L’Affaire Charles Dexter Ward

La« lustration » du Dr Willett avait été une ordalie aussiterrible que son aventure dans la crypte : une fois rentréchez lui, il dut garder la chambre pendant trois jours. Pourtant,les domestiques murmurèrent par la suite qu’ils l’avaient entendusortir sans bruit de la pièce, le mercredi après minuit. Fortheureusement, ils ne songèrent pas à rapprocher ce fait del’article suivant qui parut le jeudi dans l’EveningBulletin :

 

NOUVEL ACTE DEVANDALISME

Dix mois après la profanation de la tombe d’EzraWeeden dans le cimetière du Nord, un rôdeur nocturne a été aperçu à2 heures du matin, dans le même cimetière, par le veilleur RobertHart. Ayant entrouvert par hasard la porte de sa loge, Hart vit àquelque distance la silhouette d’un homme porteur d’une lampeélectrique et d’une truelle. Il se précipita aussitôt dans sadirection, mais l’intrus se sauva et parvint à gagner la rue où ilse perdit dans l’obscurité.

Comme les vampires de l’année précédente, ce rôdeuravait fait des dégâts insignifiants : une petite partie videde la concession de la famille Ward avait été creusée trèssuperficiellement, sans qu’aucune tombe eût été violée.

Hart, qui ne peut décrire le rôdeur que comme un petithomme barbu, croit que les trois incidents dont le cimetière a étéle théâtre ont une source commune. Mais la police ne partage pascette opinion, en raison du caractère brutal du second d’entreeux :

on se rappelle qu’un cercueil avait été enlevé, et unestèle brisée en morceaux.

On a attribué la responsabilité du premier de cesactes de vandalisme, qui s’est produit l’année dernière au mois demars, à des contrebandiers en alcool désireux d’enfouir des denréesvolées. L’inspecteur Riley estime que cette troisième affaire estdu même genre. La police prend des mesures extraordinaires pourarrêter la bande de mécréants coupables de cesprofanations.

 

Willett se reposa pendant toute la journée du jeudi. Au cours dela soirée, il écrivit à Mr Ward une lettre qui plongea le père deCharles dans un abîme de méditations, et lui apporta une certainesérénité bien qu’elle lui promît beaucoup de tristesse. En voici lateneur :

10, Barnes Street,

Providence, R.I.,

12 avril 1928.

Mon cher Theodore,

J’éprouve le besoin de t’écrire ces lignes avant defaire ce que je me propose de faire dès demain. L’acte que je vaisaccomplir mettra fin à la terrible aventure que nous venons devivre, mais je crains qu’il ne t’apporte point la paix de l’espritsi je ne te donne pas l’assurance formelle qu’il seradécisif.

Tu me connais depuis ton enfance ; c’est pourquoij’espère que tu me croiras lorsque je te dirai qu’il vaut mieuxlaisser dans l’ombre certaines choses. Ne te livre plus à aucunehypothèse sur le cas de ton fils, et surtout ne dis rien à sa mèreen dehors de ce qu’elle soupçonne déjà. Demain, quand j’irai terendre visite, Charles se sera enfui de la maison de santé. C’esttout ce qui doit rester dans ton esprit : il était fou, ils’est enfui. Je te conseille d’aller rejoindre sa mère à AtlanticCity, et de te reposer auprès d’elle. Moi-même, je vais partir pourle Sud afin de retrouver du calme et des forces.

Donc, ne me pose pas de questions quand tu recevras mavisite. Je suis certain de réussir dans mon entreprise, et je puist’affirmer que tu n’auras plus aucun motif d’inquiétude, carCharles sera en parfaite sécurité. D’ailleurs, il l’est déjà, etbeaucoup plus que tu ne saurais l’imaginer. Ne crains plus rien ausujet d’Allen : il appartient au passé autant que le portraitde Joseph Curwen. Enfin, sache que l’auteur du message en lettresminuscules ne tourmentera jamais ni toi-même ni aucun destiens.

