Gamiani ou Deux Nuits d’Excès

Gamiani ou Deux Nuits d’Excès

d’ Alfred de Musset
Partie 1

Minuit sonnait, et les salons de la comtesse Gamiani resplendissaient encore de l’éclat des lumières.

Les rondes, les quadrilles s’animaient, s’emportaient aux sons d’un orchestre enivrant. Les toilettes étaient merveilleuses ;les parures étincelaient.

Gracieuse, empressée, la maîtresse du bal semblait jouir du succès d’une fête préparée, annoncée à grands frais. On la voyait sourire agréablement à tous les mots flatteurs, aux paroles d’usage que chacun lui prodiguait pour payer sa présence.

Renfermé dans mon rôle habituel d’observateur, j’avais déjà fait plus d’une remarque qui me dispensait d’accorder à la comtesse Gamiani le mérite qu’on lui supposait. Comme femme du monde, je l’eus bientôt jugée ; il me restait à disséquer son être moral, à porter le scalpel dans les régions du cœur ; et je ne sais quoi d’étrange, d’inconnu, me gênait, m’arrêtait dans mon examen. J’éprouvais une peine infinie à démêler le fond de l’existence de cette femme, dont la conduite n’expliquait rien.

Jeune encore avec une immense fortune, jolie au goût du grand nombre, cette femme, sans parents, sans amis avoués, s’était en quelque sorte individualisée dans le monde. Elle dépensait, seule,une existence capable, en toute apparence, de supporter plus d’un partage.

Bien des langues avaient glosé, finissant toujours par médire ; mais, faute de preuves, la comtesse demeurait impénétrable.

Les uns l’appelaient une Foedera[1] , unefemme sans cœur et sans tempérament ; d’autres lui supposaientune âme profondément blessée et qui veut désormais se soustraireaux déceptions cruelles.

Je voulais sortir du doute : je mis à contribution toutesles ressources de ma logique ; mais ce fut en vain : jen’arrivai jamais à une conclusion satisfaisante.

Dépité, j’allais quitter mon sujet, lorsque, derrière moi, unvieux libertin, élevant la voix, jeta cette exclamation :Bah ! c’est une tribale !

Ce mot fut un éclair : tout s’enchaînait,s’expliquait ! Il n’y avait plus de contradictionpossible.

Une tribale ! Oh ! ce mot retentit à l’oreille d’unemanière étrange ; puis, il élève en vous je ne sais quellesimages confuses de voluptés inouïes, lascives à l’excès. C’est larage luxurieuse, la lubricité forcenée, la jouissance horrible quireste inachevée !

Vainement j’écartai ces idées ; elles mirent en un instantmon imagination en débauche. Je voyais déjà la comtesse nue, dansles bras d’une autre femme, les cheveux épars, pantelante, abattue,et que tourmente encore un plaisir avorté.

Mon sang était de feu, mes sens grondaient ; je tombaicomme étourdi sur un sofa.

Revenu de cette émotion, je calculai froidement ce que j’avais àfaire pour surprendre la comtesse : il le fallait à toutprix.

Je me décidai à l’observer pendant la nuit, à me cacher dans sachambre à coucher. La porte vitrée d’un cabinet de toilette faisaitface au lit. Je compris tout l’avantage de cette position, et, medérobant, à l’aide de quelques robes suspendues, je me résignaipatiemment à attendre l’heure du sabbat.

J’étais à peine blotti, que la comtesse parut, appelant sacamériste, jeune fille au teint brun, aux formes accusées : –Julie, je me passerai de vous ce soir. Couchez-vous… Ah ! sivous entendez du bruit dans ma chambre, ne vous dérangez pas ;je veux être seule.

Ces paroles promettaient presque un drame. Je m’applaudissais demon audace.

Peu à peu les voix du salon s’affaiblirent ; la comtesseresta seule avec une de ses amies, mademoiselle Fanny B***. Toutesdeux se trouvèrent bientôt dans la chambre et devant mes yeux.

FANNY.

Quel fâcheux contretemps ! La pluie tombe à torrents, etpas une voiture !

GAMIANI.

Je suis désolée comme vous ; par malencontre, ma voitureest chez le sellier.

FANNY.

Ma mère sera inquiète.

GAMIANI.

Soyez sans crainte, ma chère Fanny, votre mère estprévenue ; elle sait que vous passez la nuit chez moi. Je vousdonne l’hospitalité.

FANNY.

Vous êtes trop bonne, en vérité ! Je vais vous causer del’embarras.

GAMIANI.

Dites un vrai plaisir. C’est une aventure qui me divertit… Je neveux pas vous envoyer coucher seule dans une autre chambre ;nous resterons ensemble.

FANNY.

Pourquoi ? je dérangerai votre sommeil.

GAMIANI.

Vous êtes trop cérémonieuse… Voyons ! soyons comme deuxjeunes amies, comme deux pensionnaires.

Un doux baiser vint appuyer ce tendre épanchement.

– Je vais vous aider à vous déshabiller. Ma femme dechambre est couchée ; nous pouvons nous en passer… Comme elleest faite ! heureuse fille ! j’admire votretaille !

FANNY.

Vous trouvez qu’elle est bien ?

GAMIANI.

Ravissante !

FANNY.

Vous voulez me flatter…

GAMIANI.

Oh ! merveilleuse ! Quelle blancheur ! C’est à enêtre jalouse !

FANNY.

Pour celui-là, je ne vous le passe pas : franchement, vousêtes plus blanche que moi.

GAMIANI.

Vous n’y pensez pas, enfant ! ôtez donc tout comme moi.Quel embarras ! on vous dirait devant un homme. Là !voyez dans la glace… Comme Pâris vous jetterait la pomme !friponne ! elle sourit de se voir si belle… Vous méritez bienun baiser sur votre front, sur vos lèvres ! Elle est bellepartout, partout !

La bouche de la comtesse se promenait lascive ; ardente,sur le corps de Fanny. Interdite, tremblante ; Fanny laissaittout faire et ne comprenait pas.

C’était bien un couple délicieux de volupté, de grâces,d’abandon lascif, de pudeur craintive.

On eût dit une vierge, un ange aux bras d’une bacchante enfureur.

