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Voyage autour de ma chambre

Voyage autour de ma chambre

de Xavier deMaistre

Préface

Xavier de Maistre.

Né à Chambéry en 1763, Xavier de Maistre appartenait à une famille de magistrats. Son père était président du Sénat de Savoie et son frère Joseph fut membre de la même assemblée jusqu’à l’invasion du pays par les Français. Xavier choisit le métier des armes. Officier sarde, il ne voulut point servir le conquérant français. Lorsqu’en 1802 son frère fut nommé par Victor-Emmanuel1er, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, Xavier le suivit en Russie et s’engagea dans l’armée du Tsar. Il participa comme officier aux campagnes du Caucase et de Perse, puis il s’établit dans la capitale russe, qu’il ne quitta plus, sinon pour faire un voyage en France, quelques années avant sa mort. C’est à Saint-Pétersbourg en effet, que Xavier mourut, en 1852.

L’œuvre de Xavier de Maistre n’est pas très abondante, mais elle est d’une clarté, d’un esprit essentiellement français. Chacun de ses courts ouvrages : Voyage autour de ma chambre (1794),Le Lépreux de la cité d’Aoste (1811), Les Prisonniers du Caucase et La Jeune Sibérienne (1825),l’Expédition nocturne autour de ma chambre, sont des petits chefs-d’œuvre de style, de simplicité et de naturel.

Les circonstances dans lesquelles Xavier de Maistre se mit à écrire sont assez curieuses. Officier, en garnison dans la petite ville d’Alexandrie, en Italie, une malencontreuse affaire de duelle fit mettre aux arrêts pendant plusieurs jours. Le jeune officier accepta la punition avec philosophie. Ne pouvant quitter sa chambre, il se plut à passer en revue les objets qui l’entouraient,notant les réflexions que ceux-ci lui inspiraient, les souvenirs que chacun évoquait en son esprit. Il confia le cahier contenant cette série d’impressions à son frère, lequel avait acquis déjà à cette époque une enviable renommée grâce à la publication de ses Lettres d’un royaliste savoisien. Le comte Joseph de Maistre trouva l’essai de son cadet, original et d’une réelle valeur littéraire. A l’insu de son frère, il décida de le faire éditer. Ainsi, Xavier eut la surprise et la grande satisfaction de relire son ouvrage sous la forme d’un volume imprimé !

On ne pourrait donner sur l’œuvre de Xavier de Maistre, une appréciation plus concise et plus juste que celle de MM. Joseph Bédier et Paul Hazard dans leur « Histoire de la littérature française » : « Xavier eut en partage, écrivent ces auteurs,l’observation fine et délicate, l’humour, une sensibilité toujours distinguée : toutes qualités aimables, dont se pare ce charmant Voyage autour de ma chambre qui a fondé sa réputation. Il savait jouer nonchalamment avec les idées et les sentiments et inviter le lecteur à participer lui-même à ce jeu. Il n’était pas très profond, bien qu’il ne manquât pas d’humanité ; mais dans le domaine intermédiaire entre les émotions superficielles et les passions obscures de l’âme, il était roi. »

Ne terminons pas ce bref aperçu biographique, sans épingler cemot charmant de Xavier de Maistre, qui eut toujours une profondeadmiration pour son illustre aîné, l’auteur des « Soirées deSaint-Pétersbourg », « du Pape », et des «Considérations sur la France » : « Mon frère et moi, nousétions comme les deux aiguilles d’une montre : il était la grande,j’était la petite ; mais nous marquions la même heure, quoiqued’une manière différente ».

R. Oppitz

Chapitre 1

 

Qu’il est glorieux d’ouvrir une nouvelle carrière et de paraîtretout à coup dans le monde savant, un livre de découvertes à lamain, comme une comète inattendue étincelle dansl’espace !

Non, je ne tiendrai plus mon livre in petto ; le voilà,messieurs, lisez. J’ai entrepris et exécuté un voyage dequarante-deux jours autour de ma chambre. Les observationsintéressantes que j’ai faites et le plaisir continuel que j’aiéprouvé le long du chemin, me faisaient désirer de le rendrepublic ; la certitude d’être utile m’y a décidé. Mon cœuréprouve une satisfaction inexprimable lorsque je pense au nombreinfini de malheureux auxquels j’offre une ressource assurée contrel’ennui, et un adoucissement aux maux qu’ils endurent. Le plaisirqu’on trouve à voyager dans sa chambre est à l’abri de la jalousieinquiète des hommes ; il est indépendant de la fortune.

Est-il en effet d’être assez malheureux, assez abandonné, pourn’avoir pas de réduit où il puisse se retirer et se cacher à toutle monde ? Voilà tous les apprêts du voyage.

Je suis sûr que tout homme sensé adoptera mon système, dequelque caractère qu’il puisse être, et quel que soit sontempérament ; qu’il soit avare ou prodigue, riche ou pauvre,jeune ou vieux, né sous la zone torride ou près du pôle, il peutvoyager comme moi ; enfin, dans l’immense famille des hommesqui fourmillent sur la surface de la terre, il n’en est pas unseul, – non, pas un seul (j’entends de ceux qui habitent deschambres) qui puisse, après avoir lu ce livre, refuser sonapprobation à la nouvelle manière de voyager que j’introduis dansle monde.

Chapitre 2

 

Je pourrais commencer l’éloge de mon voyage par dire qu’il nem’a rien coûté ; cet article mérite attention. Le voilàd’abord prôné, fêté par les gens d’une fortune médiocre ; ilest une autre classe d’hommes auprès de laquelle il est encore plussûr d’un heureux succès, par cette même raison qu’il ne coûte rien.– Auprès de qui donc ? Eh quoi ! vous le demandez ?C’est auprès des gens riches. D’ailleurs, de quelle ressource cettemanière de voyager n’est-elle pas pour les malades ! ilsn’auront point à craindre l’intempérie de l’air et des saisons. –Pour les poltrons, ils seront à l’abri des voleurs ; ils nerencontreront ni précipices ni fondrières. Des milliers depersonnes qui avant moi n’avaient point osé, d’autres qui n’avaientpu, d’autres enfin qui n’avaient point songé à voyager, vont s’yrésoudre à mon exemple. L’être le plus indolent hésiterait-il à semettre en route avec moi pour se procurer un plaisir qui ne luicoûtera ni peine ni argent ? – Courage donc, partons. –Suivez-moi, vous tous qu’une mortification de l’amour, unenégligence de l’amitié, retiennent dans votre appartement, loin dela petitesse et de la perfidie des hommes. Que tous les malheureux,les malades et les ennuyés de l’univers me suivent ! Que tousles paresseux se lèvent en masse ! Et vous qui roulezdans votre esprit des projets sinistres de réforme ou de retraitepour quelque infidélité ; vous qui, dans un boudoir, renoncezau monde pour la vie, aimables anachorètes d’une soirée, venezaussi : quittez, croyez-moi, ces noires idées ; vous perdez uninstant pour le plaisir sans en gagner un pour la sagesse : daignezm’accompagner dans mon voyage ; nous marcherons à petitesjournées, en riant, le long du chemin, des voyageurs qui ont vuRome et Paris ; – aucun obstacle ne pourra nous arrêter ;et, nous livrant gaiement à notre imagination, nous la suivronspartout où il lui plaira de nous conduire.

Chapitre 3

 

Il y a tant de personnes curieuses dans le monde ! – Jesuis persuadé qu’on voudrait savoir pourquoi mon voyage autour dema chambre a duré quarante-deux jours au lieu de quarante-trois, oude tout autre espace de temps ; mais comment l’apprendrais-jeau lecteur, puisque je l’ignore moi-même ? Tout ce que je puisassurer, c’est que, si l’ouvrage est trop long à son gré, il n’apas dépendu de moi de le rendre plus court ; toute vanité devoyageur à part, je me serais contenté d’un chapitre. J’étais, ilest vrai dans ma chambre, avec tout le plaisir et l’agrémentpossibles ; mais, hélas ! je n’étais pas le maître d’ensortir à ma volonté ; je crois même que sans l’entremise decertaines personnes puissantes qui s’intéressaient à moi, et pourlesquelles ma reconnaissance n’est pas éteinte, j’aurais eu tout letemps de mettre un in-folio au jour, tant les protecteursqui me faisaient voyager dans ma chambre étaient disposés en mafaveur !

Et cependant, lecteur raisonnable, voyez combien ces hommesavaient tort, et saisissez bien, si vous le pouvez, la logique queje vais vous exposer.

Est-il rien de plus naturel et de plus juste que de se couper lagorge avec quelqu’un qui vous marche sur le pied par inadvertance,ou bien qui laisse échapper quelque terme piquant dans un moment dedépit, dont votre imprudence est la cause, ou bien enfin qui a lemalheur de plaire à votre maîtresse ?

On va dans un pré, et là, comme Nicole faisait avec le BourgeoisGentilhomme, on essaye de tirer quarte lorsqu’il pare tierce ;et, pour que la vengeance soit sûre et complète, on lui présente sapoitrine découverte, et on court risque de se faire tuer par sonennemi pour se venger de lui. – On voit que rien n’est plusconséquent, et toutefois on trouve des gens qui désapprouvent cettelouable coutume ! Mais ce qui est aussi conséquent que tout lereste, c’est que ces mêmes personnes qui la désapprouvent et quiveulent qu’on la regarde comme une faute grave, traiteraient encoreplus mal celui qui refuserait de la commettre. Plus d’unmalheureux, pour se conformer à leur avis, a perdu sa réputation etson emploi ; en sorte que lorsqu’on a le malheur d’avoir ce quon appelle une affaire, on ne ferait pas mal de tirer au sort poursavoir si on doit la finir suivant les lois ou suivant l’usage, etcomme les lois et l’usage sont contradictoires, les jugespourraient aussi jouer leur sentence aux dés. – Et probablementaussi c’est à une décision de ce genre qu’il faut recourir pourexpliquer pourquoi et comment mon voyage a duré quarante-deux joursjuste.

Chapitre 4

 

Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré delatitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa directionest du levant au couchant ; elle forme un carré long qui atrente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Monvoyage en contiendra cependant davantage ; car je traverseraisouvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre derègle ni de méthode. – Je ferai même des zigzags, et je parcourraitoutes les lignes possibles en géométrie si le besoin l’exige. Jen’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et deleurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je ferai trois visites,j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé». – Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, degoûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce quise présente !… – Et pourquoi refuserait-elle les jouissancesqui sont éparses sur le chemin si difficile de la vie ? Ellessont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pass’arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutescelles qui sont à notre portée. Il n’en est pas de plus attrayante,selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseurpoursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi,lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une lignedroite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans uncoin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ;mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, sije rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façons, etje m’y arrange tout de suite. – C’est un excellent meuble qu’unfauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour touthomme méditatif. Dans les longues soirées d’hiver, il estquelquefois doux et toujours prudent de s’y étendre mollement, loindu fracas des assemblées nombreuses. – Un bon feu, des livres, desplumes, que de ressources contre l’ennui ! Et quel plaisirencore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, ense livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelquesrimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors survous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentirleur triste passage.

Chapitre 5

 

Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre monlit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plusagréable perspective. Il est situé de la manière la plus heureuse :les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. –Je les vois, dans les beaux jours d’été, s’avancer le long de lamuraille blanche, à mesure que le soleil s’élève : les ormes quisont devant ma fenêtre les divisent de mille manières, et les fontbalancer sur mon lit, couleur de rose et blanc, qui répand de touscôtés une teinte charmante par leur réflexion. – J’entends legazouillement confus des hirondelles qui se sont emparées du toitde la maison, et des autres oiseaux qui habitent les ormes : alorsmille idées riantes occupent mon esprit ; et, dans l’universentier, personne n’a un réveil aussi agréable, aussi paisible quele mien.

J’avoue que j’aime à jouir de ces doux instants, et que jeprolonge toujours, autant qu’il est possible, le plaisir que jetrouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. Est-il unthéâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plustendres idées, que le meuble où je m’oublie quelquefois ? –Lecteur modeste, ne vous effrayez point ; – mais nepourrais-je donc parler du bonheur d’un amant qui serre pour lapremière fois dans ses bras une épouse vertueuse ? plaisirineffable, que mon mauvais destin me condamne à ne jamaisgoûter ! N’est-ce pas dans un lit qu’une mère, ivre de joie àla naissance d’un fils, oublie ses douleurs ? C’est là que lesplaisirs fantastiques, fruits de l’imagination et de l’espérance,viennent nous agiter. – Enfin, c’est dans ce meuble délicieux quenous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins del’autre moitié. Mais quelle foule de pensées agréables et tristesse pressent à la fois dans mon cerveau ! Mélange étonnant desituations terribles et délicieuses !

Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est lethéâtre variable où le genre humain joue tour à tour des dramesintéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. –C’est un berceau garni de fleurs ; – c’est le trône del’amour ; – c’est un sépulcre.

Chapitre 6

 

Ce chapitre n’est absolument que pour les métaphysiciens. Il vajeter le plus grand jour sur la nature de l’homme ; c’est leprisme avec lequel on pourra analyser et décomposer les facultés del’homme, en séparant la puissance animale des rayons purs del’intelligence.

Il me serait impossible d’expliquer comment et pourquoi je mebrûlai les doigts aux premiers pas que je fis en commençant monvoyage, sans expliquer, dans le plus grand détail, au lecteur, monsystème de l’âme et de la bête. – Cette découvertemétaphysique influe tellement sur mes idées et sur mes actions,qu’il serait très difficile de comprendre ce livre, si je n’endonnais la clef au commencement.

Je me suis aperçu, par diverses observations, que l’homme estcomposé d’une âme et d’une bête. – Ces deux êtres sont absolumentdistincts, mais tellement emboîtés l’un dans l’autre, ou l’un surl’autre, qu’il faut que l’âme ait une certaine supériorité sur labête pour être en état d’en faire la distinction.

Je tiens d’un vieux professeur (c’est du plus loin qu’il mesouvienne) que Platon appelait la matière l’autre. C’estfort bien ; mais j’aimerais mieux donner ce nom par excellenceà la bête qui est jointe à notre âme. C’est réellement cettesubstance qui est l’autre, et qui nous lutine d’unemanière si étrange. On s’aperçoit bien en gros que l’homme estdouble, mais c’est, dit-on, parce qu’il est composé d’une âme etd’un corps ; et l’on accuse ce corps de je ne sais combien dechoses, mais bien mal à propos assurément, puisqu’il est aussiincapable de sentir que de penser. C’est à la, bête qu’il faut s’enprendre, à cet être sensible, parfaitement distinct de l’âme,véritable individu, qui a son existence séparée, sesgoûts, ses inclinations, sa volonté, et qui n’est au-dessus desautres animaux que parce qu’il est mieux élevé et pourvu d’organesplus parfaits.

