La Joie

IV

« Quand vous vous croirez perdue, disait le vieux Chevance, c’est que votre petite tâche sera bien près de sa fin. Alors, ne cherchez pas à comprendre, ne vous mettez pas en peine, restez seulement bien tranquille. Même la prière est parfois une ruse innocente, un moyen comme un autre de fuir, d’échapper – au moins de gagner du temps. Notre-Seigneur a prié sur la croix, et il a aussi crié, pleuré, râlé, grincé des dents, comme font les moribonds. Mais il y a quelque chose de plus précieux : la minute, la longue minute de silence après quoi tout fut consommé.

Il était revenu là-dessus bien des fois, avec un entêtement mystérieux, comme s’il parlait non d’un péril probable, mais d’une conjoncture certaine, et qu’il ne craignît rien pour sa fille chérie qu’un geste suprême de défense, presque involontaire, un dernier sursaut. N’était-ce pas d’ailleurs la leçon de sa mort, le sens caché d’une agonie si humble, si délaissée qu’elle avait frappé de terreur Mlle de Clergerie elle-même ? Car elle s’était souvenue, longtemps après, d’une autre parole non moins singulière : « J’ai trop méprisé la peur, avouait-il un jour, j’étais jeune, j’avais le sang trop chaud. »

– Comment ! c’est vous qui parlez ainsi, s’était-elle écriée, vous ? Est-ce que vous allez maintenant faire entrer la peur dans le paradis ?

Et il l’apaisait d’un geste de sa pauvre main déjà rouge et gonflée, il riait de son rire silencieux.

– Pas si vite ! Pas si vite ! En un sens, voyez-vous, la peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint. Elle n’est pas belle à voir – non ! – tantôt raillée, tantôt maudite, renoncée par tous… Et cependant, ne vous y trompez pas : elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme.

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– Que je suis lasse ! Dieu que je suis lasse ! murmurait Chantal en montant l’escalier, laissant traîner sa petite main grande ouverte sur la paroi plus fraîche du mur. Je ne me suis jamais sentie si lasse. Le pauvre M. La Pérouse disait vrai, peut-être ? Il y a des jours où l’on ne saurait refuser ni donner rien, où l’on est tenté seulement de capituler, de se rendre, se rendre à merci.

Elle se laissa tomber sur une chaise basse, au pied de son lit, se releva d’un bond avec crainte, avec dégoût. Elle s’était surprise elle-même dans ce geste de fatigue accablée, qui demande grâce. « Non et non ! fit-elle entre ses dents, non ! » Et elle commença de marcher à travers la chambre, ainsi qu’elle l’avait vu faire tant de fois, jadis, à l’ancien curé de Costerel lorsqu’au terme d’une de ces noires journées du dernier hiver, souffrant de terribles crampes d’estomac, il disait à Mme La Follette : « J’endors mon foie. »

Elle eût voulu se jeter à genoux, cacher sa tête entre ses mains, disparaître – oui, disparaître, rentrer dans ce merveilleux silence dont la seule pensée faisait défaillir son cœur. Et en même temps l’ordre montait, impérieux, du plus profond de son être, de cette part de l’être qui toujours veille, de résister encore une minute, une heure, un jour (qui eût su le dire ?), enfin d’attendre, debout, le coup fatal. Elle avait beau aller et venir du lit à la fenêtre, soulever le rideau d’une main tremblante, déplacer distraitement les coussins, ou même siffler tout bas les premières mesures de l’Arabesque de Claude Debussy qu’elle aimait tant, elle savait déjà la lutte sans issue, qu’elle s’était désormais, de gré ou de force, avancée trop loin, au point précis où l’emportent des lois inconnues, quand la volonté n’est plus qu’une pierre de fronde au sommet de sa trajectoire, reprise peu à peu par la pesanteur. Qu’importe ? Alors, elle assisterait du moins en spectatrice à la chute inévitable. Une pierre tombe, mais l’homme subit son destin.

Peut-être, d’ailleurs, Mlle de Clergerie se fût-elle trouvée plus émue devant un péril mieux défini, certain. Au contraire, l’absurdité du pressentiment à la fois si vague et si fort la délivrait de tout autre souci. Sûre d’être frappée à l’improviste, d’un coup imparable, elle n’imaginait nulle défense, n’était tenue qu’à cette même docilité stoïque qui donne tant de noblesse au sacrifice d’un condamné, même vil, parce que ses derniers pas obéissants vers la mort rappellent trop ces autres premiers pas qu’il fit vers la vie entre les frémissantes mains maternelles, découvrent on ne sait quelle majesté enfantine faite de terreur, de hâte, de confiance, une surprise éblouie, une maladresse sacrée. Car il ne songe plus qu’à user une à une chaque minute de grâce, seulement attentif à déjouer une suprême tentative de la chair, de la terreur charnelle, la révolte, la démence féroce de la panique ou du désespoir. Et dans l’effort qu’il tente ainsi pour détruire à mesure, repousser dans le néant les dernières secondes qui prolongent inutilement son agonie, par ce grand élan vers le vide, il entre dans la nuit qu’il appelle, déjà il n’est plus vivant.

Certes, Chantal était encore bien loin de pouvoir donner son nom à l’espèce de stupeur qui venait de la saisir, ni à cette impatience où elle s’obstinait à ne voir qu’un signe de faiblesse, d :, lâcheté. « Ai-je vraiment peur ? se demandait-elle. Il n’y a pourtant rien de nouveau, rien… Vais-je aussi croire aux présages ? » Mais à peine réussissait-elle à sourire, ainsi qu’elle avait souri au vieux Chevance agonisant, d’un misérable sourire anxieux qui implore, s’efforce à comprendre. « Hé bien, justement, se dit-elle tout à coup, je ne dois pas comprendre ! Pourquoi faire ? Évidemment, le pauvre La Pérouse m’a un peu tourné la tête, il avait l’air trop malheureux. J’ai parlé, parlé, cela ne vaut rien. » Elle chiffonnait du bout des doigts le rideau de tulle, elle voyait grandir son pâle visage dans la vitre. « Que suis-je venue chercher ici ? Voilà maintenant que j’ai l’air d’un rat pris au piège, je mords les barreaux de ma cage, c’est honteux ! Voyons : je suis libre, libre, absolument libre. Tous les enfants de Dieu sont libres. » Elle alla d’un trait jusqu’à la porte, l’ouvrit, recula, revint encore, resta tremblante sur le seuil, un long moment… Un long moment, elle flaira l’ombre tiède, étouffante, avec une grimace involontaire des lèvres, un froncement de dégoût. Puis, avant même que ne se fût effacé son sourire étrange, elle referma la porte doucement, minutieusement, et rentra vaincue dans la chambre.

– L’abbé Chevance avait raison, fit-elle : mieux vaut rester tranquille en un moment pareil ; je ne ferais que des sottises. Au fond, je ne sais pas très bien ce que c’est qu’une grande épreuve, une vraie : celle-ci vient brusquement, tout s’éteint à la fois, je n’arriverais jamais à trouver ma route – mais il y en a une ! Mon Dieu, que j’étais donc heureuse, par comparaison, voilà seulement une heure ou deux ! Comment croire qu’on puisse être laissée si seule, à l’improviste, en un clin d’œil ? Jadis, du moins, je serais tombée ici ou là, au pied de mon crucifix, n’importe où… (Elle crispait ses deux petites mains sur la poignée de la fenêtre pour ne pas tomber en effet.) À présent, je ne dois même plus prier le bon Dieu qu’avec ménagement, prudence. Tant pis. Je ne bougerai pas d’un pouce jusqu’à ce que la lumière revienne ; je ne suis pas faite pour marcher à tâtons. J’ai besoin de savoir où je pose le pied.

« Jusqu’à ce que la lumière revienne », disait-elle, et déjà pourtant elle ne l’attendait plus, elle n’attendait que la nuit, c’était la nuit qu’elle défiait de son regard patient : la nuit, le vide, la chute, ce glissement rapide et doux. L’illusion devint si forte qu’elle sentait réellement ses muscles se détendre, ses reins se creuser, le râle profond de sa gorge et comme le froissement de l’air sur sa poitrine. L’humble assurance, qui avait inspiré chacun des actes de sa merveilleuse vie, la certitude de n’avoir jamais été, en n’importe quelle conjoncture, qu’une petite chose vaine et légère, faite pour servir un moment, pour la joie d’un seul moment, puis qu’on jette sans regret, prenait ici tout son sens. Elle était jetée, en effet.

Soudain, l’idée lui vint qu’elle avait déjà connu un tel vertige, face au corps gisant du vieux Chevance. Et presque à la même seconde, la vision monta des ténèbres à sa rencontre, avec une vitesse horrible. Le lit souillé parut d’abord, grossit brusquement, s’arrêta net, maintenant tout proche, encore balancé d’une houle invisible. Elle aurait pu toucher des deux mains le coin pendant du drap, la couverture grise où le sang séché faisait une tache d’un violet sombre. « Est-ce vous ? dit-elle tristement. Est-ce vous ? » D’ailleurs elle ne sentait ni curiosité, ni terreur, elle se retrouvait simplement à la place ancienne, pour y soutenir le même combat. Aujourd’hui comme hier, elle ne devait attendre de l’ami de son âme aucune aide, aucune parole de consolation. Il fallait simplement qu’elle restât de nouveau ferme et tranquille, ainsi qu’elle avait fait jadis, bien droite, attentive, couvrant de son ombre le vieux maître incompréhensiblement foudroyé. À peine osa-t-elle porter à la hauteur de l’oreiller un regard d’avance éperdu, qu’elle abaissa aussitôt vers la terre. La toile bise gardait encore, marquée au creux de la plume, ainsi que le sceau même de la très parfaite misère, l’empreinte de la nuque, des épaules. Le lit était vide.

