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Zonzon Pépette- Fille de Londres

Zonzon Pépette- Fille de Londres

d’ André Baillon

À GERMAINE LIEVENS

Voce magnaclamavit : Lazare veni foras.

Chapitre 1 AU CERCLE

Tout marcha bien. Le type, un gros angliche,lui donna deux guinées et ne se rhabilla pas si vite qu’elle n’eût auparavant le temps de lui chiper son portefeuille. Elle lui laissa sa montre, parce que, demain, il y aurait encore des montres. Son coup fait, elle pensa, comme au temps de Paris :

– Salaud, je t’emmerde.

Elle n’eut pas à remettre de chapeau ;elle n’en mettait jamais. Un coup de pouce au chignon, un coup de poing à la jupe, les mains au tablier où sont les poches, puis en route.

Dans la rue, elle se dépêcha pour rejoindre son homme. Quand il ne la suivait pas, elle savait où le trouver : au Cercle, avec les copains. En chemin,près de la Tamise, elle rencontra le policeman qui, un jour,l’avait coffrée ; lui ou un autre. Comme elle marchait vite,il ne pouvait rien lui dire. Elle avait, pour les flics, des idées très précises. Elle tourna la hanche :

– Toi, je t’emmerde !

Ouf ! ce qu’elle suait dans ce cochon deLondres ! Dans ces ruelles, les gens couchaient par terre, etpas tous sur des paillasses : il y avait des hommes avec desfemmes, des vieux, des jeunes, des nichées de pauv’gosses. Celapuait le poivre. Cela puait aussi comme dans une chambre aprèsl’amour. Elle constata ce qu’elle constatait tous les jours :que beaucoup de ces femmes étaient jeunes, avec de bonnes cuisseset de cette chair encore verte qui plaît aux hommes. Ellepensa :

– Sont-elles bêtes, quand il y a tant detypes.

Enfin c’était leur affaire.

On les emmerde !

Au Cercle, elle frappa ses troiscoups. C’était bon, le soir, se retrouver, dans cette espèce decave, et de blaguer, entre camarades, comme si qu’on arrivait toutdroit des ponts de Grenelle. Henry-le-Gosse vint ouvrir. Il tira sacasquette. Il dit :

– Tu sais, ton homme, y s’impatiente.

Elle plaisanta.

– Va donc, je t’emmerde.

Ils étaient au complet, ceux duCercle : le grand D’Artagnan, Ernest-les-Beaux-Yeux,Valère-le-Juste, Louis le Roi des Mecs, les autres :quelques-uns avec leur môme.

Tous ensemble ils s’écrient :

– Ah ! voilà Zonzon Pépette.

Après Joseph, qui l’avait eue dès la Francemais était mort, ils savaient tous qu’elle avait un fessard commepas un, une balafre à travers le ventre, et qu’à certain moment,quand on lui avait vu sa balafre, elle roucoulait entourterelle :

– Oh ! chéri, je t’emmerde.

Il ne restait, à ne pas le savoir, que ce brunD’Artagnan, un prétentieux, qu’elle ne supportait guère.

Pour le moment, c’était Fernand-le-Lutteur.Une seconde fois, après les autres, et à lui seul, puisqu’il étaitle maître, il dit :

– Ah ! voilà Zonzon Pépette.

Il lui plaqua la main au corsage : sitout était en ordre ? Depuis quinze jours, ils s’étaientflanqué pas mal de gifles et de caresses : il s’aimaientbeaucoup. Il était solide. Il portait, en tatoué sur le bras, unrevolver, un autre dans sa poche. Et de plus un casse-tête :un fameux zig.

Elle lui souffla :

– Y a du bon.

Devant tous, elle lui passa les guinées puis,sous la table, le portefeuille : voir ce qu’il renfermait.Elle ne l’avait pas ouvert, elle n’eût pas ouvert un portefeuillesans son homme : c’est pas honnête.

Mince ! Ce qu’il y en avait desbanknotes ! Il les compta, les plia dans sa poche. Elle fut sicontente qu’elle dût crier :

– P’tit salaud, je t’emmerde !

Comme ils étaient riches, ils payèrent auxcopains une tournée : d’abord de ce qu’on voulut, puis uneseconde :

– Du gin pour tout le monde !

Après ce fut entre eux. Elle choisit pour sapart des huîtres bien blanches et, ensuite, un quartier de melonsucré au poivre, avec du gin par là-dessus :

– Bon ça !

Il la regardait s’empiffrer.

Tout alla bien tant que l’autre ne fut pas là.L’autre, c’était la Marie, une grande blonde de Flamande qui venaitde Belgique. Sale Belge ! Zonzon ne l’aimait pas. D’abord,c’était la dernière à D’Artagnan. Ensuite, elle faisait sapoire ; elle venait toujours en chapeau. Et, surtout, un jourelle avait dit :

– Je suis honnête, moi ; je laisseleur portefeuille aux types.

Une pimbêche, quoi !

Quand la Marie entra :

– On t’emmerde, pensa Zonzon.

Ce qu’elle n’avouait pas, c’est qu’elle avaitd’autres raisons de lui en vouloir. Fernand s’en cachait, mais celase voyait ; il avait envie de manger de la viande fade decette Flamande. C’est pas vrai ? Allons donc ! Ilsuffisait, quand il la reluquait, de voir ses yeux ; des yeuxà lui rouler hors de la tête. Et tous les chichis qu’il faisaitautour d’elle !

Ce soir il s’écarta, il fit :

– Eh ! la Marie, si je ne vousdégoûte pas, il y a de la place près de ma cuisse.

C’était assez dire ! Après, Zonzon futencore plus furieuse, parce que cette pimbêche, au lieu de répondreà P’tit homme, allait s’asseoir derrière le banc du sien et lefixait avec des yeux de bête. Pourtant elle ne montra rien :elle leur tourna le dos :

– On vous emmerde.

Puis, elle fit gentiment à Fernand :

– Fernand, si qu’on buvait duvin ?

Les autres ne buvaient que de l’ale.

Elle lui remplit son verre. Avec ce qui restade fond, elle lui frotta une mèche ; cela porte bonheur. Elleen prit un peu pour elle.

Il répondit :

– Fous-moi la paix.

Cela se voyait : il pensait toujours àcette garce ! Cependant, elle se contint encore. La bouteillevide, elle dit :

– Fernand, si qu’on buvait lasuivante ?

Et cette fois assez haut pour qu’on pûtl’entendre, elle ajouta :

– C’est pas avec une Flamande que t’enflûterais, des bouteilles !

Le mot porta : D’Artagnan serra lesdents ; Fernand, en riant, montra les siennes. Et nevoilà-t-il pas ? Zonzon allait lui remplir son verre, quandelle vit qu’avec son pied, il cherchait celui de la Marie. Ilallait arriver et, juste à ce moment, la pimbêche retira lesien !

Nom de nom ! Elle ne put plus se tenir.Elle devint pâle. Elle regarda Marie, elle regarda D’Artagnan, elleregarda son homme et, on ne sait à qui des trois, ellelança :

– Toi ! Je t’emmerde !

Elle avait crié fort. Fût-ce à cause de cemot ? Tout à coup, dans la cave, il y eut un grandtumulte : Fernand sauta sur ses jambes, D’Artagnan sauta surses jambes et, après lui, les autres. Elle eut le temps de voir labéquille de Louis, le Roi des Mecs, s’envoler vers la lampe etvlan ! sur ses grosses fesses, elle s’étala par terre.

Que s’était-il passé ? Quand on ralluma,Zonzon restait toujours par terre. Elle n’était pas même pâle. Satête pendait un peu. Elle avait un grand trou rouge dans le blancdu corsage…

Pauvre Zonzon Pépette !

Chapitre 2BETSY-L’ANGLICHE

Il est peut-être idiot de commencer la vied’une femme par sa mort, mais enfin si l’on vit, c’est pour qu’onmeure.

Et même, c’est comme on vit, que l’onmeurt.

En ce temps Zonzon ne pensait pas à mourir.Elle était avec Valère, un petit homme amusant qui ne regardait pastrop à la galette. Un jour, avec Betsy, elle fit un type. Il lesavait prises, Betsy pour la causette parce qu’elle était Angliche,Zonzon parce qu’à défaut de mots, les Françaises ont, au lit,beaucoup de gestes. Il se proposait de faire un tas de choses, maiscomme toujours, à peine satisfait de l’une, il n’eut plus envie del’autre et préféra s’endormir.

Il avait commencé par Zonzon, c’est plusflatteur. Betsy au fond, lui au milieu, elle se trouvait à l’entréedu lit. Quand elle entendit qu’il ronflait, il ne lui fut pasdifficile de se lever pour voir, dans ses poches, si elle netrouverait pas un petit supplément. Il ne s’était guère montrégénéreux : trois couronnes à Betsy, trois à Zonzon. Et encore,après beaucoup de manières !

Dans une poche de la culotte, elle ne trouvarien. Dans une autre, une clef, puis le porte-monnaie : il n’yavait qu’un shelling.

– Merde, pensa Zonzon Pépette.

Quand ce fut le tour du veston, où l’on trouvele portefeuille, cette rosse de Betsy, qui la surveillait, se levapour prendre sa part.

– Vieux chameau ! pensa Zonzon.

Elle n’avait pas l’habitude de marcher avecl’Angliche. Elle avait accepté, parce que cela se trouvait ;mais, pour le travail à deux, elle préférait une camarade plusaccommodante et, surtout, moins maigre que cette maigre d’Angliche.Tous ces os, ça la dégoûtait un peu.

Ah ! voilà ! Elle tenait leportefeuille. Déjà Betsy avançait ses vilains doigts desquelette.

– Bas les pattes, grogna Zonzon.

Le portefeuille pesait lourd. Commentfaire ? Elles auraient pu, l’une ou l’autre, l’empocher pourse le partager au dehors. Mais qui ? Elles ne pouvaient pasdavantage le couper en deux. Il fallait bien l’ouvrir. D’ailleurs,le type dormait toujours.

Ce qu’elles virent d’abord, ce fut uneenveloppe, avec une lettre, une autre enveloppe avec une lettre,d’autres lettres, des papiers ; mais de billets qu’ellescherchaient, elles n’en trouvèrent pas un.

Bast ! Zonzon n’en fut pas trop furieuse.Il aurait fallu, quand même, partager. Il lui vint une idée ;elle fit :

– Oh ! merde alors.

Tant cette idée lui parut amusante.

Elle n’avait pas encore renfilé sa chemise,elle n’en prit pas le temps. Elle chuchota vers Betsy :

– Dites donc, Betsy.

– Quoâ ? fit l’Angliche.

– C’est, demanda Zonzon, trois couronnesqu’il t’a données ?

– Yes, dit l’Angliche.

– Eh bien, passe-les-moi.

– À toâ ? Pourquoâ ?

– Parce que, répondit Zonzon, parce queje t’emmerde.

Comme ce français n’était pas clair, elleajouta :

– Si tu ne me les donnes pas, je dirai àton homme que t’as couché avec Nénest, et pour rien.

– Oh ! No ! supplial’Angliche.

Et maigre, comme elle l’était, en chemise, surses longues pattes, elle dut aller farfouiller dans sa jupe,prendre les trois couronnes et les remettre à Zonzon.

– Maintenant, dit Zonzon, passe-moi lesautres.

– Les autres ? Quelsautres ?

Zonzon n’avait pas beaucoup depatience :

– Ceux que t’as ! Sinon je dirai àton homme que t’as couché avec le mien.

Sale putain d’Angliche ! Une secondefois, en chemise, sur ses longues pattes, elle dut retourner à sajupe et ramener ce qu’elle trouva : cinq couronnes.

À la bonne heure ! Zonzon compta :cinq plus trois… huit ; plus les trois qu’elle avait, plussept qu’elle trouva : cela faisait dix-huit couronnes. Ellesles mit dans un papier et très vite, avec ses doigts de voleuse,les glissa dans la poche du type.

Puis elle pensa :

– Vieux panné, je t’emmerde !

Chapitre 3L’ALLUMETTE PREND FEU

Ce fut un mois d’octobre, à l’époque où laFrance rappelle ses jeunes classes. Joseph, qui avait ses raisons,quitta Grenelle et débarqua à Londres. Il n’en était pas à sonpremier voyage. Il avait importé déjà, à l’intention des fondeurs,pas mal de babioles. Mais, cette fois, il arrivait pour du bon etamenait sa môme. Il se rendit au Cercle, il dit :

– Messieurs, je vous présente ma mômeZonzon Pépette.

On répondit :

– Ah ! Ah ! Zonzon Pépette.

Et tout fut dit.

Pour le moment, Zonzon Pépette souffrait d’unesacrée jaunisse. Ça la rendait jaune des joues, jaune des mains,jaune de tout ce que de sa viande, elle cachait sous sa jupe. Elleen était fort laide. Même que le grand François, qu’on appelaitl’Allumette, après avoir dit comme les autres :« Ah ! Ah ! Zonzon Pépette », se moqua pour luiseul :

– Zut ! la môme à Joseph, elle a unepeau d’orange !

Ce qui survint, par la suite, ne lui survintque lentement. Bien pendant huit jours, il ne pensa pas autre choseque :

– Zut, la môme, elle garde sa peaud’orange.

Il avait d’ailleurs à choyer sa môme à lui,une gentille blonde, leste au trottoir et douce, son Tendre Moutoncomme il disait, dix fois le jour à bêler :

– Chéri, on s’aime ?

Mais voilà qu’un soir il s’avisa que cetteZonzon avait des joues non plus de jaunisse, mais rouges ettendues, on aurait dit des pommes. Et pas seulement des joues, maisdes seins qui tenaient leur place, une bouche qui devait enconnaître des choses ! et un fessard acré ! à fatiguer, àlui tout seul, son homme.

Nom de Dieu ! Ça lui entra dans la chaircomme une flamme. Le lendemain ça y restait. Et encore plus, lesautres jours. Il flambait, François, il voulait la Zonzon, à n’enplus dormir, à s’en gratter où ça le cuisait, à en tanner, pour sedistraire, le cuir à sa Lisette, son Tendre Mouton comme il disait,dix fois le jour à bêler :

– Chéri, on s’aime ?

Bien sûr qu’il l’aimait. Mais l’autre !ces yeux à la Chinoise ! cette bouche de diablesse ! cepaquet de fessard ! ce qu’elle devait sentir la bête ! Ilse voyait là-dessus, comme sur une bête. Il en bavait à s’enbouffer la langue.

Et Zonzon, pour les bonnes choses qu’elleavait, n’eût pas dit non. Elle le montrait avec ses mirettes ;cela se voyait à sa façon de se pousser du derrière quand ellepassait. Bonne fille. Mais il y avait son Joseph. Pas de plusjaloux que cet homme ; toujours après elle, même au trottoir,au point de rester à bailler, sous les fenêtres où elle faisait lestypes.

Pauvre François ! Il pensa bien gagner lamôme, comme cela se fait entre mâles : au couteau. Mais lecouteau, bon contre les autres qui ne sont pas des copains. Ilaurait pu aussi se travestir et, sous le nez de Joseph, comme untype, lui emprunter sa môme. Une bonne blague, tandis que l’autre,en bas, tiendrait la chandelle. Mais, après, il aurait fallucasquer, donner à Zonzon de quoi régler ses comptes avec Joseph. Etcela non ! on sait ce que l’on vaut, on n’est pas homme àglisser, même pour la frime, cent sous dans la main d’une femme.Alors, plutôt attendre ! Plutôt gratter sa rogne, être maladeet tanner à tours de bras sa gentille Lisette, son Tendre Mouton,comme il disait, dix fois le jour à bêler :

– Chéri, on s’aime ?

Cela finit, tout de même, par s’arranger. Àcause d’un mot qu’un policeman comprit dans sa langue, Joseph dutpasser huit jours en prison. Un soir au Cercle, il annonçaqu’il y allait.

François se trouvait là.

Acré-lazigoula-lazigouillette ! S’il nedit rien, François, c’est qu’il avait pris l’habitude de se taire.Mais, sous la table, ses pieds dansèrent tout seuls et son poingqu’il lança, il crut bien que, du premier coup, il allait en fendretout le bazar. Zonzon eût été bête de ne pas comprendre.

Cette nuit-là, il soigna, comme jadis, sonTendre Mouton, histoire de se mettre en train. Mais dès l’aube, ilhaletait devant la maison de Pépette ; il regarda Josephpartir, grimpa là-haut et alors…

Eh bien, non ! Ce ne fut pas cettefois-là, ni le lendemain, ni aucun des jours de cette semaine. Ilvit cela tout de suite : Zonzon était gênée. Elle se trouvaitlevée, déjà vêtue.

Il dit :

– Laisse-moi t’embrasser, Zonzon.

Elle se laissa embrasser. Il fit :

– Hum ! que tu sens bon, Zonzon.

Et tant qu’il voulut, il pu la flairer. Maisaprès, quand sa main chercha plus loin… mille dieux ! Cejaloux de Joseph avait choisi son moment. Il connaissait, dans lesplis, le corps de sa môme, car cette garce-là, forte comme ellel’était, quand ça lui prenait, ça lui durait des huit jours !Et, alors, même un François.

Chapitre 4LA SOUPE AU CAMPHRE

Certes, malgré sa déception, Françoisl’Allumette désirait toujours la Zonzon, mais si on lui avaitprédit les complications qu’il faudrait, il auraitrépondu :

– Pas de ça, Lisette ! Je préfèrepatienter.

Il retint le jour. Le 3 mai, au matin, il setrouva au nombre des copains qui allèrent en compagnie de la môme,attendre Joseph son homme à la sortie de prison. C’était pour onzeheures : et, en effet, à onze heures, plus les minutes qu’ilfallut, la porte s’ouvrit et Joseph sortit avec son baluchon. Ceuxqui se trouvaient là, remarquèrent aussitôt qu’il avait quelquechose de changé. Il ne marchait pas droit ; il portait sacasquette dans les yeux ; et, avec cela, la mâchoire en avant,il avait l’air furieux. Plus tard on se souvint que, lui, sijaloux, qui tenait tant à sa môme, il ne l’avait même pasembrassée.

Il s’en expliqua, d’ailleurs. Ildit :

– Les salauds ! Y m’ont fait boufferdu camphre !

Un peu après, dans la taverne où ilss’installèrent, il s’en expliqua plus longuement. Ilcommença :

– Je savais t’y, moi, qu’on m’feraitbouffer du camphre ?

Ensuite il raconta : Les premiers jours,il avait bien remarqué un drôle de goût, à sa soupe. Il avaitpensé :

– Bah ! c’est le régime. Unesemaine, ça file.

Mais un matin, le troisième, lui si chaudquand il pensait à sa môme, il eut beau y penser, il ne sentit plusrien. Et alors, en avalant sa soupe, il s’était rappelé que, pourles refroidir, on foutait, aux prisonniers, du camphre dans lasoupe. Mille dieux ! Pendant cinq jours, tout seul, sans unmot à personne, il avait retourné cette idée : qu’on luifoutait du camphre dans la soupe. Il en était venu à se dire qu’auxprêtres, aux béguines, on foutait aussi du camphre dans la soupe.Et l’idée de manger comme cette racaille l’avait dégoûté si fortqu’il s’était mis à jeûner plutôt que de bouffer leur camphre avecleur soupe. Tonnerre ! Il en avait encore plein la gueule.

On le laissa jurer. Quand il eut fini, lesautres, pour le remonter, lui dirent :

– Allons ! Allons !

Et François qui l’aimait, ajouta :

– Mon vieux, je m’y connais : c’estdes idées de prisonnier. Maintenant tu es libre. Un bon gin, parlà-dessus…

Tout de même, il finit par comprendre qu’ilétait bête avec son camphre. Il ne se contenta pas d’un gin. Il enprit deux. Il en prit trois. Pour aller plus vite, il vida celui desa môme.

Elle fut si contente qu’elle ne se retint pasde dire :

– Tu sais, P’tit homme, moi je t’feraioublier ton camphre !

Elle eut certainement tort. À peine eut-ellelâché ce mot, que Joseph, lançant le poing, recommença :

– Ah ! les salauds ! Ils m’ontfait bouffer du camphre !

À la rue, quand ils sortirent, tout alla denouveau bien. Il avait pris le bras à Zonzon. Comme s’il la voyaitpour la première fois, il demanda :

– Eh ! dites donc ! Commentqu’ça va, ma môme ?

Il fit ensuite :

– C’est t’y qu’t’as de la galette pourune autre tournée ?

Bien sûr qu’elle en avait de la galette !Ils entrèrent dans une seconde taverne. Il était gai. Sa casquetteavait retrouvé sa place en arrière. Il commanda le gin. Quand onapporta les verres, il plaisanta :

– J’espère qu’on ne m’a pas mis decamphre, dans cette soupe ?

