Armance

Armance

de Stendhal

Préface de l’éditeur

Jamais livre n’eut plus besoin de préface. On ne le comprend pas sans explication. L’auteur y parle sans cesse d’un secret qu’il ne révèle jamais, afin de raconter honnêtement une histoire assez scabreuse. Il se félicitait de sa décence, mais il l’exagéra à tel point qu’elle apparaît comme une sorte de défaut dans une œuvre par ailleurs pleine d’intérêt. Amusante erreur qu’il faut bien relever une fois de plus : ce Stendhal que les Manuels représentent comme un cynique effronté, pèche ici encore par excès de pudeur.

Il est vrai qu’en 1827 on imprimait un peu moins crûment qu’aujourd’hui, ce qui avait rapport à certains détails physiologiques. Ce n’est exactement qu’un siècle après la publication d’Armance que son thème initial, sous un titre fort clair emprunté à Térence et à La Fontaine, fit les beaux jours d’une scène parisienne : le drame était travesti en bouffonnerie, et le dialogue d’une telle transparence que pas un spectateur ne pouvait ignorer la disgrâce d’un mari voué auprès de son épouse à l’abstention la plus obligée.

Qu’eût dit Henri Beyle, lorsque dans ses rêveries de jeunesse,il se voyait à Paris écrivant des comédies comme Molière, si quelqu’un fût venu lui proposer ce sujet même qu’il devait plus tard aborder dans son premier roman ? Sans doute eût-il répondu qu’il ne voyait point la matière à quelque étude de mœurs ou de caractère comme celles qu’il goûtait dans leMisanthrope ou dans les Précieuses. En revanche,à quarante-deux ans, devenu homme de lettres parce que la chute deNapoléon lui faisait des loisirs, il détesta moins jouer ladifficulté. Il savait par surcroît que le roman, genre le pluslibre qui soit et où toutes les préparations sont permises, peutsouffrir des audaces partout ailleurs trop périlleuses. Il luifallait néanmoins prendre toutes sortes de précautions pour traitersous le règne vertueux de Charles X ce qu’il nommait lui-mêmedans sa Correspondance : « la plus grande desimpossibilités de l’amour. »

Sa résolution n’était pas sans hardiesse. Il n’avait cependantpas, en la prenant, le mérite de la nouveauté.

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La duchesse de Duras venait de publier deux petits ouvrages donton avait beaucoup parlé : Ourika en 1824, etÉdouard en 1825. « Elle semblait, selon Sainte-Beuvemême, avoir pris à tâche de mettre en scène toutes lesimpossibilités sociales : l’union d’une négresse avec un jeunehomme de bonne famille, le mariage d’un roturier avec une grandedame. On alla même jusqu’à lui attribuer une troisièmeimpossibilité. » Elle avait écrit en effet une autre nouvelleintitulée Olivier ou le Secret. Comme elle le disait à uneamie « C’est un défi, un sujet qu’on prétendait ne pouvoirêtre traité. » On y voyait, affirmait-on, Olivier, pour caused’insuffisance physique, s’éloigner de la femme dont il étaitépris.

Sans doute, Madame de Duras avait-elle emprunté son titre,M. Pierre Martino nous l’apprend, à un roman de CarolinePichler, traduit librement de l’allemand en 1823 parMme de Montolieu. Olivier de Hautefort,défiguré par la petite vérole, s’attirait, de la part de la jeunefille qu’il aimait, cette cruelle réplique :« Rendez-vous justice, Monsieur, pouvez-vous jamais inspirerl’amour ? » Cette phrase, répétée sur le frontispice del’ouvrage, aurait aussi bien pu, détournée légèrement de son sens,servir d’épigraphe au livre de la duchesse, comme ensuite à celuide Stendhal.

Mme de Duras n’imprima jamais cettenouvelle, mais elle l’avait lue à quelques amis. Des indiscrétionsen firent durant une saison la fable des milieux littéraires etmondains, à tel point que H. de la Touche en conçut l’idée d’unefort piquante mystification.

