L’Affaire Charles Dexter Ward

Une écoled’aliénistes moins académique que celle du Dr Lyman prétend que ledébut de la vraie folie de Ward date de son voyage en Europe. Enadmettant qu’il fût sain d’esprit lors de son départ, sa conduite àson retour montre un changement désastreux. Mais le Dr Willettrepousse cette théorie. Il attribue les bizarreries du jeune hommeà la pratique de certains rites appris à l’étranger, sans admettrepour autant que ce fait implique une aberration mentale de la partde l’officiant. Ward, bien qu’il parût nettement plus âgé, avaitencore des réactions normales : au cours de plusieursconversations avec Willett, il fit preuve d’un équilibre que nuldément n’aurait pu feindre pendant longtemps. Si l’on put croire àla folie à cette époque, ce fut à cause de ce qu’on entendait àtoute heure dans le laboratoire où le jeune homme passait le plusclair de son temps. Il y avait des chants psalmodiés et desdéclamations tonitruantes sur des rythmes étranges ; et bienque ce fût la voix de Ward qui proférât ces sons, on discernaitdans ses accents une qualité surnaturelle qui glaçait le sang dansles veines des auditeurs. On observa que Nig, le vénérable chat dulogis, hérissait son poil et faisait le gros dos lorsqu’ilentendait certaines intonations.

Les odeurs émanant parfois du laboratoire semblaient,elles aussi, fort étranges. Parfois pestilentielles, elles étaientle plus souvent aromatiques et paraissaient posséder le pouvoir defaire naître des images fantastiques. Les gens qui les sentaientvoyaient le mirage d’énormes perspectives, avec d’étrangescollines, ou d’interminables avenues de sphinx et d’hippogriffes.Ward ne recommença pas ses promenades d’autrefois, mais s’absorbadans les livres qu’il avait rapportés de ses voyages ; ilexpliqua que les sources européennes avaient considérablementélargi les possibilités de sa tâche, et il promît de grandesrévélations pour les années à venir. Le vieillissement de sonvisage accusait d’une façon frappante sa ressemblance avec leportrait de Joseph Curwen, et le Dr Willett, au terme de chacune deses visites à Charles Ward, songeait avec stupeur que la petitecicatrice au-dessus de l’œil droit du portrait était la seuledifférence entre le sorcier défunt et le jeune homme vivant. Cesvisites, faites par le praticien à la requête des parents deCharles, avaient un caractère assez curieux. Ward ne repoussait pasle médecin, mais ce dernier comprenait fort bien qu’il ne pourraitjamais connaître la psychologie du jeune homme. Il observaitsouvent d’étranges choses dans la pièce : petites figurines decire sur les tables ou les rayonnages ; traces de cercles, detriangles et de pentagrammes, dessinés à la craie ou au fusain aucentre du plancher. Et, toutes les nuits, on entendait retentir lesincantations tonitruantes, si bien qu’il devint très difficile degarder des domestiques ou d’empêcher de murmurer que Charles Wardétait fou.

Un soir de janvier 1927, vers la mi-nuit, alors que le jeunehomme psalmodiait un rituel dont la cadence fantastique résonnaitdans toute la maison, une rafale glacée souffla de la baie, et laterre trembla légèrement. En même temps, le chat manifesta uneterreur extraordinaire et les chiens aboyèrent à un mille à laronde. Ce fut le prélude d’un violent orage, tout à fait anormalpour la saison, ponctué de coups de tonnerre si formidables que Mret Mrs Ward crurent à un moment que la maison avait été touchée.Ils montèrent l’escalier quatre à quatre pour voir s’il y avait eudes dégâts ; mais Charles sortit de sa mansarde à leurrencontre, son visage blême empreint d’une expression triomphante.Il leur affirma que la maison était intacte et que l’orage seraitbientôt fini. Ayant regardé par une fenêtre, ils constatèrent quele jeune homme avait raison : les éclairs s’éloignèrent deplus en plus, les arbres cessèrent de se courber sous le vent glacévenu de la mer, le fracas du tonnerre diminua et s’éteignit, lesétoiles se montrèrent dans le ciel.