Et cette fois, sans l’irriter, sa môme putrépondre :

– Et puis ! on l’emmerdera toncamphre…

Il comprit ce qu’elle voulait dire etrépondit :

– Et vite, encore !

On sortit tous ensemble pour les mener chezeux.

Au coin de la rue, il eut été préférable de nepas rencontrer cet agent. Joseph l’aperçut. Il marchait en avant.Se tournant vers les camarades, il cria :

– C’est pour un de ces salauds, qu’ilsm’ont fait bouffer du camphre !

Heureusement la phrase était longue. L’agentne comprit pas. De la main, il fit signe :

– Votre chemin est par là.

Après cet agent, ce fut une malchance d’enrencontrer un deuxième. Il avait l’air mauvais, celui-là ! Quese passe-t-il dans le cerveau de Joseph ! Il était toujours entête et roucoulait avec sa môme. Il la lâcha, marcha droit surl’autre, tomba sur lui, le coucha par terre et, par-dessus la tête,comme pour une noix, leva le talon. Cela ne fit presque pas debruit. L’agent saignait. Un deuxième coup le fit saignerdavantage ; au troisième, on vit sortir de la tête quelquechose de rouge et de blanc comme un œil.

Enragé de Joseph ! Zonzon le tirait parla veste, les autres le tiraient par le bras, il se mit à genouxpour cogner plus à l’aise. Voyant tout le sang, Zonzon, à son tour,commença de cogner. Ce n’était pas une chose à faire, surtout danscette rue où il passait du monde. François cria :

– Acré, Joseph, file, lesagents ! !

Cette fois, Joseph comprit. Il ressauta surses pieds et partit au galop. Mais les autres eurent beau se jeteren travers, puis jouer du coude, puis jouer du poing, il avait dusang plein la culotte, on l’attrapa. Il fallut cinq agents. Au boutde la rue, on l’entendait qui gueulait encore :

– Salauds… bouffer du camphre !

Pauvre Zonzon ! Elle, qui avait comptésur Joseph, sans François l’Allumette, elle aurait dû rentrerseule. Elle avait les mains rouges. Elle était triste. Juste cematin, le reste étant fini, elle avait changé de linge, enl’honneur de son homme. Elle le dit à François, et François compritcela. Elle se mit à pleurer, et François comprit qu’elle pleurât.Il dit :

– Faut pas pleurer, Zonzon.

Il dit encore :

– Si je vois que tu pleures, jepleurerai, Zonzon !

… Et voilà pourquoi, malgré son désir,François l’Allumette ne devint pas son petit homme ce jour-là.

Chapitre 5LE ROI

En ce temps, Zonzon était la petite femme deJoseph qui fut pendu pour avoir écrabouillé la gueule à un flic.Elle arrivait toute neuve de Paris. Elle n’avait plus sa jaunisseet sans parler de François, il y avait à tourner après elle, legros Louis, dit Louis, le roi des Mecs.

Zonzon gobait les rois. On a beau, Françaisede France, cent fois avoir gueulé « Vive laRépublique ! », « Vive le Roi ! » vous aquelque chose de plus chaud dans le gosier et l’oreille. Un roi,c’est chic, un roi ça vous monte à cheval, un roi ça vous a ledroit de porter un revolver, et quand ça vous arrive à Paris, sansplus se gêner, ça vous colle ses fesses dans les carrosses de laRépublique. Un jour elle avait vu un roi, un vrai, un gaillard àpanache. Elle avait crié : « Vive le Roi ! »Elle s’était dit :

– V’là un béguin qu’on s’paierait pourl’honneur.

Louis, il est vrai, ne portait pas decouronne. Quand même, avec un homme moins jaloux que Joseph, lapremière fois qu’il daigna dire à Zonzon : « Ce qu’t’eschouette », elle eût répondu à sa manière :

– Sire, je suis, de votre Majesté, latrès humble servante.

En ce temps, Louis n’était pas le borgnetraîne-la-patte dont la béquille, un soir, après un mot de Zonzon,servit d’éteignoir à une lampe.

Solide, en maillot, une peau de chat autourdes reins, il jouait l’hercule sur les foires. Ses yeux bien à lui,il posait sur le sol des pieds à prendre largement leur place, enpieds de roi. Et s’il grisonnait, un peu, des rouflaquettes, c’estqu’à devenir roi chez des Mecs, il faut plus de poigne et, aussi,plus de temps que chez les peuples, où cela se fait de naissanceet, pour ainsi dire, dès avant le bidet.

Comment cela s’arrangea-t-il ? Zonzonn’aurait su le comprendre ; toujours est-il qu’un soir elle sefaufila dans un couloir, monta un escalier et seule pour seul,entra dans les appartements privés du roi.

C’était vers le ciel, très haut, à un sixièmeétage. Pour le moment, le Roi se trouvait sans reine et, parconséquent, sans galette. Il l’accueillit :

– Ce qu’on va rigoler, la môme !

Et Zonzon :

– C’est pas pour dire, mais y enaura !

Il y avait chez le Roi un lit, une table etpour le moins trois pieds de chaise.

– Sieds-toi là, dit le roi.

Il prit pour lui la table. Il trouva de quoiremplir deux verres. En levant le sien, il répéta :

– Ce qu’on va rigoler, la môme !

Et Zonzon :

– C’est pas pour dire : mais y enaura !

Ils commencèrent tout de suite. Il l’enleva àbout de bras, comme une haltère, la fit tourner, la planta sur sesgenoux. Et alors, avec ses doigts ce qu’elle toucha, ce fut lapoitrine d’un roi. Il l’embrassa et avec sa langue où elle entra,ce fut dans la bouche d’un roi. Il se mit nu et Zonzon, ledétaillant, put dire :

– Ce qu’avec mes yeux, je vois, c’est leventre d’un roi ; c’est les jambes d’un roi ; c’est, avecses ornements et ses attributs, dans ses poils et sa peau, le corpssuperbe d’un roi.

De tout ceci, avec ses mots, ellefit :

– Ce qu’t’es rien fort, mongros !

Et lui :

– C’est encore rien, attends voir ce quetu verras.

Il se mit dans le lit, il dit :

– Allons, la môme, amène taviande !

Et aussitôt avec tout ce que, dans les reins,la poitrine, dans les cuisses, elle avait de viande, elle fut dansl’étreinte du roi.

Merde ! ce que tantôt, elle emmerderaitson Roi !

Et c’est vrai : Louis la serra bien fort,il l’écrasa, il souffla, puis répéta :

– Attends voir.

Mais elle eut beau attendre voir, il vint unmoment où :

– Zut, ça ne vas pas, finit par déclarerle Roi.

Déçue ? Zonzon ne le dit pas. Mais ellen’aurait jamais cru que ce serait sur ce ton qu’ellecrierait : « Merde » dans la gueule d’un Roi.

Chapitre 6LE LAPIN

Elle fit ce type sur un banc, près de laTamise, à l’« Embankment », comme on dit. Elle n’avaitpas l’habitude de travailler en plein air. Mais, par cette chaleur,cela valait mieux, après tout, que dans une chambre, sur un lit, oùl’on colle. Il était passé minuit : à part eux, au long desquais, il n’y avait personne, aussi loin que filaient lesréverbères.

C’était un gros balourd, large d’épaules, sansmoustaches, avec de longs poils roux sur les doigts. Il devaitrevenir d’une fête. Il se montra très excité. Il ne dura pas troisminutes.

Elle n’eut pas de chance. Généralement, pourêtre sûre, elle se faisait payer d’avance et juste cette nuit,peut-être parce la chaleur abrutit, ou qu’elle ne se retrouvait pasencore bien dans leurs « yes », elle s’étaitdit :

– Bah ! on s’arrangera plustard.

Ah bien ouitche ! À peine satisfait, letype se leva comme pour partir. Elle crut d’abord à une farce. Ellele retint par la manche, avec les doigts fit signe :

– Faut payer, mon vieux !

Le type n’eut pas l’air de savoir. Elle duts’y reprendre et se planter devant lui. Elle ne riait plus. Elledit :

– Tu ne prétendras pas que t’as rienfait. Allons ! ta galette.

– Go on ! répondit le type.

De quoi ? Elle comprenait assez leurjargon, pour deviner que « Go on » signifiait :« Je ne paierai pas ». Elle n’était pas trèsgrande : elle mit les poings sur les hanches, elle se haussatant qu’elle put, et sous le nez, lui cria :

– Salaud ! ma galette, ou jet’emmerde…

– Go on, répéta le type.

Il avait fait un crochet. Ne dirait-onpas ? Il lui était arrivé de s’arranger avec desclients ; elle avait bouffé assez de dèche pour la comprendrechez les autres. Mais celui-ci, qui revenait de la fête !…

– Salaud, répéta-t-elle, ma galette, ouje t’emmerde.

Et puis elle avait faim. Elle lui en voulaitsurtout à cause de son gros ventre. Comme elle le regardait, ellevit qu’il brillait, là-dessus, une chaîne qu’elle n’avait même passongé à lui prendre. Canaille ! C’est toujours avec ceux qu’onménage, qu’il arrive des histoires !

Elle devint tout à fait furieuse. Il n’y avaittoujours qu’eux, sous les réverbères. Ce qu’elle ferait après, ellene le savait pas ; mais pour sûr elle allait l’emmerder. Elleleva ses poings pour frapper, l’autre tendit les siens et l’enfermapar les bras.

Il serrait fort. Une fois, elle avait dû sebattre. Son homme d’alors était intervenu : le type avait faitdes excuses. Avec celui-ci, elle ne devait compter que surelle-même. Elle fit ce que font les femmes quand elles n’ont plusleurs bras. Il cherchait à la renverser ; elle guetta unmoment et vlan, donna à la bonne place.

– Humph ! fit le type, qui lâchatout.

Ce fut au tour de Zonzon : il l’avaitprise, elle voulut le reprendre. Elle ne pensait plus à sa galette.Il restait là tout blanc à bâiller après son haleine : elle lesaisit au revers et secoua un bon coup ; après, elle secouaplus fort, parce que cela l’énervait, ce grand salaud, qui ne sedéfendait pas et se laissait aller en ballottant de la tête.

Elle vit qu’en le secouant ainsi, ellel’amenait au bord de l’eau. Elle pensa que la Tamise est faite pourles hommes qui vous emmerdent…

Ce fut presque un malheur : elle n’eutpas besoin de pousser, il y alla de lui-même. Elle le regardadescendre, elle entendit le plouf ! Mais alors,Seigneur ! les mains devant les yeux, elle s’enfuit pour nepas voir les ronds que ça ferait sur l’eau.

Chapitre 7COFFRÉE

On a beau s’y attendre, quand ça vous arriveon est bête, les premières fois surtout ; et pour sa part,quand elle sentit cette grosse poigne sur l’épaule, elle ne songeamême pas à se dire :

– Merde, je suis pincée !

Elle l’était cependant, et bien, dans la patted’un de ces flics qui, à Londres, sont tous des géants. Celui quila tenait, lui parut plus géant que les autres. Il dit :« Go » et la poussant devant lui, elle se mit à marchertrès vite. C’était à Piccadily, un soir, au moment où les rupinsentrent à leur « Club ». Il passait plein de femmes, toutle monde put la voir qui de démenait aux prises avec un flic quiavait mis ses gants blancs pour la pousser comme une charrette.

Heureusement, une rue plus loin, ils prirentun cab. Mais presque aussitôt elle ragea, parce que ça la dégoûtaitde flâner en voiture avec un flic. Et puis, il lui parut bien quece salaud lui faisait de l’œil avec la cuisse. Pourtant elle ne ditrien : avec ces gens, il faut se taire.

Ils arrivèrent bientôt : une sorte deprison qu’on aurait cru une église. Elle n’y avait jamais été, onn’en fit pas plus de manières : on lui ouvrit un livre, elledut y coucher son nom, pas Zonzon, ni Pépette, le vrai, celui quisert dans les hôpitaux et les cachots ; puis, Zonzon ouPépette, on vous l’emmena par des couloirs, on vous lui ouvrit uneporte, on vous la boucla là-dedans. Crac !

Elle s’en fichait. Pour un type à la Tamise,pour un portefeuille, la prison peut être grave, mais pour cequ’elle faisait ! Le soir on vous boucle, le matin on vouslâche. Seulement elle avait faim. Elle regarda ce qu’il y avaitdans sa cellule : dans un coin, une paillasse ; dans unecruche, de l’eau ; mais de ce qui se mange, rien. Ellepensa :

– Ces salauds, quand ils enferment unefemme, feraient bien de soigner d’abord pour sa gueule !

Elle se mit à taper sur la porte :

– Eh ! garçon !

Et sans doute comprit-on. Il vint un homme quiportait une drôle de casquette et lui tendit du pain. Après il nesortit pas. Elle dit :

– Quoi c’est-y que t’attends ?Faut-y que je t’remercie : eh bien, merde.

Pas mauvais, ce pain. Elle mordit un grosmorceau. Demain, quand il la reverrait, qu’est-ce qu’il diraitP’tit homme ? Les « p’tits hommes », ça n’aime pasqu’on vous pince : il y a l’amende, il y a le temps qu’onperd : mais vraiment, ici, il n’y avait pas de sa faute ;c’était la celle au type, un balourd qui l’avait lâchée juste aumoment où ils passaient devant un flic : quand c’est comme ça,ça ne rate jamais. Elle l’expliquerait à P’tit homme. Il le savaitdu reste.

Elle prit une seconde bouchée et pouah !cette bouchée lui parut du mastic. Elle venait de serappeler : au moment d’être prise, elle avait aperçuBetsy : cette rosse lui en voulait depuis l’histoire des huitcouronnes. C’est elle qui… Tonnerre ! ça ne traînerait pas,elle allait lui arranger son affaire ! Et tout desuite !

Elle se rua sur la porte ; mais sur cetteporte il y avait des verrous, autour de cette porte il y avait desmurailles et Zonzon comprit : ne pouvoir arranger, tout desuite, à Betsy son affaire, c’était ça la prison !

Elle ne s’en fichait plus : elle se mit àpleurer ; elle pleura d’abord comme pleurent les femmes quandil n’y a plus rien à faire ; puis elle pleura plus fort – derage ; puis encore plus : de rage de rager parce quec’était de rage qu’elle pleurait.

On ne sait comment toutes ces rages auraientpu finir. Au bruit qu’elle fit, un homme vint regarder ce qui sepassait dans cette cellule. C’était celui de tout à l’heure. Il sepencha, il dit :

– Poor woman !

De quoi ? On sait bien ce qu’ils veulentavec leur : Poor woman ! Elle en oublia Betsy. Elleattrapa sa cruche, elle cria :

– Si tu crois que j’accepterai tescochonneries dans c’trou.

Puis merde pour lui, merde pour Betsy, merdepour tous ; elle colla sa jupe sur le voyeur de la porte ets’endormit sur sa paillasse.

En ce temps, ce n’était pas, à Londres, commec’est devenu depuis : pas ce qu’on appelle les mœurs, pas decartes, pas ces chichis de Saint-Lazare qui vous ennuient à Paris.Le matin on vous menait devant un juge. Il disait : « Dixshellings ! », on payait, puis on recommençait.

Cela se passa le lendemain. Seulement sa nuitl’avait tellement abrutie qu’elle n’aurait jamais su dire si ce futdans la prison ou si l’on prit une voiture.

P’tit homme se trouvait dans la salle. Onl’avait averti. De la main, il fit signe « à tantôt » etqu’il n’était pas furieux. Alors elle s’en ficha. Elle laissaparler l’agent, elle laissa parler le juge. Il avait une dent enor. Elle pensa :

– Avec ta dent, tout ce que tu voudras,ce ne sera quand même que dix shellings.

Il finit en effet :

– Ten shellings.

Comme elle n’avait pas d’argent, P’tit hommedut courir en chercher au dehors. Cela dura un peu.

Il était à la sortie. Avant toute autre chose,il dit :

– Bin vrai ! C’est la première foisque je casque pour une môme.

Ce n’était pas sérieux. Quand c’est pourl’amende, on sait bien : l’homme peut casquer – sansdéshonneur.

Chapitre 8LE DOCTEUR

Elle ne s’y trompa pas. Il avait la cravateblanche et cet air qu’ils se donnent pour en faire accroire auxmalades. Il puait d’ailleurs l’iodoforme : elle connaissaitcela depuis la balafre qu’elle avait à son ventre.

Il parlait un français aussi beau que celui deZonzon. Il dit :

– On fera ça chez moi, petite.

– Ça me botte.

Il la mena dans son cabinet, une grande pièceavec des fioles, des tables, les outils qu’il faut pour lemétier.

Là aussi cela puait l’iodoforme. Il s’allanettoyer les mains. Ce n’était pas l’heure des visites, ildit :

– Nous avons le temps ; petite,déshabille-toi.

Pour Zonzon, ce n’était jamais long :trois agrafes au corsage, deux à la jupe, là-dessous la chemise,puis la peau. Il n’avait pas eu le temps de se sécher les pattes.Elle demanda :

– Où c’est-y qu’est ton lit que je m’yfourre ?

– Monte là-dessus, répondit-il.

« Là-dessus », c’était un de cesfauteuils où l’on bascule les femmes quand il s’agit de lesvérifier à l’intérieur.

– Mon vieux, dit-elle, je suis pasdouillette : mais je préfère des draps. Y m’dégoûte, tonfauteuil.

– Patience, fit-il, faut d’abord que jet’examine.

Elle ouvrit des yeux !

– Que je t’examine ! C’est-y quej’te parais sale ? Des fois ! Je m’suis lavée aujourd’huiet plus d’une. Si tu crois que t’es le premier !

– Non, dit le type, je vois bien :tu es propre. Tu as la peau fameusement blanche. Mais tu comprends,je suis médecin, je veux voir si tu n’as rien de mauvais, c’estplus sûr.

Du mauvais en Zonzon ! c’était bien lapremière fois. Elle se fâcha :

– Dis donc. C’est-y de l’amour que tuveux ?

– Bien sûr, fit le type.

– Alors, marche de confiance. Dirait-onpas que j’ai la vérole ? Et toi, si je te fichais sur tabascule ?

– Si tu veux, dit le type ; moi,avec les femmes, je commence toujours par là. Si tu préfèresfiler…

– Vrai, grogna Zonzon, pour un Angliche,tu parles bien, mais t’es pas chic.

Quand même elle fit, comme si elle avaitpensé :

– Après tout, je m’en fiche !

Elle s’installa sur le fauteuil. Elle s’y miten rigolade : à genoux, en donnant du fessard :

– C’est-y comme ça ?

– Non, fit-il, d’abord la bouche.

Il avait prit sa tête de carabin qui se gobe.Elle se tourna sur le dos, ouvrant toute grande la bouche. Ilregarda là-dedans.

– Bien. Voyons la suite.

Il bougea quelque chose et Zonzon tout à coupse trouva plus bas de la tête que du reste. On a toutes passé parlà. Elle dit :

– Tu sais, mon vieux, faudra pas que tum’chatouilles.

Mais il ne riait plus. Il s’était passé uneblouse de toile, il se versa d’une fiole, il s’en frotta les doigtspuis les promena sur toutes les places, comme si vraiment elleétait pourrie. Elle s’y attendait : il donna droit du nez surun petit bouton qu’elle avait sur la cuisse : c’était denaissance. Elle blagua :

– Si ça t’intéresse : sur l’autre,il y a le frère.

L’idiot, il y alla. Après il vint avec l’outilà miroir qu’ils ont pour explorer le fond des femmes. Elle fit labête, elle cria :

– Aïe ! aïe ! quoic’est-y ?

– Un specouloum, dit-il.

Elle rit parce qu’en France on disait :un « speculhomme ».

Il resta un long moment, l’œil collé, àchercher :

– Dis donc, fit-elle, c’est-y par là quetu crois découvrir l’Amérique ?

Cette fois il se mit à rire. Il avait fini. Ilcommençait à s’allumer. Elle se leva en jouant du fessard, pourl’allumer davantage. Il en voyait plus que tantôt auspécouloum ! Il s’alla d’abord laver les mains :

– Maintenant, ma chérie, tant que tuvoudras, on pourra s’embrasser.

C’est là qu’elle l’attendait. Zonzon savaitautre chose que dire : merde. Elle le laissa d’abord sortir desa chemise :

– Alors, demanda-t-elle, t’as bien vu,j’suis saine de partout ?

– Bien sûr. Tu peux être tranquille.Viens.

– Oui mais, t’es sûr ? Pas deboutons ? Pas de plaques ?

– Rien, fit-il. Mais viens donc.

– En ce cas, répondit Zonzon, je vousremercie, docteur. Vous m’enverrez la note.

Et vite dans sa robe.

Le soir, elle raconta l’histoire à Petithomme. C’était Justin. Il dit :

– T’as bien fait.

Elle avait fait mieux que bien.

– Regarde.

