jeté d’un ton rieur, me la montrât tout près, sur des rochers.Vêtue d’un large pantalon et d’une jaquette tatares, elle tenait àla main une canne ferrée et une petite valise. Son regard étaitbienveillant, comme s’il ne s’était rien passé entre nous.

– Où allez-vous ? hasardai-je.

– Porter des simples à un vieux berger demes amis. Nous avons rendez-vous chaque été.

Je ne sais comment, j’eus l’audace de luidire :

– Emmenez-moi !

Elle réfléchit un peu, me toisa etrépondit :

– Bien, mais à condition que vous gardiezle silence tout le long du chemin. Quand je suis en excursion, j’aihorreur du bavardage.

– Je serai sourd-muet.

– Il suffira d’être muet jusqu’à lacabane aux chèvres ; là, vous pourrez parler.

Je lui pris sa valise et nous nous mîmes enroute.

Le sentier montait en pente douce. À droite lamer bleue, à gauche les cornouillers crochus, cramponnés à nospieds, parmi les clématites et les églantiers en fleurs. Les rochesgrises amoncelées semblaient précipitées par des géants du hautd’un mont abrupt, dont le profil rappelait un chameau accroupi. Ily avait là des plantes aux feuilles parfumées, une variétéd’edelweiss aux corolles poudrées d’argent. Des pins bas etrecroquevillés couraient la montagne bossue.

Je revois leurs troncs bizarrement contournés,sans écorce, d’un gris mauve.

Certains, cambrés en leur milieu,s’arc-boutaient de leur cime contre le roc, éparpillant alentourleurs cônes et leurs branches sombres. Ces arbres noueux ettourmentés m’emplissaient d’un rêve romantique : ilséveillaient en mon souvenir un chant de Dante, que j’avais apprispar cœur sur l’insistance de ma tante la comtesse Kouchina, et quej’aimais beaucoup ; oubliant ma promesse de rester coi, jem’exclamai soudain en montrant à Larissa les pins tordus :

– Ce sont les infirmes insoumis du cercleinfernal, les âmes des suicidés enfermées dans le bois !

– Ça y est, fit Larissa avec un dépitsincère, comme si je l’avais tirée d’un beau songe. Laissez là leslivres et les pensées. Si vous réfléchissez, vous ne comprendrezrien à ce pays… Ou tout au moins, évitez de m’importuner.

– Pardon, je ne le ferai plus, dis-je.Moi aussi, j’aime la nature…

Je disais des bêtises et le savais, mais peum’importait : je ne sentais plus la proximité de Larissa. Lepiquant de son être avait disparu. Il me semblait la connaîtredepuis des années, lui être apparenté et revenir avec elle au pays,comme deux enfants.

Nous marchions toujours. En haut de la crête,nous vîmes les montagnes découper dans l’azur léger du ciel leurscréneaux où veillaient des dragons pétrifiés. Des ruisseauxgambadaient sur les pierres, tels d’espiègles écoliers jouant aucheval. L’air était à la fois vif et torride. Et en pénétrant dansla pénombre verte d’un profond défilé, j’avais l’impressiond’entrer dans le sein de la terre. Nous nous assîmes sur unrocher ; enivré par la senteur des herbes, je dis :

– Ah, si on pouvait retourner à la terrenourricière, dans ses sombres entrailles, pour ne plus penser, nisavoir, ni sentir…

– C’est le dieu des chèvres qui exercesur vous ses charmes, dit Larissa. Nous sommes dans son royaume…Mais taisez-vous, taisez-vous.

Elle restait immobile. Son visage avait lesourire étrange et fascinant des statues archaïques. C’était ladéesse de la terre elle-même, qui me communiquait sa force en unflux continu comme la chaleur de midi.

– Montons plus haut, dit-elle en selevant, et elle reprit sa marche silencieuse. Je lui emboîtai lepas.

Nous avions atteint un lieu que l’hommen’avait jamais foulé, semblait-il ; aucun souffle de brise nefroissait la splendeur de l’herbe fleurie, des iris et des œilletssauvages. Le soleil faiblissait. Le mystérieux échange de couleurss’accélérait entre le ciel et les pins dont la ramure denseabsorbait la nappe bleue et s’en revêtait comme d’un voile denoces.

– Voici la cabane aux chèvres, ditLarissa. Je vous rends le don de la parole.

TOUJOURS LE DEUXIÈME CHAPITRE

À propos de douzaine et d’unité

C’est aujourd’hui seulement, un demi-siècleplus tard, quand Vroubel-le-Noir m’eut expliqué l’essentiel, que jeréalise le non-sens de ce qui m’est arrivé à la cabane aux chèvres.On n’a jamais que deux issues, pas davantage, le reste estsecondaire.

Écoutez donc : il existe une vieilleéglise près de l’asile d’aliénés où Vroubel-le-Noir a été enfermé,pour avoir déclaré pendant la liturgie que c’était lui le maître dece sanctuaire dont il avait décoré les murs. Il avait repoussé lemétropolite qui officiait, et pris sa place à l’ambon. Or, c’estexact que sur la voûte en berceau du chœur il y a une de sespeintures, qui est une révélation pour tous. Il m’a appris la bonnemanière de la regarder…

Au coucher du soleil, on grimpe vite par lepetit escalier, en observant les travées par une baie étroite, pourredescendre à temps. On ferme les yeux tout à coup et on les rouvreen face du jeune prophète imberbe qui a déjà le regard d’un démon…Il est prêt à s’envoler, comme celui qui s’est brisé dans sa chute,en semant sur les rocs ses plumes de paon.

Au-dessus du prophète, ils sont douze, assisen rangs serrés, leurs pieds nus implantés dans le quadrillage dutapis. Une vie merveilleuse anime les mains, qu’elles soient poséessur les genoux, comme chez le vieux de droite, ou pressées contrela poitrine, ou jointes pour la prière.

Mains et pieds soutiennent les corps. N’eûtété leur force prodigieuse, les corps se seraient tordus àterre.

Vroubel-le-Noir me présentait une grandephotographie de ce tableau et m’en dévoilait le secret, auxricanements des profanes.

Il imitait à tour de rôle les gestes desdouze.

– Les hommes se croient innombrables.Leur nombre est pourtant limité. Ils sont douze. Et tous seclassent d’après ces jalons, comme les soldats d’après lesarmes : ceux de Pierre tirent l’épée ; ceux de Jeansavent et se taisent ; ceux de Thomas ne font que toucher leschoses du doigt. Tout ce qui est disséminé en menus détails dansl’humanité entière, se condense dans ces douze prototypes. Trouvele tien, lève-toi à son instar. Joins doucement tes mains pour lesignorer, ferme les yeux et concentre tes forces sur un pointunique : soleil, arrête-toi ! …

Il frappe le tableau de son dernier rayon, unelumière aveuglante ruisselle… deux cent mille bougies. Ha, ha…Électrification du centre ! Qu’est-ce que vous croyez quec’est ? Une innocente fresque pour les dévots ? Et quil’a peinte, selon vous ? Le célèbre Vroubel, pour que vouspuissiez pleurer et vous repentir tout votre saoul… Ah bienoui ! C’est un camouflage, un attrape-nigaud. Il y en apourtant un qui a cru voir le néant sous le voile d’Isis…

Vous avez lu le journal ? L’article detête est excellent ; j’en ai copié cette phrase mot àmot :

« Nous sommes sur le point de résoudre leproblème de la transmission de l’énergie sans fil. »

Eh bien, cette énergie sans fil peut ruisselersur chacun de nous, comme sur la fameuse fresque, en un faisceaudont la forme rappelle un cocon de ver à soie… Quant aux nimbes quiceignent naïvement les têtes, ce ne sont que feuilles de vignes.Car on peut voir, entendre, connaître ce que d’ordinaire on ignore.Mais chacun en tire la conclusion qui lui convient : il semorcelle, à la façon des douze, ou s’unifie.

Nous tenions en main la photographie jusqu’àce que le soleil eût touché l’horizon. Il était temps.

Vroubel-le-Noir chuchota soudain, après avoirjeté un coup d’œil par la fenêtre :

– Capter le dernier rayon, en accrocherle soleil comme avec une gaffe, pour empêcher qu’il ne se couche.Arrêtons le soleil pour l’élec-tri-fi-ca-tion ! Et que tout lemonde s’y mette, tout le monde !

Le peintre bondit sur son lit et aboya ;je lui fis chorus, considérant l’aboiement comme une conjuration.Mais on nous répondit par des huées. Hélas ! L’expérienceétait encore prématurée ! Le soleil se coucha.

– L’expérience du soleil est annulée,criait le peintre dans les couloirs, tandis qu’on nous traînaitensemble vers la section des fous furieux.

C’est alors qu’il me déclara :

– D’abord l’exemple individuel, nous ysommes appelés tous les deux, tous les deux !

Et levant ses deux index osseux, il cria àtue-tête :

– Deux unités !

Or, sous le pouvoir du dieu des chèvres,j’avais failli me tromper de nombre. Moi, l’unité, je voulais vivreà meilleur compte, être un des douze, m’incorporer à ladouzaine.

Le dieu des chèvres est un terriblebrouillon.

SON TEMPLE

Larissa me dit :

– Puisque vous aimez les sentimentslivresques, comme vous l’avez prouvé tout à l’heure en parlant destroncs tordus, je vais vous montrer quelque chose…

Elle me conduisit par la main vers une massequi ressemblait à une construction cyclopéenne.

D’énormes rochers blancs, entassés les uns surles autres, clôturaient une aire en terre battue. Au milieu, troisvases servaient de sièges à des bergers vêtus de pantalonsbouffants qui retombaient sur les côtés en plis serrés. Le calme dela nature environnante se lisait sur les visages bronzés de ceshommes qui passaient l’été dans les montagnes. Ils se mirent àchanter d’une voix gutturale, en se balançant légèrement. Toutcomme Larissa, ils ont le sourire ancestral, dénué de pensée.

– Ils demandent au dieu des chèvres unetraite copieuse, chuchota-t-elle.

Une multitude de chèvres impatientes semassait devant la porte étroite, avec leurs grands yeux de jeunesfilles qui larmoyaient, les barbiches secouées de bêlements, lespis énormes, gonflés de lait. Le Tatar qui enfilait sur une cordedes peaux de mouton pour les faire sécher, poussa tout à coup uncri sauvage et ouvrit l’enclos. Les chèvres s’engouffrèrent, lesbergers sautèrent sur leurs pieds, saisirent les bêtes par laqueue, écartèrent les pattes fines et rosâtres et les mirent devanteux. De leurs doigts bruns et prenants, ils tirèrent les tétines,comme s’ils essayaient un instrument de musique ; puis,comprimant soudain le pis, selon l’usage des montagnards, ils enexprimèrent tout le lait d’un seul coup. L’opération terminée,l’homme expédiait la bête d’une tape sur sa croupe poussiéreuse etprenait la suivante. La traite était copieuse, les chèvres en bonnesanté. Les bergers chantaient les louanges de leur dieu.

Les bêtes s’interpellaient avec des voixhumaines, un tendre regard féminin dans les yeux, tandis que leshommes au sourire ancestral, aux yeux sans pensée, invoquaient leurdieu bucolique.

J’appuyai ma tête sur une pierre. Elle étaittiède comme un giron maternel. Le ciel étendait sur moi sa doucenappe constellée. Tout autour, les montagnes recueillies, avecleurs remparts et leurs monstres pétrifiés, gardaient les pâturagesdu dieu des chèvres et des moutons.

Larissa me saisit tout à coup par la main,m’emmena derrière les blocs de rocher, vers une paroi qui s’élevaità pic du fond d’un abîme, et me dit :

– Jetez-y une pierre !

J’obéis. Au bout d’un long moment, je perçusle bruit sourd de la chute.

– C’est là qu’un sanglant sacrifice audieu des chèvres a failli s’accomplir un jour, reprit Larissa, maisle dieu n’est pas sanguinaire. Le vieux berger est survenu àtemps : lui et ses chèvres sont les seuls à savoir marcher surles pentes. Je l’avais échappé belle…

– Vous ? C’était vous lavictime ?

– Oui, celui qui n’osait m’aimer, m’aprécipitée en bas, dans un accès d’orgueil diabolique…

– Mikhaïl Beidéman ! m’écriai-jeirrité. Et plein de rancune pour celui qui m’avait ravi l’amour deVéra et dont l’ombre venait à présent s’interposer entre moi et monnouvel amour, je dis avec fureur :

– Si vous saviez de quoi il estcapable ! Par une nuit étoilée, comme celle-ci, il a racontéson attentat à une autre femme, qu’il ne craignait pas d’aimer…

Larissa se taisait. Il faisait nuit noire. Jene voyais pas son visage, mais je la sentais près de moi, lourde,opaque, avec un terrible masque de pierre.

Quand elle parla, son accent était simple etcalme comme d’habitude :

– D’où savez-vous ce que votre ami disaiten tête-à-tête ? Vous étiez donc aux écoutes ?

La figure dissimulée dans l’ombre de la nuit,je répondis – à elle ou à moi, je l’ignore. J’étais comme ivre, jeme croyais précipité moi-même au fond de l’abîme. Et mes parolesétaient comme l’écho de ma chute :

– Oui, oui… J’écoutais… J’aimais sansespoir la femme dont il avait conquis le cœur.

– Pourquoi au passé ? Vous l’aimeztoujours ?

– Aujourd’hui, c’est vous que j’aime,vous seule…

– Ah … fit-elle. Et vous en oubliez lesdevoirs de l’amitié, le motif de votre visite ?

– J’ai fait la commission, peu m’importele reste… C’est ma propre vie qui compte !

– Ici, c’est le royaume des chèvres.Larissa eut un rire silencieux. Mikhaïl qui appelait notre amour unamour caprin et moi, la prêtresse du dieu des chèvres. Ma foi, jen’y vois pas d’inconvénient. Il a donc parlé de moi ?

– Sans vous nommer. Il a dit que c’étaiten Crimée.

– Et si elle l’avait demandé, il auraitdit mon nom ?

– Oui, car ils devaient s’unir pour lavie.

– Ah… fit de nouveau Larissa, et meprenant le bras, elle m’emmena sans ajouter un mot.

Un vieillard singulier se tenait devant lacabane de pierres sèches, couverte d’une grosse toile.

Assez petit, il n’avait en fait de vêtementsqu’un pagne de guenilles bariolées. Un bonnet à rayures, enfoncésur les yeux, couvrait sa longue crinière blanche. Une calebasse depèlerin lui pendait dans le dos. Sa face glabre lui donnait l’aird’un sacrificateur. Il sourit à Larissa et lui donna une tape surla paume de la main, en guise de salut. Elle lui remit lavalise.

Un petit Tatar accourut en criant quelquechose, et deux bergers qui trayaient leurs chèvres, vinrent déposeraux pieds du vieillard un bouc malade.

L’homme s’accroupit aussitôt, fredonna unemélopée et, sortant de son sein un coutelas, présenta sa lamecourbe à la lune qui émergeait des nuages, fumeuse, décroissante.Les yeux révulsés de la bête malade étaient d’une blancheurlaiteuse. Le vieux plissa les paupières, grinça des dents et donnaau bouc un coup de couteau près du ventre. Un sang noir jaillit. Deses doigts crochus, il pinça la plaie, puis releva le bouc par lescornes. L’animal rejoignit d’un pas chancelant le troupeau, quis’écarta, effaré.

Les bergers firent claquer leurs fouets avecdes clameurs gutturales.

Le vieillard s’était approché de nous et,m’examinant d’un œil pénétrant, me toucha de sa main brune. Ensuiteil s’adressa d’une voix douce à Larissa, en montrant la cabane.

Elle, toute pâle au clair de lune, me dit, levisage rajeuni, méconnaissable :

– Le grand-père emmène le troupeauailleurs et met sa cabane à notre disposition.

La voûte céleste aux yeux innombrables,l’épouvante du troupeau, le pouvoir occulte du vieillard, la terremuette et féconde… J’étais ensorcelé.

– Venez donc dans la cabane, chez le dieudes chèvres.

Et je dis :

– Je vous suivrai partout…

Sous la vaste tente de toile, calfeutrée dansle bas de mottes d’herbes, il faisait sombre et étouffant. Despeaux de chèvres étaient jetées sur la couche de foin parfumé,d’autres pendaient en tous sens. Cela sentait l’âcre sueur, le laitde chèvre, le cuir, le fromage, le vin aigrelet.

Assis sur la fourrure soyeuse, nous avionsl’impression d’être tombés au milieu d’un troupeau de moutons.

Et nous échangions des baisers sans nousvoir.

Je dus m’endormir sur le matin. Lorsque,ouvrant les yeux, je sentis un rayon de soleil sur mon visage, laréalité m’apparut et j’eus peur de revoir Larissa.

Mais aussitôt la sensation de liberté physiquedont sa présence m’avait toujours privé, me fit comprendre qu’ellen’était plus là.

Cette pensée me remplit d’inquiétude. Je melevai d’un bond – elle avait disparu. Je sortis en hâte. Le soleilse levait à peine, les montagnes enveloppées d’ombres bleu pâlesemblaient lavées de frais.

Un silence absolu m’enveloppait. Le troupeaus’était éloigné avant le jour. Je criai :

– Larissa !

L’écho brutal, discordant comme une voix deperroquet, me parvint d’en bas, peut-être de l’abîme où Mikhaïll’avait poussée.

Assis sur une pierre, je pleurai. Je mecroyais damné.

Un vieux berger, surgi des broussailles, mefit signe que Larissa était partie. De son bâton noueux ilm’indiqua le chemin.

Je m’élançai par le sentier que nous avionsgravi la veille. Trébuchant, j’écrasais les gros cônes saturés derésine odorante et limpide ; je revoyais au bord del’escarpement les pins argentés, aux troncs dépouillés etdifformes. De nouveau, les troupeaux de moutons tachetaient deblanc les replis verts des vallées. Mais je ne voyais plus cesbeautés : ce n’étaient désormais que des jalons de monitinéraire. Je n’avais qu’un désir, la retrouver au plus vite, pourlui arracher une réponse.

Moi qui tout à l’heure craignais sa présence,j’enrageais à la seule pensée qu’elle avait osé s’enfuir. Saperfidie ressemblait à une injure.

Près d’une cascade, j’entendis des voix :une demoiselle causait avec un monsieur corpulent, à chaîne d’or,qui avait l’air d’un ingénieur. Il parlait galamment et balançaitsa canne au-dessus de la cascade éparpillée en ruisselets.

– N’est-ce pas que cette cascade, c’estla passion qui fonce en liberté, le mors aux dents, et qui, unefois brisée, s’en va en larmes…

J’entrai chez Larissa, poudreux, couvert deronces et de duvet de clématite.

– Madame est occupée, me répondit lasoubrette stylée, et il me sembla lui voir un sourire insolent.

– Qu’elle me reçoive à titre d’exception,car je pars ce soir et je dois rapporter une réponse àPétersbourg.

Elle haussa les épaules, mais revint au boutd’une minute :

– Attendez dans le cabinet que madametermine sa besogne.

J’allai m’asseoir sur le divan. La porte de lapièce voisine – le boudoir sans doute – était entrouverte. Onentendait des coups de marteau, un bruit agaçant de ferraille.

– Madame arrange sa cheminée, expliqua labonne en se retirant.

De mon siège, j’apercevais le peignoir blancde Larissa. Son visage demeurait caché. Elle savait certainementque j’étais entré, mais n’en continuait pas moins sa tâchedésagréable. Appliquant sur une plaque métallique des ciseaux dediverses grandeurs, elle y gravait un dessin en frappant le manchede l’outil avec un marteau.

Ce tintamarre me portait sur les nerfs.