En vérité, elle n’avait jamais attendu rien d’autre, elle le savait vide. Elle savait écrit de toute éternité qu’elle arriverait seule au dernier tournant de la route, qu’il manquerait le suprême rendez-vous. Et elle savait aussi que ce lit mystérieux, arrêté maintenant si près d’elle, ainsi qu’un minuscule navire, encore mollement secoué sur son ancre à la surface de la nuit, n’était qu’une hallucination demi-volontaire, une image à peine plus forte que les autres, dont son angoisse s’était emparée au passage. Mais elle acceptait tout cela comme un signe, le symbole probable de son humble destin. Les grandes épreuves n’étaient pas faites pour elle, ni les grandes joies, et ce qu’elle appelait, faute de mieux, son angoisse, devait ainsi garder jusqu’à la fin le caractère de ces déceptions enfantines qui ressemblent tellement à des songes… Elle aurait ainsi veillé, toute sa vie, soigneusement, héroïquement, sur des êtres médiocres, à peine réels, ou sur des biens de nul prix. Et maintenant, il fallait peut-être qu’elle montât sa dernière garde pour l’inutile souvenir d’un mort, près d’un lit vide.

Elle fit un pas du côté de la vision, en souriant. L’image commença de s’effacer aussitôt, rentra dans une ombre laiteuse, s’évanouit. En dépit des fenêtres closes, de la triple épaisseur des rideaux de tulle, elle entendait à présent la voix furieuse de Fernande, le choc des seaux sur la pompe, un rire aigu. Elle écouta d’abord avec une sorte de surprise exténuée, presque incrédule, comme si ces bruits fussent venus d’une autre rive, à travers une immense étendue d’eau murmurante. Puis il lui sembla que chaque fraction de seconde l’éloignait irréparablement de ces êtres qu’elle avait chéris. La pensée que, dans un instant, elle ne pourrait sans doute plus rien pour eux, qu’elle aurait perdu mille fois plus que leur chétive présence, le secret de leur tristesse, de leur misère, de leur mensonge, que le céleste lien de la pitié serait entre eux à jamais rompu, qu’elle ne pourrait plus les plaindre, partager leur souffrance obscure, la traversa comme un éclair. Elle put se croire jouée de nouveau par quelque surnaturelle malice. Le découragement de ces dernières semaines, les désillusions successives, la lutte qu’elle venait de soutenir contre Mme de Clergerie, La Pérouse, contre elle-même, lui apparurent comme autant de pièges, d’obstacles dressés sous ses pas afin d’user ses forces, de la réduire à l’impuissance dans le moment même qu’elle allait accomplir l’œuvre unique pour laquelle elle était née : le salut des faibles êtres dont elle se sentait comptable à Dieu. En choisissant la part la plus commune, une tâche à la mesure des moins adroits, des moins hardis, elle n’avait réellement songé qu’à sa sécurité, son repos. « Donnez à Dieu ce qu’on demande aux petits enfants », disait l’abbé Chevance. Et lui aussi avait vécu comme un enfant, il avait tenu la gageure avec elle, soutenu ce défi jusqu’à ce que – la ruse se dévoilant tout à coup – il se fût enfoncé dans la mort, sans une parole, sans une larme, redevenu un homme entre les hommes, dans un abandon solennel.

Alors le « trop tard », les deux mots inconsolés où tient tout le malheur de notre espèce, vint aux lèvres de Mlle Chantal, avec une plainte étouffée, un cri rauque, qu’on eût dit arraché au sein maternel. Elle se revit, portant la vieille femme au creux de ses bras, sur son cœur, dans la poussière et l’éblouissement de midi, sous le soleil immense. Dieu l’avait faite patiente et forte, pour assumer de tels fardeaux, et elle avait choisi les feux innocents de la grâce divine, la tâche quotidienne, l’humble joie entretenue avec tant de soins et d’amour, et qui n’aurait été utile à personne, que personne n’aurait compris !… Ainsi le vieux Chevance usait lentement sa vie à des besognes serviles, puis achevait de mourir abandonné, méconnu de tous, resté pour la fille même de son âme une énigme, un secret, presque un remords. « J’aurais pu, j’aurais dû…, balbutiait-elle, les joues enflammées, les yeux secs. Oui, s’il est vrai qu’ils attendaient tout de moi, qu’ai-je donc donné ? »

Elle pencha la tête, écouta de nouveau à travers la fenêtre toujours close, avec la crainte absurde de ne plus rien entendre, comme s’il eût été possible que ce petit univers, qu’elle n’avait pas réussi à sauver, se fût englouti d’emblée, perdu dans l’oubli. L’oubli… « Hélas ! ils n’avaient que moi, dit-elle. Dieu les oublie ! »

L’idée de cette solitude sans recours, éternelle, à peine eut-elle osé la concevoir, brisa d’un coup toute résistance, l’acheva. Elle leva vers le Christ pendu au mur un regard avide, et sans pouvoir se détourner plus longtemps de la source ineffable dont la soif la dévorait, elle glissa sur les genoux, se jeta dans la prière, les lèvres serrées, les yeux clos, comme on tombe, ou comme on meurt.

*

Jusqu’alors, elle n’était jamais entrée dans le monde étrange où elle avait seule accès que par une pente insensible : cette fois, elle s’y sentit couler à pic. Littéralement, elle crut entendre se refermer sur elle une eau profonde, et aussitôt, en effet, son corps défaillit sous un poids immense, accru sans cesse et dont l’irrésistible poussée chassait la vie hors de ses veines. Ce fut comme un arrachement de l’être, si brutal, si douloureux, que l’âme violentée n’y put répondre que par un horrible silence… Et presque dans la même incalculable fraction de temps, la Lumière jaillit de toutes parts, recouvrit tout.

« Qu’ai-je donc cherché ? se dit Mlle de Clergerie. Où étais-je ? (Elle croyait reconnaître un à un chaque objet familier, il semblait qu’elle pût désormais les envelopper et les étreindre de ce regard intérieur qui baignait dans un autre jour.) Était-il donc si difficile de me remettre entre Ses mains ? M’y voici. »

Car à présent, l’idée, la certitude de son impuissance était devenue le centre éblouissant de sa joie, le noyau de l’astre en flammes. C’était par cette impuissance même qu’elle se sentait unie au Maître encore invisible, c’était cette part humiliée de son âme qui plongeait dans le gouffre de suavité. Lentement, avec des soins infinis, elle achevait de consommer amoureusement cette lumière éparse ; elle en concentrait le faisceau en un seul point de son être, comme si elle eût espéré faire ainsi sauter un dernier obstacle et se perdre en Dieu par cette brèche. Encore un court moment, le flot fut étale. Puis la vague flamboyante commença de baisser doucement, insidieusement, jetant çà et là son écume. La douleur venait de reparaître, ainsi que la dent noire d’un récif entre deux colonnes d’embrun, mais dépouillée de tout autre sentiment, réduite à l’essentiel, lisse et nue, en effet, comme une roche usée par le flot. À ce signe, Mlle, de Clergerie reconnut que la dernière étape était franchie, son humble sacrifice reçu, et que les angoisses des dernières heures, les doutes, et jusqu’à ses remords, venaient de s’abîmer dans la prodigieuse compassion de Dieu.

Elle n’osait faire un geste ni seulement baisser les yeux qu’elle gardait ouverts sur le même point de la muraille, un peu au-dessous de son crucifix. Elle sentait nettement la fatigue de ses genoux et de ses reins, la pesanteur de sa nuque, cette espèce de durcissement du globe oculaire qui paralysait son regard. Et néanmoins sa propre souffrance ne lui appartenait déjà plus, elle n’eût su la retenir en elle : c’était comme l’effusion hors de sa chair brisée, anéantie, du sang précieux d’un autre cœur. « Je ne possède plus rien, pensait-elle avec une joie encore naïve et pourtant grave, auguste, qu’elle aurait voulu serrer farouchement sur sa poitrine, ainsi que le fruit sublime de son extraordinaire union… S’Il voulait, je pourrais mourir. »

Mais ce fut moins l’attente de la mort, ou sa lucide délectation, qui fit défaillir son âme, que la certitude surhumaine d’un anéantissement si profond qu’elle ne pouvait non plus vivre que mourir ; en sorte que s’il plaisait à Dieu de détruire une misérable petite créature si parfaitement dépossédée, il devrait partager avec elle sa propre agonie, laisser prendre le dernier battement exténué de son cœur, le dernier souffle de sa bouche. Oui, elle recevrait la mort de cette Main qui ne peut plus se refermer sur rien, tenue ouverte par les clous, à jamais. Ainsi qu’un enfant répète sans les comprendre, avec une docilité sacrée, les mots qu’il reçoit, un par un, des lèvres maternelles, elle avancerait pas à pas parmi les ténèbres d’une Agonie dont le seuil n’a encore été franchi par aucun ange ; elle recueillerait chaque miette, à tâtons, de ce pain terrible… Et dans la même minute, le Silence qu’elle appelait roula sur elle, la recouvrit.