Que de beautés livrées à mon regard, quel spectacle à soulevermes sens !

FANNY.

Oh ! que faites-vous ! laissez, madame, je vousprie…

GAMIANI.

Non ! ma Fanny, mon enfant, ma vie ! ma joie ! Tues trop belle ! Vois-tu ! je t’aime d’amour ! jesuis folle !…

Vainement l’enfant se débattait. Les baisers étouffaient sescris. Pressée, enlacée, sa résistance était inutile. La comtesse,dans son étreinte fougueuse, l’emportait sur son lit, l’y jetaitcomme une proie à dévorer.

FANNY.

Qu’avez-vous ? Oh ! Dieu ! madame, c’estaffreux !… Je crie, laissez-moi !… Vous me faitespeur !…

Et des baisers plus vifs, plus pressés, répondaient à ses cris.Les bras enlaçaient plus fort ; les deux corps n’en faisaientqu’un…

GAMIANI.

Fanny, à moi ! à moi tout entière ! Viens !voilà, ma vie ! Tiens !… c’est du plaisir !… Commetu trembles, enfant… Ah ! tu cèdes !…

FANNY.

C’est mal ! c’est mal ! Vous me tuez… Ah ! jemeurs !

GAMIANI.

Oui, serre-moi, ma petite, mon amour ! Serre bien, plusfort ! Qu’elle est belle dans le plaisir !…Lascive !… tu jouis, tu es heureuse !… Oh !Dieu !

Ce fut alors un spectacle étrange. La comtesse, l’œil en feu,les cheveux épars, se ruait, se tordait sur sa victime, que lessens agitaient à son tour. Toutes deux se tenaient, s’étreignaientavec force. Toutes deux se renvoyaient leurs bonds, leurs élans,étouffaient leurs cris, leurs soupirs dans des baisers de feu.

Le lit craquait aux secousses furieuses de la comtesse.

Bientôt épuisée, abattue, Fanny laissa tomber ses bras. Pâle,elle restait immobile comme une belle morte.

La comtesse délirait. Le plaisir la tuait et ne l’achevait pas.Furieuse, bondissante, elle s’élança au milieu de la chambre, seroula sur le tapis, s’excitant par des poses lascives, bienfollement lubriques, provoquant avec ses doigts tout l’excès desplaisirs !…

Cette vue acheva d’égarer ma tête.

Un instant, le dégoût, l’indignation m’avaient dominé ; jevoulais me montrer à la comtesse, l’accabler du poids de monmépris. Les sens furent plus forts que la raison. La chair triomphasuperbe, frémissante. J’étais étourdi, comme fou. Je m’élançai surla belle Fanny, nu, tout en feu, pourpré, terrible… Elle eut àpeine le temps de comprendre cette nouvelle attaque, que, déjàtriomphant, je sentis son corps souple et frêle trembler, s’agitersous le mien, répondre à chacun de mes coups. Nos langues secroisaient brûlantes, acérées ; nos âmes se fondaient dans uneseule !

FANNY.

Ah ! mon Dieu ! on me tue !…

À ces mots, la belle se raidit, soupire et puis retombe enm’inondant de ses faveurs.

– Ah ! Fanny ! m’écriai-je, attends… àtoi !… ah !…

À mon tour je crus rendre toute ma vie.

Quel excès !… Anéanti, perdu dans les bras de Fanny, jen’avais rien senti des attaques terribles de la comtesse.

Rappelée à elle par nos cris, nos soupirs, transportée de fureuret d’envie, elle s’était jetée sur moi pour m’arracher à son amie.Ses bras m’étreignaient en me secouant, ses doigts creusaient machair, ses dents mordaient.

Ce double contact de deux corps suant le plaisir, tout brûlantsde luxure, me ravivait encore, redoublait mes désirs.

Le feu me touchait partout. Je demeurai ferme, victorieux, aupouvoir de Fanny ; puis, sans rien perdre de ma position, dansce désordre étrange de trois corps se mêlant, se croisant,s’enchevêtrant l’un dans l’autre, je parvins à saisir fortement lescuisses de la comtesse, à les tenir écartées au-dessus de matête.

– Gamiani ! à moi ! portez-vous en avant… fermesur vos bras !

Gamiani me comprit, et je pus à loisir poser une langue active,dévorante, sur sa partie en feu.

Fanny, insensée, éperdue, caressait amoureusement la gorgepalpitante qui se mouvait au-dessus d’elle.

En un instant, la comtesse fut vaincue, achevée.

GAMIANI.

Quel feu vous allumez ! c’est trop… grâce !…Ah !… quel jeu lubrique ! Vous me tuez… Dieu !…j’étouffe !…

Le corps de la comtesse retomba lourdement de côté comme unemasse morte.

Fanny, plus exaltée encore, jette ses bras à mon cou, m’enlace,me serre, croise ses jambes sur mes reins !

FANNY.

Cher ami ! à moi… tout à moi ! Modère un peu… arrête…là… ah !… va plus vite… va donc !… ah ! je sens… jenage ! je…

Et nous restâmes l’un sur l’autre étendus, raides, sansmouvement ; nos bouches, entrouvertes, mêlées, se renvoyaientà peine nos haleines presque éteintes.

Peu à peu nous revînmes à nous. Tous trois nous nous relevâmeset nous fûmes un instant à nous regarder stupidement.

Surprise, honteuse de ses emportements, la comtesse se couvrit àla hâte. Fanny se déroba sous les draps ; puis, comme unenfant qui comprend sa faute quand elle est commise et irréparable,elle se mit à pleurer ; la comtesse ne tarda pas àm’apostropher.

GAMIANI.

Monsieur, c’est une bien misérable surprise. Votre action n’estqu’un odieux guet-apens, une lâcheté infâme !… Vous me forcezà rougir.

Je voulus me défendre.

GAMIANI.

Oh ! monsieur, sachez qu’une femme ne pardonne jamais à quisurprend sa faiblesse.