Hyacinthe Thabaud de la Touche n’est guère connu aujourd’hui quepour avoir établi la première édition d’André Chénier et pour avoirpeut-être inspiré ses plus beaux vers à la plaintiveDesbordes-Valmore. Il passait alors pour un conteur des plusdistingués et pour un redoutable causeur.

Il se hâta de bâtir un petit roman sur la donnée spécieuse deMme de Duras et il l’intitula toutnaturellement Olivier. Le livre parut dans les derniersjours de 1825 ou au début de 1826. Le Journal de Librairiel’annonçait le 28 janvier 1826, mais le Mercure duXIXe siècle, dans son dernier numéro de1825, le présentait déjà par une note telle qu’on put croire quec’était là le nouvel ouvrage, fameux avant même que d’avoir vu lejour, et dont les salons s’inquiétaient tant. Comme Ourikaet comme Édouard, le roman de La Touche ne portait pas denom d’auteur. Il avait en outre le même éditeur, la mêmeprésentation, le même format ; il arborait, à leur imitation,une épigraphe empruntée à la littérature étrangère et l’annonce quesa publication était faite au profit d’un établissement decharité.

Tant de soins égarèrent les lecteurs dans le sens voulu parl’adroit faussaire. Le scandale fut énorme. Mais bientôt, soupçonnéà bon droit de la supercherie, La Touche dut publier dans la presseune lettre où il affirmait sur l’honneur qu’Oliviern’était point de lui mais qu’il en connaissait l’auteur, et que cen’était pas celui d’Édouard et d’Ourika.

Stendhal qui fréquentait assidûment les salons littéraires,avait dû fort se réjouir de cette petite comédie. Dès le 18 janvier1826, il envoie au New-Monthly Magazine un article danslequel il rend copieusement compte d’Olivier comme d’uneœuvre fort originale, et il feint de l’attribuer à la duchesse deDuras.

Ce fut alors qu’il résolut sans aucun doute d’entrer en personnedans le jeu et de publier une aventure analogue en affectant luiaussi de laisser croire à l’œuvre d’une femme. Il projetait mêmed’appeler son livre Olivier, d’autant plus que c’était,disait-il, faire « exposition et exposition nonindécente. Si je mettais Edmond ou Paul, beaucoup de gens nedevineraient pas. »

Au moment où il écrivait, la précaution pouvait en effetparaître assez claire et suffisante aux yeux de quelques initiés.Mais plus tard, le principal personnage s’étant appelé Octave, uneexplication, devenue aujourd’hui indispensable, manqua du coup,même aux contemporains.

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Croira-t-on cependant que l’idée seule de reprendre une gageure,de prolonger une plaisanterie, ait suffi pour faire choisir à HenriBeyle le canevas dangereux de Mme de Duras etde La Touche ? En réalité, il ne détestait pas de faireallusion au délicat problème posé par ses devanciers. Il avaitconsacré déjà tout un chapitre de l’Amour à l’explicationde ces histoires tragiques qui, d’aprèsMme de Sévigné, remplissent l’empireamoureux. Et il a rapporté dans ses Souvenirsd’Égotisme comment il fut lui-même victime de certainesdéfaillances passagères qui le firent ranger par quelques-uns danscette caste infortunée à laquelle appartient le hérosd’Armance. Injure dont, hâtons-nous de l’ajouter, destémoins non suspects l’ont depuis lors complètement lavé.

Quoi qu’il en soit, c’est en toute connaissance de cause queBeyle entreprit d’exposer la crise passionnelle d’unbabilan. (Babilan est un mot d’origine italienne, empruntéau Président de Brosses et au Voyage en Italie de Lalande,et que l’on a proposé de traduire ainsi « Amoureux platoniquepar décret de la nature. »)

Dans le roman de Stendhal, Octave est donc un babilan, et ce quisemble à première vue paradoxal : un babilan amoureux. Jeunehomme assez bizarre au demeurant et dont les singularitésaugmentent du jour où il aime sa cousine Armance. Il n’avoue sonamour que parce que, blessé en duel, il se croit aux portes dutombeau. Guéri contre toute espérance, il essaie de rattraper sonaveu. Mais Armance paraissant compromise, il l’épouse et se tue peude jours après son mariage.