Certes, l’image de Chevance, son nom même, semblait bien loin de sa pensée… Pourtant, par un prodige unique, d’un mouvement de l’âme aussi pur, aussi innocent qu’aucun de ces gestes inhabiles qui ravissent d’amour et de pitié le cœur des mères, elle craignit vaguement d’avoir désobéi ; elle se retourna vers son vieux maître, ainsi que gémit, en dormant, un nouveau-né. Qu’eût-il dit ? Qu’eût-il pensé ? Ne l’eût-il pas arrêtée depuis longtemps, d’un de ces sourires anxieux qu’il avait, si tristes, si tendres ? Aurait-il permis qu’elle le précédât sur de tels chemins ? Car, ô merveille ! ce ne fut pas l’élan de l’extase qui lui fit franchir le dernier pas, mais au contraire l’effort à peine conscient qu’elle tenta pour s’en arracher, se reprendre. Qu’importe ? Elle était allée désormais trop loin dans la Présence que rien ne limite, elle ne put que se laisser glisser ainsi qu’un coureur au bout de sa course, et tandis qu’elle croyait refuser encore le don sublime dont elle se jugeait indigne, l’Agonie divine venait de fondre sur son cœur mortel et l’emportait dans ses serres.

D’ailleurs, à peine eût-elle osé distinguer ce nouveau prodige de la simple oraison où elle avait si souvent retrouvé le sens de sa propre vie, son équilibre, son secret. Bien des fois, en effet, depuis l’enfance, elle s’était sentie portée par la pensée auprès du Dieu solitaire, réfugié dans la nuit comme un père humilié entre les bras de sa dernière fille, consommant lentement son angoisse humaine dans l’effusion du sang et des larmes, sous les noirs oliviers… Un autre ira demain jusqu’à la Croix, qui épie à cette heure, à travers les fentes de la porte, avec le chant du coq, le reflet du clair de lune qu’elle prend pour la première lueur de l’aube cruelle. « Quoi ! cette nuit ne finira donc pas !… » Mais ce que veut seulement Chantal, c’est ramper doucement, sans aucun bruit, le plus près possible de la grande ombre silencieuse, la haute silhouette à peine courbée, dont elle croit voir trembler les genoux. Alors, elle se couche à ses pieds, elle s’écrase contre le sol, elle sent sur sa poitrine et sur ses joues l’âcre fraîcheur de la terre, cette terre qui vient de boire, avec une avidité furieuse, l’eau de ces yeux ineffables dont un seul regard, en créant l’univers, a contenu toutes les aurores et tous les soirs. La brume cesse de tomber. La brise se lève sur la misérable petite colline. Le chemin pierreux, avec ses flaques de boue, suit un moment la crête, puis descend brusquement, plonge dans le vide… Une fenêtre brille encore sur les pentes. D’où va venir la trahison ?

Car c’est à la trahison qu’Il pense, et elle y pense comme lui. C’est sur la trahison qu’Il pleure, c’est l’exécrable idée de la trahison qu’Il essaie vainement de rejeter hors de lui, goutte à goutte, avec la sueur de sang… Il a aimé comme un homme, humainement, l’humble hoirie de l’homme, son pauvre foyer, sa table, son pain et son vin – les routes grises, dorées par l’averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons dans les haies d’épines, la paix du soir qui tombe, et les enfants jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière d’un homme, mais comme aucun homme ne l’avait jamais aimé, ne l’aimerait jamais. Si purement, si étroitement, avec ce cœur qu’Il avait fait pour cela, de ses propres mains. Et la veille, tandis que les derniers disciples discutaient entre eux l’étape du lendemain, le gîte et les vivres ainsi que font les soldats avant une marche de nuit, – un peu honteux tout de même de laisser le Rabbi monter là-haut, presque seul – criant fort, exprès, de leurs grasses voix paysannes en se donnant des claques sur l’épaule, selon l’usage des bouviers et des maquignons, Lui, cependant, bénissant les prémices de sa prochaine agonie, ainsi qu’Il avait béni ce jour même la vigne et le froment, consacrant pour les siens, pour la douloureuse espèce, son œuvre, le Corps sacré, Il l’offrit à tous les hommes, Il l’éleva vers eux de ses mains saintes et vénérables, par-dessus la large terre endormie, dont il avait tant aimé les saisons. Il l’offrit une fois, une fois pour toutes, encore dans l’éclat et la force de sa jeunesse, avant de le livrer à la Peur, de le laisser face à face avec la hideuse Peur, cette interminable nuit, jusqu’à la rémission du matin. Et sans doute Il l’offrit à tous les hommes, mais Il ne pensait qu’à un seul. Le seul auquel ce Corps appartînt véritablement, humainement, comme celui d’un esclave à son maître, s’étant emparé de lui par ruse, en ayant déjà disposé ainsi que d’un bien légitime, en vertu d’un contrat de vente en due forme, correct. Le seul ainsi qui pût défier la miséricorde, entrer de plain-pied dans le désespoir, faire du désespoir sa demeure, se couvrir du désespoir ainsi que le premier meurtrier s’était couvert de la nuit. Le seul homme entre les hommes qui possédât réellement quelque chose, fût pourvu, n’ayant plus rien désormais à recevoir de personne, éternellement.

Ce qu’alors Mlle de Clergerie vit, ou ne vit pas, de ses yeux de chair, qu’importe ? La terreur qui l’avait saisie restait lucide, ne ressemblait à aucune de celles qui naissent des songes et s’effacent avec eux. Tandis que la commune angoisse ne saurait se séparer d’une certaine honte secrète qui délie nos dernières forces et achève de nous dégrader, celle-ci suppliciait l’âme sans y apporter aucun trouble. La douleur fulgurante en était à ce degré de transparence et de pureté qui la fait rayonner bien au-delà du monde charnel. Et pourtant l’extraordinaire jeune fille reconnut la compagne fidèle, l’amie humble et sincère de sa vie, sa propre souffrance, dans cette espèce de miroitement prodigieux, insoutenable, qui était la souffrance même de Dieu. Comme elle eût reçu n’importe laquelle des épreuves quotidiennes, familières, jamais recherchées, jamais refusées, la confusion d’une parole railleuse, un plat manqué, elle s’offrit naïvement, elle fit une fois de plus ce don ingénu de soi-même. Aucune des martyres qu’elle aimait n’embrassa le glaive ou la hache d’un plus gracieux abandon. À peine son visage eut-il une rougeur légère tandis que, du profond de l’extase, ses bras et ses épaules esquissaient le geste de protéger, de couvrir une présence chérie, d’aller au-devant du coup fatal…

Elle voyait, à quelques pas, face au Dieu trahi, à l’amour méprisé, dont elle entendait le halètement solennel, la créature étrange, incompréhensible, qui a renoncé à l’espoir, vendu l’espoir de l’homme pour trente deniers comptant, puis s’est pendue.

Elle ne la voyait pas dans l’acte dérisoire de sa trahison, alors qu’elle n’était encore qu’un petit juif famélique et malicieux, qui éprouve les pièces d’argent au fond de ses poches, du bout de ses ongles crasseux, tremblant dans sa peau malsaine à chaque tintement de l’épée du centurion sur le fourreau, mais à l’heure qu’il eut accompli son destin, qu’il fut dressé à jamais, fruit noir d’un arbre noir, à l’entrée du honteux royaume de l’ombre, sentinelle exacte, incorruptible, que la miséricorde assiège en vain, qui ne laissera passer aucun pardon, pour que l’enfer consomme en sûreté sa paix horrible. L’arbre monte lentement au-dessus de l’horizon, fait du ciel deux parts égales, s’en va tremper dans la nue son front décharné. Elle ne voit plus qu’un tronc, une énorme colonne recouverte d’écorce, comme si l’arbre venait de se refermer sur son fruit. Toutes les larmes qu’elle écoute maintenant tomber sur la pierre ne rendraient pas une goutte de sève à ce gibet colossal.

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Alors, elle écouta une dernière fois la plainte ineffable, elle la recueillit dans son âme, ainsi qu’un plongeur remplit d’air sa poitrine. Elle n’osa pas tourner la tête vers la vision merveilleuse, de peur de ne pouvoir plus en détacher son regard avant d’avoir achevé sa tâche ! Non ! elle ne recevra rien, tant qu’il lui reste encore quelque chose à donner !… L’idée ne lui vint même pas qu’elle accomplissait un acte bien différent des actes ordinaires de sa vie, et d’ailleurs aucune idée ne lui vint. Simplement, comme elle s’était offerte tant de fois pour les pécheurs, d’un même mouvement elle alla vers ce pécheur des pécheurs les bras tendus ; elle s’offrit à ce désespoir impénétrable avec un sentiment mystérieux, qui n’était tout à fait ni l’horreur ni la compassion, mais une sorte de curiosité sacrée.