Messieurs et mesdames, soyez fiers de votre intelligence tantqu’il vous plaira ; mais défiez-vous beaucoup del’autre surtout quand vous êtes ensemble !

J’ai fait je ne sais combien d’expériences sur l’union de cesdeux créatures hétérogènes. Par exemple, j’ai reconnu clairementque l’âme peut se faire obéir par la bête, et que, par un fâcheuxretour, celle-ci oblige très souvent l’âme d’agir contre son gré.Dans les règles, l’une a le pouvoir législatif, et l’autre lepouvoir exécutif ; mais ces deux pouvoirs se contrarientsouvent. – Le grand art d’un homme de génie est de savoir bienélever sa bête, afin qu’elle puisse aller seule, tandis que l’âme,délivrée de cette pénible accointance, peut s’élever jusqu’auciel.

Mais il faut éclaircir ceci par un exemple.

Lorsque vous lisez un livre, monsieur, et qu’une idée plusagréable entre tout à coup dans votre imagination, votre âme s’yattache tout de suite et oublie le livre, tandis que vos yeuxsuivent machinalement les mots et les lignes ; vous achevez lapage sans la comprendre et sans vous souvenir de ce que vous avezlu. – Cela vient de ce que votre âme, ayant ordonné à sa compagnede lui faire la lecture, ne l’a point avertie de la petite absencequ’elle allait faire ; en sorte que l’autrecontinuait la lecture que votre âme n’écoutait plus.

Chapitre 7

 

Cela ne vous paraît-il pas clair ? voici un autre exemple:

Un jour de l’été passé, je m’acheminai pour aller à la cour.J’avais peint toute la matinée, et mon âme, se plaisant à méditersur la peinture, laissa le soin à la bête de me transporter aupalais du roi.

Que la peinture est un art sublime ! pensait mon âme ;heureux celui que le spectacle de la nature a touché, qui n’est pasobligé de faire des tableaux pour vivre, qui ne peint pasuniquement par passe-temps, mais qui, frappé de la majesté d’unebelle physionomie et des jeux admirables de la lumière qui se fonden mille teintes sur le visage humain, tâche d’approcher dans sesouvrages des effets sublimes de la nature ! Heureux encore lepeintre que l’amour du paysage entraîne dans des promenadessolitaires, qui sait exprimer sur la toile le sentiment detristesse que lui inspire un bois sombre ou une campagnedéserte ! Ses productions imitent et reproduisent lanature ; il crée des mers nouvelles et de noires cavernesinconnues au soleil : à son ordre, de verts bocages sortent dunéant, l’azur du ciel se réfléchit dans ses tableaux ; ilconnaît l’art de troubler les airs et de faire mugir les tempêtes.D’autres fois il offre à l’œil du spectateur enchanté les campagnesdélicieuses de l’antique Sicile : on voit des nymphes éperduesfuyant, à travers les roseaux, la poursuite d’un satyre ; destemples d’une architecture majestueuse élèvent leur front superbepar-dessus la forêt sacrée qui les entoure ; l’imagination seperd dans les routes silencieuses de ce pays idéal ; deslointains bleuâtres se confondent avec le ciel, et le paysageentier, se répétant dans les eaux d’un fleuve tranquille, forme unspectacle qu’aucune langue ne peut décrire. – Pendant que mon âmefaisait ses réflexions, l’autre allait son train, et Dieusait où elle allait ! – Au lieu de se rendre à la cour, commeelle en avait reçu l’ordre, elle dériva tellement sur la gauche,qu’au moment où mon âme la rattrapa, elle était à la porte demadame de Hautcastel, à un demi-mille du palais royal.

Je laisse à penser au lecteur ce qui serait arrivé si elle étaitentrée toute seule chez une aussi belle dame.

Chapitre 8

 

S’il est utile et agréable d’avoir une âme dégagée de la matièreau point de la faire voyager toute seule lorsqu’on le juge àpropos, cette faculté a aussi ses inconvénients. C’est à elle, parexemple, que je dois la brûlure dont j’ai parlé dans les chapitresprécédents. – Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêtsde mon déjeuner ; c’est elle qui fait griller mon pain et lecoupe en tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend mêmetrès souvent sans que mon âme s’en mêle, à moins que celle-ci nes’amuse à la voir travailler ; mais cela est rare et trèsdifficile à exécuter : car il est aisé, lorsqu’on fait quelqueopération mécanique, de penser à toute autre chose ; mais ilest extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsidire ; – ou, pour m’expliquer suivant mon système, d’employerson âme à examiner la marche de sa bête, et de la voir travaillersans y prendre part. – Voilà le plus étonnant tour de forcemétaphysique que l’homme puisse exécuter.

J’avais couché mes pincettes sur la braise pour faire grillermon pain ; et, quelque temps après, tandis que mon âmevoyageait, voilà qu’une souche enflammée roule sur le foyer : – mapauvre bête porta la main aux pincettes, et je me brûlai lesdoigts.

Chapitre 9

 

J’espère avoir suffisamment développé mes idées dans leschapitres précédents pour donner à penser au lecteur, et pour lemettre à même de faire des découvertes dans cette brillantecarrière ; il ne pourra qu’être satisfait de lui, s’ilparvient un jour à savoir faire voyager son âme toute seule ;les plaisirs que cette faculté lui procurera balanceront du resteles quiproquo qui pourront en résulter. Est-il unejouissance plus flatteuse que celle d’étendre ainsi son existence,d’occuper à la fois la terre et les cieux, et de doubler, pourainsi dire, son être ? – Le désir éternel et jamais satisfaitde l’homme n’est-il pas d’augmenter sa puissance et ses facultés,de vouloir être où il n’est pas, de rappeler le passé et de vivredans l’avenir ? – Il veut commander aux armées, présider auxacadémies ; il veut être adoré des belles, et, s’il possèdetout cela, il regrette alors les champs et la tranquillité, etporte envie à la cabane des bergers : ses projets, ses espéranceséchouent sans cesse contre les malheurs réels attachés à la naturehumaine ; il ne saurait trouver le bonheur. Un quart d’heurede voyage avec moi lui en montrera le chemin.

Eh ! que ne laisse-t-il à l’autre ces misérablessoins, cette ambition qui le tourmente ? – Viens, pauvremalheureux ! fais un effort pour rompre ta prison, et, du hautdu ciel où je vais te conduire, du milieu des orbes célestes et del’empyrée, – regarde la bête, lancée dans le monde, courir touteseule la carrière de la fortune et des honneurs ; vois avecquelle gravité elle marche parmi les hommes : la foule s’écarteavec respect, et, crois-moi, personne ne s’apercevra qu’elle esttoute seule ; c’est le moindre souci de la cohue au milieu delaquelle elle se promène, de savoir si elle a une âme ou non, sielle pense ou non. – Mille femmes sentimentales l’aimeront à lafureur sans s’en apercevoir ; elle peut même s’élever, sans lesecours de ton âme, à la plus haute faveur et à la plus grandefortune. – Enfin, je ne m’étonnerais nullement si, à notre retourde l’empyrée, ton âme, en rentrant chez elle, se trouvait dans labête d’un grand seigneur.

Chapitre 10

 

Qu’on n’aille pas croire qu’au lieu de tenir ma parole endonnant la description de mon voyage autour de ma chambre, je batsla campagne pour me tirer d’affaire : on se tromperait fort, carmon voyage continue réellement ; et pendant que mon âme, serepliant sur elle-même, parcourait dans le chapitre précédent lesdétours tortueux de la métaphysique, – j’étais dans mon fauteuil,sur lequel je m’étais renversé, de manière que ses deux piedsantérieurs étaient élevés à deux pouces de terre ; et tout enme balançant à droite et à gauche, et gagnant du terrain, j’étaisinsensiblement parvenu tout près de la muraille. – C’est la manièredont je voyage lorsque je ne suis pas pressé. – Là, ma main s’étaitemparée machinalement du portrait de Mme de Hautcastel, etl’autre s’amusait à ôter la poussière qui le couvrait. – Cetteoccupation lui donnait un plaisir tranquille, et ce plaisir sefaisait sentir à mon âme, quoiqu’elle fût perdue dans les vastesplaines du ciel ; car il est bon d’observer que, lorsquel’esprit voyage ainsi dans l’espace, il tient toujours aux sens parje ne sais quel lien secret ; en sorte que, sans se dérangerde ses occupations, il peut prendre part aux jouissances paisiblesde l’autre ; mais si ce plaisir augmente à un certainpoint, ou si elle est frappée par quelque spectacle inattendu,l’âme aussitôt reprend sa place avec la vitesse de l’éclair.

C’est ce qui m’arriva tandis que je nettoyais le portrait.

A mesure que le linge enlevait la poussière et faisait paraîtreles boucles de cheveux blonds et la guirlande de roses dont ilssont couronnés, mon âme, depuis le soleil où elle s’étaittransportée, sentit un léger frémissement de cœur et partageasympathiquement la jouissance de mon cœur. Cette jouissance devintmoins confuse et plus vive lorsque le linge, d’un seul coup,découvrit le front éclatant de cette charmante physionomie ;mon âme fut sur le point de quitter les cieux pour jouir duspectacle. Mais se fût-elle trouvée dans les Champs-Elysées,eût-elle assisté à un concert de chérubins, elle n’y serait pasdemeurée une demi-seconde, lorsque sa compagne, prenant toujoursplus d’intérêt à son ouvrage, s’avisa de saisir une éponge mouilléequ’on lui présentait et de la passer tout à coup sur les sourcilset les yeux, – sur le nez, – sur les joues, – sur cettebouche ; – ah ! Dieu ! le cœur me bat – sur lementon, sur le sein : ce fut l’affaire d’un moment ; toute lafigure parut renaître et sortir du néant. – Mon âme se précipita duciel comme une étoile tombante ; elle trouva l’autredans une extase ravissante, et parvint à l’augmenter en lapartageant. Cette situation singulière et imprévue fit disparaîtrele temps et l’espace pour moi. – J’existai pour un instant dans lepassé et je rajeunis, contre l’ordre de la nature. – Oui, la voilà,cette femme adorée, c’est elle-même, je la vois qui sourit ;elle va parler pour dire qu’elle m’aime. – Quel regard !viens, que je te serre contre mon cœur, âme de ma vie, ma secondeexistence ! viens partager mon ivresse et mon bonheur ! –Ce moment fut court, mais il fut ravissant : la froide raisonreprit bientôt son empire, et, dans l’espace d’un clin d’œil, jevieillis d’une année entière : – mon cœur devint froid, glacé et jeme trouvai de nouveau avec la foule des indifférents qui pèsent surle globe.

Chapitre 11

 

Il ne faut pas anticiper sur les événements ;l’empressement de communiquer au lecteur mon système de l’âme et dela bête m’a fait abandonner la description de mon lit plus tôt queje ne devais ; lorsque je l’aurai terminée, je reprendrai monvoyage à l’endroit où je l’ai interrompu dans le chapitreprécédent. – Je vous prie seulement de vous ressouvenir que nousavons laissé la moitié de moi-même, tenant le portrait deMme de Hautcastel, tout près de la muraille, à quatre pasde mon bureau. J’avais oublié, en parlant de mon lit, de conseillerà tout homme qui le pourra d’avoir un lit de couleur rose et blanc: il est certain que les couleurs influent sur nous au point denous égayer ou de nous attrister suivant leurs nuances. – Le roseet le blanc sont deux couleurs consacrées au plaisir et à lafélicité. – La nature, en les donnant à la rose, lui a donné lacouronne de l’empire de Flore ; et lorsque le ciel veutannoncer une belle journée au monde, il colore les nues de cetteteinte charmante au lever du soleil.

Un jour nous montions avec peine le long d’un sentier rapide :l’aimable Rosalie était en avant ; son agilité lui donnait desailes : nous ne pouvions la suivre. – Tout à coup, arrivée ausommet d’un tertre, elle se tourna vers nous pour reprendrehaleine, et sourit à notre lenteur. – Jamais peut-être les deuxcouleurs dont je fais l’éloge n’avaient ainsi triomphé. – Ses jouesenflammées, ses lèvres de corail, ses dents brillantes, son coud’albâtre, sur un fond de verdure, frappèrent tous les regards. Ilfallut nous arrêter pour la contempler : je ne dis rien de ses yeuxbleus, ni du regard qu’elle jeta sur nous, parce que je sortiraisde mon sujet, et que d’ailleurs je n’y pense jamais que le moinsqu’il m’est possible. Il me suffit d’avoir donné le plus belexemple imaginable de la supériorité de ces deux couleurs surtoutes les autres, et de leur influence sur le bonheur deshommes.

Je n’irai pas plus avant aujourd’hui. Quel sujet pourrais-jetraiter qui ne fût insipide ? Quelle idée n’est pas effacéepar cette idée ? – Je ne sais même quand je pourrai meremettre à l’ouvrage. – Si je le continue, et que le lecteur désireen voir la fin, qu’il s’adresse à l’ange distributeur des pensées,et qu’il le prie de ne plus mêler l’image de ce tertre parmi lafoule de pensées décousues qu’il me jette à tout instant.

Sans cette précaution, c’en est fait de mon voyage.

Chapitre 12

 

 … … … … .

le tertre

… … … … .

Chapitre 13

 

Les efforts sont vains ; il faut remettre la partie etséjourner ici malgré moi : c’est une étape militaire

Chapitre 14

 

J’ai dit que j’aimais singulièrement à méditer dans la doucechaleur de mon lit et que sa couleur agréable contribue beaucoup auplaisir que j’y trouve.

Pour me procurer ce plaisir mon domestique a reçu l’ordred’entrer dans ma chambre une demi-heure avant celle où j’ai résolude me lever.

Je l’entends marcher légèrement et tripoter dans machambre avec discrétion, et ce bruit me donne l’agrément de mesentir sommeiller : plaisir délicat et inconnu de bien desgens.