L’auteur n’a pas voulu seulement tenter dans ce livre l’analysed’un caractère difficile, il a entendu peindre du même coup lesmœurs de son temps. Ce fut toujours son ambition. Et, pourexceptionnels que soient des êtres comme Julien Sorel, LucienLeuwen, Fabrice del Dongo, ou comme Lamiel, on peut dire qu’il neles considère jamais qu’en fonction de leur époque. M. RaymondLebègue, dans la sagace introduction d’Armance qu’ilécrivit pour l’édition Champion, fait remarquer très justement quedans les articles adressés par Beyle au London Magazine,en 1825, et au New Monthly Magazine en 1825, il sepréoccupait déjà beaucoup de l’état de la société parisienne. Lesjeunes gens y sont tristes, disait-il, les femmes inoccupées sejettent dans le mysticisme et la philosophie, « la hautesociété française est actuellement le repaire favori del’ennui… ». Or ce sont bien là les idées que Stendhal ne feraque reprendre et développer quand il songera dans Armanceà donner un tableau des salons de la Restauration.

En outre il peignit plusieurs portraits individuels d’aprèsnature : « J’ai copié Armance, écrira-t-il, d’après ladame de compagnie de la maîtresse de M. de Strogonoffqui, l’an passé, était toujours aux Bouffes. » Voilà pour lephysique tout au moins. Pour l’âme pudique de cette suave jeunefille, il faut peut-être retrouver en elle quelque nouvelle copiede cette fière Métilde qui avait inspiré déjà les plus frappantsexemples de l’Amour. Mme d’Aumale (nousl’apprenons encore par une lettre de Stendhal à Mérimée sanslaquelle l’histoire d’Armance serait pleine de lacunes)est en quelque sorte une image de cette grande dame qui fut l’amiede Chateaubriand et qui fit tourner un moment la tête deBalzac : la duchesse de Castries, mais faite sage.Enfin Mme de Bonnivet a bien des chancesd’être un portrait composite de la duchesse de Broglie, deMme Swetchine et deMme de Krudener. Plus tard l’auteur se servirades mêmes traits un peu fardés pour dessinerMme de Fervaques dans le Rouge et leNoir.

Quant à la description du grand monde, qui sert de fond à toutle roman, Beyle la brossa en grande partie d’imagination. Ilfréquentait les principaux salons littéraires, mais non point cessalons de la haute société qu’il entendait représenter et qu’il neconnaissait que par reflet. Aussi ses peintures furent-elles trèscritiquées quand le livre parut. Aujourd’hui on peut les jugercomme ces toiles qui ne passent point pour ressemblantes quandvivent les modèles, mais qui, à mesure que le temps fait son œuvre,prennent rang parmi les documents utiles et acquièrent en fin decompte une autorité qu’on ne leur conteste plus.

Le livre de Stendhal est surtout plein de souvenirs. Beaucoup denoms de personnages y sont empruntés à ces villages dauphinois queBeyle entendait nommer dans son enfance ou à ces environs de Parisqui lui rappelaient des souvenirs agréables. Les souffrancesd’Armance et les désespoirs d’Octave sont retracés, toujours autémoignage de l’auteur, d’après sa propre expérience quand serompit sa liaison avec la comtesse Curial.

Pour une grande part il donne son caractère au héros comme il ledonnera successivement, il est banal de le répéter, à tous ceux deses autres romans. Rappelons ce qu’il dit d’Octave deMalivert : « Il dédaigne de se présenter dans un salonavec sa mémoire, et son esprit dépend des sentiments qu’on faitnaître en lui. » Nous retrouvons précisément là cet HenriBeyle tel qu’il apparaît à travers tous ses ouvragesautobiographiques, tel qu’il est campé encore dans lesSouvenirs de Delécluze ou dans le petit livre deMme Ancelot sur les salons de Paris.

