VOL DE NUIT Antoine de Saint-Exupéry

VII

Le radio navigant du courrier de Patagonie, une heure plus tard, se sentit soulevé doucement, comme par une épaule. Il regarda autour de lui : des nuages lourds éteignaient les étoiles. Il se pencha vers le sol : il cherchait les lumières des villages, pareilles à celles de vers luisants cachés dans l’herbe, mais rien ne brillait dans cette herbe noire.

Il se sentit maussade, entrevoyant une nuit difficile : marches, contremarches, territoires gagnés qu’il faut rendre. Il ne comprenait pas la tactique du pilote ; il lui semblait que l’on se heurterait plus loin à l’épaisseur de la nuit comme à un mur.

Maintenant, il apercevait, en face d’eux, un miroitement imperceptible au ras de l’horizon : une lueur de forge. Le radio toucha l’épaule de Fabien, mais celui-ci ne bougea pas.

Les premiers remous de l’orage lointain attaquaient l’avion. Doucement soulevées, les masses métalliques pesaient contre la chair même du radio, puis semblaient s’évanouir, se fondre, et dans la nuit, pendant quelques secondes, il flotta seul. Alors il se cramponna des deux mains aux longerons d’acier.

Et comme il n’apercevait plus rien du monde que l’ampoule rouge de la carlingue, il frissonna de se sentir descendre au coeur de la nuit, sans secours, sous la seule protection d’une petite lampe de mineur. Il n’osa pas déranger le pilote pour connaître ce qu’il déciderait, et, les mains serrées sur l’acier, incliné en avant vers lui, il regardait cette nuque sombre.

Une tête et des épaules immobiles émergeaient seules de la faible clarté. Ce corps n’était qu’une masse sombre, appuyée un peu vers la gauche, le visage face à l’orage, lavé sans doute par chaque lueur. Mais le radio ne voyait rien de ce visage. Tout ce qui s’y pressait de sentiments pour affronter une tempête : cette moue, cette volonté, cette colère, tout ce qui s’échangeait d’essentiel, entre ce visage pâle et, là-bas, ces courtes lueurs, restait pour lui impénétrable.

Il devinait pourtant la puissance ramassée dans l’immobilité de cette ombre, et il l’aimait. Elle l’emportait sans doute vers l’orage, mais aussi elle le couvrait. Sans doute ces mains, fermées sur les commandes, pesaient déjà sur la tempête, comme sur la nuque d’une bête, mais les épaules pleines de force demeuraient immobiles, et l’on sentait là une profonde réserve.

Le radio pensa qu’après tout le pilote était responsable. Et maintenant il savourait, entraîné en croupe dans ce galop vers l’incendie, ce que cette forme sombre, là, devant lui, exprimait de matériel et de pesant, ce qu’elle exprimait de durable.

À gauche, faible comme un phare à éclipse, un foyer nouveau s’éclaira.

Le radio amorça un geste pour toucher l’épaule de Fabien, le prévenir, mais il le vit tourner lentement la tête, et tenir son visage, quelques secondes, face à ce nouvel ennemi, puis, lentement, reprendre sa positon primitive. Ces épaules toujours immobiles, cette nuque appuyée au cuir.

VIII

Rivière était sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l’action, une action dramatique, sentit bizarrement le drame se déplacer, devenir personnel. Il pensa qu’autour de leur kiosque à musique les petits bourgeois des petites villes vivaient une vie d’apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de drames : la maladie, l’amour, les deuils, et que peut-être… Son propre mal lui enseignait beaucoup de choses : « Cela ouvre certaines fenêtres », pensait-il.

Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s’achemina dans la direction du bureau. Il divisait lentement, des épaules, la foule qui stagnait devant la bouche des cinémas. Il leva les yeux vers les étoiles, qui luisaient sur la route étroite, presque effacées par les affiches lumineuses, et pensa : « Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis responsable d’un ciel entier. Cette étoile est un signe, qui me cherche dans cette foule, et qui me trouve : c’est pourquoi je me sens un peu étranger, un peu solitaire. »

Une phrase musicale lui revint : quelques notes d’une sonate qu’il écoutait hier avec des amis. Ses amis n’avaient pas compris : « Cet art-là nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l’avouez pas. »

« Peut-être… » avait-il répondu.