On est assez éveillé pour s’apercevoir qu’on ne l’est pas tout àfait et pour calculer confusément que l’heure des affaires et desennuis est encore dans le sablier du temps. Insensiblement monhomme devient plus bruyant ; il est si difficile de secontraindre ! d’ailleurs il sait que l’heure fatale approche.– Il regarde à ma montre, et fait sonner les breloques pourm’avertir ; mais je fais la sourde oreille ; et pourallonger encore cette heure charmante, il n’est sorte de chicaneque je ne fasse à ce pauvre malheureux. J’ai cent ordrespréliminaires à lui donner pour gagner du temps. Il sait fort bienque ces ordres, que je lui donne d’assez mauvaise humeur, ne sontque des prétextes pour rester au lit sans paraître le désirer. Ilne fait pas semblant de s’en apercevoir, et je lui en suis vraimentreconnaissant.

Enfin, lorsque j’ai épuisé toutes mes ressources, il s’avance aumilieu de la chambre, et se plante là, les bras croisés, dans laplus parfaite immobilité.

On m’avouera qu’il n’est pas possible de désapprouver ma penséeavec plus d’esprit et de discrétion : aussi je ne résiste jamais àcette invitation tacite ; j’étends les bras pour lui témoignerque j’ai compris, et me voilà assis.

Si le lecteur réfléchit sur la conduite de mon domestique, ilpourra se convaincre que, dans certaines affaires délicates, dugenre de celle-ci, la simplicité et le bon sens valent infinimentmieux que l’esprit le plus adroit. J’ose assurer que le discours leplus étudié sur les inconvénients de la parole ne me déciderait pasà sortir aussi promptement de mon lit que le reproche muet de M.Joannetti.

C’est un parfait honnête homme que M. Joannetti, et enmême temps celui de tous les hommes qui convenait le plus à unvoyageur comme moi. Il est accoutumé aux fréquents voyages de monâme, et ne rit jamais des inconséquences de l’autre ;il la dirige même quelquefois lorsqu’elle est conduite par deuxâmes ; lorsqu’elle s’habille, par exemple, il m’avertit par unsigne qu’elle est sur le point de mettre ses bas à l’envers ou sonhabit avant sa veste. – Mon âme s’est souvent amusée à voir lepauvre Joannetti courir après la folle sous les berceauxde la citadelle, pour l’avertir qu’elle avait oublié sonchapeau ; – une autre fois son mouchoir.

Un jour (l’avouerai-je ?) sans ce fidèle domestique qui larattrapa au bas de l’escalier, l’étourdie s’acheminait vers la coursans épée, aussi hardiment que le grand maître des cérémoniesportant l’auguste baguette.

Chapitre 15

 

« Tiens, Joannetti, lui dis-je, raccroche ce portrait.» Il m’avait aidé à le nettoyer, et ne se doutait non plus de toutce qui a produit le chapitre du portrait que de ce qui se passedans la lune. C’était lui qui de son propre mouvement m’avaitprésenté l’éponge mouillée, et qui, par cette démarche, enapparence indifférente, avait fait parcourir à mon âme centmillions de lieues en un instant. Au lieu de le remettre à saplace, il le tenait pour l’essuyer à son tour. – Une difficulté, unproblème à résoudre, lui donnait un air de curiosité que jeremarquai. « Voyons, lui dis-je, que trouves-tu à redire à ceportrait ? – Oh ! rien, monsieur. – Mais encore ? »Il le posa debout sur une des tablettes de mon bureau ; puiss’éloignant de quelques pas : « Je voudrais, dit-il, que Monsieurm’expliquât pourquoi ce portrait me regarde toujours, quel que soitl’endroit de la chambre où je me trouve. Le matin, lorsque je faisle lit, sa figure se tourne vers moi, et si je vais à la fenêtre,elle me regarde encore et me suit des yeux en chemin. – En sorte,Joannetti, lui dis-je, que si ma chambre était pleine demonde, cette belle dame lorgnerait de tout côté et tout le monde àla fois ? – Oh ! oui, monsieur. – Elle sourirait auxallants et aux venants tout comme à moi ? » Joannettine répondit rien. – Je m’étendis dans mon fauteuil, et baissant latête, je me livrai aux méditations les plus sérieuses. – Quel traitde lumière ! Pauvre amant ! tandis que tu te morfondsloin de ta maîtresse, auprès de laquelle tu es peut-être déjàremplacé, tandis que tu fixes avidement tes yeux sur son portraitet que tu t’imagines (au moins en peinture) être le seul regardé,la perfide effigie, aussi infidèle que l’original, porte sesregards sur tout ce qui l’entoure, et sourit à tout le monde.

Voilà une ressemblance morale entre certains portraits et leurmodèle, qu’aucun philosophe, aucun peintre, aucun observateurn’avait encore aperçue.

Je marche de découvertes en découvertes.

Chapitre 16

 

Joannetti était toujours dans la même attitude en attendantl’explication qu’il m’avait demandée. Je sortis la tête des plis demon habit de voyage, où je l’avais enfoncée pour méditer àmon aise et pour me remettre des tristes réflexions que je venaisde faire. « Ne vois-tu pas, Joannetti, lui dis-je après unmoment de silence, et tournant mon fauteuil de son côté, ne vois-tupas qu’un tableau étant une surface plane, les rayons de lumièrequi partent de chaque point de cette surface… ? »Joannetti, à cette explication, ouvrit tellement les yeux,qu’il en laissait voir la prunelle tout entière ; il avait enoutre la bouche entr’ouverte : ces deux mouvements dans la figurehumaine annoncent, selon le fameux Le Brun, la dernière période del’étonnement. C’était ma bête, sans doute, qui avait entrepris unesemblable dissertation ; mon âme savait du reste queJoannetti ignore complètement ce que c’est qu’une surfaceplane, et encore plus ce que sont des rayons de lumière : laprodigieuse dilatation de ses paupières m’ayant fait rentrer enmoi-même, je me remis la tête dans le collet de mon habit devoyage, et je l’y enfonçai tellement que je parvins à la cacherpresque tout entière.

Je résolus de dîner en cet endroit : la matinée était fortavancée, et un pas de plus dans ma chambre aurait porté mon dîner àla nuit. Je me glissai jusqu’au bord de mon fauteuil, et, mettantles deux pieds sur la cheminée, j’attendis patiemment le repas. –C’est une attitude délicieuse que celle-là : il serait, je crois,bien difficile d’en trouver une autre qui réunît autantd’avantages, et qui fût aussi commode pour les séjours inévitablesdans un long voyage.

Rosine, ma chienne fidèle, ne manque jamais de veniralors tirailler les basques de mon habit de voyage, pour que je laprenne sur moi ; elle y trouve un lit tout arrangé et fortcommode, au sommet de l’angle que forment les deux parties de moncorps : un V consonne représente à merveille ma situation.Rosine s’élance sur moi, si je ne la prends pas assez tôtà son gré. Je la trouve souvent là sans savoir comment elle y estvenue. Mes mains s’arrangent d’elles-mêmes de la manière la plusfavorable à son bien-être, soit qu’il y ait une sympathie entrecette aimable bête et la mienne, soit que le hasard seul endécide ; – mais je ne crois point au hasard, à ce tristesystème, – à ce mot qui ne signifie rien. – Je croirais plutôt aumagnétisme ; – je croirais plutôt au martinisme. – Non, je n’ycroirai jamais.

Il y a une telle réalité dans les rapports qui existent entreces deux animaux, que lorsque je mets les deux pieds sur lacheminée, par pure distraction, lorsque l’heure du dîner est encoreéloignée, et que je ne pense nullement à prendre l’étape,toutefois, Rosine, présente à ce mouvement, trahit leplaisir qu’elle éprouve en remuant légèrement la queue ; ladiscrétion la retient à sa place, et l’autre, qui s’enaperçoit, lui en sait gré : quoique incapables de raisonner sur lacause qui le produit, il s’établit ainsi entre elles un dialoguemuet, un rapport de sensation très agréable, et qui ne sauraitabsolument être attribué au hasard.

Chapitre 17

 

Qu’on ne me reproche pas d’être prolixe dans les détails ;c’est la manière des voyageurs. Lorsqu’on part pour monter sur leMont-Blanc, lorsqu’on va visiter la large ouverture du tombeaud’Empédocle, on ne manque jamais de décrire exactement lesmoindres circonstances : le nombre des personnes, celui des mulets,la qualité des provisions, l’excellent appétit des voyageurs, toutenfin, jusqu’aux faux pas des montures, pour l’instruction del’univers sédentaire. Sur ce principe, j’ai résolu de parler de machère Rosine, aimable animal que j’aime d’une véritableaffection, et de lui consacrer un chapitre tout entier.

Depuis six ans que nous vivons ensemble, il n’y a pas eu lemoindre refroidissement entre nous, ou, s’il est élevés entre elleet moi quelques petites altercations, j’avoue de bonne foi que leplus grand tort a toujours été de mon côté, et que Rosinea toujours fait les premiers pas vers la réconciliation.

Le soir, lorsqu’elle a été grondée, elle se retire tristement etsans murmurer : le lendemain, à la pointe du jour, elle est auprèsde mon lit, dans une attitude respectueuse ; et, au moindremouvement de son maître, au moindre signe de réveil, elle annoncesa présence par les battements précipités de sa queue sur ma tablede nuit.

Et pourquoi refuserais-je mon affection à cet être caressant quin’a jamais cessé de m’aimer depuis l’époque où nous avons commencéde vivre ensemble ? Ma mémoire ne suffirait pas à fairel’énumération des personnes qui se sont intéressées à moi et quim’ont oublié. J’ai eu quelques amis, plusieurs maîtresses, unefoule de liaisons, encore plus de connaissances ; – etmaintenant je ne suis plus rien pour tout ce monde, qui a oubliéjusqu’à mon nom.

Que de protestations, que d’offres de services ! Je pouvaiscompter sur leur fortune, sur une amitié éternelle et sansréserve !

Ma chère Rosine, qui ne m’a point offert de service, merend le plus grand service qu’on puisse rendre à l’humanité : ellem’aimait jadis, et m’aime encore aujourd’hui. Aussi, je ne crainspoint de le dire, je l’aime avec une portion du même sentiment quej’accorde à mes amis.

Qu’on en dise ce qu’on voudra.

Chapitre 18

 

Nous avons laissé Joannetti dans l’attitude del’étonnement, immobile devant moi, attendant la fin de la sublimeexplication que j’avais commencée.

Lorsqu’il me vit enfoncer tout à coup la tête dans ma robe dechambre, et finir ainsi mon explication, il ne douta pas un instantque je ne fusse resté court faute de bonnes raisons et de m’avoirpar conséquent, terrassé par la difficulté qu’il m’avaitproposée.

Malgré la supériorité qu’il en acquérait sur moi, il ne sentitpas le moindre mouvement d’orgueil, et ne chercha point à profiterde son avantage. – Après un petit moment de silence, il prit leportrait, le remit à sa place, et se retira légèrement sur lapointe du pied. – Il sentait bien que sa présence était une espèced’humiliation pour moi, et sa délicatesse lui suggéra de se retirersans m’en laisser apercevoir. – Sa conduite, dans cette occasion,m’intéressa vivement, et le plaça toujours plus avant dans moncœur. Il aura sans doute une place dans celui du lecteur ; ets’il en est quelqu’un assez insensible pour la lui refuser aprèsavoir lu le chapitre suivant, le ciel lui a sans doute donné uncœur de marbre.

Chapitre 19

 

« Morbleu : lui dis-je un jour, c’est pour la troisième fois queje vous ordonne de m’acheter une brosse ! Quelle tête !quel animal ! » Il ne répondit pas un mot : il n’avait rienrépondu la veille à une pareille incartade. « Il est siexact ! » disais-je ; je n’y concevais rien. « Allezchercher un linge pour nettoyer mes souliers », lui dis-je encolère. Pendant qu’il allait, je me repentais de l’avoir ainsibrusqué. Mon courroux passa tout à fait lorsque je vis le soin aveclequel il tâchait d’ôter la poussière de mes souliers sans toucherà mes bas : j’appuyai ma main sur lui en signe de réconciliation. «Quoi ! dis-je alors en moi-même, il y a donc des hommes quidécrottent les souliers des autres pour de l’argent ? » Ce motd’argent fut un trait de lumière qui vint m’éclairer. Jeme ressouvins tout à coup qu’il y avait longtemps que je n’en avaispoint donné à mon domestique. « Joannetti, lui dis-je enretirant mon pied, avez-vous de l’argent ? » Un demi-sourirede justification parut sur ses lèvres à cette demande. « Non,monsieur ; il y a huit jours que je n’ai plus un sou ;j’ai dépensé tout ce qui m’appartenait pour vos petites emplettes.– Et la brosse ? C’est sans doute pour cela ? Il souritencore. Il aurait pu dire à son maître : « Non, je ne suis pointune tête vide, un animal, comme vous avez eu la cruauté dele dire à votre fidèle serviteur. Payez-moi 23 livres 10 sous 4deniers que vous me devez, et je vous achèterai votre brosse. » Ilse laissa maltraiter injustement plutôt que d’exposer son maître àrougir de sa colère.

Que le ciel le bénisse ! Philosophes !chrétiens ! avez-vous lu ?

« Tiens, Joannetti, tiens, lui dis-je, cours acheter labrosse. – Mais, monsieur, voulez-vous rester ainsi avec un soulierblanc et l’autre noir. – Va, te dis-je, acheter la brosse ;laisse, laisse cette poussière sur mon soulier. » Il sortit ;je pris le linge et je nettoyai délicieusement mon soulier gauche,sur lequel je laissai tomber une larme de repentir.

Chapitre 20

 

Les murs de ma chambre sont garnis d’estampes et de tableaux quil’embellissent singulièrement. Je voudrais de tout mon cœur lesfaire examiner au lecteur les uns après les autres, pour l’amuseret le distraire le long du chemin que nous devons encore parcourirpour arriver à mon bureau ; mais il est aussi impossibled’expliquer clairement un tableau que de faire un portraitressemblant d’après une description.