N’oublions pas davantage qu’Octave et Beyle ont les mêmes idéeslibérales qu’Octave est polytechnicien, comme Beyle faillitl’être ; enfin qu’il adore sa mère et n’aime pas son père.

Outre ces premiers traits pris en soi-même, Stendhal complète leportrait d’Octave suivant la mode du temps ; il le dessine àla ressemblance de lord Byron. Rêveur, sombre, fatal, ce jeunehomme a les mêmes violences de caractère et les mêmes sautesd’humeur qu’un Manfred ou qu’un Lara. Gardons-nous cependant de nevoir en lui qu’un enfant du siècle, un de ces jeunes romantiques àtout crin victimes d’une attitude qu’ils ont imprudemmentfabriquée. Octave de Malivert est tout autre chose. Nous savons àquoi nous en tenir puisque nous avons dévoilé son sort malheureux.Mais quand, au cours du roman il laisse plus d’une fois entendre àsa cousine qu’il est un monstre et qu’il lui doit l’aveud’un secret affreux, Armance à qui personne n’a dit lemot, ne comprend absolument pas : le lecteur non prévenu faitcomme elle.

Octave est un fou, un enragé suivant l’expression mêmede l’auteur. Il y a de telles gens par le monde et il étaitlégitime d’en mettre un en scène. Si quelque chose nous choque enlui, ce n’est pas qu’il soit si fantasque, c’est que nousn’apercevions pas nettement la nature de son déséquilibre. Nousserions en droit d’exiger qu’on nous dît de quel mal, à la fois siviolemment affiché et si profondément caché, souffre ce personnage.Est-ce un simple nerveux, un écorché à vif, ou un psychasthéniqueavancé ? Quelle est sa tare morale, ou son crime ? Toutesles hypothèses sont plausibles et nous pourrions errer longtemps sid’une part nous ne connaissions les origines du roman, et sid’autre part nous n’étions aujourd’hui en possession de la fameuselettre à Mérimée du 23 décembre 1826, à laquelle nous avons déjàfait allusion. Beyle avait confié son manuscrit à son ami. Sansdoute en reçut-il diverses objections, et il les discute dans cettelettre essentielle qui éclaire entièrement la matière.Malheureusement sa longueur, sa crudité d’expression nousinterdisent de la reproduire ici. Du moins, nous apprend-elle demanière irréfutable l’infirmité d’Octave et nous n’avons plus qu’ànous demander si les répercussions de cette déficience sur soncaractère ont été bien mises en valeur.

Fervent lecteur de Cabanis, Stendhal devait connaître depuislongtemps ce passage des Rapports du Physique et du Moral del’Homme : « Dans les cas d’impuissance précoce,ainsi que dans certaines maladies, on remarque que toutel’existence en est singulièrement affectée. » Cabanis citeensuite quelques exemples, et Stendhal de son côté a cherché, dansl’art et dans la vie, des prédécesseurs à Octave. Il lui en atrouvé plus d’un, au premier rang desquels le célèbre auteur deGulliver, Swift, à qui Walter Scott avait consacré une importanteétude qui ne fut certainement pas étrangère à Stendhal.

On a soutenu, et c’était l’opinion de Romain Colomb, qu’il étaitlivresque d’imaginer un impuissant amoureux, et que son infirmitédevait interdire à Octave de ressentir un sentiment qu’il étaitincapable de satisfaire. Ce raisonnement est contredit par lesfaits. Beyle le savait, et il ne craignit pas de donner à sescenseurs un démenti formel. Lui-même n’était pas babilan, nousl’avons avancé, mais il savait d’expérience personnelle que l’amouret le désir, ou tout au moins l’amour et l’assouvissement du désir,ne marchent pas toujours de pair. Cette dissociation lui étaitfamilière.

Le personnage d’Octave pour rare qu’il soit, existe dans lanature. Nous avons là-dessus des observations médicales nombreuseset, au-dessus de tout autre témoignage, celui de M. AndréGide.