Je ripostai de mon mieux. Je déclarai une passion funeste,irrésistible, que sa froideur avait désespérée, réduite à la ruse,à la violence…

– D’ailleurs, ajoutai-je, pouvez-vous croire, Gamiani, quej’abuse jamais d’un secret que je dois plus au hasard qu’à matémérité ! Oh ! non ; ce serait trop ignoble. Jen’oublierai de ma vie l’excès de nos plaisirs, mais j’en garderaipour moi seul le souvenir. Si je suis coupable, songez que j’avaisle délire dans le cœur, ou plutôt, ne gardez qu’une pensée, celledes plaisirs que nous avons goûtés ensemble, que nous pouvonsgoûter encore.

M’adressant ensuite à Fanny, tandis que la comtesse dérobait satête, feignant de se désoler :

– Calmez-vous, mademoiselle ; des larmes dans leplaisir ! Oh ! ne songez qu’à la douce félicité qui nousunissait tout à l’heure ; qu’elle reste dans vos souvenirscomme un rêve heureux qui n’appartient qu’à vous, que vous seulesavez. Je vous le jure, je ne gâterai jamais la pensée de monbonheur en la confiant à d’autres.

La colère s’apaisa, les larmes se tarirent ; insensiblementnous nous retrouvâmes tous les trois entrelacés, disputant defolies, de baisers et de caresses…

– Oh ! mes belles amies, que nulle crainte ne viennenous troubler. Livrons-nous sans réserve… comme si cette nuit étaitla dernière, à la joie, à la volupté !

Et Gamiani de s’écrier : – Le sort en est jeté, auplaisir ! Viens, Fanny… baise donc, folle !…tiens !… que je te morde… que je te suce, que je t’aspirejusqu’à la moelle ! Alcide, en devoir !… Oh ! lesuperbe animal ! quelle richesse !…

– Vous l’enviez, Gamiani, à vous donc ! Vous dédaignezce plaisir : vous le bénirez quand vous l’aurez bien goûté.Restez couchée. Portez en avant la partie que je vais attaquer.Ah ! que de beautés, quelle posture ! Vite, Fanny,enjambez la comtesse ; conduisez vous-même cette armeterrible, cette arme de feu ; battez en brèche, ferme !…trop fort, trop vite… Gamiani !… Ah !… vous escamotez leplaisir !…

La comtesse s’agitait comme une possédée, plus occupée desbaisers de Fanny que de mes efforts. Je profitai d’un mouvement quidérangea tout pour renverser Fanny sur le corps de la comtesse,pour l’attaquer avec fureur. En un instant, nous fûmes tous lestrois confondus, abîmés de plaisir !

*

* *

GAMIANI.

Quel caprice, Alcide ! Vous avez tourné subitement àl’ennemi… Oh ! je vous pardonne ; vous avez compris quec’était perdre trop de plaisir pour une insensible. Quevoulez-vous ? J’ai la triste condition d’avoir divorcé avec lanature. Je ne rêve, je ne sens plus que l’horrible, l’extravagant.Je poursuis l’impossible. Oh ! c’est affreux ! Seconsumer, s’abrutir dans des déceptions ! Désirer toujours,n’être jamais satisfaite. Mon indignation me tue. C’est être bienmalheureuse !

Il y avait dans tout ce discours une action si vive, uneexpression si forte de désespoir, que je me sentis ému de pitié.Cette femme souffrait à faire mal…

– Cet état n’est peut-être que passager, Gamiani ;vous vous nourrissez trop de lectures funestes.

GAMIANI.

Oh ! non ! non ! ce n’est pas moi…

Écoutez : vous me plaindrez, vous m’excuserezpeut-être.

J’ai été élevée, en Italie, par une tante restée veuve de bonneheure. J’avais atteint ma quinzième année, et je ne savais deschoses de ce monde que les erreurs de la religion. Je passais mavie à supplier le ciel de m’épargner les peines de l’enfer.

Ma tante m’inspirait ces craintes, sans les tempérer jamais parla moindre preuve de tendresse. Je n’avais d’autre douceur que monsommeil. Mes jours passaient tristes comme les nuits d’uncondamné.

Parfois seulement, ma tante m’appelait le matin dans son lit.Alors, ses regards étaient doux, ses paroles flatteuses. Ellem’attirait sur son sein, sur ses cuisses, et m’étreignait tout àcoup dans des embrassements convulsifs ; je la voyais setordre, renverser la tête et se pâmer avec un rire de folle.

Épouvantée, je la contemplais immobile, et je la croyaisatteinte d’épilepsie.

À la suite d’un long entretien qu’elle eut avec un moinefranciscain, je fus appelée, et le révérend père me tint cediscours :

– Ma fille, vous grandissez. Déjà le démon tentateur peutvous voir. Bientôt vous sentirez ses attaques. Si vous n’êtes pureet sans tache, ses traits pourront vous atteindre ; si vousêtes exempte de souillure, vous resterez invulnérable. Par desdouleurs Notre Seigneur a racheté le monde ; par lessouffrances vous rachèterez aussi vos propres péchés. Préparez-vousà subir le martyre de la rédemption. Demandez à Dieu la force et lecourage nécessaires : ce soir, vous serez éprouvée… Allez enpaix, ma fille.

Ma tante m’avait déjà parlé, depuis quelques jours, desouffrances, de tortures à endurer pour racheter ses péchés. Je meretirai effrayée des paroles du moine. Seule, je voulus prier,m’occuper de Dieu ; mais je ne pouvais voir que l’image dusupplice qui m’attendait.

Ma tante vint me trouver au milieu de la nuit. Elle m’ordonna deme mettre nue, me lava de la tête aux pieds et me fit prendre unegrande robe noire serrée autour du cou et entièrement fendue parderrière. Elle s’habilla de même, et nous partîmes de la maison, envoiture.

Au bout d’une heure, je me vis dans une vaste salle tendue ennoir, éclairée par une seule lampe suspendue au plafond.

Au milieu s’élevait un prie-Dieu environné de coussins.

– Agenouillez-vous, ma nièce ; préparez-vous par laprière, et supportez avec courage tout le mal que Dieu veut vousinfliger.

J’avais à peine obéi, qu’une porte secrète s’ouvrit : unmoine, vêtu comme nous, s’approcha de moi, marmotta quelquesparoles ; puis, écartant ma robe et faisant tomber les pans dechaque côté, il mit à découvert toute la partie postérieure de moncorps.