Quelle émotion n’éprouverait-il pas, par exemple, en contemplantla première estampe qui se présente aux regards ! – Il yverrait la malheureuse Charlotte, essuyant lentement etd’une main tremblante les pistolets d’Albert. – De noirspressentiments et toutes les angoisses de l’amour sans espoir etsans consolation sont empreints sur sa physionomie, tandis que lefroid Albert, entouré de sacs de procès et de vieuxpapiers de toute espèce, se tourne froidement pour souhaiter un bonvoyage à son ami. Combien de fois n’ai-je pas été tenté de briserla glace qui couvre cette estampe, pour arracher cetAlbert de sa table, pour le mettre en pièces, le fouleraux pieds ! Mais il restera toujours trop d’Albertsen ce monde. Quel est l’homme sensible qui n’a pas le sien, aveclequel il est obligé de vivre, et contre lequel les épanchements del’âme, les douces émotions du cœur et les élans de l’imaginationvont se briser comme les flots sur les rochers ? Heureux celuiqui trouve un ami dont le cœur et l’esprit lui conviennent ;un ami qui s’unisse à lui par une conformité de goûts, desentiments et de connaissances ; un ami qui ne soit pastourmenté par l’ambition ou l’intérêt ; – qui préfère l’ombred’un arbre à la pompe d’une cour ! – Heureux celui qui possèdeun ami !

Chapitre 21

 

J’en avais un : la mort me l’a ôté ; elle l’a saisi aucommencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenueun besoin pressant pour mon cœur. – Nous nous soutenionsmutuellement dans les travaux pénibles de la guerre ; nousn’avions qu’une pipe à nous deux ; nous buvions dans la mêmecoupe ; nous couchions sous la même toile, et, dans lescirconstances malheureuses où nous sommes, l’endroit où nousvivions ensemble était pour nous une nouvelle patrie. Je l’ai vu enbutte à tous les périls de la guerre, et d’une guerre désastreuse.– La mort semblait nous épargner l’un pour l’autre : elle épuisamille fois ses traits autour de lui sans l’atteindre ; maisc’était pour me rendre sa perte plus sensible. Le tumulte desarmes, l’enthousiasme qui s’empare de l’âme à l’aspect du danger,auraient peut-être empêché ses cris d’aller jusqu’à mon cœur. – Samort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis ; – jel’aurais moins regretté. – Mais le perdre au milieu des délicesd’un quartier d’hiver ! le voir expirer dans mes bras aumoment où il paraissait regorger de santé ; au moment où notreliaison se resserrait encore dans le repos et latranquillité ! – Ah ! je ne m’en consolerai jamais !Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon cœur : elle n’existeplus parmi ceux qui l’ont remplacé ; cette idée me rend pluspénible le sentiment de sa perte. La nature, indifférente de mêmeau sort des individus, remet sa robe brillante du printemps et separe de toute sa beauté autour du cimetière où il repose. Lesarbres se couvrent de feuilles et entrelacent leurs branches ;les oiseaux chantent sous le feuillage ; les mouchesbourdonnent parmi les fleurs ; tout respire la joie et la viedans le séjour de la mort : – et le soir, tandis que la lune brilledans le ciel et que je médite près de ce triste lieu, j’entends legrillon poursuivre gaiement son chant infatigable, caché sousl’herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. La destructioninsensible des êtres et tous les malheurs de l’humanité sontcomptés pour rien dans le grand tout. – La mort d’un homme sensiblequi expire au milieu de ses amis désolés, et celle d’un papillonque l’air froid du matin fait périr dans le calice d’une fleur,sont deux époques semblables dans le cours de la nature. L’hommen’est rien qu’un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dansles airs…

Mais l’aube matinale commence à blanchir le ciel ; lesnoires idées qui m’agitaient s’évanouissent avec la nuit, etl’espérance renaît dans mon cœur. – Non, celui qui inonde ainsil’orient de lumière ne l’a point fait briller à mes regards pour meplonger bientôt dans la nuit du néant. Celui qui étendit cethorizon incommensurable, celui qui éleva ces masses énormes, dontle soleil dore les sommets glacés, est aussi celui qui a ordonné àmon cœur de battre et à mon esprit de penser.

Non, mon ami n’est point entré dans le néant ; quelle quesoit la barrière qui nous sépare, je le reverrai. – Ce n’est pointsur un syllogisme que je fonde mes espérances. – Le vol d’uninsecte qui traverse les airs suffit pour me persuader ; etsouvent l’aspect de la campagne, le parfum des airs, et je ne saisquel charme répandu autour de moi, élèvent tellement mes pensées,qu’une preuve invincible de l’immortalité entre avec violence dansmon âme et l’occupe tout entière.

Chapitre 22

 

Depuis longtemps le chapitre que je viens d’écrire se présentaità ma plume, et je l’avais toujours rejeté. Je m’étais promis de nelaisser voir dans ce livre que la face riante de mon âme ;mais ce projet m’a échappé comme tant d’autres : j’espère que lelecteur sensible me pardonnera de lui avoir demandé quelqueslarmes ; et si quelqu’un trouve qu’à la véritéj’aurais pu retrancher ce triste chapitre, il peut le déchirer dansson exemplaire, ou même jeter le livre au feu.

Il me suffit que tu le trouves selon ton cœur, ma chèreJenny, toi, la meilleure et la plus aimée des femmes : –toi, la meilleure et la plus aimée des sœurs, c’est à toi que jedédie mon ouvrage ; s’il a ton approbation, il aura celle detous les cœurs sensibles et délicats ; et si tu pardonnes auxfolies qui m’échappent quelquefois malgré moi, je brave tous lescenseurs de l’univers.

Chapitre 23

 

Je ne dirai qu’un mot de l’estampe suivante : C’est la familledu malheureux Ugolin expirant de faim : autour de lui, unde ses fils est étendu sans mouvement à ses pieds ; les autreslui tendent leurs bras affaiblis et lui demandent du pain, tandisque le malheureux père, appuyé contre une colonne de la prison,l’œil fixe et hagard, le visage immobile, – dans l’horribletranquillité que donne la dernière période du désespoir, meurt à lafois de sa propre mort et de celle de tous ses enfants, et souffretout ce que la nature humaine peut souffrir.

Brave chevalier d’Assas, te voilà expirant sous centbaïonnettes, par un effort de courage, par un héroïsme qu’on neconnaît plus de nos jours !

Et toi, qui pleures sous ces palmiers, malheureusenégresse ! toi qu’un barbare, qui sans doute n’était pasAnglais, a trahie et délaissée ; – que dis je ? toi qu’ila eu la cruauté de vendre comme une vile esclave malgré ton amouret tes services, malgré le fruit de sa tendresse que tu portes danston sein, – je ne passerai point devant ton image sans te rendrel’hommage qui est dû à ta sensibilité et à tes malheurs !

Arrêtons-nous un instant devant cet autre tableau : c’est unejeune bergère qui garde toute seule un troupeau sur le sommet desAlpes : elle est assise sur un vieux tronc de sapin renversé etblanchi par les hivers ; ses pieds sont recouverts par delarges feuilles d’une touffe de cacalia, dont la fleurlilas s’élève au-dessus de sa tête. La lavande, le thym, l’anémone,la centaurée, des fleurs de toute espèce, qu’on cultive avec peinedans nos serres et nos jardins, et qui naissent sur les Alpes danstoute leur beauté primitive, forment le tapis brillant sur lequelerrent ses brebis. – Aimable bergère, dis-moi où se trouvel’heureux coin de la terre que tu habites ? de quelle bergerieéloignée es-tu partie ce matin au lever de l’aurore ? – Nepourrais-je y aller vivre avec toi ? – mais, hélas ! ladouce tranquillité dont tu jouis ne tardera pas à s’évanouir : ledémon de la guerre, non content de désoler les cités, va bientôtporter le trouble et l’épouvante jusque dans ta retraite solitaire.Déjà les soldats s’avancent ; je les vois gravir de montagnesen montagnes et s’approcher des nues. – Le bruit du canon se faitentendre dans le séjour élevé du tonnerre. – Fuis, bergère, presseton troupeau, cache-toi dans les antres les plus reculés et lesplus sauvages : il n’est plus de repos sur cette triste terre.

Chapitre 24

 

Je ne sais comment cela m’arrive ; depuis quelque temps meschapitres finissent toujours sur un ton sinistre. En vain je fixeen les commençant mes regards sur quelque objet agréable, – en vainje m’embarque par le calme, j’essuie bientôt une bourrasque qui mefait dériver. – Pour mettre fin à cette agitation, qui ne me laissepas le maître de mes idées, et pour apaiser les battements de moncœur, que tant d’images attendrissantes ont trop agité, je ne voisd’autre remède qu’une dissertation. – Oui, je veux mettre cemorceau de glace sur mon cœur.

Et cette dissertation sera sur la peinture ; car dedisserter sur tout autre objet il n’y a point moyen. Je ne puisdescendre tout à fait du point où j’étais monté tout à l’heure :d’ailleurs c’est le dada de mon oncle Tobie.

Je voudrais dire, en passant, quelques mots sur la question dela prééminence entre l’art charmant de la peinture et celui de lamusique : oui, je veux mettre quelque chose dans la balance, nefût-ce qu’un grain de sable, un atome.

On dit en faveur du peintre qu’il laisse quelque chose aprèslui ; ses tableaux lui survivent et éternisent sa mémoire.

On répond que les compositeurs en musique laissent aussi desopéras et des concerts ; – mais la musique est sujette à lamode, et la peinture ne l’est pas. – Les morceaux de musique quiattendrissaient nos aïeux sont ridicules pour les amateurs de nosjours, et on les place dans les opéras bouffons pour faire rire lesneveux de ceux qu’ils faisaient pleurer autrefois.

Les tableaux de Raphaël enchanteront notre postéritécomme ils ont ravi nos ancêtres.

Voilà mon grain de sable.

Chapitre 25

 

« Mais que m’importe à moi, me dit un jour Mme deHautcastel, que la musique de Cherubini ou deCimarosa diffère de celle de leurs prédécesseurs ? –Que m’importe que l’ancienne musique me fasse rire, pourvu que lanouvelle m’attendrisse délicieusement ? – Est-il doncnécessaire à mon bonheur que mes plaisirs ressemblent à ceux de matrisaïeule ? Que me parlez-vous de peinture ? d’un artqui n’est goûté que par une classe très peu nombreuse de personnes,tandis que la musique enchante tout ce qui respire ? »

Je ne sais pas trop, dans ce moment, ce qu’on pourrait répondreà cette observation, à laquelle je ne m’attendais pas en commençantce chapitre.

Si je l’avais prévue, peut-être je n’aurais pas entrepris cettedissertation. Et qu’on ne prenne point ceci pour un tour demusicien. – Je ne le suis point sur mon honneur ; – non, je nesuis pas musicien ; j’en atteste le ciel et tous ceux quim’ont entendu jouer du violon.

Mais, en supposant le mérite de l’art égal de part et d’autre,il ne faudrait pas se presser de conclure du mérite de l’art aumérite de l’artiste. – On voit des enfants toucher du clavecin engrands maîtres ; on n’a jamais vu un bon peintre de douze ans.La peinture, outre le goût et le sentiment, exige une têtepensante, dont les musiciens peuvent se passer. On voit tous lesjours des hommes sans tête et sans cœur tirer d’un violon, d’uneharpe, des sons ravissants.

On peut élever la bête humaine à toucher du clavecin ; etlorsqu’elle est élevée par un bon maître, l’âme peut voyager tout àson aise, tandis que les doigts vont machinalement tirer des sonsdont elle ne se mêle nullement. – On ne saurait, au contraire,peindre la chose du monde la plus simple sans que l’âme y emploietoutes ses facultés.

Si cependant quelqu’un s’avisait de distinguer entre la musiquede composition et celle d’exécution, j’avoue qu’il m’embarrasseraitun peu. Hélas ! si tous les faiseurs de dissertations étaientde bonne foi, c’est ainsi qu’elles finiraient toutes. En commençantl’examen d’une question, on prend ordinairement le ton dogmatique,parce qu’on est décidé en secret, comme je l’étais réellement pourla peinture, malgré mon hypocrite impartialité ; mais ladiscussion réveille l’objection, – et tout finit par le doute.

Chapitre 26

 

Maintenant que je suis plus tranquille, je vais tâcher de parlersans émotion des deux portraits qui suivent le tableau de laBergère des Alpes.

Raphaël ! ton portrait ne pouvait être peint quepar toi-même. Quel autre eût osé l’entreprendre ? – Ta figureouverte, sensible, spirituelle, annonce ton caractère et tongénie.

Pour complaire à ton ombre, j’ai placé auprès de toi le portraitde ta maîtresse, à qui tous les hommes de tous les sièclesdemanderont éternellement compte des ouvrages sublimes dont ta mortprématurée a privé les arts.

Lorsque j’examine le portrait de Raphaël, je me senspénétré d’un respect presque religieux pour ce grand homme qui, àla fleur de l’âge, avait surpassé toute l’antiquité, dont lestableaux font l’admiration et le désespoir des artistes modernes. –Mon âme, en l’admirant, éprouve un mouvement d’indignation contrecette Italienne qui préféra son amour à son amant, et qui éteignitdans son sein ce flambeau céleste, ce génie divin.

Malheureuse ! ne savais-tu donc pas que Raphaëlavait annoncé un tableau supérieur à celui de laTransfiguration ? – Ignorais-tu que tu serrais danstes bras le favori de la nature, le père de l’enthousiasme, ungénie sublime, un dieu ?

Tandis que mon âme fait ces observations, sa compagne, en fixantun œil attentif sur la figure ravissante de cette funeste beauté,se sent toute prête à lui pardonner la mort deRaphaël.

En vain mon âme lui reproche son extravagante faiblesse, ellen’est point écoutée. – Il s’établit entre ces deux dames, dans cessortes d’occasions, un dialogue singulier, qui finit trop souvent àl’avantage du mauvais principe, et dont je réserve unéchantillon pour un autre chapitre.

Chapitre 27

 

Les estampes et les tableaux dont je viens de parler pâlissentet disparaissent au premier coup d’œil qu’on jette sur le tableauvivant : les ouvrages immortels de Raphaël, deCorrège et de toute l’Ecole d’Italie ne soutiendraient pasle parallèle. Aussi je le garde toujours pour le dernier morceau,pour la pièce de réserve, lorsque je procure à quelques curieux leplaisir de voyager avec moi ; et je puis assurer que, depuisque je fais voir ce tableau sublime aux connaisseurs et auxignorants, aux gens du monde, aux artisans, aux femmes et auxenfants, aux animaux même, j’ai toujours vu les spectateursquelconques donner, chacun à sa manière, des signes de plaisir etd’étonnement : tant la nature y est admirablement rendue !