Elle montra le specouloum. Par blague, ilsl’essayèrent.

Chapitre 9L’APÔTRE

On a la gueule qu’on peut. Avec ses yeux trèsclairs et sa barbe à frisettes, ce grand maigre ressemblait auxBons Dieux qu’on voit dans les églises. À cela, elle ne trouva rienà redire. Pour le reste, c’était un type pareil aux autres qui luipayait un verre et, tantôt, la tripoterait sans doute sur un lit, àmoins qu’il n’attrapât la flemme et simplement la plantât là. Cesont des choses qui arrivent. D’ailleurs, il avait payéd’avance : une couronne.

Ce qui est sûr, c’est qu’il aimait beaucoup àcauser. Il arrivait d’en France. Il avait pris cinq minutes à leraconter. Il avait dit aussi :

– Mademoiselle, moi, je suisanarchiste.

Et comme Zonzon avait répondu :

– Peuh ! j’emmerde ces gens-là.

il en était à préciser :

– Mademoiselle, quand je dis anarchiste,entendez que je suis anarchiste-chrétien.

– Oh alors ! concéda Zonzon, quiaprès tout s’en fichait.

On aurait pu croire que, d’accord sur sepoint, ils s’entendraient, au plus vite, pour le reste. Et pas dutout :

– Mademoiselle, reprit-il,connaissez-vous Tolstoï ?

– Tolstoï, voyons ? Non, elle neconnaissait pas Tolstoï.

Du moins, elle ne s’en souvenait pas.

– En tout cas, fit-elle, tu peux m’amenerce type.

Ce qu’elle disait était simple : l’hommeen parut surpris. Il la fixa de ses yeux clairs :

– Mademoiselle, si je vous ai invitée, cen’est pas pour ce que vous croyez.

– Non ? commença Zonzon. Tu nepenses cependant pas que pour ta couronne…

Il ne la laissa pas finir.

– Mademoiselle, ce que je voudrais, c’estvous faire avoir honte.

– À moi ! dit Zonzon.

On ne lui avait jamais proposé cet ouvrage.Après tout, s’il aimait ça !

– Bon, dit-elle, si tu veux, j’accepteque tu me fasses avoir honte. Mais il faudrait arrondir ton petitcadeau.

Il sortit une autre couronne :

– Ceci, expliqua-t-il, c’est uniquementpour votre temps. Le reste, Mademoiselle, je n’en userai pas. Nouscauserons.

Ah ! bon, elle comprenait : onrencontre, parfois, de ces maboules à qui parler suffit, auprèsd’une femme.

Elle se cala, bien d’aplomb :

– Vas-y, mon vieux

– Mademoiselle, commença-t-il, je disaistout à l’heure que je suis anarchiste, anarchiste-chrétien. Jedevrais dire plutôt anarchiste-amoureux. J’ai pour l’humanité del’amour plein le cœur…

– Oui, approuva Zonzon.

– Les hommes sont frères, et vous, ô masœur, c’est comme ma sœur que je vous aime.

– Oui.

– Ne vous arrive-t-il pas de penser autemps où vous étiez une petite fille innocente et jolie.

– Oui… oui…

Elle le laissa aller : il ne faut jamaiscontrarier les maboules ; il parlait bien d’ailleurs. Tout demême, comme une fois il avait prononcé le mot« prostituée » et qu’il y revenait, elle pensa sefâcher :

– Mon P’tit, je sais que c’est comme çaqu’on nous appelle à la police. Mais c’est pas vrai. On est, nom deDieu, une femme avec un cul comme toutes les autres.

– Mademoiselle, dit-il, ne vous emportezpas.

Puis il se mit à parler d’autres choses.D’abord de Jésus, ce bon Dieu des églises, un brave homme, à cequ’elle comprit, qui n’avait pas refusé de boire à la cruche de laSamaritaine.

Des cruches à laSamaritaine ?

– Oui… oui… consentit Zonzon.

Ensuite, il raconta d’une certaine Sonia…

– Ah ! oui.

… une Russe qui était allée faire le truc enSibérie…

– Oui.

… parce que son mec, il avait tué unevieille.

– Oui.

– C’était imprimé dans un livre.

– Oui.

Il disait comme ça :

– Vous aussi, vous devriezressusciter.

– Oui.

– Comme Lazare, Mademoiselle, qui étaitmort depuis quatre jours.

– Oh ! oui.

– À preuve que ce Lazare puait…

– Oui… oui…

Et toutes sortes d’autres idées auxquelles iln’avait rien à comprendre, puisque c’étaient des idées demaboule.

Après, il en revint à son Tolstoï. Tolstoï quiavait écrit des livres.

– Oui.

– Tolstoï qui…

– Un fameux salaud, pensait Zonzon,puisque t’en as besoin pour t’allumer auprès d’une femme… Oui.

Cela dura bien vingt minutes. Jamais ellen’avait dit tant de « oui ». À la fin, tout de même, ilse mit à roucouler, puis à devenir rouge, puis à jouer desprunelles, comme les types quand ils pensent pour de bon àl’amour.

– N’est-ce pas, disait-il, mademoiselle,que je vous ai convaincue ?

– Oui.

– Vous avez compris qu’il existe unerédemption.

– Oui… oui…

– Vous allez devenir meilleure. Je voiscela dans votre regard.

Et, en effet, depuis une minute, elle leregardait au point d’en oublier ses « oui ». Elle dutmême, sur ce qu’elle regardait, faire une remarque.

Elle dit :

– Mon vieux ! depuis le temps quej’t’écoute, pourquoi qu’t’as les oreilles à fout’le camp si loin dela tête ? C’est-y que t’es malade ?

Chapitre 10LE CIMETIÈRE

En ce temps, Zonzon Pépette faisait le truc àParis. Elle n’avait pas de petit homme, elle essayait de vivresans, depuis son dernier, qui était un salaud. Elle habitait enface d’un cimetière, juste devant la grille où l’on entre lesmorts. Il y avait, alentour, un mur en briques, avec, au-dessus, degrosses pierres plates pour faire le faîte. Elle connaissait cemur ; depuis des mois elle passait tout du long chaque nuit.Elle s’en moquait d’ailleurs. Elle n’était pas froussarde.

Une nuit, elle rentrait. Il n’y avait pas delune et peu de réverbères. On y voyait cependant. Le mur était làcomme toujours. Elle ne pensait à rien. Et voilà que, le temps decligner, quelque chose qui, tout à l’heure, ne s’y trouvait pas,s’y trouvait maintenant. On aurait dit une boule. C’était un peublanc, avec deux trous plus noirs. Zut ! c’était une tête demort !

On ne pose pas des têtes de mort sur unmur.

– Si que j’aurais bu, pensa Zonzon, jeserais saoule. Ce que je vois… je ne le vois pas.

Mais, tout aussitôt, à côté de la premièretête, elle en reconnut une deuxième, puis une troisième, puisd’autres, une longue rangée aussi loin qu’allait le mur. Et, commepour la première, tantôt elles n’y étaient pas et maintenant ellesy étaient.

– Si que j’aurais bu, recommença Zonzon,je serais saoule. Ce que je vois… je ne le vois pas.

Et pourtant si. Elle dut même s’avouer autrechose : c’est que toutes ces têtes n’avaient pas d’yeux et,pourtant, la regardaient. Il y en avait de grosses, de pluspetites, puis de migonnes, comme des crânes de moutards. Il y enavait bien mille.

– C’est-y, se demanda Zonzon, que tout lecimetière s’a découché pour me voir ? Ce n’est d’ailleurs pasvrai.

Elle voulut rire, et comme elle riait, elleobserva que toutes ces têtes riaient aussi, en montrant leursdents.

Évidemment, puisqu’elles n’avaient pas delèvres.

Elle rit encore et, presque aussitôt, sansqu’elle les eût vu bouger, ces crânes, qui étaient posés sur lemur, se trouvèrent plus haut, avec, en dessous, un buste desquelette. Ils s’appuyaient sur les bras et la regardaient, commeon regarde par-dessus un mur.

Elle se dit de nouveau :

– Ce n’est pas vrai ! Ce que jevois, je ne le…

Et pourtant si… Elle constata même qu’à mesurequ’elle avançait, ces squelettes s’arrangeaient pour continuer à lavoir. Ainsi : quand elle regarda en arrière, ceux qui, tantôt,se tournaient à droite pour la voir venir, s’étaient tournés àgauche pour la voir s’éloigner : ceux d’en face la regardaientde face et, tout là-bas, à l’autre bout, les derniers sepenchaient, comme quand on veut voir plus vite quelque chose quiapproche.

Tout de même, elle se mit à courir ; ellearriva à hauteur de la grille, et, derrière, il y en avaitd’autres, de tout entiers, massés jusqu’au fond de l’avenue. Lespremiers s’accrochaient aux barreaux, avec leurs doigts en os.

Elle se disait :

– Non, je ne les vois pas.

Et pourtant, si qu’elle les voyait. Elle serépétait :

– Non que je ne les vois pas.

Et encore, si.

Elle atteignit sa porte, et, lorsqu’avec saclef, elle chercha la serrure, il est vrai, elle ne les vit plus,mais elle les sentit dans son dos. Ils étaient comme des types quiattendent qu’on ouvre, ils la poussaient au coude, ils lapoussaient si fort que sa main tremblait et qu’elle sedit :

– S’ils entrent, le pipelet, ce qu’il enfera du chambard !

À la longue, elle trouva la serrure et leurclaqua la porte. Mais, quand elle se boucla dans sa chambre, ilsétaient là avant elle. Il en arrivait par la fenêtre ; ceuxqui entraient, en appelaient d’autres ; et ils s’amenaienttous de la même manière : les doigts qui s’accrochaient àl’appui, leur crâne se montrait, leurs pattes qui se levaient pourenjamber. Seulement, quand ils sautaient, cela ne faisait pas debruit.

Elle aurait voulu se dire encore… mais il envenait toujours. Ils se tassaient autour d’elle ; ilsformaient un cercle, un plus grand cercle, puis d’autres, de plusen plus grands et de plus en plus loin. Elle se trouvait au milieu,et tous, montrant les dents, la regardaient.

Et pourquoi eût-elle pensé encore à sonpipelet ? Sa chambre n’était plus une chambre. Il n’y avaitplus de meubles. Il n’y avait plus de murs. Il n’y avait plus quedes squelettes, plein comme sur une grand’place, et, au milieu,elle, qu’ils regardaient.

Et, nom de Dieu, non qu’elle ne les voyaitpas ! Et pourtant si. Ils la bousculaient. Ils la poussaientaux reins, ils lui touchaient les fesses, pendant qu’un grand latravaillait, avec un os.

Les autres attendaient leur tour. Ils laserraient comme on vous serre dans une foule. Elle se disaitencore :

– Ce n’est pas vrai…

Et pourtant si… Même qu’à un moment, ellepensa :

– J’en ai assez, je vas me fiche parterre.

Et, serrée comme elle l’était, elle ne parvintpas à tomber par terre…

Chapitre 11À LA FOIRE

Ceci se passa quelques jours après sonaventure du cimetière.

Le trottoir donnant mal, Zonzon en eut assezet voulut redevenir une honnête femme. Elle alla se présenter dansune loge de foire où l’on demandait quelqu’un.

Il s’agissait d’un homme :

– À cela près, fit Zonzon.

Bon ! On la fourra sous une table, avecun trou ; elle y entra le cou ; il y avait un jeu deglace, un fond tout noir : quand le rideau se leva, les genseurent devant eux, avec ses yeux, ses boucles et sa grande bouche,la tête coupée frais de Zonzon. On connaît le truc.

À la vérité, la première fois, il réussit trèsmal. À cause de la concurrence, le patron l’avaitavertie :

– En face, il y a un DécapitéParlant ; toi, tu ne diras rien : tu seras laDécapitée Muette.

À peine sous sa table, elle sentit dans lapeau toute espèce de raison de bouger. Et puis, il y avait un typequi s’amusait à lui souffler la fumée de sa pipe. Les spectateursne comprirent jamais pourquoi cette décapitée qu’on annonçaitmuette, loucha tout à coup vers le bout de son nez en leur tirantune grosse langue.

Mais, aux séances suivantes, elle avait eu letemps de s’étudier : Comment se contenir ; où se rendrepâle avec du noir et de la poudre, comment prendre l’air mort, leslèvres ouvertes, un œil tout grand, l’autre fermé.

Et cela marcha. Des femmes filaient tout desuite ; les autres se taisaient comme devant un mort. Ellepensait :

– Sont-ils bêtes.

Mais, quelquefois, ces yeux fixes, ce silence,elle s’effrayait elle-même et devait s’assurer, sous la table,qu’elle était, quand même, autre chose qu’une tête sans corps.

À la longue, cela vous rend impressionnable.Elle eut une aventure, ou plutôt deux, mais la première ne compteguère.

La première lui survint à cause de la Canette,une vilaine rousse qui faisait la femme-poisson et intriguait pourlui chiper sa place.

Un jour, le patron à son boniment, Zonzon à satoilette, quelqu’un se faufila jusqu’à la table et, autour du trou,sema du poivre. Acré ! Zonzon crut bien que son nez allaitpartir comme une bombe. Mais on est artiste ou on ne l’est pas.Elle se contint jusqu’à la fin, puis elle sauta chez laCanette :

– Ah ! tu m’as fourré dupoivre !

– Non ! que j’tai pas fourré dupoivre !

– Si qu’tu m’as fourré dupoivre !

Et, vlan ! avec ses pieds, avec sespoings, elle l’envoya éternuer au fond de sa baignoire.

Sale rouquine ! Ce n’était même paselle.

Alors, pour l’aventure suivante, elle auraitdû se tenir sur ses gardes. Mais, quand ça commence, on ne saitjamais.

Ce ne fut rien d’abord. Le rideau levé, satête en place, Zonzon jeta un coup d’œil comme toujours. Elle leremarqua très vite : au second rang, un petit garçon étaitdistrait. Il ne regardait pas la tête ; il regardait, à côté,la toile qui formait le fond alentour ; il devait y avoiraperçu quelque chose. Quoi ? Après tout, c’était son affaire.Mais :

– Si tu ne te dépêches pas, t’en auraspas pour ton argent, pensa simplement Zonzon.

Une seconde après, elle y revint. Petitnigaud ! croyait-il vraiment que c’était le fond et pas latête, le spectacle. Il le regardait toujours et, ce qu’il y avaitde drôle, il ouvrait, pour le voir, des yeux tout grands, comme lesautres pour regarder la tête.

– Si que j’osais, je tousserais.

Puis, de nouveau, elle pensa ailleurs.

Mais voilà qu’à la troisième fois, le petitouvrait encore plus grands les yeux et regardait toujours le fond.Acré ! s’il s’obstinait ainsi, c’est qu’il voyait là quelquechose d’effrayant. Et ce quelque chose se trouvait bien près de sapropre tête, là, à sa gauche, au point de le sentir contre sonoreille. Quand on respire du poivre, on sait, on se domine :mais ici, cette chose si près et qu’elle ne pouvait voir !

Elle essaya pourtant de seraisonner :

– Gn’a rien. Si qu’il y avait quelquechose, les autres aussi le verraient.

Et voilà qu’en ce moment un spectateur sepencha vers sa voisine et, que pouvaient-ils dire, sinon :

– Voyez donc ! Qu’y a-t-il là,derrière la tête ?

Près de la porte, un vieux aussi regardaitderrière la tête, une femme aussi, d’autres : Acré !toute la loge l’avait oubliée pour regarder ce qu’il y avaitderrière la tête. Elle resta une minute à attendre si la choseallait frapper ou bien mordre ; elle pensa ce que l’on voit,lorsqu’on rentre le soir au long d’un cimetière ; et ce futplus fort que tout ; sa tête tourna d’elle-même, et :

– Aaah !

Chapitre 12LE BRILLANT

– Ce qu’ils sont beaux, Zonzon !

– Bin oui.

– Et longs, Zonzon.

– Tu trouves ?

– Et puis, ce qu’ils sont doux !

– Pen-ssses-tu.

Elle rigolait ; mais, au fond, sescheveux elle en était très fière.

Un soir elle vint au Cercle et plusde mèches, plus de boucles, plus de chignon ; des bouts derien, une tête, on aurait dit coiffée à coups de sabre.

– C’est un salaud, déclara Zonzon.

Et ce fut tout, car elle était furieuse.

Plus tard, pour Petit homme, elleraconta :

– J’avais bien vu que c’était un maigre,mais quoi ? s’il fallait se méfier de tous les types qui sontmaigres !… Toi aussi, t’es maigre. Et d’ailleurs, il eût étégros…

« Je fais mon clin d’œil, je passedevant, il me reluque, puis, tout de suite, il me vient derrière,comme quand ça mord. Dans une rue, plus loin, il me baragouinequelque chose. Il portait une belle bague :

« – Je ne te comprends pas, que je dis,mais ce sera a pound.

« – Yes, a pound.

« Il me mène dans sa chambre. Ce qu’étaitson métier, je sais pas : il traînait là des ciseaux, despinces, des crochets, toute espèce d’outils. Sitôt là-dedans, il vadans un coin et commence par retirer sa bague. Il la met sur latable.

« – Bon ! que je me dis.

« Puis je m’arrange. Quand je suis surmes bas, je vais tourner du côté où qu’il avait mis la chose.Gn’vait un gros brillant.

« – Dites donc ! qu’il fait letype.

« Je sursaute, parce que je pensais à labague.

« – T’as de beaux cheveux, qu’il dit.

« – Tiens ! que je m’étonne, t’esdonc pas un Angliche ?

« – Si, qu’il dit… Mais pour tes cheveux,ils sont vraiment fort beaux.

« – Ça, que je réponds, oui et pas entoc, ni en peinture.

« – On peut toucher ?

« – Touche, que je dis.

« Il passe la main comme si qu’ilcaressait un chat.

« – C’est vrai, qu’il dit, ils sontvraiment très beaux. Mais, ton chignon, tu ne voudrais pas ledéfaire ?

« – Ça… que je réfléchis. Après, gn’aurale coiffeur ; faudra que tu rajoutes cinq shellings.

« – Et dix qu’il dit.

« Bon, puisqu’il aimait ça. Je me calesur une chaise. Près du brillant tu penses. Je défais mon chignon,je déroule mes tresses, j’en mets un peu devant, le reste derrière.Que j’en étais vêtue jusque sur les fesses ! Le type, ilfallait voir ! Il devient bleu, il prend une touffe et s’enfrotte les mains ; une autre touffe : il s’y fourre lenez. Puis il s’en verse sur le corps, comme s’il nageaitlà-dedans.

« – Hum ! qu’il s’ébrouait, qu’çasent bon ! Et puis qu’c’est doux ! Et puis qu’c’estchaud !…

« Moi, tu penses, je te laissais faire,je lorgnais le brillant. Je le guettais du coude. Je medisais :

« – Va, mon bonhomme. Tantôt, quand tum’appelleras au pieu…

« Ah bien, ouiche ! Il se baignaittoujours et voilà que, tout à coup, à s’ébrouer, il retrouve sonangliche. Il se met à crier : « My sweet ! mylittle ! », puis à flageoler des jambes, puis à tournerde l’œil comme ils font tous, quoi ? Je sais bien, les hommesc’est des salauds ; mais, je pouvait-y penser qu’il en avait àmes cheveux ?

« Après, il reste là, tout maigre, avecdes yeux d’idiot. Je suis encore bonne. Je lui dis :

« – T’es fatigué. Assieds-toi etpasse-moi mes shellings.

« – Quels shellings ?

« – Les dix, que je dis : ceux ducoiffeur.

« – Quel coiffeur ?

« Il jouait la bête, tu comprends ?J’avais pas la patience, et puis je n’allais pas lui donner leplaisir de me recoiffer devant cet homme ! Alors, v’lan, cequ’avec des ciseaux je lui ai laissé pour compte cetteperruque !

– Et la bague, Zonzon ?

– En les coupant, mes cheveux étaienttombés dessus. Et moi, des cheveux qui ne sont plus sur ma tête, jene touche pas ça.

Chapitre 13KIKI LE BOITEUX

À cause d’une mauvaise jambe, on peut ne pasêtre apte au service militaire et quand même préférer Londres àBelleville.

– Que voulez-vous, qu’il aurait dit, moij’adore Londres.

D’ailleurs, on ne l’interrogeait pas. Ilexiste, n’est-ce pas ? d’autres inconvénients à chérir sapatrie bien-aimée. Si ce n’est pas l’armée en bloc, c’en est unepartie : les gendarmes. Ce sont ces curieux : les juges.C’est, des fois, celui qu’à Paris on appelle : le Monsieur deParis : le mec immortel de la Veuve.

Zut ! Kiki n’aimait pas Paris, parcequ’on y boite moins à l’aise que sur les trottoirs de Londres.