Un léger frémissement échappa au moine, extasié sans doute à lavue de ma chair ; sa main se promena partout, s’arrêta sur mesfesses et finit par se poser plus bas.

– C’est par là que la femme pèche, c’est par là qu’elledoit souffrir ! dit une voix sépulcrale.

Ces paroles étaient à peine prononcées, que je me sentis battuede coups de verges, de nœuds de cordes garnis de pointes en fer. Jeme cramponnai au prie-Dieu, je m’efforçai d’étouffer mes cris, maisen vain : la douleur était trop forte. Je m’élançai dans lasalle, criant : grâce ! grâce ! je ne puis supporterce supplice ! tuez-moi plutôt ! Pitié ! Je vousprie !

– Misérable lâche ! s’écria ma tante indignée. Il vousfaut mon exemple !

À ces mots, elle s’expose bravement toute nue, écartant lescuisses, les tenant élevées.

Les coups pleuvaient ; le bourreau était impassible. En uninstant, les cuisses furent en sang.

Ma tante restait inébranlable, criant par moments : Plusfort !… ah !… plus fort encore !…

 

Cette vue me transporta ; je me sentis un couragesurnaturel, je m’écriai que j’étais prête à tout souffrir.

Ma tante se releva aussitôt, me couvrit de baisers brûlants,tandis que le moine liait mes mains et plaçait un bandeau sur mesyeux.

Que vous dirai-je, enfin ! Mon supplice recommença plusterrible. Engourdie bientôt par la douleur, j’étais sans mouvement,je ne sentais plus. Seulement, à travers le bruit de mes coups,j’entendais confusément des cris, des éclats, des mains frappantsur des chairs. C’étaient aussi des rires insensés, rires nerveux,convulsifs, précurseurs de la joie des sens. Par moments, la voixde ma tante, qui râlait de volupté, dominait cette harmonieétrange, ce concert d’orgie, cette saturnale de sang.

Plus tard, j’ai compris que le spectacle de mon supplice servaità réveiller des désirs ; chacun de mes soupirs étouffésprovoquait un élan de volupté.

Lassé sans doute, mon bourreau avait fini. Toujours immobile,j’étais dans l’épouvante, résignée à mourir, et cependant, à mesureque l’usage de mes sens revenait, j’éprouvais une démangeaisonsingulière ; mon corps frémissait, était en feu. Je m’agitaislubriquement, comme pour satisfaire un désir insatiable. Tout àcoup, deux bras nerveux m’enlacèrent ; je ne savais quoi dechaud, de tendu, vint battre mes fesses, se glisser plus bas et mepénétrer subitement. À ce moment, je crus être fendue en deux. Jepoussai un cri affreux, que couvrirent aussitôt des éclats de rire.Deux ou trois secousses terribles achevèrent d’introduire en entierle rude fléau qui m’abîmait. Mes cuisses saignantes se collaientaux cuisses de mon adversaire ; il me semblait que nos chairss’entremêlaient pour se fondre en un seul corps. Toutes mes veinesétaient gonflées, mes nerfs tendus. Le frottement vigoureux que jesubissais, et qui s’opérait avec une incroyable agilité, m’échauffatellement, que je crus avoir reçu un fer rouge.

Je tombai bientôt dans l’extase ; je me vis au ciel. Uneliqueur visqueuse et brûlante vint m’inonder rapidement, pénétrajusqu’à mes os, chatouilla jusqu’à la moelle… Oh ! c’étaittrop ! Je fondais comme une lave ardente… Je sentais courir enmoi un fluide actif, dévorant ; j’en provoquai l’éjaculationpar secousses furieuses, et je tombai épuisée dans un abîme sansfin de volupté inouïe…

FANNY.

Gamiani, quelle peinture ! Vous nous mettez le diable aucorps.

GAMIANI.

Ce n’est pas tout.

Ma volupté se changea bientôt en douleur atroce. Je fushorriblement brutalisée. Plus de vingt moines se ruèrent à leurtour en cannibales effrénés. Ma tête tomba de côté ; moncorps, brisé, rompu, gisait sur les coussins, pareil à un cadavre.Je fus emportée mourante dans mon lit.

FANNY.

Quelle cruauté infâme !

GAMIANI.

Oh ! oui, infâme ! et plus funeste encore.

Revenue à la vie, à la santé, je compris l’horrible perversitéde ma tante et de ses infâmes compagnons de débauche, que l’imagede tortures affreuses aiguillonnait seule encore. Je leur jurai unehaine mortelle, et cette haine, dans ma vengeance, mon désespoir,je la portai sur tous les hommes.

L’idée de subir leurs caresses m’a toujours révoltée. Je n’aiplus voulu servir de vil jouet à leurs désirs.

Mon tempérament était de feu, il fallut le satisfaire. Je ne fusguérie plus tard de l’onanisme que par les doctes leçons des fillesdu couvent de la Rédemption. Leur science fatale m’a perdue pourjamais !

Ici les sanglots étouffèrent la voix altérée de la comtesse.

Les caresses ne pouvaient rien sur cette femme. Pour fairediversion, je m’adressai à Fanny.

ALCIDE.

À votre tour, belle étonnée ! Vous voilà, en une nuit,initiée à bien des mystères. Voyons ! racontez-nous commentvous avez ressenti les premiers plaisirs des sens.

FANNY.

Moi ! je n’oserai, je vous l’avoue.

ALCIDE.

Votre pudeur est au moins hors de saison.

FANNY.

Non, mais après le récit de la comtesse, ce que je pourrais vousdire serait trop insignifiant.

ALCIDE.

Vous n’y pensez pas, pauvre ingénue ! Pourquoihésiter ? Ne sommes-nous pas confondus par le plaisir et lessens ? Nous n’avons plus à rougir. Nous avons tout fait, nouspouvons tout dire.

GAMIANI.

Voyons, ma belle, un baiser, deux, cent ! s’il le faut,pour te décider. Et Alcide, comme il est amoureux !Vois ! il te menace.

FANNY.

Non, non, laissez, Alcide, je n’ai plus de force.

Grâce ! je vous prie… Gamiani, que vous êteslubrique !… Alcide, ôtez-vous… oh !…

ALCIDE.

Pas de quartier, morbleu ! ou Curtius se précipite toutarmé, ou vous allez nous donner l’odyssée de votre pucelage.