Eh ! quel tableau pourrait-on vous présenter,messieurs ; quel spectacle pourrait-on mettre sous vos yeux,mesdames, plus sûr de votre suffrage que la fidèle représentationde vous-même ? Le tableau dont je parle est un miroir, etpersonne, jusqu’à présent, ne s’est encore avisé de lecritiquer ; il est, pour tous ceux qui le regardent, untableau parfait auquel il n’y a rien à redire.

On conviendra sans doute qu’il doit être compté pour une desmerveilles de la contrée où je me promène.

Je passerai sous silence le plaisir qu’éprouve le physicienméditant sur les étranges phénomènes de la lumière qui représentetous les objets de la nature sur cette surface polie. Le miroirprésente au voyageur sédentaire mille réflexions intéressantes,mille observations qui le rendent un objet utile et précieux.

Vous que l’amour a tenu ou tient encore sous son empire,apprenez que c’est devant un miroir qu’il aiguise ses traits etmédite ses cruautés ; c’est là qu’il répète ses manœuvres,qu’il étudie ses mouvements, qu’il se prépare d’avance à la guerrequ’il veut déclarer ; c’est là qu’il s’exerce aux douxregards, aux petites mines, aux bouderies savantes, comme un acteurs’exerce en face de lui-même avant de se présenter en public.Toujours impartial et vrai, un miroir renvoie aux yeux duspectateur les roses de la jeunesse et les rides de l’âge sanscalomnier et sans flatter personne. – Seul entre tous lesconseillers des grands, il leur dit constamment la vérité.

Cet avantage m’avait fait désirer l’invention d’un miroir moraloù tous les hommes pourraient se voir avec leurs vices et leursvertus. Je songeais même à proposer un prix à quelque académie pourcette découverte, lorsque de mûres réflexions m’en ont prouvél’inutilité.

Hélas ! il est si rare que la laideur se reconnaisse etcasse le miroir ! En vain les glaces se multiplient autour denous, et réfléchissent avec une exactitude géométrique la lumièreet la vérité : au moment où les rayons vont pénétrer dans notre œilet nous peindre tels que nous sommes, l’amour-propre glisse sonprisme trompeur entre nous et notre image, et nous présente unedivinité.

Et de tous les prismes qui ont existé, depuis le premier quisortit des mains de l’immortel Newton, aucun n’a possédé une forcede réfraction aussi puissante et ne produit de couleurs aussiagréables et aussi vives que le prisme de l’amour-propre.

Or, puisque les miroirs communs annoncent en vain la vérité, etque chacun est content de sa figure ; puisqu’ils ne peuventfaire connaître aux hommes leurs imperfections physiques, à quoiservirait un miroir moral ? Peu de monde y jetterait les yeux,et personne ne s’y reconnaîtrait, – excepté les philosophes. – J’endoute même un peu.

En prenant le miroir pour ce qu’il est, j’espère que personne neme blâmera de l’avoir placé au-dessus de tous les tableaux del’École d’Italie. Les dames, dont le goût ne saurait être faux, etdont la décision doit tout régler, jettent ordinairement leurpremier coup d’œil sur ce tableau lorsqu’elles entrent dans unappartement.

J’ai vu mille fois des dames et même des damoiseaux, oublier aubal leurs amants ou leurs maîtresses, la danse et tous les plaisirsde la fête, pour contempler avec une complaisance marquée cetableau enchanteur, – et l’honorer même de temps à autre d’un coupd’œil, au milieu de la contredanse la plus animée.

Qui pourrait donc lui disputer le rang que je lui accorde parmiles chefs-d’œuvre de l’art d’Apelles ?

Chapitre 28

 

J’étais enfin arrivé tout près de mon bureau ; déjà même,en allongeant le bras, j’aurais pu en toucher l’angle le plusvoisin de moi, lorsque je me vis au moment de voir détruire lefruit de tous mes travaux, et de perdre la vie. – Je devrais passersous silence l’accident qui m’arriva, pour ne pas décourager lesvoyageurs ; mais il est si difficile de verser dans la chaisede poste dont je me sers, qu’on sera forcé de convenir qu’il fautêtre malheureux au dernier point, – aussi malheureux que je lesuis, pour courir un semblable danger. Je me trouvai étendu parterre, complètement versé et renversé ; et cela si vite, siinopinément, que j’aurais été tenté de révoquer en doute monmalheur, si un tintement dans la tête et une violente douleur àl’épaule gauche ne m’en avaient trop évidemment prouvél’authenticité.

Ce fut encore un mauvais tour de ma moitié. – Effrayéepar la voix d’un pauvre qui demanda tout à coup l’aumône à maporte, et par les aboiements de Rosine, elle fit tournerbrusquement mon fauteuil avant que mon âme eût le temps del’avertir qu’il manquait une bride derrière ; l’impulsion futsi violente, que ma chaise de poste se trouva absolument hors deson centre de gravité et se renversa sur moi.

Voici, je l’avoue, une des occasions où j’ai eu le plus à meplaindre de mon âme ; car, au lieu d’être fâchée de l’absencequ’elle venait de faire, et de tancer sa compagne sur saprécipitation, elle s’oublia au point de partager le ressentimentle plus animal, et de maltraiter de paroles ce pauvre innocent.Fainéant, allez travailler lui dit-elle (apostrophe exécrable,inventée par l’avare et cruelle richesse !) « Monsieur, dit-ilalors, pour m’attendrir, je suis de Chambéry… – Tant pis pour vous.– Je suis Jacques ; c’est moi que vous avez vu à lacampagne ; c’est moi qui menais les moutons aux champs… – Quevenez-vous faire ici ? » Mon âme commençait à se repentir dela brutalité de mes premières paroles. – Je crois même qu’elle s’enétait repentie un instant avant de les laisser échapper. C’estainsi que, lorsqu’on rencontre inopinément dans sa course un fosséou un bourbier, on le voit, mais on n’a pas le temps del’éviter.

Rosine acheva de me ramener au bons sens et au repentir : elleavait reconnu Jacques, qui avait souvent partagé son pain avecelle, et lui témoignait, par ses caresses, son souvenir et sareconnaissance.

Pendant ce temps, Joannetti, ayant rassemblé les restes de mondîner, qui étaient destinés pour le sien, les donna sans hésiter àJacques.

Pauvre Joannetti !

C’est ainsi que, dans mon voyage, je vais prenant des leçons dephilosophie et d’humanité de mon domestique et de mon chien.

Chapitre 29

 

Avant d’aller plus loin, je veux détruire un doute qui pourraits’être introduit dans l’esprit de mes lecteurs.

Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu’on me soupçonnâtd’avoir entrepris ce voyage uniquement pour ne savoir que faire, etforcé, en quelque manière, par les circonstances : j’assure ici, etjure par tout ce qui m’est cher, que j’avais le dessein del’entreprendre longtemps avant l’événement qui m’a fait perdre maliberté pendant quarante-deux jours. Cette retraite forcée ne futqu’une occasion de me mettre en route plus tôt.

Je sais que la protestation gratuite que je fais ici paraîtrasuspecte à certaines personnes ; – mais je sais aussi que lesgens soupçonneux ne liront pas ce livre : – ils ont assezd’occupations chez eux et chez leurs amis ; ils ont biend’autres affaires : – et les bonnes gens me croiront.

Je conviens cependant que j’aurais préféré m’occuper de cevoyage dans un autre temps, et que j’aurais choisi, pourl’exécuter, le carême plutôt que le carnaval : toutefois, desréflexions philosophiques, qui me sont venues du ciel, m’ontbeaucoup aidé à supporter la privation des plaisirs que Turinprésente en foule dans ces moments de bruit et d’agitation. – Ilest très sûr, me disais-je, que les murs de ma chambre ne sont pasaussi magnifiquement décorés que ceux d’une salle de bal : lesilence de ma cabine ne vaut pas l’agréable bruit de lamusique et de la danse ; mais, parmi les brillants personnagesqu’on rencontre dans ces fêtes, il en est certainement de plusennuyés que moi.

Et pourquoi m’attacherais-je à considérer ceux qui sont dans unesituation plus agréable, tandis que le monde fourmille de gens plusmalheureux que je ne le suis dans la mienne ? – Au lieu de metransporter par l’imagination dans ce superbe casin, où tant debeautés sont éclipsées par la jeune Eugénie, pour metrouver heureux je n’ai qu’à m’arrêter un instant le long des ruesqui y conduisent. – Un tas d’infortunés, couchés a demi-nus sousles portiques de ces appartements somptueux, semblent prèsd’expirer de froid et de misère. – Quel spectacle ! Jevoudrais que cette page de mon livre fût connue de toutl’univers ; je voudrais qu’on sût que, dans cette ville oùtout respire l’opulence, une foule de malheureux dorment découvert,la tête appuyée sur une borne ou sur le seuil d’un palais.

Ici, c’est un groupe d’enfants serrés les uns contre les autrespour ne pas mourir de froid. – Là, c’est une femme tremblante etsans voix pour se plaindre. – Les passants vont et viennent, sansêtre émus d’un spectacle auquel ils sont accoutumés. – Le bruit descarrosses, la voix de l’intempérance, les sons ravissants de lamusique se mêlent quelquefois aux cris de ces malheureux et formentune terrible dissonance.

Chapitre 30

 

Celui qui se presserait de juger une ville d’après le chapitreprécédent se tromperait fort. J’ai parlé des pauvres qu’on trouve,de leurs cris pitoyables et de l’indifférence de certainespersonnes à leur égard ; mais je n’ai rien dit de la fouled’hommes charitables qui dorment pendant que les autres s’amusent,qui se lèvent à la pointe du jour et vont secourir l’infortune sanstémoin et sans ostentation : – Non, je ne passerai point cela soussilence : – je veux l’écrire sur le revers de la page que toutl’univers doit lire.

Après avoir ainsi partagé leur fortune avec leurs frères, aprèsavoir versé le baume dans ces cœurs froissés par la douleur, ilsvont dans les églises, tandis que le vice fatigué dort sousl’édredon, offrir à Dieu leurs prières et le remercier de sesbienfaits : la lumière de la lampe solitaire combat encore dans letemple celle du jour naissant, et déjà ils sont prosternés au pieddes autels ; – et l’Eternel, irrité de la dureté et del’avarice des hommes, retient sa foudre prête à frapper.

Chapitre 31

 

J’ai voulu dire quelque chose de ces malheureux dans mon voyage,parce que l’idée de leur misère est souvent venue me distraire enchemin. Quelquefois, frappé de la différence de leur situation etde la mienne, j’arrêtais tout à coup ma berline, et ma chambre meparaissait prodigieusement embellie. Quel luxe inutile ! Sixchaises, deux tables, un bureau, un miroir, quelleostentation ! Mon lit surtout, mon lit couleur de rose etblanc, et mes deux matelas, me semblaient défier la magnificence etla mollesse des monarques de l’Asie. – Ces réflexions me rendaientindifférents les plaisirs qu’on m’avait défendus ; et, deréflexions en réflexions, mon accès de philosophie devenait tel quej’aurais entendu le son des violons et des clarinettes sans remuerde ma place – j’aurais entendu de mes deux oreilles la voixmélodieuse de Marchesini, cette voix qui m’a si souventmis hors de moi-même, – oui, je l’aurais entendue sansm’ébranler ; – bien plus, j’aurais regardé sans la moindreémotion la plus belle femme de Turin, Eugénie elle-même,parée de la tête aux pieds par les mains de mademoiselleRapous. – Cela n’est cependant pas bien sûr.

Chapitre 32

 

Mais, permettez-moi de vous le demander, messieurs, vousamusez-vous autant qu’autrefois au bal et à la comédie ? Pourmoi, je vous l’avoue, depuis quelque temps, toutes les assembléesnombreuses m’inspirent une certaine terreur. – J’y suis assaillipar un songe sinistre. – En vain je fais mes efforts pour lechasser, il revient toujours, comme celui d’Athalie. –C’est peut-être parce que l’âme, inondée aujourd’hui d’idées noireset de tableaux déchirants, trouve partout des sujets de tristesse –comme un estomac vicié convertit en poisons les aliments les plussains. Quoi qu’il en soit, voici mon songe : – Lorsque je suis dansune de ces fêtes, au milieu de cette foule d’hommes aimables etcaressants qui dansent, qui chantent, – qui pleurent aux tragédies,qui n’expriment que la joie, la franchise et la cordialité, je medis : – Si dans cette assemblée polie il entrait tout à coup unours blanc, un philosophe, un tigre, ou quelque autre animal decette espèce, et que, montant à l’orchestre, il s’écriât d’une voixforcenée : – « Malheureux humains ! écoutez la vérité qui vousparle par ma bouche : vous êtes opprimés, tyrannisés ; vousêtes malheureux ; vous vous ennuyez. – Sortez de cetteléthargie !

« Vous, musiciens, commencez par briser ces instruments sur vostêtes ; que chacun s’arme d’un poignard ; ne pensez plusdésormais aux délassements et aux fêtes ; montez aux loges,égorgez tout le monde ; que les femmes trempent aussi leursmains timides dans le sang !

« Sortez, vous êtes libres ; arrachez votre roi de sontrône, et votre Dieu de son sanctuaire ! »

– Eh bien, ce que le tigre a dit, combien de ces hommescharmants l’exécuteront ? – Combien peut-être y pensaientavant qu’il entrât ? Qui, le sait ? – Est-ce qu’on nedansait pas à Paris il y a cinq ans ?

« Joannetti, fermez les portes et les fenêtres. – Je neveux plus voir la lumière ; qu’aucun homme n’entre dans machambre ; – mettez mon sabre à la portée de ma main ; –sortez vous-même, et ne reparaissez plus devant moi !

Chapitre 33

 

Non, non, reste, Joannetti ; reste, pauvregarçon ; et toi aussi, ma Rosine, toi qui devines mespeines et qui les adoucis par tes caresses ; viens, maRosine, viens. – V consonne et séjour.

Chapitre 34

 

La chute de ma chaise de poste a rendu le service au lecteur deraccourcir mon voyage d’une bonne douzaine de chapitres, parcequ’en me relevant je me trouvai vis-à-vis et tout près de monbureau, et que je ne fus plus à temps de faire des réflexions surle nombre d’estampes et de tableaux que j’avais encore à parcourir,et qui auraient pu allonger mes excursions sur la peinture.