Kiki boitait, mais pour le voir il fallaitqu’il marche. Il était jeune, avec une figure taillée fine, qu’ilappelait sa « gueugueule ». D’un peu de cosmétique de lalangue, il plaquait là-dessus, deux jolies mèches aux côtés, uneautre sur le front, au milieu. Il n’aimait pas le faux-col. Pour lereste, il se vêtait, à peu près, comme tout le monde : uneveste très ample, ce qui est, à sa convenance, chaud l’hiver, fraisl’été ; puis une culotte à pièces dont il se dispensait deretrousser le bas des jambes, parce qu’elles étaient déjà courtes.Il lui arrivait de porter deux chaussettes de même couleur. Quantau gilet, bast ! car, pour le gilet, il faut une montre.D’ailleurs, ce n’est pas vilain, directement sous la veste, un peude bleu de la chemise, ou bien, sans ce bleu, un bout de peau ensatin rose.

Ainsi vêtu, la casquette dans les yeux, Kikise mêlait au grand monde. Le jour, il ouvrait les portières auxbelles dames qui arrivent en voiture. La nuit, il ouvrait d’autresportes, qui n’étaient pas précisément des portières. C’est pourcette raison qu’il chaussait volontiers des espadrilles.

Tel que, si, le jour où Zonzon ne revint pasau Cercle, on lui avait dit : « Mon vieux, c’esttoi qui retrouveras la môme », il aurait blagué :« Bin vrai » et n’en aurait rien cru. Il y avait huitjours depuis Zonzon. Lorsqu’après huit jours, ni malade, nicoffrée, une môme reste partie, t’as beau jouer l’inquiet,François, son homme, on sait ce que ça veut dire. Paxvobis, chantent les curés, et Motus ! Paxvobis, pauvre Zonzon.

Pourtant ce soir-là, devant cette pâtisserie,derrière la glace de ce beau coupé, cette grande bouche, ce trognonde nez, ces yeux à la chinoise, il eût juré Zonzon Pépette. Il sedit : « C’est pas possib… » tant il y avait deplaqué là-dessus et puis du rouge ! et puis de lapoudre ! et puis encore du noir ! Mais après, il dut bienen convenir :

– Acré ! c’est elle tout demême !

C’était bien elle. Zonzon se trouvait seuledans sa voiture.

Elle allait en sortir. D’abord elle n’aperçutpas Kiki. Elle avait trop de peine à pousser hors de la portièretout un bazar de plumes et de rubans qui formaient un chapeau sursa tête. Et puis, ce sacré marche-pied qu’elle ne trouvaitjamais !

Mais, dès qu’elle eût reconnu Kiki, ce futcomme si, durant cette huitaine, elle avait médité : Je feraiceci. Houp ! elle rentra dans son coupé :« Monte » ; elle le fit entrer, et quand il futauprès d’elle, par un tube exprès pour cela, elle cria :« Atchoum ! » ce qui, pour son anglais de cocher,signifiait :

– À la maison !

Ce que ces huit jours elle avait dû s’asseoirsur sa langue ! On ne roulait pas encore qu’elle avait déjàdit :

– Tu vois, je ne suis pas morte ; jem’emmerde.

Et, aussi, qu’elle voulait savoir commentallaient les copains, s’ils parlaient d’elle, s’ils se réunissaienttoujours, quelle gueule, en ne la voyant plus, son homme avaitfaite.

Ensuite elle raconta : Un soir, elleavait raccroché un type, un très chic, peut-être un lord ; ill’avait ramenée dans un « flat » qu’il tenait pour ceschoses ; qu’il la gâtait ; qu’il l’aimait, parce qu’ilpouvait faire avec elle « tu sais leurs saloperiesà’anglaise » ; qu’il lui avait dit :

– Je dis, mon môme, aussi long tuvoudras, aussi long tu resteras.

Quand elle eut fini, pour bien fairecomprendre que cette vie l’emmerdait, elle a dit :

– Tu comprends, mon vieux, que cette viem’emmerde !

Après elle parla encore : Elle avaitsongé à avertir son homme ; elle avait même écrit ; salettre se trouvait quelque part, mais elle ne l’avait pas envoyée àcause que, dans ce sale Londres, on n’est pas fichu de retenir lenom de la « street » où l’on perche.

Sacré Zonzon ! Kiki ouvrait grand lesyeux. Elle en avait une de robe ! En soie, avec desrubans ! Et aux doigts des bijoux ! Un collier sur lecou ! Et ce chapeau, mazette ! à remplir, à lui seul, lavoiture !

Il se tenait là-dessous, comme sous un arbre.Il la reniflait, tant elle sentait bon, il y mettait les lèvrespour savoir si elle goûtait si bon qu’elle sentait :

– On peut ?

Et elle :

– Pour sûr ! Depuis le temps que jem’emmerde !

Quand ils arrivèrent chez le lord, ce fut bienautre chose. Il y avait un vestibule.

– Viens, dit Zonzon.

Et Kiki dut venir ! Kiki dutentrer !

– Mince ! mince !

Il boitait à tomber, tant il voulait marcherdroit. Heureusement il étrennait des espadrilles et, sous sa veste,il avait mis sa poitrine en jolie peau, également toute neuve.

– Viens, disait Zonzon.

Après le vestibule, il y eut un ascenseur avecun groom. Il y eut une antichambre. Il y eut un salon. Il y eutd’autres salons ; avec des tapis, des chaises, des armoires,des glaces, des rubans pour les jeunes filles, des flacons commepour les cocottes, et mille autres choses à vous donner une semainede besogne pour emporter.

– Mince ! Mince !

Et, boitant à tomber, lorgnant à droite,lorgnant à gauche, Kiki construisait, en petit, dans son cerveau,un logis avec des pièces pareilles, où pousser les espadrilles plustard, quand la camarade n’y serait plus.

Le plus beau, ce fut dans la dernière salle.Il y avait une table avec dessus des assiettes, des verres ;des séries de verres ! Et des fruits dans descorbeilles ! Du vin dans des carafes ! Et des machinsremplis de choses, comme on reluque chez les pâtissiers !

– Tout ça m’emmerde, dit Zonzon.

Comme il restait debout, elle le poussa dansune chaise ; et cette chaise était si douce qu’il pensa bienque son cul allait passer à travers.

Puis elle dit :

– Attention, je vas sonner au lord.

Il n’eut que le temps de vérifier, dans sapoche, qu’il avait le nécessaire.

C’était, vraiment, un lord : grand,mince, assez vieux et, puisqu’on était au soir, en habit. Il fittrois pas : un… deux… trois… comme s’il les comptait.

– Gare, pensa Kiki, ce qu’il va me fout’àla porte.

Et, pas du tout. Quand il eut aperçu Kiki, ilregarda Kiki, il regarda Zonzon, puis, de nouveau, Kiki etZonzon.

Elle ne fit pas comme celles quidisent :

– Mon cher, je te présente moncousin.

Ou :

– Mon cher, c’est mon frère qui arrive deParis, rapport à notre mère qui crève.

Elle dit :

– Mon gros, c’est Kiki.

D’ailleurs elle compléta :

– Y bouffera avec nous.

Quel drôle de lord ! Il ne dit pas« oui », il ne dit pas « non ». Il s’inclinadevant Zonzon ; il tourna sur les talons et… une… deux… trois…il disparut derrière la porte.

– C’est-y, demanda Kiki, qu’il estmuet ?

– Non, fit Zonzon, il rage.

Tant pis pour le lord ! Puisque la tableétait servie, ils bouffèrent sans lui. Kiki mangea les fruits qu’ily avait dans les corbeilles ; il but le vin qu’il y avait dansles carafes ; il croqua les choses qu’il y avait dans lesmachins. Après, il s’aperçut qu’il aurait dû commencer par lehomard qu’il y avait sur de la salade. Il croqua la salade qu’il yavait sous le homard, puis le homard qui restait après la salade,puis un poulet qu’on trouva sur un plat.

Ce qu’il était fier, Kiki ! Assis dans lachaise du lord, il buvait dans le verre du lord ; il setorchait la « gueugueule » à la nappe du lord ; ilavait mis le pyjama du lord et après, comme il était vraimentmilord, il chatouilla sa môme aussi bien que l’eût fait lemilord.

Au moment de filer, Kiki montra qu’ilappartenait réellement au grand monde. Il ne voulut aucun desbibelots qui traînaient dans la maison d’une camarade. Il secontenta de quelques sucreries, histoire de se garnir les poches,et, pour avoir plus de poches, il garda celles qui se trouvaientdans le pyjama du lord. Il prit aussi un peu de pain et, dans cepain, le modèle vraiment curieux d’une serrure.

Puis il dit :

– Au revoir, duchesse…

Pour Zonzon, cette histoire eut la fin qu’ellevoulait. Elle dormit seule ; le lendemain, milord entra. Iln’avait pas d’habit, puisqu’on était au matin, mais il compta sespas, comme s’il l’avait. Il en fit huit.

Il dit :

– Mon môme, je ne veux plus de vô…

– Yes, fit Zonzon.

Il lui remit d’ailleurs plus que son dû. Ilajouta :

– Gâdez, aussi, le robe. Gâdez le mèle.Gâdez tô… Nô, pas le voitioure.

Elle ne dit pas :

– Merci.

Tout de même, il était gentil. Elle vouluttrouver quelque chose. Elle montra les flacons, montra les rubans,montra toutes ces choses fades qui l’avaient emmerdée. Elledit :

– Mon lord, ici, faudrait tenir unelevrette… Nous, vois-tu, on est des loups.

– Yes, fit le lord.

Chapitre 14LA SONNETTE !

Elle n’en avait pas l’habitude, mais pourcette fois, comme Justin son homme en était, elle ne refusa pas.Elle eut même beaucoup de plaisir parce qu’on l’attifa d’une de cesdrôles de robes, à longs voiles bleus, avec des machins blancs aubout des manches, ce qui lui donna, tout de suite, un air degouvernante anglaise. Seulement, son fessard, ce qu’il serraitlà-dedans !

Elle comprise, ils étaient cinq : Justin,son homme, François l’Allumette, Kiki le Boiteux, Gros Jules.D’Artagnan avait promis de venir. Au dernier moment, il envoya samôme : qu’il était malade. Tant mieux, elle ne l’aimait pascelui-là. Ils partirent aussitôt. Il s’agissait d’aller loin, àl’autre bout de Londres, où sont les maisons tranquilles, avec unjardin sur le devant, et des feuillages, tout plein, le long desfaçades.

Comme de juste, ils ne marchèrent pas engroupe. Gros Jules fila devant avec les sacs : les autres, lesmains vides et les poches si plates qu’on n’aurait pas su dire cequ’elles portaient. À cause de son carnaval, Zonzon dut marcherseule. Ils se rejoignirent d’ailleurs plus loin, dans le mêmeomnibus, mais sans se reconnaître. Même que Zonzon faillit gâtertout, tant elle les fit pouffer, avec ses mines d’Anglaise dégoûtéede se trouver avec des gens de leur sorte.

Aussitôt arrivés, ils redevinrent sérieux. Illeur restait une demi-heure ; ils ne firent pas comme cesmaladroits qui se dénoncent en rôdant, par les rues, avantl’ouvrage. Ils savaient ce qu’ils voulaient. Ils avaient toutprévu. Ils s’étaient entendus avec Louis-le-Cocher, un anciencopain, dont la voiture passerait les prendre la demie après une,pas plus tôt, pas plus tard. En attendant, ils se dispersèrent, leshommes, par deux, dans des tavernes, Zonzon de nouveau seule et àla rue. Le temps lui parut long : les gens avaient l’air de sedire :

– Que fait donc, si tard, cettegouvernante ?

À minuit, ils se retrouvèrent. Ils avaient uneheure et demie, juste le compte. Tout se passa comme ils l’avaientprévu. La maison était vide. On n’entendit pas de chien. Grâce àleurs serrures de sûreté, les portes s’ouvrirent, pour ainsi dire,d’elles-mêmes.

Eux là-dedans, Zonzon dut veiller au dehors.On lui avait expliqué : elle n’avait qu’à se promener, voir sipersonne n’arrivait et, au besoin, comme une domestique qui sedépêche, sonner une fois s’il venait un agent, deux fois pour deuxagents, tout un carillon, s’il en survenait plusieurs. Le reste,filer ou se défendre, ça regardait les hommes.

Elle eut tout le temps de se dire :

– Merde, merde, ce que jem’emmerde !

Dans ces rues, passé minuit, il ne passejamais personne. Il ne passe qu’un type ; elle crut un instanten tirer son profit pour s’occuper : c’eût été drôle, mais cen’était pas le moment.

La demie après une, en même temps ques’amenait la voiture, un gros sac silencieux sortit sur un dosd’homme, puis un deuxième, puis encore deux : chacun avec lesien. Après il en vint un cinquième qu’ils durent traîner à quatretant il était lourd. Ils avaient calculé juste : les tiroirss’étaient gentiment ouverts, l’argenterie se trouvait en place et,pour le coffre-fort, il n’avait pas fait plus de manière qu’il nesied à un honnête coffre-fort de bourgeois.

Les femmes, ça n’est jamais sérieux :pour que ce fût tout à fait chic, Louis avait attelé sa plus bellevoiture et mis sa livrée de gala. Les colis en place, ils allaients’embarquer, quand Zonzon, dont les doigts s’étaient enragés à nerien faire, voulut de toute force faire quelque chose. Elledit :

– Zut ! je vas sonner à l’agent.

Ils pensaient à la retenir qu’elle filaitdéjà. Elle tira un gros coup ; puis un autre, puis tout uncarillon, et avec tant de force que des fenêtres auraient pus’ouvrir.

Quand même, grâce aux chevaux, on détala àpoint. Avant le jour, ils étaient au cercle pour se partager lesballots. En plus de sa part, Zonzon reçut, en cadeau, un lot dechemises que Justin avait réservées pour elle. Ils furent tousd’accord : malgré la sonnette, elle leur avait rendu un fameuxservice.

Ce jour-là, tant il était content, son homme,au dodo, lui apprit quelque chose qu’elle n’avait jamais su.

Cela n’avait aucun rapport : ilsappelèrent cela : « Sonner à l’agent. »

Chapitre 15CHICHE

Ils avaient combiné la partie entre eux, lescinq de l’autre jour : Zonzon, Justin son homme, François quila voulait toujours, Gros Jules, Kiki.

– Pas de femmes ! avait ditZonzon.

Quant à D’Artagnan, il avait été malade pourl’ouvrage, il n’avait qu’à crever pour la fête.

On avait rigolé dès le chemin de fer. On avaitchanté ! On s’avait baigné dans la Tamise – et Zonzon lapremière, même que François avait juré :« Mazette ! » en lorgnant de si près sa balafre surle ventre. Après, pour prouver, elle avait pompé, à elle seule, levin qu’il y avait dans trois bouteilles ; puis on avaitdîné.

Arrivés dans ce pré, ils firent ce que Zonzonproposa :

– Si qu’on faisait la vache ?

Ils s’étalèrent.

Il faisait chaud, il y avait de l’ombre. Ilsétaient un peu gris. Depuis son « Mazette », Françoissemblait bouder :

– Hé ! la môme ! fit tout àcoup François.

Zonzon, sur le dos, suçait une orange. Elleavala son jus :

– Tiens ? Tu renais ?… Qué qu’ya ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il avait sonidée. Il fit signe aux autres :

– Attention ! on va rire.

Puis il revint à Zonzon.

– Rien.

– Alors, pourquoi que tu mesonnes ?

– Je n’te sonne pas, dit François. Maisje pense que nous sommes, ici, quatre…

– Cinq ! rectifia Zonzon.

– Oui, cinq, si je te compte. Mais jeparle des hommes.

– Dis donc ! fit Zonzon. C’est-y queje n’vaux pas mon homme ?

– Voire… dit François.

Il en resta là. Il prit unecigarette :

– Hé, Jules, du feu !

Ce fut Zonzon qui revint :

– Dis donc, François, qué qu’c’estqu’t’as voulu dire avec ton « voire ».

– Moi ? s’étonna François. Rien.

– C’est-y, insista Zonzon, que je nevaille pas mon homme ?

– Voire… dit de nouveau François.

Du coup, elle se cala sur son derrière. Lesautres rigolaient. Elles les regarda tous :

– Vous saviez bien que je n’ai pas peurd’un homme, ni d’deux, ni d’trois, ni d’quatr’, tas de fainéantsque vous êtes.

Elle se fâchait : cela prenait bien. Ilspouffèrent. Puisque François avait commencé, c’était à François àpoursuivre :

– Oh ! je sais ; quant auxbras, tu les as solides ; mais pour le reste !

– Le reste, s’étonna Zonzon. Quelreste ?

– Tout, expliqua François. Unesupposition que l’aut’jour, au lieu de rester dehors, tu nousaurais suivis. Qui qu’t’aurais fait ?

– Bé !… comme vous autres. J’auraisrempli les sacs.

– Bon. Une supposition qu’au lieu deveiller à l’agent, t’aurais pu, comme nous, rencontrer cet agent.Qué qu’t’aurais fait ?

– Tu parles trop !… En tout cas, pasdécampé, comme vous l’auriez peut-être fait, tas de fainéants quevous êtes !

– Il est quelquefois plus dur de fuir,observa François… Mais une supposition qu’au lieu d’être ici lestrois fainéants qu’tu dis et ton homme, nous le soyons tous quatre,ton homme. Qué qu’tu ferais ?

– Moi ! fit Zonzon.

– Oui, qué qu’tu ferais ?

– Mais… j’ferais avec quatre, ce que jefais avec un.

– Voire, dit François.

Ils éclatèrent, et Justin plus haut que lesautres. Tout de même, après réflexion, il parut inquiet :

– Écoute, vieux, c’est pas des choses àdire. Et toi, Zonzon, fourre ta langue dans ton orange !

– T’es bon, toi ! dit Zonzon.

Elle se tourna vers François :

– Ne blague pas. C’est-y que tu prétendsque je n’pourrais pas être la femme de quat’z hommes ?

– Heu ! douta François.

– C’est-y qu’tu crois que je n’serais pasd’force ?

– Heu ! répéta François.

– C’est-y que tu veux dire que j’enaurais, avant vous autres, mon compte ?

– Heu ! dit encore François.

– Eh ! bien ! fit Zonzon,chiche !

Elle était sautée debout.

Quand Zonzon avait dit :« Chiche ! » c’était aussi grave que si elle avaitcraché par terre, en jurant :

– Que j’en crève.

Tout de même, il rigola :

– Chiche quoi ?

– Chiche, déclara Zonzon, que vous êtesquatre, et que je tiens le coup.

Alors, c’était sérieux ?

– En ce cas, dit François, il nous resteà nous mettre aux ordres de Madame. Si, bien entendu, Justin lepermet.

– Permet ou pas, dit Zonzon. Et puisquet’as commencé, tu passeras le premier. Et tout de suite !

– Bon, bon, fit François, en traînant dela voix.

Chapitre 16NIAISERIES

Comme il passait des bourgeois, Kiki, lesmains en poche, traînant la patte, alla leur demander si des foisils ne savaient pas l’heure. Ils décampèrent tout de suite. Ilrevint en rigolant avec sa bonne gueugueule.

– Bin vrai, ce que je leur ai fichu lapepette.

– Dis donc, protesta Zonzon quis’appelait Pépette.

Ils rirent.

C’était à la campagne, avec les quatre del’autre jour. Il y avait tout près la sale eau jaune de laTamise : elle était bleue. Il ne faisait pas chaud. Il nefaisait pas froid. Il faisait doux comme dans l’âme d’une petitefille. Ils s’amusaient.

Zonzon jouait aux cartes. Elle avait gagnétrois sous à son homme : elle était fière.

Cette fois, ce fut Gros Jules.

– Hé, la môme.

– Ah non, fit Zonzon, pas aujourd’hui. Jene monte plus à l’arbre, je m’amuse…

– S’agit pas d’arbre, dit Gros Jules.

– Vas-y alors, dit Zonzon.

– Je pense, fit Gros Jules, bien entenduen te comptant, que nous sommes ici cinq… cinq hommes.

– À la bonne heure, accepta Zonzon.

– Comme homme, dit Jules, tu as beaucoupde choses : tu en as même que nous n’avons pas.

– Ça m’regarde, fit Zonzon.

– Mais, continua Jules, de ces choses, ilen est une que nous avons et que tu n’as pas.

Zonzon devint sérieuse.

– Dis donc, Jules, pour ce que tu veuxdire, je n’y pense pas aujourd’hui : je m’amuse.

– Si, fit Jules, tu y penses puisque tuen parles. Mais moi je n’y pensais pas. C’est pas d’ça que jeparle.

– Alors de quoi c’est-y ?

– Je parle, dit Jules, d’autre chose quetu n’as pas et que nous avons.

– Par exemple ?

– Par exemple, expliqua Jules,l’intelligence.