Impatienté, je passai par l’entrebâillement dela porte et saisis la main de Larissa armée du marteau :

– Laissez ça, j’ai à vous parler…

– Vraiment ? railla-t-elle. S’ils’agit de reproches, gardez-les pour vous.

– Il n’est pas question de moi.

Je restai court, les yeux sur un grandportrait accroché au mur. C’était l’agrandissement d’unephotographie de Mikhaïl en tenue d’aspirant. Ses yeux de flammem’interrogeaient, réprobateurs.

Je demandai sèchement à Larissa :

– Quelle réponse dois-je rapporter àPétersbourg ? Quand ferez-vous les démarches ?

– Je ne ferai rien.

Elle ne tapait plus, mais affectait de choisirun nouveau dessin parmi les modèles entassés sur la table.

– N’avez-vous pas dit que Beidéman avaitune fiancée ? Qu’elle fasse donc le nécessaire.

Je devins méprisant :

– Vile rancune de femme… Personne,paraît-il, ne pourrait obtenir ce que vous obtiendrez, vous.

Elle leva les yeux :

– Achevez le potin qui court le pays,surtout que c’est la vérité.

– Vous étiez intime avec legrand-duc ?

– Autant qu’avec vous, si vous appelezcela l’intimité.

Cette femme qui m’attirait par une forcepesante comme la terre, m’était odieuse à ce moment. Je ne voyaisplus que le visage de mon ami et, animé d’un zèle – hélas !tardif – je la suppliai d’intercéder en sa faveur. Je ne sais plusce que je disais, mais je réussis à lui peindre le contraste entrele cruel destin du prisonnier et son existence à elle, libre,oisive et fantasque.

– Songez un peu : la détentionper-pé-tu-elle !

Lorsqu’elle interrompit ma lamentableéloquence avec une amertume qui me surprit, sa figure n’exprimaitni honte ni embarras.

– Connaît-on les délais ? dit-elle.Peut-être que demain je serai morte et ne jouirai plus de rien.Mais je ne demanderai pas la mise en liberté de celui quicondamnait la vie terrestre que j’aime.

Je répliquai, frémissant de haine etd’indignation :

– Une vie limitée à la cabane auxchèvres…

– Où je change en boucs ceux de votreespèce ? trancha Larissa avec un indicible dédain.

Je m’inclinai et marchai vers la porte.

– Attendez, s’écria-t-elle, dressée detoute sa hauteur.

– Retenez pour toujours ce que je vaisvous dire, car nous ne nous reverrons plus. C’est vous qui avezéveillé ma rancune et mes plus mauvais instincts. Or, je n’ai rienà leur opposer. La déesse des chèvres n’a qu’un dieu, celui deschèvres. Rappelez-vous encore qu’il était en votre pouvoir de faireautre chose : joindre nos deux volontés pour sauver votre ami.Si vous lui étiez resté fidèle, j’aurais agi autrement. Mais vousavez trahi Beidéman. Soyez donc maudit, ainsi que moi !

Je quittai Yalta et passai ma dernière semainede congé à Sébastopol. Dans un restaurant au bord de la mer,j’entendis un capitaine de bateau raconter qu’un drame dans lesmontagnes avait mis Yalta en émoi.

– J’aurais parié que cette LarissaPolynova finirait mal !

– Les femmes excentriques meurenttoujours assassinées, si elles ne s’avisent pas de se suicider, ditune dame, ma voisine.

– Je soupçonne une histoire sentimentaleavec les Tatars, fit observer une autre, assise plus loin.

Le capitaine protesta.

– Non, non ! Ce sont, en effet, desTatars qui l’ont ramenée, mais ce sont de braves gens, des bergersque tout le monde connaît ; et leur chef, un vieillard, ami deLarissa, sanglotait comme un enfant. Il racontait qu’en luiremettant, comme d’habitude, sa récolte de plantes médicinales,elle lui avait donné une montre en souvenir. Il présenta un billetécrit de sa main, où elle déclarait faire ce don en pleineconscience à un tel, en signe de leur vieille amitié. La sage damea songé à tout : les dispositions relatives à sa fortune ontété envoyées par pli recommandé au père Guérassime ; elle priede n’accuser personne de sa mort… Les Tatars disent qu’elle a couruau bord du précipice et s’est brûlé la cervelle sous leursyeux ; ils l’ont tirée du gouffre, au péril de leur vie, etl’ont rapportée chez elle dans leurs bras. On les a arrêtés, maisl’enquête établira certainement leur innocence.

– Il doit bien y avoir un coupable, ditma voisine en jetant par hasard un coup d’œil de mon côté.

« Oui, le coupable, c’est moi »,pensai-je, mais je dis tout haut au serveur, comme si de rienn’était :

– L’addition !

Je m’en allai par les rochers au bout d’un capétroit qui s’avance en pointe dans la mer.

L’énorme disque de la lune me parut découpédans du papier et son reflet m’horripila. On aurait dit une imagebanale dans un salon de province meublé de velours rouge. Letourment de mon âme chassait la vie et la beauté de la natureelle-même. Je ressentis soudain, avec une violence accrue, lamarque d’infamie de Caïn, l’opprobre de ma nouvelle trahison.

Oui, tel un ignoble reptile dissimulé dans lesherbes dont il a emprunté la teinte, le traître s’était niché auplus profond de mon inconscient.

Je trahissais sans le vouloir.

Chapitre 3Le coq d’argile

 

Lorsque, à mon départ pour la Crimée, j’eusinformé Véra de la lettre de madame Beidéman à Larissa Polynova,elle m’avait répondu, lessourcils froncés :

– Ces femmes-là sont incapablesd’abnégation.

Ne croyant plus à la possibilité de libérerMikhaïl, elle s’était consacrée corps et âme à l’activitérévolutionnaire. C’était désormais, à ses yeux, le seul moyen dedélivrer les prisonniers de leurs chaînes.

Linoutchenko, avec qui elle habitait, étaitparti pour l’enterrement de sa femme, morte à la campagne. Lelogement de Véra était maintenant assailli par des jeunes gensvenus on ne savait d’où. C’étaient tantôt des groupes d’entraidepour l’instruction des pauvres, qui tenaient leurs séances, tantôtune collection de livres prohibés qu’on voulait réunir, tantôt uneimprimerie qu’il fallait cacher. Elle n’avait toujours pas desecrets pour moi, et je me tourmentais à l’idée qu’on pouvait ladénoncer et la vouer à un horrible sort. Enfin, comme je lasuppliais d’être prudente, elle déclara, les yeux vides, désespérés(ces mêmes yeux qu’avait Larissa en me maudissant) :

– À quoi bon me ménager ? Il n’y aque ma mort qui puisse servir tant soit peu notre cause, et parconséquent, aider Mikhaïl. Sans lui, je ne suis qu’un combattant durang, c’est au hasard de décider si je dois périr au début ou à lafin de la bataille. Aujourd’hui, une seule chose importe : quele gouvernement nous sache intransigeants jusqu’à la mort.

Mais je m’évertuai à lui donner l’espoir queLarissa Polynova sauverait Mikhaïl, je lui racontai qu’elle passaitpour la favorite d’un grand-duc. Je promis de trouver des parolesconvaincantes, capables de faire fondre les pierres…

Ébranlée, elle prit l’engagement de neparticiper, avant mon retour, à aucune entreprise périlleuse. Bienplus, elle résolut de suivre des cours d’infirmières et de nesonger qu’aux études.

Or voici que je revenais de Sébastopol, enscélérat auquel on a confié un dernier trésor, d’importance vitale,et qui l’a dilapidé par caprice.

Une nouvelle épreuve m’attendait àPétersbourg.

De même que dans les romans de Dumas lesévénements se précipitent aux chapitres finaux, des aventuresinouïes se multiplièrent à l’épilogue de ma vie.

C’est du reste l’invraisemblance qui marqueparfois la réalité la plus vraie, comme des nuages aux formeschimériques dans un ciel bizarrement coloré, qui arrachent auspectateur ce cri : « Si un peintre le représentait, onne le croirait jamais ! »

À peine m’étais-je rendu de la gare vers lapetite chambre de Véra, dans l’île Vassilievski, qu’un personnagede grande taille, le cou emmitouflé dans un bachlyk[7], porta en même temps que moi la main à lasonnette. Il me céda brusquement la priorité. Dans la pièce pleinede fumée bleuâtre et jonchée de mégots, des inconnus se pressaientsur le divan et sur le coffre. Linoutchenko, revenu de la closerie,présidait la réunion. Tous les visages étaient nouveaux,jeunes.

Je reconnus du premier coup d’œil un garçonblond qui se tenait rencogné, la mine sombre. J’avais bien retenuson visage aux traits marquants. Or, c’était le seul que Véra sefût obstinément refusé à me nommer.

À présent elle s’élança vers moi dès monentrée et me saisit la main en chuchotant :

– Elle a consenti ?

Je répondis comme un automate :

– Elle est morte subitement, avant que jene l’aie vue.

Véra me regardait sans comprendre, lorsquel’homme entré derrière moi tendit la main à Linoutchenko et seprésenta. Celui-ci l’étreignit avec effusion et déclara d’une voixforte :

– Il y a du bon, camarades. Voici unréchappé de l’enfer des casemates. Alors, mon ami, quellesnouvelles ? On est entre siens[8].

– Tout d’abord, une commission. Un desnôtres, sorti d’un lieu encore plus sinistre… du ravelinAlexéevski, m’a remis un billet pour les parents et amis deBeidéman. Il est resté six mois à côté du malheureux, qui lui adicté son message en frappant au mur, et lui a fait promettre de leporter à destination. On m’a dit que c’était ici.

– Oui, c’est bien ici, s’écria Véra.

Elle avança la main et demeura immobile, telleune mère figée un instant à la vue de son enfant qui se noie.

Linoutchenko lut à haute voix :

« Je vous en conjure, sollicitez monélargissement. Je sens venir la folie. Qu’on m’envoie dans unecompagnie de discipline, au bagne… Au poteau… Tout, plutôt queça. »

– Au premier accès de démence, il aessayé de se pendre. On lui a confisqué sa serviette et ses draps,dit l’ancien détenu. C’était en automne de 1863.

– Le 12 août ! lançai-je. Le jour oùsa mère est morte !…

Et je tombai sans connaissance, comme renversépar un ouragan. On n’y vit que la douleur causée par le martyre demon ami ; or, c’était le contrecoup du choc subi le jour oùj’étais parti avec sa mère pour mon premier voyage aérien. Car, lepeintre noir ne m’ayant pas encore révélé le phénomène qu’ilappelle « l’électrification du centre », je ne pouvaisprofiter, sans m’évanouir, de l’instant qui sépare d’un trait lebut final et le mouvement.

En revanche, pas plus tard que ce matin, j’airamené la machine du temps à cinquante ans en arrière : quandles fillettes et Ivan Potapytch s’en furent allés en visite, j’aipénétré dans le cachot de Mikhaïl.

Il venait de manger son infecte soupe du soir,où il avait repêché deux cafards vivants. Il s’amusait à leurmodeler un abri en mie de pain noir et cherchait à les soustraire àla vigilance de l’infâme Sokolov, pour les apprivoiser par lasuite. Son visage émacié, d’une pâleur morbide, s’éclairaitpourtant d’un sourire malicieux. Il prit peur en m’apercevant, maisdès qu’il me reconnut, il me serra dans ses bras.

Assis à côté de lui sur son grabat, je luiracontai non pas ce qui s’était passé dans les montagnes, mais cequi aurait dû s’y passer.

Je dis que Larissa et Véra, unies comme dessœurs parce qu’elles l’aimaient toutes les deux, allaient faire desdémarches dès demain. Pour le moment, je lui proposai une randonnéedans les montagnes.

Et Mikhaïl arpenta la cellule en levant trèshaut les pieds. Tel un enfant, il poursuivait un papillon,cueillait des fleurs, admirait à droite le soleil levant, à gauchela lune. Le temps n’existait plus, tout ce qui entrait dans sapensée devenait réel. Et comme le vieux berger lui offrait du laitde la traite, survint Larissa qui l’étreignit et l’emmena dans lacabane. Moi, nullement jaloux, j’étais heureux que notre pauvre amieût trouvé un instant d’oubli.

Le soir, quand Sokolov, le surveillant, entra,accompagné d’un gardien, Mikhaïl dormait avec un sourire si béat,que cette brute en fut touchée et lui témoigna une sollicitudeexprimée, évidemment, dans un langage conforme à sanature :

– Ne le réveillez pas ; qu’ilroupille : il est vanné d’avoir couru tout le jour dans sapiaule.

Ivan Potapytch m’a dit aujourd’hui :

– C’est très bien de ne plus sautillercomme un moineau, en battant des coudes. Sois donc raisonnable,cesse de marmotter, je t’en prie, tu fais peur aux petites. Tiens,gribouille plutôt sur ce papier, c’est une besogne tranquille.

Et le brave homme me donna une rame de bellesfeuilles blanches, en expliquant :

– J’ai chipé ça pour toi au bureau d’endessus ; ce n’est pas un crime, je pense, vu que c’est à toutle monde.

Je me paye le luxe d’écrire mon brouillon surdu papier blanc. Et je souhaite que ces feuilles de bureau dont lamatière et la subtilisation par Ivan Potapytch appartiennent ànotre monde à trois dimensions, retiennent dans les limitesusuelles ma pensée récemment affranchie. Car ce que je vais décrirea une très grande importance. Les faits sont connus du public, maisseul un être comme moi, pour qui le temps est devenu fiction, peutdéceler ce qui se cache derrière.

Tout d’abord, deux mots de ce qui s’est passéaprès que le billet émanant du ravelin Alexéevski fut parvenu àVéra.

Victoria, la sœur de Mikhaïl, arriva,convoquée par dépêche. C’était une grande femme taciturne,énergique, qui ressemblait de visage à son frère. On rédigea à sonnom le document que voici, publié de nos jours dans le livreconsacré à Mikhaïl :

« Mikhaïl Stépanovitch Beidéman,lieutenant des dragons de l’Ordre Militaire, disparu il y a troisans, se trouve être incarcéré dans la forteresse de St.Pétersbourg. Sa mère est morte en septembre 1863, alors qu’elle serendait en Crimée pour demander à Sa Majesté Impériale la grâce deson fils. Victoria, sœur du détenu, confiante dans la générosité deVotre Excellence, ne demande qu’une faveur : qu’on l’autoriseà visiter Beidéman dans sa prison. »

Cette supplique fut remise, parl’intermédiaire d’un parent haut placé et de deux générauxinfluents, au prince Dolgoroukov, chef de la gendarmerie. Ilrépondit que la résolution du souverain concernant toute tentatived’entrer en contact avec le détenu, resterait immuable : legouvernement ignorait tout de Mikhaïl Beidéman.

Tant qu’il était resté une ombre d’espoir,Véra, abandonnant ses groupes clandestins et même le travail àl’hôpital– son unique consolation – retrouvait son ardeur fanatiquedu temps de notre folle tentative de délivrer Mikhaïl, pour faireparvenir à destination la lettre de Victoria. Après le refus dutsar, elle se remit à servir la révolution, toujours muette etinflexible, comme un mécanisme branché sur un autre ressort. Elleallait à des réunions clandestines, faisait l’agent de liaison,cachait des illégaux. Ni la pluie, ni l’obscurité, ni les dangersdes faubourgs lointains ne lui faisaient obstacle. Ellemaigrissait, dépérissait à vue d’œil. Je dis àLinoutchenko :

– Si on ne la retient pas, elle aura auprintemps une phtisie galopante.

Il me répondit avec amertume :

– Retenez-la, si vous pouvez.

Ravagé de pitié et d’amour, je cherchaisl’occasion de la voir en tête-à-tête. Un jour, la chance parut mefavoriser : par la porte entrebâillée, je la vis toute pensivedans un fauteuil, ses mains amincies posées sur les genoux, lesdoigts crispés. Le silence qui régnait dans la pièce, ainsi quedans toute la maison, me fit supposer qu’elle était seule. Vite,j’entrai, je tombai à genoux spontanément et lui dis en baisant seschères mains :

– Véra, reprends tes esprits ! Si tun’as pas pitié de toi-même, aie pitié de moi, je n’en peux plus…Partons dans le Caucase, tâchons d’être heureux. Avec moi, tu seraslibre.

On toussota derrière moi. Je me relevai,furieux. Nous n’étions pas seuls : le jeune homme blond, à lamine sombre, était dans la pièce. Il s’approcha et, me regardantavec confusion de ses beaux yeux bleus, rayonnant de bonté, ils’empressa de dire :

– Pardon, mais je ne compte pas, je vousassure.

En effet, sa présence ne me causait aucunegêne.

Véra se leva, le prit par la main et m’annonçaavec une exaltation qui me rappela le passé, la terrasse ombragéede tilleuls en fleurs, à l’instant où nous goûtions le bonheurabsolu, elle, le prince Gleb Fédorovitch et moi :

– Sérioja, mon frère, voici mon nouveaucompagnon, le seul dont j’ose être la fiancée sans tromper Mikhaïl.Mais seulement la fiancée…

Elle se tourna vers lui :

– Va, et souviens-toi que toutes mespensées et toute ma volonté t’accompagnent ! Plusd’hésitations. Le sort en est jeté.

Il répéta d’une voix mélodieuse et un peusourde, comme celle d’un malade : « Le sort en estjeté. » Elle l’embrassa, il me salua et sortit.

– Qui est-ce ? demandai-je.

– Peu importe son nom, fit-elle, évasive.Toute la Russie d’ailleurs, le connaîtra bientôt, et il serainscrit sur les pages de l’histoire. Sérioja, j’appartiens à unesociété révolutionnaire, dite « Enfer », et dont lesmembres s’appellent «mortus ». Ces noms semblent puérils, maisnous voulons renouveler la tentative des décembristes de libérer laPatrie. Le destin vous a amené ici au moment décisif… serait-ceencore en vain ? Subirez-vous de nouveau un pénibledédoublement de l’âme, sans que votre volonté s’affermisse ?Sérioja, de toute façon vous n’avez pas trouvé votre place dans lavie, soyez donc des nôtres ! Nous, nous savons où nous allons.Il n’y a pas de vie libre actuellement, on ne peut vivre pour soi.Il faut mourir pour l’avenir. Venez avec nous !

– Je ne crains pas la mort, mais j’aimemieux mourir seul que pour tenir compagnie aux autres.

Pour la première fois, je quittais Véra avecanimosité. Une méfiance s’était glissée dans mon âme, à cause de cenouveau « fiancé » : je soupçonnai qu’à l’égal de laplupart des femmes elle enveloppait de mystère, par amour propre,une vulgaire passionnette. Et pour la première fois je la comparai,à son désavantage, à la fière et farouche Larissa.

Des événements terribles ne tardèrent pas àrévéler toute la platitude de mes raisonnements. Je passai un hiverabominable : l’image de Larissa qui semblait disputer dans moncœur l’attachement à Véra, m’accapara au point de me pousser à unede ces liaisons absurdes que nous devons tous craindre comme lefeu. Une ressemblance fortuite dans le port de tête, qui merappelait la nuit passée dans la cabane aux chèvres, fit naître enmoi une passion violente et irraisonnée pour une femme d’officier.Du reste, ce que je cherchais avant tout, c’était l’oubli que ni levin ni les cartes ne pouvaient me donner.

Dans une petite ville, une femme d’officier,on le sait, n’a d’autres distractions que les intrigues amoureuses,c’est pourquoi ma passion, loin de rencontrer des obstacles, devintbientôt une corvée. La dame était sans esprit, d’un caractèreobstiné, d’une mentalité de petite bourgeoise. Elle me faisait desscènes de jalousie et s’acharnait à revendiquer ses«droits ».

Une liaison fondée sur le seul penchantphysique, sans la participation du cœur et de l’esprit, ne doit pasêtre dangereuse pour les gens rassis, à l’imagination obtuse, auxsens émoussés. Mais celui qui a des goûts artistiques ouintellectuels, encourra un dur châtiment, ne serait-ce que du faitd’avoir introduit dans son organisme, comme un corps étranger, lapartie la plus grossière d’une âme différente de la sienne. S’il nel’assimile pas, il en sera empoisonné.

J’avais beau résister à l’influence de cettefemme, elle m’entraînait dans un bourbier d’odieuses mesquineries,et si je n’avais eu la force de fuir, j’aurais péri dans cettevase, comme font tant de blancs-becs. Mais je demandai à préparermon admission à l’académie de l’état-major général, et je partisétudier à Pétersbourg.

Je retrouvai Véra méconnaissable. Elle s’étaitcoupé les cheveux, elle fumait de mauvaises cigarettes et avaitpris les allures de son milieu d’infirmières, de sages-femmes etd’élèves des cours médicaux. Mais surtout, elle avait perdu sestraits distinctifs, si subtils. Je ne reconnus ma bien-aiméed’autrefois que lorsqu’elle répondit d’un air sérieux à maquestion : « Pourquoi vous êtes-vousenlaidie ? »

– C’est plus commode : je ne suisainsi qu’un rouage d’une machine complexe, qui fonctionne mieuxquand on la graisse avec la même huile que les pièces voisines.

D’autre part, c’était maintenant elle le chefet l’âme du groupe, et non plus Linoutchenko, devenu soudain trèsréservé, taciturne, et occupé ailleurs à je ne savais quellebesogne. Il y avait de nouveaux membres. D’après des bribes deleurs conversations, beaucoup plus circonspectes et plus sérieusesque naguère, je compris que leur centre était à Moscou et que Vérane dirigeait que le premier chaînon.

Depuis l’histoire des étudiants, le mouvementrévolutionnaire se développait à un rythme accéléré, tandis quedans les salons de ma tante et de ses pareils on continuait à lenégliger et à le prendre pour « les amours d’horriblesbas-bleus et de séminaristes ». Le grand monde s’intéressaitsurtout à la politique extérieure. Les petits vieux de styleeuropéen s’extasiaient au seul nom de Bismarck, en répétant pour lacentième fois, à qui voulait les entendre, que le chancelier avaittransformé l’union des États en un État uni.

Quant à ma tante, elle gardait sur sa table,dans un beau cadre en noyer, le portrait du baron Brounov, notreambassadeur, qui avait mérité cette distinction en défendantspirituellement, disait-elle, l’honneur de la Patrie.

Lorsque, à la conférence de Londres, ledélégué de la Prusse avait renouvelé sa proposition à la France derésoudre par référendum entre Danois et Allemands la question de lafrontière du Schleswig, le baron Brounov avait répondu d’un accentcorrect mais ferme :

– Il serait contraire aux principes de lapolitique russe de demander aux sujets s’ils veulent rester fidèlesà leur souverain.

Et ma tante ajoutait, railleuse :

– C’est ridicule de subordonner leverdict des Gouvernements de l’Europe à l’opinion de la plèbe duSchleswig !

À la fin de la cinquième semaine du carême,quelques jours après mon arrivée à Pétersbourg, je revis chez Véral’homme blond au visage singulier.

Quelles sont ces forces psychiquesmystérieuses, qui vous protègent et qui, à la vue de telle ou tellepersonne, vous remplissent d’angoisse, comme si vous pressentiez lafatale intersection de son destin avec le vôtre ? Au fait, jepuis formuler ce phénomène depuis la rencontre de Vroubel-le-Noirqui m’a expliqué son schéma de l’évolution du monde.

Tout homme dont le sort se rattache au nombredouze, est glacé d’épouvante en présence de l’unité.

Moi, j’étais un élément de la multitude etlui, dont les yeux rayonnaient de douceur, était l’unité.

Cette fois, je fus frappé de son airexténué : joues creuses, teint fiévreux de phtisique, cheveuxternes, collés aux tempes.

– Vous êtes souffrant ?m’enquis-je.

– Je sors de l’hôpital, répondit-il de savoix sourde, affaiblie. Et je n’ai pas recouvré la santé, eneffet.

Véra, qui avait entendu nos propos, intervint,le regard pénétrant :

– Alors, ne vaudrait-il pas mieuxattendre ?

– Non, ce n’est plus possible, dit-il,résolu. Ma phtisie, elle, n’attend pas, et mes forces iront endéclinant… Il parlait de lui-même comme un machiniste de salocomotive.

– Votre tâche à vous, Véra Érastovna,c’est de publier d’ici un mois les proclamations. Vous yarriverez ?

– Oui… Mais promettez-moi d’attendrejusque-là, pour que nous puissions nous revoir.

Il réfléchit, le regard détourné.

– Soit. Mais il serait préférable, pourle bien de la cause, que vous demeuriez à la campagne.

– Allez, j’aurai bien le temps desacrifier à notre cause le reste de ma vie !… Elle lança cettephrase d’un ton si véhément que je ne doutai plus de sa tendressepour cet homme ; son cœur, que je croyais donné pour toujoursà Mikhaïl, s’offrait à un autre.

Que faire ? Chacun ne sait aimer que poursoi et pose des exigences illimitées pour se dédommager d’avoirperdu sa liberté. Moi qui toute ma vie avais jalousé Mikhaïl, jeméprisais maintenant Véra pour son infidélité, pour son prétendunouvel amour. Aveuglé, enlisé dans la vase provinciale, j’étaismoins que jamais en mesure de comprendre la flamme dont brûlaientces gens extraordinaires.

Véra se rendit à la closerie pour imprimer lesproclamations. Ne craignant plus qu’elle puisse être arrêtée etmise en prison, j’en venais à confondre ignominieusement Véra,Larissa et ma maîtresse de province, ne voyant en elles que desmasques trompeurs de la luxure…

Je me jetai à corps perdu dans la viemondaine, et au mois d’avril je fréquentais déjà plusieurs salonsoù on me conviait sans cesse aux spectacles et aux soirées. L’unedes plus intéressantes devait avoir lieu le 4 avril chez un petitvieux de style européen, ami de ma tante.

Dès la veille, je m’occupai de ma toilette.J’avais la tête vide et légère, comme un joueur malchanceux, décidéà ponter jusqu’au dernier kopeck.

Le crépuscule était venu. Une brume laiteusevoilait le ciel et rendait lointains les édifices familiers.Éclairé par deux lampes, je me tenais devant une grande glace ettâchais de m’assurer, à l’aide d’un petit miroir à main, que lacoupe de mon uniforme neuf était impeccable.

On m’annonça que quelqu’un demandait à mevoir.

– Il n’a pas dit son nom, ça doit être unmonsieur pauvre, un solliciteur… ajouta l’ordonnance.

– Qu’il entre, dis-je distraitement,préoccupé par une couture de ma tunique que je devais examiner lecou tordu. Tout à ma besogne, je ne me retournai point vers levisiteur et l’aperçus dans la glace.

Le sang aux joues, confus comme un gaminsurpris à faire des bêtises, je me hâtai de cacher le miroir etcommandai au domestique :

– Ferme la porte et n’introduis pluspersonne jusqu’au départ de monsieur.

C’était l’étrange «fiancé» de Véra. Sans medonner la main, il me dit du ton dont on continue un entretiencommencé :

– Je vous prierai de transmettre à VéraÉrastovna… Il chancela, je le soutins et le fis asseoir dans unfauteuil.

– Mais vous êtes très malade !Qu’est-ce que vous avez ?

Je le croyais fou. Ses yeux bleus, à l’éclatintense, fixaient la lampe d’un air étonné, sa bouche aux lèvresd’enfant boudeur esquissait un faible sourire. Il paraissaitinconscient.

– Vous êtes malade, malade !répétais-je machinalement dans mon embarras. Je lui versai du vinqu’il but avec joie et qui le réconforta un peu.

– Oui, je suis gravement malade,avoua-t-il, mais cela tombe bien. Je vous prie de dire à VéraÉrastovna que ma maladie ne me permettait plus d’attendre. Il vautdu reste mieux, pour notre cause et pour moi-même, que nous ne noussoyons pas revus. Dites-lui encore que je la remercie…

Il se leva et marcha vers la porte.

– Qu’allez-vous faire ? Vous n’avezpas votre raison… Il me jeta soudain un regard ferme, chargé devolonté :

– Mais si, j’ai toute ma raison, et je leprouverai demain. Oui, à cinq heures, près du Jardin d’Été. Venezpour le lui raconter ensuite, à elle. Mais, je vous en prie, nedites mon nom à personne après ce qui se sera passé demain.

– Je ne sais pas qui vous êtes.

– C’est sans importance. Serviteur dupeuple, voilà mon nom !

– Je sais, vous ne me direz pas ce quevous projetez : un suicide ou un assassinat, et au fond, celam’est parfaitement égal ! criai-je, exaspéré que le sortm’aiguillât de nouveau sur une voie étrangère. Mais répondez-moi àune question qui importe à chacun : au nom de quoiagissez-vous ? Quel est votre but ?

– La liberté.

– C’est ce qu’on dit, mais je me refuse ày croire… Une liberté dont vous n’espérez pas jouir, car vous serezdans la tombe depuis longtemps et vous ne croyez pas àl’immortalité de l’âme. Je ne vous demande pas les motifsofficiels… c’est votre conviction intime qui m’intéresse. Pourquoiluttez-vous au profit des autres ?

Il répondit comme je m’y attendais :

– Pour tout homme, la liberté définitive,c’est la mort volontaire.

– Mais pour quoi ?

– Pour ce que chacun jugera bon… Il fautle trouver. J’ai trouvé, moi.

Subitement gêné, il rougit et fourra la maindans sa poche, son bras maigre gauchement plié au coude.

– Remettez cela à Véra Érastovna.

Il sortit un petit coq en argile, tel qu’on envend aux foires pour cinq kopecks.

– Un cadeau de ma mère, quand j’étaispetit.

Il fit demi-tour et s’en alla.

Je n’essayai pas de le retenir. Pourquoi cesgens faisaient-ils intrusion dans ma vie ? Je n’avais nulbesoin d’eux. Homme médiocre, ni sot ni intelligent, artiste manquéet officier raté, je n’en voulais pas moins vivre ma propre vie, etnon la leur.

Je marmonnai, en colère :

– Oui, ma propre vie, fût-elle pareille àcelle d’un cafard…

Je me soûlai tout seul et m’abattis sur ledivan, dans mon uniforme neuf, le coq d’argile serré dans ma main.Une idée fixe me harcelait dans mon ivresse : tiens-le bien,pour qu’il ne s’envole pas !

Je me réveillais en plein jour, la têtelourde, et je saisis aussitôt ma montre, craignant d’être enretard. Je ne savais plus où je devais aller : à un dîner dema tante Kouchina ou au five-o’cl0ck de deux autres maisons. Toutce que j’avais retenu, c’est que c’était pour cinq heures.

L’ordonnance qui avait la consigne de nejamais me réveiller, quel que fût mon état en m’endormant, apportale thé sur un plateau. L’ayant déposé, il se baissa soudain pourramasser un objet par terre.

– Ça doit siffler quand on lui souffledans la queue, dit-il.

– Veux-tu bien laisser ça et fiche lecamp ! criai-je en lui arrachant le jouet. L’ordonnance, queje n’avais pas l’habitude de rudoyer, me crut encore ivre etbafouilla :

– Un petit verre, votre noblesse, pourvous remettre d’aplomb ?

Je lui commandai de préparer un bain. La vuedu coq d’argile m’avait rafraîchi la mémoire ; je comprenaismaintenant toute l’horreur de ma conduite. J’avais reçu hier unmalade qui fomentait, dans son délire, quelque chose de sinistre,et bien que je me fusse rendu compte de son état, je n’avais rienfait pour le retenir.

Il aurait fallu le mettre au lit, l’empêcherde sortir ! À cinq heures, près du Jardin Été, il accompliraitson acte… Tant pis pour lui. Suis-je leur nounou, à tous cesindividus ? Est-ce mon rôle de les sauver au derniermoment ? Qu’ils finissent comme il leur plaît. Le reproche deLarissa de lui avoir apporté la mort m’avait durci. Et voilà que ce« fiancé » de Véra, ce dément, venait m’indiquer son jouret son heure ! Non, je n’irai pas !

 

Après le déjeuner, je m’en allai jouer aubillard. La chance me favorisait. J’en oubliai l’heure. Mais,au-dedans de moi, je devais être aux aguets. L’horloge sonnagravement la demie.

« Si ce n’est que la demie de cinqheures, j’ai le temps », me dis-je, et un regard au cadranconfirma mon hypothèse. Je prétextai un rendez-vous d’affaires etpartis vers le Jardin d’été…

Je ne peux plus écrire aujourd’hui. Lesouvenir m’accable, me broie le cœur. On dirait un colosse quim’empoigne et me relâche tour à tour, comme un chat jouant avec unesouris. Si, pour faire diversion, je voletais un peu à travers lachambre ? Mais j’ai peur d’Ivan Potapytch qui a déjàronchonné :

– Si tu parles tout seul, gare ! Jete mène chez les fous.

Or, je ne puis y aller avant d’avoir achevémon écrit. Il est adorable, cet Ivan Potapytch : depuis quej’ai été à la maison d’aliénés, il me croît déchu, déshonoré, commesi j’avais commis un vol ; il me tutoie et me gronde comme ungalopin.

Chapitre 4 Àcinq heures sonnantes

 

Aux abords du Jardin Été, je vis un spectacleinaccoutumé : une foule se massait contre la grille avec descris de rage et des « hourra ». Le tsar et ses neveuxétaient là, en voiture. Le cocher ne pouvait démarrer sous lapoussée de la multitude. Dans une autre voiture, il y avait lecomte Totleben en compagnie d’un quidam de piètre mine. Des dameslançaient de l’argent à cet homme et le saluaient en agitant leursmouchoirs, des boutiquiers grimpaient sur le marchepied pourl’étreindre. Un peu plus loin, c’était une mêlée affreuse :des policiers rossaient quelqu’un ou le protégeaient contre lafoule déchaînée. Je hélai un fiacre, montai dans la calèche vide etm’y tins debout, pour voir par-dessus les têtes.

– Le voilà, le misérable ! C’est luiqui a tiré sur le tsar.

Le cocher me montra un homme en noir, à quiles policiers liaient les mains derrière le dos ; d’autresformaient un cordon qui contenait la foule écumante, prête aumassacre.

On ne voyait pas le visage de l’homme ;il avait perdu son bonnet dans la lutte, je le reconnus à sescheveux mats, couleur de lin, et à ses épaules grêles. Il se tournatout à coup de mon côté et dit avec pénétration, dans lerayonnement de ses adorables yeux d’azur gris :

– Pauvres sots, c’est pour vous que jel’ai fait !

Même à cet instant, sitôt après l’attentat,son visage n’avait pas une ombre de cruauté.

– Régicide ! Antéchrist ! Àmort !

Les policiers l’avaient mis dans une calèche,et bien qu’il fût ligoté et n’opposât point de résistance, ils lemaintenaient par les deux bras. Tous se dirigèrent vers le Pontsuspendu, sous l’escorte d’officiers de cavalerie.

Je m’en allai au hasard. Je ne sais plus oùj’ai erré. Il me semblait voir une plaine immense, un ciel gris,sous mes pieds la neige fondue, noircie…

Mais peut-être que je suivais des ruesordinaires, bordées de maisons où d’honorables familles prenaientle thé autour du samovar. Cela m’était égal. Je marchais, serrantdans la poche de mon pardessus le petit coq d’argile. Les parolesde mon ordonnance me revinrent à l’esprit : « Ça doitsiffler quand on lui souffle dans la queue. » J’essayai. Il nesiffla pas, le trou devait être bouché. Je le remis dans ma pocheet le serrai de nouveau, comme si c’était mon unique point d’appuidans le monde réel. Mes pensées se débandaient. Des spectres hideuxme montraient leurs gueules et Pétia Karski hurlait à mon oreilleune chanson grivoise :

Capitaine, mon ami, sauvez la famille,

Le lieutenant s’est permis d’outrager ma fille…

Je n’avais qu’un souci : marcher aurythme de ces paroles.

Si j’ai l’esprit dérangé, comme l’a affirmé àIvan Potapytch le médecin chef, le mal date de ce jour-là.

Seulement, jusqu’à ces temps derniers, j’ai suporter un masque impénétrable, convenant à la société que jefréquentais.

Ce fameux jour du 4 avril, je me trouvai tarddans la soirée chez ma tante Kouchina. J’avais mis le coq d’argiledans la poche de mon pantalon et j’étais entré d’un airdétaché.

Il y avait énormément de monde, et j’eus lachance d’apprendre tous les détails de l’attentat, sans participerà la conversation. Sur les quatre heures, le tsar sortait avec sonneveu et sa nièce du Jardin Été où il faisait sa promenadequotidienne. Un inconnu lui avait tiré dessus au pistolet. Unpaysan du nom d’Ossip Komissarov avait, disait-on, fait dévier lecoup en frappant le bras du meurtrier.

L’assistance s’indignait. Les hommes, oubliantleur courtoisie, déblatéraient contre le criminel en termesgrossiers. Les belles dames rivalisaient d’ingéniosité dans lechoix des tortures à lui infliger pour le faire avouer et ellesproposaient d’en soumettre la liste au chef de la gendarmerie. Touss’irritaient que l’homme cachât son nom et ses qualités etprétendît être un paysan appelé Piotr Alexéev. Ils ajoutaient avecune joie maligne : puisqu’on ignore qui il est, on lui mettrales fers.

On rejetait la faute sur le prince Souvorov,gouverneur général, trop indulgent à l’égard des révolutionnaires.Le jour de l’attentat, il avait, paraît-il, reçu une lettred’avertissement, mais n’en avait pas tenu compte.

– On devrait faire venir Mouraviov :lui, il saura prendre des mesures…

Je m’en allai. Étant de nouveau ivre, jedormis d’un sommeil de plomb jusque tard dans la matinée. Une foislevé, je refis des visites. Je pouvais garder partout le silencesans étonner personne, car il n’y avait que trop de parleurs. Uneforce inconnue me poussait à écouter chaque jour tout ce qui sedisait au sujet de cet homme, dont je ne savais pas le nom. Luiseul occupait mes pensées.

Véra ne revenait pas de la campagne.Autrefois, j’aurais volé vers elle. Maintenant, tout m’était égal,sauf l’événement dont je me sentais complice. Le reste m’échappait,comme échappent au regard les choses situées en dehors du champvisuel. Une pensée confuse me traversait parfois : si, au lieude laisser partir cet homme aux yeux bleus, je l’avais mis au lit,rien ne serait arrivé. Mais je n’avais point de remords.

…………………………

Dans la Salle Blanche, Alexandre II avait ditaux nobles :

– Toutes les classes ont été unanimes àme témoigner leur sympathie ; ce dévouement m’est un soutiendans mon dur service. J’espère que messieurs les noblesaccueilleront avec joie parmi eux le paysan d’hier qui m’a sauvé lavie.

Ce noble frais émoulu, un ancien chapelier, unpochard, je l’ai vu, abruti de poignées de mains et d’accolades, àun dîner chez le prince Gagarine. Il se soûlait, la mine stupide,et en réponse aux toasts prolixes des patriotes, il bafouillaittoujours : « Trop aimables ». Son épouse, disait-on,s’intitulait «femme du sauveur».

Comtesses et princesses se l’arrachaient, leharcelaient de dîners et de raouts où il se tenait assis, les dixdoigts en éventail sur les genoux, jusqu’à ce qu’il s’écroulâtivre-mort sous la table.