En laissant donc sur la droite les portraits de Raphaëlet de sa maîtresse, le chevalier d’Assas et la Bergèredes Alpes, et longeant sur la gauche du côté de la fenêtre, ondécouvre mon bureau : c’est le premier objet et le plus apparentqui se présente aux regards du voyageur, en suivant la route que jeviens d’indiquer.

Il est surmonté de quelques tablettes servant debibliothèque ; – le tout est couronné par un buste qui terminela pyramide, et c’est l’objet qui contribue le plus àl’embellissement du pays.

En tirant le premier tiroir à droite, on trouve une écritoire,du papier de toute espèce, des plumes toutes taillées, de la cire àcacheter. – Tout cela donnerait l’envie d’écrire à l’être le plusindolent. – Je suis sûr, ma chère Jenny, que, si tu venaisà ouvrir ce tiroir par hasard, tu répondrais à la lettre que jet’écrivais l’an passé. – Dans le tiroir correspondant gisentconfusément entassés les matériaux de l’histoire intéressante de laprisonnière de Pignerol, que vous lirez bientôt, mes chersamis.

Entre ces deux tiroirs est un enfoncement où je jette leslettres à mesure que je les reçois ; on trouve là toutescelles que j’ai reçues depuis dix ans ; les plus anciennessont rangées selon leur date, en plusieurs paquets ; lesnouvelles sont pêle-mêle ; il m’en reste plusieurs qui datentde ma première jeunesse.

Quel plaisir de revoir dans ces lettres les situationsintéressantes de nos jeunes années, d’être transportés de nouveaudans ces temps heureux que nous ne reverrons plus !

Ah ! mon cœur est plein ! Comme il jouit tristementlorsque mes yeux parcourent les lignes tracées par un être quin’existe plus ! Voilà ses caractères, c’est son cœur quiconduisit sa main ; c’est à moi qu’il écrivait cette lettre,et cette lettre est tout ce qui me reste de lui !

Lorsque je porte la main dans ce réduit, il est rare que je m’entire de toute la journée. C’est ainsi que le voyageur traverserapidement quelques provinces d’Italie, en faisant à la hâtequelques observations superficielles, pour se fixer à Rome pendantdes mois entiers. – C’est la veine la plus riche de la mine quej’exploite. Quel changement dans mes idées et dans messentiments ! quelle différence dans mes amis ! Lorsque jeles examine alors et aujourd’hui, je les vois mortellement agitéspar des projets qui ne les touchent plus maintenant. Nousregardions comme un grand malheur un événement ; mais la finde la lettre manque, et l’événement est complètement oublié : je nepuis savoir de quoi il était question. – Mille préjugés nousassiégeaient ; le monde et les hommes nous étaient totalementinconnus ; mais aussi quelle chaleur dans notrecommerce ! quelle liaison intime ! quelle confiance sansbornes !

Nous étions heureux par nos erreurs. – Et maintenant : –ah ! ce n’est plus cela ! il nous a fallu lire, comme lesautres, dans le cœur humain ; – et la vérité, tombant aumilieu de nous comme une bombe, a détruit pour toujours le palaisenchanté de l’illusion.

Chapitre 35

 

Il ne tiendrait qu’à moi de faire un chapitre sur cette rosesèche que voilà, si le sujet en valait la peine : c’est une fleurdu carnaval de l’année dernière. J’allai moi-même la cueillir dansles serres du Valentin, et le soir, une heure avant lebal, plein d’espérance et dans une agréable émotion, j’allai laprésenter à madame de Hautcastel. Elle la prit, – la posasur sa toilette sans la regarder, et sans me regarder moi-même.

Mais comment aurait-elle fait attention à moi ? elle étaitoccupée à se regarder elle-même. Debout devant un grand miroir,toute coiffée, elle mettait la dernière main à sa parure : elleétait si fort préoccupée, son attention était si totalementabsorbée par des rubans, des gazes et des pompons de toute espèce,amoncelés devant elle, que je n’obtins pas même un regard, unsigne. Je me résignai : je tenais humblement des épingles toutesprêtes, arrangées dans ma main ; mais, son carreau se trouvaitplus à sa portée, elle les prenait à son carreau, – et, sij’avançais la main, elle les prenait de ma main –indifféremment ; – et pour les prendre elle tâtonnait, sansôter les yeux de son miroir, de crainte de se perdre de vue.

Je tins quelque temps un second miroir derrière elle, pour luifaire mieux juger de sa parure ; et, sa physionomie serépétant d’un miroir à l’autre, je vis alors une perspective decoquettes, dont aucune ne faisait attention à moi, une fort tristefigure.

Je finis par perdre patience, et, ne pouvant plus résister audépit qui me dévorait, je posai le miroir que je tenais à la main,et je sortis d’un air de colère, et sans prendre congé.

« Vous en allez-vous ? » me dit-elle en se tournant de cecôté pour voir sa taille de profil. – Je ne répondis rien ;mais j’écoutai quelque temps à la porte, pour savoir l’effetqu’allait produire ma brusque sortie. « Ne voyez-vous pas,disait-elle à sa femme de chambre, après un instant de silence, nevoyez-vous pas que ce caraco est beaucoup trop large pour mataille, surtout en bas, et qu’il y faut faire une baste avec desépingles ? »

Comment et pourquoi cette rose sèche se trouve sur une tablettede mon bureau, c’est ce que je ne dirai certainement pas, parce quej’ai déclaré qu’une rose sèche ne mérite pas un chapitre.

Remarquez bien, mesdames, que je ne fais aucune réflexion surl’aventure de la rose sèche. Je ne dis point que madame deHautcastel ait bien ou mal fait de me préférer sa parure,ni que j’eusse le droit d’être reçu autrement.

Je me garde encore avec plus de soin d’en tirer des conséquencesgénérales sur la réalité, la force et la durée de l’affection desdames pour leurs amis. – Je me contente de jeter ce chapitre(puisque c’en est un), de le jeter, dis-je, dans le monde, avec lereste du voyage, sans l’adresser à personne, et sans le recommanderà personne.

Je n’ajouterai qu’un conseil pour vous, messieurs : c’est devous mettre bien dans l’esprit qu’un jour de bal votre maîtressen’est plus à vous.

Au moment où la parure commence, l’amant n’est plus qu’un mari,et le bal seul devient l’amant.

Tout le monde sait de reste ce que gagne un mari à vouloir sefaire aimer par force ; prenez donc votre mal en patience eten riant.

Et ne vous faites pas illusion, monsieur : si l’on vous voitavec plaisir au bal, ce n’est point en votre qualité d’amant, carvous êtes un mari ; c’est parce que vous faites partie du bal,et que vous êtes, par conséquent, une fraction de sa nouvelleconquête ; vous êtes une décimale d’amant ; ou bien,peut-être, c’est parce que voue dansez bien, et que vous la ferezbriller ; enfin, ce qu’il peut y avoir de plus flatteur pourvous dans le bon accueil qu’elle vous fait, c’est qu’elle espèrequ’en déclarant pour son amant un homme de mérite comme vous, elleexcitera la jalousie de ses compagnes : sans cette considération,elle ne vous regarderait seulement pas.

Voila donc qui est entendu ; il faudra vous résigner etattendre que votre rôle de mari soit passé. – J’en connais plusd’un qui voudraient en être quittes a si bon marché.

Chapitre 36

 

J’ai promis un dialogue entre mon âme et l’autre ; mais ilest certains chapitres qui m’échappent, ou plutôt il en estd’autres qui coulent de ma plume comme malgré moi, et qui déroutentmes projets : de ce nombre est celui de ma bibliothèque, que jeferai le plus court possible. – Les quarante– deux jours vontfinir, et un espace de temps égal ne suffirait pas pour achever ladescription du riche pays où je voyage si agréablement.

Ma bibliothèque donc est une composée de romans, puisqu’il fautvous le dire, – oui, de romans et de quelques poètes choisis.

Comme si je n’avais pas assez de mes maux, je partage encorevolontairement ceux de mille personnages imaginaires, et je lessens aussi vivement que les miens : que de larmes n’ai-je pasversées pour cette malheureuse Clarisse et pour l’amant deCharlotte !

Mais, si je cherche ainsi de feintes afflictions, je trouve, enrevanche, dans ce monde imaginaire, la vertu, la bonté, ledésintéressement, que je n’ai pas encore trouvés réunis dans lemonde réel où j’existe. – J’y trouve une femme comme je la désire,sans humeur, sans légèreté, sans détour ; je ne dis rien de labeauté ; on peut s’en fier a mon imagination : je la fais sibelle qu’il n’y a rien à redire. Ensuite, fermant le livre, qui nerépand plus à mes idées, je la prends par la main, et nousparcourons ensemble un pays mille fois plus délicieux que celuid’Eden. Quel peintre pourrait représenter le paysage enchanté ouj’ai placé la divinité de mon cœur ? et quel poète pourrajamais décrire les sensations vives et variées que j’éprouve dansces régions enchantées ?

Combien de fois n’ai-je pas maudit ce Cleveland, quis’embarque à tout instant dans de nouveaux malheurs qu’il pourraitéviter ! Je ne puis souffrir ce livre et cet enchaînement decalamités ; mais, si je l’ouvre par distraction, il faut queje le dévore jusqu’à la fin.

Comment laisser ce pauvre homme chez les Abaquis ?que deviendrait-il avec ces sauvages ? J’ose encore moinsl’abandonner dans l’excursion qu’il fait pour sortir de sacaptivité.

Enfin, j’entre tellement dans ses peines, je m’intéresse si fortà lui et à sa famille infortunée, que l’apparition inattendue desféroces Ruintons me fait dresser les cheveux ; unesueur froide me couvre lorsque je lis ce passage, et ma frayeur estaussi vive, aussi réelle, que si je devais être rôti moi-même etmangé par cette canaille.

Lorsque j’ai assez pleuré et fait l’amour, je cherche quelquepoète, et je pars de nouveau pour un autre monde.

Chapitre 37

 

Depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à l’assemblée desNotables, depuis le fin fond des enfers jusqu’à la dernière étoilefixe au delà de la voie lactée, jusqu’aux confins de l’univers,jusqu’aux portes du chaos, voilà le vaste champ où je me promène enlong et en large, et tout à loisir, car le temps ne me manque pasplus que l’espace. C’est là que je transporte mon existence, à lasuite d’Homère, de Milton, de Virgile,d’Ossian, etc.

Tous les événements qui ont lieu entre ces deux époques, tousles pays, tous les mondes et tous les êtres qui ont existé entreces deux termes, tout cela est à moi, tout cela m’appartient aussibien, aussi légitimement, que les vaisseaux qui entraient dans lePirée appartenaient à un certain Athénien.

J’aime surtout les poètes qui me transportent dans la plus hauteantiquité : la mort de l’ambitieux Agamemnon, les fureursd’Oreste et toute l’histoire tragique de la famille desAtrées, persécutée par le ciel, m’inspirent une terreurque les événements modernes ne sauraient faire naître en moi.

Voilà l’urne fatale qui contient les cendres d’Oreste.Qui ne frémirait à cet aspect ? Électre !malheureuse sœur, apaise-toi : c’est Oreste lui-même quiapporte l’urne, et ces cendres sont celles de ses ennemis.

On ne retrouve plus maintenant de rivages semblables à ceux duXanthe ou du Scamandre ; – on ne voit plusde plaines comme celles de l’Hespérie ou del’Arcadie. Où sont aujourd’hui les îles de Lemnoset de Crète ? Où est le fameux labyrinthe ? Oùest le rocher qu’Ariane délaissée arrosait de seslarmes ? – On ne voit plus de Thésées, encore moinsd’Hercules ; les hommes et même les hérosd’aujourd’hui sont des pygmées.

Lorsque je veux me donner ensuite une scène d’enthousiasme, etjouir de toutes les forces de mon imagination, je m’attachehardiment aux plis de la robe flottante du sublime aveugled’Albion, au moment où il s’élance dans le ciel, et qu’il oseapprocher du trône de l’Éternel. – Quelle muse a pu le soutenir àcette hauteur, où nul homme avant lui n’avait osé porter sesregards ? – De l’éblouissant parvis céleste que l’avareMammon regardait avec des yeux d’envie, je passe avechorreur dans les vastes cavernes du séjour de Satan ; –j’assiste au conseil infernal, je me mêle à la foule des espritsrebelles, et j’écoute leurs discours.

Mais il faut que j’avoue ici une faiblesse que je me suissouvent reprochée.

Je ne puis m’empêcher de prendre un certain intérêt à ce pauvreSatan (je parle du Satan de Milton) depuis qu’il est ainsiprécipité du ciel. Tout en blâmant l’opiniâtreté de l’espritrebelle, j’avoue que la fermeté qu’il montre dans l’excès dumalheur et la grandeur de son courage me forcent à l’admirationmalgré moi. – Quoique je n’ignore pas les malheurs dérivés de lafuneste entreprise qui le conduisit à forcer les portes des enferspour venir troubler le ménage de nos premiers parents, je ne puis,quoi que je fasse, souhaiter un moment de le voir périr en chemindans la confusion du chaos. Je crois même que je l’aideraisvolontiers, sans la honte qui me retient. Je suis tous sesmouvements, et je trouve autant de plaisir à voyager avec lui quesi j’étais en bonne compagnie. J’ai beau réfléchir qu’après toutc’est un diable, qu’il est en chemin pour perdre le genre humain,que c’est un vrai démocrate, non de ceux d’Athènes, mais de Pais,tout cela ne peut me guérir de ma prévention.

Quel vaste projet ! et quelle hardiesse dansl’exécution !

Lorsque les spacieuses et triples portes des Enfers s’ouvrirenttout à coup devant lui à deux battants, et que la profonde fosse dunéant et de la nuit parut à ses pieds dans toute son horreur, – ilparcourut d’un œil intrépide le sombre empire du chaos, et, sanshésiter, ouvrant ses larges ailes, qui auraient pu couvrir unearmée entière, il se précipita dans l’abîme.

Je le donne en quatre au plus hardi. – Et c’est, selon moi, undes beaux efforts de l’imagination, comme un des plus beaux voyagesqui aient jamais été faits, – après le voyage autour de machambre.