– L’intelligence ? fit Zonzon.

– Oui ; je veux dire la malice.

– Faut voir, fit Zonzon.

Jules prit les cartes en bloc. Il les tendit àZonzon.

– Pourrais-tu, avec tes dents, mordre àtravers toutes ces cartes. Zonzon prit le paquet et, du coin de labouche, essaya comme quand on croque quelque chose dur.

– Non, fit-elle. Je me tordais la gueule.Et toi ?

– Moi, fit Jules, voici.

Il prit une carte et mordit ; il en pritune autre, puis une autre…

– T’es bête, dit-elle.

Elle choisit l’as de pique.

– Et toi, pourrais-tu, à travers cettecarte, m’embrasser sur les lèvres.

Jules tourna en retourna la carte :

– Non.

– Moi bien.

Avec ses doigts, elle fit quelque chose à lacarte : il vint un petit trou.

– Par là, dit-elle.

– Bravo, Zonzon !

Il rit. Tous rirent. Elle riait comme unerose.

… Il est bon d’oublier parfois qu’on est desmômes et leurs maquereaux.

Chapitre 17LE SIFFLET

Ils n’avaient pas amené Zonzon, encore moinsinsisté auprès de D’Artagnan qui préparait sa blague :

– Je suis malade.

L’affaire était simple, comme on eût dit unevisite de rien, histoire de vérifier que les pendules marquaientl’heure et que l’argenterie pesait son poids. La veille, Kiki avaitfait son dernier tour : combien de portes, comment lesserrures, où les pièges que des poteaux signalaient autour de labaraque ? La nuit, aussi, était bonne : de la lune,peut-être un peu trop ; par contre, dans les arbres, ce grandvent qui avale à lui seul tous les autres bruits. D’ailleurs, ilsn’avaient pas à se gêner ; la maison était vide et, dans leschamps, il n’existait que celle-là, aussi loin que portait lalune.

Ils entrèrent à trois : Kiki-le-Boiteux,Gros Jules et François. Justin, qui n’était pas fort, resta dehorspour faire le guet.

Ils eurent à peine besoin de chatouiller laserrure. Ils étaient dans le vestibule et préparaient la lumière,quand, du côté de Justin, un coup de sifflet les avertit :

– Attention, y a du monde.

Puis un plus long :

– Attention, y en a trop !

– Ça c’est bête, grogna Kiki.Décampons.

Il semblait furieux, mais resta calme. Il nese hâta pas : il prit en main son revolver, alla en boitant,jusqu’au fond du vestibule, crocheter une porte. Puis ilappela :

– Venez, gn’a personne.

On voyait le jardin. Ils s’engagèrent, à lafile, sous une allée de petits arbres avec des fruits. Même quec’était des poires. À cause des pièges, Kiki venait devant, l’œilsur tout.

À mi-chemin, il souffla :

– C’est tout de même drôle qu’on ne voitpersonne.

Au contraire, c’était assez naturel, vu qu’onavait sifflé, non du côté du jardin, mais du côté de la route.Pourtant, à cause de ce mot, puisque aussi bien il y avait dumonde, ils auraient aimé autant le rencontrer tout de suite. Etpuis on devait les voir, en plein, par cette sacrée lune !

Ils arrivèrent au bout du jardin, où s’étalaitun peu d’ombre à cause d’un mur. Kiki connaissait le mur. Ildit :

– Je vas voir de l’autre côté.

Il s’aida par les épaules de Gros Jules,regarda à ras du faîte, ensuite plus haut, puis sauta par-dessus.Les autres l’entendirent retomber et dire :

– Zut ! gn’a toujourspersonne !

Qu’eurent-ils besoin alors de se hâter commeils le firent ? Se bousculant tous trois, ils se hissèrent, enmême temps, pour passer de l’autre côté ; ils virent qu’eneffet, il n’y avait personne, et alors, devant cette garce decampagne, sous cette diablesse de lune, ils eurent peur.

Ils restèrent une grosse minute àpenser :

– Nous sommes fichus.

Après, ils se reprirent, et Gros Jules, leplus calme, en était à demander si, avec leurs sifflets, ilsn’avaient pas eu la berlue, quand il y en eut un nouveau, très longcelui-là, mais beaucoup plus loin.

– Zut ! fit Kiki.

On ne s’expliqua jamais ce qu’il prit alors àKiki. Ayant combiné l’affaire, il avait le droit d’être nerveux,mais ce n’était pas une raison pour détaler, comme il le fit, encriant :

– Zut !

Sur l’instant, François et Gros Jules neraisonnèrent pas tant. Ils dirent :

– Si Kiki file, c’est qu’il a des motifsde filer.

Ils filèrent derrière lui. Après ils nepensèrent qu’à une chose : filer encore plus vite.

Ce fut, ils durent l’avouer, une fameusepanique : Ils traversèrent un pré. Ils passèrent par-dessus unpont. Ils aperçurent un étang ; Dieu sait où ils seraientarrivés, si le Boiteux, qui galopait, à sa manière, en sautant sursa bonne jambe, ne se fût brusquement embarrassé dans la mauvaise,puis étalé par terre. Clair comme il faisait, les autres le virentétendre les mains, piquer de la tête, puis plonger. À la mêmeseconde, il y eut un coup de feu. En tombant, Kiki venait de fairepartir son revolver.

Il aurait pu se blesser. Heureusement, il nese plaignait pas de mal. Quand Jules et François le rejoignirent ilse ramassait, déjà, et disait :

– C’est mon bibelot qu’a pété.

On trouva un peu de boue sur sa maingauche.

Kiki, d’aplomb, cet accident eut ceci debon : il leur avait coupé la frousse. D’ailleurs, après cecoup, s’il y avait un danger, il aurait dû se montrer et il ne vintpersonne. Mais, alors, pourquoi Justin avait-il sifflé ?

Kiki s’était mis à l’écart et semblaitréfléchir. Gros Jules lui dit :

– Si on allait voir ce que devientJustin ?

– Allez vous deux, dit Kiki, je crois queje me suis fait mal à la jambe.

Ils n’eurent pas besoin d’aller loin. En pleindans la lune, Justin accourait :

– Eh bien ? cria-t-il.

Ne les voyant pas sortir, il était entré dansla maison, avait traversé le jardin, franchi le mur. Oui, il avaitentendu le revolver ; non il n’avait pas sifflé.

– Je n’ai même pas entendu qu’onsifflât.

Alors quoi ?

Quoi ? Ils ne tardèrent pas à lecomprendre : ils avaient été bêtes, car tout là-bas, en mêmetemps qu’un nouveau coup de sifflet, ils reconnurent cette fois legrondement d’un train qui roule. Mille dieux ! Ce qui lesavait effrayés, ce qui les avait lancés comme des pleutres,c’était, tout bonnement, le sifflet d’une locomotive.

– Bin vrai, dit Gros Jules, ce que leBoiteux va nous en faire une tête.

Ah oui ! il leur en faisait unetête ! Il ne les avait pas attendus. Quand ils arrivèrent, ilse gondolait par terre. Il trépignait des jambes, il jetait lesbras, il se tenait le ventre, tant il avait du plaisir. Ilsdevinèrent d’un seul coup : il savait, lui, qu’il passait unchemin de fer. Il s’était moqué. Son « décampons », sagalopade, son revolver, tout cela, de la frime pour leur flanquerla frousse.

Tout de même, ils auraient pu se fâcher !Gros Jules, qui était susceptible, dit :

– Mon P’tit, ce n’est pas à faire.

Et Joseph commença :

– Tu sais, mon vieux…

Mais Kiki continuait de si bon cour que, toustrois à la fois, ils éclatèrent.

Après, ils pouffèrent encore plus, parce quese tenant toujours le ventre il leur faisait une drôle de grimace,un œil fermé, la bouche ouverte et les fixait ainsi.

Ils ne virent pas tout de suite qu’il étaitmort.

Chapitre 18LE CHAT

Mon chat ! cria Zonzon.

Quand Zonzon avait dit : « Monchat », on savait bien lequel, mais on faisait mine de s’yméprendre :

– Oui ! oui ! Zonzon, tonchat…

Et elle rageait.

Pourtant, cette fois, on n’eût pas besoin deblaguer. Elle bouillait d’avance. Elle avertit :

– Le premier qui rigole, à cause deGustave, je lui tords la gueule.

Qu’un chat s’appelât Gustave, c’était déjàcurieux. Pour celui de Zonzon, ce l’était plus, car, à l’examinerde près, Gustave aurait pu s’appeler Augustine. Elle aimait bienson Gustave ! Elle l’avait amené d’en France. Sur le bateau, àcause des gabelous, elle avait dû le cacher sous sa jupe. Mêmequ’aux premiers mois, elle avait pu montrer, où les cuisses setouchent, cinq marques très rouges que Gustave n’y avaitcertainement pas mises avec sa langue.

Alors ce qui l’enrageait, c’est que tantôt, enrentrant, Gustave qu’elle avait laissé en édredon au pied du lit,ni au pied du lit, ni en dessous, ni nulle part, elle n’avait plusretrouvé son Gustave.

François était son homme. Il n’était pas là.Mais il y avait Valère qui l’aimait toujours bien. Ildit :

– Alors, Zonzon, ton chat, c’est-y qu’ila filé ?

– Non, fit Zonzon.

– Alors c’est-y qu’il a sauté par lafenêtre ?

– Non, fit Zonzon.

– Alors c’est-y qu’il s’a faufilé entretes jambes ?

– Non, fit Zonzon.

– Alors ?…

– Alors, déclara Zonzon, celui qui me l’apris, je l’emmerderai dans la gueule.

Puis elle partit.

Croire qu’à travers une porte, on vous prendun Gustave, ce sont des lubies de Zonzon ! Et pourtant, oui.Le lendemain, en rentrant, elle retrouva son Gustave, cloué sur laporte, ou plutôt ce n’était plus Gustave : ce n’était que sapeau, avec les quatre pattes et la tête qu’on avait laisséesaprès.

François son homme l’accompagnait ; cequ’elle pensa, il n’en aurait rien pu voir. Il crut :

– Zut ! ce qu’elle va en faire deshistoires !

Et pas du tout. Elle ne sacra même pas. Elledécrocha le peau, la retourna, regarda comment qu’on avait fait.Elle dit :

– Pas malin, c’est de la saleouvrage.

Le soir, quand elle revint au Cercle,on vit, tout de suite, que si elle n’avait pas oublié son Gustave,du moins, elle s’en fichait. Elle devait avoir bu pas mal de gin.Elle était rouge. Elle se tenait mal d’aplomb. Ellecommença :

– Dites donc, mon chat…

François n’avait rien dit. Ils rigolèrent,comme elle :

– Oui, oui, Zonzon ! Ton chat !C’est-y que tu l’as retrouvé, ton chat ?

Elle rit plus fort :

– Non, que j’vous dis. Et vous ne savezpas ce qu’on a fait de mon chat ?

Et eux, pour continuer la blague :

– Si, si, Zonzon ; on sait bien ceque l’on peut faire à ton chat.

Elle se tordit :

– Et c’est-y que vous voulez voir monchat ?

Et eux, encore plus fort :

– Oui, oui, Zonzon, oui, oui.

Ils crurent vraiment qu’elle allait. Elle setroussa, attrapa quelque chose et vlan ! avec sa tête et sespattes leur lança la peau de son chat.

Mince de fourrure ! Ce n’était pas cellequ’ils attendaient. Elle dut s’asseoir tant elle riait. Elledit :

– C’est pas un de vous qui arrangerait simal mon pauvre chat ?

Ils éclatèrent encore :

– Oh ! non, Zonzon, ohnon !

– Non !

Elle fit, tout à coup, celle qui devientsérieuse. Elle les regarda l’un après l’autre : Valère, Louis,D’Artagnan… à leur brûler les yeux.

Puis elle pouffa.

Ce qui survint par la suite n’eut avec la mortde Gustave aucun rapport. Il se passa bien des choses. De François,elle eut le temps d’en revenir à Valère, le quitta, lui revint.Elle vécut ses huit jours chez le lord, Kiki mourut.

Un samedi soir, à la rue, son homme luidit :

– Tu sais, pour ce que nous ferons cettenuit, pas la peine : nous irons sans toi.

Elle savait quoi. Elle dit :

– Tant mieux.

Et Valère, en s’éloignant, eut le temps de lavoir qui aguichait son premier type.

Pour les hommes, l’affaire était simple :quelques broches, un peu d’argent, une vieille qu’il ne fallut mêmepas étourdir, puisqu’elle s’évanouit toute seule.

Ils étaient trois : Valère, l’Allumette,D’Artagnan qui, pour cette fois, avait tenu parole. Les paquets àla rue, Valère et l’Allumette attendaient quand ils s’avisèrent queD’Artagnan tardait bien à sortir. Ils rentrèrent et, dans levestibule, ils le trouvèrent, le nez sur les dalles, plus évanoui,s’il se peut, que la vieille. Il soufflait comme un cochon. Ilsl’emportèrent, comme ils purent. Ce ne fut que plus loin qu’ils luidécouvrirent, entre les côtes, un trou, juste assez près du cœurpour dire qu’on l’avait raté.

Que s’était-il passé ? Ils n’avaient rienvu, D’Artagnan non plus. Il s’en expliqua un peu : au momentde sortir, quelqu’un l’avait tiré par les jambes, couché par terre,frappé par tout le corps, puis piqué, sous les côtes, avec quelquechose de dur. Ce ne pouvait être la vieille. Alors qui ?

D’Artagnan chez lui, Valère et l’Allumetterevinrent au Cercle en parler aux amis. Zonzon lesattendait. Elle était contente ; elle venait de finir sonquatrième type, ce qui, pour une soirée, n’était pas mal.

Ils dirent :

– Ce n’est pas tout ça, Zonzon.Figure-toi…

Ils racontèrent leur histoire. Elle écouta.Mais elle n’aimait guère D’Artagnan ; peut-être pensait-elle àdes propres affaires. Elle répondit ce qu’on répond :

– C’est le chat…

Chapitre 19FRANÇOIS L’ALLUMETTE

Rien qu’à le raconter il se tenait encore toutchose.

S’il aurait su… Qu’il ne s’attendait pas.Qu’il entrait comme ça pour voir. Qu’il avait faim. Qu’son Mouton,vous savez, il était malade. Qu’avec Zonzon on crevait dans ladèche… Qu’alors un coup à faire…

Qu’c’était dans une église. Qu’il avait prisune chaise. Qu’à genoux, il faisait l’hypocrite. Qu’y gn’avaitlà-t-une môme. Qu’il la guettait : V’là m’n affaire !

Qu’il s’était glissé tout près. Qu’elle tenaitfermées ses mirettes. Que ses cils, y se retroussaient, comme siqu’on avait passé dessus de la pommade. Qu’elle en avait unemignonne de bouche ! Puis un mignon de nez, puis des mignonnesde joues ; qu’on aurait dit-z-un ange. Qu’on voyait bienqu’elle récitait une prière. Qu’elle embaumait la fleur.

Qu’à la flairer, il avait senti remuer quelquechose : qu’on n’a pas toujours été l’Allumette ; qu’ondisait « Le petit François » ; qu’on a, commecelle-là, sucé son catéchisse…

Qu’il s’était mis à se bouffer les ongles,comme quand on regrette.

Qu’il était vite à flamber ; que Zonzon,il est vrai, en montrait du fessard : que son Mouton comme pasune s’entendait à vous trousser son homme, mais que celle-ci,acré ! ce n’était pas ces manières !

Qu’elle avait levé les yeux : qu’onvoyait là-dedans du bleu, qu’il vint là-dessus le brillant d’unelarme. Qu’il avait pensé à des choses… Qu’il avait dit : BonDieu serait-y vrai que t’es pas un salaud puisqu’on rencontre detes anges ?

Qu’en ce moment, elle faisait le manège decelle qui part. Qu’elle fit sonner sa trousse ; qu’il lasuivit. Que dans la rue gn’avait personne. Qu’y s’avait dit :François, t’as faim, pense à ton affaire.

Qu’on aurait cru une petite fille. Qu’elleavait en marchant un léger pli dans la hanche. Qu’il n’aurait pasvoulu dire : Ce qui bouge là-dessous c’est de la cuisse. Qu’ys’avait répété : Tout de même, François, n’oublie pas tonaffaire !

Qu’il avait passé devant. Qu’à prier deslarmes, fallait rudement qu’elle se trouvât dans la peine. Qu’ilécoutait trotter ses bottines. Qu’il pensait à ses petons !Qu’il pensait à ses yeux ! ! Qu’il ne trouvait plus saforce, qu’il n’était pas un lâche, qu’y s’avait retourné :Mam’zell… c’est-y qu’à un pauvre vous donneriez l’aumône ?

Qu’elle lui avait donné. Qu’il avait fui commeune bête. Qu’il avait mis ses lèvres dessus. Que c’était unshilling. Qu’on pouvait le voir. Qu’il le garderait toute sa vie.Que c’était le shilling d’un ange. Que mille dieux ! lepremier qui rirait, il le lui casserait dans la gueule…

Chapitre 20LE VASE BRISÉ

Il y a des jours : qu’on mette sa main àdroite, qu’on mette sa main à gauche, c’est partout dans la merde.Ce matin, un beau vase qu’elle aimait, Zonzon voulait le changer deplace et vlan ! le vase s’ouvrait en six morceaux, parterre.

Cet après-midi, un type lui promet :

– Yes, je te donnerai six couronnes.

Et au lieu de six, il n’en lâche quetrois.

Et voilà qu’à l’instant, dans cette petiterue, pour aller au Cercle, elle rencontrait qui ? Cettevieille bique, ce sale chameau, cette putain à perruque de Betsyl’Angliche.

Zonzon, on s’en souvient, détestait Betsy.Depuis l’histoire du portefeuille surtout ! Et puis l’Anglicheétait trop maigre, maigre à dire que son derrière ressemblait plusà une assiette qu’à un véritable derrière. Si c’est pasdégoûtant ! Et puis pendant des mois, elle avait été la môme àD’Artagnan qui ne voulait pas de Zonzon, et puis elle avait desdents en toc, et puis s’il fallait dire tous les« pourquoi » on déteste les gens. Il y en avait unpourtant, mais celui-là, elle ne le disait guère : c’est qu’onlui avait dépiauté son Gustave et qu’on l’avait dépiauté justeaprès l’histoire du portefeuille, pendant le temps que cette garcevivait avec ce D’Artagnan qu’elle ne supportait pas.

Alors, après des semaines sans la voir, larencontrer un jour à merde, et dans cette ruelle où il y avait àpeine de la place pour une seule : mille dieux, son sang nefit qu’un tour.

Sale Angliche ! De près, elle lui parutencore plus maigre.

Zonzon se campa :

– C’est-y pour te fiche de moi que tu temets en travers de ma route ?

L’Anglaise ouvrit sa bouche toute remplie defausses dents :

– How ?

Quoi How ? Les mains de Zonzon partirenttoutes seules lui apprendre, par le cou, à répondre« how ». Elle serra une bonne fois.

– C’est-y, recommença Zonzon, pour tefiche de moi ?…

– No !

Quoi No ? Zonzon serra une nouvellefois :

– Alors, c’est-y pour te fiche demoi ?

Cette fois l’Anglaise, sans répondre, ouvritplus grande la bouche, ce qui rendit Zonzon encore plusfurieuse :

– Chameau, c’est-y à manger ton foin quet’as avalé ton râtelier ?

Et une fois pour les autres, ce que Zonzonavait sur le cœur, Zonzon le vomit par la gueule.

Sale Angliche ! Que c’était de sa fauteque Zonzon avait brisé son vase : vlan ! Zonzonl’étendait par terre comme ce vase.

Que c’était sans doute ce salaud de D’Artagnanqui l’avait rendue si plate… vlan, Zonzon lançait le poing où elleétait si plate…

Que c’était une honte de montrer aux gens unsi maigre derrière… vlan ! son pied dans ce derrière.

Et puis, qu’elle était une rosse… Et puisqu’elle était une sale bête… Et puis qu’elle savait bien quelquechose, que D’Artagnan avait eu son tour et que si elle ne foutaitle camp tout de suite, Zonzon l’emmerderait pour de bon à traverssa sale gueule.

Elle allait le faire.

Et voilà, tout à coup, à se laisser secouer, àêtre trop molle pour se défendre, l’Angliche, poussant un drôle de« How », se mit à tousser, puis cracha un de ces machinsrouges, comme en crachent les malades prêts à crever. Zonzon nes’attendait pas à cela. Elle examina Betsy. Elle comprit pourquoi,avec des joues si creuses, on a un derrière qui ressemble à uneassiette et quelque chose remua dans son cœur. Tant pis : àcause de Gustave, elle avait « un chameau » sur lalangue. Elle dut le sortir :

– Betsy, fit-elle, c’est moil’chameau !