Un pince-sans-rire lui avait conseillé deréclamer au tsar la dignité d’officier de bouche, quand celui-cilui demanderait ce qu’il voulait. On disait en plaisantant qu’ilaurait oublié la fin du titre et sollicité le grade d’officier toutcourt, ce qui lui aurait valu l’admission immédiate à l’écolemilitaire de Tver. Il prit bientôt sa retraite avec le grade decornette.

Par la suite, il sombra tout à fait dansl’alcoolisme et, à en croire les bruits, se serait pendu dans unaccès de delirium tremens.

Quant à Karakozov, il fut pendu.

Vroubel-le-Noir, en me révélant son schéma« d’électrification du centre », m’a expliqué qu’un coupassené avant terme ne troublait jamais les lois physiques normaleset que l’angle d’incidence restait alors égal à l’angle deréflexion.

Le coup de feu prématuré avait manqué son but,et les deux personnes agissantes étaient brisées par la force enretour. Karakozov fut pendu, Komissarov se pendit. Mais, le momentvenu, le tsar fut balayé.

Le jour où on mit les fers au coupable,Alexandre II reçut les congratulations du Sénat, venu au grandcomplet, le Ministre de la Justice en tête. Le lendemain, ce fut letour des ambassadeurs étrangers. Le métropolite Philarète envoya autsar une icône en l’honneur du miracle qui l’avait préservé de lamort.

Le sénateur de ma tante déclarait :

– Vraiment, Sa Majesté était bien endroit de dire : « La sympathie que me témoignent toutesles classes, de tous les points de l’immense empire, est pour moiune preuve touchante des liens indestructibles qui m’unissent à monpeuple fidèle. »

Les nouvelles pleuvaient :

– Vous savez, le prince Souvorov s’estdésisté de son poste de gouverneur général.

– Cette fonction sera abolie.

– C’est le général Trépov qui vacommander la police de la capitale.

– Rescrit au prince Gagarine, présidentdu conseil des ministres, avec ordre de « sauvegarder lesfondements ».

– Dieu merci, on ne mobilisera que lesforces bien intentionnées !

– Le comte Mouraviov est convoqué. Ilrenversera Valouev.

– Et il fera payer à Souvorov, le princelibéral, sa boutade de chasse.

– Comment, vous ne savez pas ?Voyons, comme le tsar venait d’abattre un ours d’un coup bienajusté, voilà que Souvorov a fait allusion à un ours bipède quimériterait le même sort. Le tsar l’a vertement rembarré…

J’appris une autre information, importantepour moi : le comte Chouvalov, rappelé des provinces baltes,était nommé chef de la gendarmerie.

Le prince Dolgoroukov communiqua sous lesecret, à un petit vieux de ma tante, qu’on interrogeait lecriminel jour et nuit, sans le laisser dormir une heure ; bienqu’il fût à bout de forces, on serait encore obligé de le« travailler » un peu. On parlait en ville d’autrestortures, infligées en supplément à l’insomnie. Il n’avait toujourspas dit son nom. Comme on le sait, son identité fut découverte parhasard, d’après un mot trouvé à l’hôtel où il logeait : ilétait noble et s’appelait Karakozov. Son cousin, Ichoutine, amenéde Moscou, confirma les suppositions. Quand je sus l’arrestation del’écrivain Khoudiakov, organisateur de la société« Enfer », je redoutai chaque jour d’entendre les noms deVéra et de Linoutchenko.

Karakozov fut transféré au ravelin Alexéevski.La cour suprême siégea dans le logement de Sorokine, le commandantde la forteresse. Pour agir moralement sur le criminel, l’inciter àla franchise et au repentir, on lui avait adjoint le célèbrearchiprêtre Palissadov. Exténué par les interrogatoires, le détenu,une fois rentré dans son cachot, ne pouvait se reposer uninstant : il devait écouter debout, sans s’appuyer au mur, lamesse et les discours du père Palissadov.

Je ne pouvais pas sentir ce prédicateur à lamode, qui officiait chez ma tante deux fois par an. Il enseignait àl’université, et un joyeux étudiant de ma connaissance assaisonnaittoujours le jeu de billard d’anecdotes sur son compte, en s’amusantà mimer ses gestes et son parler de Nijni-Novgorod croisé defrançais. Pour prouver que la foi sans actes est dénuée de vie, lepope disait :

– Supposez un flacon qui contient deuxliquides, l’un jaune, l’autre bleu, deux couleurs sansagrément ; essayez de les agiter, de les mélanger, et vousaurez un délicieux vert de gris.

Le père Palissadov tirait une conclusion nonmoins plaisante de la charité divine : il exhortait sesauditeurs à s’extasier sur la nature artiste de Dieu qui avait créél’homme non seulement dans un but utilitaire, mais pour lesplaisirs les plus raffinés.

– Les organes de l’odorat et du goût nesont-ils pas, en effet, des instruments du plaisir ?S’exclamait-il en ouvrant les bras d’un air ravi. Car pourl’entretien de notre corps mortel, il aurait suffi d’avoir dans leventre une fente en forme de poche, pour qu’on y verse lanourriture directement des assiettes.

Bien bâti, les cheveux noirs, mêlés de filsd’argent, Palissadov avait des manières laïques. Il parlaitvolontiers de son recueil de sermons, publié en français àBerlin.

Il s’était si bien francisé à Paris, qu’à sonretour en Russie il avait demandé au métropolite l’autorisation deporter les cheveux courts et des habits de ville. Cette audacefaillit lui valoir la claustration.

Quelle consolation pouvait donner à Karakozovce personnage vain et frivole ? Du reste, nous avonsaujourd’hui la preuve que ce prêtre mondain avait demandé àassister les condamnés à mort uniquement pour faire sacarrière…

Cette nuit, par la force de la pensée, je mesuis transporté à la date évoquée la veille. J’ai beaucoup réfléchià Mikhaïl. Que devait-il éprouver quand on torturait non loin delui Karakozov, pour l’emmener ensuite au supplice ? Certes, jesavais que leurs cachots n’avaient aucune communication. Mêmevoisins, ils n’auraient pu se parler en frappant au mur. Mais ausommet du martyre il est possible d’en savoir plus qu’à l’étatnormal.

Ainsi, j’ai vu cette nuit Mikhaïl et je mesuis renseigné. Je continue donc mon récit comme témoin. Nous avonspassé ensemble chez Karakozov. Mikhaïl avait, dès cette époque,appris par la souffrance ce que Vroubel-le-Noir m’a révélédernièrement, au déclin de ma vie : la pénétrabilité de lamatière sous la pression de la volonté.

Cette nuit – chronologiquement, c’était enavril 1866 –nous entrâmes donc chez Karakozov.

Exténué par l’insomnie et les interrogatoires,il avait presque perdu le don de la parole ; Mouraviovlui-même se proposait de rapporter au tsar que, de l’avis desmédecins, il fallait accorder un répit au criminel.

Nous survînmes alors que Palissadov, lesvêpres achevées, remballait avec soin ses habits sacerdotaux dansun foulard étendu sur la table faite d’une planche vissée au mur.Mikhaïl et moi allâmes nous cacher derrière le poêle. Je nereconnaissais plus Karakozov, que j’avais pourtant vu il y avait unmois à peine. Il était moins vivant que nous.

S’il avait su se mouvoir dans notre espace, ilse serait retrouvé. Mais, encore rattaché à la masse du squelette,des muscles et du sang, il devait employer à conserver sa formematérielle le peu de forces qui lui restaient jusqu’au terme fixépour chacun de nous. Quant à la partie pensante et sensible de sonêtre, elle avait déjà quitté cette forme, c’est pourquoi il avaittant de peine à nous répondre dans le langage humain usuel.

Palissadov, mécontent d’avoir à officier sansdiacre ni sacristain – il avait par la suite réclamé undédommagement pécuniaire pour cette incommodité – s’approcha deKarakozov avec son baluchon, la figure maussade. Il leva la mainpour la bénédiction. Son visage très mobile s’épanouit aussitôtdans l’extase religieuse et sa voix veloutée de prédicateur choyéproféra :

– Ayez la foi ardente dans l’invisiblejuge de votre vie, pour qu’il épure votre âme jusqu’à l’étatangélique !

Il appliqua sa main blanche et potelée contreles lèvres violettes du détenu qui restait là, inerte, livide, sesbeaux yeux ternis.

Enchanté de sa propre éloquence, Palissadovagita encore la main, sur le pas de la porte :

– Oui, que Dieu vous épure jusqu’à l’étatangélique !

Karakozov s’effondra, à demi évanoui, sur sacouchette, Mikhaïl vint s’asseoir à ses pieds, je m’agenouillaiauprès de lui et dis en baisant sa main décharnée, couleur decire :

– Pardonnez-moi de ne pas vous avoirretenu la veille de l’attentat, quand vous étiez venu chez moi,malade. Car si vous aviez toute votre raison, vous n’auriez pasrisqué l’aventure.

D’une secousse, Karakozov se mit sur sonséant. La rougeur avait envahi ses joues creuses. Ses yeux, d’unbleu intense, flamboyaient. Il prononça de sa voix assourdied’autrefois :

– Si j’avais eu cent vies, je les auraistoutes données pour le bonheur du peuple !

Ces paroles qui résument le fond de soncaractère sont connues : il les a écrites au tsar.

– Ah, que vous êtes heureux !s’écria Mikhaïl. Votre mort fera naître de nouveaux héros. Ah,pourquoi mon triste sort n’est-il pas égal au vôtre !

Mikhaïl se mit à hurler en cognant sa têtecontre le mur. Les gardiens accourus lui mirent brutalement lacamisole de force et nouèrent les manches derrière son dos… Fou derage, je me jetai sur eux, les poings levés… la vision disparut.J’ouvris les yeux en gémissant. Ivan Potapytch, debout à monchevet, m’offrait un verre d’eau :

– Tiens, bois ça, tu as fait un mauvaisrêve. Et ne crie plus, tu vas effrayer les petites.

Je m’excusai et feignis de me rendormir.Évidemment, j’avais désobéi aux instructions deVroubel-le-Noir : pour se rendre maître du centred’électricité animale, il faut une impassibilité absolue. Monardente pitié pour Mikhaïl m’avait expulsé, tel un corps étranger,de la sphère subtile qui garde les empreintes des événements…

Au bout d’un instant, je parvins à rassemblerma volonté brisée par le sentiment et à m’assimiler au chirurgienqui, avant l’opération, concentre d’autant mieux ses facultés qu’ilest plus aguerri.

Me revoici dans le cachot de Mikhaïl, aux murstapissés de moisissure, avec la pauvre paillasse dont on avaitenlevé les draps pour qu’il ne s’avisât plus de se pendre. Couchésur le dos, emmailloté de blanc des pieds à la tête, ainsi qu’unemomie, il est perdu dans une douce torpeur. Son visage, que ladémence et le courroux défiguraient tout à l’heure, estcalme ; ses lèvres pâles esquissent un faible sourire. Ilétait ainsi à ses rares moments de joie insouciante, quand nousluttions sur la table du dortoir et roulions à terre dans un grandfracas. Craignant de troubler cette détente et de céder à unattendrissement qui me ferait perdre de nouveau mon empire surmoi-même, je me garde de l’éveiller et pénètre seul chez Karakozov.Le surveillant est dans son cachot. Sur son ordre, les gendarmeshabillent le détenu pour le conduire à la première séance de laCour suprême, dans le logement du commandant.

Je ne sais comment on nous mena du ravelinAlexéevski à la forteresse. Cela avait dû se produire la nuitpassée. On ne sortait jamais du ravelin, ni le jour ni la nuit.

La commission suprême qui siégeait dans levaste salon du commandant devait remettre aux principaux inculpésla copie de l’acte d’accusation et leur accorder le droit deprendre un avocat.

Je me souvins d’un incident raconté chez matante par un sénateur. Avant de faire entrer Karakozov, le princeGagarine, président du tribunal, avait eu une altercation avec legreffier : le prince insistait pour qu’on tutoyât l’accusé, unpareil scélérat ne méritant pas d’être traité avec plus d’égards.Le greffier finit par le convaincre que cette manière d’exprimerson indignation était inconvenante pour un juge. Maintenant, à lavue de Gagarine, homme grisonnant au grand nez et à la barbetouffue, qui ressemblait à un bon loup, je me rappelais laconclusion de ma tante Kouchina, son alliée. Alors, si le criminelest un noble, on n’a pas le droit de le tutoyer, même sous lapotence !

Karakozov allait être jugé le premier dugroupe. Je me mis aussitôt à côté de lui. Quatre soldats nousencadraient, sabre au clair. De sa main fine et osseuse, l’accusétiraillait sa moustache. Il semblait embarrassé, ne sachant oùaller ni sur quoi s’asseoir.

–Approchez, Karakozov ! dit le princed’une voix tremblante d’émotion : brave homme au fond, il luicoûtait de rendre une sentence de mort.

On avait amené comme témoin Ossip Komissarov,le sauveur présumé, dont la moitié de la ville disait que c’étaitun fantoche du comte Totleben. Mais ce chapelier ivrogne, quis’était trouvé par hasard le plus près de la grille, devaitsymboliser la main du peuple protégeant le tsar. Le symbole s’étaitchangé en idole. Personne ne croyait à la fable du sauvetage, maisaprès la déposition de l’individu, le président du tribunal seleva, les autres l’imitèrent, et le prince Gagarine luidéclara :

– Ossip Ivanovitch, recevez la gratitudede toute la Russie !

Karakozov tressaillit. Il promena sur lesvisages un regard désolé ; un pâle sourire effleura ses lèvreslorsqu’il rencontra les yeux ahuris de Komissarov qui, le torsebombé et les mains sur la couture du pantalon, comme une ordonnanceposant chez le photographe, plissait son front bas dans un effortde réflexion, essayant de comprendre pourquoi on le fêtait denouveau.

J’ignore si j’ai vu tout cela moi-même, ou sije l’ai entendu raconter, ou si je viens de le lire dans les livresque m’a apportés Ivan Potapytch…

Ma raison se brouille, car je suis inaccoutuméà la nouvelle façon de penser et de sentir. Tout ce qui estémouvant me fait la même impression, que je l’aie lu, entendu ouvu.

Sur la table des pièces à conviction, il yavait les pistolets de Karakozov, une cassette et le poison que,dans son saisissement, il n’avait pas eu le temps d’avaler aussitôtaprès l’attentat.

Ses yeux étaient rivés à la table. En uneseconde, le poison absorbé eût mis fin à l’horrible attente de lapeine capitale. Ses yeux paraissaient décolorés. Une lutte atrocealluma son regard lourd, puis la flamme mourut. Prunelles d’un bleuterne, épuisées d’insomnie… Battement précipité des paupièresrouges…, Karakozov renonçait au suicide et acceptaitl’exécution.

Au bout d’une minute, le comte Panine, aprèss’être concerté tout bas avec son voisin, enleva prestement lepoison et les armes.

En voilà assez pour aujourd’hui. Le violentcombat intérieur de Karakozov m’a brisé, comme si on m’avait faitpasser par le cœur un courant électrique à haute tension. Le cœur asuccombé, mais je reste en vie.

Quelle force, quelle foi dans sa causedevaient donc soutenir cet homme qui, à deux reprises, devant laperspective de tortures morales inouïes et d’une exécution différéed’un mois à l’autre, résista à la tentation d’une mortimmédiate !

Chapitre 5Les tambours

 

Je ne quittais plus le lit depuis quelquesjours : on ne saurait vaincre impunément l’espace par lavolonté. Ce brave Ivan Potapytch grognait en me donnant le meilleurmorceau :

– Vieux comme tu es, reste couché, nousn’en serons que plus tranquilles. Et si, avec ça, tu apprends àtricoter, ce sera très bien. Ce n’est pas sorcier pour qui a del’instruction ; je vais t’apporter du coton et des aiguilles,les petites te montreront comment il faut faire.

Me voilà au lit. Je me repose. Mes penséesvont de nouveau en ligne droite. Ma mémoire est excellente. Non,cette nuit, je n’irai pas chez Mikhaïl. J’évoquerai normalement ceque j’ai vu en ce terrible jour.

C’était à la fin d’août 1866. On s’extasiaitau salon de ma tante sur la délicatesse du tsar qui avait faitconnaître son désir par Chouvalov : si l’exécution deKarakozov n’avait pas lieu avant le 26 août, jour du sacre, il luidéplairait qu’on la fît entre le 26 et 30, jour d’Alexandre Nevskiet fête patronymique du tsar.

Cet ordre de l’empereur soucieux de ne pasassombrir les jours solennels, dénotait, de l’avis général, un cœurd’or, sensible au destin du pire des scélérats. Je me souviens du«mot» lâché à cette occasion par le comte Panine :

– J’estime, pour ma part, qu’il faudraiten exécuter deux plutôt qu’un et trois plutôt que deux. Mais… fautede mieux, qu’on se réjouisse de la pendaison du meneur.

Il y avait cependant des salons de nuanceslibérales où la clémence du tsar n’était pas appréciée, tandisqu’on s’attendrissait sur la bonté de Gagarine qui, étranglé parles larmes, avait eu de la peine à terminer la lecture de lasentence. L’inculpé, avait-il ajouté, pouvait adresser au tsar unrecours en grâce.

Ce fut l’avocat Ostriakov qui se chargea de lerédiger en termes laconiques et vigoureux. Karakozov, devenupresque inconscient, signa.

Le tsar répondit par un refus.

– Mais avec quelle délicatesse !s’exclamaient les dames.

Quant au petit vieillard de style européen, ilenfreignit son horaire méticuleux pour accourir chez ma tante debon matin, comme un jeune homme, et lui répéter mot à mot lesparoles de Zamiatine, ministre de la Justice qui avait rapporté autsar la demande de Karakozov dans le wagon de chemin de fer, enl’accompagnant de Pétersbourg à Tsarskoïé Sélo.

– Sa Majesté, disait le ministre au petitvieux, a répliqué avec une expression angélique : « Commechrétien, j’ai pardonné depuis longtemps au criminel, mais je ne mejuge pas en droit de lui pardonner en tant quesouverain. »

Gagarine, le bon vieillard, transmit cettedécision irrévocable à Karakozov quelques jours avant l’exécution,pour lui laisser le temps de songer à son âme.

Informé de la chose, je retirai ma demanded’admission à l’académie et sollicitai l’affectation à undétachement envoyé contre les montagnards insoumis.

Les volontaires étant peu nombreux, monenrôlement ne souleva point d’objections. J’en ressentis un étrangeapaisement, comme si j’avais trouvé ma vraie place. Le même jour,je lus dans le journal que Karakozov serait exécuté en public auChamp de Smolensk, à sept heures du matin.

C’était le surlendemain.

Le 2 septembre, l’annonce de l’exécution étaitaffichée à tous les carrefours. Je savais que j’irai. C’était plusfort que moi. Mais ne pouvant rester seul jusqu’à l’aube, je m’enallai jouer au billard. Mon étudiant m’avait devancé. Comme lesjours précédents, on ne discutait que du procès.

Un robin à la bouche en tirelire démontrait,avec une lenteur assommante, qu’il eût été juste d’infliger le mêmechâtiment à Khoudiakov, l’idéologue des conjurés, et à Ichoutine,l’instigateur. Dans les hautes sphères, disait-il, on désapprouvaitla mollesse du tribunal, et le tsar irrité avait déclaré àGagarine :

– Vous n’avez rien laissé à mamiséricorde !

Pour Ichoutine, il commua, du reste, la peinede mort en travaux forcés à perpétuité, après lecture de l’arrêtsous la potence, le linceul sur les épaules.