Mais tu dois t’endurcir contre la tristesse, etpréparer ta femme à en faire autant. Je ne puis te cacher quel’évasion de Charles ne signifiera pas qu’il te sera rendu. Il aété frappé d’un mal étrange, comme en témoignent ses métamorphosesphysiques et morales, et tu ne le reverras jamais. Que ceci te soitune consolation : il n’a jamais été un monstre, ni même unfou ; mais son amour de l’étude et des mystères de jadis ontcausé sa perte. Il a découvert des choses que nul mortel ne devraitconnaître ; il est remonté trop loin dans le passé, et lepassé a fini par l’engloutir.

Et voici maintenant le point sur lequel je dois tedemander de me faire plus particulièrement confiance. Car, envérité, il n’y aura pas la moindre incertitude sur le sort deCharles. D’ici un an, ton fils ne sera plus de ce monde. Tu pourrasériger une stèle dans ta concession du cimetière du Nord, à dixpieds à l’ouest de la tombe de ton père, et elle marqueraexactement le lieu de repos de Charles. Et tu n’as pas besoin decraindre qu’il y ait un monstre sous la terre à cet endroit. Lescendres enfermées dans cette tombe seront celles de ta chair et detes os, celles du vrai Charles Dexter Ward qui portait un signe denaissance en forme d’olive sur la hanche, celles de ce Charles quin’a jamais rien fait de mal et qui a payé de sa vie ses scrupulestrop justifiés.

C’est tout ce que j’avais à te dire. Ne me pose pas dequestion demain, et sois bien persuadé que l’honneur de ta familledemeure sans tache comme par le passé.

Sois courageux et calme, et crois à ma très fidèle ettrès profonde amitié.

Marinus B. Willett.

 

Le matin du vendredi 13 avril 1928, Willett alla rendre visite àCharles Dexter Ward dans sa chambre de la maison de santé du DrWaite. Le jeune homme, d’humeur morose, parut peu enclin à entamerla conversation que son visiteur désirait avoir avec lui.L’aventure du médecin dans la crypte infernale avait,naturellement, créé une nouvelle cause d’embarras, si bien que lesdeux hommes observèrent un silence oppressant après avoir échangéquelques banalités. La gêne s’accrut lorsque Ward sembla devinerque, depuis sa dernière visite, le paisible praticien avait faitplace à un implacable vengeur. Il blêmit, et Willett fut le premierà parler :

— Je dois vous avertir que nous avons fait de nouvellesdécouvertes et qu’il va falloir procéder à un règlement decomptes.

— Vous avez découvert d’autres petites bêtesaffamées ? répliqua le jeune homme d’un ton ironique.

— Non, mais nous avons trouvé dans le bungalow la faussebarbe et les lunettes du Dr Allen.

— Voilà qui est parfait ! J’espère qu’elles se sontrévélées plus seyantes que la barbe et les lunettes que vous portezen ce moment !

— En vérité, elles vous siéraient très bien, commeelles semblent l’avoir fait ces temps derniers.

Tandis que Willett prononçait ces mots, il eutl’impression qu’un nuage passait devant le soleil, bien que lesombres sur le plancher ne fussent en rien modifiées.

— Et en quoi exige-t-il un règlement de comptes ? Unhomme n’a-t-il pas le droit d’emprunter une seconde personnalités’il le juge utile ?

— Vous vous trompez à nouveau, répondit le médecin d’unton grave. Peu m’importe qu’un homme se présente sous deux aspectsdifférents, à condition qu’il ait le droit d’exister et qu’ilne détruise pas celui qui l’a fait surgir de l’espace.

Ward sursauta violemment avant de demander :

— Eh bien, monsieur, qu’avez-vous découvert, et que mevoulez-vous ?

Willett attendit quelques instants avant de parler, commes’il cherchait ses mots :

— J’ai découvert quelque chose dans une armoire derrièreun panneau de boiserie sur lequel se trouvait jadis un portrait.J’ai brûlé ma trouvaille et j’ai enseveli les cendres à l’endroitoù doit se trouver la tombe de Charles Dexter Ward.

Le fou bondit hors de son fauteuil en poussant un criétranglé :

— Que le diable vous emporte ! À qui l’avez-vousdit ? Et qui donc croira que c’était lui, après deux bonsmois, alors que je suis vivant ? Qu’avez-vous l’intention defaire ?