FANNY.

Vous m’y forcez ?

GAMIANI ET ALCIDE.

Oui, oui !

FANNY.

Je suis arrivée à quinze ans, bien innocente, je vous jure. Mapensée même ne s’était jamais arrêtée sur tout ce qui tient à ladifférence des sexes. Je vivais insouciante, heureuse sans doute,lorsqu’un jour de grande chaleur, étant seule à la maison,j’éprouvai comme un besoin de me dilater, de me mettre àl’aise.

Je me déshabillai, je m’étendis presque nue sur un divan…Oh ! j’ai honte !… Je m’allongeais, j’écartais mescuisses, je m’agitais en tous sens. À mon insu, je formais lespostures les plus indécentes.

L’étoffe du divan était glacée. Sa fraîcheur me causa unesensation agréable, un frôlement voluptueux par tout le corps. Oh,comme je respirais librement, entourée d’une atmosphère tiède,doucement pénétrante. Quelle volupté suave et ravissante !J’étais dans une délicieuse extase. Il me semblait qu’une vienouvelle inondait mon être, que j’étais plus forte, plus grande,que j’aspirais un souffle divin, que je m’épanouissais aux rayonsd’un beau ciel.

ALCIDE.

Vous êtes poétique, Fanny.

FANNY.

Oh ! je vous décris exactement mes sensations. Mes yeuxerraient complaisamment sur moi, mes mains volaient sur mon cou,sur mon sein. Plus bas elles s’arrêtèrent et je tombai malgré moidans une rêverie profonde.

Les mots d’amour, d’amant, me revenaient sans cesse avec leursens inexplicable. Je finis par me trouver bien seule. J’oubliaisque j’avais des parents, des amis ; j’éprouvai un videaffreux.

Je me levai, regardant tristement autour de moi.

Je restai quelque temps pensive, la tête mélancoliquementpenchée, les mains jointes, les bras pendants. Puis, m’examinant,me touchant de nouveau, je me demandai si tout cela n’avait pas unbut, une fin… Instinctivement je comprenais qu’il me manquaitquelque chose que je ne pouvais définir, mais que je voulais, queje désirais de toute mon âme.

Je devais avoir l’air égarée, car je riais parfoisfrénétiquement ; mes bras s’ouvraient comme pour saisirl’objet de mes vœux ; j’allais jusqu’à m’étreindre. Jem’enlaçais, je me caressais ; il me fallait absolument uneréalité, un corps à saisir, à presser ; dans mon étrangehallucination, je m’emparais de moi-même, croyant m’attacher à unautre.

À travers les vitraux on découvrait au loin des arbres, lesgazons, et j’étais tentée d’aller me rouler à terre ou de meperdre, aérienne, dans les feuilles. Je contemplais le ciel, etj’aurais voulu voler dans l’air, me fondre dans l’azur, me mêleraux vapeurs, au ciel, aux anges !

Je pouvais devenir folle : mon sang refluait brûlant versma tête.

Éperdue, transportée, je m’étais précipitée sur les coussins.J’en tenais un serré entre mes cuisses, j’en pressais un autre dansmes bras, je le baisais follement, je l’entourais avec passion, jelui souriais même, je crois, tant j’étais ivre, dominée par lessens. Tout à coup je m’arrête, je frémis ; il me semble que jefonds, que je m’abîme ! Ah ! m’écriai-je, mon Dieu !ah ! ah ! et je me relevai subitement épouvantée.

J’étais toute mouillée.

Ne pouvant rien comprendre à ce qui m’était arrivé, je crus êtreblessée, j’eus peur. Je me jetai à genoux, suppliant Dieu de mepardonner si j’avais fait mal.

ALCIDE.

Aimable innocente ! Vous n’avez confié à personne ce quivous avait si fort effrayée ?

FANNY.

Non, jamais ! je ne l’aurais pas osé. J’étais encoreignorante il y a une heure ; vous m’avez révélé le mot de lacharade.

ALCIDE.

Ô Fanny ! cet aveu me met au comble de la félicité. Monamie, reçois encore cette preuve de mon amour. Gamiani,excitez-moi, que j’inonde cette fleur de la rosée céleste.

GAMIANI.

Quel feu ! quelle ardeur ! Fanny, tu te pâmes déjà…oh ! elle jouit… elle jouit !…

FANNY.

Alcide ! Alcide !… j’expire… je…

Et la douce volupté nous abîmait d’ivresse, nous portait tousles deux au ciel.

Après un instant de repos, calme des sens, je parlai moi-même ences termes :

– Je suis né de parents jeunes et robustes. Mon enfance futheureuse, exempte de pleurs et de maladie. Aussi, dès l’âge detreize ans étais-je un homme fait. Les aiguillons de la chair sefaisaient déjà vivement sentir.

Destiné à l’état ecclésiastique, élevé dans toute la rigueur desprincipes de la chasteté, je combattais de toutes mes forces lespremiers désirs des sens. Ma chair s’éveillait, s’irritait,puissante, impérieuse, et je la macérais impitoyablement.

Je me condamnais au jeûne le plus rigoureux. La nuit, dans monsommeil, la nature obtenait un soulagement et je m’en effrayaiscomme d’un désordre dont j’étais coupable. Je redoublaisd’abstinences et d’attention à écarter toute pensée funeste. Cetteopposition, ce combat intérieur finirent par me rendre lourd etcomme hébété. Ma continence forcée porta dans tous mes sens unesensibilité ou plutôt une irritation que je n’avais jamaissentie.

J’avais souvent le vertige. Il me semblait que des objetstournaient et moi avec eux. Si une femme s’offrait par hasard à mavue, elle me paraissait vivement enluminée et resplendissante d’unfeu pareil à des étincelles électriques.

L’humeur, échauffée de plus en plus et trop abondante, seportait dans ma tête, et les parties de feu dont elle étaitremplie, frappant vivement contre la vitre de mes yeux, y causaientune sorte de mirage éblouissant.