Dès le premier pas, aussi furieusement qu’il avait grandi, ce gibet commença de décroître, ne fut soudain devant elle, à portée de sa petite main, qu’un olivier noir et tordu. L’enfourchure, placée fort bas, en était déformée par une grossière cicatrice, pareille à la tête d’un saule, couverte d’écailles grises, et d’une espèce de lichen desséché par l’hiver. Bien que sur ce plateau désert le silence fût absolu, la brise tombée, Mlle de Clergerie croyait entendre peiner et craquer sous l’écorce les membres noués mais puissants de l’arbre, et ses racines profondes. Puis elle vit frémir la pointe extrême des branches, et la vibration s’en transmit de feuille en feuille jusqu’à ce que la tête monstrueuse, déchirant lentement sa carapace de mousse et d’écorce, se mît à tourner sur elle-même, avec une gravité hideuse… Mais ce qui jeta Chantal en avant fut moins l’horreur d’une vision si grossière que la crainte vague, à demi consciente, qu’un tel cauchemar ne marquât la fin de son extase. Elle mesura des yeux, une dernière fois, l’obstacle, et marcha dessus.

– Où allez-vous ? dit une voix très lente, dont elle reconnut aussitôt l’accent. Est-il convenable que je vous laisse sortir ainsi ?

L’abbé Cénabre était devant elle.

*

L’abbé Cénabre venait de refermer sa main sur le bras de la jeune fille, et ne songeait pas encore à la retirer, son regard triste toujours posé sur le sien. Le visage impérieux, légèrement adouci depuis ces derniers mois par l’empâtement des joues et du menton, une certaine flétrissure du front, jadis magnifique, n’exprimait ni embarras ni surprise, mais plutôt une lassitude extrême, qui ressemblait au dégoût.

– Je vous demande pardon, reprit-il, je vous prie de m’excuser, si du moins cela vous semble nécessaire. Est-ce nécessaire, vraiment ?

Chantal avait d’abord reculé d’un pas ou deux, appuyant son dos au mur. Et presque aussitôt elle retrouva son calme habituel, ou parut l’avoir retrouvé. Ses yeux firent le tour de la pièce, s’arrêtèrent un moment sur la place du lit où se marquait encore en creux l’empreinte de ses bras et de son dos, et posément, du bout des doigts, elle l’effaça.

– Oh ! non, cela n’est pas du tout nécessaire, dit-elle en haussant un peu les épaules. À quoi bon ? Je voudrais seulement qu’on en finît. Mon Dieu, oui ! qu’on en finît une fois pour toutes.

– Je le souhaite aussi, répondit Cénabre après un silence. Cela dépend de vous, peut-être ? (Il poussa un profond soupir.) Non pas de moi, ajouta-t-il, en aucune façon. De vous expliquer comment et pourquoi ne vous apprendrait rien qui méritât d’être su. Et d’ailleurs de tels propos seraient pour vous sans importance. Il me semble que nous sommes déjà beaucoup trop loin, vous et moi, d’une conversation ordinaire.

– Oh ! il ne s’agit pas d’une conversation ordinaire, fit Chantal avec amertume, mais d’une voix aussi calme que la sienne. Il y a beau temps que je ne sais plus ce que c’est qu’une conversation ordinaire ! Et pourtant, voyez-vous, la nature l’emporte : je voudrais parler comme tout le monde, parce qu’en dépit des apparences je souffre comme tout le monde et même un peu plus. Quoi que vous puissiez penser de moi, je ne mérite pas ce traitement exceptionnel.

– Soit, dit-il. D’ailleurs il est convenable que vous appreniez comment je me trouve ici, par hasard, bien contre mon gré, soyez sûre. La chose en soi n’a peut-être pas grande importance, désormais : il devrait sans doute suffire que vous me sachiez incapable d’espionner qui que ce soit. Votre père…

– Pardonnez-moi, reprit-elle, je sais tout cela par avance. Le ridicule particulier à ma pauvre histoire, c’est que chacun la connaît mieux que moi, ou s’en vante. En somme, je n’ai jamais eu qu’un secret, mais ce prétendu secret est l’aventure la moins secrète de la maison… Il faut que je ne sois pas faite pour les secrets.

– Quel secret ? demanda l’abbé Cénabre, toujours impassible. Oh ! mademoiselle, vous avez devant vous un homme bien différent de ceux qui vous entourent, je me sens contraint de vous le dire, un homme qui du moins sait par expérience le poids d’un secret. Car l’importance d’un secret se mesure à son poids, à la manière dont il pèse sur votre vie, l’engage. Or, je vous ai vue porter le vôtre, s’il existe, avec une admirable liberté. En ce moment même, votre parfait sang-froid m’est une preuve nouvelle que cette liberté n’était pas feinte. Excusez-moi de vous parler moins en prêtre qu’en homme, et peut-être même en homme malheureux : je crois fermement que ce langage vous convient, convient à l’épreuve que vous subissez. Je n’ai aucun droit sur votre conscience, et vous savez, d’autre part, que ma mauvaise santé, l’importance de mes travaux, mon besoin d’indépendance et de solitude m’ont amené à renoncer depuis des mois, bien qu’à regret, aux soucis et aux consolations du ministère des âmes. J’avoue que M. de Clergerie m’avait entretenu plus d’une fois de ses scrupules un peu naïfs, et de périls imaginaires. Cependant ma conduite envers vous, au cours de ces dernières semaines, atteste assez que j’ai fait peu de cas de ces confidences ; je ne les ai reçues que par politesse. Il y a quelques minutes encore, je me suis trouvé mêlé à une discussion ridicule entre monsieur votre père et le docteur La Pérouse, qui paraissait avoir perdu tout contrôle de lui-même et tenait sur vous des propos absurdes, dangereux. Je sais quelles imprudences peut commettre un imbécile de bonne volonté qui s’est fait de la vie intérieure les idées les moins cohérentes, souvent grotesques. Aussi, pour éviter un plus grand mal, ai-je accepté de vous communiquer certaines propositions de M. de Clergerie. J’ajoute que la servante, sur ma demande, a frappé plusieurs fois à votre porte, sans obtenir de réponse, bien qu’elle se prétendît assurée de votre présence ici. Elle parlait d’entrer quand même, craignait que vous ne fussiez évanouie, ou morte…

L’abbé Cénabre s’arrêta brusquement, baissa les paupières, et conclut sèchement :

– Le zèle de cette personne m’a paru bien peu sage. De plus, elle semble dangereusement informée de ce qui vous touche. J’ai craint quelque scandale, et je me suis permis de venir moi-même.

Jamais l’homme extraordinaire dont la volonté tragique, toujours à son plus haut point de tension, ne devait se rompre qu’à l’improviste et pour ainsi dire par surprise, ne sentit mieux sa force qu’à cette minute irréparable où il engageait sa dernière chance, glissait, sans le savoir, à son destin. Bien que depuis longtemps, il eût fermé son âme à toute joie profonde, repoussé la joie comme une faiblesse indigne de lui et le seul mensonge qui fût réellement capable de briser son cœur, il ne put maîtriser une soudaine effusion d’orgueil dont son regard décela aussitôt l’ivresse.

Chaque mot de ce discours nu et terrible, lourd de sens, venait de frapper Chantal en pleine poitrine, et le prêtre pouvait maintenant la croire à sa merci. Du moins, quoi qu’il advînt désormais, par ce premier et brutal coup de sonde, il se sentait assuré de rester, jusqu’à la dernière parole échangée, maître d’un débat qu’il avait refusé d’abord puis longtemps retardé, pour s’y jeter aujourd’hui tête baissée avec une violence inouïe. Insensible aux pressentiments vulgaires, ou d’ailleurs à n’importe quelle superstition, cette colère inattendue, cet ébranlement de tout l’être vers un obstacle en apparence si fragile, n’éveillait pas sa méfiance. Il n’y reconnaissait point la même frénésie qui l’avait précipité sur l’abbé Chevance, ou traîné une nuit entière aux talons d’un vieux mendiant, en proie à toutes les fureurs d’une curiosité homicide. Et, sans doute, il avait souhaité jadis d’approcher Mlle de Clergerie, mais c’est qu’alors il ne doutait point qu’elle n’eût reçu la confidence du vieux prêtre mourant, l’aveu arraché à la détresse de son agonie, détresse dont il devinait la cause. Ainsi expliquait-il la singulière réserve de la jeune fille et qu’elle prît tant de soin de l’éviter.