La physiologie d’Octave solidement établie, sa psychologieapparaît aussitôt logique et bien observée. L’idée d’aimer ne luiinspire que de l’horreur quand il songe qu’il ne peut ni sedéclarer, ni conclure. Son bonheur n’a plus de limites au contrairequand, se croyant près de mourir, il s’abandonne à la joie del’aveu sans craindre de devoir un jour dévoiler sa honte. Levoyons-nous fréquenter des maisons de joie, c’est qu’il veut à lafois douter de son infirmité et l’éprouver, c’est qu’il veutsurtout donner le change à son entourage. Il aime mieux passer auxyeux de tous pour un débauché que se laisser deviner. Tout celanous paraît, maintenant que nous connaissons la clef de soncaractère, d’une parfaite évidence et d’une impeccable analyse.

Une note du 6 juin 1828, écrite de la main de Stendhal surl’exemplaire qui a servi à établir l’édition Champion, demeure à cepropos d’un haut intérêt :

Le manque de mode fait que le vulgaire ne cristallise paspour mon roman et, réellement, ne le sent pas. Tant pis pourle vulgaire. Quoique la mode les empêche de comprendre ceroman, qui n’a de ressemblance qu’avec des ouvrages trèsanciennement à la mode, tels que la Princesse de Clèves,les romans de madame de Tencin, etc., quoi de plus simple que leplan ?

Le protagoniste est troublé et enragé, parce qu’il se sentimpuissant, ce dont il s’est assuré en allant chez Madame Augustaavec ses amis, puis seul, etc. Son malheur lui ôte la raisonprécisément dans les moments où il est à même de voir de plus prèsles grâces féminines.

Deux millions lui arrivent.

1° Il se voit méprisé de la seule personne à laquelleil parle de tout avec sincérité.

2° Il cherche à regagner cette estime. Cettecirconstance est absolument nécessaire pour qu’il puisse prendre del’amour et en inspirer sans s’en douter. Conditionsine qua non puisqu’il est honnête homme, et que je n’en faispas un sot.

3° Une circonstance lui apprend qu’il aime. Et de plus,j’ai fait cette circonstance gentille c’est l’action de l’aimableet folle comtesse d’Aumale.

4° Il veut parler.

5° Un duel et des blessures l’en empêchent.

6° Se croyant prêt à mourir, il avoue sonamour.

7° Le hasard le sert, sa maîtresse lui fait donner saparole de ne jamais la demander en mariage.

8° Elle se compromet pour lui de façon à êtredéshonorée s’il ne l’épouse pas.

9° Il se détermine à lui avouer qu’il a un défautphysique comme Louis XVIII, M. de Maurepas,M. de la Tournelle.

10° Il est détourné de ce devoir par unelettre.

11° Il épouse et se tue.

J’avoue que ce plan me semble irréprochable.

Comment ne pas donner raison à Stendhal ? En possession dusecret d’Octave rien ne nous semble plus naturel et mieux agencéque ce continuel marivaudage entre Armance et lui. Les retoursincessants, les balancements de leur passion illustrent à merveilleles phases diverses de la cristallisation, que coupe le travaildestructeur du doute mais qui renaît à chaque fois plus consciente,plus irrésistible.

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* *

Stendhal, nous l’avons vu, songea à écrire Armance enjanvier 1826 après avoir lu le roman de La Touche :Olivier.

Il en commença la rédaction le 30 ou le 31, et il la poussa fortactivement jusqu’au 8 février. À ce jour, le premier jet en étant àpeu près terminé, il s’arrêta brusquement sans que nous sachions aujuste pour quelle cause, et si son impuissance à travailler luivient des difficultés de son sujet ou de ses chagrins intimes.

Car cette même année voyait la fin de ses amours avec lacomtesse Curial qu’il appelle d’ordinaire Menti. Il était en froidavec elle depuis octobre 1825 déjà. Le désaccord ne fit ensuite ques’accentuer. Il est même fort croyable que Stendhal n’entreprit, defin juin à septembre 1826, son troisième voyage en Angleterre quepour trouver dans l’éloignement un palliatif à une situation quichaque jour empirait. Néanmoins la rupture définitive lui futsignifiée peu après son retour. Le 15 septembre marque le pointculminant de la crise sentimentale de Beyle. Alors, complètementdésespéré, il songe au pistolet. Il lui faut un dérivatif, unepuissante distraction : dès le 19 septembre il reprendArmance et se sauve à force de travail. Le 10 octobre il aterminé son livre ; il n’aura plus ensuite qu’à le polir.