Pendant les deux mois qui suivirent cet incident, CharlesWard s’enferma beaucoup moins dans son laboratoire. Il semblaporter un curieux intérêt au temps et s’informa de la date àlaquelle le sol allait se dégeler au printemps. Par une nuit demars, il quitta la maison après minuit et ne rentra qu’un peu avantl’aube. À ce moment, sa mère, qui souffrait d’insomnie, entendit unmoteur s’arrêter devant l’entrée réservée aux véhicules. S’étantlevée et ayant gagné la fenêtre, Mrs Ward vit quatre silhouettessombres, commandées par son fils, décharger d’un camion une longueet lourde caisse qu’elles transportèrent dans la maison. Puis elleentendit des pas pesants sur les marches de l’escalier, et,finalement, un bruit sourd dans la mansarde. Ensuite, les pasdescendirent ; les quatre hommes réapparurent à l’extérieur ets’éloignèrent dans leur camion.

Le lendemain, Charles s’enferma dans la mansarde. Aprèsavoir tiré les rideaux noirs de son laboratoire, il s’absorba dansune expérience sur une substance métallique. Il refusa d’ouvrir laporte à qui que ce fût, et ne prit aucune nourriture. Vers midi, onentendit un bruit sourd, suivi par un cri terrible et une chute.Néanmoins, quand Mrs Ward eut frappé à la porte, son fils luidéclara d’une voix faible que tout allait bien : la hideusepuanteur qui s’échappait de la pièce était inoffensive etmalheureusement nécessaire ; il fallait absolument le laisserseul pour l’instant, mais il irait déjeuner un peu plus tard. Audébut de l’après-midi, il apparut enfin, pâle et hagard, etinterdit qu’on pénétrât dans le laboratoire sous aucun prétexte.Par la suite, personne ne fut jamais autorisé à visiter lamystérieuse mansarde ni la pièce de débarras adjacente qu’ilaménagea sommairement en chambre à coucher. C’est là qu’il vécutdésormais jusqu’au jour où il acheta le bungalow de Pawtuxet et ytransporta tous ses appareils scientifiques.

Ce soir-là, Charles s’empara du journal avant tout lemonde et en détruisit une partie en simulant un accident. Plustard, le Dr Willett ayant déterminé la date exacte d’après lesdéclarations des différents membres de la maisonnée se procura unexemplaire intact du journal abîmé et y lut l’articlesuivant :

FOSSOYEURSNOCTURNES

SURPRIS DANS LECIMETIÈRE

Robert Hart, veilleur de nuit au Cimetière du Nord, adécouvert ce matin un groupe de plusieurs hommes dans la partie laplus ancienne du champ de repos, mais il semble qu’ils se soientenfuis à sa vue avant d’avoir accompli ce qu’ils se proposaient defaire.

L’incident eut lieu vers les quatre heures.L’attention de Hart fut attirée par le bruit d’un moteur non loinde son abri. Après être sorti, il vit un gros camion dans l’alléeprincipale et se hâta dans sa direction. Le bruit de ses pas sur legravier donna l’éveil aux visiteurs nocturnes qui placèrentvivement une lourde caisse dans le camion et gagnèrent la sortiesans avoir été rattrapés. Aucune tombe connue n’ayant été violée,Hart estime que ces hommes voulaient ensevelir la caisse.

Ils avaient dû travailler longtemps avant d’êtredécouverts, car Hart trouva un énorme trou creusé dans le lotd’Amosa Field où presque toutes les vieilles stèles ont disparudepuis longtemps. La cavité, aussi grande qu’une tombe, était videet ne coïncidait avec aucun enterrement mentionné dans les archivesdu cimetière.

L’inspecteur de police Riley, après avoir examinél’endroit, a déclaré que le trou avait dû être creusé par desbootleggers qui cherchaient une cachette sûre pour leur alcool decontrebande. Hart croit avoir vu le camion remonter l’avenueRochambeau, mais il n’en est pas absolument sûr.

 

Au cours des jours suivants, Charles Ward se montrararement à sa famille. Il s’enferma dans sa mansarde, et fitdéposer sa nourriture devant la porte. De temps à autre, onl’entendait psalmodier des formules monotones, ou bien on percevaitdes bruits de verre heurté, de produits chimiques sifflants, d’eaucourante, de flammes de gaz rugissantes. Des odeurs impossibles àidentifier émanaient parfois de la pièce, et l’air extrêmementtendu du jeune homme, quand il lui arrivait de sortir de sondomaine, suscitait les hypothèses les plus diverses. Ses parents etle Dr Willett ne savaient absolument plus que faire ni quepenser.

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