Cet état durait depuis plusieurs mois, lorsqu’un matin je sentistout à coup dans tous mes membres une contraction et une tensionviolentes, suivies d’un mouvement affreux et convulsif pareil àceux qui accompagnent ordinairement les transports épileptiques…Mes éblouissements lumineux revinrent avec plus de force quejamais… Je vis d’abord un cercle noir tourner rapidement devantmoi, s’agrandir et devenir immense : une lumière vive etrapide s’échappa de l’axe du cercle et éclaira toute l’étendue.

Je découvrais un horizon sans fin, de vastes cieux enflammés,traversés par mille fusées volantes qui toutes retombaientéblouissantes en pluie dorée, étincelles de saphir, d’émeraude etd’azur.

Le feu s’éteignit ; un jour bleuâtre et velouté vint leremplacer : il me semblait que je nageais dans une lumièrelimpide et douce, suave comme un pâle reflet de la lune dans unebelle nuit d’été, et voilà que, du point le plus éloigné,accoururent à moi, vaporeuses, aériennes comme un essaim depapillons dorés, des myriades infinies de jeunes filles nues,éblouissantes de fraîcheur, transparentes comme des statuesd’albâtre.

Je m’élançais au-devant des sylphides, mais elles s’échappaientrieuses et folâtres ; leurs groupes délicieux se fondaient unmoment dans l’azur et puis reparaissaient plus vifs, plusjoyeux ; bouquets charmants de figures ravissantes qui toutesme donnaient un fin sourire, un regard malicieux !

Peu à peu, les jeunes filles s’éclipsèrent ; alors vinrentà moi des femmes dans l’âge de l’amour et des tendres passions.

Les unes, vives, animées, au regard de feu, aux gorgespalpitantes ; les autres, pâles et penchées comme des viergesd’Ossian. Leurs corps frêles, voluptueux, se dérobaient sous lagaze. Elles semblaient mourir de langueur et d’attente : ellesm’ouvraient leurs bras et me fuyaient toujours.

Je m’agitais lubriquement sur ma couche ; je m’élevais surmes jambes et mes mains, secouant frénétiquement mon glorieuxpriape. Je parlais d’amour, de plaisir, dans les termes les plusindécents ; mes souvenirs classiques se mêlant un instant àmes rêves, je vis Jupiter en feu, Junon maniant sa foudre ; jevis tout l’Olympe en rut, dans un désordre, un pêle-mêleétranges ; après, j’assistai à une orgie, une bacchanaled’enfer : dans une caverne sombre et profonde, éclairée pardes torches puantes aux lueurs rougeâtres, des teintes bleues etvertes se reflétaient hideusement sur les corps de cent diables auxfigures de bouc, aux formes grotesquement lubriques.

Les uns, lancés sur une escarpolette, superbement armés,allaient fondre sur une femme, la pénétraient subitement de toutleur dard et lui causaient l’horrible convulsion d’une jouissancerapide, inattendue. D’autres, plus lutins, renversaient une prudela tête en bas, et tous, avec un rire fou, à l’aide d’un mouton,lui enfonçaient un riche priape de feu, lui martelant à plaisirl’excès des voluptés. On en voyait encore quelques-uns, la mèche enmain, allumant un canon d’où sortait un membre foudroyant querecevait, inébranlable, les cuisses écartées, une diablessefrénétique.

Les plus méchants de la bande attachaient une Messaline par lesquatre membres et se livraient devant elle à toutes les joies, auxplaisirs les plus expressifs. La malheureuse se tortillait,furieuse, écumante, avide d’un plaisir qui ne pouvait luiarriver.

Çà et là, mille petits diablotins, plus laids, plus sautillants,plus rampants les uns que les autres, allaient, venaient, suçant,pinçant, mordant, dansant en rond, se mêlant entre eux. Partoutc’étaient des rires, des éclats, des convulsions, des frénésies,des cris, des soupirs, des évanouissements de volupté.

Dans un espace plus élevé, les diables du premier rang sedivertissaient jovialement à parodier les mystères de notre saintereligion.

Une nonne toute nue, prosternée, l’œil béatifiquement tournévers la voûte, recevait avec une dévotieuse ardeur la blanchecommunion que lui donnait, au bout d’un fort honnête goupillon, ungrand diable crossé, mitré tout à l’envers. Plus loin, unediablotine recevait à flots sur son front le baptême de vie, tandisqu’une autre, feignant la moribonde, était expédiée avec uneeffroyable profusion de saint-viatique.

Un maître diable, porté sur quatre épaules, balançait fièrementla plus énergique démonstration de sa jouissance érotico-satanique,et, dans ses moments d’humeur, répandait à flots la liqueur bénite.Chacun se prosternait à son passage. C’était la procession duSaint-Sacrement !

Mais voilà qu’une heure sonne, et aussitôt tous les diabless’appellent, se prennent par la main et forment une ronde immense.Le branle se donne ; ils tournent, s’emportent et volent commel’éclair.

Les plus faibles succombent dans ce tournoiement rapide, cegalop insensé. Leur chute fait culbuter les autres ; ce n’estplus qu’une horrible confusion, un pêle-mêle affreux d’enlacementsgrotesques, d’accouplements hideux ; chaos immonde de corpsabîmés, tout tachés de luxure, que vient dérober une fuméeépaisse.

GAMIANI.

Vous brodez à merveille, Alcide ; votre rêve ferait biendans un livre…

ALCIDE.

Que voulez-vous ? Il faut passer la nuit…

Écoutez encore : la suite n’est plus que la réalité.

Lorsque je fus remis de cet accès terrible je me sentis moinslourd, mais plus abattu. Trois femmes, jeunes encore et vêtues d’unsimple peignoir blanc, étaient assises près de mon lit. Je crus quemon vertige durait encore ; mais on m’apprit bientôt que monmédecin, comprenant ma maladie, avait jugé à propos de m’appliquerle seul remède qui me fût convenable.

Je pris d’abord une main blanche et potelée que je couvris debaisers. Une lèvre fraîche et rose vint se poser sur ma bouche. Cecontact délicieux m’électrisa ; j’avais toute l’ardeur d’unfou égaré.

– Oh ! belles amies ! m’écriai-je, je veux êtreheureux, heureux à l’excès ; je veux mourir dans vos bras.Prêtez-vous à mes transports, à ma folie !

Aussitôt je jette loin de moi ce qui me couvre encore, jem’étends sur mon lit. Un coussin placé sous mes reins me tient dansla position la plus avantageuse. Mon priape se dresse superbe,radieux !