Chapitre 38

 

Je ne finirais pas si je voulais décrire la millième partie desévénements singuliers qui m’arrivent lorsque je voyage près de mabibliothèque ; les voyages de Cook et les observations de sescompagnons de voyage, les docteurs Banks etSolander, ne sont rien en comparaison de mes aventuresdans ce seul district : aussi je crois que j’y passerais ma viedans une espèce de ravissement, sans le buste dont j’ai parlé, surlequel mes yeux et mes pensées finissent toujours par se fixer,quelle que soit la situation de mon âme ; et lorsqu’elle esttrop violemment agitée, ou qu’elle s’abandonne au découragement, jen’ai qu’à regarder ce buste pour la remettre dans son assiettenaturelle : c’est le diapason avec lequel j’accorde l’assemblagevariable et discord de sensations et de perceptions qui forme monexistence.

Comme il est ressemblant ! – Voilà bien les traits que lanature avait donnés au plus vertueux des hommes. Ah ! si lesculpteur avait pu rendre visible son âme excellente, son génie etson caractère ! Mais qu’ai-je entrepris ? Est-ce donc icile lieu de faire son éloge ? Est-ce aux hommes qui m’entourentque je l’adresse ? Eh ! que leur importe ?

Je me contente de me prosterner devant ton image chérie, ô lemeilleur des pères ! Hélas ! cette image est tout ce quime reste de toi et de ma patrie : tu as quitté la terre au momentoù le crime allait l’envahir ; et tels sont les maux dont ilnous accable, que ta famille elle-même est contrainte de regarderaujourd’hui ta perte comme un bienfait. Que de maux t’eût faitéprouver une plus longue vie ! O mon père ! le sort de tanombreuse famille est-il connu de toi dans le séjour dubonheur ? Sais-tu que tes enfants sont exilés de cette patrieque tu as servie pendant soixante ans avec tant de zèle etd’intégrité ? Sais-tu qu’il leur est défendu de visiter tatombe ? – Mais la tyrannie n’a pu leur enlever la partie laplus précieuse de ton héritage : le souvenir de tes vertus et laforce de tes exemples. Au milieu du torrent criminel qui entraînaitleur patrie et leur fortune dans le gouffre, ils sont demeurésinaltérablement unis sur la ligne que tu leur avais tracée ;et lorsqu’ils pourront encore se prosterner sur ta cendre vénérée,elle les reconnaîtra toujours.

Chapitre 39

 

J’ai promis un dialogue, je tiens parole. – C’était le matin àl’aube du jour : les rayons du soleil doraient à la fois le sommetdu mont Viso et celui des montagnes les plus élevées de l’île quiest à nos antipodes ; et déjà elle était éveillée,soit que son réveil prématuré fût l’effet des visions nocturnes quila mettent souvent dans une agitation aussi fatigante qu’inutile,soit que le carnaval, qui tirait alors vers sa fin, fût la causeocculte de son réveil, ce temps de plaisir et de folie ayant uneinfluence sur la machine humaine comme les phases de la lune et dela conjonction de certaines planètes. – Enfin, elle étaitéveillée et très éveillée, lorsque mon âme se débarrassa elle-mêmedes liens du sommeil.

Depuis longtemps celle-ci partageait confusément les sensationsde l’autre ; mais elle était encore embarrassée dans lescrêpes de la nuit et du sommeil ; et ces crêpes lui semblaienttransformée en gazes, en linon, en toile des Indes. – Ma pauvre âmeétait donc comme empaquetée dans tout cet attirail ; et ledieu du sommeil, pour la retenir plus fortement dans son empire,ajoutait à ses liens des tresses de cheveux blonds en désordre, denœuds de rubans, des colliers de perles : c’était une pitié pourqui l’aurait vue se débattre dans ces filets.

L’agitation de la plus noble partie de moi-même se communiquaità l’autre, et celle-ci à son tour agissait puissamment sur mon âme.– J’étais parvenu tout entier à un état difficile à décrire,lorsque enfin mon âme, soit par sagacité, soit par hasard, trouvala manière de se délivrer des gazes qui la suffoquaient. Je ne saissi elle rencontra une ouverture, ou si elle s’avisa tout simplementde les relever, ce qui est plus naturel ; le fait est qu’elletrouva l’issue du labyrinthe. Les tresses de cheveux en désordreétaient toujours là ; mais ce n’était plus un obstacle,c’était plutôt un moyen : mon âme le saisit, comme un homme qui senoie s’accroche aux herbes du rivage ; mais le collier deperles se rompit dans l’action, et les perles se défilant roulèrentsur le sofa et de là sur le parquet de Mme de Hautcastel :car mon âme, par une bizarrerie dont il serait difficile de rendreraison, s’imaginait être chez cette dame ; un gros bouquet deviolettes tomba par terre, et mon âme, s’éveillant alors, rentrachez elle, amenant à sa suite la raison et la réalité. Comme onl’imagine, elle désapprouva fortement tout ce qui s’était passé enson absence, et c’est ici que commence le dialogue qui fait l’objetde ce chapitre.

Jamais mon âme n’avait été si mal reçue. Les reproches qu’elles’avisa de faire dans ce moment critique achevèrent de brouiller leménage : ce fut une révolte, une insurrection formelle.

« Quoi donc : dit mon âme, c’est ainsi que, pendant mon absence,au lieu de réparer vos forces par un sommeil paisible, et vousrendre par là plus propre à exécuter mes ordres, vous vous avisezinsolemment (le terme était un peu fort) de vous livrer àdes transports que ma volonté n’a pas sanctionnés ? »

Peu accoutumée à ce ton de hauteur, l’autre luirepartit en colère :

« Il vous sied bien, Madame (pour éloigner de ladiscussion toute idée de familiarité), il vous sied bien de vousdonner des airs de décence et de vertu ! Eh ! n’est-cepas aux écarts de votre imagination et à vos extravagantes idéesque je dois tout ce qui vous déplaît en moi ? Pourquoin’étiez-vous pas là ? – Pourquoi auriez-vous le droit de jouirsans moi, dans les fréquents voyages que vous faites touteseule ? – Ai-je jamais désapprouvé vos séances dans l’Empyréeou dans les Champs-Elysées, vos conversations avec lesintelligences, vos spéculations profondes (un peu de railleriecomme on voit), vos châteaux en Espagne, vos systèmessublimes ? Et je n’aurais pas le droit, lorsque vousm’abandonnez ainsi, de jouir des bienfaits que m’accorde la natureet des plaisirs qu’elle me présente ! »

Mon âme, surprise de tant de vivacité et d’éloquence, ne savaitque répondre. – Pour arranger l’affaire, elle entreprit de couvrirdu voile de la bienveillance les reproches qu’elle venait de sepermettre, et, afin de ne pas avoir l’air de faire les premiers pasvers la réconciliation, elle imagina de prendre aussi le ton de lacérémonie. – « Madame, » dit-elle à son tour avec unecordialité affectée… – (Si le lecteur a trouvé ce mot déplacélorsqu’il s’adressait à mon âme, que dira-t-il maintenant, pour peuqu’il veuille se rappeler le sujet de la dispute ? – Mon âmene sentit point l’extrême ridicule de cette façon de parler, tantla passion obscurcit l’intelligence !) – Madame,dit-elle donc, je vous assure que rien ne me ferait autant deplaisir que de vous voir jouir de tous les plaisirs dont votrenature est susceptible, quand même je ne les partagerais pas, sices plaisirs ne vous étaient pas nuisibles et s’ils n’altéraientpas l’harmonie qui… » Ici mon âme fut interrompue vivement : « Non,non, je ne suis point la dupe de votre bienveillance supposée : –le séjour forcé que nous faisons ensemble dans cette chambre oùnous voyageons ; la blessure que j’ai reçue, qui a failli medétruire et qui saigne encore ; tout cela n’est-il pas lefruit de votre orgueil extravagant et de vos préjugésbarbares ? Mon bien-être et mon existence même sont comptéspour rien lorsque vos passions vous entraînent – et vous prétendezvous intéresser à moi, et vos reproches viennent de votreamitié ! »

Mon âme vit bien qu’elle ne jouait pas le meilleur rôle danscette occasion ; – elle commençait d’ailleurs à s’apercevoirque la chaleur de la dispute en avait supprimé la cause, etprofitant de la circonstance pour faire une diversion : « Faites ducafé », dit-elle à Joannetti, qui entrait dans la chambre.– Le bruit des tasses attirant toute l’attention de l’insurgente,dans l’instant elle oublia tout le reste. C’est ainsi qu’enmontrant un hochet aux enfants, on leur fait oublier les fruitsmalsains qu’ils demandent en trépignant.

Je m’assoupis Insensiblement pendant que l’eau chauffait. – Jejouissais de ce plaisir charmant dont j’ai entretenu mes lecteurs,et qu’on éprouve lorsqu’on se sent dormir. Le bruit agréable quefaisait Joannetti en frappant de la cafetière sur lechenet retentissait sur mon cerveau, et faisait vibrer toutes mesfibres sensitives, comme l’ébranlement d’une corde de harpe faitrésonner les octaves. – Enfin, je vis comme une ombre devantmoi ; j’ouvris les yeux, c’était Joannetti. Ah !quel parfum ; quel agréable surprise ! du café ! dela crème ! une pyramide de pain grillé ! – Bon lecteur,déjeune avec moi.

Chapitre 40

 

Quel riche trésor de jouissances la bonne nature a livré auxhommes dont le cœur sait jouir et quelle variété dans cesjouissances ! Qui pourra compter leurs nuances innombrablesdans les divers individus et dans les différents âges de lavie ? Le souvenir confus de celles de mon enfance me fontencore tressaillir. Essayerai-je de peindre celles qu’éprouve lejeune homme dont le cœur commence à brûler de tous les feux dusentiment ? Dans cet âge heureux où l’on ignore encorejusqu’au nom de l’intérêt, de l’ambition, de la haine et de toutesles passions honteuses qui dégradent et tourmententl’humanité ; durant cet âge, hélas ! trop court, lesoleil brille d’un éclat qu’on ne lui retrouve plus dans le restede la vie. L’air est plus pur ; – les fontaines sont pluslimpides et plus fraîches ; – la nature a des aspects, lesbocages ont des sentiers qu’on ne retrouve plus dans l’âge mur.Dieu ! quels parfums envoient les fleurs ! que ces fruitssont délicieux ! de quelles couleurs se pare l’aurore ! –Toutes les femmes sont aimables et fidèles ; tous les hommessont bons, généreux et sensibles : partout on rencontre lacordialité, la franchise et le désintéressement ; il n’existedans la nature que des fleurs, des vertus et des plaisirs.

Le trouble de l’amour, l’espoir du bonheur n’inondent-ils pasnotre cœur de sensations aussi vives que variées !

Le spectacle de la nature et sa contemplation dans l’ensemble etles détails ouvrent devant la raison une immense carrière dejouissances. Bientôt l’imagination, planant sur cet océan deplaisirs, en augmente le nombre et l’intensité ; lessensations diverses s’unissent et se combinent pour en former denouvelles ; les rêves de la gloire se mêlent aux palpitationsde l’amour ; la bienfaisance marche à côté de l’amour-proprequi lui tend la main ; la mélancolie vient de temps en tempsjeter sur nous son crêpe solennel, et changer nos larmes enplaisir. – Enfin, les perceptions de l’esprit, les sensations ducœur, les souvenirs même des sens, sont pour l’homme des sourcesinépuisables de plaisir et de bonheur. – Qu’on ne s’étonne doncpoint que le bruit que faisait Joannetti en frappant de lacafetière sur le chenet, et l’aspect imprévu d’une tasse de crèmeaient fait sur moi une impression si vive et si agréable.

Chapitre 41

 

Je mis aussitôt mon habit de voyage, après l’avoir examiné avecun œil de complaisance ; et ce fut alors que je résolus defaire un chapitre ad hoc, pour le faire connaître au lecteur. Laforme et l’utilité de ces habits étant assez généralement connues,je traiterai plus particulièrement de leur influence sur l’espritdes voyageurs. – Mon habit de voyage pour l’hiver est fait del’étoffe la plus chaude et la plus moelleuse qu’il m’ait étépossible de trouver ; il m’enveloppe entièrement de la têteaux pieds ; et lorsque je suis dans mon fauteuil, les mainsdans mes poches et la tête enfoncée dans le collet de l’habit, jeressemble à la statue de Vishnou sans pieds et sans mains,qu’on voit dans les pagodes des Indes.

On taxera, si l’on veut, de préjugé, l’influence que j’attribueaux habits de voyage sur les voyageurs ; ce que je puis direde certain à cet égard, c’est qu’il me paraîtrait aussi ridiculed’avancer d’un seul pas mon voyage autour de ma chambre, revêtu demon uniforme et l’épée au côté, que de sortir et d’aller dans lemonde en robe de chambre. – Lorsque je me vois ainsi habillésuivant les rigueurs de la pragmatique, non seulement je ne seraispas à même de continuer mon voyage, mais je crois que je ne seraispas même en état de lire ce que j’en ai écrit jusqu’à présent, etmoins encore de le comprendre.

Mais cela vous étonne-t-il ? Ne volt-on pas tous les joursdes personnes qui se croient malades parce qu’elles ont la barbelongue, ou parce que quelqu’un s’avise de leur trouver l’air maladeet de le dire ? Les vêtements ont tant d’influence surl’esprit des hommes qu’il est des valétudinaires qui se trouventbeaucoup mieux lorsqu’ils se voient en habit neuf et en perruquepoudrée : on en voit qui trompent ainsi le public et eux-mêmes parune parure soutenue ; – ils meurent un beau matin toutcoiffés, et leur mort frappe tout le monde.

Enfin, dans la classe des hommes parmi lesquels je vis, combienn’en est-il pas qui, se voyant parés d’un uniforme, se croientfermement officiers, – jusqu’au moment où l’apparition inattenduede l’ennemi les détrompe ? – Il y a plus : s’il plaît au roide permettre à l’un d’eux d’ajouter à son habit une certainebroderie, voilà qu’il se croit un général, et toute l’armée luidonne ce titre, sans rire, tant l’influence de l’habit est fortesur l’imagination humaine.

L’exemple suivant prouvera mieux encore ce que j’avance.