Soulignons en passant la rapidité que Stendhal met toujours àcomposer ses œuvres d’imagination il les écrit ou les dicte à brideabattue. Du 31 janvier au 8 février : neuf jours. Du 19septembre au 10 octobre : vingt-deux jours. Il ne lui en fautpas davantage pour mettre son roman sur pied. Encore semble-t-il àqui parcourt ses notes que durant la première période il jette surle papier une fiévreuse rédaction plus ou moins achevée au momentoù il l’abandonne, et que durant la seconde période il se remet àune nouvelle et définitive version.

De toute façon le 15 octobre il commence à revoir son manuscritpour le style, mais il y ajoute désormais fort peu. Lui-mêmes’étonne du petit nombre de corrections qu’il y apporte en quatreou cinq mois. Du moins dut-il soigneusement en surveiller lalangue, et c’est certainement dans ce livre qu’elle est le pluschâtiée. Plus tard, se relisant, il approuvera fréquemment latournure choisie et la concision de sa pensée.

Paul-Jean Toulet a fait remarquer combien, en dépit d’unlui répété, la dernière phrase demeure belle, émouvantemême, comme tout le paragraphe qui termine Armance : « Età minuit, le 3 mars, comme la lune se levait derrière le montKalos, un mélange d’opium et de digitale préparé par lui, délivradoucement Octave de cette vie qui avait été pour lui siagitée. »

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Beyle dut composer cette œuvre au numéro 10 de la rue Richepanseoù il logea toute l’année 1826. L’année suivante, après quelquesmois de séjour au numéro 6 de la rue Le Peletier, il occupait rued’Amboise une belle chambre qui donnait sur la rue Richelieu quandl’éditeur Canel lui paya mille francs le droit de publierArmance. Cette somme lui permit de partir bientôt pourl’Italie. Auparavant il s’occupa de la correction de ses épreuvesdont il revoyait environ deux feuilles par semaine. Sans doutejetait-il aussi un dernier regard sur son manuscrit, car il nefournissait sa copie qu’au fur et à mesure des besoins del’impression. Toujours est-il que le 17 juillet il avait terminé lacorrection du second tome et il envoyait à l’éditeur les quelquespages signées du nom de Stendhal qui devaient servir d’introductionà l’ouvrage anonyme. Il y attribuait son roman à une femme d’espritdont il n’aurait pour sa part que corrigé le style. Trois joursplus tard il quittait Paris.

Armance, qui parut en trois tomes et sans nom d’auteur,chez Urbain Canel, 9, rue Saint-Germain-des-Prés, fut annoncée le18 août dans le Journal de la Librairie.

Mérimée avait rendu à Stendhal le service de chercher lesépigraphes du livre, et il avait réussi à en pourvoir presque tousles chapitres. Mais il conseilla en vain à son ami de signer sonroman pour ne pas sembler en avoir honte ni donner à entendre qu’ilétait mauvais. Il obtint seulement que le héros futdébaptisé : Olivier lui semblait avec raison un peusuranné. Ce nom fut donc changé contre celui d’Octave et l’ouvrages’appela désormais Armance. Stendhal avait d’abord projetéd’adjoindre au titre cette mention Anecdotes duXIXe siècle. Mérimée de son côté proposaitd’ajouter un mot qui laisserait entendre que le roman était enquelque sorte une illustration des deux volumes publiésantérieurement sur l’amour. Mais c’est Urbain Canel qui trouva lesous-titre définitif : Quelques scènes d’un salon de Parisen 1827, qu’il jugeait meilleur pour la vente.