Il s’était, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait découvert la richesse d’une telle solitude. Le message de cette musique venait à lui, à lui seul parmi les médiocres, avec la douceur d’un secret. Ainsi le signe de l’étoile. On lui parlait, par-dessus tant d’épaules, un langage qu’il entendait seul.

Sur le trottoir on le bousculait ; il pensa encore : « Je ne me fâcherai pas. Je suis semblable au père d’un enfant malade, qui marche dans la foule à petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison. »

Il leva les yeux sur les hommes. Il cherchait à reconnaître ceux d’entre eux qui promenaient à petits pas leur invention ou leur amour, et il songeait à l’isolement des gardiens de phares.

Le silence des bureaux lui plut. Il les traversait lentement, l’un après l’autre, et son pas sonnait seul. Les machines à écrire dormaient sous les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires étaient fermées. Dix années d’expérience et de travail. L’idée lui vint qu’il visitait les caves d’une banque ; là où pèsent les richesses. Il pensait que chacun de ces registres accumulait mieux que de l’or : une force vivante. Une force vivante mais endormie, comme l’or des banques.

Quelque part il rencontrerait l’unique secrétaire de veille. Un homme travaillait quelque part pour que la vie soit continue, pour que la volonté soit continue, et ainsi, d’escale en escale, pour que jamais de Toulouse à Buenos Aires, ne se rompe la chaîne.

« Cet homme-là ne sait pas sa grandeur. »

Les courriers quelque part luttaient. Le vol de nuit durait comme une maladie : il fallait veiller. Il fallait assister ces hommes qui, des mains et des genoux, poitrine contre poitrine, affrontaient l’ombre, et qui ne connaissaient plus, ne connaissaient plus rien que des choses mouvantes, invisibles, dont il fallait, à la force des bras aveugles, se tirer comme d’une mer. Quels aveux terribles quelquefois : « J’ai éclairé mes mains pour les voir… » Velours des mains révélé seul dans ce bain rouge de photographe. Ce qu’il reste du monde, et qu’il faut sauver.

Rivière poussa la porte du bureau de l’exploitation. Une seule lampe allumée créait dans un angle une plage claire. Le cliquetis d’une seule machine à écrire donnait un sens à ce silence, sans le combler. La sonnerie du téléphone tremblait parfois ; alors le secrétaire de garde se levait, et marchait vers cet appel répété, obstiné, triste. Le secrétaire de garde décrochait l’écouteur et l’angoisse invisible se calmait : c’était une conversation très douce dans un coin d’ombre. Puis, impassible, l’homme revenait à son bureau, le visage fermé par la solitude et le sommeil, sur un secret indéchiffrable. Quelle menace apporte un appel, qui vient de la nuit du dehors, lorsque deux courriers sont en vol ? Rivière pensait aux télégrammes qui touchent les familles sous les lampes du soir, puis au malheur qui, pendant des secondes presque éternelles, reste un secret dans le visage du père. Onde d’abord sans force, si loin du cri jeté, si calme. Et, chaque fois, il entendait son faible écho dans cette sonnerie discrète. Et, chaque fois, les mouvements de l’homme, que la solitude faisait lent comme un nageur entre deux eaux, revenant de l’ombre vers sa lampe, comme un plongeur remonte, lui paraissaient lourds de secrets.

— Restez. J’y vais.

Rivière décrocha l’écouteur, reçut le bourdonnement du monde.

— Ici, Rivière.

Un faible tumulte, puis une voix :

— Je vous passe le poste radio.

Un nouveau tumulte, celui des fiches dans le standard, puis une autre voix :

— Ici, le poste radio. Nous vous communiquons les télégrammes.

Rivière les notait et hochait la tête :

— Bien… Bien…

Rien d’important. Des messages réguliers de service. Rio de Janeiro demandait un renseignement, Montevideo parlait du temps, et Mendoza de matériel. C’étaient les bruits familiers de la maison.