Chapitre 21LA CLEF SOUS L’OREILLER

Une fois, on s’en souvient, François guettaune môme qui priait dans une église, ne lui fit aucun mal et, lanuit, revint au cercle en disant qu’il garderait toute sa vie leshilling qu’il avait reçu de cet ange.

Ce fut quelque temps après. Lisette étaitrevenue. Ils avaient eu très faim : un soir il eut la migraineet le lendemain il ne se reconnut plus François : il étaitdevenu Jésus et, de plus, était mort.

Le premier jour, puisqu’il était Jésus, ilvoulut prêcher, en latin comme de juste. Il commença :« Dominus », mais le reste ne vint pas, alors il se mit àpisser par terre pour changer, en vin, toute cette eau.

Le second jour, puisqu’il était mort, ilprétendit que Lisette le couchât au tombeau. Il sacrait :« Tire ma couronne, Madeleine, elle me pique », et duttanner dessus parce que Madeleine pleurnichait : « T’aspas d’couronne, je vais te mouiller un linge sur latête ».

Tout cela, bien entendu, c’était des trucs demaboule. Mais ce qui survint le troisième jour ?

Le troisième, il se trouvait dans son lit. Iln’avait pas gueulé ; qu’il fût Jésus ou bien François, il lesavait, il n’en avait rien dit ; qu’il portât sa couronne, ille gardait pour lui ; quant à pipi, Lisette pouvait le dire,il l’avait fait comme tout le monde, dans un pot.

Seulement voilà :

On devait avoir dépassé le soir, ilsommeillait, quand Lisette, en enlevant sa jupe, alla jusqu’à laporte, en retira la clef et la glissa sous l’oreiller. Les autresjours elle la tournait dans la serrure.

Hé hé ! parce qu’il était malade ?D’abord, il ne l’était pas : ce n’est pas être malade, quandon s’appelle Jésus de sentir des épines en couronne sur la tête.D’ailleurs, sur le moment, il n’en pensa rien du tout. La clef enplace, il regarda Lisette, elle changeait de chemise, et avait unechair bien chaude : simplement il fit de la place pour qu’ellene se blessât pas à ses épines et recevoir près de lui sa Lisettedont il aimait la chair bien chaude.

Un peu plus tard, comme Lisette dormait, ilfut obligé de songer à cette clef. Lisette dormait, et tantôt elleavait glissé la clef sous l’oreiller. Lisette dormait et hier, ils’en souvenait, puis d’autres jours, elle avait aussi glissé laclef sous l’oreiller… Du reste, qu’elle l’eût glissée ou non, ça nel’empêcherait pas de dormir. Il ferma les yeux, il les tint ferméscinq minutes…

Pourtant cette clef… cette clef sousl’oreiller… Encore si elle l’avait glissée comme on glisse un clef.Non ! Elle l’avait glissée un peu comme une voleuse, un peucomme une sournoise, un peu comme si elle ne voulait pas qu’il vità quelle place elle glissait cette clef sous l’oreiller.

D’ailleurs, elle était naïve. Il pensa :« Si elle ne veut pas que je la trouve, pourquoi glisser tousles soirs, à la même place, cette clef sousl’oreiller ? »

Mais à peine eut-il prononcé : « queje la trouve », que puisqu’il l’avait trouvée, il eut besoinde prendre cette clef. Et cette clef il devait la prendre, noncomme on prend une clef, mais un peu comme un voleur, un peu commeun sournois, un peu comme un qui ne voudrait pas qu’on le vît,pendant qu’il prendrait cette clef qu’on avait glissée sousl’oreiller.

Lisette dormait, la clef se trouvait sous satête. Il remua le pied, elle ne bougea ; il compta jusqu’àcent pour être sûr, il reprit jusqu’à cinquante. Il était si tendu,que si Lisette avait bougé, il eût sauté dessus pour reprendre,même à une morte, cette clef glissée sous l’oreiller.

Elle y était la clef ; il mit la maindessus, tira pour l’avoir et voilà qu’en tirant, au bout de laclef, il amena un anneau, au bout de l’anneau, l’œil d’une autreclef qu’avec la première, elle avait glissée sous l’oreiller.

Tiens, pourquoi deux clefs ? Lisettedormait. Il se leva, il fit ce qui lui parut nécessaire, puisqu’aulieu d’une, il avait trouvé deux clefs sous l’oreiller. La premièreservait pour la chambre, il sortit de la chambre. La seconde… ildescendit très vite, parce que la seconde, c’était celle de la ruequ’avec celle de la chambre elle avait glissée sous l’oreiller.

Une fois à la rue, il oublia cette histoire declef. Il ne passait personne : aller à droite, ou bien àgauche, puisqu’il était sorti, il était libre. Mais à peine eût-ilfait trois pas vers la droite, qu’il eut besoin de faire trois pasvers la gauche, puis de nouveau vers la droite, puis de nouveau…Finalement, à tourner ainsi et retourner, il revint devant saporte, et se planta.

Et c’est alors que survint la chose. Ce n’estpas pour rien qu’on sent des épines dans la tête, qu’on a vu saLisette cacher des clefs, qu’on les a prises et que, d’abord àdroite et puis à gauche, on se retrouve devant sa porte. La rueétait une de ses rues où les gens, quand il fait chaud, prennent lanuit le frais par terre. Il faisait chaud. Peut-être ne lesavait-il pas vus, mais dans cette rue où tantôt il ne passaitpersonne, il se bousculait maintenant plein de gens. Les uns leregardaient, et les autres, quand il se tourna, mon Dieu oui, aussile regardaient. Il y en avait dont il pensait : « V’làZonzon ! V’là Valère ! » ; d’autres dont jamaisil n’aurait su découvrir le nom ; il y en avait même deux dontil se dit : « Qu’est-ce qu’ils viennent fout’dans not’rueces rupins ? »

Et tous, rupins ou pauvres, le regardaient, lemontraient du doigt, avaient cet air de méchante bête que l’on aparce que l’on est des hommes, parce qu’on a tanné sur sa môme,parce que, faim ou pas faim, il y a des jours où, contre lesautres, il faut « penser à son affaire ».

Pourtant lui ! Un soir, dans une église,il n’avait pas pensé à son affaire. En récompense, il avait reçu unshilling de cet ange ; en récompense il sentait une couronned’épines sur la tête. Alors ces gens, il aurait voulu leur donnerquelque chose : par exemple à caresser, et pour rien, sa môme,ou bien à toucher son shilling, ou mieux prendre une de ses épines,et leur sortir de son cour un mot, qu’après on n’aurait plus été desales bêtes, ni de pauv’femmes à mioches, ni des âmes à goguenots,ni des crapules comme ces deux là-bas, dont ce n’était pas la fautes’ils se fichaient de lui en se tapant sur les fesses.

Ce mot, il l’aurait trouvé, il préparait déjàson geste, mais à ce moment on le prit par l’épaule, il reconnutLisette qui pleurait de ne l’avoir plus trouvé dans la chambre.

C’est vrai : il se vit alors tel qu’ilétait : entre ces gens qui riaient, avec ses deux clefs et nuparce que tantôt, à se frotter à sa môme, il avait tiré sa chemise.Il fit, comme s’il s’agissait d’une blague : « Messieurset dames, c’est pour avoir l’honneur de vous remercier », maisil ne s’agissait pas d’une blague : sa couronne, il laportait ; pendant une minute, il avait senti quelque chose dece qui a fait de l’autre à la couronne, un homme au-dessus de tousles hommes.

Quand il fut là-haut, il le dit à sa manière.On le roula de force sur son lit, on le lia qu’il eût à se sentirtranquille. Il se débattit :

– Mais nom de Dieu, puisque je vous disque je suis Jésus…

Chapitre 22LE CANDIDAT

Il ressemblait à Kiki le Boiteux, mais en plusgrand, et il ne boitait pas. D’ailleurs, il était roux. Et puis ilportait une pelisse. Il dit :

– Bonsoir Zonzon.

Elle s’étonna :

– Tiens, c’est-y que tu m’connais.

– Mais oui, qu’il fit, et puis sais-tuque j’te gobe ?

– Y a moyen, dit Zonzon.

Ils allèrent. Il paya bien. Ce fut la premièrefois.

À la seconde, il avait un accroc dans sapelisse. Il semblait triste. Il dit :

– Bonsoir Zonzon.

Elle dit :

– Ah toi ! C’est que tur’viens ?

– Oui… non… qu’il fit. Je n’ai pas degalette.

– Alors zut.

Il la retint :

– Zonzon, fit-il, depuis l’temps que jete gobe… Alors comme ça, si parfois t’avais besoin d’un petithomme…

Elle se mit à rire. Elle le regarda dans sapelisse ; il avait aussi un chapeau.

Elle dit :

– T’es rien maboule ! Depuis quandc’est-y qu’on accouple à Zonzon une bête à fourrure. T’es de tonmonde ; moi du mien. Bonsoir.

– Bonsoir, qu’il fit.

À la troisième fois, il avait toujours sapelisse, mais plus de chapeau : une grosse casquette. Ilmarchait dégagé.

– Bonsoir Zonzon.

– Ah toi !

Elle sortait de l’hôtel : un type dontelle avait gardé la montre. Il cligna vers le haut :

– C’est-y que la place serait encorechaude ?

Elle répondit :

– Ça te dégoûte.

– Oh non, si c’est toi qui me la rendraplus chaude.

Il avait de la galette.

Dans la chambre il dit : « Vienstout près Zonzon ». Avec ses doigts, par-dessus la robe, il sepromenait partout. Puis il fit :

– Laisse-moi croire que je suis ton petithomme.

– Alors, ça te tient toujours ?

– Oh oui.

C’est vrai qu’il se dépensa en véritable petithomme, pas un brutal, comme il y en a, pas très fort non plus, maisdoux avec des caresses en chatouilles, plus à donner qu’à prendrele plaisir. Cela tombait bien : depuis huit jours elle étaitveuve. Elle roucoula :

– Chéri je t’em…

Ensuite elle dit :

– On croirait vraiment que tu t’y prendspour du vrai.

Il releva la tête :

– Peut-être bien, qu’il fit.

Après, elle voulut partir. Ilsupplia :

– Reste Zonzon. Laisse-moi croire uneminute que je suis ton petit homme. Tiens, comme ça ; mes brasà ton cou, ma joue ici. Et puis je vais un peu dormir.

Il s’arrangea, comme il l’avait dit. Presqueaussitôt il s’endormit. Vraiment oui, il était gentil, avec sa têtecomme d’un gosse sur sa poitrine. Tout de même cela l’ennuyait.Elle toussa pour voir s’il dormait, il ne bougea pas d’unepaupière. Alors ce fut plus fort que tout : elle dut se lever,pour faire un petit tour du côté de la pelisse.

Dans une poche à l’intérieur, elle ne trouvarien ; dans une autre, un peu de tabac ; dans latroisième elle sentit quelque chose : on aurait dit unemontre. Elle pensa : quelle drôle de place. Elleregarda : oui, c’était une montre. C’était même,pardieu ! la montre qu’elle avait chipée à l’autre type.

Elle marcha vers le lit.

– Sale voleur !

Elle vit ainsi qu’il ne dormait pas etpeut-être qu’il n’avait pas dormi du tout. Il la guettait, ilrigolait. Elle fit sauter les couvertures, il était nu là-dessous.Elle dit :

– Je ne sais pas pourquoi qu’tu rigoles,mais je t’dis que t’es un voleur.

Il rigola plus fort, il demanda :

– C’est bien vrai qu’tu dis que j’suis unvoleur ?

– Pour sûr, je te l’crie dans la gueule,tu es un voleur !

Il s’arrêta de rire, il tendit lesbras :

– Zonzon ! dit-il.

Il la regardait avec ses yeux de quand ilavait dit : Depuis l’temps que je te gobe.

Et Zonzon tout à coup devina quelque chose.Mais elle n’était pas sûre. Elle demanda :

– Allons, je ne me fâche pas, dis-moipourquoi qu’tu m’as volé cette montre ?

Il ne répond rien.

– Alors, c’est-y à cause de ce que j’t’aidit de ton monde ?

Il l’attendait toujours avec sesbras :

– Pour toi, fit-il, Zonzon.

Elle s’en doutait. Brave type ! Elle eutchaud dans son cœur. Elle était encore nue. Elle ressauta près delui :

– Et d’abord, reprends ta galette.

– Ma môme ! qu’il fit.

ce fut mieux que tantôt !

Le soir, Zonzon présenta son Petit Homme auCercle. Elle raconta l’histoire. Tout de même, volerZonzon, c’était habile. Il s’appelait Valère : on l’appela, jene sais pourquoi Valère-le-Juste.

Chapitre 23LA LAMPE

Ce fut pas trop bête : l’affaire avaitmarché si bien : de vraiment jolies choses qu’elle avait,cette vieille, dans son échoppe. Elles étaient empaquetées, ilsallaient partir. Qu’avait-elle besoin de se montrer au fond duvestibule et encore bien avec une lampe ? Elle connaissaitValère et Zonzon, elle allait gueuler, il fallut en finir.

Ils avaient combiné la chose entre eux, sansles autres. Ils en étaient aux débuts de leur amour : auxroucoulades.

– Vas-y, dit Zonzon.

Valère y alla. Il n’avait encore quevolé ; pour le reste, il manquait d’expérience. Il oubliaqu’il portait un couteau : avec ses mains il visa la vieilleet la prit par le cou. Il appuya des pouces, il crut que celasuffirait ; et pas du tout : elle abandonna lalampe ; elle se mit à gargouiller : « gueur…gueur » comme si elle avait de l’eau plein la gorge, puis àfrapper des pieds, puis à griffer avec les ongles. Il dut y mettreses dix doigts et après ne pas la lâcher encore.

Il n’avait pas beaucoup de force, d’ailleursil était timide. Il se mit à la secouer, comme un arbre pour enfaire tomber des pommes. Ensuite il songea :

– Si que je l’asseyais, j’aurais plusfacile.

Mais il ne le fit pas : il dut continuerà serrer.

Lui occupé en haut, Zonzon la travaillait paren bas.

– Hardi ! qu’elle faisait.

Sa brave môme ! Il n’avait jamaisréfléchi que ce fut si gros un cou de femme. Avec ses lèvres, quandon l’embrasse, on en fait bien vite le tour, mais les doigts !Ses dix y suffisaient mal. Encore, devait-il les écarter bien fort.Il sentait en dessous quelque chose de dur remonter etdescendre : le larynx ou le pharynx, il ne le savait pas. Celalui rappela qu’il avait fait ses études chez les R. P.Jésuites : ces cagots auraient mieux fait de lui enseignercomment c’est fait le corps d’un homme… ou d’une vieille, au moinson sait sur quoi l’on pousse. Il était alors un petit bougre, pastrop fort et déjà stupidement timide : un jour il avait eupeur de tuer une grenouille ; le brave homme d’oncle, sontuteur, lui tapotait la joue :

– Ah Valère, mon fieu, tu feras plus tardun bon prêtre.

Et voilà, il tenait par le cou, le corps d’unevieille femme.

Elle gigotait toujours. Il aurait bien voulului dire :

– Madame, si cela ne vous dérange,dépêchez-vous un peu.

Il ne lui en voulait pas. Quand même il auraitpréféré s’occuper de Zonzon, dont il devinait, près de lui, le bonfessard.

– Ça dure, fit-il.

Zonzon se mit debout. Elle tenait la lampe. Ilvit ainsi tout contre le sien le visage de la vieille : elles’était coiffée pour la nuit en papillottes. Quelle idée, quand ona les cheveux si blancs ! Il en vit un tout noir. Ilpensa :

– Dire qu’ils ont été tous commecela.

Tant pis. Ses doigts ne suffisant pas, ildonna du genou, dans le ventre. Il fallait en finir. Elle se mit àregarder avec de grands yeux qui lui sortaient de la tête ; salangue aussi sortait, sa figure était toute bleue : il luivint sur le front de rosses veines comme si, vraiment, ellesouffrait d’une migraine.

… Et tout à coup, elle devint trèspesante.

– Ça y est, fit Zonzon.

En effet, ça y était. Les bras ballottaientcomme des manches. Doucement par où il la tenait, il la laissaaller, sur le dos, jusqu’à terre. Il n’aurait pas su dire pourquoices précautions. Par malheur, il lâcha trop vite, la têtesonna :

– Plouf !

Alors il regarda : ça restait là ;elle avait une petite jupe, plus de seins sous la chemise, desjambes sans bas, avec du noir aux orteils. Elle tirait toujours lalangue. Voilà ce qu’il avait fait !

Quand on est gosse, les Jésuites vousexpliquent que, devant son premier cadavre, on sent, dans son âme,quelque chose avec des dents qui la rongent : le remords,comme ils disent. C’est à voir. Il était un fieu timide à ne pastuer une grenouille ; il aurait fait un bon petit curé ;son brave oncle en rêvait, mais il faut ajouter que la vieilleavait un cou en bois. Alors il regarda Zonzon et secoua lesdoigts.

– Zonzon, fit-il, je crois que j’ai lacrampe.

– Ça passera, dit Zonzon.

Elle l’embrassa. Ils décampèrent. Il avaitd’abord étouffé la lampe – simplement comme la vieille.

Chapitre 24LE DOIGT DE DIEU

C’est entendu. Il était un brave petit fieu.Il le disait lui-même : « Je suis un brave petitfieu ». Il avait fait ses études chez les Révérends PèresJésuites. Un larynx, il ne l’eût pas distingué d’un pharynx, maisquant au bien, quant au mal, il mettait le doigt dessus, ilaffirmait : Ceci est bien, ceci est mal.

Il savait de la sorte beaucoup de choses.Ainsi la première fois qu’il vit Zonzon, sa consciencel’avertit :

– Ce serait mal d’aimer cette femme.

Et aussitôt il aima cette femme.

De même plus tard, quand elle l’eutrepoussé :

– Tu es de ton monde, moi du mien.

Il réfléchit :

– Sans doute qu’en me faisant voleur… ceserait mal.

Ce fut peut-être mal, mais ce ne fut paslong ; il se fit voleur.

Pour sa récompense, il devint ce qu’on appelleun sale individu, un vil maquereau, l’ignoble souteneur d’une fillepublique. Eh bien quoi ? Il l’aimait sa fille publique.Ignoble souteneur, il ne soutenait rien. Où les autres, à leursmômes, s’informaient : « Ta galette ? » ilsautait sur la sienne :

– Le type, quoi c’est-y qu’y t’afait ? Et toi, quoi c’est-y qu’tu lui as fait ?

Et comme à soi seul, on reprend un pèlerinage,à toutes les chapelles où les types avaient passé, ilrepassait.

Oh ! c’était mal !… mais c’étaitbon.

Tout de même il aurait dû prévoir : onl’avait averti. Le mal est une pente savonneuse, on s’y cale duderrière et jusqu’en bas on glisse : il avait vu de ces jeuxdans les foires. La nuit où Zonzon le guida dans le vestibule, ilne s’attendait pas à rencontrer au fond le cou d’une vieille femme.Il y était pourtant ce cou, un cou de bois, un cou très dur, quilui laissa tout le temps de se dire :

– Mon fieu, ce que tu fais là, c’est pisque mal.

Il n’en serra que mieux et tandis qu’ils’acharnait dans ce mal, il avait senti par la tête, il avait sentipar le corps, quelque chose de bon, quelque chose de puissant,quelque chose comme s’il avait eu sous les doigts, non pas cettevieille, mais une jeune, et qu’au lieu de l’étouffer, il eût été enamour avec elle. c’est peut-être ça, le remords.

Après il blagua :

– J’crois que j’ai la crampe.

Et ce fut tout.

Tout ? Du moins pour l’instant. Mais il ya le doigt de Dieu. Ce doigt est un doigt intelligent, un doigtpatient, un doigt terrible qui frappe à son heure. Un soir, cedoigt frappa. François l’Allumette parlait. Un peu comme Valère, ils’était trouvé dans un vestibule, à brûle-pourpoint, nez à nez avecun homme. François qui s’appelait l’Allumette flambait vite, maisil était doux :

– J’ai eu de la chance, dit François. Jetenais prêt du poivre, je lui en ai flanqué dans les yeux, puisbonsoir.

Du poivre dans les yeux !

Valère sentit un choc. Du poivre sur laviande, du poivre sur le melon, mais s’imagine-t-on, brave petitfieu, qu’on puisse, comme sur une huître, flanquer du poivre dansles yeux ? Il pensa à la vieille. Dire qu’il y a des femmesqu’on rencontre dans les vestibules et qu’on peut ne pas tuer enleur flanquant du poivre dans les yeux. Lui, il avait tué. Il dit àZonzon :

– Hein si qu’on avait su.

– T’es bête, et la lampe ?

C’est vrai, il fallait à cause de lalampe.