– Toi, brune piquante, à la gorge si ferme et si blanche,sieds-toi au pied du lit, les jambes étendues près des miennes.Bien ! Porte mes pieds sur ton sein, frotte-les doucement surtes jolis boutons d’amour. À ravir ! ah ! tu esdélicieuse ! – La blonde aux yeux bleus, à moi ! tu serasma reine !… Viens te placer à cheval sur le trône. Prendsd’une main le sceptre enflammé, cache-le tout entier dans tonempire… Ouf ! pas si vite ! Attends… sois lente,cadencée, comme un cavalier au petit trot. Prolonge le plaisir. Ettoi, si grande, si belle, aux formes ravissantes, enjambe icipar-dessus ma tête… À merveille ! tu me devines. Écarte bienles cuisses… encore ! que mon œil puisse bien te voir, mabouche te dévorer, ma langue te pénétrer à loisir. Que fais-tudroite et debout ? Abaisse-toi donc, donne ta gorge àbaiser !

– À moi ! à moi ! lui dit la brune, en luimontrant sa langue agile, aiguë, comme un stylet de Venise.Viens ! que je mange tes yeux, ta bouche ! Je t’aime dela sorte. Oh ! lubrique… mets ta main là… va !doucement ! doucement !…

Et voilà que chacun se meut, s’agite, s’excite au plaisir.

Je dévore des yeux cette scène animée, ces mouvements lascifs,ces poses insensées. Les cris, les soupirs se croisent, seconfondent bientôt ; le feu circule dans mes veines. Jefrissonne tout entier. Mes deux mains battent une gorge brûlante ouse portent, frénétiques, crispées, sur des charmes plus secretsencore. Ma bouche les remplace.

Je suce avidement, je ronge, je mords ! On me cried’arrêter, que je tue, et je redouble encore !

Cet excès m’acheva. Ma tête retomba lourdement. Je n’avais plusde force. – Assez ! assez ! criai-je. Oh ! mespieds ! quel chatouillement voluptueux ! Tu me fais mal…tu me crispes, mes pieds se tendent, se tordent !…Oh !

Je sentais le délire approcher une troisième fois. Je poussaisavec fureur. Mes trois belles perdirent à la fois l’équilibre etleurs sens. Je les reçus dans mes bras, pâmées, expirantes, et jeme sentis inondé.

Joies du ciel ou de l’enfer ! c’étaient des torrents de feuqui ne finissaient pas.

GAMIANI.

Quels plaisirs vous avez goûtés, Alcide ! Oh ! je lesenvie ! Et toi, Fanny ?… L’insensible, elle dort, jecrois !

FANNY.

Laissez-moi, Gamiani ; ôtez votre main, elle me pèse. Jesuis accablée… morte… Quelle nuit ! mon Dieu !… Dormons…je…

La pauvre enfant bâillait, se détournait, se dérobait toutepetite dans un coin du lit. Je voulus la ramener.

– Non, non, me dit la comtesse ; je comprends cequ’elle éprouve. Pour moi, je suis d’une humeur bien autre que lasienne. Je sens une irritation… je suis tourmentée, jedésire ! ah ! voyez-vous ! j’en veux jusqu’à restermorte… Vos deux corps qui me touchent, vos discours, nos fureurs,tout cela m’excite, me transporte. J’ai l’enfer dans l’esprit, j’aile feu dans le corps. Je ne sais qu’inventer… Oh !rage !

ALCIDE.

Que faites-vous, Gamiani ? Vous vous levez ?

GAMIANI.

Je n’y tiens plus, je brûle… je voudrais… Mais fatiguez-moidonc ! Qu’on me presse, qu’on me batte… Oh ! ne pasjouir !…

Les dents de la comtesse claquaient avec force ; ses yeuxroulaient, effrayants, dans leur orbite ; tout en elles’agitait, se tordait… C’était horrible à voir. Fanny se releva,saisie, épouvantée. Pour moi, je m’attendais à une attaque denerfs.

En vain je couvrais de baisers les parties les plus tendres. Mesmains étaient lasses de torturer cette furie indomptable. Lescanaux spermatiques étaient fermés ou épuisés. J’amenais du sang,et le délire n’arrivait pas.

GAMIANI.

Je vous laisse… Dormez !

À ces mots, Gamiani s’élance hors du lit, ouvre une porte etdisparaît…

ALCIDE.

Que veut-elle ? Comprenez-vous, Fanny ?

FANNY.

Chut, Alcide, écoutez… quels cris !… elle se tue !…Dieu ! la porte est fermée !… Ah ! elle est dans lachambre de Julie. Attendez ; il y a là une ouverture vitrée,nous pourrons tout voir. Approchez le canapé ; voici deuxchaises, montez.

Quel spectacle ! À la lueur d’une veilleuse pâle,vacillante, la comtesse, les yeux horriblement tournés de côté, unesalive écumeuse sur les lèvres, du sang, du sperme le long descuisses, se roulait en rugissant sur un large tapis de peaux dechat[2]  ; ses reins frottaient le poil avecune agilité sans pareille. Par moments, elle agitait ses jambes enl’air, se soulevait presque droite sur sa tête, exposant tout sondos à notre vue, pour retomber ensuite, avec un rire affreux.

GAMIANI.

Julie, à moi ! viens, ma tête tourne… Ah ! folle, jevais te mordre !

Et Julie, nue aussi, mais forte, puissante, s’emparant des mainsde la comtesse, les liait ensemble, ainsi que les pieds.

L’excès fut alors à son comble ; la convulsionm’épouvantait.

Julie, sans marquer le moindre étonnement, dansait, sautaitcomme une folle, s’excitait au plaisir, se renversait pâmée sur unfauteuil.

La comtesse suivait de l’œil tous ses mouvements. Sonimpuissance à tenter les mêmes fureurs, à goûter la même ivresse,redoublait sa rage : c’était bien un Prométhée femelle déchirépar cent vautours à la fois.

GAMIANI.

Médor ! Médor ! prends-moi ! prends !

À ce cri un chien énorme sort d’une cache, s’élance sur lacomtesse et se met en train de lécher ardemment un clitoris dont lapointe sortait rouge et enflammée.