Armance fut accueillie très froidement. On n’en compritpas l’énigme et la peinture des milieux choqua toute la sociétéparisienne. Madame de Broglie, s’étant plus ou moins reconnue,déclara que l’auteur était un homme de mauvais ton. Lamartineaurait été désappointé par le style : Stendhal lui-même nousen fait part. Sans doute le poète des Méditations fit-ilentendre à son confrère sa libre opinion au cours des entretiensqu’ils eurent à Florence à la fin de 1827. Les intimes de l’auteurne furent pas les moins sévères, au point qu’il affirmait un jouren parlant de son roman : « Tous mes amis le trouventdétestable ; moi, je les trouve grossiers. »

La presse garda un silence à peu près complet. Quatre ou cinqjournaux tout au plus parlèrent de ce livre. Et si laPandore et la Revue Encyclopédique lui furentassez indulgentes, le Globe ne le ménagea guère. Il luiconsacra plusieurs colonnes anonymes mais dues, paraît-il, à laplume de Vitet. Stendhal y était accusé d’avoir pris sespersonnages à Charenton. Cette même épigramme se retrouvait dans leNouveau Journal de Paris et des Départements où l’écrivainqui signait P. relevait avec acrimonie les scènesextravagantes qui se passent dans un salon de Paris :« Je veux bien convenir que l’auteur quel qu’il soit a écoutéaux portes, mais c’était assurément à celles de Charenton. »(Cité par Daniel Müller dans Le Divan, décembre 1925.)

Plus tard Sainte-Beuve ne fut pas beaucoup plus tendre :« Ce roman, énigmatique par le fond, dit-il, et sans véritédans le détail, n’annonçait nulle invention et nul génie. »Mais Sainte-Beuve fut d’ailleurs aussi injuste pour leRouge et La Chartreuse. Il est plus comique devoir Monselet se donner le luxe, onze ans après la mort de Beyle,de préfacer une nouvelle édition d’Armance qu’il compare à« un coco d’Amérique creusé avec un mauvais couteau ». Dumoins y veut-il bien reconnaître « l’éclair soudain dansl’observation ».

La critique et les amis de Stendhal ne furent pas les seuls àbouder. La vente fut des plus médiocres. Aussi quand en août 1828une seconde édition fut annoncée chez Auguste Boulant, 10, quai desAugustins, se contenta-t-on de brocher avec une nouvelle couvertureet de nouveaux titres, faux-titres et titres de départ, lesexemplaires restants de la première édition qui avait été tirée à800 ou 1.000 exemplaires. On en profita pour supprimer partout lamention en 1827 et pour inscrire en revanche au-dessous dutitre le nom de lettres de l’auteur : Stendhal.

Beyle, dans une lettre datée de Florence le 19 novembre 1827,avait demandé à son cousin Romain Colomb de faire relier quelquesexemplaires d’Armance avec une feuille blanche entrechaque feuillet imprimé. Un de ces exemplaires interfoliés, couvertde nombreuses notes manuscrites, devint à sa mort, avec toute sabibliothèque de Civita-Vecchia, la propriété de son ami DonatoBucci. Il a servi pour établir le texte de l’édition Champion oùMonsieur Lebègue a incorporé les additions et corrections relevées.À mon avis, à part quelques rares changements heureux, cescorrections dans leur ensemble abîment et alourdissent presquetoujours le premier texte. Stendhal les eût-il maintenues ?Rien de moins certain. Aussi fidèle au plan primitif de ces petitslivres, je n’ai fait état de ces retouches ou des variantes del’édition Lévy que lorsqu’elles réparent une erreur évidente ouquelques fautes d’impression de l’édition originale que j’ai suiviepresque continuellement ici.

Le lecteur y trouvera des malheurs d’Armance et d’Octave uneversion plus simple et moins ampoulée que celle qui tiendraitcompte de toutes les surcharges un peu tumultueuses dont l’auteurplus tard a noirci les marges de son œuvre primitive. Exactement àcent ans de distance il paraît bien préférable de redonner danstoute sa fraîcheur et dans son équilibre primitif ce petit romantel qu’il fut établi par les soins de Stendhal et tel qu’il parutpour la première fois à l’ombre du clocher deSaint-Germain-des-Prés.

Henri MARTINEAU.

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