N’importe, le doigt de Dieu l’avait touché. Cedoigt, comme un doigt sur un sexe, vous empêche de dormir. Ildormit mal. Le lendemain, il pensait encore à la vieille. Et plusseulement à la vieille : il pensait à autre chose. C’est pastoujours vieux, la femme. C’est beau, la femme. C’est beau, lesyeux… et puis du poivre dans les yeux. Il pensait aux pauvresfemmes qu’on aurait pu sauver, en leur jetant du poivre dans lesyeux. Il pensait aux pauvres femmes qui ont mal, parcequ’on leur a jeté du poivre dans les yeux. Il pensait aux pauvresfemmes que l’on rencontre dans les vestibules, et que l’ontue après leur avoir fait mal avec du poivre dans lesyeux. Et alors, tous ces yeux, toutes ces femmes, que se passait-ildans les yeux de ces femmes qui ont du poivre dans lesyeux ?

Il y pensa des jours, il y pensa dessemaines : il était, brave petit fieu, comme une puce entreles ongles des doigts divins. Il quitta Zonzon, il revint à Zonzon.Il y pensait toujours.

– Zonzon, qu’il disait, j’ai sur le frontquelque chose qui m’démange.

Elle ne savait pas.

– Gratte-toi qu’elle faisait.

– C’est pas gratter qu’il faut.

– Mords-moi, qu’elle faisait.

– C’est pas les dents qu’il faut.

– Alors quoi ?

– Ah voilà.

« Voilà » ne montrait rien.

Le lendemain :

– Zonzon, j’ai sur le front quelque chosequi m’démange.

Alors un soir, à rôder seul, il eut uneseconde aventure de vestibule.

À vrai dire, cela ne se passa pas dans unvestibule, cela se passa dans une belle chambre et la vieille,quand elle parut, était toute jeune, une jolie dame en peignoirbleu d’amoureuse, avec de jolis cheveux en fils de soie flottante.Il y avait encore cette différence : c’est que la dame ne lesurprit pas, elle se trouvait déjà dans la belle chambre, elle s’ytrouvait pour lui, ils étaient à table, ils mangeaient, elle ledorlotait sur ses genoux, elle était entrain de lui dire :« My little sweet », et lui : « My littleKetty. »

Mais enfin il avait bien le droit de se croiredans un vestibule.

Sur la table, il y avait du poivre. Alorsn’est-ce pas ? au fond de ce vestibule, Valèrepensa :

– Que se passerait-il, si Ketty recevaitde ce poivre dans les yeux ?

Il ne savait trop comment faire. CetteAnglaise, dans quel jargon lui dire :

– Voulez-vous de ce poivre ?

Il hésita.

– Want you ?

Puis il toussa.

C’était du poivre rouge. Il en vola sur lenez, un peu sur la nappe, et beaucoup dans les yeux.

Il voulait simplement voir, ensuite un peud’eau là-dessus et ce serait tout. Elle cria :« Aaah ! » elle mit les mains sur les paupières,elle se roula sur un divan, mais de ce qu’il attendait, rien, ellene montra rien de ce qui se passe quand on a du poivre dans lesyeux. Il supplia « My little Ketty », il tâcha d’écarterles mains, il voulut soulever la tête, il lui toucha la nuque.C’était malgré les cheveux en fils de soie la nuque d’une femme quisouffrait parce qu’elle avait du poivre dans les yeux. Alors ilappuya des pouces ; ils étaient comme les pouces de Dieu, ilsentraient bien, il ajouta les autres doigts. Il en fut, sans tropsavoir, à tenir par la gorge une femme qui avait du poivre dans lesyeux. Dites, que se passe-t-il dans les yeux d’une femme qu’onétrangle pendant qu’elle a du poivre dans les yeux ? Ilfinirait bien par voir, il se pencha, il fut tout sur elle ;il en vint ainsi à sentir ce quelque chose de bon comme s’il eûtété en amour avec elle ; il pensa : Tant que j’y suis etsous le peignoir bleu, il fut en amour avec elle.

Puis ce fut tout : elle ne bougea plus…Sur la cheminée marchait une pendule. Cinq minutes : un désir,une femme, cela prend cinq minutes à mourir. Pauvre Ketty.

Il ne restait qu’à filer. Il partit inquiet,il partit furieux. Il était venu pour voir, il n’avait rienvu : alors, avant qu’elles meurent, cré nom de Dieu ! quese passe-t-il dans les yeux des femmes qui ont du poivre dans lesyeux ?

Chapitre 25LA FEMME AU GRAND FRONT

C’est des histoires dont on ne se vante pasdevant tout le monde. On les garde pour soi les jours qu’on sedit :

– Ce que tu fais là Valère, c’estmal.

Et qu’on se répond :

– Eh bin quoi ? C’est pas d’mafaute…

Celle qu’à cette époque aimait Valère,peut-être bien qu’elle avait des cheveux dont on pense :« C’est de la soie » ; des yeux, qu’on aurait dit leciel ; une bouche à piquer cette rose dans un verre. Il nel’aimait pas pour cela : elle avait un grand front et puis,elle écrivait des livres.

En ce temps Valère était jeune ; illisait des livres. Il avait des cheveux – roux, oui, – mais enordre ; un col bien net et l’âme de quand on est le neveu deson oncle et qu’un jour, comme ce brave homme d’oncle, on étudierapour devenir prêtre. Prêtre ! Ne rigolez pas ! On croiten quelque chose qu’on ne voit pas, on appelle ça :Dieu ! On bouffe une hostie ; on goûte :« C’est du machin… de la pâte, quoi ? et l’on se monte lecoup : Pas de la pâte… Dieu ! » Valère aimait semonter le coup. Alors ce front… ces livres !… il s’était montéle coup.

Comment aiment les autres, il ne savait pas.Lui, ce n’était certainement pas comme les autres. Il ignoraitqu’une femme, ce fût de la viande autour d’un sexe. Le front, c’estpar là que l’on pense : le jour il rêvait de ce front ;la nuit il rêvait de ce front ; quand il voyait une chose, quecette chose était belle, il aurait voulu savoir ce qui, devantcette belle chose, se fût passé sous ce front…

Dans les livres qu’elle écrivait, il setrouvait beaucoup de belles phrases. Une surtout, où elledisait : « le splendide idéal. » Lui aussi, ilaimait le splendide idéal. Alors il eût été bon qu’elle le sût,qu’elle lui permit, un jour, de venir, qu’ensemble ils eussentparlé de ce splendide idéal.

Il expliquait cela dans ses lettres, et encoreque plus tard sans doute il deviendrait un prêtre, que puisqu’elleétait une dame il ne pouvait pas l’appeler Dieu, mais qu’ill’appelait sa Madone, qu’il voulait vivre comme un moine qui vitpour sa Madone.

Elle répondait :

– Non.

Elle prétextait :

– Ce n’est pas possible… Monsieur.

Ou bien :

– Je suis une honnête femme…

La question n’était pas là. Et plus elles’obstinait : « non », plus il s’entêtait :« oui », plus son front semblait grand, plus, toutentière, elle devenait la Madone. Cela dura un an. À la longue, unjour, elle répondit, mais avec plus de mots :

– Je vous attends ce soir !

Dieu ! Comme il faisait beau chez cettefemme ! Ce n’était pas comme chez une de ses tantes où celasentait toujours un peu la lessive. Ce n’était pas non plus, commemaintenant, chez Zonzon ou les autres. Il voyait de beaux tableaux,de belles sculptures, des meubles vraiment comme on n’en pouvaittrouver que chez une femme à grand front.

Elle était assise. Elle portait un peignoir,mais pas comme ils sont. Le sien était en velours avec des galonsd’or et drapé lourd : on aurait dit, sur le corps d’uneMadone.

Elle se laissa contempler. Puis elledit :

– Vous êtes si loin, venez…

Il vint. Il vint très près, puis un peu moins,parce qu’il craignait de la toucher.

Elle demanda :

– Je vous fais peur ? il ne fautpas…

Il répondit :

– Maintenant que je suis ici, je voudraisvous entendre prononcer votre phrase.

Elle savait quelle phrase. Elle ferma lesyeux. Elle eut son front comme un casque.

Elle prononça la phrase.

Il fit :

– Oh ! c’est beau.

Elle parut contente. Elle sourit :

– Alors, embrassez la bouche qui aprononcé la belle phrase.

Il aurait préféré le front.

Il se mit à genoux ; il avança leslèvres. Ce qu’il allait toucher, ce n’était pas une bouche, c’étaitcomme l’hostie dont on pense :

– Pas de la pâte… c’est Dieu !

Et voici : quand il eut touché leslèvres, il sentit qu’en dessous, il y avait de la dent ; quederrière ces dents, il y avait de la langue ; qu’avec cettelangue elle farfouillait, après la sienne jusqu’au fond de lagorge. Dieu ? Ah bin oui ! Une femelle que ça amuse dedébaucher un gosse.

Il fut comme on est tous ; il eut enviede sa chair ; il dut chercher ; cela dura : elleavait plein de dentelles et d’élastiques, sans doute exprès. Il sutainsi en fin de compte, lorsqu’on y met les doigts, le splendideIdéal, le peu que c’est…

Chapitre 26UNE DRÔLE D’HISTOIRE

Il est vrai que, certaine affaire ayant marchétrès bien, ils avaient pris, au dîner, beaucoup de vin, et, avantce vin, pas mal de gin. Tout de même, ce n’était pas une raison, etValère, qui découvrait en surprise un petit plat de framboises, nes’expliqua jamais pourquoi Zonzon s’emporta tout à coup et lui criaque s’il ne jetait pas ça, elle l’emmerderait dans la gueule.

Ce qui survint ensuite, semble tout aussidifficile à comprendre, sans doute parce qu’en plus de ce qu’ilsavaient bu il restait du vin et du gin sur la table.

Elle s’en versa un bon coup :

– Je vas t’expliquer.

Et d’ailleurs, elle n’expliqua rien du tout.Elle lui fit toucher ses bras :

– Tu vois ces bras ?

– Mais oui, Zonzon.

– Eh bien ! en ce temps – là,c’étaient des allumettes ces bras.

Elle lui poussa sa hanche :

– Tu sens ma hanche ?

– Pour sûr, Zonzon !

– Eh bien ! en ce temps – là, il n’yavait rien de mes hanches.

Puis elle découvrit son ventre :

– Tu vois ça ?

Et comme Valère s’oubliait à lorgner, dessus,la balafre, elle ajouta :

– Eh bien ! en ce temps, t’auraisété médecin, t’aurais pas vu où fourrer ton bistouri, pour y graverta signature, comme un jour.

De tout ceci, Valère conclut que c’était letour à Zonzon et que, comme lui pour la femme au grand front, ellevoulait raconter quelque chose du temps ou elle était jeune.

– Alors, demanda-t-il, c’est-y du gin oudu vin ?

– D’l’un et d’l’autre.

Puis elle se mit à faire sur les noms desremarques qui n’avaient, avec ce temps, aucun rapport : quePépette c’était de la frime, Zonzon aussi c’étaitde la frime, et que pour Ledard, il fallait passer par leshôpitaux ou les prisons, pour savoir que ça vous est tombé denaissance. Et sans doute que ce mot lui rappela d’autres choses,car à peine l’eut-elle prononcé, qu’elle s’arrêta :« Écoute ! » et dérailla vers toute espèce de vieuxsouvenirs : que sa maman était morte, que ses yeux, s’ils seretroussaient dans les coins, c’était, comme le nom, denaissance ; que Valère n’aurait pas dit : « Tes yeuxde diablesse », et qu’un bonhomme, dans un bureau, lui avaitdit :

– Je vois cela, petite ; ce qu’il tefaudrait, c’est des patrons, comme qui dirait un autre père etmère.

Là-dessus, Valère répondit :« Ah ! compris ! », comme s’il était vraimenten état de comprendre quelque chose ; puis il mit la tête dansles mains, parce que Zonzon lui parlait à la fois d’objets et depersonnes absolument disparates : d’un certain homme qu’elleappelait Monsieur, d’un baquet de terre glaise, puis decette rosse de Betsy, dont le nom seul la mettait en rage.

Comme Valère lui faisait remarquer que, decette rosse, il n’y avait pas lieu de parler, puisque Zonzon nel’avait connue que plus tard, elle en convint, mais racontaaussitôt d’une certaine Madame, maigre comme Betsy et quin’aurait pas su non plus montrer gras comme ça de viande sur sonderrière.

À ces mots, elle se mit à rire, Valère aussien pensant au peu de viande sur le derrière de Betsy. Mais il nes’agissait pas de cela :

– Il s’agit, dit Zonzon, des gens quifont des chichis pour prendre en service une innocente.

– Connu, dit Valère.

–… et de cette innocente qui se rassure :« S’ils veulent tant qu’on soit honnête, c’est qu’ils le sont,eux-mêmes, honnêtes. »

– Oui, dit Valère.

Ceci dit, elle but un verre de gin, Valère unverre de vin et dès lors, il lui fut évident qu’elle avait étéengagée comme servante ; que Monsieur était un sculpteur,Madame, une vilaine vieille.

Il s’en foutait d’ailleurs. Il se remplit unautre verre, mais, aussitôt il dut le laisser là, parce qu’il eutbesoin de ses doigts pour compter une série de jours dont Zonzonlui parlait à la fois. D’un jour, où on l’avait fait poser pour lamain :

– Un, dit Valère.

– D’un jour, pour le bras.

– Deux, fit Valère.

– D’un jour, pour un bouton qu’on luiavait détaché par en haut.

– Trois.

– D’un jour pour une jupe soulevée par enbas.

– Quatre.

– D’un jour, pour un mot de Madame :« Ma fille, quand on a montré son corps par morceaux, fait-ondes chichis pour le montrer dans l’ensemble. »

– Cinq !… Sans compter ceuxqu’t’oublies, ça fait au moins cinq jours.

– Non, un, fit Zonzon.

– Alors, t’étais modèle. Passervante !

– Si, servante.

– Ah !

Elle ajouta d’ailleurs que cela n’avait pasd’importance, qu’elle allait raconter d’un certain soir où elleétait saoule. Mais d’abord, elle eut à parler de sa main :elle l’ouvrit toute grande pour montrer qu’en ce temps elle étaitmoins forte, quand même forte assez pour flanquer ses cinq doigts àtravers la figure d’un Monsieur qui veut vous prendre alors qu’il ya là une ruse de Madame, puisqu’elle les avait laissés seuls et quele lendemain, d’autres jours, elle les laissa de nouveau seuls.

Comme Valère lui rappelait :

– Et quand tu étais saoule…

Elle répondit : « Ahoui ! » et attrapa sur la table une bouteille qui, à vraidire, ne contenait plus grand’chose :

– Qu’est-ce que c’est ?

– Du gin, dit Valère.

– Oui, mais ce qui reste ?

– Un fond.

– Et s’il restait le double ?

– Un grand fond.

– Et s’il en restait jusqu’augoulot ?

Elle ne laissa pas le temps de répondre qu’ence cas la bouteille eût été pleine ; elle se mit à parler desgens qui vous veulent honnête, et vous en donnent « une depleine » en disant :

– Videz cela, ma fille, il reste unfond.

Et c’est alors qu’à force d’embrouiller leschoses, son histoire devint absolument impossible. Elle parlad’abord de certains bruits qu’on écoute, de son lit, comme si desvoleurs marchaient à pieds nus dans votre chambre. Puis elle fitune grimace de dégoût, la même qu’elle avait faite, dans son lit,en reconnaissant, sur sa joue, la barbe de Monsieur.

Puis elle reparla d’une gifle et aussi d’uncertain : « Merde ! » le premier de sa viequ’elle lança, parce que deux mains la retenaient par les jambes etque ces mains, tu comprends, Valère ? n’étaient, même pascomme la barbe, les mains de Monsieur.

Tout cela pour en arriver à ceci :qu’elle s’appelait Françoise, qu’en ce temps, elle se réservaitpour un petit gars qui la faisait rougir rien qu’endisant :

– Ma petite Framboise.

Le plus drôle, c’est qu’en racontant cela,elle montrait des yeux comme ceux dont elle parlait tantôt ;qu’elle avait au préalable envoyé les framboises et aussil’assiette à travers la figure de Valère ; et que Valère quisaignait et semblait abruti, répondit :

– Oui, Zonzon. Le vice, c’est une petiteframboise qui pourrit.

Chapitre 27L’HOPITAL

En ce temps, est-ce bien sûr, que Zonzon setrouvât dans un lit ? Elle était une petite fille ; unméchant homme la tourmenta avec un fer dans son ventre : illui donnait aussi d’un marteau sur la tête. Elle était trop faible,elle ne pouvait crier. Elle criait « Maman ». Celasonnait « Mâmâ » dur comme une trompette dans sesoreilles.

Plus tard elle comprit. Elle était malade.Oh ! rien de sale. La vérole c’est une invention pour effrayerles types : une péritonite, qu’avait dit le docteur.

C’était un bel hôpital où l’on pouvaitaller : il suffisait d’être Française. Il y avait de vraiessœurs. Il y avait aussi d’autres malades, toutes dans des lits. Lesien se trouvait le dernier, au fond de la salle.

Est-ce peut-être que, d’avoir mal, cela vouschange ? Bien sûr qu’elle était Zonzon ;

et, pourtant, on l’eût bien étonnée à lui direque le derrière, qu’on ne lui voyait pas sous cette chemise, étaitle derrière de Zonzon. Elle ne savait plus se tenir sur ses jambes.Elle avait besoin de Ma Sœur pour faire pipi. Et puis, il faisaitdoux dans cette salle. Cette salle était blanche. On avait mis àZonzon un petit bonnet de béguine ; ce bonnet aussi étaitblanc ; sa figure, ses mains, aussi étaient blanches et commece bonnet, comme sa figure, comme tout dans cette salle, il y avaitquelque chose de blanc dans le cœur de Zonzon.

Une fois elle s’était fâchée :« Merde ! » Maintenant elle ne pensait plus :« Merde ».

Elle ne savait plus qu’on rage. Elles’amusait, dans son lit, à regarder les fleurs, et quand Ma Sœurarrivait avec sa tasse, blanche dans sa chemise, blanche sous sonbonnet, blanche dans son sourire, Zonzon disait :

– Merci, Ma Sœur.

Elle se souvenait à présent. Quand l’homme latourmentait, des mains s’approchaient avec de la glace. C’était MaSœur : des mains douces, des mains fraîches pour guérir ;vraiment, des mains de Ma Sœur. Elle en aimait jusqu’au bon Dieuqui rend si douces les mains de Ma Sœur.

Petit homme venait. Un bonheur que ce futValère. D’avoir logé dans de la fourrure cela vous rend un petithomme plus moelleux pour visiter sa Zonzon qui est malade.

Elle le voyait avec d’autres yeux et luiaussi, parce qu’elle avait mal, il la voyait avec d’autres yeux. Ilne donnait pas du talon, comme on marche à la rue. Il avait peur dubruit, dans cette salle où Zonzon était malade, et s’il avançait endouceur, pas à pas, sur les pointes, ce n’est pas vrai qu’il eûtappris à marcher ainsi dans les vestibules, où l’on trouve à serrerla gorge aux vieilles dames. Elle le regardait venir, elle letrouvait joli parce qu’à se retenir, il poussait, par la bouche, unpetit bout de langue ; elle pensait :

– Voici mon petit pigeon quiarrive !

– Ma Zonzon !

Bon Dieu ! autrefois il ne l’embrassaitpas ainsi. Il appuyait sur le front, comme s’il suçait une bonneorange. Après, il devenait tout chose. Il la regardait et sonbonnet. Il la touchait pour savoir si c’était elle. Il demandaitC’est-y qu’on peut s’asseoir ?

– Mais oui, mon petit pigeon.

Il l’arrangeait :

– C’est-y que t’es bien ma Zonzon ?Faut-y pas que je te lève un peu ton oreiller ?

– Mais oui, mon petit pigeon.

Il racontait ses histoires : toujours lesmêmes :

– Tu sais, je t’attends.

– Mon pauv’petit pigeon.

Elle était si sage qu’elle ne se doutait pasqu’une femme pût être jalouse.

Ma Sœur survenait. Ma Sœur avaitdit :

– Il est convenable, monsieur votrefrère.

Il se levait les yeux baissés et tournait sacasquette. Lui aussi, il avait quelque chose de blanc dans le cœur.Il aurait voulu toucher ces mains qui faisaient doux à Zonzon. Lesbananes qu’il apportait, il les chipait tout exprès pour faireplaisir à Ma Sœur.

– Maintenant, disait-il, il faut que jeparte.

« Au revoir, Zonzon », ill’embrassait. « Zonzon, j’ai oublié de te dire », il serasseyait. Il revenait : « Zonzon, c’est-y pas desoranges que tu préfères ». Il revenait encore : « …ou plutôt du raisin ». « Au revoir, au revoir,Zonzon », il se tournait, il se tournait, et quand, après laporte, elle ne le voyait plus, elle savait bien qu’au bout ducouloir, il reviendrait : « Au revoir… au revoirZonzon…

au revoir… »

Son pauv’petit pigeon.