« M, l’abbé Chevance, au témoignage de Chantal, n’a cessé de parler de vous dans son délire », avait répété cent fois M. de Clergerie. La pensée qu’un être faible et désarmé, irréprochablement pur, dont il n’avait à craindre aucune trahison, garderait quelque chose de ce secret si lourd, et mourrait avec ce fardeau, lui était douce. Évidemment, elle ne sait rien de précis, qu’importe ? » Mais Cénabre rêvait souvent à cette invisible fissure dans la muraille, ce pâle reflet du jour dans la tombe où il avait enfermé sa vie. D’ailleurs, maintenant, ce reflet n’était plus ; sa solitude était de nouveau parfaite. Dès le lendemain de son arrivée à Laigneville, à la fin du repas, tandis que le professeur Abramovitch épelait une inscription sanscrite de son affreuse voix nasale, Cénabre avait repoussé doucement la jeune fille jusqu’à la fenêtre, en pleine lumière, et sa tasse de tisane à la main, fixant Mlle de Clergerie d’un regard où elle n’aurait pu lire, si toutefois elle l’eût osé, qu’une espèce de tristesse implacable : « Est-il vrai, lui dit-il, que M. l’abbé Chevance vous ait entretenue de moi avant de mourir ? – Oh ! non, avait-elle répondu aussitôt, c’est une idée de papa, il a fini par y croire. Notre pauvre ami pouvait à peine parler ; il avait rendu énormément, sa bouche était pleine de sang coagulé. Il a seulement prononcé votre nom, à plusieurs reprises, en faisant chaque fois un geste de la main que nous n’avons pas compris. »

Oui, chaque mot de ce discours venait de frapper Chantal au cœur. Ni la curiosité, ni la colère n’inspiraient visiblement l’homme qui parlait ainsi, d’un tel accent. Sans doute l’avait-il patiemment observée des jours et des jours, en silence, et semblait avoir mûri à loisir le jugement qu’elle sentait désormais sans recours. Les reproches ne l’eussent point autant émue, le mépris l’eût trouvée prête, et contre l’ironie même elle ne se fût pas sentie désarmée. Ce qui la troublait alors, si profondément, c’était comme la révélation soudaine, imprévue, déchirante de sa propre infortune, où elle n’avait jamais voulu voir qu’une épreuve à sa mesure, et presque un chagrin d’enfant. À sa mesure, et aussi à la mesure des êtres faibles auprès de qui elle avait vécu, et qui ressemblaient si peu à l’arbitre impartial dont elle sentait peser sur son âme l’attention sans complaisance, une sorte de compassion glacée. Que pouvait-elle attendre de lui, sinon une justice exacte ? Et qu’avait-elle à attendre d’une telle justice ? Ni devant lui ni devant aucun autre, elle n’eût réussi en ce moment à se justifier, car elle venait de s’apercevoir tout à coup, en un éclair, que l’interrogatoire le plus indulgent l’eût perdue, qu’elle ne savait absolument rien de sa propre aventure, ayant trop vécu au jour le jour, heure par heure, qu’un seul homme au monde avait recueilli peu à peu et, pour ainsi dire, brin à brin, l’humble vérité de sa vie. Mais il était maintenant sous la terre, il y avait emporté ce secret. Lui seul – lui seul du moins eût su présenter sa défense !… Alors Chantal fit, pour retenir ses larmes, un effort immense.

– Je vous demande pardon, dit-elle. Pensez de moi ce qu’il vous plaira, je ne voudrais inquiéter personne. Cela paraît bien sot à dire, et pourtant c’est la vérité : toutes les apparences sont contre moi et j’ai l’air de jouer une affreuse comédie. Mais vous comprendrez plus tard que je ne pouvais poser cette question qu’à vous. Et il faut que vous répondiez, parce que j’ai déjà trop tardé à prendre parti. Je prendrai parti aujourd’hui même, j’en ai assez de mentir par omission. Qu’est-ce que je faisais, lorsque vous êtes entré ici ?

– Ce que vous faisiez ? dit Cénabre.

Son regard se porta successivement aux quatre coins de la pièce, et il l’arrêta paisiblement sur le mince visage où il pouvait lire une attente désespérée :

– Pour qui que ce soit, mon enfant, je vous ai trouvée endormie. Profondément endormie, ainsi qu’on peut l’être en une telle saison, par une température aussi exceptionnelle. Vous vous êtes étendue un moment, le sommeil vous a surprise, quoi de plus simple ?

Il réfléchit une seconde encore, serra les lèvres, puis un singulier sourire commença de se dessiner au pli de ses joues, rayonna lentement jusqu’à son front, et presque aussitôt s’effaça.

– Les apparences ne sont jamais pour ou contre, dit-il, les apparences ne sont rien. Du moins elles sont ce que nous voulons qu’elles soient. Et, premièrement, il ne faut pas les craindre, elles ne trahissent que les faibles. Ma chère enfant, je n’aurais garde d’embarrasser d’un nouveau scrupule une conscience que je ne sens déjà que trop prompte à s’alarmer, je vous dirai simplement ceci : soyez d’abord ce que vous êtes.

Mlle de Clergerie écoutait, les yeux mi-clos, comme absorbée dans une sorte de vision intérieure, avec une attention prodigieuse. Et son visage, soudain amaigri, creusé, livide, prenait peu à peu, par degrés, mais probablement à son insu, cette dureté presque virile qui trahissait chez elle, en même temps que le pressentiment d’un péril encore incertain, la détermination d’y faire face.

– Ma conscience est en repos, fit-elle, je ne suis pas si prompte à m’alarmer. Non. Je ne comprends pas, voilà tout. Oh ! cela est encore bien plus simple que je ne saurais le dire ! Que je marche à tâtons, soit ! Mais je… je ne puis me résigner à faire du mal. Je n’ai jamais rien entrepris que de simple, de facile, et loin d’apporter la paix à personne, je suis une cause de désordre, ou peut-être une occasion de péché.

– Quel péché ? dit Cénabre.

– Je crains vraiment qu’ils ne désespèrent, répliqua Chantal de sa voix douce comme si elle eût prononcé la parole la plus ordinaire, et qu’ils ne désespèrent à cause de moi. Leur ai-je donc menti ? Quelle promesse ai-je faite que je n’ai tenue ? Mon Dieu ! voilà ce que je craignais depuis longtemps, mais je n’osais pas l’avouer, n’est-ce pas ? C’était une supposition si absurde. Que peut avoir à faire avec le désespoir une pauvre fille de ma sorte ?

Un moment, l’abbé Cénabre parut hésiter, tourna son regard vers la porte, puis de nouveau fit face. Ses traits immobiles semblaient creusés dans la pierre.

– N’en croyez rien, reprit-il. On ne donne jamais à autrui ce qu’on croit donner.

– Mais c’est que je ne donnais rien ! dit Chantal. Qu’aurais-je donné d’abord ? Dieu est juste.

Elle se tut. Et soudain par un mouvement presque brutal, sans néanmoins cesser de sourire du même sourire douloureux :

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

– Ma chère enfant, reprit-il, de vous répondre m’entraînerait trop loin. Je n’avais à remplir près de vous qu’une mission des plus insignifiantes. Or, vous me parlez depuis un instant comme si j’avais été le témoin ou le confident de faits que j’ignore, ou dois ignorer. Oui ! je les dois ignorer. D’où vient cette singulière assurance ? Avez-vous l’illusion de voir clair dans mes intentions ? Prétendez-vous que je manque aujourd’hui, pour une vétille, à la règle que je me suis imposée dès la première minute de mon séjour ici ? Je puis vous paraître dur, inhumain. Néanmoins, je fais pour vous ce que nul autre que moi n’est en état de faire ; je vous donne un avertissement dont vous pouvez tirer profit.

– Ce n’est pas d’avertissement que j’ai besoin, dit Chantal d’une voix tremblante. Quel langage me parlez-vous ? Je n’ai pas voulu offenser Dieu, j’ai désiré de le servir. L’ai-je servi ou non ? Peu m’importe le reste. Et si vous me refusez une réponse à la seule question qui vaille la peine d’être posée, permettez-moi de me taire. Je n’ai pas trop de toutes mes forces, je préfère me débattre ainsi seule. D’être seule jusqu’au bout, de faire seule le dernier pas, j’imagine très bien ce que c’est.

– Moi aussi, fit Cénabre.

Une seconde, Mlle de Clergerie l’interrogea des yeux, avec surprise, avec méfiance, et tout à coup son pauvre visage parut se détendre, les mains qu’elle tenait serrées s’ouvrirent :

– Je n’en peux plus, murmura-t-elle, la tête me tourne. Ce que je vais vous dire est probablement stupide, mais tant pis !… Parlez-moi doucement, voulez-vous ? Ne me faites pas souffrir. J’en impose un peu, comme ça, j’ai l’air de tenir bon, et je ne vaux déjà plus rien, plus rien du tout. Certes, je ne crois pas avoir jamais menti à personne ; le malheur seulement est que je fasse illusion sans le vouloir, malgré moi. Encore en ce moment, je vous fais illusion à vous, même à vous, c’est inimaginable ! Oui, vous espérez connaître quelque chose de moi. Pas grand-chose peut-être, mais quelque chose tout de même. Oh ! naturellement, vous ne pensez pas aux bêtises de La Pérouse, ou du malheureux Fiodor, ce sont des maniaques ! Vous vous dites simplement que je dois en savoir plus long que je n’en ai l’air, qu’un abbé Chevance ne se serait pas tant soucié d’une fille extravagante, et qu’enfin j’ai du moins quelque idée de ce qui s’est passé ici, dans cette chambre, il y a dix minutes, avant que vous n’y soyez entré ? Hé bien non, je n’en ai pas la moindre idée ; j’en sais là­dessus moins long qu’avant. Lorsqu’on tire de l’eau un malheureux noyé, on ne lui demande pas ce qu’il a vu, et d’ailleurs il n’a probablement rien vu. Hélas ! on voudrait pouvoir laisser dire les gens, ou bien disparaître sitôt qu’on nous regarde, rentrer dans sa pauvre vie comme font les petits crabes qui piquent le nez dans le sable, s’effacent.