On oubliait quelquefois de faire avertir plusieurs joursd’avance le comte de … qu’il devait monter la garde : un caporalallait l’éveiller de grand matin le jour même où il devait lamonter, et lui annoncer cette triste nouvelle ; mais l’idée dese lever tout de suite, de mettre ses guêtres, et de sortir ainsisans y avoir pensé la veille, le troublait tellement qu’il aimaitmieux faire dire qu’il était malade, et ne pas sortir de chez lui.Il mettait donc sa robe de chambre et renvoyait leperruquier ; cela lui donnait un air pâle, malade, quialarmait sa femme et toute la famille. – Il se trouvait réellementlui-même un peu défait ce jour-là.

Il le disait à tout le monde, un peu pour soutenir la gageure,un peu aussi parce qu’il croyait l’être tout de bon. –Insensiblement l’influence de la robe de chambre opérait : lesbouillons qu’il avait pris, bon gré, mal gré, lui causaient desnausées ; bientôt les parents et amis envoyaient demander desnouvelles : il n’en fallait pas tant pour le mettre décidément aulit.

Le soir, le docteur Ranson lui trouvait le poulsconcentré, et ordonnait la saignée pour le lendemain. Sile service avait duré un mois de plus, c’en était fait dumalade.

Qui pourrait douter de l’influence des habits de voyage sur lesvoyageurs, lorsqu’on réfléchira que le pauvre comte … pensa plusd’une fois faire le voyage de l’autre monde pour avoir mis mal àpropos sa robe de chambre dans celui-ci ?

Chapitre 42

 

J’étais assis près de mon feu, après dîner, plié dans monhabit de voyage, et livré volontairement à toute soninfluence, en attendant l’heure du départ, lorsque les vapeurs dela digestion, se portant à mon cerveau, obstruèrent tellement lespassages par lesquels les idées s’y rendaient en venant des sensque toute communication se trouva interceptée ; et de même quemes sens ne transmettaient plus aucune idée à mon cerveau,celui-ci, à son tour, ne pouvait plus envoyer le fluide électriquequi les anime et avec lequel l’ingénieux docteur Valliressuscite des grenouilles mortes.

On concevra facilement, après avoir lu ce préambule, pourquoi matête tomba sur ma poitrine, et comment les muscles du pouce et del’index de la main droite, n’étant plus irrités par ce fluide, serelâchèrent au point qu’un volume des œuvres du marquis Caraccioli,que je tenais serré entre ces deux doigts, m’échappa sans que jem’en aperçusse, et tomba sur le foyer.

Je venais de recevoir des visites, et ma conversation avec lespersonnes qui étaient sorties avait roulé sur la mort du fameuxmédecin Cigna, qui venait de mourir, et qui étaituniversellement regretté : il était savant, laborieux, bonphysicien et fameux botaniste. – Le mérite de cet homme habileoccupait ma pensée ; et cependant, me disais-je, s’il m’étaitpermis d’évoquer les âmes de tous ceux qu’il peut avoir fait passerdans l’autre monde, qui sait si sa réputation ne souffrirait pasquelque échec ?

Je m’acheminais insensiblement à une dissertation sur lamédecine et sur les progrès qu’elle a faits depuisHippocrate. – Je me demandais si les personnages fameux del’antiquité qui sont morts dans leur lit, comme Périclès,Platon, la célèbre Aspasie et Hippocratelui-même, étaient morts comme des gens ordinaires, d’une fièvreputride, inflammatoire ou vermineuse ; si on les avait saignéset bourrés de remèdes.

Dire pourquoi je songeai à ces quatre personnages plutôt qu’àd’autres, c’est ce qui ne me serait pas possible. – Qui peut rendreraison d’un songe ? Tout ce que je puis dire, c’est que ce futmon âme qui évoqua le docteur de Cos, celui de Turin et le fameuxhomme d’Etat qui fit de si belles choses et de si grandesfautes.

Mais pour son élégante amie, j’avoue humblement que ce futl’autre qui lui fit signe. – Cependant, quand j’y pense, je seraistenté d’éprouver un petit mouvement d’orgueil ; car il estclair que dans ce songe la balance en faveur de la raison était dequatre contre un. – C’est beaucoup pour un militaire de monâge.

Quoi qu’il en soit, pendant que je me livrais à ces réflexions,mes yeux achevèrent de se fermer, et je m’endormisprofondément ; mais, en fermant les yeux, l’image despersonnages auxquels j’avais pensé demeura peinte sur cette toilefine qu’on appelle mémoire, et ces images se mêlant dans moncerveau avec l’idée de l’évocation des morts, je vis bientôtarriver à la file Hippocrate, Platon, Périclès, Aspasie etle docteur Cigna avec sa perruque.

Je les vis tous s’asseoir sur les sièges encore rangés autour dufeu ; Périclès seul resta debout pour lire lesgazettes.

« Si les découvertes dont vous me parlez étaient vraies, disaitHippocrate au docteur, et si elles avaient été aussiutiles à la médecine que vous le prétendez, j’aurais vu diminuer lenombre des hommes qui descendent chaque jour dans le royaumesombre, et dont la liste commune, d’après les registres deMinos, que j’ai vérifiés moi-même, est constamment la mêmequ’autrefois. »

Le docteur Cigna se tourna vers moi : « Vous avez sansdoute ouï parler de ces découvertes ? me dit-il ; vousconnaissez celle d’Harvey sur la circulation dusang ;celle de l’immortel Spallanzani sur ladigestion, dont nous connaissons maintenant tout lemécanisme ? » – Et il fit un long détail de toutes lesdécouvertes qui ont trait à la médecine, et de la foule de remèdesqu’on doit à la chimie ; il fit enfin un discours académiqueen faveur de la médecine moderne.

« Croirai-je, lui répondis-je alors, que ces grands hommesignorent tout ce que vous venez de leur dire, et que leur âmedégagée des entraves de la matière, trouve quelque chose d’obscurdans toute la nature ? – Ah ! quelle est votreerreur ! s’écria le proto-médecin duPéloponèse ; les mystères de la nature sont cachés aux mortscomme aux vivants ; celui qui a créé et qui dirige tout saitlui seul le grand secret auquel les hommes s’efforcent en vaind’atteindre : voilà ce que nous apprenons de certain sur les bordsdu Styx ; et, croyez-moi, ajouta-t-il en adressant la paroleau docteur, dépouillez-vous de ce reste d’esprit de corps que vousavez apporté du séjour des mortels ; et puisque les travaux demille générations et toutes les découvertes des hommes n’ont puallonger d’un seul instant leur existence ; puisqueCaron passe chaque jour dans sa barque une égale quantitéd’ombres, ne nous fatiguons plus à défendre un art qui, chez lesmorts où nous sommes, ne serait pas même utile aux médecins. »Ainsi parla le fameux Hippocrate, à mon grandétonnement.

Le docteur Cigna sourit ; et, comme les esprits nesauraient se refuser à l’évidence ni taire la vérité, non seulementil fut de l’avis d’Hippocrate, mais il avoua même, enrougissant à la manière des intelligences, qu’il s’en étaittoujours douté.

Périclès, qui s’était approché de la fenêtre, fit ungros soupir, dont je devinai la cause. Il lisait un numéro duMoniteur qui annonçait la décadence des arts et dessciences ; il voyait des savants illustres quitter leurssublimes spéculations peur inventer de nouveaux crimes ; et ilfrémissait d’entendre une horde de cannibales se comparer aux hérosde la généreuse Grèce, en faisant périr sur l’échafaud, sans honteet sans remords, des vieillards vénérables, des femmes, desenfants, et commettant de sang-froid les crimes les plus atroces etles plus inutiles.

Platon, qui avait écouté sans rien dire notreconversation, la voyant tout à coup terminée d’une manièreinattendue, prit la parole à son tour. « Je conçois, nous dit-il,comment les découvertes qu’ont faites vos grands hommes dans toutesles branches de la physique sont inutiles à la médecine, qui nepourra jamais changer le cours de la nature qu’aux dépens de la viedes hommes ; mais il n’en sera pas de même, sans doute, desrecherches qu’on a faites sur la politique. Les découvertes deLocke sur la nature de l’esprit humain, l’invention del’imprimerie, les observations accumulées tirées de l’histoire,tant de livres profonds qui ont répandu la science jusque parmi lepeuple ; – tant de merveilles enfin auront sans doutecontribué à rendre les hommes meilleurs, et cette républiqueheureuse et sage que j’avais imaginée, et que le siècle dans lequelje vivais m’avait fait regarder comme un songe impraticable, existesans doute aujourd’hui dans le monde ? » A cette demande,l’honnête docteur baissa les yeux et ne répondit que par deslarmes ; puis, comme il les essuyait avec son mouchoir, il fitinvolontairement tourner sa perruque, de manière qu’une partie deson visage en fut cachée. » Dieux immortels, dit Aspasieen poussant un cri perçant, quelle étrange figure ! est-cedonc une découverte de vos grands hommes qui vous a fait imaginerde vous coiffer ainsi avec le crâne d’un autre ? »

Aspasie, que les dissertations des philosophesfaisaient bâiller s’était emparée d’un journal des modes qui étaitsur la cheminée, et qu’elle feuilletait depuis quelque temps,lorsque la perruque du médecin lui fit faire cetteexclamation ; et comme le siège étroit et chancelant surlequel elle était assise était fort incommode pour elle, elle avaitplacé sans façon ses deux jambes nues, ornées de bandelettes, surla chaise de paille qui se trouvait entre elle et moi, ets’appuyait du coude sur une des larges épaules dePlaton.

« Ce n’est pas un crâne lui répondit le docteur en prenant saperruque et la jetant au feu ; c’est une perruque,mademoiselle, et je ne sais pourquoi je n’ai pas jeté cet ornementridicule dans les flammes du Tartare lorsque j’arrivai parmi vous :mais les ridicules et les préjugés sont si fort inhérents à notremisérable nature, qu’ils nous suivent encore quelque temps au delàdu tombeau. Je prenais un plaisir singulier à voir le docteurabjurer ainsi tout à la fois sa médecine et sa perruque.

« Je vous assure, lui dit Aspasie, que la plupart descoiffures qui sont représentées dans le cahier que je feuillettemériteraient le même sort que la vôtre, tant elles sontextravagantes ! » La belle Athénienne s’amusait extrêmementparcourir ces estampes, et s’étonnait avec raison de la variété etde la bizarrerie des ajustements modernes. Une figure entre autresla frappa : c’était celle d’une jeune dame représentée avec unecoiffure des plus élégantes, et qu’Aspasie trouvaseulement un peu trop haute ; mais la pièce de gaze quicouvrait la gorge était d’une ampleur si extraordinaire qu’ « àpeine apercevait-on la moitié du visage ». Aspasie, nesachant pas que ces formes prodigieuses n’étaient que l’ouvrage del’amidon, ne put s’empêcher de témoigner un étonnement qui auraitredoublé en sens inverse si la gaze eût été transparente.

« Mais apprenez-nous, dit-elle, pourquoi les femmesd’aujourd’hui semblent plutôt avoir des habillements pour se cacherque pour se vêtir : à peine laissent-elles apercevoir leur visage,auquel seul on peut reconnaître leur sexe, tant les formes de leurcorps sont défigurées par les plis bizarres des étoffes ! Detoutes les figures qui sont représentées dans ces feuilles, aucunene laisse à découvert la gorge, les bras et les jambes : commentvos jeunes guerriers n’ont-ils pas tenté de détruire de semblablescostumes ? Apparemment, ajouta-t-elle, la vertu des femmesd’aujourd’hui, qui se montre dans tous leurs habillements, surpassede beaucoup celle de mes contemporaines ? » En finissant cesmots, Aspasie me regardait et semblait me demander uneréponse. – Je feignis de ne pas m’en apercevoir ; – et pour medonner un air de distinction, je poussai sur la braise, avec despincettes, les restes de la perruque du docteur qui avaient échappéà l’incendie. – M’apercevant ensuite qu’une des bandelettes quiserraient le brodequin d’Aspasie était dénouée : «Permettez, lui dis-je, charmante personne » et, en parlant ainsi,je me baissai vivement, portant les mains vers la chaise où jecroyais voir ces deux jambes qui firent jadis extravaguer de grandsphilosophes.

Je suis persuadé que dans ce moment je touchais au véritablesomnambulisme, car le mouvement dont je parle fut très réel ;mais Rosine, qui reposait en effet sur la chaise, prit cemouvement pour elle, et, sautant légèrement dans mes bras ellereplongea dans les enfers les ombres fameuses évoquées par monhabit de voyage.

Charmant pays de l’imagination, toi que l’être bienfaisant parexcellence a livré aux hommes pour les consoler de la réalité ilfaut que je te quitte. – C’est aujourd’hui que certaines personnesdont je dépends prétendent me rendre ma liberté. Comme s’ils mel’avaient enlevée ! comme s’il était en leur pouvoir de me laravir un seul instant et de m’empêcher de parcourir à mon gré levaste espace toujours ouvert devant moi ! – Ils m’ont défendude parcourir une ville, un point ; mais ils m’ont laissél’univers entier : l’immensité et l’éternité sont à mes ordres.

C’est aujourd’hui donc que je suis libre ou plutôt que je vaisrentrer dans les fers ! Le joug des affaires va de nouveaupeser sur moi ; je ne ferai plus un pas qui ne soit mesuré parla bienséance et le devoir. – Heureux encore si quelque déessecapricieuse ne me fait pas oublier l’un et l’autre, et si j’échappeà cette nouvelle et dangereuse captivité !

Eh ! que ne me laissait-on achever mon voyage !Etait-ce donc pour me punir qu’on m’avait relégué dans ma chambre,– dans cette contrée délicieuse qui renferme tous les biens ettoutes les richesses du monde ? Autant vaudrait exiler unesouris dans un grenier.

Cependant jamais je ne me suis aperçu plus clairement que jesuis double. – Pendant que je regrette mes jouissancesimaginaires, je me sens consolé par force : une puissance secrètem’entraîne ; – elle me dit que j’ai besoin de l’air du ciel,et que la solitude ressemble à la mort. – Me voilà paré ; – maporte s’ouvre ; – j’erre sous les spacieux portiques de la ruedu Pô ; – mille fantômes agréables voltigent devant mes yeux.– Oui, voilà bien cet hôtel, – cette porte, cet escalier ; –je tressaille d’avance.

C’est ainsi qu’on éprouve un avant-goût acide lorsqu’on coupe uncitron pour le manger.

Ô ma bête, ma pauvre bête, prends garde à toi.

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