Willett revêtit une sorte de majesté suprême, tandis qu’ilcalmait le malade d’un geste de la main :

— Je n’ai rien dit à personne. Cette affaire est uneabomination issue des abîmes du temps et de l’espace, qui échappe àla compétence de la police, des tribunaux et des médecins. Dieumerci, j’ai gardé suffisamment d’imagination pour ne pas m’égareren l’étudiant. Vous ne pouvez pas m’abuser, Joseph Curwen, carje sais que votre maudite magie n’est que tropvraie !

« Je sais comment vous avez trouvé le charme qui estresté en suspens en dehors des années avant de se fixer sur votredescendant (et votre double) ; je sais comment vous avez amenéce dernier à vous tirer de votre tombe détestable ; je saisqu’il vous a caché dans son laboratoire, que vous vous êtes adonnéà l’étude des temps présents, que vous avez erré la nuit comme unvampire, et que vous avez emprunté plus tard un déguisement pouréviter qu’on ne remarque votre ressemblance extraordinaire aveclui ; je sais, enfin, ce que vous avez décidé de faire quandil a refusé d’adhérer à votre projet de conquête du mondeentier.

« Vous avez ôté votre barbe et vos lunettes pourabuser les policiers qui montaient la garde autour de la maison.Ils ont cru que c’était lui qui entrait ; ils ont cruégalement que c’était lui qui sortait, après que vous l’avez euétranglé et caché dans l’armoire. Mais vous n’aviez pas compté surles contacts différents de deux esprits. Vous avez été stupide,Curwen, d’imaginer qu’une simple identité visuelle suffirait.Pourquoi n’avez-vous pensé ni au langage, ni à la voix, ni àl’écriture ? Voyez-vous, votre projet a échoué. Vous savezmieux que moi qui a écrit ce message en lettres minuscules ;je vous avertis solennellement qu’il n’a pas été écrit en vain.Certaines abominations doivent être détruites, et je suis persuadéque l’auteur du message s’occupera d’Orne et de Hutchinson. L’un deces deux hommes vous a écrit jadis : « N’évoquez aucunesprit que vous ne puissiez dominer. » Vous avez déjà échouéune fois, et il se peut que votre maudite magie soit une fois deplus la cause de votre perte…

À ce moment, le médecin fut interrompu par un cri de lacréature à laquelle il s’adressait. Réduit aux abois, sans armes,sachant bien que toute manifestation de violence physique feraitaccourir plusieurs infirmiers au secours de son visiteur, JosephCurwen eut recours à son ancien allié : tout en faisant desmouvements cabalistiques avec ses deux index, il psalmodia d’unevoix profonde où ne restait plus trace du moindre enrouement, lespremiers mots d’une terrible formule :

PER ADONAI ELOIM,ADONAI JEHOVA,

ADONAI SABAOTH,METRATON…

Mais la réplique de Willett fut prompte. Au moment même oùles chiens commençaient à aboyer, où un vent glacial se mettait àsouffler de la baie, le vieux médecin récita, comme il en avait eul’intention depuis son arrivée, la seconde partie de cette formuledont la première avait fait surgir l’auteur du message enminuscules, l’invocation placée sous le signe de la Queue duDragon, emblème du nœud descendant :

OGTHRODAI’F

GEB’L — EE’H

YOG – SOTHOTH

’NGAH’NG AI’Y

ZHRO !

Dès le premier mot, Joseph Curwen cessa de parler comme sisa langue eût été paralysée. Presque aussitôt, il fut incapable defaire un geste. Enfin, lorsque le terrible vocableYog-Sothoth fut prononcé, une hideuse métamorphose eutlieu. Ce ne fut pas une simple dissolution, mais plutôtune transformation ou une récapitulation ;et Willett ferma les yeux de peur de s’évanouir avant d’avoir finide prononcer la formule redoutable.

Quand il rouvrit les paupières, il sut que l’affaireCharles Dexter Ward était terminée. Le monstre issu du passé nereviendrait plus troubler le monde. Tel son portrait maudit, un anauparavant, Joseph Curwen gisait sur le sol sous la forme d’unemince couche de fine poussière d’un gris bleuâtre.

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