Cénabre l’interrompit d’un geste agacé de la main, haussa les épaules. Mais son regard restait fixe et triste.

– Mademoiselle, dit-il, votre père m’avait envoyé vers vous pour vous prier d’intervenir auprès de M. La Pérouse, qui prétendait nous quitter ce soir même, et s’est répandu en propos absurdes au sujet de votre dernière conversation. J’ai tenu à vous transmettre la requête moi-même, car il m’est ainsi possible d’y joindre un conseil : ne vous prêtez à aucune explication en présence de La Pérouse, ni de personne. Il est bien tard pour réparer tant de généreuses imprudences ! Gardez un peu mieux vos secrets. J’en ai trop appris moi-même, sans l’avoir aucunement cherché. Cela sort de vous, à votre insu ; cela est dans l’air que vous respirez, méfiez-vous…

Il avança d’un pas, brutalement, comme s’il eût voulu s’arracher d’un coup à quelque obstacle invisible.

– Ce témoignage d’intérêt vous étonne peut-être ? reprit-il. Hé bien, supposons seulement que nos routes se croisent aujourd’hui, que nous nous rencontrons au passage… Ah ! mon enfant, on ne sait guère à quelle profondeur entre en nous le caractère du sacerdoce ! Il m’est difficile d’oublier qu’en d’autres conjonctures, et selon le désir de monsieur votre père, vous m’eussiez sans doute été confiée. Cette pensée remue en moi tant de souvenirs ! Vingt ans de réflexions et de travaux jaillissent comme de terre, tout à coup, vivent sous mes yeux… Avez-vous lu mes livres ?

– Non, fit Chantal. Aucun.

– Pourquoi ?

– Excusez-moi, reprit-elle, après un silence, mais sans détourner de lui son regard limpide, M. l’abbé Chevance ne me l’avait pas permis.

– Ah ! oui… Chevance…, répéta Cénabre d’une voix rêveuse (et elle croyait voir, en effet, à chacun de ses pas hésitants, vaciller la haute silhouette noire, comme un homme qui cesse peu à peu de lutter contre le sommeil, dort debout). Oui… Chevance… Oh ! c’était un cas bien singulier… Mais à ce point précis, tout contrôle devient impossible, les textes manquent, les témoignages eux-mêmes… Il n’y a plus de témoignages. Où les chercher ? D’ailleurs, qu’apprendraient-ils ? Tout se perd dans une lumière vague… Je me reproche à son égard une violence stupide, la seule méchante action de ma vie, pourquoi l’ai-je chassé ?… Ma chère enfant…

Il se tut, ouvrit les yeux.

– Qu’avez-vous décidé enfin ? dit-il rudement. Qu’allez-vous faire ? Nous ne pouvons prolonger indéfiniment cette discussion. Ma présence ici devient absurde, et l’entretien n’a que trop duré.

– Ce n’est pas ma faute, répliqua Mlle de Clergerie, je souffre assez, vous ne m’épargnez guère. Quel projet voulez-vous que je retire de certaines paroles ? Elles ne serviraient plutôt qu’à m’accabler. Mon Dieu ! je ne demande pas d’être plainte, qu’on tâche seulement de me voir telle que je suis : pour vous, assurément, ce n’est qu’un jeu. Là où nous en sommes, voyez-vous, cela m’est parfaitement égal de ne rien comprendre. À quoi bon revenir sur le passé, ou tirer des plans pour l’avenir ? Je ressemble à ces malades qu’on prolonge de douze heures en douze heures, jusqu’à ce que le bon Dieu ait décidé de leur sort. À présent, qu’importe même l’abbé Chevance ? Que pourrait-il pour moi ? De bévues en bévues, ma malheureuse vie de rien du tout va finir par me paraître aussi compliquée que sa mort, à lui – et c’était la mort d’un saint ! Alors, ce que je puis inventer de mieux, maintenant, est de rester tranquille coûte que coûte ; je vais me laisser descendre avec le reflux, comme ça, en attendant que la vague remonte, si elle doit jamais remonter.

Elle rougit un peu, hésita, puis le fixant tout à coup :

– N’est-ce pas ? Elle ne remontera jamais… Oh ! j’ai bien échoué mon petit navire ; on ne réussirait pas mieux… Les voilà tous avec moi sur le sable, je dois vous paraître un peu comique.

Chantal essaya encore de sourire, mais incapable de maîtriser plus longtemps l’espèce de terreur dont elle sentait depuis le matin le pressentiment funèbre, elle jeta en arrière sa tête lumineuse, comme pour aspirer une dernière gorgée d’air pur, et glissant peu à peu contre le rebord du lit, où elle accrochait désespérément ses petites mains, elle tomba sur les genoux.

– Calmez-vous, mon enfant, dit Cénabre (sa voix tremblait, mais d’une sorte de rage à peine contenue). Depuis la mort de M. Chevance, ne vous êtes-vous donc confiée à personne ? Et Chevance, comment vous a-t-il laissée dans une ignorance si complète de… enfin du véritable état de votre… de votre véritable état ?

– Mon état ! s’écria Mlle de Clergerie (les larmes ruisselaient sur ses joues). Croyez-vous donc que j’étais jadis ce que je suis aujourd’hui ? Non, je ne pense pas qu’on m’ait jamais vue si lâche ; tout cède sous moi, il me semble que je marche dans la vase. Si j’avance, sûrement je m’enfonce, et si je ne bouge pas, je m’enfonce aussi… Mon Dieu ! j’avancerais quand même, je m’enliserais jusqu’aux yeux pourvu que ce fût réellement utile à quelqu’un. Mais, j’ai beau faire, il me semble que la souffrance est maintenant vide, vide, vide comme un rêve ; ma mort elle-même ne pèserait rien. Je suis une chose creuse dont Dieu ne se soucie plus. Pensez donc ! Qu’y a-t-il dans mon histoire ? À peine de quoi fournir un récit extravagant, qui ne servirait d’ailleurs de leçon à personne ! Grand-mère, papa, Fiodor, le pauvre M. La Pérouse, cette maison tranquille, ce bel été, comment ai-je pu faire tant de désordre avec ça ? Autrefois, vous le savez bien, voyons, vous souvenez-vous ? j’étais tellement plus simple, j’étais une fille si simple ! Le bon Dieu ne m’eût pas ainsi délaissée. N’est-ce pas ? N’est-ce pas que j’ai bien changé ?

– Non ! fit-il de sa voix toujours rauque. Vous étiez simple, vous l’êtes restée. Il y a peu d’êtres simples. On devrait dire de la simplicité ce que les juifs disaient de Yaveh : Qui l’a vu en face peut mourir !

L’abbé Cénabre branlait doucement la tête, d’une épaule à l’autre, de l’air d’un homme qui s’apprête à soulever un fardeau, éprouve ses forces. Elle le regardait avec stupeur, et bien qu’il eût lui-même les yeux fixés sur elle, il semblait qu’il ne la vît point.

– Comment êtes-vous ici ? reprit-il. Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Qui a pu vous donner l’idée absurde de vivre la vie commune, d’aller et venir, parmi ces gens, avec l’espoir de passer inaperçue. Inaperçue ! Vous les rendrez furieux ! Et d’abord, de quel droit ? Oui, je sais ce dont je parle, moi, je ne parle pas à la légère. De quel droit pose-t-on un problème sans tenter au moins de le résoudre ? Car vous ne pourrez jamais que le poser.

– Un problème, moi ! s’écria-t-elle livide. Vous aussi ! Quel problème ? Monsieur l’abbé… non ! non ! ce n’est pas vrai, je ne défendais que ma vie !

Elle s’était relevée en chancelant ; elle oubliait d’essuyer ses larmes. Sa bouche tremblait si fort qu’elle ne put prononcer les premiers mots qu’à grand-peine. Mais son visage changeant venait de s’immobiliser tout à coup, comme si, en effet, elle eût rassemblé ses forces et défendu sa vie.

– Ne puis-je donc vivre ? reprit-elle. Veut-on que je désespère ? N’y a-t-il donc nulle part une place pour moi ?

– Ni pour vous ni pour moi, dit-il après un silence, avec un calme affecté. Vous savez trop de choses, et je crains que vous en ignoriez d’essentielles. Bref, pour des raisons différentes, nous sommes de ces gens qui ne peuvent subsister à découvert, doivent chercher un abri, et nul abri n’est sûr si un autre que vous en connaît le chemin. Qu’on le veuille ou non, la nécessité nous oblige à tenir compte un jour de la curiosité des hommes, de leur malice.

– Hé quoi ! fit-elle, qu’est-ce que cela signifie ? Devons-nous mentir ? Cénabre ne pouvait plus éviter désormais les yeux fiers, encore brillants de leurs dernières larmes, il appuyait sur eux un regard pensif.