L’étudiant raconta qu’au cours de théologie lepère Palissadov était demeuré longtemps pensif, puis, secouant sachevelure, avait proféré avec un courroux paternel :

– Si ce n’est pas malheureux : ons’évertue à vous inculquer les vérités chrétiennes, et après ça onest obligé de vous pendre…

Mais ces propos se tenaient le soir, alors quede longues heures nous séparaient du drame qui se jouerait àl’aube, au Champ de Smolensk. Le soir, dans le bien-être de lasalle éclairée, aux cris joyeux de« double-bande ! », le mot de « peine demort » pourtant prononcé sur le même ton que les autres,semblait monstrueux et répugnait au sentiment.

Mais quatre heures sonnèrent, puis cinq, etquelqu’un dit :

– En route, messieurs, il faut occuperles meilleures places.

Je tressaillis, comprenant soudain qu’ilfallait se mettre en route vers le Champ de Smolensk où allait seproduire ce qui était imprimé en noir sur blanc à tous les coins derues :

« L’exécution de la sentence de la CourSuprême, concernant le criminel d’État Dimitri Karakozov, est fixéeau samedi 3 septembre à St-Pétersbourg, Champ de Smolensk, 7 heuresdu matin ».

– Ils se réuniront chez le ministre de laJustice, dit le robin à la bouche en tirelire.

– Qui ça, ils ? demandal’étudiant.

– Les chefs de départements, lesgénéraux, les membres de la commission judiciaire, lesfonctionnaires du Sénat. Et comme s’il savourait le spectacle de labrillante assemblée, il ajouta : Tous chamarrés d’or.

Je sortis de la salle de billard et medirigeai seul vers le Champ de Smolensk.

Le jour n’était pas levé, mais déjà lesconcierges balayaient les rues. Il faisait bon marcher sur lestrottoirs déserts et les pavés que n’ébranlaient point les rouesdes fiacres. On avait, semblait-il, évacué par la voûte bleue dufirmament l’air vicié de la veille, et amené de l’air frais. Unémoi contenu se dégageait du ciel d’automne sans brume. Le soleilétait sur le point d’apparaître.

Je me souvins tout à coup du petit coqd’argile. Oui, le voilà, dans ma poche. C’est donc vrai !« Si le lever du soleil est net, me dis-je, et que la journées’annonce belle, il y a de l’espoir. »

Des cuisinières se montraient aux portes, unpanier au bras, sous de grands fichus qui épaississaient leurssilhouettes.

Le soleil se leva, éclatant, sans le moindrenuage. Mais en apercevant une plaque de policier, tout aussiéclatante, astiquée à la mie de pain, comme pour les grandesoccasions, je réalisai qu’il n’y avait plus d’espoir, que rien n’yferait : ni le balayage matinal, ni les cuisinières auxpaniers, ni le coq d’argile…

L’exécution aura lieu.

Les rues s’étaient subitement remplies. Dansl’île Vassilievski, le flot compact avait envahi chaussée ettrottoirs. C’est à peine si la police parvenait à ménager, par sescris, un passage au milieu. Le vernis noir des carrosses miroitait.Des officiers, des dignitaires civils défilaient devant moi,sanglés, empanachés. À la vue d’un équipage, la foule se crut enretard et galopa. La frayeur, la curiosité altéraient les visages.Je tournai le coin et m’engageai par des ruelles silencieuses. Ceraccourci me permit de gagner le Champ de Smolensk en même tempsque les voitures, qui s’arrêtèrent subitement. Une maisonnetteétait préparée pour la commission exécutive. Tous descendirent poury attendre la venue du condamné. Quelques-uns causaient en mettantpied à terre, mais personne ne souriait, tous étaient pâles. Deuxfilles de joie, pressées de voir le supplice, me coudoyaient. Ellesparlaient de leurs affaires. La plus âgée chapitrait sacompagne :

– T’as bien nocé avec Vassia, puis avecSidor. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce Klim, pour t’enjôler ? Tuparles d’un béguin ! Lui ou un autre, c’est du pareil aumême.

– Que non, dit la plus jeune dont lescheveux s’échappaient en mèches soyeuses de sous le fichu et dontles yeux hagards me rappelèrent ceux de Véra. J’ai nocé à droite età gauche, mais Klim, c’est mon destin. Lui seul a besoin de moi.J’ai donc à répondre de lui.

– J’ai à répondre de lui, répétai-je,furieux, en songeant au coq d’argile que je devais remettre àVéra.

Lorsque Trépov, le chef de la police, futpassé, fonctionnaires militaires et civils sortirent de lamaisonnette et remontèrent en voiture pour le suivre.

Sur la place, près du carré de troupes, ilsgravirent les marches d’une estrade peinte en noir. Regardant ducôté opposé, j’aperçus ce que je m’attendais à y voir, ce que jem’étais nettement représenté : la potence. Mais je ne m’enrendais pas bien compte.

Certes, si on m’eût demandé où elle était,j’aurais désigné ces deux montants réunis par une traverse. Mais jene le sentais pas, sans doute parce que j’étais beaucoup plusépouvanté par l’échafaud, fraîchement peint en noir, comme lereste. Tel un réservoir de sang inhumain, il luisait sinistrementau soleil levant. Et c’est là que se passa la scène la plushorrible.

– Ça s’appelle un échafaud, dit un lycéenà son camarade, le doigt pointé.

Il se peut que la charrette infamante étaitarrivée sans bruit, je ne saurais le dire. Mes tempes battaient àcoups précipités. Je croyais, moi, que c’était le roulement decette hideuse guimbarde traînée par une paire de chevaux, avec unehaute banquette où quelqu’un était enchaîné, le dos tourné àl’attelage.

Je ne reconnus pas Karakozov. Ce n’était pluslui d’ailleurs. Ce n’était pas l’homme qui avait fièrement jeté autsar, dans sa dernière lettre, qu’il « aurait donné cent viespour le bonheur du peuple », ni l’être charmant, aux beauxyeux juvéniles, qui m’avait chargé de transmettre, en guise desalut suprême, ce jouet de son enfance à celle qu’il aimaitpeut-être.

Là, sur cette horrible guimbarde, je voyaisune face livide, aux yeux blancs inanimés.

À la vue de la potence, il eut un haut lecorps. Puis il resta pétrifié. Tel le crucifié de Rembrandt, soncorps s’affaissa, inerte, lorsque les bourreaux le délièrent de lacharrette pour lui faire monter l’escalier et le mettre contre lepilori dressé au fond de l’échafaud.

– Le poteau d’infamie, remarqua un hommeen pèlerine de concierge, et un collègue lui répondit :

– Pour une infamie, c’en est une !Les exécutions, ça doit toujours être ignominieux.

Un policier à cheval se tenait près del’échafaud ; en face, il y avait un groupe d’Américains del’escadre en visite à Cronstadt. Je me rapprochai du chef de lapolice et l’entendis qui disait au greffier :

– Il vous faut grimper là-haut pour lirel’arrêt. Que le peuple sache notre respect des lois.

Le greffier obéit, tiré à quatre épingles, sonchapeau à plumet sous le bras, un papier à la main. Il s’avançavers la rampe, aussi livide que le condamné. Le papier tremblaitentre ses doigts.

« Par ordre de Sa MajestéImpériale… »

Quel abominable frisson me prit au roulementdes tambours ! J’en étais tout secoué, pendant que les troupesprésentaient les armes. La foule se découvrit. Les tambourss’étaient tus, mais je frissonnais toujours et n’avais pas comprisun mot de la lecture du greffier qui était revenu sur l’estrade desministres et de la commission.

L’archiprêtre Palissadov avait rejointKarakozov sur l’échafaud.

Au bout de ses bras tendus dans un geste dedéfense ou d’attaque, il brandissait une croix d’or qui flamboyaitau soleil. Il était muni de tous ses attributs.

On n’entendait pas ses paroles. Ayant appuyéla croix sur les lèvres violettes du condamné, il fit volte-face etredescendit.

Les bourreaux montèrent. À deux, ils levèrentun linceul au-dessus du visage figé, qui ne donnait plus signe devie. Ne sachant pas s’y prendre, ils lui mirent d’abord la cagoulesur la tête.

À ce moment le soleil s’éteignit pour lecondamné, et peut-être mourut-il lui-même.

Rien n’est plus terrible, je suppose, quel’instant où la conscience encore vivante perçoit la mort.

Mais là-dessus il se produisit une chose quisurpassa en cruauté tous les crimes et tous les châtiments. Oneffaça pour une seconde la sensation de la mort pour replongeraussitôt le malheureux dans une nouvelle agonie.

À un signe du policier les bourreauxmaladroits firent ce qu’on fait seulement aux graciés : ilsôtèrent le linceul.

Le soleil éclaira le visage de la victime. Sesyeux, subitement ranimés, prirent un éclat indicible. La bouchetendre, soudain colorée, tressaillit. Quel qu’il fût, il n’avaitque vingt-quatre ans, il tenait à la vie. Et à cet instant, il secrut sauvé.

Mais les bourreaux se hâtèrent de lui fourrerles bras dans les larges manches solidement nouées par derrière, etils remirent le linceul.

Prenant par les coudes cette grande poupéeblanche, sans figure, ils lui firent lentement descendrel’escalier ; parvenus à la potence, ils posèrent le condamnésur un escabeau, délicatement, tel un vase précieux.

Celui dont les yeux avaient rayonné et labouche avait tressailli d’une joie humaine, enfantine, piétinaitsur place comme un automate.

On lui passa la corde au cou, les bourreauxrepoussèrent du pied l’escabeau.

Les tambours battirent…

Ils battent, ils battent… Ivan Potapytch,faites taire ce ran-tan-plan !

Chapitre 6Un tas de galettes

 

J’écris après une longueinterruption. Ivan Potapytch m’a fait rester couché huit jours, etla semaine suivante il m’a forcé à tricoter. Quand je me rebiffais,il menaçait de me conduire à la maison d’aliénés. Or, je ne doispas retrouver avant terme Vroubel-le-Noir. Mais cela viendra…

Je préfère ne pas me relire, de crainte debiffer autre chose qu’il ne faut. Car je ne sais plus ce qui estclair pour tout le monde et ce qui l’est pour moi seul. Que lecamarade Pétia se charge de corriger le texte pour la copie. C’estun excellent jeune homme, natif de notre province, un ami deGoretski.

Voici ce qui m’est arrivé il y a quinzejours : comme j’écrivais, les tambours se sont mis à battre.Leur odieux roulement m’était si intolérable que je poussai descris, après quoi le policier à cheval m’ordonna d’avaler untambour. Il fit un geste, les soldats épaulèrent, j’eus peur etj’obéis. Je ne pouvais me défendre, ayant les bras immobilisés parles longues manches nouées dans le dos. Mais le tambour avalécontinuait à battre dans mes entrailles. M’étant bouché lesoreilles avec de l’ouate arrachée à la pelisse d’Ivan Potapytch jeme blottis sous le lit et me retranchai derrière des sacs defarine. Mon hôte amasse des provisions à tout hasard, comme en1918. Je me crus à l’abri des persécutions du policier etm’endormis dans ma cachette. Ivan Potapytch, affolé, me cherchajusque tard dans la nuit, supposant que j’étais sorti sans mesvêtements, qu’il tient sous clef. Et le lendemain, quand lespetites, en faisant la chambre, crièrent à la vue de mes pieds quidépassaient, je refusai de me montrer, toujours en proie à materreur stupide.

Ivan Potapytch alla chercher Goretski, dont lejoyeux bavardage dissipa mon cauchemar et me rendit à la réalité.Je quittai ma retraite et avouai l’histoire du tambour, enm’excusant poliment. Mais Ivan Potapytch, inexorable, voulait meremettre aussitôt chez Vroubel-le-Noir, dans l’idée ridicule qued’ici peu je commencerais à mordre.

Grâce à l’intercession du camarade Pétia,jeune ami de Goretski, Ivan Potapytch m’accorda un dernier sursis.Il consentit à me garder jusqu’aux fêtes d’Octobre, mais seulementau lit, en me confisquant habits et chaussures. Il ne se doute pasque ce délai, c’est moi qui le lui ai suggéré. C’est aux fêtesd’Octobre que je dois retrouver Vroubel-le-Noir pour tenter notrepremière expérience.

LA GRANDE EXPÉRIENCE

Ivan Potapytch est bien aise de se débarrasserde moi, car à cette époque, lui et les fillettes ont fort àfaire.

Je me couchai docilement et laissai enfermermes chaussures dans le coffre. Mais il me donna du papier, uneplume et de l’encre, en disant comme toujours : « Je suisbien plus tranquille quand tu écris. »

Goretski s’est assis sur le coffre. En pleinelumière, sa décrépitude est manifeste. Mais à présent il s’habilleproprement, il bombe de nouveau le torse et se rase le menton,comme sous Alexandre II. J’avais déjà vu chez lui le camaradePétia, qui prenait des leçons de français et d’allemand : ils’était attaché au vieillard et lui disait« grand-père ». Quant au vieux, il appelait legars « Pétia Rostov de la Commune », ou « PétiaTouloupov-Rostov ». Il ressemblait à un porte-étendard etmontait très bien à cheval. Communiste à dix-neuf ans, il étaitcomme une pièce moulée dans un alliage parfait, sans défauts, sansfissures. Moi, il me plaît beaucoup, car dans notre jeunesse nousétions tout pareils, quoique à notre manière. Je lui dis :

– Camarade Pétia, je vous prie instammentde revenir dans deux semaines, à la veille des fêtes d’Octobre. Jevous remettrai mon manuscrit qui relate le passé et leprésent ; censurez-le et faites publier ce qui estadmissible.

– Des mémoires ? répliqua Pétia.Soit. Mais si l’orientation est antimarxiste, ça ne passera pas, jevous préviens…

– Son orientation est purement militaire,intervint Goretski. Il est comme moi, il accepte. Du moment qu’il ya de la discipline, ça va bien. Hier Pétia m’a fait visiter lesécuries. Quelle propreté, mon cher ! Des demi-sang du harasFalzfein logés dans des stalles aussi belles que des salons.

Il se baisa le bout des doigts, comme il lefaisait jadis en parlant d’une jeune ballerine en vogue.

– Corsaire a vraiment de la race, ditPétia. C’est peut-être un pur-sang.

Goretski, effaré, agita les mains :

– Pour une bête de Falzfein, on ne doitse fier qu’au pedigree. S’il était de chez Arapov, ce seraitdifférent, mais chez Falzfein les qualités seules ne comptentpas.

Il se mit à vociférer au point que je mebouchai les oreilles, craignant d’entendre de nouveau les tambours.Mais il se ressaisit.

– Toi, mon ami, me dit-il, tu as besoinde repos. Lève-toi vite et viens prendre le thé chez nous. Moi,j’en suis à ma dernière visite, j’ai les jambes enflées, tum’enterreras bientôt !

– Tu vivras cent ans, grand-père, ditPétia.

– Figure-toi, mon cher, que Pétias’afflige de ma position sociale ; j’ai beau lui répéter queje suis mon propre maître et dispensé de toute paperasserie !C’est qu’il est un peu écrivain, Pétia. Il a déjà ébauché à monintention un nécrologue fort spirituel. Moi, je n’ai plus qu’unsouhait : finir mes jours à cette place et être mis en bière.Et ma dernière volonté… mon ami, j’en appelle à toi !

– Ne le fatiguez donc pas, intervint IvanPotapytch, mais en voyant la mine surexcitée de Goretski, il eut ungeste découragé : Vous êtes une paire de gosses !

Goretski s’assit sur mon lit etpleura :

– Mon ami, Pétia me refuse unservice.

– Là, là, grand-père, fit le gars.

– Patience, mon bon ami, je m’explique.Ma dernière volonté, la voici : au lieu de la bandeletteblanche qu’on met au front des morts, j’en voudrais une en papierrouge ; c’est si simple à coller, nous le faisions quand nousétions enfants. La gomme arabique prend très bien… Surtout que laqualité du papier n’importe guère, cela pourrait même être dupapier de soie. La couleur seule importe : la pourpre de larévolution ! Mais la messe devra être dite par un prêtreorthodoxe, le vénérable frère Evguéni.

Goretski avait bondi sur le coffre. Ildélirait ou était devenu fou.

– Cher vieux, continua-t-il, je ne suispas sûr d’avoir assez cru en Dieu, mais j’ai observé fidèlement lesjeûnes. Je ne goûtais jamais à une pomme avant la fête du Sauveur.Le dimanche d’Oculi je faisais maigre et me gardais d’avaler unegoutte de spiritueux. Mais avant tout, j’étais ce que je suisencore : un militaire. Or, voici qu’il m’est aussi pénibled’aller à l’église que de fréquenter un ami battu.

– Mais que vient faire là la couronnerouge ? demanda le camarade Pétia.

– Ce qu’elle vient faire ? rougitGoretski. N’ai-je pas bûché pendant neuf ans le catéchisme dePhilarète ? N’est-ce pas moi qui me suis efforcé durant undemi-siècle de sentir comme il fallait ? J’ai peut-êtrerefoulé l’activité de mon cerveau pour me rattacher par chaquegoutte de mon sang à notre petite église de campagne. On ne partaitjamais à l’attaque sans la bénédiction de l’eau… même ivre, onn’allait pas se faire crever la peau pour des prunes !Kérenski, lui, n’a pas su répondre aux soldats pourquoi ilsdevaient marcher à la mort sans jamais voir cette « terre etliberté ». Il se bornait à taper du pied. Oui, mais nous, àpart la gloire, nous avions la promesse d’une« couronne », et pour verser le sang – la bénédiction desarchiprêtres. En ce qui concerne l’Église, nous savions que« les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle ».Tandis qu’à présent, que voulez-vous que je devienne ? Laforteresse est dynamitée, le pope s’est coupé les cheveux. Ellessont à l’eau, mes croyances, mes affections d’un demi-siècle !Eh bien, que la Raison Suprême concilie ces choses, car moi je nele puis ! J’en suis à ne plus savoir qui a pris l’aoul deGuilkho : moi ou Voïnoranski ? C’est pourquoi je veuxpasser dans l’autre monde avec une bandelette de pourpre…Na !

Goretski, tel un roi Lear manqué, sortit de lapièce, la mine altière.

Sa face rougeaude reparut soudain à la porte.Il cria, hors de lui :

– Pendant un demi-siècle je partais dupied droit, et voilà que je pars du gauche. Or, je suis au bout durouleau. Au rancart, vieille barbe ! Mais sans dégonflage, lepied gauche levé !

Il agita le pied, chanta comme un coq, à lajoie des gamines, et disparut.

– Attends une minute, grand-père, cria lecamarade Pétia, et s’approchant de moi, il me dit : Vosmémoires, je les prendrai, soyez tranquille.

Depuis l’histoire du tambour avalé, je n’aiplus guère confiance en moi. Pourvu qu’il ne m’arrive avant termece que Vroubel-le-Noir et moi avons fixé pour les fêtes d’Octobre.Je n’ai que deux semaines à ma disposition, il faut me dépêcher denoter l’essentiel au sujet de Mikhaïl.

Continuons : je rappelle qu’en ce jour deseptembre, entre le magnifique lever de soleil et le lugubre voyagede la charrette qui emmena dans un cercueil noir le corps deKarakozov resté pendu toute la journée, j’eus pour la première foisdans les oreilles cet horrible roulement de tambour. Pourl’étouffer, je me soûlai toute une semaine, à défaut d’autrestupéfiant. Revenu à moi, je me rendis vers un hôtel superbe. Mesentant une force extraordinaire, je ne craignais plus rien, etj’étais sûr de soumettre n’importe qui à ma volonté.

Oui, même le chef de la gendarmerie.