La comtesse criait à haute voix : Hai ! hai !hai ! forçant toujours le ton à proportion de la vivacité duplaisir. On aurait pu calculer les gradations du chatouillement queressentait cette effrénée Calymanthe[3] .

GAMIANI.

Du lait ! du lait ! oh ! du lait !

Je ne pouvais comprendre cette exclamation, véritable cri dedétresse et d’angoisse, lorsque Julie reparut armée d’un énormegodemiché rempli d’un lait chaud qu’un ressort faisait à volontéjaillir à dix pas. Au moyen de deux courroies, elle adapta à laplace voulue l’ingénieux instrument. Le plus généreux étalon, danstoute sa puissance, ne se fût pas montré, en grosseur du moins,avec plus d’avantage. Je ne pouvais croire qu’il y auraitintroduction, lorsqu’à ma grande surprise, cinq ou six attaquesforcenées, au milieu de cris aigus et délirants, suffirent pourdérober et engloutir cette énorme machine : on eût dit laCassandre de Casani[4] .

Le va-et-vient s’opérait avec une habileté consommée, lorsqueMédor, dépossédé et toujours docile à sa leçon, se jette sur lamâle Julie, dont les cuisses, entrouvertes et en mouvement,laissaient à découvert le plus délicieux régal. Médor fit tant etsi bien, que Julie s’arrêta subitement et se pâma, abîmée deplaisir.

Cette jouissance doit être bien forte, car rien n’est pareil àson expression chez une femme.

Irritée d’un retard qui prolongeait sa douleur et différait sonplaisir, la malheureuse comtesse jurait, maugréait comme uneperdue.

Revenue à elle, Julie recommença bientôt et avec plus de force.À une secousse fougueuse de la comtesse, à ses yeux fermés, à sabouche béante, elle comprend que l’instant approche : sondoigt lâche le ressort.

GAMIANI.

Ah ! ah !… arrête… je fonds !… hai !hai ! je jouis !… oh !…

*

* *

Infernale lubricité !… je n’avais plus la force de m’ôterde ma place. Ma raison était perdue, mes regards fascinés.

Ces transports furibonds, ces voluptés brutales me donnaient levertige. Il n’y avait plus en moi qu’un sang brûlant, désordonné,que luxure et débauche. J’étais bestialement furieux d’amour. Lafigure de Fanny était aussi singulièrement changée. Son regardétait fixe, ses bras raidis et nerveusement allongés sur moi. Seslèvres mi-entrouvertes et ses dents serrées indiquaient toutel’attente d’une sensualité délirante, qui touche au paroxysme de larage, du plaisir, qui demande l’excès.

À peine arrivés près du lit, nous nous jetâmes bondissants l’unsur l’autre, comme deux bêtes acharnées. Partout nos corps setouchaient, se frottaient, s’électrisaient rapidement. Ce fut, aumilieu d’étreintes convulsives, de cris forcenés, de morsuresfrénétiques, un accouplement hideux, accouplement de chair et d’os,jouissance de brute, rapide, dévorante, mais qui ne venait que dusang.

Le sommeil arrêta enfin toutes ces fureurs.

Après cinq heures d’un calme bienfaisant, je me réveillai lepremier. Le soleil brillait déjà de tous ses feux. Ses rayonsperçaient joyeusement les rideaux et se jouaient en reflets doréssur les riches tapis, les étoffes soyeuses.

Ce réveil enchanteur, coloré, poétique, après une nuit immonde,me rendait à moi-même. Il me semblait seulement que j’échappais àun cauchemar affreux, et j’avais près de moi, dans mes bras, sousma main, un sein doucement agité, sein de lys et de roses, sijeune, si frêle et si pur, qu’à l’effleurer seulement du bout deslèvres on eût pu craindre de le flétrir. Oh ! la délicieusecréature ! Fanny dans les bras du sommeil, demi-nue sur un lità l’orientale, réalisait tout l’idéal des plus beaux rêves !Sa tête reposait gracieusement penchée sur son bras arrondi ;son profil se dessinait suave et pur comme un dessin deRaphaël ; son corps, dans chacune de ses parties comme dansson ensemble, était d’une beauté prestigieuse.

C’était une volupté bien grande de savourer à loisir la vue detant de charmes, et c’était pitié aussi de songer que, viergedepuis quinze printemps, une seule nuit avait suffi pour lesflétrir.

Fraîcheur, grâce, jeunesse, la main de l’orgie avait tout sali,tout souillé, tout plongé dans l’ordure et la fange.

Cette âme si naïve et si tendre, cette âme, jusque-là sidoucement bercée par la main des anges, livrée désormais aux démonsimpurs ; plus d’illusions, plus de rêves, point de premieramour, point de douces surprises ; toute une vie poétique dejeune fille à jamais perdue !

Elle s’éveilla, la pauvre enfant, presque riante. Elle croyaitretrouver son matin accoutumé, ses doux pensers, soninnocence ; hélas ! elle me vit. Ce n’était plus son lit,ce n’était plus sa chambre. Oh ! sa douleur faisait mal. Lespleurs l’étouffaient. Je la contemplais, ému, honteux de moi-même.Je la tenais serrée dans mes bras. Chacune de ses larmes, je labuvais avec ivresse !

Les sens ne parlaient plus ; mon âme seule s’épanchait toutentière, mon amour se peignait vif, brûlant, dans mon langage etdans mes yeux.

Fanny m’écoutait muette, étonnée, ravie : elle respiraitmon souffle, mon regard, me pressait par moments et semblait medire : – Oh ! oui, encore à toi ! toute à toi !Comme elle avait livré son corps, crédule, innocente, elle livraitaussi son âme, confiante, enivrée. Je crus, dans un baiser, laprendre sur ses lèvres ; je lui donnai toute la mienne. Ce futle ciel, et ce fut tout !

Nous nous levâmes enfin. Je voulus voir encore la comtesse. Elleétait ignoblement renversée, la figure défaite, le corps sale,taché, comme une femme ivre jetée nue près d’une borne. Ellesemblait cuver sa luxure.

– Oh ! sortons ! m’écriai-je, sortons,Fanny ! quittons cet ignoble séjour !

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