– Mentir ! Mon enfant, il est des retraites légitimes, honnêtes, auxquelles les sots ou les malveillants donnent aisément le nom de mensonges. Ce sont les derniers réduits où peuvent tenir ceux d’entre nous qui ne se donnent point à garder, qui se gardent eux-mêmes, ont retrouvé par leurs propres moyens l’axe de leur vie, leur point fixe et secret. Je suis de ceux-là, et je ne crains pas, en le disant, de blesser votre conscience : ma façon de vivre écarte, je le suppose, tout soupçon de calcul intéressé ; mon existence n’est pas indigne du prêtre que je demeure. Je me tiens à l’écart de certaines indiscrétions, voilà tout. Ne donnez pas un autre sens à des… à de simples suggestions dont je voudrais que vous puissiez tirer profit.

Il respira fortement :

–Du moins si… si vous n’êtes pas capable de vous défendre vous-même, cloîtrez-vous. Je ne parle pas ici en directeur de conscience, notez-le. Je parle en homme, humainement.

– Je ne le sens que trop ! dit-elle. Vous n’avez pour moi qu’une pitié humaine. Est-ce donc cela que vous m’êtes venu porter jusqu’ici ? Est-ce pour si peu de chose que vous rompez le silence ? Hé bien, le silence était meilleur. Ni mon père, ni vous, ni personne ne me convaincrez d’entrer en religion, comme les lâches jadis se réfugiaient dans les églises pour s’y mettre en sûreté et sauver leur peau. Votre conseil, d’ailleurs, arrive trop tard. Il me semble que je n’ai plus rien du tout à sauver : je n’ai plus rien.

Elle s’arrêta. Cénabre venait de pousser en avant sa puissante main brune, il lui serrait le bras si cruellement qu’elle retint à peine un cri.

– Plus rien ! dit-il. Le croyez-vous ? Oui, vous le croyez, vous êtes incapable d’un mensonge. Mais, humaine ou non, ma pitié ne va pas d’abord à vous, ma fille. Oh ! je ne veux même pas penser aux gens d’ici, que m’importe ! Et pourtant, voyez déjà ce que vous leur avez donné, voyez quelle espèce de joie sort de vous ; ne sont­ils pas plus à plaindre qu’avant ? Cette fatalité peut paraître mystérieuse, injuste, absurde : n’accusez pas du moins celui qui vous la dénonce. Elle est. Nous la connaissons. Nul doute que Chevance ne la connût aussi. Pour l’ignorer, il n’est que des prêtres médiocres, sans expérience et sans cervelle. Peut-être rencontrerait-on encore, çà et là, de vieux chanoines somnolents… Mais cela ne vous intéresse pas. Le premier devoir de quiconque vous veut du bien est de vous mettre en garde, non pas contre autrui, mais contre vous, contre vous seule. C’est de vous, c’est d’êtres tels que vous, non moins innocents, non moins purs, purs comme le feu…

Peut-être n’osa-t-il poursuivre ?… Ou plutôt peut-être le rêve indécis qui s’ouvrait depuis un moment dans son regard, ainsi qu’un grand porche d’ombre, se remplit-il tout à coup de ces figures demi-vivantes, impénétrables, dont l’intolérable fixité l’éveillait parfois à l’aube, en sursaut ?… Une minute, une longue minute, il demeura sur place, fixe lui-même, et pourtant comme environné de mouvement, ainsi qu’un tronc noir au bord de l’eau. Un peu penché vers la droite, l’épaule effacée, le bras replié collé à la hanche, il eut l’air de se retenir de toutes ses forces, de s’accrocher de tout son poids, l’équilibre instable déjà rompu, pareil à l’épave que le courant serre un instant contre la rive et dont on voit bouger l’ombre sur le sable clair des fonds. Mais les premières paroles de Mlle de Clergerie vinrent l’atteindre à l’improviste, et il y répondit par une espèce de gémissement douloureux, dont il surprit sans doute trop tard l’accent sinistre, car il porta lentement la main à sa bouche en pâlissant.

– J’ai compris, disait Chantal, il est inutile de poursuivre. J’ai entendu cela d’un autre, bien des fois. Lui aussi parlait de miracle et d’extases… un miracle, un doux prodige… Je sais tout cela.

Cénabre haussa les épaules.

– Détrompez-vous, dit-il avec beaucoup de calme, vous ne m’avez pas compris. D’ailleurs ce que j’ai dit n’était pas pour vous, mais pour moi seul. J’aurais dû me taire, en effet.

– Oh ! tout de même, s’écria Chantal, c’est ainsi trop facile ! M’accusez-vous vraiment de vous avoir arraché de telles paroles ? Vous ai-je rien demandé ?

– Arrachées ou non, elles sont dites, reprit-il de la même voix sombre. Vous pouvez penser que vous faites de moi ce qui vous plaît, de moi et des autres. Oui, que vous le vouliez ou non, cela demain vous déchirera le cœur, mon enfant. Quel que soit le don que vous ayez reçu, son importance, son caractère, il vous faudra bien en venir à le partager, et ce premier partage risque d’être pour vous pire que la mort, une espèce de mort beaucoup plus difficile que l’autre, une plus affreuse solitude. Cela aussi je le sais. Il y a une duperie grossière dans ce que nous appelons les passions honteuses de l’homme, mais le péché n’est pas seul à mentir ; une autre déception vous attend, que j’aurais pu vous épargner peut-être, ou du moins vous aider à surmonter.

– Je ne veux pas ! s’écria-t-elle avec une violence désespérée, une révolte de tout l’être. Non ! je ne veux pas être épargnée !

– L’heure viendra pourtant où vous souhaiterez l’être, ma fille, dit-il, et vous regretterez de n’avoir pas voulu écouter le dernier conseil d’un ami. Oui, vous regretterez avec des larmes un défi si puéril. Nul autre que moi, entendez-vous ? nul autre que moi n’est capable de vous aider à voir clair en vous. Si vous daigniez m’entendre… Il poussa un âpre soupir, une sorte de râle, qui ressemblait à un gémissement de plaisir. Elle voyait, avec stupeur, trembler ses larges épaules et l’immense fatigue de son regard.

– Je n’ai plus besoin de voir clair en moi, dit-elle, il est trop tard. Que m’importe ce que je suis, ou ne suis pas ? Me voilà maintenant jetée dans le pressoir : Dieu tirera de moi par force ce que je n’aurais pas le courage de donner. Rien désormais ne l’arrêtera. Il me semblait tout à l’heure que sa sainte pitié s’éloignait de moi, avec un sourire si triste, et je sens bien que je ne la retrouverai plus qu’en paradis. Dès lors tout m’est égal, voyez-vous, absolument. Il est possible que vous puissiez dire le chemin que j’ai suivi pour en arriver là, les raisons et les causes. À quoi ça m’avancerait-il de vous entendre ? Je ne saurais répondre ni oui ni non. Plus j’approche du but, moins je souhaite le connaître. Il est probable que Dieu m’a déchargée de ce souci. Et même, à parler franchement, au risque de vous paraître bien téméraire, quand je devrais mourir dans dix minutes, je voudrais que ce fût avec la permission de Notre-Seigneur, ainsi qu’un enfant, non pas même, ainsi qu’une petite bête innocente qui prend sa dernière gorgée d’air frais, d’eau fraîche, et marche vers sa pauvre fin sur les talons de son maître. Le maître tient la corde, il n’y a qu’à suivre… Dès lors, qu’est-ce que ça me fait d’être sage ou folle, sainte ou visionnaire, ou même environnée d’anges ou de démons, aussi incapables les uns que les autres de me détourner de mon chemin plus loin que la longueur de la corde ? Ce que vous venez de dire, ou de laisser deviner, m’eût, hier encore, peut-être émue, ou même tentée. Mais à présent…

– Ne parlons que de ce présent, voulez-vous ? interrompit Cénabre. Ce présent seul m’intéresse. Il m’intéresse prodigieusement. Faites un effort, ma fille, oubliez ce que j’ai dit. Consentez à m’ouvrir votre conscience. D’où vous vient ce pressentiment de votre solitude prochaine, cette tristesse, dont je pourrais dire qu’elle a quelque chose de surprenant, d’équivoque ?… À quel signe croyez-vous reconnaître que vous la tenez de Dieu, et non des hommes ? De telle ou telle circonstance qu’un peu d’attention vous ferait retrouver ? La mort de Chevance, par exemple…

– Taisez-vous ! s’écria Chantal. Je vous défends ! Si le choix m’en est jamais laissé, c’est une mort pareille à celle-là que je désire. Et, d’ailleurs, que savez-vous de la mort de l’abbé Chevance ? Lui qui avait tant donné, tant laissé prendre, du moins s’était-il réservé cela, je suppose, cela seul. Il n’a daigné en faire part à personne, pas même à moi, sa fille… Et vous voudriez, vous…

Elle s’arrêta, car il venait de pâlir, si l’on peut appeler pâleur une transformation aussi soudaine, aussi totale, d’un visage humain.

– Chevance…, bégaya-t-il, eh ! oui, Chevance… Je l’ai vu… je l’ai vu…

Il montrait le sol de sa main grande ouverte, il semblait caresser de la paume, avec lenteur, une vision trop fragile, déjà prête à s’effacer :

– Je l’ai vu ainsi, à mes pieds, demander grâce, m’implorer… Oui, mon enfant, il m’a demandé grâce, en pleurant. Lui, Chevance. Qu’importe le reste ! À quoi m’eût servi de le voir mourir ? Qu’aurais-je appris de plus, je vous demande ?