Si je l’avais choisi, ce n’était pas pourservir mon ami, mais parce qu’il était en granit. Or, j’étaisd’humeur à briser un roc. Quant aux sentiments d’amitié et autres,je les avais oubliés. J’étais pétrifié moi-même.

Comme j’allais m’informer auprès du domestiquesur les heures de réception de son maître, le comte Chouvalov enpersonne parut sous le porche.

« Le destin », pensai-je, et monaudace s’en accrut.

– Comte, j’ai à vous parler en secret,lui lançai-je d’un ton impérieux.

Sa figure immobile se figea encore plus, etm’invitant du geste à entrer, il dit sans hâte :

– Je sortais pour une affairepersonnelle, mais elle attendra. Je suis à vous.

Nous pénétrâmes dans le vestibule. Les chosesse répètent parfois d’une manière détestable : le comte meconduisit dans la pièce où s’était déroulé notre mémorableentretien. Toujours le même décor : les caisses remplies devaisselle, la cloche à fromage sur l’appui de la fenêtre. Je medemandai malgré moi s’il n’y avait pas de mouche bleue dessous.Non, pas de mouche. Il me vint à l’idée que ce débarras étaitaménagé là intentionnellement. Je regardai Chouvalov et m’étonnaide le voir si vieilli. Ce n’était plus un Apollon de marbre, maisune idole de pierre usée par le temps. Il avait achevé de perdre ceque nous appelons l’âme, cette vie intérieure qui illumine lestraits. Ce n’était plus qu’un mécanisme.

– Qu’avez-vous donc à mecommuniquer ? s’enquit-il, debout, en m’offrant un siège.

Mais ni son air distant, ni la froideur de sonaccueil, résultat d’un grand pouvoir, n’étaient pour me troubler.J’entendais de nouveau l’horrible roulement de tambours et, afin dele couvrir, je dis avec l’énergie du désespoir :

– Je vous demande d’accorder à MikhaïlBeidéman la possibilité d’être interrogé par l’empereur.

– Vous êtes souffrant, dit Chouvalov,abasourdi par l’insolence de mon intonation. Nous avons pour ceprisonnier, une consigne irrévocable : l’ignoranceabsolue.

– Mais vous, comte, vous devez biensavoir qu’il est au seuil de la folie et que le procès descomplices de l’attentat a démenti sa participation à un complotquelconque. Il s’est calomnié ; vous-même, vous le supposiezfou. Ne pourrait-on pas le vérifier, après six longuesannées ?

Un sentiment – non, une réflexion – parcourutle visage impassible de Chouvalov. Ses yeux, attentifs et perçantscomme ceux d’un stratège avant une manœuvre complexe, me jetèrentun regard fin :

– Je ferai mon possible.

Mais se ravisant aussitôt, en formalisteexemplaire, il ajouta :

– À condition, bien sûr, que ce détenupolitique figure sur les listes. Soyez dans une semaine chez votretante la comtesse Kouchina ; je vous donnerai la réponse.

Je m’inclinai, et nous sortîmes ensemble.

Je n’étais toujours pas dans mon assiette etje bus toute la semaine. Le dimanche, je me rendis chez matante.

Comme j’entrais au salon, le petit vieux destyle européen annonça tout haut que le comte Chouvalov allaitapporter une lettre fort intéressante du prêtre Palissadov, sur lesderniers instants de Karakozov.

– Cette confidence n’est que le fruitd’un malentendu. Vous savez ce qui s’est passé sur le lieu del’exécution ? intervint le sénateur, tourné vers ma tante. Lecomte a demandé à Palissadov si le repentir du criminel avait étésincère, et l’autre a répondu avec une dignité qui ne lui est pashabituelle : « C’est mon secret deconfesseur ! » Mais hélas ! Sa dignité de prêtremondain l’a abandonné dès qu’il a su sa méprise : il avait cruparler à un simple mortel. Effaré, il s’est empressé d’envoyer aucomte un message fleuri, que vous aurez le plaisir d’entendre toutà l’heure.

– Comme tu es fielleux aujourd’hui, ditma tante. J’avoue, d’ailleurs, que Palissadov ne me plaît guère nonplus : il est indécent pour un pope russe de jouer auFrançais. Mais tant pis, ses sermons sont si éloquents !Explique-nous plutôt ce qu’il a, le comte : on dirait unestatue.

Le petit vieux slavophile, qui était àcouteaux tirés avec le vieillard européen, se hâta deremarquer :

– J’ai observé, comtesse, que tous lesRusses qui ont l’Europe pour idéal et qui méprisent le caractèredésordonné de leur race, ont la manie de marquer dans un calepinleur emploi du temps, jour par jour, à une demi-heure près. Ledésordre s’en va, bien sûr, mais en même temps l’hommes’étiole.

– Alors, répliqua ma tante, mon jardinierTichka a raison de dire : « Une baie qui a mûri trop tôtest vite gâtée. »

– Le comte Chouvalov s’est gâté…plaisantait-on. Mais les moqueries se changèrent en aimablessourires, dès que le laquais eut annoncé le comte, qui entra,imposant et superbe comme toujours.

Ni sa poignée de main, ni le regard hautaindont il m’effleura, ne révélaient sa pensée. À voir le gesteélégant dont il prit, pour s’essuyer la moustache, son mouchoirimmaculé qui répandait un parfum assez fort mais aristocratique, jecrus même qu’il avait oublié notre conversation et ne medistinguait pas du mobilier.

Sollicité par l’assistance, il se mit à lirela lettre de Palissadov.

Le message suait la platitude et la plusodieuse bigoterie. Mais ces messieurs et dames, le cou tendu,écoutaient si avidement les péroraisons sur l’agonie du supplicié,que je fus pris de dégoût. Je ne voyais plus les visages. C’étaientdes galettes plates, avec ou sans moustaches, dépourvues d’yeux etd’expression…

Et maintenant que j’évoque l’homme aux yeuxgris bleu et que j’entends sa voix extraordinaire là-bas, près duJardin d’Été :

« Pauvres sots, c’est pour vous que jel’ai fait… »

Quand je songe à la populace des rues courantvoir l’exécution et à la populace des salons, avide de détailspiquants sur les dernières minutes du condamné… J’ai tellementpeur !

Je n’en peux plus, je vais plonger sous lelit…

Deux heures derrière les sacs. Cela s’est bienpassé. Ivan Potapytch et les fillettes sont absents. Je me suisremis sagement au lit avant leur retour. Dans la pénombre, derrièreles sacs, je me sentais léger, comme si je filais vers une autreplanète. Si seulement je disais ce que je vois et entends, les yeuxfermés !

Non, je n’en dirai rien : cela nuirait aufonctionnement de l’État, car tout citoyen, au lieu de faire sondevoir, s’exercerait à bondir dans l’espace.

Mais ce jour-là, chez ma tante, je tenaisencore à l’opinion du monde : le torse bombé, l’air assezrespectueux, je me rapprochai de la porte afin d’aborder le comte àla sortie et de l’interroger sur notre affaire. Chouvalov, quidevait lire sa lettre dans deux autres maisons, était très pressé.Déjà il baisait la main aux dames ; sans me regarder, il lâchaen passant :

– La demande ne peut être agréée, il nefigure pas sur les listes.

Je regardai en silence son dos félin quiondulait gracieusement dans les saluts, et je pensai :« Le chef de la gendarmerie a menti ! »

Je m’en allai sans prendre congé. À quiaurais-je serré la main ? À des galettes moustachues ouencadrées de cheveux en boucles ? Je rentrais chez moi pour mebrûler la cervelle. Cela me paraissait tout simple, indispensable.Une seule chose m’embarrassait : à qui confier le coq d’argilepour Véra ? Qui donc avait un visage et non une galette ?Existait-il quelqu’un qui fût digne du nom d’homme ?

Véra m’apparut soudain, telle que je l’avaisvue sur le perron du château de Lagoutine. Un éclair dans les yeux,le feu aux joues, elle disait de nouveau :

– Vous ne ferez pas cela, monpère !

Mikhaïl avait un visage, et l’autre aussi…l’homme aux yeux gris bleu. Livide, exposé au pilori, surl’échafaud noir, c’était néanmoins un visage.

J’avais retenu celui de Dostoïevski,extraordinaire, unique. Si j’avais su où il habitait, je seraisallé le trouver. Avant de quitter ce monde, je devais contempler unvisage humain. Car chez moi, dans la glace, je ne voyais égalementqu’une galette. Mais j’ignorais l’adresse de l’écrivain.

Tout à coup, une autre adresse surgit devantmoi, très nette, en noir sur blanc, comme l’annonce de l’exécution.« 17e avenue, n°…» et je perçus la voix deIakov Stépanytch, le jeune vieillard aux cheveux d’argent et auteint rose :

– Le moment venu, viens metrouver !

J’y allai sans hésitation.

Chapitre 7Une adresse

 

Oui, le chef de la gendarmerie avait menti…Mais j’ai toujours plus de peine à écrire. Les fêtes d’Octobreapprochent, et mon corps devient de plus en plus léger. Je suis sûrmaintenant de m’envoler au premier signe de Vroubel-le-Noir, mêmesans l’entraînement que m’a interdit Ivan Potapytch. Oui, c’estdans deux semaines que nous nous réunissons pour la « grandeexpérience ».

Le camarade Pétia Rostov-Touloupov est revenul’autre jour sans Goretski, prendre mes mémoires. Je lui ai dit demonter à l’échelle pour atteindre le manuscrit que j’avais mislà-haut, à l’abri des souris. Je remis à Pétia tout le texte, enlui faisant promettre qu’il repasserait encore à la veille du 25,sans faute, pour emporter le dernier chapitre…

Je ne peux plus écrire d’une façon cohérente,mes pensées vont par saccades, tel un troupeau de moutons qui sedisperse dans les montagnes dès qu’il n’y a plus de berger. Oui,mes pensées n’ont plus de berger, elles s’engouffrent toutes à lafois dans ma tête. Or, mon papier tire à sa fin. Ivan Potapytch nem’en donne plus. Depuis l’asile d’aliénés, il dit :« Gribouille sur les pages écrites, qu’est-ce que ça peut tefaire ! » Soit, je noterai seulement l’essentiel, sur moiet sur Mikhaïl.

Le chef de la gendarmerie a menti : letsar avait vu le prisonnier.

Comment l’ai-je appris ? Cela ressemble àun conte de fées, sans en être un. C’est Iakov Stépanytch qui mel’a raconté.

…………………………

Ce fut lui qui m’ouvrit. La pièce étaitexiguë ; je me souviens d’une carpette en chiffonsmulticolores, comme les Finnoises en font pour s’occuper l’hiver.Iakov Stépanytch me reconnut ; loin de s’étonner, il semblaitm’attendre :

– Asseyez-vous sur le canapé, le temps decongédier mes visiteurs ; excusez-moi, il en vienttoujours.

Il s’inclina, passa dans la pièce voisine,mais sans refermer la porte, aussi entendis-je la conversation. Uneveilleuse clignotait dans le coin, devant une icône noircie. Jesupposai que Iakov Stépanytch était vieux croyant.

– Le voilà qui s’est remis à boire,disait un vieillard avec des larmes dans la voix – sans doutes’agissait-il de son fils, – Je le tuerais, tellement il medégoûte… J’aimerais mieux le tuer que ruminer ma colère.

– Confie le commerce à ta vieille etquitte la maison ! Travaille, comme l’an passé. Porte dessacs, ça te calmera. C’est toi qui l’as engendré, et ce n’est pasen le supprimant que tu le corrigeras. Je pense souvent à lui.Quand il en aura assez, il reviendra me voir, il se rappellera monadresse. Il est resté une année sans boire, maintenant il enrestera deux. S’il flanche de nouveau, on le remettra sur la voie.Pas moyen de casser un faisceau de verges, mais chacune prise àpart se brise facilement.

– Je te fais confiance, mon père, dit levieillard exalté, en saluant bien bas Iakov Stépanytch. Je m’envais travailler pour le salut de son âme, et je distribuerai toutmon salaire aux pauvres…

Le vieux sortit : grande taille,pardessus, barbiche blanche, l’air d’un modeste marchand. Il mesalua et dit :

– Ne vous affligez pas, monsieur, vousaussi vous aurez un bon conseil de Iakov Stépanytch, notrepère.

Iakov Stépanytch le reconduisit lui-même à laporte, poussa le verrou et revint en répétant d’un tongai :

– Excusez-moi.

À présent il recevait une vieille.

– J’en pleure toutes les larmes de moncorps, je me traîne à ses pieds… elle ne m’écoute pas !gémissait-elle. Ça fait trois jours qu’elle reste assise sur lecoffre, sans manger ni dormir ; elle a des yeux fixes, largescomme des soucoupes, elle n’ouvre pas la bouche. Je parie qu’elleveut encore se pendre. J’ai laissé auprès d’elle son parrain et samarraine, et je viens demander ton secours.

Elle tomba à genoux. Iakov Stépanytch criad’une voix sévère en la relevant :

– Tu es indolente, ma bonne ! Tu nefais que pleurnicher, et tes larmes achèvent de la ramollir, commeune vapeur d’étuve. Celui qui n’a plus la force de vivre, il fautle ravigoter par la sévérité, par un courroux qui sente la dignitéhumaine et non par tes colères de bonne femme. Mais tu es sotte, lamère, il ne faut pas trop te demander ! Amène-moi ta fille, deforce s’il le faut, avec l’aide du parrain et de la marraine. Et sielle refuse, dis-lui que je viendrai, moi.

Ayant raccompagné la vieille pleine degratitude, il poussa de nouveau le verrou et me dit, tel un médecincharitable :

– Par ici, je vous prie !

Mais je ne tenais plus à lui parler.

«Cet hypnotiseur de l’île Vassilievski doit mecompter parmi sa clientèle. Où mettrai-je l’argent ? Sur latable ou dans sa main ? »

La seconde pièce, d’une propreté impeccable,était blanchie à la chaux, sans tapisserie. Un lit, deux chaises,le tout peint en blanc, mais aucune ressemblance avec une salled’hôpital. Au-dessus de la table, une étagère chargée de livres. Jeremarquai avec surprise la Vie de Jésus de Renan, enfrançais.

Iakov Stépanytch s’en aperçut aussitôt.

– C’est Renan qui vous étonne ? Uncadeau de Linou-tchenko. Il m’a traduit tout le livre, d’un bout àl’autre, et m’a laissé l’original en souvenir. Puisque vous allezdemain à la closerie, saluez-le de ma part ; c’est un hommevaillant.

Il me prit par la main et leva sur moi sesyeux limpides, un peu naïfs à première vue.

– Je n’ai pas l’intention d’aller à lacloserie… Quelle idée ! ripostai-je, luttant contre cettevolonté qui s’imposait à moi.

– Mais si, vous irez… dit-ilsérieusement, vous verrez bien que c’est nécessaire. J’ai pensé àvous toute la semaine. Mais je n’ai pas votre adresse, et puis ilparaît que vous découchez depuis le jour de l’exécution.

– Vous êtes détective, ou quoi ?éclatai-je.

– Oui, si l’on veut, repartit-il, lesourire aux lèvres. Pour aider les gens, on doit être renseigné.Mais venons-en à notre affaire. Elle est grave. J’ai pensé à vousjour et nuit, et voilà que la chance me favorise : vous vousêtes rappelé mon adresse…

– Seriez-vous sorcier ? je tâchaisde m’indigner du charlatanisme du vieillard, mais en mon forintérieur je croyais à toutes ses paroles.

– Il n’y a pas de sorcellerie, vous lesavez aussi bien que moi, dit-il tranquillement. Mais il est deshommes doués d’une grande volonté. Les uns s’en servent pour lebien, les autres pour le mal. Dans les deux cas, à force d’exercersa pensée, on parvient à des choses qui paraissent étonnantes maisne sont au fond qu’une sorte de télégraphe. Aux Indes, tout fakirpeut le faire… Chez nous aussi il y a des bonshommes comme ça. Moi,c’est mon grand-père qui me l’a appris. Mais il ne s’agit pas demoi. J’ai un secret à vous confier pour Linoutchenko. Impossible dele mettre par écrit… Bref, cet officier incarcéré au ravelin, celuidont avait parlé Piotr, votre ordonnance, je l’ai vu il y aquelques jours.

Iakov Stépanytch, la veilleuse et l’imagesombre du Sauveur se voilèrent soudain de brume bleuâtre. Il y eutun remous, puis ce fut la nuit.

Exténué par l’insomnie et l’abus de l’alcool,je fus terrassé par le choc. Je repris connaissance sur le litblanc de mon hôte, avec une compresse sur la tête. Cela sentait lasarriette et la menthe. Iakov Stépanytch s’affairait autour de moiavec une sollicitude de grand-maman.

– Pardonne-moi, mon petit, je t’aiassommé comme l’ours a fait de l’ermite ! Vieux gaffeur, vieilimbécile que je suis ! Mais toi, tu t’es rudement usé…

Revenu à moi, je me mis sur mon séant. Il mesaisit les deux mains. Je ne me défendais plus, je me fiais à luicomme un enfant. Je savais maintenant qu’il ne dirait que la purevérité.

– Ça va mieux ? Prends cette potionet reste étendu, pendant que je raconterai. Retiens tout, mot àmot. Tu vas comprendre, tout à l’heure, que ce ne sont pas deschoses à mettre par écrit.

Voilà ce que j’ai retenu.

Iakov Stépanytch, mandé par le comte Chouvalovla semaine passée, avait reçu, à une audience secrète, l’ordre del’attendre vers une heure du matin devant la grille du Palaisd’Hiver, près de la Néva. Ce n’était pas leur premiercontact : quand le vieux était chauffeur du palais, sur larecommandation d’un compère, le comte l’avait apprécié ;l’ayant vu à son domicile, il s’était assuré de sa discrétion et desa vie retirée. Grâce à cette confiance qu’il inspirait au comte,Iakov Stépanytch, au dire de Linoutchenko, se rendait utile àbeaucoup de gens.

Le vieillard fut au rendez-vous, bien avantl’heure. Soudain, il vit arriver le carrosse de Chouvalov. Lecocher le reconnut et, au signe convenu, le prit aussitôt sur sonsiège. La grille s’ouvrit silencieusement, la voiture s’arrêta enface du palais ; il faisait nuit noire, on n’y voyait goutte,des sentinelles montaient la garde dans la cour, deux gendarmessurgirent à la portière.

Le comte descendit, les gendarmes sortirentune forme humaine qu’on ne pouvait discerner dansl’obscurité : haute taille, des fers aux mains et aux pieds.L’homme refusait d’avancer. Les gendarmes l’empoignèrent aussitôtpar les bras. Un troisième, venu à la rescousse, lui saisit lesjambes. Dans un bruit de chaînes, ils le portèrent en un clin d’œiljusqu’au tambour qui mène aux sous-sols ; Iakov Stépanytch etle comte les suivirent. Les deux portes furent fermées à clef etverrouillées. On éclaira d’une grande lanterne l’escalier tournantqui donnait accès aux appartements privés de l’empereurNicolas.

Dès que les gendarmes eurent fait franchir leseuil au prisonnier, le comte les mit en faction à la porteextérieure, revolver au poing. Ayant donné lui-même un tour declef, il dit à Iakov Stépanytch de se tenir dans l’antichambre,près du buste en bronze du grand-duc Mikhaïl Pavlovitch, pouraccourir au premier signal, si le détenu allait tomber en démence.– Iakov Stépanytch se rappelait bien qu’il avait dit :« Tomber en démence ». – Puis Chouvalov tira son revolverde l’étui et, le tenant de la main gauche, ouvrit de la droite laporte de la chambre à coucher, en murmurant à quelqu’un qui étaitassis près de la fenêtre :

– Votre Majesté, nous voici !