— Et les courriers ?

— Le temps est orageux. Nous n’entendons pas les avions.

— Bien.

Rivière songea que la nuit ici était pure, les étoiles luisantes, mais les radiotélégraphistes découvraient en elle le souffle de lointains orages.

— À tout à l’heure.

Rivière se levait, le secrétaire l’aborda :

— Les notes de service, pour la signature, Monsieur…

— Bien…

Rivière se découvrait une grande amitié pour cet homme, que chargeait aussi le poids de la nuit. « Un camarade de combat, pensait Rivière. Il ne saura sans doute jamais combien cette veille nous unit. »

IX

Comme, une liasse de papiers dans les mains, il rejoignait son bureau personnel, Rivière ressentit cette vive douleur au côté droit qui, depuis quelques semaines, le tourmentait.

« Ça ne va pas… »

Il s’appuya une seconde contre le mur :

« C’est ridicule. »

Puis il atteignit son fauteuil.

Il se sentit, une fois de plus, ligoté comme un vieux lion, et une grande tristesse l’envahit.

« Tant de travail pour aboutir à ça ! J’ai cinquante ans ; cinquante ans j’ai rempli ma vie, je me suis formé, j’ai lutté, j’ai changé le cours des événements et voilà maintenant ce qui m’occupe et me remplit, et passe le monde en importance… C’est ridicule. »

Il attendit, essuya un peu de sueur, et, quand il fut délivré, travailla.

Il compulsait lentement les notes.

« Nous avons constaté à Buenos Aires, au cours du démontage du moteur 301… nous infligerons une sanction grave au responsable. »

Il signa.

« L’escale de Florianopolis n’ayant pas observé les instructions… »

Il signa.

« Nous déplacerons par mesure disciplinaire le chef d’aéroplace Richard qui… »

Il signa.

Puis comme cette douleur au côté, engourdie, mais présente en lui et nouvelle comme un sens nouveau de la vie, l’obligeait à penser à soi, il fut presque amer.

« Suis-je juste ou injuste ? Je l’ignore. Si je frappe, les pannes diminuent. Le responsable, ce n’est pas l’homme, c’est comme une puissance obscure que l’on ne touche jamais, si l’on ne touche pas tout le monde. Si j’étais très juste, un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort. »

Il lui vint une certaine lassitude d’avoir tracé si durement cette route. Il pensa que la pitié est bonne. Il feuilletait toujours les notes, absorbé dans son rêve.

« …quant à Roblet, à partir d’aujourd’hui, il ne fait plus partie de notre personnel. »

Il revit ce vieux bonhomme et la conversation du soir :

— Un exemple, que voulez-vous, c’est un exemple.

— Mais Monsieur… mais Monsieur… Une fois, une seule, pensez donc ! et j’ai travaillé toute ma vie !

— Il faut un exemple.

— Mais Monsieur !… Regardez, Monsieur !

Alors ce portefeuille usé et cette vieille feuille de journal où Roblet jeune pose debout près d’un avion.

Rivière voyait les vieilles mains trembler sur cette gloire naïve.

— Ça date de 1910, Monsieur… C’est moi qui ai fait le montage, ici, du premier avion d’Argentine ! L’aviation depuis 1910… Monsieur, ça fait vingt ans ! Alors, comment pouvez-vous dire… Et les jeunes, Monsieur, comme ils vont rire à l’atelier !… Ah ! Ils vont bien rire !

— Ça, ça m’est égal.

— Et mes enfants, Monsieur, j’ai des enfants !

— Je vous ai dit : je vous offre une place de manoeuvre.

— Ma dignité, Monsieur, ma dignité ! Voyons, Monsieur, vingt ans d’aviation, un vieil ouvrier comme moi…

— De manoeuvre.

— Je refuse. Monsieur, je refuse !

Et les vieilles mains tremblaient, et Rivière détournait les yeux de cette peau fripée, épaisse et belle.

— De manoeuvre.