– Du moins, dit Chantal d’une voix tremblante, eussiez-vous appris peut-être à ne pas abuser de la simplicité d’une pauvre fille pour la tenter au-delà de ses forces.

– Au-delà de vos forces ? répéta-t-il avec un rire amer. Nous sommes toujours tentés au-delà de nos forces. Et qui de nous deux tend des pièges ? Ne tirez-vous pas de moi, depuis une heure, ce qui vous plaît ? Hé bien ! prenez donc encore tout le reste, prenez la vérité tout entière. Avez-vous peur ?

– Mon Dieu ! fit-elle livide, je n’ai peur que pour vous. Faites de moi ce qui vous plaît. Usez de moi comme d’une chose qui ne vous était pas destinée, mais qui vous appartient quand même maintenant, parce qu’elle est sans valeur, et que vous vous êtes trouvé le dernier, voilà tout. Le dernier l’emporte, et c’est fini.

– Arrêtons-nous là, dit Cénabre après un silence. Comprenez seulement que vous venez de jouer, comme un enfant, depuis un quart d’heure, avec un secret trop lourd pour vous. D’ailleurs, je ne vous le refusais pas, ce secret ! Ni à vous, ni à personne. Dès le premier jour, j’étais résolu à le donner à qui me l’eût demandé ; je ne suis pas un comédien. Mais avant que j’eusse ouvert la bouche, avouez-le, vous saviez tout. Chevance a parlé. Oh ! je ne l’accuse d’aucune trahison ! Avec vous, Chantal, c’était la seule créature vivante qui m’ait paru digne d’attention, d’une espèce d’attention particulière, celle qu’on s’accorde à soi-même. Il a simplement déliré. Vous l’avez entendu malgré vous. Ne récriminons donc pas sur le passé. Je ne regrette rien. Il fallait que cela fût ainsi. Pour moi, je n’en éprouve ni tourment ni consolation d’aucune sorte ; mon repos ne peut plus être troublé par rien. Il m’en eût coûté cependant de m’éloigner de vous sans vous avoir regardée en face, sans vous avoir parlé ce langage. Vous êtes probablement seule capable de l’entendre dans le sens qu’il me plaît de lui donner ; je ne trouverais ailleurs qu’indifférence ou colère.

« Je vous connais bien, continua-t-il, j’ai passé ma vie penché sur des êtres qui vous ressemblent. Je pourrais vous retracer ligne à ligne l’essentiel du drame dont vous vivez aujourd’hui le dénouement, car c’est aujourd’hui, à cette minute même, que se consomme votre destin, je le sais. Nous devions nous rencontrer ainsi, de cette manière, une fois pour toutes. Qui pourrait dire ce que le spectacle de l’agonie d’un saint homme, et ses divagations dernières, avaient su inspirer à un cœur comme le vôtre ! J’étais l’obstacle qu’il faut forcer, la pensée secrète, intolérable, le scandale intérieur qui empoisonne jusqu’à la prière, et que cet entretien met au jour, arrache de vous. Car, vous le voyez, je suis un homme semblable aux autres. Je vis dans une paix dont vous ne sauriez vous faire une idée, parce que votre nature est toute chaleur et toute passion ; je vis dans un silence plus favorable, plus accordé aux besoins profonds de mon être que toute espèce d’harmonie, céleste ou non. Qu’importe ! Vous et moi, nous demeurons d’accord avec nous-mêmes, cela suffit. Je ne vous demande pas d’envier mon repos, et il est juste que vous en ayez horreur. Toute vie surnaturelle a sa consommation dans la douleur, mais l’expérience n’en a jamais détourné les saints. Ni Chevance ni vous, ne me rendrez Dieu, et cependant, à ne considérer du moins que les apparences, et tant d’inutiles tourments, il vous manque plus qu’à moi. »

Sa voix frémit à peine sur ces derniers mots, tandis qu’un sourire indéfinissable passait sur ses traits, et venait se fixer au pli amer de la bouche, dans une sorte de grimace tragique. Alors seulement il leva tout à fait les yeux. Et du premier regard, avant même qu’il eût formé aucune pensée, ainsi qu’on sort d’un rêve, il reconnut l’énormité de sa faute, et qu’il s’était une deuxième fois livré en vain, livré pour rien à Chantal comme jadis à Chevance, dans un de ces horribles accès de fureur glacée dont sa volonté saisissait toujours trop tard le péril.

Avec une lucidité décuplée par la honte, Cénabre lisait maintenant sur le visage de Mlle de Clergerie, dans leur succession foudroyante, chacune des images impitoyables qui venaient de déchirer tour à tour ce cœur enfantin. C’était comme s’il eût feuilleté rapidement, rageusement, les pages d’un livre, ou plutôt les feuillets d’un dossier, jusqu’à la dernière, celle où s’écrit le jugement sans appel. Car la curiosité de l’abbé Cénabre n’est pas de celles que l’angoisse même pourrait rassasier, et elle survit à tout.

Soudain pourtant cette curiosité fut déçue, demeura sans objet. La mince petite figure contractée de Chantal n’exprima plus qu’une résignation si humble, si mystérieuse qu’il en sentit comme une espèce de terreur. La parole qu’il allait prononcer sécha instantanément sur ses lèvres.

– Je vous demande pardon, disait Mlle de Clergerie ; il est faux que l’abbé Chevance m’ait parlé de vous ; il est mort sans volontés dernières ni confidences, vous savez ? très petitement, très petitement, comme on voudrait vivre… Mais j’aurais dû comprendre plus tôt… j’aurais… je…

Elle se tut.

– C’est bien, reprit rudement Cénabre, ne revenons pas là-dessus ; ce qui est fait est fait.

– Non, dit-elle. J’ai encore une grâce à demander. Croyez qu’il est dur pour moi de penser que ce… cela… ce que vous appeliez un secret enfin, vous a été en quelque sorte arraché par surprise… dérobé. Oui, dérobé. Je voudrais maintenant…

– Vous voulez que je le donne ? Hé bien, prenez-le, fit le prêtre. Il est à vous. De toutes les créatures que je connaisse, il n’en est pas d’autre à qui je le puisse remettre si librement. Vous ne m’avez donc rien dérobé. Soyez en paix.

Il la regardait de haut en bas, avec une sorte de pitié farouche.

– Qu’allez-vous en faire ? reprit-il ; ce n’est rien. Ou plutôt, il y a un instant, ce n’était rien encore qu’un secret bien ordinaire. Que va-t-il devenir entre vos mains ? Ce que vous touchez se transforme aussitôt en quelque chose qui vous ressemble, merveilleusement habile à vous torturer.

– Moi ? fit-elle. Pouvez-vous le croire ? Ce que je touche se détruit, tombe en poussière. Vous disiez tout à l’heure une parole si juste, si vraie ! Plus qu’à personne, c’est à moi que Dieu manque. Hélas ! on ne me connaît pas bien ! J’appelais Dieu, voyez-vous, je l’attendais, je ne l’ai pas assez cherché ; je ne m’étais pas encore jetée en avant. Et maintenant je serais sans doute plus pauvre, beaucoup plus pauvre que vous, si vous ne m’aviez donné miraculeusement cette… cette chose à garder.

Elle gagna lentement la fenêtre, l’ouvrit toute grande, respira l’air brûlant et revint vers lui, du même pas, en souriant.

– Quel été, dit-elle, n’est-ce pas ? On finit par regarder la lumière avec rancune, comme une ennemie. L’hiver n’en paraîtra que plus noir.

– C’est ainsi, répondit-il avec autant de calme. Nous haïssons la nuit, et le jour n’est pas moins dur à surmonter.

Elle rougit.

– Je m’en vais descendre avec vous, reprit-elle après un silence. Réflexion faite, il est préférable que je parle à papa aujourd’hui même. Cette histoire de M. La Pérouse est si ridicule ! Voyons, rendez-moi justice : je ne puis être responsable de tout ce qui se passe ici ? Est-ce qu’ils ne feraient pas les mêmes sottises sans moi ?

Ils avaient quitté la chambre, et traversaient ensemble la galerie aux volets clos. Elle le précédait de son pas tranquille, à peine hésitant, sur le parquet ciré. Et comme ils allaient atteindre l’escalier, elle s’arrêta brusquement au seuil, lui fit face. Il vit en un éclair son visage décomposé, l’effrayante contraction de ses traits, et s’avança pour la soutenir. Mais à peine eut-elle vu, posée sur sa poitrine, cette main sacrée, qu’elle poussa une sorte de gémissement lugubre, s’arracha de ses bras, et, tournant sur elle-même, alla tomber sans bruit dans l’angle du mur.

Une minute, une longue minute, il hésita, fit à deux reprises un pas vers la porte, prêta l’oreille. Puis prenant parti tout à coup, il enleva sans aucun effort le corps léger, regagna la chambre, l’étendit sur le lit, écouta un moment le cœur battre. Mlle de Clergerie ouvrit les yeux.

– Ne bougez pas, dit-il à voix basse. Ce n’est qu’une syncope très légère. Désirez-vous que j’appelle ou non ?

Elle fit signe que non et, comme elle tournait la tête, il écarta vivement sa main droite qu’il avait appuyée sur l’oreiller. Mais elle la retint au passage, et, l’amenant jusqu’à ses lèvres, la baisa.

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