Le comte prit par le coude le prisonnier qui,devenu subitement docile, traînait sur le tapis ses pieds chargésde fers, et l’entraîna à sa suite. Des bougies brûlaient sur lebureau, dans des candélabres de bronze. D’épais rideaux doublespendaient aux fenêtres. Le tsar tournait le dos à celle quiregardait la Neva et l’Amirauté. Chouvalov plaça le prisonnier unpeu à droite du tsar, que la lumière éclairait de face.

Malgré le meuble massif qui le séparait duprisonnier et les gardes du corps prêts à intervenir – Chouvalov,le revolver au poing, les deux gendarmes armés derrière la porte,Iakov Stépanytch muni d’une corde pour le cas où le prisonnier«tomberait en démence» – Alexandre II était pâle d’effroi.Cependant l’homme de grande taille, debout devant lui, n’auraitsûrement pas eu la force de l’attaquer, l’eût-il voulu. Ses braspendaient, inertes. Les doigts grêles étaient pressés contre lacapote de soldat, mise par-dessus la blouse de prisonnier, pour lasortie.

Il était d’une maigreur effrayante. Lespommettes saillaient sous la peau jaunâtre, morbide, où la barbe etles moustaches de jais paraissaient collées. Son visage exprimaitune indicible souffrance. Une supplication se lisait dans lesprunelles, larges et brillantes. Le front dégagé se plissaitdouloureusement, le cou était tendu, tout le corps atrocementcrispé.

Il paraissait faire un pénible effort pour serappeler quelque chose.

Le comte ne lui avait peut-être pas dit où onle menait, à moins que le prisonnier, prévenu de l’entrevue avecl’empereur, ne fût brisé par un excès d’émotion.

– Il n’a pas l’air de savoir où il est,dit le tsar à Chouvalov. Expliquez-le-lui.

Le comte s’approcha de l’homme enchaîné et luiparla en articulant avec soin, comme à un sourd ou à unétranger :

– Le tsar vous accorde une grâce inouïeen vous faisant venir au palais. J’espère que six ans de réclusionvous ont assagi, et que vous vous repentez des aberrations de votrejeunesse. En nommant ceux qui vous ont fourvoyé dans cette erreurfuneste, vous adoucirez votre sort. Vous avez compris ? C’estle tsar en personne qui est devant vous.

Le détenu se redressa, la tête haute, les yeuxbrûlant d’une flamme superbe…

Je me souviens qu’à ce moment Iakov Stépanytchme montra Jean-Baptiste sur la gravure d’Ivanov, pendue au mur.Mikhaïl, quand il était inspiré, lui ressemblait effectivement.

D’une voix rauque, saccadée, déshabituée àémettre des sons humains, il proféra :

– Imposteur !

Et levant son bras où la chaîne tintait, ilcria encore plus fort, en faisant un pas vers lesouverain :

– Imposteur ! Il n’y a plus de tsar,j’ai payé de sa mort le bonheur du peuple ! J’ai établi laconstitution… Qu’on élargisse Tchernychevski ! Ogarev etHerzen seront ministres. Qu’est-ce que tu attends, planté là commeune souche ? lança-t-il à Chouvalov. Cours ! Exécute mesordres ! Quant à cet imposteur…

Il se tourna vers le tsar qui avait blêmi.Subitement, il parut le reconnaître. Dans un accès de fureur qui lesecoua tout entier, il leva les poings :

– Bourreau ! Vive la Pologne !Vive la Russie libérée ! Chouvalov lui ferma vivement labouche et appela Iakov Stépanytch :

– Tiens-lui les mains !

Le vieillard accourut, mais il dut soutenir lecorps affaissé du prisonnier, qui était à bout de forces.

– Votre Majesté, dit Chouvalov, vousvoyez, il n’a plus sa raison. Ne vous plairait-il pas qu’on letransfère à la maison d’aliénés de Kazan ? C’est assez loind’ici et on peut l’y garder isolé.

Le tsar s’approcha en silence du martyrévanoui et le considéra longuement. Son visage livide frémissait derage contenue. Puis il dit à Chouvalov avec un regardglacial :

– Qu’on le remette dans son cachot. Et ilajouta après une pause. Il faut faire un exemple.

Chouvalov introduisit les gendarmes. Ilsemportèrent l’homme qui n’avait toujours pas repris connaissance.Iakov Stépanytch s’aperçut que ses mains, alourdies par les fers,pendaient comme celles d’un cadavre. Le nez aquilin, aminci, entreles joues creuses et la barbe hirsute pointait d’une manièreeffrayante.

…………………………

Voilà ce que j’ai retenu mot à mot, pour lavie.

Chapitre 8Le retour au pays

 

À part les cellules occupées, le cerveauhumain comprend une multitude de cellules disponibles pour lessensations et les images nouvelles qui vont pénétrer dans lecerveau de l’individu ; bref, c’est un magasin de cellules deréserve prêtes à recevoir les matériaux futurs…

« Et plus loin, d’après Meinert : lasubstance corticale du cerveau contient de 600 à 1 200 millions decellules, cependant que le nombre de nos idées est nettementinférieur. En outre, l’homme dépense sa force dans la viequotidienne, à acheminer les impulsions de la volonté par les voiesconductrices. Oui, cela prend cinq fois plus de temps que laformation des idées.

« Alors, supposons qu’on arrête lesimpulsions de la volonté, pour concentrer toute la force sur unpoint. Qui sait quelles nouvelles idées, quelles découvertesnaîtront des cellules inoccupées ? Peut-être que l’hommedécouvrira à nouveau… »

J’ai trouvé cette citation sur un feuilletbleu, couvert d’une écriture menue et inséré dans un vieux numérode l’illustré Niva, qu’Ivan Potapytch m’a prêté pourregarder les images. Il l’a échangé hier contre un paquet de tabacde l’époque du rationnement.

Ce bout de papier m’a sidéré. Sous les mots« découvrira à nouveau » il y a un dessin représentant laroue ailée de la Fortune.

Mais c’est justement là ce qui nous préoccupe,Vroubel-le-Noir et moi. La roue !

Tout est convenu entre nous. Le médecin chef acommis une bévue : il aurait dû nous séparer, au lieu de nouslaisser chuchoter ensemble. Maintenant ça y est, ha-ha…

J’ai demandé des ciseaux à Ivan Potapytch,pour découper quelque chose dans du papier journal, mais il ne veutrien entendre. Il s’est retourné, la joue savonnée pour se raser,l’œil méfiant sous le sourcil en broussaille, et m’a répondu d’unevoix qui ressemblait à celle de l’autre… du peintre noir :

– C’est ça, coupe-toi la gorge !

Parbleu ! Et moi qui me torturaisl’esprit…

La roue, il faut l’avaler la veille, pourqu’elle se plante la nuit dans le gosier, comme une hélice.

Et le jour, dès que la foule aura rempli lesrues et que la musique retentira sous les fenêtres, il faudraintroduire l’air pour actionner la roue. Mais voilà, j’avais oubliéle procédé…

Fatigué de voir tourner la roue de la vie, jeme suis emparé des clefs, j’ai lu le livre et compris les symboles.Et je suis autorisé à transmettre mon savoir. Pour cela, il faut unacte qui soit à la portée de chacun.

Les nerfs relient les centres du mouvement etde la sensibilité. Tandis que l’intermédiaire entre le centre cachédu vol et le premier élan des bras faisant office d’ailes, ils’agit de le créer !

Mais nous avons réussi. Les autres apprendrontbientôt la bonne nouvelle.

C’est clair : Ivan Potapytch ne melaissera pas sortir. Je n’ai plus la force de me sauver, mes jambessont comme du plomb. J’en serai réduit à m’envoler tout seul. J’aidéjà informé Vroubel-le-Noir par un moineau qui était entré dans lachambre par le vasistas. Il est reparti dès que je lui ai ditl’adresse ; c’est en vain qu’Ivan Potapytch a essayé del’attraper avec un filet à papillons. Le moineau, en polonais,c’est Vroubel, ha-ha…

Les fillettes, cédant à mes prières et à meslarmes, m’ont découpé deux roues en papier. Si une seule ne suffitpas, j’avalerai la deuxième. Mais avant qu’Ivan Potapytch m’eûtdit : « C’est ça, coupe-toi la gorge » je ne savaiscomment capter l’air des sphères. D’ailleurs, je le répète, cetordre que m’a donné Ivan Potapytch, émanait d’un autremaître.

Plus qu’une chose à faire : chiper lesciseaux avant le 25 octobre !

J’étais très agité. J’avais peur de crier,mais chaque fois qu’Ivan Potapytch passait dans mon voisinage,j’allongeais le cou et sifflais comme un serpent. C’était la façonla plus délicate et la plus claire de lui signifier qu’en retardantune découverte mondiale, il s’assimilait à un reptile. Mais, dansson ignorance, il n’y comprenait rien, et les fillettes,innocentes, pouffaient de rire.

– Écris donc tes œuvres ! cria IvanPotapytch et, d’un geste accoutumé, il me fourra la plume dans lamain.

À peine l’eus-je prise que j’aperçus IakovStépanytch sur le poêle. Il s’était fait minuscule comme undiablotin, pour pouvoir descendre du poêle par la ficelle duventilateur. Mais en m’abordant, il avait recouvré sa taillenormale, son veston de lustrine, ses cheveux d’argent et son teintfrais. Il m’apposa ses deux mains sur la tête.

– Calme-toi et n’effraye pas lemonde ! Prends le coq d’argile et raconte à Véra Érastovnatout ce que tu as vu. Je pris le jouet, et il me transporta à lacloserie de Linoutchenko, dans la chambre de Véra.

Qu’est-ce que je dis là… Je voyageailonguement en chemin de fer, puis je passai en troïka près desruines carbonisées du domaine de Lagoutine… Mais qu’importent lesmoyens de transport, du moment que je parvins àdestination ?

La première neige éclairait la chambre àtravers les doubles châssis aux carreaux nets. De jeunes arbustesfrisés regardaient par les fenêtres. Ils ne voulaient pas sedépartir de leur feuillage vert, qui trouait hardiment le manteaude neige.

Véra reposait, adossée à une pile d’oreillers,sous une couverture espagnole de soie bariolée, dont je mesouvenais depuis l’enfance. Quand elle était malade, je m’asseyaisà son chevet pour jouer ensemble avec cette étoffe chatoyante.C’était tour à tour un parc, le fond de la mer, un cratère de laLune…

Véra, qui fixait la fenêtre ne me vit pasentrer doucement avec Linoutchenko. J’eus de la peine à lareconnaître, tant elle avait maigri. Elle était d’une pâleurdiaphane, ses tresses qui n’avaient plus leur éclat doré,retombaient, inertes, sur ses épaules.

– Véra ! fit Linoutchenko. VoiciSérioja !

Elle tourna la tête. Ses yeux immenses, vides,me regardèrent avec un faible espoir. Elle avança un peu les mainsdans ma direction. Je m’agenouillai, je pris ces doigts frêles etblancs et j’y collai mes lèvres. Comment avais-je pul’oublier ? J’aimais en elle la persistance de mon amour. Ilme suffisait de la revoir pour l’aimer de nouveau.

– Vous l’avez vu ? demanda-t-ellesans nommer personne.

– Il est venu la veille et m’a prié devous dire qu’il ne pouvait plus attendre : il se sentait trèsmal. Il vous offre ce précieux souvenir de son enfance.

Je remis à Véra le coq d’argile. Mais dèsqu’elle le prit et que ses larmes jaillirent, silencieuses,j’éprouvai une atroce douleur. Mû par des sentiments complexes oùla méchanceté avait sa part, je lui dis sans ménager safaiblesse :

– Vous savez, Iakov Stépanytch a vuMikhaïl. Il a assisté à son entrevue avec le tsar ; on avaitamené le prisonnier au palais, les fers aux mains et aux pieds.

– Qu’est-ce que vous faites !s’écria Linoutchenko.

– Parlez, Sérioja, si vous ne me ditespas tout, je mourrai…

Elle s’était assise et serrait convulsivementle petit coq, tout comme je l’avais fait dans mon égarement, aprèsl’attentat au Jardin d’Été. Je lui racontai l’histoire. Elleécoutait, immobile, le souffle en suspens, de sorte que je la crusmorte. Je m’interrompis pour me jeter vers elle, mais elle m’écartade la main et dit d’un accent ferme :

– J’écoute. Je comprends tout. N’oubliezpas un mot. Quand j’eus terminé, elle se tourna vers Linoutchenko,demeura un bon moment silencieuse et prononça d’une voixsuppliante :

– Mon ami, n’envoyez que moi sur laVolga ! Je resterai à Kazan. On finira bien par l’y amener unjour.

Elle se renversa sur les oreillers et fermales yeux. Je sortis derrière Linoutchenko.

– Pourquoi le lui avez-vous dit ?commença-t-il, puis il se ravisa. Au fait, cela vaut mieux pourelle. Mais pas pour vous…

Il me scruta d’un regard dur.

– Je ne puis vous parler à l’heureactuelle. Venez me trouver ce soir, sans faute !

J’allai faire mes adieux au pays de monenfance, que j’étais sûr de ne plus revoir. Cette vie-là étaitfinie…

Car l’homme en a plusieurs. L’une achevée, ildevient pareil à un cadavre, ou plutôt à la terre figée sous lelinceul de neige, avec son herbe sèche et ses semences nouvelles,profondément endormies. Et de même que la terre dégèle, l’homme serelève du terrible chagrin qui l’a abattu. Il se remet à vivre, àremplir ses jours comme tout le monde. Seules les nuits ne sontplus ce qu’elles étaient : celui qui a connu les affres de lamort, a le cœur étreint d’une angoisse mortelle qui l’empêche dedormir.

Mais seulement la nuit.

Le lendemain matin je devais partir pour leCaucase. Je faisais le tour des maisons, prenant congé de mesfrères de lait, de mes filleuls, de mes compères. On me servit tantde fois le coup de l’étrier, qu’avant de me rendre auprès deLinoutchenko, j’allai dissiper mon ivresse au bord du lac surnommé« l’Œil de sorcière ».

Voici le grand rocher où, il y a sept ans,nous étions assis tous les trois, pleins de tourments etd’espérances. À présent l’un était fou, perdu pour la vie, et Véraet moi étions brisés.

Mais le lac n’avait pas changé : unicomme un miroir dans la journée, il subissait la nuit un changementmerveilleux. Le ciel aux yeux innombrables s’y reflétait, lesétoiles d’en haut clignaient aux étoiles d’en bas et faisaientnaître dans l’eau une vie mystérieuse, invisible au grand jour.

Un frisson courut sur l’onde, d’une étoile àl’autre. Au-dessous, j’entrevis une forme vaste et sombre, quipalpitait dans les profondeurs. Elle semblait tenter de vainsefforts pour se dégager et remonter à la surface.

La lune se leva dans le ciel nocturne, desnuages défilèrent, troupe d’oiseaux blancs. Les étoiles cédèrent lepas à la lune qui, telle une beauté accomplie et nonchalante,nettoya le firmament et se contempla seule dans le miroir pur dulac.

Voici les sources qui bouillonnent aufond : l’être captif s’arrache par soubresauts à la vase, auxalgues qui le paralysent ; il frappe le miroir et brise ledisque de la lune en millions d’étincelles. Le lac s’embrase, maisrien que pour un instant.

La lune a disparu, les feux sont morts. Lesétoiles d’en haut sourient victorieuses à celles d’en bas, commedes augures qui gardent entre eux leur secret.

« Mais sitôt que tu feras sauter laceinture de rochers, la terre sera légère et tut’envoleras ! » Qui a dit cela ? Peu importe. Il l’adit, et moi je le ferai.

Je m’envolerai. Je m’en-vo-le-rai.

Un demi-siècle s’est écoulé depuis notreentretien, mais je le hais toujours, ce Linoutchenko. Il m’a laisséen vie, après m’avoir dépouillé. On doit taire certaines choses, outuer immédiatement celui à qui on les a dites. Bien peu de gens,d’ailleurs, se doutent du pouvoir de la parole, bien peu saventl’utiliser comme arme. On se querelle, on s’aime, on se trompe l’unl’autre, on s’assassine parfois sans toucher le fond de l’être. Onfait agir un remplaçant qui vous cache derrière son dos.

Linoutchenko atteignit mon véritable moi, quej’étais seul à connaître. Ce que cet homme trapu, désagréable, merévéla d’un ton modéré, moi seul avais le courage de me l’avouer,et pas toujours encore.

– Vous allez dans le Caucase,paraît-il ? dit Linoutchenko en fermant la porte à clef, pourne pas être dérangé. C’est pour longtemps, j’espère ?

– Oui, je pars. Mais pourquoi vousplaît-il d’« espérer » ?

– Parce qu’autrement je vous proposeraisde ne plus nous fréquenter. Nous passons à un genre d’activité quiexclut les témoins indifférents. Il serait désormais inadmissibleque vous ne soyez ni avec ni contre nous. Et puis, je voudrais vousdire… vous ne le savez pas, sans doute… j’y suis autorisé par unecertaine affection pour vous, que j’ai connu enfant.

– Moi, je pensais que vous me méprisiez,répliquai-je sans le vouloir.

– Il n’y a pas de quoi, autant que jesache, dit-il sans sourire, ce qui me piqua au vif. Mais je tiens àvous avertir. Vous permettez ?

– Je vous en prie, articulai-je, pris dehaine pour ce visage dur, aux pommettes saillantes.

– Vous avez gardé l’irresponsabilité d’unadolescent. Or, vous devriez savoir déjà que la pensée, lesentiment et la volonté doivent concorder. Dans votre langagemilitaire, il est temps de vous passer en revue, de mobiliser vosforces, de vous assigner dans la vie telle ou telle position. Lesgens désordonnés sont les pires traîtres.

Et me transperçant de ses petits yeux verts,il lança :

– Avouez que vous avez essayé de changerle destin de Mikhaïl ? Je parie que vous avez parlé àChouvalov.

– La tentative, même avortée, d’adoucirle sort d’un ami, est-ce donc une trahison ?

Il me semblait que cet homme disait des chosesblessantes, mais je n’en ressentais nulle colère. Il avait l’accentimpossible d’un mécanicien soucieux d’assembler au plus vite lespièces d’une machine.

– Si, en plaidant la cause de Beidéman,vous avez eu la faiblesse d’obéir, comme vous venez de le faire enprésence de Véra, au moindre sentiment autre que le désir del’aider, comptez que vous l’avez trahi. Ne savez-vous pas qu’unegoutte de sang canin inoculée à un chat est mortelle pour cedernier ? Quand on n’a pas une volonté monolithe, mieux vautrester inactif. Vous qui êtes indécis, vous avez essayé d’agir,j’en suis certain. Inutile de m’opposer des faits. Au point de vueforme, vous avez peut-être raison. Mais vous êtes sorti de votremilieu sans entrer dans le nôtre. Or nous autres, nous sommes enalliage pur. Adieu.

Je me demandai de nouveau si je ne devais pasle provoquer en duel, mais je ne fis que m’incliner sèchement endisant :

– Adieu, si cela vous arrange. Je parsdemain pour toujours. Mais je veux revoir Véra seul à seule.

– Bien, dit Linoutchenko. Vous ne pourrezpas nuire à sa santé plus que vous ne l’avez fait.

– Assez de remontrances ! criai-je,impatienté. Je suis à votre disposition. Sans témoins, si vousvoulez, par tirage au sort… Le duel à l’américaine.

Il me jeta un coup d’œil à bout portant, commepour me traiter d’imbécile, mais il ne dit rien, haussa lesépaules, ouvrit la porte et s’en alla.

Je passai la nuit à compter combien de foisj’avais trahi Mikhaïl. Quatre ! Oui, par l’intervention de mavolonté, j’avais modifié à quatre reprises le destin de cet homme.Et, comme ma volonté n’était pas en alliage pur…

D’abord j’empêchai l’union de Véra et deMikhaïl en remettant la Cloche à Mosséitch. Puis jesuggérai à Chouvalov une autre version de l’affaire, qui eut pourrésultat le ravelin Alexéevski au lieu de la maison d’aliénés, d’oùil aurait pu s’évader. Plus tard, sensuellement épris de Larissa etjaloux de mon ami désarmé, je le privai d’une puissante alliée.Enfin, sans plus songer à le délivrer et n’ayant d’autre but qued’apaiser ma propre douleur, je l’exposai, dément, au courrouximplacable d’Alexandre II.

Que les jurés me réhabilitent. Moi, dans mavieillesse, je ne sais que ce que je sais.

Non seulement ton acte – ta mauvaise pensée,ton mauvais sentiment peuvent être la goutte qui fera déborder lecalice amer du destin d’autrui.

Chapitre 9L’araignée et le pic

 

Je surveille la fenêtre. Un peu plus, ilarrivait un malheur tantôt. Ivan Potapytch s’est disputé avec lesfillettes : il voulait condamner la fenêtre pour l’hiver, etles petites pleuraient, promettaient de le faire le 26, après lafête. Tout cela, pour que je livre mon dernier combat le 25. Ilreste quelques jours à peine.

En outre, un présage est venu aujourd’hui meconfirmer dans ma décision : derrière la vitre, entre les deuxchâssis de la fenêtre demeurée libre, j’ai vu…

Une araignée.

Je ne l’avais pas plus tôt remarquée, qu’IvanPotapytch dit expressivement, en parlant de quelqu’un :

– C’est un ami dévoué.

Quel mot, quel mot ! C’est làl’expression d’une solide amitié. Mais oui, un ami n’est cher ques’il est dévoué.

Moi, j’ai un ami dévoué et…

Une araignée…

………………………

C’est bizarre. On ne devait pas prendre Véracomme l’autre… l’homme aux yeux gris bleu. Pourquoi avait-elledonc, comme lui, un visage livide, quand je lui annonçai que jepartais pour toujours ?

Nous nous taisions. Je tenais ses doigts fins,puis je dis en montrant la couverture espagnole :

– Nous revoilà, Véra, ainsi qu’au tempsde notre enfance, à nous promener sur la soie multicolore. Ceux quile veulent, n’ont qu’à louer des appartements, acheter des meublesde salon et faire des enfants. Nous, nous avons commencé et nousfinirons là, sur cette étoffe bariolée. Je ne sais ce que c’étaitpour vous ; pour moi, j’ai eu beau connaître d’autres femmes,je n’ai jamais cessé de vous aimer. C’était un amour unique,indestructible comme celui du pauvre Werther. Adieu, ma bien-aimée,je pars dans le Caucase.

– Pour toujours, Sérioja ?

Son accent stupéfait me fit comprendre qu’elleen était venue à me considérer comme son bien. Et puis, mon départsupprimait tout ce qui la rattachait à son passé personnel, ne luilaissant que le culte austère de la révolution, sous la férule deLinoutchenko.

Et voici qu’un simple sentiment de femmeéclaira un instant ses yeux, mais rien qu’un instant… Je devinaiqu’elle avait peur.

– Pour toujours, dis-je d’un ton ferme,et au souvenir blessant de la réprimande de Linoutchenko,j’ajoutai, rageur : J’en ai assez d’être un accessoire.

– Sérioja !

Cette tendresse inusitée venait trop tard.J’étais exténué, ravagé. Dans ce regard affectueux, dont je rêvaisen vain depuis des années, je ne vis qu’un nouveau sujetd’irritation : ne pensait-elle pas s’unir à moi pour louer unappartement, acheter des meubles et faire des enfants ? Desenfants, surtout. Car les femmes désespérées cherchent un refugedans les enfants, comme le lièvre dans les fourrés.

– Pour toujours, Sérioja.

Et à cet instant que j’avais déchiffré, ouplutôt inventé dans ma basse rancune, un dernier malheur seproduisit, terrible…

Je lâchai ses mains et me remis debout :je ne l’aimais plus.

Invraisemblable ?

Non, ce sont des choses qui arrivent.

Je ne le comprends du restequ’aujourd’hui ; alors, je ne savais pas. Un affreux ennuis’était soudain abattu sur moi, et cependant je me sentaisimpondérable, comme vidé. Je n’avais plus qu’un désir : m’enaller.

Ce fut elle qui dit d’une voixsuppliante :

– Si je vous écris que j’ai grand besoinde vous voir, vous viendrez, où que vous soyez ? C’estpromis ? Au nom de notre enfance, de notre jeunesse…

Je me tenais à la fenêtre, silencieux.Devinant mon état, mais aussi incapable de le définir, elle sesouleva et reprit :

– Alors, au nom de Mikhaïl ?

Elle avait trouvé le mot juste. Je revins àson lit et proférai, la main tendue :

– Et à la mémoire de cet autre, qui nousa donné le coq d’argile. Je jure, sur mon honneur d’officier, queje viendrai, où que je sois. Vous ne m’appellerez pas sans raison,je le sais.

Nous ne nous embrassâmes point. Je lui baisaila main, comme à une morte, et sortis.

Pendant le voyage, je me conduisis en mufle.Je me soûlais, je jouais aux cartes et répétais à qui voulaitm’entendre qu’une femme adorée me réclamait un meuble de saloncramoisi. Quant à me marier, plus souvent ! Vroubel-le-Noirm’a dit que tout homme doit se révéler artiste, se parfaire et serévéler. Or, dans l’intervalle qui sépare l’homme de l’artisteinexprimé, on n’est jamais qu’une crapule.

J’étais dans l’intervalle, comme cettearaignée entre les châssis de fenêtre. C’est qu’elle est leste àtisser sa toile ! Travaille, admirable tisseuse ! Elleest sur un bras… À qui est-il, ce bras placé si haut ? Lamanche est relevée jusqu’au coude. Ah, c’est ma tante Kouchina quirefait un pansement à Mikhaïl. Sa mère, quand elle était enceinte,avait eu peur d’une araignée.

L’araignée a marqué la vie de Mikhaïl.

– De nos jours, les hommes ne sont guèrepolis dans le tramway ! disait à Ivan Potapytch une petitevieille venue en visite. Ils restent assis, et moi je me tiensdebout, mon panier au bras. Pensez donc : un homme jeune etfort qui ne bouge pas de sa place !

Le soleil darda ses rayons à travers lafenêtre. La toile d’araignée brilla, telle une aiguille d’or. Uneaiguille pareille à celle de la forteresse. Un homme jeune et fortne bouge pas de sa place depuis vingt et un ans. Il a une araignéeau bras. C’est Mikhaïl, mon ami… trahi.

C’est pour me désolidariser d’eux que j’aijuré à Véra, sur mon honneur d’officier. Je suis officier, eneffet. Chevalier de Saint-Georges, de Sainte-Anne, deSaint-Vladimir, du Lion et du Soleil de Perse, etc., etc… j’ai surmoi mon état de service. Il a été réimprimé sur la face interne demon os pariétal, pour demeurer caché au Gouvernement, ainsi que monnom et mes exploits contre les montagnards insoumis.

La guerre qu’on leur faisait n’excluait pasl’amitié. L’iman aux poils roux était un ami fidèle, bien qu’il serévélât meurtrier. Il fut jugé pour avoir mis des braises rougessur le sein de sa femme, jusqu’à ce qu’elle eût le cœur brûlé. Maiselle l’avait volé et s’était enfuie avec un autre. Alors il l’avaitrattrapée et torturée.

Tandis que moi, Véra m’a voléimpunément ; ayant compris qu’elle me perdait pour toujours,elle a songé «aux meubles. Et moi j’ai répondu : plussouvent !

Malgré tout, celui qui combattit lesmontagnards et se lia d’amitié avec des criminels, qui fut blesséet décoré, qui eut pour amantes des Tatares et des femmesd’officiers, ce n’était pas moi, c’était Dieu sait qui.

Moi, j’étais et je reste un artisteinexprimé ; c’est pourquoi je collectionnais dans mon souvenirles levers et les couchers de soleil, le parfum des montagnes,l’éclat des poignards dans les beuveries dégénérées en rixes, et untas d’autres bagatelles. Parmi les visages humains, j’en airecueilli trois : Mikhaïl, l’homme qu’on avait pendu et Véra,morte pour mon cœur. Les autres n’étaient que des galettes. Galettemoi-même, j’ai vécu avec mes semblables. Et quand nous en mangions,nous les arrosions de vin d’Aï.

Mais j’aimais porter mes décorations et tenaisà mon honneur d’officier. Aussi, lorsque je reçus de Véra unedépêche où elle me convoquait d’urgence à Kazan, je m’y rendis.

…………………………

Les fillettes me dérangent par leurs éclats derire, je terminerai mon texte cette nuit : nous sommes déjà le23.

Les petites se confectionnent de grandespoches, en prévision des friandises que vont leur donner leskomsomols. Qu’elles resquillent, c’est de leur âge !

Chapitre 10Mirguil

 

J’écris la nuit. J’ai avalé la roue. Elle secale dans la pomme d’Adam. Cela me chatouille un peu, mais c’estsupportable. Je ne peux plus parler, je mugis. La parole ne meservirait à rien, d’ailleurs. Demain, j’accomplirai un acte d’unautre genre… plus convaincant que la parole. Il y a quelque chosequi tourne dans mon cervelet, les forces s’y amassent. Ma besogneachevée, je jetterai la plume et resterai jusqu’au matin, les mainsà la nuque, les coudes battant l’air. C’est Mikhaïl qui m’a apprisce procédé. Je le répète, Mikhaïl Beidéman et Serguéi Roussanine nefont qu’un. Cela s’est réalisé graduellement : mes talons dansles siens, nos crânes emboîtés, et nos deux noms – Mikhaïl etSerguéi – fondus en un seul : Mirguil. Le nom de l’artiste quia fait sauter la ceinture de rochers. Mirguil prendra sonvol !

C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman se tenaitdans sa cellule quand Véra et moi entrâmes chez lui. Oui, c’étaitainsi, je le jure. Et non pas aujourd’hui, après le déplacement dutemps, mais aux jours humains véritables, mesurés par la sonneriedes horloges.

Oui, six heures sonnaient dans le couloir del’asile d’aliénés lorsque l’infirmier Gorlenko, soudoyé par nous,conduisit Véra et moi-même vers le détenu mystérieux, désigné parune suite de numéros : 14, 46, 36, 40, 66, 35, etc…

On sait maintenant que c’était le chiffrage deson nom : Mikhaïl Beidéman.

Dans un effort suprême de mon cerveau, quidéjà se transforme en un mécanisme merveilleux pour l’envolée de« Mirguil », je vais tâcher de décrire ce qui s’est passéà Kazan.

En recevant la dépêche de Véra, j’avais cruqu’elle se mourait et voulait me dire adieu. Par de rares lettresde ma tante, je savais qu’elle vivait depuis longtemps à Kazan avecMarfa, l’ancienne serve ; quant à Linoutchenko, il étaitdéporté en Sibérie pour avoir participé à l’événement du1er mars. Véra aussi avait fait de la prison, à cause deses mauvaises fréquentations, comme l’écrivait naïvement ma tante.Elle y avait attrapé la phtisie. La dernière lettre de ma tantedatait de 1886. Et c’est à la fin de novembre 1887 que je partisd’urgence pour Kazan.

Je n’avais pas revu Véra depuis vingt ans.Elle était donc comme moi, dans sa quarante-septième année. Jevoyageais sans émoi, supputant froidement le motif de laconvocation. Mais une fois arrivé dans la banlieue, lorsque lecocher m’indiqua de loin son domicile, je fis arrêter la voiture etlongeai la rue à pied, dans un sens, puis dans l’autre, pour calmerune angoisse subite. J’avais beau me persuader que c’était unesimple crise cardiaque due à la fatigue du voyage, je savais bienque c’était l’émotion.

– Elle a quarante-sept ans, me disais-je,et voici des années que je ne l’aime plus.

Enfin, j’entrai. Ce fut elle qui m’ouvrit.

Elle n’était pas vieille. Jamais elle n’avaiteu le teint si coloré. Ses yeux brillaient, on ne voyait pas decheveux blancs sous le fichu d’infirmière. Nous nous étreignîmessans un mot, en sanglotant. Car, sans avoir vécu ensemble, nousétions unis pour la vie.

– Sérioja, vous êtes le seul survivantparmi ceux qui ont connu Mikhaïl. Marfa a été emportée par letyphus ce printemps. Si je l’avais eue, elle, je n’aurais point osévous déranger. Mais il me faut un témoin.

Une terrible quinte de toux la secoua,l’agitation amena un épanchement de sang. Le docteur la mit au lit,et quand je me présentai comme son parent, il me confia que sesjours étaient comptés.

Brûlant de cette ardeur qui l’animait lesjours où elle espérait secourir Mikhaïl, Véra se ressaisit dès lelendemain et m’exposa la situation.

Marfa qui était infirmière à la maisond’aliénés, avait su que depuis 1er juillet 1881 ongardait dans une pièce isolée un prisonnier mystérieux, amené dePétersbourg sous l’escorte de deux gendarmes. De tout le personnelsubalterne, un seul infirmier avait accès à cette pièce. Véra enconclut aussitôt que c’était Mikhaïl. L’infirmier ne se laissaitpas acheter et refusait de lui ménager une entrevue avecl’homme.

– J’ai pourtant réussi à obtenir unefaveur. Véra pâlit soudain. Dites, Sérioja, vous avez bonnemémoire ? Je n’espère plus qu’en vous ! Mikhaïl avait unsigne au bras gauche…

– On aurait dit une araignée,interrompis-je pour la rassurer, et je lui rapportai l’épisode dubras échaudé, dans le salon de ma tante Kouchina. Véra le savaitpar son père.

– Maintenant, que j’ai un témoin, je peuxmourir tranquille, déclara-t-elle. Sérioja, l’infirmier m’a apprisque le fou avait au bras un signe en forme d’araignée… C’étaitjuste avant la maladie qui emporta Marfa. L’infirmier va être mutédans une autre ville, et il consentirait, pour une grosse somme, àme laisser voir son malade. Je lui ai parlé de vous. Vos titres etgrades lui en imposent. Allez le trouver demain et convenez du jouret de l’heure. Je n’en ai plus pour longtemps.

Tout s’arrangea. L’infirmier, bien payé, nousdonna rendez-vous pour le 1er décembre, à six heures dusoir. Selon lui, le prisonnier était très faible et allait bientôtmourir.

Le 1er décembre, nous nousintroduisîmes deux heures à l’avance dans la chambre surchauffée del’infirmier, aux rez-de-chaussée, près de la cellule du prisonnier.Nous ne devions pas nous montrer. À six heures et demie, quand toutle personnel eut traversé le corridor pour aller dîner, l’infirmiernous appela du geste, prit ses clefs et nous conduisit vers lacellule.

– Un moment, dit Véra quand il tourna laclef. Un moment.

Elle suffoquait. Moi-même, j’avais les jambesmolles. Nous allions revoir Mikhaïl, après vingt-six ans deséparation !

– Il a les cheveux blancs ?demandai-je.

Il fallait se renseigner, être prêt, comme auxfunérailles d’un être aimé…

L’infirmier jugea ma question futile ; aulieu de répondre il marmotta :

– Pas plus de dix minutes, n’est-cepas ? Nous entrâmes.

Dans la vaste pièce aux murs décrépis,quelqu’un était assis sur une couchette d’hôpital. Je ne leconnaissais pas… Aucune ressemblance avec Mikhaïl. Il avait descheveux et une barbe de neige. À notre approche, il sursautaépouvanté et voulut se blottir sous le lit, mais ses jambes enfléesaux genoux lui refusaient tout usage ; alors, pour fuir sespersécuteurs imaginaires, il fit une lamentable tentative des’envoler.

Dressé de toute sa hauteur, il porta les mainsà la nuque, ce qui fit glisser les larges manches de sa chemise,découvrant les coudes pointus. Au bras droit, apparut le dessin netd’une araignée dont les pattes fines semblaient tracées à la plume.Mikhaïl agita les coudes, comme si c’étaient des ailes, espérantprendre son essor…

Il ne savait pas qu’il fallait des ciseauxpour laisser entrer l’air par une entaille dans la gorge… Mais celase fera demain. Je dois maintenant me rappeler pourquoi Mikhaïl enétait venu là.

Oui, vingt ans de cellule au ravelin. Aprèsson transfert à l’asile d’aliénés de Kazan, six autres années desolitude. Vingt-six en tout. Je calculais en regardant cet inconnuqui ne rappelait en rien le beau jeune homme exalté. Seule,l’araignée noire était là, sur le bras replié qui palpitait commeune aile d’oiseau : une… deux…

– Mikhaïl, je suis Véra. Me voici… C’estmoi, Véra ! Elle avait l’accent de ceux qui font lesmiracles.

Agenouillée, elle lui étreignait les jambes.Elle ne se lassait pas d’en appeler à sa conscience obscurcie, telle prophète dont la prière fit jaillir l’eau d’un rocher.

– Je suis Véra !

– Véra…

Il répéta ce nom d’une voix rauque,déshabituée de la parole, mais qui avait conservé son timbreparticulier, assourdi et grave… Et il tendit les bras. ÀVéra ? Non, pas à celle qui avait provoqué le miracle, mais àla vision de sa jeunesse : il la revoyait dans le passé.

Un vague sentiment éclaira son visage, etaussitôt il s’affala sur le lit.

Elle baisait ses longues mains, jaunes commecelles d’un mort. Il avait des yeux infiniment las, ternes, sanspensée.

– Dépêchez-vous, madame, vous allez mecompromettre ! Il est temps ! intervint Gorlenko.

Ayant reconnu l’infirmier, Mikhaïl poussa unjoyeux rugissement, ouvrit sa bouche édentée et fit entendre unbruit de mastication.

– Il demande à manger, expliquaGorlenko.

Nous nous en allâmes. Aidé de l’infirmier, jeramenai Véra chez elle. Le lendemain, elle gisait sur une table, lecorps recouvert d’un drap blanc, aussi lointaine que Mikhaïl.

Je ne la reconnus pas lorsque, après l’avoirlavée, des femmes me laissèrent entrer en annonçant :« Ça y est ». Il me souvient que cette poupée de cireavait des monnaies de cuivre sur les yeux. Sous l’une d’elles, leblanc de l’œil luisait.

– Un œil ne s’est pas fermé ; elleveut sûrement repérer son ennemi, dit une bonne femme.

Cet ennemi, c’est moi.

Je n’ai pas rempli son dernier vœu. Je n’airévélé à personne le martyre de Mikhaïl, ni alors, ni en 1905,quand un historien voulait tirer les choses au clair.

Aux archives, on a tout appris sans monconcours.

Et moi, par crainte des ennuis, je vivotaisdans mon domaine et m’adonnais à la boisson. C’est alors que le picde Véra se logea dans ma tête et martela jour et nuit :

– Tout est mal… tout est mal.

…………………………

La pression de toutes les atmosphères s’exercesur mon cervelet. J’abandonne la plume, il faut soutenir ma tête,habituer mes bras à servir d’ailes : une, deux !

Demain, dès qu’il y aura la musique et qu’onchantera : « C’est la lutte finale »…

Pan ! dans la gorge… et d’un.

Coup de tête dans la vitre… et de deux. Audiable l’araignée !

Mirguil plane au-dessus de la ville.

De l’artiste l’élan supprime les ans…

Chevalier de Saint-Vladimir, de Sainte-Anne,de Saint-Georges… en avant !

1923

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