— Non, Monsieur, non… je veux vous dire encore…

— Vous pouvez vous retirer.

Rivière pensa : « Ce n’est pas lui que j’ai congédié ainsi, brutalement, c’est le mal dont il n’était pas responsable, peut-être, mais qui passait par lui. »

« Parce que les événements, on les commande, pensait Rivière, et ils obéissent, et on crée. Et les hommes sont de pauvres choses, et on les crée aussi. Ou bien on les écarte lorsque le mal passe par eux. »

« Je vais vous dire encore… » Que voulait-il dire, ce pauvre vieux ! Qu’on lui arrachait ses vieilles joies ? Qu’il aimait le son des outils sur l’acier des avions, qu’on privait sa vie d’une grande poésie, et puis… qu’il faut vivre ?

« Je suis très las », pensait Rivière. La fièvre montait en lui, caressante. Il tapotait la feuille et pensait : « J’aimais bien le visage de ce vieux compagnon… » Et Rivière revoyait ces mains. Il pensait à ce faible mouvement qu’elles ébaucheraient pour se joindre. Il suffirait de dire : « Ça va. Ça va, Restez. » Rivière rêvait au ruissellement de joie qui descendait dans ces vieilles mains. Et cette joie que diraient, qu’allaient dire, non ce visage, mais ces vieilles mains d’ouvrier, lui parut la chose la plus belle du monde. « Je vais déchirer cette note ? » Et la famille du vieux, et cette rentrée le soir, et ce modeste orgueil :

« — Alors, on te garde ? »

« — Voyons ! Voyons ! C’est moi qui ai fait le montage du premier avion d’Argentine ! »

Et les jeunes qui ne riraient plus, ce prestige reconquis par l’ancien…

« Je déchire ? »

Le téléphone sonnait, Rivière le décrocha.

Un temps long, puis cette résonance, cette profondeur qu’apportaient le vent, l’espace aux voix humaines. Enfin on parla :

— Ici le terrain. Qui est là ?

— Rivière.

— Monsieur le Directeur, le 650 est en piste.

— Bien.

— Enfin, tout est prêt, mais nous avons dû, en dernière heure, refaire le circuit électrique, les connexions étaient défectueuses.

— Bien. Qui a monté le circuit ?

— Nous vérifierons. Si vous le permettez, nous prendrons des sanctions : une panne de lumière de bord, ça peut être grave !

— Bien sûr.

Rivière pensait : « Si l’on n’arrache pas le mal, quand on le rencontre, où qu’il soit, il y a des pannes de lumière : c’est un crime de le manquer quand par hasard il découvre ses instruments : Roblet partira. »

Le secrétaire, qui n’a rien vu, tape toujours.

— C’est ?

— La comptabilité de quinzaine.

— Pourquoi pas prête ?

— Je…

— On verra ça.

« C’est curieux comme les événements prennent le dessus, comme se révèle une grande force obscure, la même qui soulève les forêts vierges, qui croît, qui force, qui sourd de partout autour des grandes oeuvres. » Rivière pensait à ces temples que de petites lianes font crouler.

« Une grande oeuvre… »

Il pensa encore pour se rassurer : « Tous ces hommes, je les aime, mais ce n’est pas eux que je combats. C’est ce qui passe par eux… »

Son coeur battait des coups rapides, qui le faisaient souffrir.

« Je ne sais pas si ce que j’ai fait est bon. Je ne sais pas l’exacte valeur de la vie humaine, ni de la justice, ni du chagrin. Je ne sais pas exactement ce que vaut la joie d’un homme. Ni une main qui tremble. Ni la pitié, ni la douceur… »

Il rêva :

« La vie se contredit tant, on se débrouille comme on peut avec la vie… Mais durer, mais créer, échanger son corps périssable… »

Rivière réfléchit, puis sonna.

— Téléphonez au pilote du courrier d’Europe. Qu’il vienne me voir avant de partir.

Il pensait :

« Il ne faut pas que ce courrier fasse inutilement demi-tour. Si je ne secoue pas mes hommes, la nuit toujours les inquiétera. »

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