Un jour elle était déjà un peu rose :

– Petit Pigeon, je reviendraibientôt.

– Quand, Zonzon ? Quand ?

– Bientôt.

Elle voulait en faire une surprise.

Ce fut un jeudi.

Adieu petit bonnet ! Adieu petitechemise ! Merci… merci, ma sœur ! Voilà le châle deZonzon. Voici la jupe à Zonzon. Voici, avec ses poches, le tablierde la Zonzon.

Sa chair, en dessous, était à neuf, commelavée d’avoir eu mal dans son ventre. Elle en gardait l’étrennepour son P’tit homme. C’était le soir… Le soir il passe des types…Il en passa un…

Après, elle fut bien triste…

Elle n’en dit rien à P’tit homme. Il nel’attendait pas. Il sursauta :

– Oh ! Zonzon !

Il était devant le feu, avec ses mains. Ildit :

– Tu vois, c’est comme ça quej’étais.

– Oui, petit homme.

Elle voulut se mettre bien vite au dodo. Ilétait content de ravoir sa Zonzon. Avec son corps, il se coula toutdu long.

– C’est toi… toi, Zonzon !

Elle lui passa les bras. Elle pensait àl’hôpital, où toutes les choses sont blanches.

Elle dit :

– Petit homme ! Si qu’on était,comme ça, nous deux ensemble, malades.

Chapitre 28DU BLANC AU NOIR

C’est-il que d’être sortie de l’hôpital çavous laisse une âme blanche ? Ils ne se reconnaissaient plus.Le Cercle ? Ils n’allaient plus au Cercle.Des types, il en fallait, mais tout juste. Et après :

– P’tit homme, disait Zonzon, si qu’onpouvait sans tous ceux-là vivre ensemble comme tout lemonde !

Et Valère, pourtant le Valère à serrer le couaux vieilles femmes :

– Tu ne sais pas, disait ce Valère,autrefois, j’avais une cousine, je l’adorais, l’innocente, parcequ’elle avait des yeux d’aveugle… depuis que t’es revenue, jet’aime un peu comme ça…

Il pouvait le dire : Il l’aimait fortcomme ça.

Un jour, il la mena où il eût mené cettecousine. Ils prirent le train. Il avait expliqué :

– Des roses, tu en verras…

Et c’était vrai ! D’où qu’ils venaient,où qu’ils allaient, on les voyait, ces roses ; là-bas, encoredes roses ; plus loin, rien qu’à flairer, hum ! ce seraittoujours des roses. À ne pas croire !

– P’tit homme, disait Zonzon :c’est-y donc vrai qu’il y ait par le monde tant de roses ?

– Tu vois, souriait Valère.

– On peut toucher ?

– Mais oui, touche.

Elle les touchait. Il y en avait ; onaurait dit une pomme ; d’autres, de mignonnes, comme unebouche d’enfant.

– Et celle-là, regarde Valère, tut’souviens à l’hôpital, la môme qui était si pâle : sa peauétait ainsi ; et c’t’autre, si tu penses à Ma Sœur, elle avaitles joues comme ça.

Elle ajoutait :

– Mon pauv’petit pigeon.

– Zonzon.

À cause des roses, il leur venait encore plusde blanc dans le cœur !

Dommage que de pareils jours aient un soir quivous chasse. Ils durent partir. Ce train qui vous prend, cestrottoirs qui puent, D’Artagnan qui vous croise, Londres, c’estl’enfer où l’on rentre. Zonzon marchait encore parmi ses roses.Elle fermait les yeux, comme la cousine.

– P’tit pigeon, je n’y vois pas : oùc’est-y que tu me mènes ?

Mais Valère serrait les dents :

– Ne blague pas, tu m’agaces.

– Je t’agace ? Pourquoi ?

Il ne savait pas ; il seplaignait :

– Ça m’a pris, dès la gare…

Plus loin, à cause d’un type, lui qui s’enfichait, il voulut qu’elle y allât.

Ce soir, elle eût préféré non. Il eut son œilmauvais :

– Vas-y donc !… J’rentre devant…

Elle y alla, il rentra devant.

Pendant ce temps, que se passa-t-il ?Elle n’avait pas été longue. Quand elle revint, Valère se tassaitsur une chaise, tout rouge, avec des yeux comme quand on va prendreau cou une vieille femme.

Elle dit, comme tous les jours :

– Bonsoir, petit pigeon.

Et lui, sautant debout :

– C’est pas ça que je veux.

Il la prit aux poignets : il serra tantqu’elle eut mal ; il mordit tant qu’elle saigna. Ilgrognait :

– Aussi t’es pas trop chiffe.

Chiffe ! Il n’eut pas besoin d’expliquer.Elle vit clair tout à coup. Être Zonzon, être Valère, on le reste…Du blanc d’hôpital, on est chiffe… Alors, merde, n’est-cepas ? Il l’avait d’ailleurs rendue furieuse. Elle redevint laZonzon, elle sortit des griffes, elle se rua. Ils se retrouvèrentce qu’ils étaient, nus et féroces, comme des bêtes.

Après il rit. Il soufflait un peu. Ilronronna :

– Zonzon, t’aimer comme ça, c’est commesi qu’on bouffait du sucre dans la gueule d’une lionne…

Chapitre 29N, I, FINI

I

Ils venaient de s’aimer. Il s’arrangeait pourla nuit. Elle fit :

– P’tit homme, ta malle, c’est-y qu’ellete donnerait des ennuis ?

Il rit.

– Ma malle, tu sais bien, c’est mapelisse.

Elle rit aussi.

– Tant mieux, qu’elle dit. T’faudra pasun commissionnaire… T’es pas parti ?

Il rit :

– Si qu’on dormait, Zonzon.

Mais elle ne riait plus. Elle rabattit lescouvertures. Elle eut ses yeux de quelquefois, quand elle devenaitune mauvaise bête.

– Décampe, qu’elle dit. Si c’est pas toi,ce sera moi, c’est tout choisi.

Alors il comprit :

– Une toquade, quand ça me prend, il fautqu’ça pète, qu’elle avait dit.

– Ça pète ? qu’il reprit.

– Oui, qu’elle fit.

Il se leva. Un pantalon, une veste, ce n’estpas long, il se vêtit.

– Tu vois, qu’il fit, j’entre dans mamalle.

– Tout de même, c’est drôle, qu’elledit.

Elle rit.

– Zonzon, qu’il fit. T’as de beaux yeux.Si tu veux que je parte, cache-moi vite, ces chéris.

– Avec tes lèvres, qu’elle répondit.

Il fit ainsi.

– Maintenant, au revoir, qu’il dit.

Dehors il entendit :

– Laisse la clef par ici.

– Bon, bon, qu’il dit.

La drôle de nuit ! Il eut son visage touten pluie. Salope de pluie ! Il serait bien allé quelque part.Mais où. Il alla chez François : c’était son ami.

François, au bord du lit, cajolait son Mouton.Ils furent surpris.

– Oh ! monsieur Valère, je vois,vous avez de la peine, qu’elle fit.

– Non, non, qu’il sourit. À propos, voussavez, Zonzon c’est fini.

– Ah bah !

– Oui, qu’il dit. Savoir pour qui…

– Pas pour moi, dit François.

– Non, qu’il fit, je vois… Mais pourqui ?

– Peut-être pour Gros Jules, qu’elledit.

– Je ne crois pas, qu’il fit.

– Ou pour Louis.

– Je ne crois pas… Savoir pour qui.

Il réfléchit…

– Bonsoir, qu’il fit.

Salope de pluie… Il serait bien allé, maischez qui ?… Il pensa aux amis. Au Cercle, il n’yavait que Betsy.

– Aoh, monsieur Valère, qu’elle dit.

– Oui, qu’il fit.

– Et Tzoontzoone ? qu’elle dit.

– Ça pète, qu’il fit.

– Aoh, paîte ! qu’elle dit.

Sa main qu’elle lui prit, une bouche qu’ellelui mit :

– Boivez de l’ale, qu’elle fit.

C’est drôle, qu’il réfléchit. Parce que Zonzonétait grasse et très maigre Betsy :

– Un jour, je voudrais bien tenir Bestyqu’il avait dit.

– Pas maintenant, plus tard, on verravoir, qu’il répondit…

… Comme on vomit.

Puis il sortit… On flâne par la Tamise, lanuit. Trois heures et demie. N, i, fini… Savoir pour qui ?Quelle drôle de nuit ! Salope de pluie.

Le lendemain il vit. Il se trouvait auCercle, quand un homme entra et Zonzon avec lui. Il venaitde Paris pour vendre un ciboire, qu’il avait dit. Son nom :S’il-Plaît-à-Dieu. Il se l’était choisi.

Pour Valère, une dent le mordit. Mais rien nese produisit. Simplement il sortit.

Auparavant :

– Tu viens, Besty, qu’il avait dit.

Après :

– Salope de pluie.

II

Comme il l’expliquait :

– Moi, ma spécialité, c’est pas lesportefeuilles. C’est le travail dans les églises… Ce que j’enfouillerai, s’il plaît à Dieu.

Il disait souvent : « S’il plaît àDieu. » Il tenait cela du séminaire. Alors, comme le cricriqu’on appelle « cricri » parce qu’il crie :« Cri cri », « S’il-plaît-à-Dieu » qu’on avaitdit.

Valère disait « S’il plaît », toutcourt, en bon ami.

Une nuit, à la rue, ils causaient sous leporche d’une église. Ils n’allèrent pas directement à la sacristie,parce que les serrures de sacristie qui se trouvent à l’extérieur,sous l’œil des agents, sont plus dangereuses que celles del’intérieur, sous l’œil de Dieu. Ils passèrent donc par la porte del’église. Comme de juste, cette porte était fermée ; on nevoyait pas de serrure : à sa place, une statue de saint.

– Ça me connaît, dit S’il-Plaît, c’estsaint Joseph, amène ta pince.

– V’là, dit Valère, moi j’pousse.

Cela fit « Krak », puis ça fit« Boum », et saint Joseph vola par terre.

– Introïbo, murmuraS’il-Plaît.

À l’intérieur, c’était comme dans toutes leséglises, la nuit, quand il n’y a personne : un noir de cave,au bout, un rien de lumière devant l’autel.

– Ça me connait, dit S’il-Plaît ;file par le milieu, et pique droit sur la lampe.

– Tire ta casquette, blagua Valère.

Il était gai. Il y avait un mois de Zonzon.Comme il l’avait dit :

– Mon vieux, quand, pour une môme, on nese casse pas la gueule le premier jour, le pharmacien y peut gardersa colle.

Ils rirent parce qu’à piquer sur la lampe,Valère donna du pied dans quelque chose. Dans l’obscurité, il étaittoujours un peu bête.

– Ça me connaît, dit S’il-Plaît. Dans uneéglise, tu trouveras toujours au milieu, sous ton pied, un troncpour les pauvres. Crache ton aumône.

– T’à l’heure, souffla Valère.

Ils arrivèrent sous la lampe, ils prirent dufeu pour leur lanterne. On voyait un banc qu’on appelle la SainteTable.

– Gna rien d’servi ?

– Non, dit S’il-Plaît, tourne à gauche,là, vers cette porte. C’est la sacristie.

Ils entamèrent une nouvelle prière :

– Crochetez, dit S’il-Plaît, et il voussera ouvert.

– Poussez, répondit Valère, et vousentrerez.

Ils entrèrent.

Sacré S’il-Plaît ! Au milieu desarmoires, on aurait dit un vrai prêtre. Il ne farfouilla pas pourrien. Il marcha droit à la bonne, une brave fille d’armoire, touteprête à s’ouvrir et montrer les jolies choses qui emplissaient sonventre. Et ce qu’il y en avait de dentelles, et des pendants pourles oreilles de la Vierge, et des boules en argent à foutre dans lamain des petits Jésus !

– Ça me connaît, dit S’il-Plaît ;choisis les petites affaires, c’est moins encombrant, et puis c’estde l’or.

Tout de même ils en choisirent quelquesgrandes : Valère un collier à pendeloques, S’il-Plaît unecouronne, avec une grosse croix au-dessus.

– S’il plaît à Dieu, dit-il, celle-là,avant que je la bazarde, faudra que je l’essaie à Zonzon.

Ils n’avaient pas encore parlé de la môme.

– Oui, rigola Valère… s’il plaît àDieu.

Après ce mot, ils ne trouvèrent plus rien àdire. Ils songeaient d’ailleurs à filer. Ils soufflèrent lalanterne. S’il-Plaît allait devant. Ils arrivaient près du tronc,quand Valère bouscula et fit gueuler une chaise. On connaît ce longcri de femme que poussent les chaises que l’on bouscule dans uneéglise. Il n’y avait pas là de quoi avoir peur : pourtantS’il-Plaît eut peur.

– Calte-toi, dit-il, gna quelqu’un.

Il décampa le premier. Valère n’eut le tempsde rien. Il l’entendit qui s’embrouillait dans d’autres chaises,puis qui butait sur un banc, puis qui disait « ouf » ense flanquant par terre. Quand il le rejoignit, S’il-Plaît, à quatrepattes, ne savait plus se relever.

– J’ai été bête, je crois que je me suiscassé quéqu’chose.

Valère ralluma la lampe :

– Attends, vieux, on va voir.

Ils étaient sous le portail : tout prèsil y avait une de ces civières qui servent pour les morts qu’onentre dans les églises. Il dit :

– Tu es un peu bas, mon vieux, couche-toilà, que je t’examine.

Il le prit sous le bras et l’installa.

– Aïe, fit S’il-Plaît.

– Mon vieux, dit Valère, j’comprendsqu’t’aies mal, il faut cependant que je t’examine.

Et, un peu plus fort, il le cala sur lacivière.

– Aïe ! Aïe ! recommençaS’il-Plaît.

En ces moments, on n’est pas très patient. Etpuis, du monde pouvait venir.

– Mon vieux, reprit Valère, il fautcependant que j’t’soigne.

Et, solidement cette fois, il empoignaS’il-Plaît, le maintint sur la civière et, d’une bonne secousse,l’y étala tout de son long. Il dut même y mettre un peu plus deforce qu’il n’aurait voulu, parce qu’à se démener en gueulant qu’ilavait mal, S’il-Plaît ruait des jambes, frappait des poings – àfaire croire qu’ils se battaient.

Tout de même, à la longue, il eut l’air decomprendre : il cessa de bouger.

– À la bonne heure, dit Valère,maintenant on va voir…

Il vit, en effet. À servir aux cercueils,cette civière avait tout du long de grosses pointes, pour empêcherles morts qu’ils ne se fichent par terre. S’il-Plaît, qui savaittout, aurait dû le savoir. Alors, en se démenant sur ces pointes,il s’en était fourré deux dans les mollets, une dans les cuisses,une quatrième que Valère ne découvrit pas tout de suite, tant ellese cachait bien, par derrière, dans le crâne. Et celle-là mordaitferme ; il dut tirer, tirer très fort pour dégager la tête, etsans doute avait-elle touché quelque chose d’important, car, s’ilne disait plus rien, S’il-Plaît, si même il ne trouvait plus rien àdire, c’est que, vraiment, le pharmacien, il pouvait garder sacolle.

III

On pense, après, Valère, la gueule qu’ilfit.

S’il-Plaît ci-gît.

La drôle de nuit ! Il courut sous lapluie. Ses doigts rougis. Avoir vu mourir son ami.

Au Cercle, il ne regarda pasBetsy.

– Aoh ! qu’elle gémit.

– Ta gueule, Betsy !…S’il-Plaît-à-Dieu est mort, qu’il dit.

Le long récit :

– S’il-Plaît cela et moi ceci. J’ai lecollier… et la couronne aussi !…

Les hommes étaient là, et Zonzon – touteseule, par ici.

Les tristes yeux… Les méchants yeux… Puis ellesaisit. Oh ! les beaux yeux quand elle comprit ces doigtsrougis.

– Sale bête, qu’elle dit.

Les drôles d’yeux ! Alors, Valère ilrit.

Finie la pluie : Sa môme à lui !Toute une semaine dura leur nuit !

Chapitre 30LA DERNIÈRE NUIT

Il ne faut pas l’oublier : Un soir, auCercle, ayant payé du gin aux copains, Zonzon se fâchacontre Marie la Flamande, cria « Merde » dans la gueulede Fernand, son homme, et, le temps de voir la béquille de Loiss’envoler vers la lampe, tomba sur ses grosses fesses, avec durouge tout plein sur le blanc du corsage.

On aurait voulu le contraire, mais, quand onralluma, Zonzon resta par terre : elle était morte.

Qui avait fait le coup ? Le dira-t-onjamais ? Fernand, qui l’aurait pu, se taisait comme une brutepour qui une môme par terre n’est déjà plus une môme. D’Artagnan, àla sienne, faisait de la morale :

– Toi ! si tu parles !…

Les autres n’avaient rien vu.

Il y avait là Valère. Au moment de la lampe,il jouait aux cartes avec Louis. Il préparait le sept de trèfle. Ilattendit la lumière :

– Voilà, un sept.

Et se rendit compte.

Il ne pleura pas, parce que c’est bête, maisil fut tout de suite évident que c’était lui, et pas Fernand, lemaître. Il l’écarta, s’agenouilla près du corps, déchira lecorsage. Il eut ainsi les mains toutes rouges, et, ensuite, laculotte, quand il s’y fut essuyé.

– Moi, dit-il, je m’en fous. Mais celuiqui a fait ça…

Personne ne répondit : Louis, qui buvait,toussa dans son verre, ce qui fit, de nouveau, remuer sabéquille : cette fois, elle tomba. Les autres pensaientailleurs. Une môme, quand ça arrive, c’est triste, c’estennuyant ; pourtant qu’y faire ? Voyez la rue, voyez laTamise ; et la police, si elle est curieuse, qu’elles’arrange. Comme Valère restait là, ils crurent :

– Tu t’en charges ?

– Oui.

– C’est-y que tu veux un coup demain ?

– Non.

Il ne retint que François et son TendreMouton. Il aimait bien ces deux. Quand ils furent seuls, il lesprit dans ses bras :

– François, j’ai dit que je m’en charge.La Tamise, elle n’aurait pas aimé ça.

– Non, dit François.

– La rue, elle n’aurait pas aimé ça…

– Non, fit François.

– Alors, si qu’on essayait, on laramènerait chez moi.

– Dangereux, dit François.

– Quand même, si qu’on essayait.

Et François voulut bien.

À cause du sang, le Mouton prêta son châle.Pauvre Zonzon ! On la roula là-dedans ; elle se laissaitfaire ; on lui arrangea sur le front un peu de franges, puis,chacun par un bras, ils la mirent debout pour aller.

Par chance ce n’était pas loin ; sur lestrottoirs, les gens qu’elle avait, tantôt, enjambés, dormaienttoujours pour leur compte, il ne faisait plus tout à fait noir.Jamais elle n’avait paru si lasse.

On ne sait ce qu’il prit alors à Valère.Depuis le Cercle, il n’avait plus rien dit ; il semit tout à coup à parler ; il parlait à Zonzon avec des motscomme si elle était vivante :

– Un trottoir, Zonzon… Courage, Zonzon…Je savais bien que tu reviendrais, Zonzon !

Un peu plus loin, à cause d’un flic, il se mità rire :

– Tipsy, Zonzon ! T’as bu,tiens-toi…

Devant le flic, il rigola plus fort.

Arrivé devant sa maison, il parut à bout deforce. Il restait un escalier à monter. Il s’assit sur unemarche :

– François, je n’en suis plus. Si tuveux, tu la porteras seul.

François, qui avait pris Zonzon, le Mouton quimontait en avant, le virent qui se cramponnait à la rampe, ensoufflant de fatigue.

Là haut, il parut se reprendre :

– Entre, Zonzon.

Il alluma la lampe, il découvrit le lit.

– Couche-toi, Zonzon.

Il voulait faire tout par lui-même :arranger les draps, reboutonner le corsage, mettre ensemble lespieds. En route, elle avait semé une chaussure : il arrachal’autre. Pour les mains, il hésita : il les prit pour lesjoindre comme à une morte ; puis il les lâcha où ellesétaient.

– Et maintenant, fit-il, laissez-moi.

Sur le palier, François et le Mouton nedescendirent pas tout de suite. François mit l’œil au trou de laserrure. On voyait tout de la chambre : Zonzon couchée, unbout de table, Valère qui allait et venait. À un moment, il cessade marcher et se pencha sur le lit. Il pleurait. Il avait pris sagrosse lampe. Il la tenait tout de travers.

– Zut, dit François, décampons.

D’en bas, ils regardèrent…

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