L’Affaire Charles Dexter Ward

Willett reconnaît franchement que,l’espace de quelques secondes, le souvenir des vieilles légendes ausujet de Joseph Curwen l’empêcha de s’enfoncer dans cet abîmeempesté. À la fin, le devoir l’emporta, et le docteur pénétra dansle puits, emportant avec lui une grande valise pour y enfermer lespapiers qu’il pourrait trouver. Lentement, comme il convenait à unhomme de son âge, il descendit l’échelle jusqu’aux marchesgluantes. Sa lampe électrique lui révéla que les murs antiques,ruisselants d’humidité, étaient recouverts d’une mousse plusieursfois centenaire. Les degrés de pierre s’enfonçaient sous terre, nonpas en spirale, mais en trois tournants brusques. L’escalier étaitsi étroit que deux hommes auraient eu du mal à y passer de front.Willett avait compté trente marches quand il entendit un faiblebruit qui lui enleva toute envie de continuer à compter.

C’était un de ces sons impies, abominables, que rien ne sauraitdécrire. Parler d’un gémissement morne et sans âme, d’un hurlementd’épouvante poussé par un chœur de damnés, ne suffirait pas àexprimer sa hideur quintessentielle. Il provenait d’un pointindéterminé, et il continua à se faire entendre lorsque Willettatteignit, au bas de l’escalier, un couloir aux dimensionscyclopéennes, dont les parois étaient percées de nombreux passagesvoûtés. Il mesurait environ quinze pieds de haut et dix pieds delarge. On ne pouvait se faire une idée de sa longueur, car il seperdait au loin dans les ténèbres.

Surmontant la crainte que lui inspiraient l’odeur infecte et lehurlement continuel, Willett se mit à explorer les passages voûtésl’un après l’autre. Chacun d’eux menait à une salle de taillemoyenne qui semblait avoir servi à d’étranges usages. Le vieuxmédecin n’avait jamais vu rien de comparable aux instruments dontils distinguait à peine la forme sous un amas de poussière et detoiles d’araignées datant d’un siècle et demi : car plusieursde ces salles devaient représenter les phases les plus anciennesdes expériences de Joseph Curwen. Par contre, la dernière danslaquelle pénétra Willet avait été occupée récemment. Elle contenaitdes rayonnages, des tables, des armoires, des chaises, et un bureausurchargé de papiers appartenant à des époques différentes. Enplusieurs endroits se trouvaient des bougies et des lampes àpétrole ; le médecin en alluma quelques-unes pour mieux yvoir.

Il constata alors que cette pièce était le dernier bureau detravail de Charles Ward. Comme il connaissait la plupart deslivres, et comme presque tous les meubles provenaient de la maisonde Prospect Street, il éprouva un sentiment de familiarité siintense qu’il en oublia la puanteur et les hurlements, pourtantbeaucoup plus nets en ce lieu qu’au bas de l’escalier. Sa premièretâche consistait à s’emparer de tous les documents présentant uneimportance vitale. Il se mit sans tarder à la besogne et s’aperçutbientôt qu’il faudrait des mois, sinon des années, pour déchiffrercet amas de papiers couverts d’écritures étranges et de curieuxdessins. (Il trouva entre autres de gros paquets de lettres portantle tampon de Prague ou de Rakus et manifestement rédigées par Orneou par Hutchinson.)

Finalement, dans un petit bureau d’acajou, Willett découvrit lesdocuments de Joseph Curwen que Charles lui avait laissés entrevoirà contrecœur, plusieurs années auparavant. Il mit tout le paquetdans sa valise, puis continua d’examiner les dossiers, enconcentrant son attention sur les documents les plus modernes. Or,ces manuscrits contemporains présentaient une caractéristiquebizarre : très peu d’entre eux avaient été rédigés par CharlesWard, alors que des rames entières de papier étaient couvertesd’une écriture absolument identique à celle de Joseph Curwen,malgré leur date récente. La seule conclusion possible était que lejeune homme s’était employé, avec un succès prodigieux, à imiter lagraphie du vieux sorcier. Par ailleurs, il n’existait pas traced’une troisième écriture qui eût été celle du Dr Allen.

Dans cet amas de notes et de symboles, une formule mystiquerevenait si souvent que Willett la sut par cœur avant d’avoirterminé ses recherches. Elle se trouvait disposée sur deux colonnesparallèles : celle de gauche était surmontée du symbolearchaïque nommé « Tête de Dragon », utilisé dans lesalmanachs pour marquer le nœud ascendant de la Lune ; en hautde celle de droite se trouvait le signe de la « Queue duDragon », ou nœud descendant. Le médecin se rendit compte quela deuxième partie de la formule n’était autre que la premièreécrite à l’envers à l’exception des monosyllabes de la fin et dumot Yog-Sothoth. En voici la reproductionexacte :

 

Ω                                           U

Y’AI’NG’NGAH                   OGTHRODAI’F

YOG-SOTHOTH                  GEB’L— EE’H

H’EE —L’GEB                      YOG-SOTHOTH

F’AITHRODOG                   ‘NGAH’NG AI’Y

UAAAH                                  ZHRO

 

Willett fut tellement fasciné par ces deux formules qu’ilse surprit bientôt à les répéter à voix basse. Au bout d’un certaintemps, il jugea qu’il avait rassemblé assez de documents pourconvaincre les aliénistes de la nécessité d’une enquête plussystématique. Mais il lui restait encore à trouver le laboratoirecaché. En conséquence, laissant sa valise dans la salle éclairée,il s’engagea de nouveau dans le couloir ténébreux et empesté sousla voûte duquel le hideux gémissement continuait à se faireentendre.

Les quelques pièces où il pénétra étaient pleines de caissespourries et de cercueils de plomb à l’aspect sinistre. Il pensa auxesclaves et aux marins disparus, aux tombes violées dans toutes lesparties du monde, à l’attaque finale de la ferme de PawtuxetRoad ; puis il décida qu’il valait mieux ne plus penser…Soudain, les murs semblèrent disparaître devant lui, tandis que lapuanteur et le gémissement devenaient plus forts. Willett s’aperçutalors qu’il était arrivé dans une salle si vaste que la clarté desa lampe n’en atteignait pas l’autre extrémité.

Au bout d’un certain temps, il arriva à un cercle d’énormespiliers au centre desquels se trouvait un autel couvert desculptures si curieuses qu’il s’approcha pour les examiner. Maisquand il eut vu ce qu’elles étaient, il se rejeta en arrière enfrissonnant et ne s’attarda pas à regarder les taches sombres surle dessus et les côtés de l’autel. Par contre, il trouva le mur dufond qui formait un cercle gigantesque ou s’ouvraient quelquesentrées de portes, découpé par des centaines de cellules videsmunies de grilles de fer et de chaînes scellées dans lamaçonnerie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer