Le Cabinet des Antiques

Le Cabinet des Antiques

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR LE BARON DE HAMMER-PURGSTALL,

Conseiller aulique, auteur de l’Histoire de l’Empire ottoman.

Cher baron,

Vous vous êtes si chaudement intéressé à ma longue et vaste histoire des mœurs françaises au dix-neuvième siècle, et vous avez accordé de tels encouragements à mon œuvre, que vous m’avez ainsi donné le droit d’attacher votre nom à l’un des fragments qui en feront partie. N’êtes-vous pas un des plus graves représentants de la consciencieuse et studieuse Allemagne ? Votre approbation ne doit-elle pas en commander d’autres et protéger mon entreprise ? je suis si fier de l’avoir obtenue que j’ai tâché de la mériter en continuant mes travaux avec cette intrépidité qui a caractérisé vos études et la recherche de tous les documents sans lesquels le monde littéraire n’aurait pas eu le monument élevé par vous. Votre sympathie pour des labeurs que vous avez connus et appliqués aux intérêts de la société orientale la plus éclatante, a souvent soutenu l’ardeur de mes veilles occupées par les détails de notre société moderne : ne serez-vous pas heureux de le savoir,vous dont la naïve bonté peut se comparer à celle de notre La Fontaine ?

Je souhaite, cher baron, que ce témoignage de ma vénération pour vous et votre œuvre vienne vous trouver à Dobling, et vous y rappelle, ainsi qu’à tous les vôtres, un de vos plus sincères admirateurs et amis.

DE BALZAC.

Dans une des moins importantes Préfectures de France, au centre de la ville, au coin d’une rue, est une maison ; mais les noms de cette rue et de cette ville doivent être cachés ici. Chacun appréciera les motifs de cette sage retenue exigée par les convenances. Un écrivain touche à bien des plaies en se faisant l’annaliste de son temps&|160;!… La maison s’appelait l’hôtel d’Esgrignon ; mais sachez encore que d’Esgrignon est un nom deconvention, sans plus de réalité que n’en ont les Belval, lesFloricour, les Derville de la comédie, les Adalbert ou lesMonbreuse du roman. Enfin, les noms des principaux personnagesseront également changés. Ici l’auteur voudrait rassembler descontradictions, entasser des anachronismes, pour enfouir la véritésous un tas d’invraisemblances et de choses absurdes&|160;; mais,quoi qu’il fasse, elle poindra toujours, comme une vigne malarrachée repousse en jets vigoureux, à travers un vignoblelabouré.

L’hôtel d’Esgrignon était tout bonnement la maison où demeuraitun vieux gentilhomme, nommé Charles-Marie-Victor-Ange Carol,marquis d’Esgrignon ou des Grignons, suivant d’anciens titres. Lasociété commerçante et bourgeoise de la ville avaitépigrammatiquement nommé son logis un hôtel, et depuis unevingtaine d’années la plupart des habitants avaient fini par diresérieusement l’hôtel d’Esgrignon en désignant la demeure dumarquis.

Le nom de Carol (les frères Thierry l’eussent orthographiéKarawl) était le nom glorieux d’un des plus puissants chefs venusjadis du Nord pour conquérir et féodaliser les Gaules. Jamais lesCarol n’avaient plié la tête, ni devant les Communes, ni devant laRoyauté, ni devant l’Eglise, ni devant la Finance. Chargésautrefois de défendre une Marche française, leur titre de marquisétait à la fois un devoir, un honneur, et non le simulacre d’unecharge supposée&|160;; le fief d’Esgrignon avait toujours été leurbien. Vraie noblesse de province, ignorée depuis deux cents ans àla cour, mais pure de tout alliage, mais souveraine aux Etats, maisrespectée des gens du pays comme une superstition et à l’égal d’unebonne vierge qui guérit les maux de dents, cette maison s’étaitconservée au fond de sa province comme les pieux charbonnés dequelque pont de César se conservent au fond d’un fleuve. Pendanttreize cents ans, les filles avaient été régulièrement mariées sansdot ou mises au couvent&|160;; les cadets avaient constammentaccepté leurs légitimes maternelles, étaient devenus soldats,évêques, ou s’étaient mariés à la cour. Un cadet de la maisond’Esgrignon fut amiral, fut fait duc et pair, et mourut sanspostérité. Jamais le marquis d’Esgrignon, chef de la branche aînée,ne voulut accepter le titre de duc.

– Je tiens le marquisat d’Esgrignon aux mêmes conditions que leroi tient l’Etat de France, dit-il au connétable de Luynes quin’était alors à ses yeux qu’un très-petit compagnon. Comptez que,durant les troubles, il y eut des d’Esgrignon décapités. Le sangfranc se conserva, noble et fier, jusqu’en l’an 1789. Le marquisd’Esgrignon actuel n’émigra pas : il devait défendre sa Marche. Lerespect qu’il avait inspiré aux gens de la campagne préserva satête de l’échafaud&|160;; mais la haine des vrais Sans-Culottes futassez puissante pour le faire considérer comme émigré, pendant letemps qu’il fut obligé de se cacher. Au nom du peuple souverain, leDistrict déshonora la terre d’Esgrignon, les bois furentnationalement vendus, malgré les réclamations personnelles dumarquis, alors âgé de quarante ans. Mademoiselle d’Esgrignon, sasœur, étant mineure, sauva quelques portions du fief parl’entremise d’un jeune intendant de la famille, qui demanda lepartage de présuccession au nom de sa cliente : le château,quelques fermes lui furent attribués par la liquidation que fit laRépublique. Le fidèle Chesnel fut obligé d’acheter en son nom, avecles deniers que lui apporta le marquis, certaines parties dudomaine auxquelles son maître tenait particulièrement, telles quel’église, le presbytère et les jardins du château.

Les lentes et rapides années de La Terreur étant passées, lemarquis d’Esgrignon, dont le caractère avait imposé des sentimentsrespectueux à la contrée, voulut revenir habiter son château avecsa sœur mademoiselle d’Esgrignon, afin d’améliorer les biens ausauvetage desquels s’était employé maître Chesnel, son ancienintendant, devenu notaire. Mais, hélas&|160;! le château pillé,démeublé, n’était-il pas trop vaste, trop coûteux pour unpropriétaire dont tous les droits utiles avaient été supprimés,dont les forêts avaient été dépecées, et qui, pour le moment, nepouvait pas tirer plus de neuf mille francs en sac des terresconservées de ses anciens domaines&|160;?

Quand le notaire ramena son ancien maître, au mois d’octobre1800, dans le vieux château féodal, il ne put se défendre d’uneémotion profonde en voyant le marquis immobile, au milieu de lacour, devant ses douves comblées, regardant ses tours rasées auniveau des toits. Le Franc contemplait en silence et tour à tour leciel et la place où étaient jadis les jolies girouettes destourelles gothiques, comme pour demander à Dieu la raison de cedéménagement social. Chesnel seul pouvait comprendre la profondedouleur du marquis, alors nommé le citoyen Carol. Ce grandd’Esgrignon resta long-temps muet, il aspira la senteurpatrimoniale de l’air et jeta la plus mélancolique desinterjections.

– Chesnel, dit-il, plus tard nous reviendrons ici, quand lestroubles seront finis&|160;; mais jusqu’à l’édit de pacification jene saurais y habiter, puisqu’ils me défendent d’y rétablir mesarmes.

Il montra le château, se retourna, remonta sur son cheval etaccompagna sa sœur venue dans une mauvaise carriole d’osierappartenant au notaire. A la ville, plus d’hôtel d’Esgrignon. Lanoble maison avait été démolie, sur son emplacement s’étaientélevées deux manufactures. Maître Chesnel employa le dernier sac delouis du marquis à acheter, au coin de la place, une vieille maisonà pignon, à girouette, à tourelle, à colombier où jadis étaitétabli d’abord le Bailliage seigneurial, puis le Présidial, et quiappartenait au marquis d’Esgrignon. Moyennant cinq cents louis,l’acquéreur national rétrocéda ce vieil édifice au légitimepropriétaire. Ce fut alors que, moitié par raillerie, moitiésérieusement, cette maison fut appelée hôtel d’Esgrignon.

En 1800, quelques émigrés rentrèrent en France, les radiationsdes noms inscrits sur les fatales listes s’obtenaient assezfacilement. Parmi les personnes nobles qui revinrent les premièresdans la ville, se trouvèrent le baron de Nouastre et sa fille : ilsétaient ruinés. Monsieur d’Esgrignon leur offrit généreusement unasile où le baron mourut deux mois après, consumé de chagrins.Mademoiselle de Nouastre avait vingt-deux ans, les Nouastre étaientdu plus pur sang noble, le marquis d’Esgrignon l’épousa pourcontinuer sa maison, mais elle mourut en couches, tuée parl’inhabileté du médecin, et laissa fort heureusement un fils auxd’Esgrignon. Le pauvre vieillard (quoique le marquis n’eût alorsque cinquante-trois ans, l’adversité et les cuisantes douleurs desa vie avaient constamment donné plus de douze mois aux années), cevieillard donc perdit la joie de ses vieux jours en voyant expirerla plus jolie des créatures humaines, une noble femme en quirevivaient les grâces maintenant imaginaires des figures fémininesdu seizième siècle. Il reçut un de ces coups terribles dont lesretentissements se répètent dans tous les moments de la vie. Aprèsêtre resté quelques instants debout devant le lit, il baisa lefront de sa femme étendue comme une sainte, les mains jointes, iltira sa montre, en brisa la roue, et alla la suspendre à lacheminée. Il était onze heures avant midi.

– Mademoiselle d’Esgrignon, prions Dieu que cette heure ne soitplus fatale à notre maison. Mon oncle, monseigneur l’archevêque, aété massacré à cette heure, à cette heure mourut aussi monpère…

Il s’agenouilla près du lit, en s’y appuyant la tête&|160;; sasœur l’imita. Puis, après un moment, tous deux ils se relevèrent :mademoiselle d’Esgrignon fondait en larmes, le vieux marquisregardait l’enfant, la chambre et la morte d’un oeil sec. A sonopiniâtreté de Franc cet homme joignait une intrépiditéchrétienne.

Ceci se passait dans la deuxième année de notre siècle.Mademoiselle d’Esgrignon avait vingt-sept ans. Elle était belle. Unparvenu, fournisseur des armées de la République, né dans le pays,riche de mille écus de rente, obtint de maître Chesnel, après enavoir vaincu les résistances, qu’il parlât de mariage en sa faveurà mademoiselle d’Esgrignon. Le frère et la sœur se courroucèrentautant l’un que l’autre d’une semblable hardiesse. Chesnel fut audésespoir de s’être laissé séduire par le sieur du Croisier. Depuisce jour, il ne retrouva plus dans les manières ni dans les parolesdu marquis d’Esgrignon cette caressante bienveillance qui pouvaitpasser pour de l’amitié. Désormais, le marquis eut pour lui de lareconnaissance. Cette reconnaissance noble et vraie causait deperpétuelles douleurs au notaire. Il est des cœurs sublimesauxquels la gratitude semble un payement énorme, et qui préfèrentla douce égalité de sentiment que donnent l’harmonie des pensées etla fusion volontaire des âmes. Maître Chesnel avait goûté leplaisir de cette honorable amitié&|160;; le marquis l’avait élevéjusqu’à lui. Pour le vieux noble, ce bonhomme était moins qu’unenfant et plus qu’un serviteur, il était l’homme-lige volontaire,le serf attaché par tous les liens du cœur à son suzerain. On necomptait plus avec le notaire, tout se balançait par les continuelséchanges d’une affection vraie. Aux yeux du marquis, le caractèreofficiel que le notariat donnait à Chesnel ne signifiait rien, sonserviteur lui semblait déguisé en notaire. Aux yeux de Chesnel, lemarquis était un être qui appartenait toujours à une racedivine&|160;; il croyait à la Noblesse, il se souvenait sans honteque son père ouvrait les portes du salon et disait : Monsieur lemarquis est servi. Son dévouement à la noble maison ruinée neprocédait pas d’une foi mais d’un égoïsme, il se considérait commefaisant partie de la famille. Son chagrin fut profond. Quand il osaparler de son erreur au marquis malgré la défense du marquis : –Chesnel, lui répondit le vieux noble d’un ton grave, tu ne teserais pas permis de si injurieuses suppositions avant lesTroubles. Que sont donc les nouvelles doctrines si elles t’ontgâté&|160;?

Maître Chesnel avait la confiance de toute la ville, il y étaitconsidéré&|160;; sa haute probité, sa grande fortune contribuaientà lui donner de l’importance, il eut dès lors une aversion décidéepour le sieur du Croisier. Quoique le notaire fût peu rancuneux, ilfit épouser ses répugnances à bon nombre de familles. Du Croisier,homme haineux et capable de couver une vengeance pendant vingt ans,conçut pour le notaire et pour la famille d’Esgrignon une de ceshaines sourdes et capitales, comme il s’en rencontre en province.Ce refus le tuait aux yeux des malicieux provinciaux parmi lesquelsil était venu passer ses jours, et qu’il voulait dominer. Ce futune catastrophe si réelle que les effets ne tardèrent pas à s’enfaire sentir. Du Croisier fut également refusé par une vieillefille à laquelle il s’adressa en désespoir de cause. Ainsi lesplans ambitieux qu’il avait formés d’abord, manquèrent une premièrefois par le refus de mademoiselle d’Esgrignon, de qui l’alliancelui aurait donné l’entrée dans le faubourg Saint-Germain de laprovince, puis le second refus le déconsidéra si fortement qu’ileut beaucoup de peine à se maintenir dans la seconde société de laville.

En 1805, monsieur de La Roche-Guyon, l’aîné d’une des plusanciennes familles du pays, qui s’était jadis alliée auxd’Esgrignon, fit demander, par maître Chesnel, la main demademoiselle d’Esgrignon. Mademoiselle Marie-Armande-Claired’Esgrignon refusa d’entendre le notaire.

– Vous devriez avoir deviné que je suis mère, mon cher Chesnel,lui dit-elle en achevant de coucher son neveu, bel enfant de cinqans.

Le vieux marquis se leva pour aller au-devant de sa sœur, quirevenait du berceau&|160;; il lui baisa la mainrespectueusement&|160;; puis, en se rasseyant, il retrouva laparole pour dire : – Vous êtes une d’Esgrignon, ma sœur&|160;!

La noble fille tressaillit et pleura. Dans ses vieux jours,monsieur d’Esgrignon, père du marquis, avait épousé la petite-filled’un traitant anobli sous Louis XIV. Ce mariage fut considéré commeune horrible mésalliance par la famille, mais sans importance,puisqu’il n’en était résulté qu’une fille. Armande savait cela.Quoique son frère fût excellent pour elle, il la regardait toujourscomme une étrangère, et ce mot la légitimait. Mais aussi sa réponsene couronnait-elle pas admirablement la noble conduite qu’elleavait tenue depuis onze années, lorsque, à partir de sa majorité,chacune de ses actions fut marquée au coin du dévouement le pluspur&|160;? Elle avait une sorte de culte pour son frère.

– Je mourrai mademoiselle d’Esgrignon, dit-elle simplement aunotaire.

– Il n’y a point pour vous de plus beau titre, répondit Chesnelqui crut lui faire un compliment.

La pauvre fille rougit.

– Tu as dit une sottise, Chesnel, répliqua le vieux marquis toutà la fois flatté du mot de son ancien serviteur et peiné du chagrinqu’il causait à sa sœur. Une d’Esgrignon peut épouser unMontmorency : notre sang n’est pas aussi mêlé que l’a été le leur.Les d’Esgrignon portent d’or à deux bandes de gueules, et rien,depuis neuf cents ans, n’a changé dans leur écusson&|160;; il esttel que le premier jour.

« Je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré de femme quiait autant que mademoiselle d’Esgrignon frappé mon imagination, ditBlondet à qui la littérature contemporaine est, entre autreschoses, redevable de cette histoire. J’étais à la vérité fortjeune, j’étais un enfant, et peut-être les images qu’elle alaissées dans ma mémoire doivent-elles la vivacité de leurs teintesà la disposition qui nous entraîne alors vers les chosesmerveilleuses. Quand je la voyais venant de loin sur le Cours où jejouais avec d’autres enfants, et qu’elle y amenait Victurnien, sonneveu, j’éprouvais une émotion qui tenait beaucoup des sensationsproduites par le galvanisme sur les êtres morts. Quelque jeune queje fusse, je me sentais comme doué d’une nouvelle vie. MademoiselleArmande avait les cheveux d’un blond fauve, ses joues étaientcouvertes d’un très-fin duvet à reflets argentés que je me plaisaisà voir en me mettant de manière que la coupe de sa figure fûtilluminée par le jour, et je me laissais aller aux fascinations deces yeux d’émeraude qui rêvaient et me jetaient du feu quand ilstombaient sur moi. Je feignais de me rouler sur l’herbe devant elleen jouant, mais je tâchais d’arriver à ses pieds mignons pour lesadmirer de plus près. La molle blancheur de son teint, la finessede ses traits, la pureté des lignes de son front, l’élégance de sataille mince me surprenaient sans que je m’aperçusse de l’élégancede sa taille, ni de la beauté de son front, ni de l’ovale parfaitde son visage. Je l’admirais comme on prie à mon âge, sans tropsavoir pourquoi. Quand mes regards perçants avaient enfin attiréles siens, et qu’elle me disait de sa voix mélodieuse, qui mesemblait déployer plus de volume que toutes les autres voix : – Quefais-tu là, petit&|160;? pourquoi me regardes-tu&|160;? je venais,je me tortillais, je me mordais les doigts, je rougissais et jedisais : – Je ne sais pas. Si par hasard elle passait sa mainblanche dans mes cheveux en me demandant mon âge, je m’en allais encourant et en lui répondant de loin : – Onze ans&|160;! Quand, enlisant les Mille et une Nuits, je voyais apparaître une reine ouune fée, je leur prêtais les traits et la démarche de mademoiselled’Esgrignon. Quand mon maître de dessin me fit copier des têtesd’après l’antique, je remarquais que ces têtes étaient coifféescomme l’était mademoiselle d’Esgrignon. Plus tard, quand ces follesidées s’en allèrent une à une, mademoiselle Armande, pour laquelleles hommes se dérangeaient respectueusement sur le Cours afin delui faire place, et qui contemplaient les jeux de sa longue robebrune jusqu’à ce qu’ils l’eussent perdue de vue, mademoiselleArmande resta vaguement dans ma mémoire comme un type. Ses formesexquises, dont la rondeur était parfois révélée par un coup devent, et que je savais retrouver malgré l’ampleur de sa robe, sesformes revinrent dans mes rêves de jeune homme. Puis, encore plustard, quand je songeai gravement à quelques mystères de la penséehumaine, je crus me souvenir que mon respect m’était inspiré parles sentiments exprimés sur la figure et dans l’attitude demademoiselle d’Esgrignon. L’admirable calme de cette têteintérieurement ardente, la dignité des mouvements, la sainteté desdevoirs accomplis me touchaient et m’imposaient. Les enfants sontplus pénétrables qu’on ne le croit par les invisibles effets desidées : ils ne se moquent jamais d’une personne vraiment imposante,la véritable grâce les touche, la beauté les attire parce qu’ilssont beaux et qu’il existe des liens mystérieux entre les choses demême nature. Mademoiselle d’Esgrignon fut une de mes religions.Aujourd’hui jamais ma folle imagination ne grimpe l’escalier encolimaçon d’un antique manoir sans s’y peindre mademoiselle Armandecomme le génie de la Féodalité. Quand je lis les vieilleschroniques, elle paraît à mes yeux sous les traits des femmescélèbres, elle est tour à tour Agnès, Marie Touchet, Gabrielle jelui prête tout l’amour perdu dans son cœur, et qu’elle n’exprimajamais. Cette céleste figure, entrevue à travers les nuageusesillusions de l’enfance, vient maintenant au milieu des nuées de mesrêves. »

Souvenez-vous de ce portrait, fidèle au moral comme auphysique&|160;! Mademoiselle d’Esgrignon est une des figures lesplus instructives de cette histoire : elle vous apprendra ce que,faute d’intelligence, les vertus les plus pures peuvent avoir denuisible.

Pendant les années 1804 et 1805 les deux tiers des famillesémigrées revinrent en France, et presque toutes celles de laprovince où demeurait monsieur le marquis d’Esgrignon sereplantèrent dans le sol paternel. Mais il y eut alors desdéfections. Quelques gentilshommes prirent du service, soit dansles armées de Napoléon, soit à sa cour&|160;; d’autres firent desalliances avec certains parvenus. Tous ceux qui entrèrent dans lemouvement impérial reconstituèrent leurs fortunes et retrouvèrentleurs bois par la munificence de l’empereur, beaucoup d’entre euxrestèrent à Paris&|160;; mais il y eut huit ou neuf familles noblesqui demeurèrent fidèles à la noblesse proscrite et à leurs idéessur la monarchie écroulée : les Roche-Guyon, les Nouâtre, lesGordon, les Casteran, les Troisville, etc., ceux-ci pauvres,ceux-là riches&|160;; mais le plus où le moins d’or ne se comptaitpas&|160;; l’antiquité, la conservation de la race étaient toutpour elles, absolument comme pour un antiquaire le poids de lamédaille est peu de chose en comparaison et de la pureté deslettres et de la tête et de l’ancienneté du coin. Ces famillesprirent pour chef le marquis d’Esgrignon : sa maison devint leurcénacle. Là l’Empereur et Roi ne fut jamais que monsieur deBuonaparte&|160;; là le souverain était Louis XVIII, alors àMittau&|160;; là le Département fut toujours la Province et laPréfecture une Intendance. L’admirable conduite, la loyauté degentilhomme, l’intrépidité du marquis d’Esgrignon lui valaient desincères hommages&|160;; de même que ses malheurs, sa constance,son inaltérable attachement à ses opinions, lui méritaient en villeun respect universel. Cette admirable ruine avait toute la majestédes grandes choses détruites. Sa délicatesse chevaleresque était sibien connue qu’en plusieurs circonstances il fut pris par desplaideurs pour unique arbitre. Tous les gens bien élevés quiappartenaient au système impérial, et même les autorités avaientpour ses préjugés autant de complaisance qu’ils montraient d’égardpour sa personne. Mais une grande partie de la société nouvelle,les gens qui, sous la restauration, devaient s’appeler les Libérauxet à la tête desquels se trouva secrètement du Croisier, semoquaient de l’oasis aristocratique où il n’était donné à personned’entrer sans être bon gentilhomme et irréprochable. Leur animositéfut d’autant plus forte que beaucoup d’honnêtes gens, de digneshobereaux, quelques personnes de la haute administrations’obstinaient à considérer le salon du marquis d’Esgrignon comme leseul où il y eût bonne compagnie. Le préfet, chambellan del’Empereur, faisait des démarches pour y être reçu : il y envoyaithumblement sa femme, qui était une Grandlieu. Les exclus avaientdonc, en haine de ce petit faubourg Saint-Germain de province,donné le sobriquet de Cabinet des Antiques au salon du marquisd’Esgrignon, qu’ils nommaient monsieur Carol, et auquel lepercepteur des contributions adressait toujours son avertissementavec cette parenthèse (ci-devant des Grignons). Cette anciennemanière d’écrire le nom constituait une taquinerie, puisquel’orthographe de d’Esgrignon avait prévalu.

« Quant à moi, disait Emile Blondet, si je veux rassembler messouvenirs d’enfance, j’avouerai que le mot Cabinet des Antiques mefaisait toujours rire, malgré mon respect, dois-je dire mon amourpour mademoiselle Armande. L’hôtel d’Esgrignon donnait sur deuxrues à l’angle desquelles elle était située, en sorte que le salonavait deux fenêtres sur l’une et deux fenêtres sur l’autre de cesrues, les plus passantes de la ville. La Place du Marché setrouvait à cinq cents pas de l’hôtel. Ce salon était alors commeune cage de verre, et personne n’allait ou venait dans la villesans y jeter un coup d’oeil. Cette pièce me sembla toujours, à moi,bambin de douze ans, être une de ces curiosités rares qui setrouvent plus tard, quand on y songe, sur les limites du réel et dufantastique, sans qu’on puisse savoir si elles sont plus d’un côtéque de l’autre. Ce salon, autrefois la salle d’audience, étaitélevé sur un étage de caves à soupiraux grillés, où gisaient jadisles criminels de la province, mais où se faisait alors la cuisinedu marquis. Je ne sais pas si la magnifique et haute cheminée duLouvre, si merveilleusement sculptée, m’a causé plus d’étonnementque je n’en ressentis en voyant pour la première fois l’immensecheminée de ce salon brodée comme un melon, et au-dessus delaquelle était un grand portrait équestre de Henri III (sous quicette province, ancien duché d’apanage, fut réunie à la Couronne),exécuté en ronde bosse et encadré de dorures. Le plafond étaitformé de poutres de châtaignier qui composaient des caissonsintérieurement ornés d’arabesques. Ce plafond magnifique avait étédoré sur ses arêtes, mais la dorure se voyait à peine. Les murs,tendus de tapisseries flamandes représentaient le jugement deSalomon en six tableaux encadrés de thyrses dorés où se jouaientdes amours et des satyres. Le marquis avait fait parqueter cesalon. Parmi les débris des châteaux qui se vendirent de 1793 à1795, le notaire s’était procuré des consoles dans le goût dusiècle de Louis XIV, un meuble en tapisserie, des tables, descartels, des feux, des girandoles qui complétaient merveilleusementce grandissime salon en disproportion avec toute la maison, maisqui heureusement avait une antichambre aussi haute d’étage,l’ancienne salle des Pas-Perdus du Présidial, à laquellecommuniquait la chambre des délibérations, convertie en salle àmanger. Sous ces vieux lambris, oripeaux d’un temps qui n’étaitplus, s’agitaient en première ligne huit ou dix douairières, lesunes au chef branlant, les autres desséchées et noires comme desmomies&|160;; celles-ci roides, celles-là inclinées, toutesencaparaçonnées d’habits plus ou moins fantasques en oppositionavec la mode&|160;; des têtes poudrées à cheveux bouclés, desbonnets à coques, des dentelles rousses. Les peintures les plusbouffonnes ou les plus sérieuses n’ont jamais atteint à la poésiedivagante de ces femmes, qui reviennent dans mes rêves et grimacentdans mes souvenirs aussitôt que je rencontre une vieille femme dontla figure ou la toilette me rappellent quelques-uns de leurstraits. Mais, soit que le malheur m’ait initié aux secrets desinfortunes, soit que j’aie compris tous les sentiments humains,surtout les regrets et le vieil âge, je n’ai jamais plus retrouvénulle part, ni chez les mourants, ni chez les vivants, la pâleur decertains yeux gris, l’effrayante vivacité de quelques yeux noirs.Enfin ni Maturin ni Hoffmann, les deux plus sinistres imaginationsde ce temps, ne m’ont causé l’épouvante que me causèrent lesmouvements automatiques de ces corps busqués. Le rouge des acteursne m’a point surpris, j’avais vu là du rouge invétéré, du rouge denaissance, disait un de mes camarades au moins aussi espiègle queje pouvais l’être. Il s’agitait là des figures aplaties, maiscreusées par des rides qui ressemblaient aux têtes decasse-noisettes sculptées en Allemagne. Je voyais à travers lescarreaux des corps bossués, des membres mal attachés dont je n’aijamais tenté d’expliquer l’économie ni la contexture&|160;; desmâchoires carrées et très-apparentes, des os exorbitants, deshanches luxuriantes. Quand ces femmes allaient et venaient, ellesne me semblaient pas moins extraordinaires que quand ellesgardaient leur immobilité mortuaire, alors qu’elles jouaient auxcartes. Les hommes de ce salon offraient les couleurs grises etfanées des vieilles tapisseries, leur vie était frappéed’indécision&|160;; mais leur costume se rapprochait beaucoup descostumes alors en usage, seulement leurs cheveux blancs, leursvisages flétris, leur teint de cire, leurs front ruinés, la pâleurdes yeux leur donnaient à tous une ressemblance avec les femmes quidétruisait la réalité de leur costume. La certitude de trouver cespersonnages invariablement attablés ou assis aux mêmes heuresachevait de leur prêter à mes yeux je ne sais quoi de théâtral, depompeux, de surnaturel. Jamais je ne suis entré depuis dans cesgarde-meubles célèbres, à Paris, à Londres, à Vienne, à Munich, oùde vieux gardiens vous montrent les splendeurs des temps passés,sans que je les peuplasse des figures du Cabinet des Antiques. Nousnous proposions souvent entre nous, écoliers de huit à dix ans,comme une partie de plaisir d’aller voir ces raretés sous leur cagede verre. Mais aussitôt que je voyais la suave mademoiselleArmande, je tressaillais, puis j’admirais avec un sentiment dejalousie ce délicieux enfant, Victurnien, chez lequel nouspressentions tous une nature supérieure à la nôtre. Cette jeune etfraîche créature, au milieu de ce cimetière réveillé avant letemps, nous frappait par je ne sais quoi d’étrange. Sans nousrendre un compte exact de nos idées, nous nous sentions bourgeoiset petits devant cette cour orgueilleuse. »

Les catastrophes de 1813 et de 1814, qui abattirent Napoléon,rendirent la vie aux hôtes du Cabinet des Antiques, et surtoutl’espoir de retrouver leur ancienne importance&|160;; mais lesévénements de 1815, les malheurs de l’occupation étrangère, puisles oscillations du gouvernement ajournèrent jusqu’à la chute demonsieur Decazes les espérances de ces personnages si bien peintspar Blondet. Cette histoire ne prit donc de consistance qu’en1822.

En 1822, malgré les bénéfices que la Restauration apportait auxémigrés, la fortune du marquis d’Esgrignon n’avait pasaugmenté.

De tous les nobles atteints par les lois révolutionnaires, aucunne fut plus maltraité. La majeure portion de ses revenusconsistait, avant 1789, en droits domaniaux résultant, comme chezquelques grandes familles, de la mouvance de ses fiefs, que lesseigneurs s’efforçaient de détailler afin de grossir le produit deleurs lods et ventes. Les familles qui se trouvèrent dans ce casfurent ruinées sans aucun espoir de retour, l’ordonnance parlaquelle Louis XVIII restitua les biens non vendus aux Emigrés nepouvait leur rien rendre&|160;; et plus tard, la loi surl’indemnité ne devait pas les indemniser. Chacun sait que leursdroits supprimés furent rétablis, au profit de l’Etat, sous le nommême de Domaines. Le marquis appartenait nécessairement à cettefraction du parti royaliste qui ne voulut aucune transaction avecceux qu’il nommait, non pas les révolutionnaires, mais lesrévoltés, plus parlementairement appelés Libéraux ouConstitutionnels. Ces royalistes, surnommés Ultras parl’opposition, eurent pour chefs et pour héros les courageuxorateurs de la Droite, qui, dès la première séance royale,tentèrent, comme monsieur de Polignac, de protester contre lacharte de Louis XVIII, en la regardant comme un mauvais éditarraché par la nécessité du moment, et sur lequel la Royauté devaitrevenir. Ainsi, loin de s’associer à la rénovation de mœurs quevoulut opérer Louis XVIII, le marquis restait tranquille, au portd’armes des purs de la Droite, attendant la restitution de sonimmense fortune, et n’admettant même pas la pensée de cetteindemnité qui préoccupa le ministère de M. de Villèle, et quidevait consolider le trône en éteignant la fatale distinction,maintenue alors malgré les lois, entre les propriétés. Les miraclesde la Restauration de 1814, ceux plus grands du retour de Napoléonen 1815, les prodiges de la nouvelle fuite de la Maison de Bourbonet de son second retour, cette phase quasi-fabuleuse de l’histoirecontemporaine surprit le marquis à soixante-sept ans. A cet âge,les plus fiers caractères de notre temps, moins abattus qu’usés parles événements de la Révolution et de l’Empire, avaient au fond desprovinces converti leur activité en idées passionnées,inébranlables&|160;; ils étaient presque tous retranchés dansl’énervante et douce habitude de la vie qu’on y mène. N’est-ce pasle plus grand malheur qui puisse affliger un parti, que d’êtrereprésenté par des vieillards, quand déjà ses idées sont taxées devieillesse&|160;? D’ailleurs, lorsqu’en 1818 le Trône légitimeparut solidement assis, le marquis se demanda ce qu’unseptuagénaire irait faire à la cour, quelle charge, quel emploipouvait-il y exercer&|160;? Le noble et fier d’Esgrignon secontenta donc, et dut se contenter du triomphe de la Monarchie etde la Religion, en attendant les résultats de cette victoireinespérée, disputée, qui fut simplement un armistice. Il continuaitdonc alors à trôner dans son salon, si bien nommé le Cabinet desAntiques. Sous la Restauration, ce surnom de douce moqueries’envenima lorsque les vaincus de 1793 se trouvèrent lesvainqueurs.

Cette ville ne fut pas plus préservée que la plupart des autresvilles de province des haines et des rivalités engendrées parl’esprit de parti. Contre l’attente générale, du Croisier avaitépousé la vieille fille riche qui l’avait refusé d’abord, etquoiqu’il eût pour rival auprès d’elle l’enfant gâté del’aristocratie de la ville, un certain chevalier dont le nomillustre sera suffisamment caché en ne le désignant, suivant unvieil usage d’autrefois suivi par la ville, que par sontitre&|160;; car il était là le CHEVALIER comme à la cour le comted’Artois était MONSIEUR. Non-seulement ce mariage avait engendrél’une de ces guerres à toutes armes comme il s’en fait en province,mais il avait encore accéléré cette séparation entre la haute et lapetite aristocratie, entre les éléments bourgeois et les élémentsnobles réunis un moment sous la pression de la grande autoriténapoléonienne&|160;; division subite qui fit tant de mal à notrepays. En France, ce qu’il y a de plus national, est la vanité. Lamasse des vanités blessées y a donné soif d’égalité&|160;; tandisque, plus tard, les plus ardents novateurs trouveront l’égalitéimpossible. Les Royalistes piquèrent au cœur les Libéraux dans lesendroits les plus sensibles. En province surtout, les deux partisse prêtèrent réciproquement des horreurs et se calomnièrenthonteusement. On commit alors en politique les actions les plusnoires pour attirer à soi l’opinion publique, pour capter les voixde ce parterre imbécile qui jette ses bras aux gens assez habilespour les armer. Ces luttes s’y formulèrent en quelques individus.Ces individus, qui se haïssaient comme ennemis politiques,devinrent aussitôt ennemis particuliers. En province, il estdifficile de ne pas se prendre corps à corps, à propos desquestions ou des intérêts qui, dans la capitale, apparaissent sousleurs formes générales, théoriques, et qui dès lors grandissentassez les champions pour que monsieur Laffitte, par exemple, ouCasimir Périer respectent l’homme dans monsieur de Villèle ou dansmonsieur de Peyronnet. Monsieur Laffitte, qui fit tirer sur lesministres, les aurait cachés dans son hôtel, s’ils y étaient venusle 29 juillet 1830. Benjamin Constant envoya son livre sur lareligion au vicomte de Châteaubriand, en l’accompagnant d’unelettre flatteuse où il avoue avoir reçu quelque bien du ministre deLouis XVIII. A Paris, les hommes sont des systèmes, en Province lessystèmes deviennent des hommes, et des hommes à passionsincessantes, toujours en présence, s’épiant dans leur intérieur,épiloguant leurs discours, s’observant comme deux duellistes prêtsà s’enfoncer six pouces de lame au côté à la moindre distraction,et tâchant de se donner des distractions, enfin occupés à leurhaine comme des joueurs sans pitié. Les épigrammes, les calomnies yatteignent l’homme sous prétexte d’atteindre le parti. Dans cetteguerre faite courtoisement et sans fiel au Cabinet des Antiques,mais poussée à l’hôtel du Croisier jusqu’à l’emploi des armesempoisonnées des Sauvages&|160;; la fine raillerie, les avantagesde l’esprit étaient du côté des nobles. Sachez-le bien : de toutesles blessures, celles que font la langue et l’oeil, la moquerie etle dédain sont incurables. Le Chevalier, du moment où il seretrancha sur le Mont-Sacré de l’aristocratie, en abandonnant lessalons mixtes, dirigea ses bons mots sur le salon de du Croisier,il attisa le feu de la guerre sans savoir jusqu’où l’esprit devengeance pouvait mener le salon de du Croiser contre le Cabinetdes Antiques. Il n’entrait que des purs à l’hôtel d’Esgrignon, deloyaux gentilshommes et des femmes sûres les unes des autres&|160;;il ne s’y commettait aucune indiscrétion. Les discours, les idéesbonnes ou mauvaises, justes ou fausses, belles ou ridicules, nedonnaient point prise à la plaisanterie. Les Libéraux devaients’attaquer aux actions politiques pour ridiculiser lesnobles&|160;; tandis que les intermédiaires, les gensadministratifs, tous ceux qui courtisaient ces hautes puissances,leur rapportaient sur le camp libéral des faits et des propos quiprêtaient beaucoup à rire. Cette infériorité vivement sentieredoublait encore chez les adhérents de du Croisier leur soif devengeance. En 1822, du Croisier se mit à la tête de l’industrie duDépartement, comme le marquis d’Esgrignon fut à la tête de lanoblesse. Chacun d’eux représenta donc un parti. Au lieu de se diresans feintise homme de la Gauche pure, du Croisier avaitostensiblement adopté les opinions que formulèrent un jour les 221.Il pouvait ainsi réunir chez lui les magistrats, l’administrationet la finance du Département. Le salon de du Croisier, puissance aumoins égale à celle du Cabinet des Antiques, plus nombreux, plusjeune, plus actif, remuait le Département&|160;; tandis que l’autredemeurait tranquille et comme annexé au pouvoir que ce parti gênasouvent, car il en favorisa les fautes, il en exigea mêmequelques-unes qui furent fatales à la Monarchie. Les Libéraux, quin’avaient jamais pu faire élire un de leurs candidats dans cedépartement rebelle à leurs commandements, savaient qu’après sanomination du Croisier siégerait au centre gauche, le plus prèspossible de la Gauche pure. Les correspondants de du Croisierétaient les frères Keller, trois banquiers, dont l’aîné brillaitparmi les dix-neuf de la Gauche, phalange illustrée par tous lesjournaux libéraux, et qui tenaient par alliance au comte deGondreville, un pair constitutionnel qui restait dans la faveur deLouis XVIII. Ainsi l’opposition constitutionnelle était toujoursprête à reporter au dernier moment ses voix visiblement accordées àun candidat postiche, sur du Croisier, s’il gagnait assez de voixroyalistes pour obtenir la majorité. Chaque élection, où lesroyalistes repoussaient du Croisier, candidat dont la conduiteétait admirablement devinée, analysée, jugée par les sommitésroyalistes qui relevaient du marquis d’Esgrignon, augmentait encorela haine de l’homme et de son parti. Ce qui anime le plus lesfactions les unes contre les autres, est l’inutilité d’un piégepéniblement tendu.

En 1822, les hostilités, fort vives durant les quatre premièresannées de la Restauration, semblaient assoupies. Le salon de duCroisier et le Cabinet des Antiques, après avoir reconnu l’un etl’autre leur fort et leur faible, attendaient sans doute les effetsdu hasard, cette Providence des partis. Les esprits ordinaires secontentaient de ce calme apparent qui trompait le trône&|160;; maisceux qui vivaient plus intimement avec du Croisier savaient quechez lui comme chez tous les hommes en qui la vie ne réside plusqu’à la tête, la passion de la vengeance est implacable quandsurtout elle s’appuie sur l’ambition politique. En ce moment, duCroisier, qui jadis blanchissait et rougissait au nom desd’Esgrignon ou du Chevalier, qui tressaillait en prononçant ouentendant prononcer le mot de Cabinet des Antiques, affectait lagravité d’un Sauvage. Il souriait à ses ennemis, haïs, observésd’heure en heure plus profondément. Il paraissait avoir pris leparti de vivre tranquillement, comme s’il eût désespéré de lavictoire. Un de ceux qui secondaient les calculs de cette ragefroidie, était le Président du Tribunal, monsieur du Ronceret, unhobereau qui avait prétendu aux honneurs du Cabinet des Antiquessans avoir pu les obtenir.

La petite fortune des d’Esgrignon, soigneusement administrée parle notaire Chesnel, suffisait difficilement à l’entretien de cedigne gentilhomme qui vivait noblement, mais sans le moindre faste.Quoique le précepteur du comte Victurnien d’Esgrignon, l’espoir dela maison, fût un ancien oratorien donné par Monseigneur l’Evêque,et qu’il habitât l’hôtel&|160;; encore lui fallait-il quelquesappointements. Les gages d’une cuisinière, ceux d’une femme dechambre pour mademoiselle Armande, du vieux valet de chambre demonsieur le marquis et de deux autres domestiques, la nourriture dequatre maîtres, les frais d’une éducation pour laquelle on nenégligea rien, absorbaient entièrement les revenus malgrél’économie de mademoiselle Armande, malgré la sage administrationde Chesnel, malgré l’affection des domestiques. Le vieux notaire nepouvait encore faire aucune réparation dans le château dévasté, ilattendait la fin des baux pour trouver une augmentation de revenusdue soit aux nouvelles méthodes d’agriculture, soit à l’abaissementdes valeurs monétaires, et qui allait porter ses fruits àl’expiration de contrats passés en 1809. Le marquis n’était pointinitié aux détails du ménage ni à l’administration de ses biens. Larévélation des excessives précautions employées pour joindre lesdeux bouts de l’année, suivant l’expression des ménagères, eût étépour lui comme un coup de foudre. Chacun le voyant arrivé bientôtau terme de sa carrière, hésitait à dissiper ses erreurs. Lagrandeur de la maison d’Esgrignon, à laquelle personne ne pensaitni à la Cour, ni dans l’Etat&|160;; qui, passé les portes de laville et quelques localités du département, était tout à faitinconnue, revivait aux yeux du marquis et de ses adhérents danstout son éclat. La maison d’Esgrignon allait reprendre un nouveaudegré de splendeur en la personne de Victurnien, au moment où lesnobles spoliés centreraient dans leurs biens, et même quand ce belhéritier pourrait apparaître à la Cour pour entrer au service duRoi, par suite épouser, comme jadis faisaient les d’Esgrignon, uneMontmorency, une Rohan, une Crillon, une Fesenzac, une Bouillon,enfin une fille réunissant toutes les distinctions de la noblessede la richesse, de la beauté, de l’esprit et du caractère. Lespersonnes qui venaient faire leur partie le soir, le Chevalier, lesTroisville (prononcez Tréville), les La Roche-Guyon, les Castéran(prononcez Catéran), le duc de Gordon habitués depuis long-temps àconsidérer le grand marquis comme un immense personnage,l’entretenaient dans ses idées. Il n’y avait rien de mensonger danscette croyance, elle eût été juste si l’on avait pu effacer lesquarante dernières années de l’histoire de France. Mais lesconsécrations les plus respectables, les plus vraies du Droit,comme Louis XVIII avait essayé de les inscrire en datant la Chartede la vingt-et-unième année de son règne, n’existent que ratifiéespar un consentement universel : il manquait aux d’Esgrignon le fondde la langue politique actuelle, l’argent, ce grand relief del’aristocratie moderne&|160;; il leur manquait aussi lacontinuation de l’historique, cette renommée qui se prend à la Couraussi bien que sur les champs de bataille, dans les salons de ladiplomatie comme à la Tribune, à l’aide d’un livre comme à proposd’une aventure, et qui est comme une Sainte-Ampoule versée sur latête de chaque génération nouvelle. Une famille noble, inactive,oubliée est une fille sotte, laide, pauvre et sage, les quatrepoints cardinaux du malheur. Le mariage d’une demoiselle deTroisville avec le général Montcornet, loin d’éclairer le Cabinetdes Antiques, faillit causer une rupture entre les Troisville et lesalon d’Esgrignon qui déclara que les Troisville segalvaudaient.

Parmi tout ce monde, une seule personne ne partageait pas cesillusions. N’est-ce pas nommer le vieux notaire Chesnel&|160;?Quoique son dévouement assez prouvé par cette histoire fût absoluenvers cette grande famille alors réduite à trois personnes,quoiqu’il acceptât toutes ces idées et les trouvât de bon aloi, ilavait trop de sens et faisait trop bien les affaires de la plupartdes familles du département pour ne pas suivre l’immense mouvementdes esprits, pour ne pas reconnaître le grand changement produitpar l’Industrie et par les mœurs modernes. L’ancien intendantvoyait la Révolution passée de l’action dévorante de 1793 qui avaitarmé les hommes, les femmes, les enfants&|160;; dressé deséchafauds, coupé des têtes et gagné des batailles européennes, àl’action tranquille des idées qui consacraient les événements.Après le défrichement et les semailles, venait la récolte. Pourlui, la Révolution avait composé l’esprit de la générationnouvelle, il en touchait les faits au fond de mille plaies, il lestrouvait irrévocablement accomplis. Cette tête de Roi coupée, cetteReine suppliciée, ce partage des biens nobles, constituaient à sesyeux des engagements qui liaient trop d’intérêts pour que lesintéressés en laissassent attaquer les résultats. Chesnel voyaitclair. Son fanatisme pour les d’Esgrignon était entier sans êtreaveugle, et le rendait ainsi bien plus beau. La foi qui fait voir àun jeune moine les anges du paradis est bien inférieure à lapuissance du vieux moine qui les lui montre. L’ancien intendantressemblait au vieux moine, il aurait donné sa vie pour défendreune châsse vermoulue. Chaque fois qu’il essayait d’expliquer, avecmille ménagements, à son ancien maître les nouveautés, en employanttantôt une forme railleuse, tantôt en affectant la surprise ou ladouleur, il rencontrait sur les lèvres du marquis le sourire duprophète, et dans son âme la conviction que ces folies passeraientcomme toutes les autres. Personne n’a remarqué combien lesévénements ont aidé ces nobles champions des ruines à persisterdans leurs croyances. Que pouvait répondre Chesnel quand le vieuxmarquis faisait un geste imposant et disait : – Dieu a balayéBuonaparte, ses armées et ses nouveaux grands vassaux, ses trôneset ses vastes conceptions&|160;! Dieu nous délivrera du reste,Chesnel baissait tristement la tête, sans oser répliquer : – Dieune voudra pas balayer la France&|160;! Ils étaient beau tous deux :l’un en se redressant contre le torrent des faits, comme un antiquemorceau de granit moussu droit dans un abîme alpestre&|160;;l’autre en observant le cours des eaux et pensant à les utiliser.Le bon et vénérable notaire gémissait en remarquant les ravagesirréparables que ces croyances faisaient dans l’esprit, dans lesmœurs et les idées à venir du comte Victurnien d’Esgrignon.

Idolâtré par sa tante, idolâtré par son père, ce jeune héritierétait, dans toute l’acception du mot, un enfant gâté qui justifiaitd’ailleurs les illusions paternelles et maternelles, car sa tanteétait vraiment une mère pour lui, mais quelque tendre et prévoyanteque soit une fille, il lui manquera toujours je ne sais quoi de lamaternité. La seconde vue d’une mère ne s’acquiert point. Unetante, aussi chastement unie à son nourrisson que l’étaitmademoiselle Armande à Victurnien, peut l’aimer autant quel’aimerait la mère, être aussi attentive aussi bonne aussi délicateaussi indulgente qu’une mère, mais elle ne sera pas sévère avec lesménagements et les à-propos de la mère&|160;; mais son cœur n’aurapas ces avertissements soudains, ces hallucinations inquiètes desmères chez qui, quoique rompues les attaches nerveuses ou moralespar lesquelles l’enfant tient à elles, vibrent encore et quitoujours en communication avec lui reçoivent les secousses de toutepeine tressaillent à tout bonheur comme à un événement de leurpropre vie. Si la Nature a considéré la femme comme un terrainneutre, physiquement parlant, elle ne lui a pas défendu en certainscas de s’identifier complétement à son œuvre : quand la maternitémorale se joint à la maternité naturelle, vous voyez alors cesadmirables phénomènes inexpliqués plutôt qu’inexplicables, quiconstituent les préférences maternelles. La catastrophe de cettehistoire prouve donc encore une fois cette vérité connue : une mèrene se remplace pas. Une mère prévoit le mal long-temps avant qu’unefille comme mademoiselle Armande ne l’admette, même quand il estfait. L’une prévoit le désastre, l’autre y remédie. La maternitéfactice d’une fille comporte d’ailleurs des adorations tropaveugles pour qu’elle puisse réprimander un beau garçon.

La pratique de la vie, l’expérience des affaires avaient donnéau vieux notaire une défiance observatrice et perspicace qui lefaisait arriver an pressentiment maternel. Mais il était si peu dechose dans cette maison, surtout depuis l’espèce de disgrâceencourue à propos du mariage projeté par lui entre une d’Esgrignonet du Croisier, que dès lors il s’était promis de suivreaveuglément les doctrines de la famille. Simple soldat, fidèle àson poste et prêt à mourir, son avis ne pouvait jamais être écoutémême au fort de l’orage&|160;; à moins que le hasard ne le plaçât,comme dans l’Antiquaire le mendiant du Roi au bord de la mer, quandle lord et sa fille y sont surpris par la marée.

Du Croisier avait aperçu la possibilité d’une horrible vengeancedans les contre-sens de l’éducation donnée à ce jeune noble. Ilespérait, suivant une belle expression de l’auteur qui vient d’êtrecité, noyer l’agneau dans le lait de sa mère. Cette espérance luiavait inspiré sa résignation taciturne et mis sur les lèvres sonsourire de sauvage.

Le dogme de sa suprématie fut inculqué au comte Victurnien dèsqu’une idée put lui entrer dans la cervelle. Hors le Roi, tous lesseigneurs du royaume étaient ses égaux. Au-dessous de la noblesse,il n’y avait pour lui que des inférieurs, des gens avec lesquels iln’avait rien de commun, envers lesquels il n’était tenu à rien, desennemis vaincus, conquis desquels il ne fallait faire aucun compte,dont les opinions devaient être indifférentes à un gentilhomme, etqui tous lui devaient du respect. Ces opinions, Victurnien lespoussa malheureusement à l’extrême, excité par la logiquerigoureuse qui conduit les enfants et les jeunes gens aux dernièresconséquences du bien comme du mal. Il fut d’ailleurs confirmé dansses croyances par ses avantages extérieurs. Enfant d’une beautémerveilleuse, il devint le jeune homme le plus accompli qu’un pèrepuisse désirer pour fils. De taille moyenne, mais bien fait, ilétait mince, délicat en apparence, mais musculeux. Il avait lesyeux bleus étincelants des d’Esgrignon, leur nez courbé, finementmodelé, l’ovale parfait de leur visage, leurs cheveux blondscendrés, leur blancheur de teint, leur élégante démarche, leursextrémités gracieuses, des doigts effilés et retroussés, ladistinction de ces attaches du pied et du poignet, lignes heureuseset déliées qui indiquent la race chez les hommes comme chez leschevaux. Adroit, leste à tous les exercices du corps&|160;; iltirait admirablement le pistolet, faisait des armes comme unSaint-George, montait à cheval comme un paladin. Il flattait enfintoutes les vanités qu’apportent les parents à l’extérieur de leursenfants, fondées d’ailleurs sur une idée juste, sur l’influenceexcessive de la beauté. Privilége semblable à celui de la noblesse,la beauté ne se peut acquérir, elle est partout reconnue, et vautsouvent plus que la fortune et le talent, elle n’a besoin qued’être montrée pour triompher, on ne lui demande que d’exister.Outre ces deux grands priviléges, la noblesse et la beauté, lehasard avait doué Victurnien d’Esgrignon d’un esprit ardent, d’unemerveilleuse aptitude à tout comprendre, et d’une belle mémoire.Son instruction avait été dès lors parfaite. Il était beaucoup plussavant que ne le sont ordinairement les jeunes nobles de provincequi deviennent des chasseurs, des fumeurs et des propriétairestrès-distingués, mais qui traitent assez cavalièrement les scienceset les lettres, les arts et la poésie, tous les talents dont lasupériorité les offusque. Ces dons de nature et cette éducationdevaient suffire à réaliser un jour les ambitions du marquisd’Esgrignon : il voyait son fils maréchal de France si Victurnienvoulait être militaire, ambassadeur si la diplomatie le tentait,ministre si l’administration lui souriait&|160;; tout luiappartenait dans l’Etat. Enfin, pensée flatteuse pour un père, lecomte n’aurait pas été d’Esgrignon, il eût percé par son propremérite. Cette heureuse enfance, cette adolescence dorée n’avaitjamais rencontré d’opposition à ses désirs. Victurnien était le roidu logis, personne n’y bridait les volontés de ce petit prince, quinaturellement devint égoïste comme un prince, entier comme le plusfougueux cardinal du moyen-âge, impertinent et audacieux, vices quechacun divinisait en y voyant les qualités essentielles aunoble.

Le Chevalier était un homme de ce bon temps où les mousquetairesgris désolaient les théâtres de Paris, rossaient le guet et leshuissiers, faisaient mille tours de page et trouvaient un souriresur les lèvres du Roi, pourvu que les choses fussent drôles. Cecharmant séducteur, ancien héros de ruelles, contribua beaucoup aumalheureux dénouement de cette histoire. Cet aimable vieillard, quine trouvait personne pour le comprendre, fut très-heureux derencontrer cette adorable figure de Faublas en herbe qui luirappelait sa jeunesse. Sans apprécier la différence des temps, iljeta les principes des roués encyclopédistes dans cette jeune âme,en narrant les anecdotes du règne de Louis XV, en glorifiant lesmœurs de 1750, racontant les orgies des petites maisons, et lesfolies faites pour les courtisanes, et les excellents tours jouésaux créanciers, enfin toute la morale qui a défrayé le comique deDancourt et l’épigramme de Beaumarchais. Malheureusement cettecorruption cachée sous une excessive élégance se parait d’un espritvoltairien. Si le Chevalier allait trop loin parfois, il mettaitcomme correctif les lois de la bonne compagnie auxquelles ungentilhomme doit toujours obéir. Victurnien ne comprenait de tousces discours que ce qui flattait ses passions. Il voyait d’abordson vieux père riant de compagnie avec le Chevalier. Les deuxvieillards regardaient l’orgueil inné d’un d’Esgrignon comme unebarrière assez forte contre toutes les choses inconvenantes, etpersonne au logis n’imaginait qu’un d’Esgrignon pût s’en permettrede contraires à l’honneur. L’HONNEUR, ce grand principemonarchique, planté dans tous les cœurs de cette famille comme unphare, éclairait les moindres actions, animait les moindres penséesdes d’Esgrignon.

Ce bel enseignement qui seul aurait dû faire subsister lanoblesse : « Un d’Esgrignon ne doit pas se permettre telle ou tellechose, il a un nom qui rend l’avenir solidaire du passé, » étaitcomme un refrain avec lequel le vieux marquis, mademoiselleArmande, Chesnel et les habitués de l’hôtel avaient bercé l’enfancede Victurnien. Ainsi, le bon et le mauvais se trouvaient enprésence et en forces égales dans cette jeune âme.

Quand, à dix-huit ans, Victurnien se produisit dans la ville, ilremarqua dans le monde extérieur de légères oppositions avec lemonde intérieur de l’hôtel d’Esgrignon, mais il n’en chercha pointles causes. Les causes étaient à Paris. Il ne savait pas encoreque, les personnes, si hardies en pensée et en discours le soirchez son père, étaient très-circonspectes en présence des ennemisavec lesquels leurs intérêts les obligeaient de frayer. Son pèreavait conquis son franc parler. Personne ne songeait à contredireun vieillard de soixante-dix ans, et d’ailleurs tout le mondepassait volontiers à un homme violemment dépouillé, sa fidélité àl’ancien ordre de choses. Trompé par les apparences, Victurnien seconduisit de manière à se mettre à dos toute la bourgeoisie de laville. Il eut à la chasse des difficultés poussées un peu trop loinpar son impétuosité, qui se terminèrent par des procès graves,étouffés à prix d’argent par Chesnel, et desquels on n’osait parlerau marquis. Jugez de son étonnement si le marquis d’Esgrignon eûtappris que son fils était poursuivi pour avoir chassé sur sesterres, dans ses domaines, dans ses forêts, sous le règne d’un filsde saint Louis&|160;! on craignait trop ce qui pouvait s’ensuivrepour l’initier à ces misères, disait Chesnel. Le jeune comte sepermit en ville quelques autres escapades, traitées d’amourettespar le Chevalier, mais qui finirent par coûter à Chesnel des dotsdonnées à des jeunes filles séduites par d’imprudentes promesses demariage : autres procès, nommés dans le Code, détournements demineures&|160;; lesquels, par suite de la brutalité de la nouvellejustice, eussent conduit on ne sait où le jeune comte, sans laprudente intervention de Chesnel. Ces victoires sur la justicebourgeoise enhardissaient Victurnien. Habitué à se tirer de cesmauvais pas, le jeune comte ne reculait point devant uneplaisanterie. Il regardait les tribunaux comme des épouvantails àpeuple qui n’avaient point prise sur lui. Ce qu’il eût blâmé chezles roturiers était un excusable amusement pour lui. Cetteconduite, ce caractère, cette pente à mépriser les lois nouvellespour n’obéir qu’aux maximes du code noble, furent étudiés,analysés, éprouvés par quelques personnes habiles appartenant auparti du Croisier. Ces gens s’en appuyèrent pour faire croire aupeuple que les calomnies du libéralisme étaient des révélations, etque le retour à l’ancien ordre de choses dans toute sa pureté, setrouvait au fond de la politique ministérielle. Quel bonheur, poureux, d’avoir une semi-preuve de leurs assertions&|160;! LePrésident du Ronceret se prêtait admirablement, aussi bien que leProcureur du Roi, à toutes les conditions compatibles avec lesdevoirs de la magistrature, il s’y prêtait même par calcul au delàdes bornes, heureux de faire crier le parti libéral à propos d’uneconcession trop large. Il excitait ainsi les passions contre lamaison d’Esgrignon en paressant la servir. Ce traître avaitl’arrière-pensée de se montrer incorruptible à temps, quand ilserait appuyé sur un fait grave, et soutenu par l’opinion publique.Les mauvaises dispositions du comte furent perfidement encouragéespar deux ou trois jeunes gens de ceux qui lui composèrent unesuite, qui captèrent ses bonnes graces en lui faisant la cour, quile flattèrent et obéirent à ses idées en essayant de confirmer sacroyance dans la suprématie du noble, à une époque où le noblen’aurait pu conserver son pouvoir qu’en usant pendant undemi-siècle d’une prudence extrême. Du Croisier espérait réduireles d’Esgrignon à la dernière misère, voir leur château abattu,leurs terres mises à l’enchère et vendues en détail, par suite deleur faiblesse pour ce jeune étourdi dont les folies devaient toutcompromettre. Il n’allait pas plus loin, il ne croyait pas, commele Président du Ronceret, que Victurnien donnerait autrement priseà la justice. La vengeance de ces deux hommes était d’ailleurs biensecondée par l’excessif amour-propre de Victurnien et par son amourpour le plaisir. Le fils du Président du Ronceret, jeune homme dedix-sept ans, à qui le rôle d’agent provocateur allait à merveille,était un des compagnons et le plus perfide courtisan du comte. DuCroisier soldait cet espion d’un nouveau genre, le dressaitadmirablement à la chasse des vertus de ce noble et belenfant&|160;; il le dirigeait moqueusement dans l’art de stimulerles mauvaises dispositions de sa proie. Félicien du Ronceret étaitprécisément une nature envieuse et spirituelle, un jeune sophiste àqui souriait une semblable mystification, et qui y trouvait ce hautamusement qui manque en province aux gens d’esprit.

De dix-huit à vingt et un ans Victurnien coûta près dequatre-vingt mille francs au pauvre notaire, sans que nimademoiselle Armande, ni le marquis en fussent informés. Les procèsassoupis entraient pour plus de moitié dans cette somme, et lesprofusions du jeune homme avaient employé le reste. Des dix millelivres de rente du marquis, cinq mille étaient nécessaires à latenue de la maison&|160;; l’entretien de mademoiselle Armande,malgré sa parcimonie, et celui du marquis employaient plus de deuxmille francs, la pension du bel héritier présomptif n’allait doncpas à cent louis.

Qu’étaient deux mille francs, pour paraîtreconvenablement&|160;? La toilette seule emportait cette rente.Victurnien faisait venir son linge, ses habits, ses gants, saparfumerie de Paris. Victurnien avait voulu un joli cheval anglaisà monter, un cheval de tilbury et un tilbury. Monsieur du Croisieravait un cheval anglais et un tilbury. La Noblesse devait-elle selaisser écraser par la Bourgeoisie&|160;? Puis le jeune comte avaitvoulu un groom à la livrée de sa maison. Flatté de donner le ton àla ville, au Département, à la jeunesse, il était entré dans lemonde des fantaisies et du luxe qui vont si bien aux jeunes gensbeaux et spirituels. Chesnel fournissait à tout, non sans user,comme les anciens Parlements, du droit de remontrance, mais avecune douceur angélique.

– Quel dommage qu’un si bon homme soit si ennuyeux&|160;! sedisait Victurnien chaque fois que le notaire appliquait une sommesur quelque plaie saignante.

Veuf et sans enfants, Chesnel avait adopté le fils de son ancienmaître au fond de son cœur, il jouissait de le voir traversant lagrande rue de la ville, perché sur le double coussin de sontilbury, fouet en main, une rose à la boutonnière, joli, bien mis,envié par tous. Lorsque dans un besoin pressant, une perte au jeuchez les Troisville, chez le duc de Gordon, à la Préfecture ou chezle Receveur-Général, Victurnien venait, la voix calme, le regardinquiet, le geste patelin, trouver sa Providence, le vieux notaire,dans une modeste maison de la rue du Bercail, il avait ville-gagnéeen se montrant.

– Hé&|160;! bien, qu’avez-vous, monsieur le comte, que vousest-il arrivé&|160;? demandait le vieillard d’une voix altérée.

Dans les grandes occasions, Victurnien s’asseyait, prenait unair mélancolique et rêveur, il se laissait questionner en faisantdes minauderies. Après avoir donné les plus grandes anxiétés aubonhomme, qui commençait à redouter les suites d’une dissipation sisoutenue, il avouait une peccadille soldée par un billet de millefrancs. Chesnel, outre son Etude, possédait environ douze millelivres de rentes. Ce fonds n’était pas inépuisable. Lesquatre-vingt mille francs dévorés constituaient ses économiesréservées pour le temps où le marquis enverrait son fils à Paris,ou pour faciliter quelque beau mariage. Clairvoyant quandVicturnien n’était pas là, Chesnel perdait une à une les illusionsque caressaient le marquis et sa sœur. En reconnaissant chez cetenfant un manque total d’esprit de conduite, il désirait le marierà quelque noble fille, sage et prudente. Il se demandait comment unjeune homme pouvait penser si bien et se conduire si mal, en luivoyant faire le lendemain le contraire de ce qu’il avait promis laveille. Mais il n’y a jamais rien de bon à attendre des jeunes gensqui avouent leurs fautes, s’en repentent et les recommencent. Leshommes à grands caractères n’avouent leurs fautes qu’à eux-mêmes,ils s’en punissent eux-mêmes. Quant aux faibles ils retombent dansl’ornière, en trouvant le bord trop difficile à côtoyer.Victurnien, chez qui de semblables tuteurs avaient, de concert avecses compagnons et ses habitudes, assoupli le ressort de l’orgueilsecret des grands hommes, était arrivé soudain à la faiblesse desvoluptueux, dans le moment de sa vie où, pour s’exercer, sa forceaurait eu besoin du régime de contrariétés et de misères qui formales prince Eugène, les Frédéric II et les Napoléon. Chesnelapercevait chez Victurnien cette indomptable fureur pour lesjouissances qui doit être l’apanage des hommes doués de grandesfacultés et qui sentent la nécessité d’en contre-balancer lefatigant exercice par d’égales compensations en plaisirs, mais quimènent aux abîmes les gens habiles seulement pour les voluptés. Lebonhomme s’épouvantait par moments&|160;; mais, par moments aussi,les profondes saillies et l’esprit étendu qui rendaient ce jeunehomme si remarquable le rassuraient. Il se disait ce que disait lemarquis quand le bruit de quelque escapade arrivait à son oreille :– Il faut que jeunesse se passe&|160;! Quand Chesnel se plaignaitau Chevalier de la propension du jeune comte à faire des dettes, leChevalier l’écoutait en massant une prise de tabac d’un airmoqueur.

– Expliquez-moi donc ce qu’est la Dette Publique, mon cherChesnel, lui répondait-il. Hé&|160;! diantre&|160;! si la France ades dettes, pourquoi Victurnien n’en aurait-il pas&|160;?Aujourd’hui comme toujours, les princes ont des dettes, tous lesgentilshommes ont des dettes. Voudriez-vous par hasard queVicturnien vous apportât des économies&|160;? Vous savez ce que fitnotre grand Richelieu, non pas le cardinal, c’était un misérablequi tuait la noblesse, mais le maréchal, quand son petit-fils leprince de Chinon, le dernier des Richelieu, lui montra qu’iln’avait pas dépensé à l’Université l’argent de sesmenus-plaisirs&|160;?

– Non, monsieur le Chevalier.

– Hé&|160;! bien, il jeta la bourse par la fenêtre, à unbalayeur des cours, en disant à son petit-fils : on ne t’apprenddonc pas ici à être prince&|160;?

Chesnel baissait la tête, sans mot dire. Puis le soir, avant des’endormir, l’honnête vieillard pensait que ces doctrines étaientfunestes à une époque où la police correctionnelle existait pourtout le monde : il y voyait en germe la ruine de la grande maisond’Esgrignon.

Sans ces explications qui peignent tout un côté de l’histoire dela vie provinciale sous l’Empire et la Restauration, il eût étédifficile de comprendre la scène par laquelle commence cetteaventure, et qui eut lieu vers la fin du mois d’octobre de l’année1822, dans le Cabinet des Antiques, un soir, après le jeu, quandles nobles habitués, les vieilles comtesses, les jeunes marquises,les simples baronnes eurent soldé leurs comptes. Le vieuxgentilhomme se promenait de long en long dans son salon, oùmademoiselle d’Esgrignon allait éteignant elle-même les bougies auxtables de jeu, il ne se promenait pas seul, il était avec leChevalier. Ces deux débris du siècle précédent causaient deVicturnien. Le Chevalier avait été chargé de faire à son sujet desouvertures au marquis.

– Oui, marquis, disait le Chevalier, votre fils perd ici sontemps et sa jeunesse, vous devez enfin l’envoyer à la Cour.

– J’ai toujours songé que, si mon grand âge m’interdisaitd’aller à la Cour, où, entre nous soit dit, je ne sais pas ce queje ferais en voyant ce qui se passe et au milieu des gens nouveauxque reçoit le Roi, j’enverrais du moins mon fils présenter noshommages à Sa Majesté. Le Roi doit donner quelque chose au comte,quelque chose comme un régiment, un emploi dans sa maison, enfin,le mettre à même de gagner ses éperons. Mon oncle l’archevêque asouffert un cruel martyre, j’ai guerroyé sans déserter le campcomme ceux qui ont cru de leur devoir de suivre les princes : selonmoi, le Roi était en France, sa noblesse devait l’entourer.Eh&|160;! bien, personne ne songe à nous, tandis que Henri IVaurait écrit déjà aux d’Esgrignon : Venez, mes amis&|160;! nousavons gagné la partie. Enfin nous sommes quelque chose de mieux queles Troisville, et voici deux Troisville nommés pairs de France, unautre est député de la Noblesse (il prenait les Grands Collégesélectoraux pour les assemblées de son ordre). Vraiment on ne pensepas plus à nous que si nous n’existions pas&|160;! J’attendais levoyage que les princes devaient faire par ici&|160;; mais lesprinces ne viennent pas à nous, il faut donc aller à eux…

– Je suis enchanté de savoir que vous pensez à produire notrecher Victurnien dans le monde, dit habilement le Chevalier. Cetteville est un trou dans lequel il ne doit pas enterrer ses talents.Tout ce qu’il peut y rencontrer, c’est quéque Normande ben sotte,ben mal apprise et riche. Qué qu’il en ferait&|160;?… sa femme.Ah&|160;! bon Dieu&|160;!

– J’espère bien qu’il ne se mariera qu’après être parvenu àquelque belle charge du Royaume ou de la Couronne, dit le vieuxmarquis. Mais il y a des difficultés graves.

Voici les seules difficultés que le marquis apercevait àl’entrée de la carrière pour son fils.

– Mon fils, reprit-il après une pause marquée par un soupir, lecomte d’Esgrignon ne peut pas se présenter comme un va-nu-pieds, ilfaut l’équiper. Hélas&|160;! nous n’avons plus, comme il y a deuxsiècles, nos gentilshommes de suite. Ah&|160;! Chevalier, cettedémolition de fond en comble, elle me trouve toujours au lendemaindu premier coup de marteau donné par monsieur de Mirabeau.Aujourd’hui, il ne s’agit plus que d’avoir de l’argent, c’est toutce que je vois de clair dans les bienfaits de la Restauration. LeRoi ne vous demande pas si vous descendez des Valois, ou si vousêtes un des conquérants de la Gaule, il vous demande si vous payezmille francs de Tailles. Je ne saurais donc envoyer le comte à laCour sans quelque vingt mille écus…

– Oui, avec cette bagatelle, il pourra se montrer galamment, ditle Chevalier.

– Hé&|160;! bien, dit mademoiselle Armande, j’ai prié Chesnel devenir ce soir. Croiriez-vous, Chevalier, que, depuis le jour oùChesnel m’a proposé d’épouser ce misérable du Croisier…

– Ah&|160;! c’était bien indigne, mademoiselle, s’écria leChevalier.

– Impardonnable, dit le marquis.

– Hé&|160;! bien, reprit mademoiselle Armande, mon frère n’ajamais pu se décider à demander quoi que ce soit à Chesnel.

– A votre ancien domestique&|160;? reprit le Chevalier.Ah&|160;! marquis, mais vous feriez à Chesnel un honneur, unhonneur dont il serait reconnaissant jusqu’à son derniersoupir.

– Non, répondit le gentilhomme, je ne trouve pas la chosedigne…

– Il s’agit bien de digne, la chose est nécessaire, reprit leChevalier en faisant un léger haut-le-corps.

– Jamais&|160;! s’écria le marquis en ripostant par un geste quidécida le Chevalier à risquer un grand coup pour éclairer levieillard.

– Hé&|160;! bien, dit le Chevalier, si vous ne le savez pas, jevous dirai, moi, que Chesnel a déjà donné quelque chose à votrefils, quelque chose comme..

– Mon fils est incapable d’avoir accepté quoi que ce soit deChesnel, s’écria le vieillard en se redressant et interrompant leChevalier. Il a pu vous demander, à vous, vingt-cinq louis…

– Quelque chose comme cent mille livres, dit le Chevalier encontinuant.

– Le comte d’Esgrignon doit cent mille livres à un Chesnel,s’écria le vieillard en donnant les signes d’une profonde douleur.Ah&|160;! s’il n’était pas fils unique, il partirait ce soir pourles îles avec un brevet de capitaine&|160;! Devoir à des usuriersavec lesquels on s’acquitte par de gros intérêts, bon&|160;! maisChesnel, un homme auquel on s’attache.

– Oui&|160;! notre adorable Victurnien a mangé cent millelivres, mon cher marquis, reprit le Chevalier en secouant lesgrains de tabac tombés sur son gilet, c’est peu, je le sais. A sonâge, moi&|160;! Enfin, laissons nos souvenirs, marquis. Le comteest en province, toute proportion gardée, ce n’est pas mal, il iraloin&|160;; je lui vois les dérangements des hommes qui plus tardaccomplissent de grandes choses…

– Et il dort là-haut sans avoir rien dit à son père, s’écria lemarquis.

– Il dort avec l’innocence d’un enfant qui n’a encore fait lemalheur que de cinq à six petites bourgeoises, et auquel il fautmaintenant des duchesses, répondit le Chevalier.

– Mais il appelle sur lui la lettre de cachet.

– Ils ont supprimé les lettres de cachet, dit le Chevalier.Quand on a essayé de créer une justice exceptionnelle, vous savezcomme on a crié. Nous n’avons pu maintenir les cours prévôtales quemonsieur de Buonaparte appelait Commissions militaires.

– Hé&|160;! bien, qu’allons-nous devenir quand nous aurons desenfants fous, ou trop mauvais sujets, nous ne pourrons donc plusles enfermer&|160;? dit le marquis.

Le Chevalier regarda le père au désespoir et n’osa lui répondre: – Nous serons forcés de les bien élever…

– Et vous ne m’avez rien dit de cela, mademoiselle d’Esgrignon,reprit le marquis en interpellant sa sœur.

Ces paroles dénotaient toujours une irritation, il l’appelaitordinairement ma sœur.

– Mais, monsieur, quand un jeune homme vif et bouillant resteoisif dans une ville comme celle-ci, que voulez-vous qu’ilfasse&|160;? dit mademoiselle d’Esgrignon qui ne comprenait pas lacolère de son frère.

– Hé&|160;! diantre, des dettes, reprit le Chevalier, il joue,il a de petites aventures, il chasse, tout cela coûte horriblementaujourd’hui.

– Allons, reprit le marquis, il est temps de l’envoyer au Roi.Je passerai la matinée demain à écrire à nos parents.

– Je connais quelque peu les ducs de Navarreins, de Lenoncourt,de Maufrigneuse, de Chaulieu, dit le Chevalier qui se savaitcependant bien oublié.

– Mon cher Chevalier, il n’est pas besoin de tant de façons pourprésenter un d’Esgrignon à la Cour, dit le marquis enl’interrompant. Cent mille livres, se dit-il, ce Chesnel est bienhardi. Voilà les effets de ces maudits Troubles. Mons Chesnelprotége mon fils. Et il faut que je lui demande… . Non, ma sœur,vous ferez cette affaire. Chesnel prendra ses sûretés sur nos bienspour le tout. Puis lavez la tête à ce jeune étourdi, car ilfinirait par se ruiner.

Le Chevalier et mademoiselle d’Esgrignon trouvaient simples etnaturelles ces paroles, si comiques pour tout autre qui les auraitentendues. Loin de là, ces deux personnages furent très-émus del’expression presque douloureuse qui se peignit sur les traits duvieillard. En ce moment, monsieur d’Esgrignon était sous le poidsde quelque prévision sinistre, il devinait presque son époque. Ilalla s’asseoir sur une bergère, au coin du feu, oubliant Chesnelqui devait venir, et auquel il ne voulait rien demander.

Le marquis d’Esgrignon avait alors la physionomie que lesimaginations un peu poétiques lui voudraient. Sa tête presquechauve avait encore des cheveux blancs soyeux, placés à l’arrièrede la tête et retombant par mèches plates mais bouclées auxextrémités. Son beau front plein de noblesse, ce front que l’onadmire dans la tête de Louis XV, dans celle de Beaumarchais et danscelle du maréchal de Richelieu, n’offrait au regard ni l’ampleurcarrée du maréchal de Saxe, ni le cercle petit, dur, serré, tropplein de Voltaire&|160;; mais une gracieuse forme convexe, finementmodelée, à tempes molles et dorées. Ses yeux brillants jetaient cecourage et ce feu que l’âge n’abat point. Il avait le nez desCondé, l’aimable bouche des Bourbons de laquelle il ne sort que desparoles spirituelles ou bonnes, comme en disait toujours le comted’Artois. Ses joues plus en talus que niaisement rondes étaient enharmonie avec son corps sec, ses jambes fines et sa main potelée.Il avait le cou serré par une cravate mise comme celle des marquisreprésentés dans toutes les gravures qui ornent les ouvrages dudernier siècle, et que vous voyez à Saint-Preux comme à Lovelace,aux héros du bourgeois Diderot comme à ceux de l’élégantMontesquieu (voir les premières éditions de leurs œuvres). Lemarquis portait toujours un grand gilet blanc brodé d’or, surlequel brillait le ruban de commandeur de Saint-Louis&|160;; unhabit bleu à grandes basques, à pans retroussés et fleurdelisés,singulier costume qu’avait adopté le Roi&|160;; mais le marquisn’avait point abandonné la culotte française, ni les bas de soieblancs, ni les boucles. Dès six heures du soir, il se montrait danssa tenue. Il ne lisait que la Quotidienne et la Gazette de France,deux journaux que les feuilles constitutionnelles accusaientd’obscurantisme, de mille énormités monarchiques et religieuses, etque le marquis, lui, trouvait pleines d’hérésies et d’idéesrévolutionnaires. Quelque exagérés que soient les organes d’uneopinion, ils sont toujours au-dessous des purs de leur parti, demême que le peintre de ce magnifique personnage sera certes taxéd’avoir outre-passé le vrai, tandis qu’il adoucit quelques tonstrop crus, et qu’il éteint des parties trop ardentes chez sonmodèle. Le marquis d’Esgrignon avait mis ses coudes sur ses genoux,et se tenait la tête dans ses mains. Pendant tout le temps qu’ilmédita, mademoiselle Armande et le Chevalier se regardèrent sans secommuniquer leurs idées. Le marquis souffrait-il de devoir l’avenirde son fils à son ancien intendant&|160;? Doutait-il de l’accueilqu’on ferait au jeune comte&|160;? Regrettait-il de n’avoir rienpréparé pour l’entrée de son héritier dans le monde brillant de laCour, en demeurant au fond de sa province où l’avait retenu sapauvreté, car comment aurait-il paru à la Cour&|160;? Il soupirafortement en relevant la tête. Ce soupir était un de ceux querendait alors la véritable et loyale aristocratie, celle desgentilshommes de province, alors si négligés, comme la plupart deceux qui avaient saisi leur épée et résisté pendant l’orage.

– Qu’a-t-on fait pour les Montauran, pour les Ferdinand qui sontmorts ou ne se sont jamais soumis&|160;? se dit-il à voix basse. Aceux qui ont lutté le plus courageusement, on a jeté de misérablespensions, quelque lieutenance de Roi dans une forteresse, à lafrontière. Evidemment il doutait de la Royauté. Mademoiselled’Esgrignon essayait de rassurer son frère sur l’avenir de cevoyage, quand on entendit sur le petit pavé sec de la rue, le longdes fenêtres du salon, un pas qui annonçait Chesnel. Le notaire semontra bientôt à la porte que Joséphin, le vieux valet de chambredu comte, ouvrit sans annoncer.

– Chesnel, mon garçon… ..

Le notaire avait soixante-neuf ans, une tête chenue, un visagecarré, vénérable, des culottes d’une ampleur qui eussent mérité deSterne une description épique&|160;; des bas drapés, des souliers àagrafes d’argent, un habit en façon de chasuble, et un grand giletde tuteur.

–… Tu as été bien outrecuidant de prêter de l’argent au comted’Esgrignon&|160;? tu mériterais que je te le rendisse à l’instantet que nous ne te vissions jamais, car tu as donné des ailes à sesvices.

Il y eut un moment de silence comme à la Cour quand le Roiréprimande publiquement un courtisan. Le vieux notaire avait uneattitude humble et contrite.

– Chesnel, cet enfant m’inquiète, reprit le marquis avec bonté,je veux l’envoyer à Paris, pour y servir le Roi. Tu t’entendrasavec ma sœur pour qu’il y paraisse convenablement… Nous régleronsnos comptes…

Le marquis se retira gravement, en saluant Chesnel par un gestefamilier.

– Je remercie monsieur le marquis de ses bontés, dit levieillard qui restait debout.

Mademoiselle Armande se leva pour accompagner son frère&|160;;elle avait sonné, le valet de chambre était à la porte, un flambeauà la main, pour aller coucher son maître.

– Asseyez-vous, Chesnel, dit la vieille fille en revenant.

Par ses délicatesses de femme, mademoiselle Armande ôtait touterudesse au commerce du marquis avec son ancien intendant&|160;;quoique sous cette rudesse, Chesnel devinât une affectionmagnifique. L’attachement du marquis pour son ancien domestiqueconstituait une passion semblable à celle que le maître a pour sonchien, et qui le porterait à se battre avec qui donnerait un coupde pied à sa bête : il la regarde comme une partie intégrante deson existence, comme une chose qui, sans être tout à fait lui, lereprésente dans ce qu’il a de plus cher, les sentiments.

– Il était temps de faire quitter cette ville à monsieur lecomte, mademoiselle, dit sentencieusement le notaire.

– Oui, répondit-elle. S’est-il permis quelque nouvelleescapade&|160;?

– Non, mademoiselle.

– Eh&|160;! bien, pourquoi l’accusez-vous&|160;?

– Mademoiselle, je ne l’accuse pas. Non, je ne l’accuse pas. Jesuis bien loin de l’accuser. Je ne l’accuserai même jamais, quoiqu’il fasse&|160;!

La conversation tomba. Le Chevalier, être éminemmentcompréhensif, se mit à bâiller comme un homme talonné par lesommeil. Il s’excusa gracieusement de quitter le salon et sortitayant envie de dormir autant que de s’aller noyer : le démon de lacuriosité lui écarquillait les yeux, et de sa main délicate ôtaitle coton que le Chevalier avait dans les oreilles.

– Hé&|160;! bien, Chesnel, y a-t-il quelque chose denouveau&|160;? dit mademoiselle Armande inquiète.

– Oui, reprit Chesnel, il s’agit de ces choses dont il estimpossible de parler à monsieur le marquis : il tomberait foudroyépar une apoplexie.

– Dites donc, reprit-elle en penchant sa belle tête sur le dosde sa bergère et laissant aller ses bras le long de sa taille commeune personne qui attend le coup de la mort sans se défendre.

– Mademoiselle, monsieur le comte, qui a tant d’esprit, est lejouet de petites gens en train d’épier une grande vengeance : ilsnous voudraient ruinés, humiliés&|160;! Le Président du Tribunal,le sieur du Ronceret, a, comme vous savez, les plus hautesprétentions nobiliaires… .

– Son grand-père était procureur, dit mademoiselle Armande.

– Je le sais, dit le notaire. Aussi ne l’avez-vous pas reçu chezvous&|160;; il ne va pas non plus chez messieurs de Troisville, nichez le duc de Gordon, ni chez le marquis de Casteran&|160;; maisil est un des piliers du salon du Croisier. Monsieur Félicien duRonceret, avec qui votre neveu peut frayer sans trop secompromettre (il lui faut des compagnons), eh&|160;! bien, ce jeunehomme est le conseiller de toutes ses folies, lui et deux ou troisautres qui sont du parti de votre ennemi, de l’ennemi de monsieurle Chevalier, de celui qui ne respire que vengeance contre vous etcontre toute la noblesse. Tous espèrent vous ruiner par votreneveu, le voir tombé dans la boue. Cette conspiration est menée parce sycophante de du Croisier qui fait le royaliste, sa pauvre femmeignore tout, vous la connaissez, je l’aurais su plus tôt si elleavait des oreilles pour entendre le mal. Pendant quelque temps, cesjeunes fous n’étaient pas dans le secret, ils n’y mettaientpersonne&|160;; mais, à force de rire, les meneurs se sontcompromis, les niais ont compris, et, depuis les dernièresescapades du comte, ils se sont échappés à dire quelques mots quandils étaient ivres. Ces mots m’ont été rapportés par des personneschagrines de voir un si beau, un si noble et si charmant jeunehomme se perdant à plaisir. Dans ce moment, on le plaint, dansquelques jours il sera… je n’ose… .

– Méprisé, dites, dites, Chesnel&|160;! s’écria douloureusementmademoiselle Armande.

– Hélas&|160;! comment voulez-vous empêcher les meilleures gensde la ville, qui ne savent que faire du matin jusqu’au soir, decontrôler les actions de leur prochain&|160;? Ainsi, les pertes demonsieur le comte au jeu, ont été calculées. Voilà, depuis deuxmois, trente mille francs d’envolés&|160;; et chacun se demande oùil les prend. Quand on en parle devant moi, je vous les rappelle àl’ordre&|160;! Ah&|160;! mais… . Croyez-vous, leur disais-je cematin, si l’on a pris les droits utiles et les terres de la maisond’Esgrignon, qu’on ait mis la main sur les trésors&|160;? Le jeunecomte a le droit de se conduire à sa guise&|160;; et tant qu’il nevous devra pas un sou, vous n’avez pas à dire un mot.

Mademoiselle Armande tendit sa main sur laquelle le vieuxnotaire mit un respectueux baiser.

– Bon Chesnel&|160;! Mon ami, comment nous trouverez-vous desfonds pour ce voyage&|160;? Victurnien ne peut aller à la Cour sanss’y tenir à son rang.

– Oh&|160;! mademoiselle, j’ai emprunté sur le Jard.

– Comment, vous n’aviez plus rien&|160;! Mon Dieu,s’écria-t-elle, comment ferons-nous pour vousrécompenser&|160;?

– En acceptant les cent mille francs que je tiens à votredisposition. Vous comprenez que l’emprunt a été secrètement menépour ne pas vous déconsidérer. Aux yeux de la ville, j’appartiens àla maison d’Esgrignon.

Quelques larmes vinrent aux yeux de mademoiselle Armande&|160;;Chesnel, les voyant, prit un pli de la robe de cette noble fille etle baisa.

– Ce ne sera rien, reprit-il, il faut que les jeunes gensjettent leur gourme. Le commerce des beaux salons de Paris changerale cours des idées du jeune homme. Et ici, vraiment, vos vieux amissont les plus nobles cœurs, les plus dignes personnes du monde maisils ne sont pas amusants. Monsieur le comte pour se désennuyer estobligé de descendre, et il finirait par s’encanailler.

Le lendemain la vieille voiture de voyage de la maisond’Esgrignon vit le jour, et fut envoyée chez le sellier pour êtremise en état. Le jeune comte fut solennellement averti par sonpère, après le déjeuner, des intentions formées à son égard : ilirait à la Cour demander du service au Roi&|160;; en voyageant, ildevait se déterminer pour une carrière quelconque. La marine oul’armée de terre, les ministères ou les ambassades, la Maison duRoi, il n’avait qu’à choisir, tout lui serait ouvert. Le Roisaurait sans doute gré aux d’Esgrignon de ne lui avoir riendemandé, d’avoir réservé les faveurs du trône pour l’héritier de lamaison.

Depuis ses folies le jeune d’Esgrignon avait flairé le mondeparisien, et jugé la vie réelle. Comme il s’agissait pour lui dequitter la province et la maison paternelle, il écouta gravementl’allocution de son respectable père, sans lui répondre que l’onn’entrait ni dans la marine ni dans l’armée comme jadis&|160;; que,pour devenir sous-lieutenant de cavalerie sans passer par lesEcoles spéciales, il fallait servir dans les Pages&|160;; que lesfils des familles les plus illustres allaient à Saint-Cyr et àl’Ecole Polytechnique, ni plus ni moins que les fils de roturiers,après des concours publics où les gentilshommes couraient la chanced’avoir le dessous avec les vilains. En éclairant son père, ilpouvait ne pas avoir les fonds nécessaires pour un séjour à Paris,il laissa donc croire au marquis et à sa tante Armande qu’il auraità monter dans les carrosses du Roi, à paraître au rang ques’attribuaient les d’Esgrignon au temps actuel, et à frayer avecles plus grands seigneurs. Marri de ne donner à son fils qu’undomestique pour l’accompagner, le marquis lui offrit son vieuxvalet Joséphin, un homme de confiance qui aurait soin de lui, quiveillerait fidèlement à ses affaires, et de qui le pauvre père sedéfaisait, espérant le remplacer auprès de lui par un jeunedomestique.

– Souvenez-vous, mon fils, lui dit-il, que vous êtes un Carol,que votre sang est un sang pur de toute mésalliance, que votreécusson a pour devise : Il est nôtre&|160;! qu’il vous permetd’aller partout la tête haute, et de prétendre à des reines. Rendezgrâce à votre père, comme moi je fis au mien. Nous devons àl’honneur de nos ancêtres, saintement conservé, de pouvoir regardertout en face, et de n’avoir à plier le genou que devant unemaîtresse, devant le Roi et devant Dieu. Voilà le plus grand de vospriviléges.

Le bon Chesnel avait assisté au déjeuner, il ne s’était pas mêlédes recommandations héraldiques, ni des lettres aux puissances dujour&|160;; mais il avait passé la nuit à écrire à l’un de sesvieux amis, un des plus anciens notaires de Paris. La paternitéfactice et réelle que Chesnel portait à Victurnien seraitincomprise, si l’on omettait de donner cette lettre, comparablepeut-être au discours de Dédale à Icare. Ne faut-il pas remonterjusqu’à la mythologie pour trouver des comparaisons dignes de cethomme antique&|160;?

« Mon cher et respectable Sorbier,

« Je me souviens, avec délices, d’avoir fait mes premières armesdans notre honorable carrière chez ton père, où tu m’as aimé,pauvre petit clerc que j’étais. C’est à ces souvenirs decléricature, si doux à nos cœurs, que je m’adresse pour réclamer detoi le seul service que je t’aurai demandé dans le cours de notrelongue vie, traversée par ces catastrophes politiques auxquellesj’ai dû peut-être l’honneur de devenir ton collègue. Ce service, jete le demande, mon ami, sur le bord de la tombe, au nom de mescheveux blancs qui tomberaient de douleur, si tu n’obtempérais àmes prières. Sorbier, il ne s’agit ni de moi ni des miens. J’aiperdu la pauvre madame Chesnel et n’ai pas d’enfants. Hélas&|160;!il s’agit de plus que ma famille, si j’en avais une&|160;; ils’agit du fils unique de monsieur le marquis d’Esgrignon, de quij’ai eu l’honneur d’être l’intendant au sortir de l’Etude, où sonpère m’avait envoyé, à ses frais, dans l’intention de me fairefaire fortune. Cette maison, où j’ai été nourri, a subi tous lesmalheurs de la Révolution. J’ai pu lui sauver quelque bien, maisqu’est-ce en comparaison de l’opulence éteinte&|160;? Sorbier, jene saurais t’exprimer à quel point je suis attaché à cette grandemaison que j’ai vue près de choir dans l’abîme des temps : laproscription, la confiscation, la vieillesse et pointd’enfant&|160;! Combien de malheurs&|160;! Monsieur le marquiss’est marié, sa femme est morte en couches du jeune comte, il nereste aujourd’hui de bien vivant que ce noble, cher et précieuxenfant. Les destinées de cette maison résident en ce jeune homme,il a fait quelques dettes en s’amusant ici. Que devenir en provinceavec cent misérables louis&|160;? oui, mon ami, cent louis, voilàoù en est la grande maison d’Esgrignon. Dans cette extrémité, sonpère a senti la nécessité de l’envoyer à Paris y réclamer à la courla faveur du Roi. Paris est un lieu bien dangereux pour lajeunesse. Il faut la dose de raison qui nous fait notaires pour yvivre sagement. Je serais d’ailleurs au désespoir de savoir cepauvre enfant vivant des privations que nous avons connues. Tesouviens-tu du plaisir avec lequel tu as partagé mon petit pain, auparterre du Théâtre-Français, quand nous y sommes restés un jour etune nuit pour voir la représentation du Mariage de Figaro&|160;?aveugles que nous étions&|160;! Nous étions heureux et pauvres,mais un noble ne saurait être heureux dans l’indigence. L’indigenced’un noble est une chose contre nature. Ah&|160;! Sorbier, quand ona eu le bonheur d’avoir, de sa main, arrêté dans sa chute l’un desplus beaux arbres généalogiques du royaume, il est si naturel des’y attacher, de l’aimer, de l’arroser, de vouloir le voirrefleuri, que tu ne t’étonneras point des précautions que jeprends, et de m’entendre réclamer le concours de tes lumières pourfaire arriver à bien notre jeune homme. La maison d’Esgrignon adestiné la somme de cent mille francs aux frais du voyage entreprispar monsieur le comte. Tu le verras, il n’y a pas à Paris de jeunehomme qui puisse lui être comparé&|160;! Tu t’intéresseras à luicomme à un fils unique. Enfin je suis certain que madame Sorbiern’hésitera pas à te seconder dans la tutelle morale dont jet’investis. La pension de monsieur le comte Victurnien est fixée àdeux mille francs par mois&|160;; mais tu commenceras par lui enremettre dix mille pour ses premiers frais. Ainsi, la famille apourvu à deux ans de séjour, hors le cas d’un voyage à l’étranger,pour lequel nous verrions alors à prendre d’autres mesures.Associe-toi, mon vieil ami, à cette œuvre, et tiens les cordons dela bourse un peu serrés. Sans admonester monsieur le comte,soumets-lui des considérations, retiens-le autant que tu pourras,et fais en sorte qu’il n’anticipe point d’un mois sur l’autre, sansde valables raisons, car il ne faudrait pas le désespérer dans unecirconstance où l’honneur serait engagé. Informe-toi de sesdémarches, de ce qu’il fait, des gens qu’il fréquentera&|160;;surveille ses liaisons. Monsieur le Chevalier m’a dit qu’unedanseuse de l’opéra coûtait souvent moins cher qu’une femme de laCour. Prends des informations sur ce point, et retourne-moi taréponse, Madame Sorbier pourrait, si tu es trop occupé, savoir ceque deviendra le jeune homme, où il ira. Peut-être l’idée de sefaire l’ange gardien d’un enfant si charmant et si noble luisourira-t-elle&|160;! Dieu lui saurait gré d’avoir accepté cettesainte mission. Son cœur tressaillera peut-être en apprenantcombien monsieur le comte Victurnien court de dangers dansParis&|160;; vous le verrez : il est aussi beau que jeune, aussispirituel que confiant. S’il se liait à quelque mauvaise femme,madame Sorbier pourrait mieux que toi l’avertir de tous les dangersqu’il courrait. Il est accompagné d’un vieux domestique qui pourrate dire bien des choses. Sonde Joséphin, à qui j’ai dit de teconsulter dans les conjonctures délicates. Mais pourquoi t’endirais-je davantage&|160;? Nous avons été clercs et malins,rappelle-toi nos escapades, et aie pour cette affaire quelqueretour de jeunesse, mon vieil ami. Les soixante mille francs teseront remis en un bon sur le Trésor, par un monsieur de notreville, qui se rend à Paris, » etc.

Si le vieux couple eût suivi les instructions de Chesnel, il eûtété obligé de payer trois espions pour surveiller le comted’Esgrignon. Cependant il y avait dans le choix du dépositaire uneample sagesse. Un banquier donne des fonds, tant qu’il en a dans sacaisse, à celui qui se trouve crédité chez lui&|160;; tandis qu’àchaque besoin d’argent le jeune comte serait obligé d’aller faireune visite au notaire qui, certes, userait du droit de remontrance.Victurnien pensa trahir sa joie en apprenant qu’il aurait deuxmille francs par mois. Il ne savait rien de Paris. Avec cettesomme, il croyait pouvoir y mener un train de Prince.

Le jeune comte partit le surlendemain accompagné desbénédictions de tous les habitués du Cabinet des Antiques, embrassépar les douairières, comblé de vœux, suivi hors de la ville par sonvieux père, par sa sœur et par Chesnel, qui, tous trois, avaientles yeux pleins de larmes. Ce départ subit défraya pendantplusieurs soirées les entretiens de la ville, il remua surtout lescœurs haineux du salon de du Croisier. Après avoir juré la pertedes d’Esgrignon, l’ancien fournisseur, le Président et leursadhérents voyaient leur proie s’échappant. Leur vengeance étaitfondée sur les vices de cet étourdi, désormais hors de leurportée.

Une pente naturelle à l’esprit humain, qui fait souvent unedébauchée de la fille d’une dévote, une dévote de la fille d’unefemme légère, la loi des Contraires, qui sans doute est larésultante de la loi des Similaires, entraînait Victurnien versParis par un désir auquel il aurait succombé tôt ou tard. Elevédans une vieille maison de province, entouré de figures douces ettranquilles qui lui souriaient, de gens graves affectionnés à leursmaîtres et en harmonie avec les couleurs antiques de cette demeure,cet enfant n’avait vu que des amis respectables. Excepté leChevalier séculaire, tous ceux qui l’entourèrent avaient desmanières posées, des paroles décentes et sentencieuses. Il avaitété caressé par ces femmes à jupes grises, à mitaines brodées, queBlondet vous a dépeintes. L’intérieur de la maison paternelle étaitdécoré par un vieux luxe qui n’inspirait que les moins follespensées. Enfin, instruit par un abbé sans fausse religion, plein decette aménité des vieillards assis sur ces deux siècles quiapportent dans le nôtre les roses séchées de leur expérience et lafleur fanée des coutumes de leur jeunesse, Victurnien, que toutaurait dû façonner à des habitudes sérieuses, à qui toutconseillait de continuer la gloire d’une maison historique, enprenant sa vie comme une grande et belle chose, Victurnien écoutaitles plus dangereuses idées. Il voyait dans sa noblesse unmarchepied bon à l’élever au-dessus des autres hommes. En frappantcette idole encensée au logis paternel, il en avait senti le creux.Il était devenu le plus horrible des êtres sociaux et le pluscommun à rencontrer, un égoïste conséquent. Amené, par la religionaristocratique du moi, à suivre ses fantaisies adorées par lespremiers qui eurent soin de son enfance, et par les premierscompagnons de ses folies de jeunesse, il s’était habitué àn’estimer toute chose que par le plaisir qu’elle lui rapportait, età voir de bonnes âmes réparant ses sottises&|160;; complaisancepernicieuse qui devait le perdre. Son éducation, quelque belle etpieuse qu’elle fût, avait le défaut de l’avoir trop isolé, de luiavoir caché le train de la vie à son époque, qui, certes, n’est pasle train d’une ville de province : sa vraie destinée le menait plushaut. Il avait contracté l’habitude de ne pas évaluer le fait à savaleur sociale, mais relative&|160;; il trouvait ses actions bonnesen raison de leur utilité. Comme les despotes, il faisait la loipour la circonstance&|160;; système qui est aux actions du vice ceque la fantaisie est aux œuvres d’art, une cause perpétuelled’irrégularité. Doué d’un coup d’oeil perçant et rapide, il voyaitbien et juste&|160;; mais il agissait vite et mal. Je ne sais quoid’incomplet, qui ne s’explique pas et qui se rencontre en beaucoupde jeunes gens, altérait sa conduite. Malgré son active pensée, sisoudaine en ses manifestations&|160;; dès que la sensation parlait,la cervelle obscurcie semblait ne plus exister. Il eût faitl’étonnement des sages, il était capable de surprendre les fous.Son désir, comme un grain d’orage, couvrait aussitôt les espacesclairs et lucides de son cerveau&|160;; puis, après desdissipations contre lesquelles il se trouvait sans force, iltombait en des abattements de tête, de cœur et de corps, en desprostrations complètes où il était imbécile à demi : caractère àtraîner un homme dans la boue quand il est livré à lui-même, à leconduire au sommet de l’Etat quand il est soutenu par la main d’unami sans pitié. Ni Chesnel, ni le père, ni la tante n’avaient pupénétrer cette âme qui tenait par tant de coins à la poésie, maisfrappée d’une épouvantable faiblesse à son centre.

Quand Victurnien fut à quelques lieues de sa ville natale, iln’éprouva pas le moindre regret, il ne pensa plus à son vieux père,qui le chérissait comme dix générations, ni à sa tante dont ledévouement était presque insensé. Il aspirait à Paris avec uneviolence fatale, il s’y était toujours transporté par la penséecomme dans le monde de la féerie et y avait mis la scène de sesplus beaux rêves. Il croyait y primer comme dans la ville et dansle Département où régnait le nom de son père. Plein, non d’orgueil,nais de vanité, ses jouissances s’y agrandissaient de toute lagrandeur de Paris. Il franchit la distance avec rapidité. De mêmeque sa pensée, sa voiture ne mit aucune transition entre l’horizonborné de sa province et le monde énorme de la capitale. Ildescendit rue de Richelieu, dans un bel hôtel près du boulevard, etse hâta de prendre possession de Paris comme un cheval affamé serue sur une prairie. Il eut bientôt distingué la différence desdeux pays. Surpris plus qu’intimidé par ce changement, il reconnut,avec la promptitude de son esprit, combien il était peu de chose aumilieu de cette encyclopédie babylonienne, combien il serait fou dese mettre en travers du torrent des idées et des mœurs nouvelles.Un seul fait lui suffit. La veille, il avait remis la lettre de sonpère au duc de Lenoncourt, un des seigneurs français le plus enfaveur auprès du Roi&|160;; il l’avait trouvé dans son magnifiquehôtel, au milieu des splendeurs aristocratiques, le lendemain il lerencontra sur le boulevard, à pied, un parapluie à la main,flânant, sans aucune distinction, sans son cordon bleu que jadis unchevalier des Ordres ne pouvait jamais quitter. Ce duc et pair,Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi, n’avait pu, malgré sahaute politesse, retenir un sourire en lisant la lettre du marquis,son parent. Ce sourire avait dit à Victurnien qu’il y avait plus desoixante lieues entre le Cabinet des Antiques et lesTuileries&|160;; il y avait une distance de plusieurs siècles.

A chaque époque, le Trône et la Cour se sont entourés defamilles favorites sans aucune ressemblance ni de nom ni decaractères avec celles des autres règnes. Dans cette sphère, ilsemble que ce soit le Fait et non l’Individu qui se perpétue. Sil’Histoire n’était là pour prouver cette observation, elle seraitincroyable. La Cour de Louis XVIII mettait alors en relief deshommes presque étrangers à ceux qui ornaient celle de Louis XV :les Rivière, les Blacas, les d’Avaray, les Dambray, les Vaublanc,Vitrolles, d’Autichamp, Larochejaquelein, Pasquier, Decazes, Lainé,de Villèle, La Bourdonnaye, etc. Si vous comparez la Cour de HenriIV à celle de Louis XIV, vous n’y retrouvez pas cinq grandesmaisons subsistantes : Villeroy, favori de Louis XIV, était lepetit-fils d’un secrétaire parvenu sous Charles IX. Le neveu deRichelieu n’y est presque rien déjà. Les d’Esgrignon,tout-puissants sous Henri IV, quasi princiers sous les Valois,n’avaient aucune chance à la Cour de Louis XVIII, qui ne songeaitseulement pas à eux. Aujourd’hui des noms aussi illustres que celuides maisons souveraines, comme les Foix-Grailly, faute d’argent, laseule puissance de ce temps, sont dans une obscurité qui équivaut àl’extinction. Aussitôt que Victurnien eut jugé ce monde, et il nele jugea que sous ce rapport en se sentant blessé par l’égalitéparisienne, monstre qui acheva sous la Restauration de dévorer ledernier morceau de l’Etat social, il voulut reconquérir sa placeavec les armes dangereuses, quoique émoussées, que le sièclelaissait à la noblesse : il imita les allures de ceux à qui Parisaccordait sa coûteuse attention, il sentit la nécessité d’avoir deschevaux, de belles voitures, tous les accessoires du luxe moderne.Comme le lui dit de Marsay, le premier dandy qu’il trouva dans lepremier salon où il fut introduit, il fallait se mettre à lahauteur de son époque. Pour son malheur, il tomba dans le monde desroués Parisiens, des de Marsay, des Ronquerolles, des Maxime deTrailles, des des Lupeaulx, des Rastignac, des Vandenesse, desAjuda-Pinto, des Beaudenord, et des Manerville qu’il trouva chez lamarquise d’Espard, chez les duchesses de Grandlieu, de Carigliano,chez les marquises d’Aiglemont et de Listomère, chez madame deSérisy, à l’opéra, aux ambassades, partout où le mena son beau nomet sa fortune apparente. A Paris, un nom de haute noblesse, reconnuet adopté par le faubourg Saint-Germain qui sait ses provinces surle bout du doigt, est un passe-port qui ouvre les portes les plusdifficiles à tourner sur leurs gonds pour les inconnus et pour leshéros de la société secondaire. Victurnien trouva tous ses parentsaimables et accueillants dès qu’il ne se produisit pas ensolliciteur : il avait vu sur-le-champ que le moyen de ne rienobtenir était de demander quelque chose. A Paris, si le premiermouvement est de se montrer protecteur, le second, beaucoup plusdurable, est de mépriser le protégé. La fierté, la vanité,l’orgueil, tous les bons comme les mauvais sentiments du jeunecomte le portèrent à prendre, au contraire, une attitude agressive.Les ducs de Lenoncourt, de Chaulieu, de Navarreins, de Grandlieu,de Maufrigneuse, le prince de Blamont-Chauvry se firent alors unplaisir de présenter au Roi ce charmant débris d’une vieillefamille. Victurnien vint aux Tuileries dans un magnifique équipageaux armes de sa maison&|160;; mais sa présentation lui démontra quele Peuple donnait trop de soucis au Roi pour qu’il pensât à saNoblesse. Il devina tout à coup l’ilotisme auquel la Restauration,bardée de ses vieillards éligibles et de ses vieux courtisans,avait condamné la jeunesse noble. Il comprit qu’il n’y avait pourlui de place convenable ni à la Cour, ni dans l’Etat, ni à l’armée,enfin nulle part. Il s’élança donc dans le monde des plaisirs.Produit à l’Elysée-Bourbon, chez la duchesse d’Angoulême, aupavillon Marsan, il rencontra partout les témoignages de politessesuperficielle dus à l’héritier d’une vieille famille dont on sesouvint quand on le vit. C’était encore beaucoup qu’un souvenir.Dans la distinction par laquelle on honorait Victurnien, il y avaitla pairie et un beau mariage&|160;; mais sa vanité l’empêcha dedéclarer sa position, il resta sous les armes de sa fausseopulence. Il fut d’ailleurs si complimenté de sa tenue, si heureuxde son premier succès, qu’une honte éprouvée par bien des jeunesgens, la honte d’abdiquer, lui conseilla de garder son attitude. Ilprit un petit appartement dans la rue du Bac, avec une écurie, uneremise et tous les accompagnements de la vie élégante à laquelle ilse trouva tout d’abord condamné.

Cette mise en scène exigea cinquante mille francs, et le jeunecomte les obtint contre toutes les prévisions du sage Chesnel, parun concours de circonstances imprévues. La lettre de Chesnel arrivabien à l’Etude de son ami&|160;; mais son ami était décédé. Envoyant une lettre d’affaires, madame Sorbier, veuve très-peupoétique, la remit au successeur du défunt. Maître Cardot, lenouveau notaire, dit au jeune comte que le mandat sur le Trésorserait nul, s’il était à l’ordre de son prédécesseur. En réponse àl’épître si longuement méditée par le vieux notaire de province,Maître Cardot écrivit une lettre quatre lignes, pour toucher, nonpas Chesnel, mais la somme. Chesnel fit le mandat au nom du jeunenotaire qui, peu susceptible d’épouser la sentimentalité de soncorrespondant et enchanté de se mettre aux ordres du comted’Esgrignon, donna tout ce que lui demandait Victurnien. Ceux quiconnaissent la vie de Paris savent qu’il ne faut pas beaucoup demeubles, de voitures, de chevaux et d’élégance pour employercinquante mille francs&|160;; mais ils doivent considérer queVicturnien eut immédiatement pour une vingtaine de mille francs dedettes chez ses fournisseurs, qui d’abord ne voulurent pas de sonargent&|160;; sa fortune étant assez promptement grossie parl’opinion publique et par Joséphin, espèce de Chesnel enlivrée.

Un mois après son arrivée, Victurnien fut obligé d’allerreprendre une dizaine de mille francs chez son notaire. Il avaitsimplement joué au whist chez les ducs de Navarreins, de Chaulieu,de Lenoncourt, et au Cercle. Après avoir d’abord gagné quelquesmilliers de francs, il en eut bientôt perdu cinq ou six mille, etsentit la nécessité de se faire une bourse de jeu. Victurnien avaitl’esprit qui plaît au monde et qui permet aux jeunes gens de grandefamille de se mettre au niveau de toute élévation. Non-seulement ilfut aussitôt admis comme un personnage dans la bande de la bellejeunesse&|160;; mais encore il y fut envié. Quand il se vit l’objetde l’envie, il éprouva une satisfaction enivrante, peu faite pourlui inspirer des réformes. Il fut, sous ce rapport, insensé. Il nevoulut pas penser aux moyens, il puisa dans ses sacs comme s’ilsdevaient toujours se remplir, et se défendit à lui-même deréfléchir à ce qu’il adviendrait de ce système. Dans ce mondedissipé, dans ce tourbillon de fêtes, on admet les acteurs en scènesous leurs brillants costumes, s’en s’enquérir de leurs moyens : iln’y a rien de plus mauvais goût que de les discuter. Chacun doitperpétuer ses richesses comme la nature perpétue la sienne, ensecret. On cause des détresses échues, on s’inquiète en raillant dela fortune de ceux que l’on ne connaît pas, mais on s’arrête là. Unjeune homme comme Victurnien, appuyé par les puissances du faubourgSaint-Germain, et à qui ses protecteurs eux-mêmes accordaient unefortune supérieure à celle qu’il avait, ne fût-ce que pour sedébarrasser de lui, tout cela très-finement, très-élégamment, parun mot, par une phrase&|160;; enfin un comte à marier, joli homme,bien pensant, spirituel, dont le père possédait encore les terresde son vieux marquisat et le château héréditaire, ce jeune hommeest admirablement accueilli dans toutes les maisons où il y a desjeunes femmes ennuyées, des mères accompagnées de filles à marier,ou des belles danseuses sans dot. Le monde l’attira donc, ensouriant, sur les premières banquettes de son théâtre. Lesbanquettes que les marquis d’autrefois occupaient sur la scèneexistent toujours à Paris où les noms changent, mais non leschoses.

Victurnien retrouva dans la société du faubourg Saint-Germain oùl’on se comptait avec le plus de réserve, le double du Chevalier,dans la personne du vidame de Pamiers. Le vidame était un chevalierde Valois élevé à la dixième puissance, entouré de tous lesprestiges de la fortune, et jouissant des avantages d’une hauteposition. Ce cher vidame était l’entrepôt de toutes lesconfidences, la gazette du faubourg&|160;; discret néanmoins, etcomme toutes les gazettes, ne disant que ce que l’on peut publier.Victurnien entendit encore professer les doctrines transcendantesdu Chevalier. Le vidame dit à d’Esgrignon, sans le moindre détour,d’avoir des femmes comme il faut, et lui raconta ce qu’il faisait àson âge. Ce que le vidame de Pamiers se permettait alors, est siloin des mœurs modernes où l’âme et la passion jouent un si grandrôle, qu’il est inutile de le raconter à des gens qui ne lecroiraient pas. Mais cet excellent vidame fit mieux, il dit enforme de conclusion à Victurnien : – Je vous donne à dîner demainau cabaret. Après l’Opéra où nous irons digérer, je vous mèneraidans une maison où vous trouverez des personnes qui ont le plusgrand désir de vous voir. Le vidame lui donna un délicieux dîner auRocher de Cancale, où il trouva trois invités seulement : deMarsay, Rastignac et Blondet. Emile Blondet était un compatriote dujeune comte, un écrivain qui tenait à la haute société par saliaison avec une charmante jeune femme, arrivée de la province deVicturnien, cette demoiselle de Troisville mariée au comte deMontcornet, un des généraux de Napoléon qui avaient passé auxBourbons. Le vidame professait une profonde mésestime pour lesdîners où les convives dépassaient le nombre six. Selon lui, dansce cas, il n’y avait plus ni conversation, ni cuisine, ni vinsgoûtés en connaissance de cause.

– Je ne vous ai pas appris encore où je vous mènerai ce soir,cher enfant, dit-il en prenant Victurnien par les mains et les luitapotant. Vous irez chez mademoiselle des Touches, où seront enpetit comité toutes les jeunes jolies femmes qui ont desprétentions à l’esprit. La littérature, l’art, la poésie, enfin lestalents y sont en honneur. C’est un de nos anciens bureauxd’esprit, mais vernissé de morale monarchique, la livrée de cetemps-ci.

– C’est quelquefois ennuyeux et fatigant comme une paire debottes neuves, mais il s’y trouve des femmes à qui l’on ne peutparler que là, dit de Marsay.

– Si tous les poètes qui viennent y décrotter leurs musesressemblaient à notre compagnon, dit Rastignac en frappantfamilièrement sur l’épaule de Blondet, on s’amuserait. Mais l’ode,la ballade, les méditations à petits sentiments, les romans àgrandes marges infestent un peu trop l’esprit et les canapés.

– Pourvu qu’ils ne gâtent pas les femmes et qu’ils corrompentles jeunes filles, dit de Marsay, je ne les hais pas.

– Messieurs, dit en souriant Blondet, vous empiétez sur monchamp littéraire.

– Tais-toi, tu nous as volé la plus charmante femme du mondeheureux drôle, s’écria Rastignac, nous pouvons bien te prendre tesmoins brillantes idées.

– Oui, le coquin est heureux, dit le vidame en prenant Blondetpar l’oreille et la lui tortillant, mais Victurnien sera peut-êtreplus heureux ce soir.

– Déjà&|160;! s’écria de Marsay. Le voilà depuis un mois ici, àpeine a-t-il eu le temps de secouer la poudre de son vieux manoir,d’essuyer la saumure où sa tante l’avait conservé&|160;; à peinea-t-il eu un cheval anglais un peu propre, un tilbury à la mode, ungroom…

– Non, non, il n’a pas de groom, dit Rastignac en interrompantde Marsay&|160;; il a une manière de petit paysan qu’il a amené deson endroit, et que Buisson, le tailleur qui comprend le mieux leshabits de livrée, déclarait inhabile à porter une veste…

– Le fait est que vous auriez dû, dit gravement le vidame, vousmodeler sur Beaudenord, qui a sur vous tous, mes petits amis,l’avantage de posséder le vrai tigre anglais…

– Voilà donc, messieurs, où en sont les gentilshommes en France,s’écria Victurnien. Pour eux la grande question est d’avoir untigre, un cheval anglais et des babioles…

– Ouais, dit Blondet en montrant Victurnien,

Le bon sens de monsieur quelquefois m’épouvante.

Eh&|160;! bien, oui, jeune moraliste, vous en êtes là. Vousn’avez même plus, comme le cher vidame, la gloire des profusionsqui l’ont rendu célèbre il y a cinquante ans&|160;! Nous faisons dela débauche à un second étage, rue Montorgueil. Il n’y a plus deguerre avec le Cardinal ni de camp du Drap d’or. Enfin, vous, comted’Esgrignon, vous soupez avec un sieur Blondet, fils cadet d’unmisérable juge de province, à qui vous ne donniez pas la mainlà-bas, et qui dans dix ans peut s’asseoir à côté de vous parmi lespairs du royaume. Après cela, croyez en vous, si vouspouvez&|160;!

– Eh&|160;! bien, dit Rastignac, nous sommes passés du Fait àl’Idée, de la force brutale à la force intellectuelle, nousparlons…

– Ne parlons pas de nos désastres, dit le vidame, j’ai résolu demourir gaiement. Si notre ami n’a pas encore de tigre, il est de larace des lions, il n’en a pas besoin.

– Il ne peut s’en passer, dit Blondet, il est trop nouvellementarrivé.

– Quoique son élégance soit encore neuve, nous l’adoptons,reprit de Marsay. Il est digne de nous, il comprend son époque, ila de l’esprit, il est noble, il est gentil, nous l’aimerons, nousle servirons, nous le pousserons…

– Où&|160;? dit Blondet.

– Curieux&|160;! répliqua Rastignac.

– Avec qui s’emménage-t-il ce soir&|160;? demanda de Marsay.

– Avec tout un sérail, dit le vidame.

– Peste, qu’est-ce donc, reprit de Marsay, pour que le chervidame nous tienne rigueur en tenant parole à l’infante&|160;?j’aurais bien du malheur si je ne la connaissais pas.

– J’ai pourtant été fat comme lui, dit le vidame en montrant deMarsay.

Après le dîner, qui fut très-agréable, et sur un ton soutenu decharmante médisance et de jolie corruption, Rastignac et de Marsayaccompagnèrent le vidame et Victurnien à l’Opéra pour pouvoir lessuivre chez mademoiselle des Touches. Ces deux roués y allèrent àl’heure calculée où devait finir la lecture d’une tragédie, cequ’ils regardaient comme la chose la plus malsaine à prendre entreonze heures et minuit. Ils venaient pour espionner Victurnien et legêner par leur présence : véritable malice d’écolier, mais aigriepar le fiel du dandy jaloux. Victurnien avait cette effronterie depage qui aide beaucoup à l’aisance&|160;; aussi, en observant lenouveau venu faisant son entrée, Rastignac s’étonna-t-il de saprompte initiation aux belles manières du moment.

– Ce petit d’Esgrignon ira loin, n’est-ce pas&|160;? dit-il àson compagnon.

– C’est selon, répondit de Marsay, mais il va bien.

Le vidame présenta le jeune comte à l’une des duchesses les plusaimables, les plus légères de cette époque, et dont les aventuresne firent explosion que cinq ans après. Dans tout l’éclat de sagloire soupçonnée déjà de quelques légèretés, mais sans preuve,elle obtenait alors le relief que prête à une femme comme à unhomme la calomnie parisienne : la calomnie n’atteint jamais lesmédiocrités qui enragent de vivre en paix. Cette femme était enfinla duchesse de Maufrigneuse, une demoiselle d’Uxelles, dont lebeau-père existait encore, et qui ne fut princesse de Cadignan queplus tard. Amie de la duchesse de Langeais, amie de la vicomtessede Beauséant, deux splendeurs disparues, elle était intime avec lamarquise d’Espard, à qui elle disputait en ce moment la fragileroyauté de la Mode. Une parenté considérable la protégea pendantlong-temps&|160;; mais elle appartenait à ce genre de femmes qui,sans qu’on sache à quoi, où, ni comment, dévoreraient les revenusde la Terre et ceux de la Lune si l’on pouvait les toucher. Soncaractère ne faisait que se dessiner, de Marsay seul l’avaitapprofondi. En voyant le vidame amenant Victurnien à cettedélicieuse personne, ce redouté dandy se pencha vers l’oreille deRastignac.

– Mon cher, il sera, dit-il, uist&|160;! sifflé comme unpolichinelle par un cocher de fiacre.

Ce mot horriblement vulgaire prédisait admirablement lesévénements de cette passion. La duchesse de Maufrigneuse s’étaitaffolée de Victurnien après l’avoir sérieusement étudié. Unamoureux qui eût vu le regard angélique par lequel elle remercia levidame de Pamiers eût été jaloux d’une semblable expressiond’amitié. Les femmes sont comme des chevaux lâchés dans un steppequand elles se trouvent, comme la duchesse en présence du vidame,sur un terrain sans danger : elles sont naturelles alors, ellesaiment peut-être à donner ainsi des échantillons de leurstendresses secrètes. Ce fut un regard discret, d’oeil à d’oeil,sans répétition possible dans aucune glace, et que personne nesurprit.

– Comme elle s’est préparée&|160;! dit Rastignac à Marsay.Quelle toilette de vierge, quelle grâce de cygne dans son col deneige, quels regards de Madone inviolée, quelle robe blanche,quelle ceinture de petite fille&|160;! Qui dirait que tu as passépar là&|160;?

– Mais elle est ainsi par cela même, répondit de Marsay d’un airde triomphe.

Les deux jeunes gens échangèrent un sourire. Madame deMaufrigneuse surprit ce sourire et devina le discours. Elle lançaaux deux roués une de ces oeillades que les Françaises neconnaissaient pas avant la paix, et qui ont été importées par lesAnglaises avec les formes de leur argenterie, leurs harnais, leurschevaux et leurs piles de glace britannique qui rafraîchissent unsalon quand il s’y trouve une certaine quantité de ladies. Les deuxjeunes gens devinrent sérieux comme des commis qui attendent unegratification au bout de la remontrance que leur fait un directeur.En s’amourachant de Victurnien, la duchesse s’était résolue à jouerce rôle d’Agnès romantique, que plusieurs femmes imitèrent pour lemalheur de la jeunesse d’aujourd’hui. Madame de Maufrigneuse venaitde s’improviser ange, comme elle méditait de tourner à lalittérature et à la science vers quarante ans au lieu de tourner àla dévotion. Elle tenait à ne ressembler à personne. Elle se créaitdes rôles et des robes, des bonnets et des opinions, des toiletteset des façons d’agir originales. Après son mariage, quand elleétait encore quasi jeune fille, elle avait joué la femme instruiteet presque perverse, elle s’était permis des repartiescompromettantes auprès des gens superficiels, mais qui prouvaientson ignorance aux vrais connaisseurs. Comme l’époque de ce mariagelui défendait de dérober à la connaissance des temps la moindrepetite année, et qu’elle atteignait à l’âge de vingt-six ans, elleavait inventé de se faire immaculée. Elle paraissait à peine tenirà la terre, elle agitait ses grandes manches, comme si c’eût étédes ailes. Son regard prenait la fuite au ciel à propos d’un mot,d’une idée, d’un regard un peu trop vifs. La madone de Piola, cegrand peintre génois, assassiné par jalousie au moment où il étaiten train de donner une seconde édition de Raphaël, cette madone laplus chaste de toutes et qui se voit à peine sous sa vitre dans unepetite rue de Gênes, cette céleste madone était une Messaline,comparée à la duchesse de Maufrigneuse. Les femmes se demandaientcomment la jeune étourdie était devenue, en une seule toilette, laséraphique beauté voilée qui semblait, suivant une expression à lamode, avoir une âme blanche comme la dernière tombée de neige surla plus haute des Alpes, comment elle avait si promptement résolule problème jésuitique de si bien montrer une gorge plus blancheque son âme en la cachant sous la gaze&|160;; comment elle pouvaitêtre si immatérielle en coulant son regard d’une façon siassassine. Elle avait l’air de promettre mille voluptés par ce coupd’oeil presque lascif quand, par un soupir ascétique pleind’espérance pour une meilleure vie, sa bouche paraissait direqu’elle n’en réaliserait aucune. Des jeunes gens naïfs, il y enavait quelques-uns à cette époque dans la Garde Royale, sedemandaient si, même dans les dernières intimités, on tuteyaitcette espèce de Dame Blanche, vapeur sidérale tombée de la VoieLactée. Ce système, qui triompha pendant quelques années futtrès-profitable aux femmes qui avaient leur élégante poitrinedoublée d’une philosophie forte, et qui couvraient de grandesexigences sous ces petites manières de sacristie. Pas une de cescréatures célestes n’ignorait ce que pouvait leur rapporter en bonamour l’envie qui prenait à tout homme bien né de les rappeler surla terre. Cette mode leur permettait de rester dans leur empyréesemi-catholique et semi-ossianique&|160;; elles pouvaient etvoulaient ignorer tous les détails vulgaires de la vie, ce quiaccommodait bien des questions. L’application de ce système devinépar de Marsay explique son dernier mot à Rastignac, qu’il vitpresque jaloux de Victurnien.

– Mon petit, lui dit-il, reste où tu es : notre Nucingen te ferata fortune, tandis que la duchesse te ruinerait : c’est une femmetrop chère.

Rastignac laissa partir de Marsay sans en demander davantage :il savait son Paris. Il savait que la plus précieuse, la plusnoble, que la femme la plus désintéressée du monde, à qui l’on nesaurait faire accepter autre chose qu’un bouquet, devient aussidangereuse pour un jeune homme que les filles d’Opéra d’autrefois.En effet, il n’y a plus de filles d’Opéra, elles sont passées àl’état mythologique. Les mœurs actuelles des théâtres ont fait desdanseuses et des actrices quelque chose d’amusant comme unedéclaration des Droits de la Femme, des poupées qui se promènent lematin en mères de famille vertueuses et respectables, avant demontrer leurs jambes le soir en pantalon collant dans un rôled’homme. Du fond de son cabinet de province, le bon Chesnel avaitbien deviné l’un des écueils sur lesquels le jeune comte pouvait sebriser. La poétique auréole chaussée par madame de Maufrigneuseéblouit Victurnien qui fut cadenassé dans la première heure,attaché à cette ceinture de petite fille, accroché à ces bouclestournées par la main des fées. L’enfant déjà si corrompu crut à cefatras de virginités en mousseline, à cette suave expressiondélibérée comme une loi dans les deux Chambres. Ne suffit-il pasque celui qui doit croire aux mensonges d’une femme y croie&|160;?Le reste du monde a la valeur des personnages d’une tapisserie pourdeux amants. La duchesse était, sans compliment, une des dix plusjolies femmes de Paris, avouées, reconnues. Vous savez qu’il y adans le monde amoureux autant de plus jolies femmes de Paris, quede plus beaux livres de l’époque dans la littérature. A l’âge deVicturnien, la conversation qu’il eut avec la duchesse peut sesoutenir sans trop de fatigue. Assez jeune et assez peu au fait dela vie parisienne, il n’eut pas besoin d’être sur ses gardes, ni deveiller sur ses moindres mots et sur ses regards. Cesentimentalisme religieux, qui se traduit chez chaque interlocuteuren arrière-pensées très-drôlatiques, exclut la douce familiarité,l’abandon spirituel des anciennes causeries françaises : on s’yaime entre deux nuages. Victurnien avait précisément assezd’innocence départementale pour demeurer dans une extase fortconvenable et non jouée qui plut à la duchesse, car les femmes nesont pas plus les dupes des comédies que jouent les hommes que desleurs. Madame de Maufrigneuse estima, non sans effroi, l’erreur dujeune comte à six bons mois d’amour pur. Elle était si délicieuse àvoir en colombe, étouffant la lueur de ses regards sous les frangesdorées de ses cils, que la marquise d’Espard, en venant lui direadieu, commença par lui souffler : « Bien&|160;! très-bien&|160;!ma chère&|160;! » à l’oreille. Puis la belle marquise laissa sarivale voyager sur la carte moderne du pays de Tendre, qui n’estpas une conception aussi ridicule que le pensent quelquespersonnes. Cette carte se regrave de siècle en siècle avec d’autresnoms et mène toujours à la même capitale. En une heure de tête àtête public, dans un coin, sur un divan, la duchesse amenad’Esgrignon aux générosités scipionesques, aux dévouementsamadisiens, aux abnégations du moyen âge qui commençait alors àmontrer ses dagues, ses machicoulis, ses cottes, ses hauberts, sessouliers à la poulaine, et tout son romantique attirail de cartonpeint. Elle fut d’ailleurs admirable d’idées inexprimées, etfourrées dans le cœur de Victurnien comme des aiguilles dans unepelote, une à une, de façon distraite et discrète. Elle futmerveilleuse de réticences, charmante d’hypocrisie, prodigue depromesses subtiles qui fondaient à l’examen comme de la glace ausoleil après avoir rafraîchi l’espoir, enfin très-perfide de désirsconçus et inspirés. Cette belle rencontre finit par le nœud coulantd’une invitation à venir la voir, passé avec ces manièreschattemittes que l’écriture imprimée ne peindra jamais.

– Vous m’oublierez&|160;! disait-elle, vous verrez tant defemmes empressées à vous faire la cour au lieu de vous éclairer… –Mais vous me reviendrez désabusé. – Viendrez-vous,auparavant&|160;?… . Non. Comme vous voudrez. – Moi je dis toutnaïvement que vos visites me plairaient beaucoup. Les gens qui ontde l’âme sont si rares, et je vous en crois. – Allons, adieu, l’onfinirait par causer de nous si nous causions davantage.

A la lettre, elle s’envola. Victurnien ne resta pas long-tempsaprès le départ de la duchesse&|160;; mais il demeura cependantassez pour laisser deviner son ravissement par cette attitude desgens heureux, qui tient à la fois de la discrétion calme desinquisiteurs et de la béatitude concentrée des dévotes qui sortentabsoutes du confessionnal.

– Madame de Maufrigneuse est allée au but assez lestement cesoir, dit la duchesse de Grandlieu, quand il n’y eut plus que sixpersonnes dans le petit salon de mademoiselle des Touches : desLupeaulx, un maître des requêtes en faveur auprès de la duchesse,Vandenesse, la vicomtesse de Grandlieu et madame de Sérisy.

– D’Esgrignon et Maufrigneuse sont deux noms qui devaients’accrocher, répondit madame de Sérisy qui avait la prétention dedire des mots.

– Depuis quelques jours elle s’est mise au vert dans leplatonisme, dit des Lupeaulx.

– Elle ruinera ce pauvre innocent, dit Charles deVandenesse.

– Comment l’entendez-vous&|160;? demanda mademoiselle desTouches.

– Oh&|160;! moralement et financièrement, ca ne fait pas dedoute, dit la vicomtesse en se levant.

Ce mot cruel eut de cruelles réalités pour le jeune comted’Esgrignon. Le lendemain matin, il écrivit à sa tante une lettreoù il lui peignit ses débuts dans le monde élevé du faubourgSaint-Germain sous les vives couleurs que jette le prisme del’amour. Il expliqua l’accueil qu’il recevait partout, de manière àsatisfaire l’orgueil de son père. Le marquis se fit lire deux foiscette longue lettre et se frotta les mains en entendant le récit dudîner donné par la vidame de Pamiers, une vieille connaissance àlui, et de la présentation de son fils à la duchesse&|160;; mais ilse perdit en conjectures sans pouvoir comprendre la présence dufils cadet d’un juge, du sieur Blondet, qui avait été AccusateurPublic pendant la Révolution. Il y eut fête ce soir-là dans leCabinet des Antiques : on s’y entretint des succès du jeune comte.On fut si discret sur madame de Maufrigneuse que le Chevalier futle seul homme à qui l’on se confia. Cette lettre était sanspost-scriptum financier, sans la conclusion désagréable relative aunerf de la guerre que tout jeune homme ajoute en pareil cas.Mademoiselle Armande communiqua la lettre à Chesnel. Chesnel futheureux sans élever la moindre objection. Il était clair, comme ledisaient le Chevalier et le marquis, qu’un jeune homme aimé par laduchesse de Maufrigneuse allait être un des héros de la Cour, où,comme autrefois, on parvenait à tout par les femmes. Le jeune comten’avait pas mal choisi. Les douairières racontèrent toutes leshistoires galantes des Maufrigneuse depuis Louis XIII jusqu’à LouisXVI, elles firent grâce des règnes antérieurs&|160;; enfin ellesfurent enchantées. On loua beaucoup madame de Maufrigneuse des’intéresser à Victurnien. Le cénacle du Cabinet des Antiques eûtété digne d’être écouté par un auteur dramatique qui aurait voulufaire de la vraie comédie. Victurnien reçut des lettres charmantesde son père, de sa tante, du Chevalier qui se rappelait au souvenirdu vidame, avec lequel il était allé à Spa, lors du voyage que fit,en 1778, une célèbre princesse hongroise. Chesnel écrivit aussi.Dans toutes les pages éclatait l’adulation à laquelle on avaithabitué ce malheureux enfant. Mademoiselle Armande semblait être demoitié dans les plaisirs de madame de Maufrigneuse. Heureux del’approbation de sa famille, le jeune comte entra vigoureusementdans le sentier périlleux et coûteux du dandysme. Il eut cinqchevaux, il fut modéré : de Marsay en avait quatorze. Il rendit auvidame, à de Marsay, à Rastignac, et même à Blondet le dîner reçu.Ce dîner coûta cinq cents francs. Le provincial fut fêté par cesmessieurs, sur la même échelle, grandement. Il joua beaucoup, etmalheureusement, au whist, le jeu à la mode. Il organisa sonoisiveté de manière à être occupé. Victurnien alla tous les matinsde midi à trois heures chez la duchesse&|160;; de là, il laretrouvait au bois de Boulogne, lui à cheval, elle en voiture. Sices deux charmants partenaires faisaient quelques parties à cheval,elles avaient lieu par de belles matinées. Dans la soirée, lemonde, les bals, les fêtes, les spectacles se partageaient lesheures du jeune comte. Victurnien brillait partout car partout iljetait les perles de son esprit, il jugeait par des mots profondsles hommes, les choses, les événements : vous eussiez dit d’unarbre à fruit qui ne donnait que des fleurs. Il mena cette lassantevie où l’on dissipe plus d’âme encore peut-être que d’argent, oùs’enterrent les plus beaux talents, où meurent les plusincorruptibles probités, où s’amollissent les volontés les mieuxtrempées. La duchesse, cette créature si blanche, si frêle, siange, se plaisait à la vie dissipée des garçons : elle aimait àvoir les premières représentations, elle aimait le drôle,l’imprévu. Elle ne connaissait pas le cabaret : d’Esgrignon luiarrangea une charmante partie au Rocher de Cancale avec la sociétédes aimables roués qu’elle pratiquait en les moralisant, et qui futd’une gaieté, d’un spirituel, d’un amusant égal au prix du souper.Cette partie en amena d’autres. Néanmoins ce fut pour Victurnienune passion angélique. Oui, madame de Maufrigneuse restait un angeque les corruptions de la terre n’atteignaient point : un ange auxVariétés devant ces farces à demi obscènes et populacières qui lafaisaient rire, un ange au milieu du feu croisé des délicieusesplaisanteries et des chroniques scandaleuses qui se disaient auxparties fines, un ange pâmée au Vaudeville en loge grillée, un angeen remarquant les poses des danseuses de l’Opéra et les critiquantavec la science d’un vieillard du coin de la reine, un ange à laPorte-saint-Martin, un ange aux petits théâtres du boulevard, unange au bal masqué où elle s’amusait comme un écolier&|160;; unange qui voulait que l’amour vécût de privations, d’héroïsme, desacrifices, et qui faisait changer à d’Esgrignon un cheval dont larobe lui déplaisait, qui le voulait dans la tenue d’un lord anglaisriche d’un million de rente. Elle était un ange au jeu. Certesaucune bourgeoise n’aurait su dire angéliquement comme elle àd’Esgrignon : – Mettez au jeu pour moi&|160;! Elle était sidivinement folle quand elle faisait une folie, que c’était à vendreson âme au diable pour entretenir cet ange dans le goût des joiesterrestres.

Après son premier hiver, le jeune comte avait pris chez monsieurCardot, qui se gardait bien d’user du droit de remontrance, labagatelle de trente mille francs au delà de la somme envoyée parChesnel. Un refus extrêmement poli du notaire à une nouvelledemande, apprit ce débet à Victurnien, qui se choqua d’autant plusdu refus, qu’il avait perdu six mille francs au Club et qu’il leslui fallait pour y retourner. Après s’être formalisé du refus demaître Cardot, qui avait eu pour trente mille francs de confianceen lui, tout en écrivant à Chesnel, mais qui faisait sonner hautcette prétendue confiance devant le favori de la belle duchesse deMaufrigneuse, d’Esgrignon fut obligé de lui demander comment ildevait s’y prendre, car il s’agissait d’une dette d’honneur.

– Tirez quelques lettres de change sur le banquier de votrepère, portez-les à son correspondant qui les escomptera sans doute,puis écrivez à votre famille d’en remettre les fonds chez cebanquier.

Dans la détresse où il était, le jeune comte entendit une voixintérieure qui lui jeta le nom de du Croisier dont les dispositionsenvers l’aristocratie, aux genoux de laquelle il l’avait vu, luiétaient complétement inconnus. Il écrivit donc à ce banquier unelettre très-dégagée, par laquelle il lui apprenait qu’il tirait surlui une lettre de change de dix mille francs, dont les fonds luiseraient remis au reçu de sa lettre par monsieur Chesnel ou parmademoiselle Armande d’Esgrignon. Puis il écrivit deux lettresattendrissantes à Chesnel et à sa tante. Quand il s’agit de seprécipiter dans les abîmes, les jeunes gens font preuve d’uneadresse, d’une habileté singulières, ils ont du bonheur. Victurnientrouva dans la matinée le nom, l’adresse des banquiers parisiens enrelation avec du Croisier, les Keller que de Marsay lui indiqua. DeMarsay savait tout à Paris. Les Keller remirent à d’Esgrignon sousescompte, sans mot dire, le montant de la lettre de change : ilsdevaient à du Croisier. Cette dette de jeu n’était rien encomparaison de l’état des choses au logis. Il pleuvait des mémoireschez Victurnien.

– Tiens&|160;! tu t’occupes de ça, dit un matin Rastignac àd’Esgrignon en riant. Tu les mets en ordre, mon cher. Je ne tecroyais pas si bourgeois.

– Mon cher enfant, il faut bien y penser, j’en ai là pour vingtet quelques mille francs.

De Marsay, qui venait chercher d’Esgrignon pour une course auclocher, sortit de sa poche un élégant petit portefeuille, y pritvingt mille francs, et les lui présenta.

– Voilà, dit-il, la meilleure manière de ne pas les perdre, jesuis aujourd’hui doublement enchanté de les avoir gagnés hier àmilord Dudley.

Cette grâce française séduisit au dernier point d’Esgrignon quicrut à l’amitié, qui ne paya point ses mémoires et se servit de cetargent pour ses plaisirs. De Marsay, suivant une expression de lalangue des dandies, voyait avec un indicible plaisir d’Esgrignons’enfonçant, il prenait plaisir s’appuyer le bras sur son épauleavec toutes les chatteries de l’amitié pour y peser et le fairedisparaître plus tôt, car il était jaloux de l’éclat avec lequels’affichait la duchesse pour d’Esgrignon, quand elle avait réclaméle huis-clos pour lui. C’était, d’ailleurs, un de ces rudesgoguenards qui se plaisent dans le mal comme les femmes turquesdans le bain. Aussi, quand il eut remporté le prix de la course, etque les parieurs furent réunis chez un aubergiste où ilsdéjeunèrent, et où l’on trouva quelques bonnes bouteilles de vin,de Marsay dit-il en riant à d’Esgrignon : – Ces mémoires dont tut’inquiètes ne sont certainement pas les tiens.

– Et s’en inquiéterait-il&|160;? répliqua Rastignac.

– Et à qui appartiendraient-ils donc, demanda d’Esgrignon.

– Tu ne connais donc pas la position de la duchesse&|160;? ditde Marsay en remontant à cheval.

– Non, répondit d’Esgrignon intrigué.

– Hé&|160;! bien, mon cher, repartit de Marsay, voici : trentemille francs chez Victorine, dix-huit mille francs chez Houbigant,un compte chez Herbault, chez Nattier, chez Nourtier, chez lespetites Latour, en tout cent mille francs.

– Un ange, dit d’Esgrignon en levant les yeux au ciel.

– Voilà le compte de ses ailes, s’écria bouffonnementRastignac.

– Elle doit tout cela, mon cher, répondit de Marsay, précisémentparce qu’elle est un ange&|160;; mais nous avons tous rencontré desanges dans ces situations-là, dit-il en regardant Rastignac. Lesfemmes sont sublimes en ceci qu’elles n’entendent rien à l’argent,elles ne s’en mêlent pas, cela ne les regarde point&|160;; ellessont priées au banquet de la vie, selon le mot de je ne sais quelpoète crevé à l’hôpital.

– Comment savez-vous cela, tandis que je ne le sais pas&|160;?répondit naïvement d’Esgrignon.

– Tu seras le dernier à le savoir, comme elle sera la dernière àapprendre que tu as des dettes.

– Je lui croyais cent mille livres de rente, ditd’Esgrignon.

– Son mari, reprit de Marsay, est séparé d’elle et vit à sonrégiment où il fait des économies, car il a quelques petites dettesaussi, notre cher duc&|160;! D’où venez-vous&|160;? Apprenez donc àfaire, comme nous, les comptes de vos amis. Mademoiselle Diane (jel’ai aimée pour son nom&|160;!), Diane d’Uxelles s’est mariée avecsoixante mille livres de rente à elle, sa maison est depuis huitans montée sur un pied de deux cent mille livres de rente&|160;; ilest clair qu’en ce moment, ses terres sont toutes hypothéquées audelà de leur valeur&|160;; il faudra quelque beau matin fondre lacloche, et l’ange sera mis en fuite par… faut-il le dire&|160;? pardes huissiers qui auront l’impudeur de saisir un ange comme ilsempoigneraient l’un de nous.

– Pauvre ange&|160;!

– Eh&|160;! mon cher, il en coûte fort cher de rester dans leParadis parisien, il faut se blanchir le teint et les ailes tousles matins, dit Rastignac.

Comme il était passé par la tête de d’Esgrignon d’avouer sesembarras à sa chère Diane, il lui passa comme un frisson en pensantqu’il devait déjà soixante mille francs et qu’il avait pour dixmille francs de mémoires à venir. Il revint assez triste. Sapréoccupation mal déguisée fut remarquée par ses amis, qui sedirent à dîner : – Ce petit d’Esgrignon s’enfonce&|160;! il n’a pasle pied parisien&|160;; il se brûlera la cervelle. C’est un petitsot, etc.

Le jeune comte fut consolé promptement. Son valet de chambre luiremit deux lettres. D’abord une lettre de Chesnel, qui sentait lerance de la fidélité grondeuse et des phrases rubriquées deprobité&|160;; il la respecta, la garda pour le soir. Puis uneseconde lettre où il lut avec un plaisir infini les phrasescicéroniennes par lesquelles du Croisier, à genoux devant lui commeSganarelle devant Géronte, le suppliait à l’avenir de lui épargnerl’affront de faire déposer à l’avance l’argent des lettres dechange qu’il daignerait tirer sur lui. Cette lettre finissait parune phrase qui ressemblait si bien à une caisse ouverte et pleined’écus au service de la noble maison d’Esgrignon, que Victurnienfit le geste de Sganarelle, de Mascarille et de tous ceux quisentent des démangeaisons de conscience au bout des doigts. En sesachant un crédit illimité chez les Keller, il décacheta gaiementla lettre de Chesnel&|160;; il s’attendait aux quatre pagespleines, à la remontrance débordant à pleins bords, il voyait déjàles mots habituels de prudence, honneur, esprit de conduite, etc.,etc. Il eut le vertige en lisant ces mots :

« Monsieur le Comte,

« Il ne me reste, de toute ma fortune, que deux cent millefrancs&|160;; je vous supplie de ne pas aller au delà, si vousfaites l’honneur de les prendre au plus dévoué des serviteurs devotre famille et qui vous présente ses respects.

« Chesnel. »

– C’est un homme de Plutarque, se dit Victurnien en jetant lalettre sur sa table. Il éprouva du dépit, il se sentait petitdevant tant de grandeur. – Allons, il faut se réformer, sedit-il.

Au lieu de dîner au Restaurent où il dépensait à chaque dîner,entre cinquante et soixante francs, il fit l’économie de dîner chezla duchesse de Maufrigneuse, à laquelle il raconta l’anecdote de lalettre.

– Je voudrais voir cet homme-là, dit-elle en faisant briller sesyeux comme deux étoiles fixes.

– Qu’en feriez-vous&|160;?

– Mais je le chargerais de mes affaires.

Diane était divinement mise, elle voulut faire honneur de satoilette à Victurnien qui fut fasciné par la légèreté avec laquelleelle traitait ses affaires, ou plus exactement ses dettes. Le jolicouple alla aux Italiens. Jamais cette belle et séduisante femme neparut plus séraphique ni plus éthérée. Personne dans la sallen’aurait pu croire aux dettes dont le chiffre avait été donné lematin même par de Marsay à d’Esgrignon. Aucun des soucis de laterre n’atteignait à ce front sublime, plein des fiertés fémininesles mieux situées. Chez elle, un air rêveur semblait être le refletde l’amour terrestre noblement étouffé. La plupart des hommespariaient que le beau Victurnien en était pour ses frais, contredes femmes sûres de la défaite de leur rivale, et qui l’admiraientcomme Michel-Ange admirait Raphaël, in petto&|160;! Victurnienaimait Diane, selon celle-ci, à cause de ses cheveux, car elleavait la plus belle chevelure blonde de France&|160;; seloncelle-là, son principal mérite était sa blancheur, car elle n’étaitpas bien faite, mais bien habillée&|160;; selon d’autres,d’Esgrignon l’aimait pour son pied, la seule chose qu’elle eût debien, elle avait la figure plate. Mais ce qui peint étonnamment lesmœurs actuelles de Paris : d’un côté, les hommes disaient que laduchesse fournissait au luxe de Victurnien&|160;; de l’autre, lesfemmes donnaient à entendre que Victurnien payait, comme disaitRastignac, les ailes de cet ange. En revenant, Victurnien, à quiles dettes de la duchesse pesaient bien plus que les siennes, eutvingt fois sur les lèvres une interrogation pour entamer cechapitre&|160;; mais vingt fois elle expira devant l’attitude decette créature divine à la lueur des lanternes de son coupé,séduisante de ces voluptés qui, chez elle, semblaient toujoursarrachées violemment à sa pureté de madone. La duchesse necommettait pas la faute de parler de sa vertu, ni de son étatd’ange, comme les femmes de province qui l’ont imitée&|160;; elleétait bien plus habile, elle y faisait penser celui pour qui ellecommettait de si grands sacrifices. Elle donnait, après six mois,l’air d’un péché capital au plus innocent baisement de main, ellepratiquait l’extorquement des bonnes grâces avec un art si consomméqu’il était impossible de ne pas la croire plus ange avantqu’après. Il n’y a que les Parisiennes assez fortes pour toujoursdonner un nouvel attrait à la lune et pour romantiser les étoiles,pour toujours rouler dans le même sac à charbon et en sortirtoujours plus blanches. Là est le dernier degré de la civilisationintellectuelle et parisienne. Les femmes d’au delà le Rhin ou laManche croient à ces sornettes quand elles les débitent, tandis queles Parisiennes y font croire leurs amants pour les rendre plusheureux en flattant toutes leurs vanités temporelles etspirituelles. Quelques personnes ont voulu diminuer le mérite de laduchesse, en prétendant qu’elle était la première dupe de sessortiléges. Infâme calomnie&|160;! La duchesse ne croyait à rienqu’à elle-même.

Au commencement de l’hiver, entre les années 1823 et 1824Victurnien avait chez les Keller un débet de deux cent mille francsdont ni Chesnel, ni mademoiselle Armande ne savaient rien. Pourmieux cacher la source où il puisait, il s’était fait envoyer detemps à autre deux mille écus par Chesnel&|160;; il écrivit deslettres mensongères à son pauvre père et à sa tante qui vivaientheureux, abusés comme la plupart des gens heureux. Une seulepersonne était dans le secret de l’horrible catastrophe quel’entraînement fascinateur de la vie parisienne avait préparé àcette grande et noble famille. Du Croisier, en passant le soirdevant le Cabinet des Antiques, se frottait les mains de joie, ilespérait arriver à ses fins. Ses fins n’étaient plus la ruine maisle déshonneur de la maison d’Esgrignon, il avait alors l’instinctde sa vengeance, il la flairait&|160;! Enfin il en fut sûr dèsqu’il sut au jeune comte des dettes sous le poids desquelles cettejeune âme devait succomber. Il commença par assassiner celui de sesennemis qui lui était le plus antipathique, le vénérable Chesnel.Ce bon vieillard habitait rue du Bercail une maison à toitstrès-élevés, à petite cour pavée, le long des murs de laquellemontaient des rosiers jusqu’au premier étage. Derrière, était unjardinet de province, entouré de murs humides et sombres, divisé enplates-bandes par des bordure en buis. La porte, grise etproprette, avait cette barrière à claire-voie armée de sonnettes,qui dit autant que les panonceaux : ici respire un notaire. Ilétait cinq heures et demie du soir, moment où le vieillard digéraitson dîner. Chesnel était dans son vieux fauteuil de cuir noir,devant son feu&|160;; il avait chaussé l’armure de carton peint,figurant une botte, avec laquelle il préservait ses jambes du feu.Le bonhomme avait l’habitude d’appuyer ses pieds sur la barre et detisonner en digérant, il mangeait toujours trop : il aimait labonne chère. Hélas&|160;! sans ce petit défaut, n’eût-il pas étéplus parfait qu’il n’est permis à un homme de l’être&|160;? Ilvenait de prendre sa tasse de café, sa vieille gouvernante s’étaitretirée en emportant le plateau qui servait à cet usage depuisvingt ans&|160;; il attendait ses clercs avant de sortir pour allerfaire sa partie&|160;; il pensait, ne demandez pas à qui ni àquoi&|160;? Rarement une journée s’écoulait sans qu’il se fût dit :où est-il&|160;? que fait-il&|160;? Il le croyait en Italie avec labelle Maufrigneuse. Une des plus douces jouissances des hommes quipossèdent une fortune acquise et non transmise, est le souvenir despeines qu’elle a coûtées et l’avenir qu’ils donnent à leurs écus :ils jouissent à tous les temps du verbe. Aussi cet homme, dont lessentiments se résumaient par un attachement unique, avait-il dedoubles jouissances en pensant que ses terres, si bien choisies, sibien cultivées, si péniblement achetées, grossiraient les domainesde la maison d’Esgrignon. A l’aise dans son vieux fauteuil, il secarrait dans ses espérances : il regardait tour à tour l’édificeélevé par ses pincettes avec des charbons ardents et l’édifice dela maison d’Esgrignon relevé par ses soins. Il s’applaudissait dusens qu’il avait donné à sa vie, en imaginant le jeune comteheureux. Chesnel ne manquait pas d’esprit, son âme n’agissait passeule dans ce grand dévouement, il avait son orgueil, ilressemblait à ces nobles qui rebâtissent des piliers dans lescathédrales en y inscrivant leurs noms : il s’inscrivait dans lamémoire de la maison d’Esgrignon. On y parlerait du vieux Chesnel.En ce moment, sa vieille gouvernante entra en donnant les marquesd’un effarouchement excessif.

– Est-ce le feu, Brigitte&|160;? dit Chesnel.

– C’est quelque chose comme ça, répondit-elle. Voici monsieur duCroisier qui veut vous parler…

– Monsieur du Croisier, répéta le vieillard si cruellementatteint jusqu’au cœur par la froide lame du soupçon qu’il laissatomber ses pincettes. Monsieur du Croisier ici, pensa-t-il, notreennemi capital&|160;!

Du Croisier entrait alors avec l’allure d’un chat qui sent dulait dans un office. Il salua, prit le fauteuil que lui avançait lenotaire, s’y assit tout doucettement, et présenta un compte de deuxcent vingt-sept mille francs, intérêts compris, formant le total del’argent avancé à monsieur Victurnien en lettres de change tiréessur lui, acquittées, et desquelles il réclamait le payement souspeine de poursuivre immédiatement avec la dernière rigueurl’héritier présomptif de la maison d’Esgrignon. Chesnel mania cesfatales lettres une à une, en demandant le secret à l’ennemi de lafamille. L’ennemi promit de se taire, s’il était payé dans lesquarante-huit heures : il était gêné, il avait obligé desmanufacturiers. Du Croisier entama cette série de mensongespécuniaires qui ne trompent ni les emprunteurs ni les notaires. Lebonhomme avait les yeux troublés, il retenait mal ses larmes, il nepouvait payer qu’en hypothéquant ses biens pour le reste de leurvaleur. En apprenant la difficulté qu’éprouverait sonremboursement, du Croisier ne fut plus gêné, n’eut plus besoind’argent, il proposa soudain au vieux notaire de lui acheter sespropriétés. Cette vente fut signée et consommée en deux jours. Lepauvre Chesnel ne put supporter l’idée de savoir l’enfant de lamaison détenu pour dettes pendant cinq ans. Quelques jours après,il ne resta donc plus au notaire que son Etude, ses recouvrementset sa maison. Chesnel se promena, dépouillé de ses biens, sous leslambris en chêne noir de son cabinet, regardant les solives dechâtaignier à filets sculptés, regardant sa treille par la fenêtre,ne pensant plus à ses fermes ni à sa chère campagne du Jard,non.

– Que deviendra-t-il&|160;? Il faut le rappeler, le marier à uneriche héritière, se disait-il les yeux troublés et la têtepesante.

Il ne savait comment aborder mademoiselle Armande ni en quelstermes lui apprendre cette nouvelle. Lui, qui venait de solder lecompte des dettes au nom de la famille, tremblait d’avoir à parlerde ces choses. En allant de la rue du Bercail à l’hôteld’Esgrignon, le bon vieux notaire était palpitant comme une jeunefille qui se sauve de la maison paternelle pour n’y revenir quemère et désolée. Mademoiselle Armande venait de recevoir une lettrecharmante d’hypocrisie, où son neveu paraissait être l’homme dumonde le plus heureux. Après être allé aux Eaux et en Italie avecmadame de Maufrigneuse, Victurnien envoyait le journal de sonvoyage à sa tante. L’amour respirait dans toutes ses phrases.Tantôt une ravissante description de Venise et d’enchanteressesappréciations des chefs-d’œuvre de l’art italien&|160;; tantôt despages divines sur le Dôme de Milan, sur Florence&|160;; ici lapeinture des Apennins opposée à celle des Alpes, là des villages,comme celui de Chiavari, où l’on trouvait autour de soi le bonheurtout fait, fascinaient la pauvre tante qui voyait planant à traversces contrées d’amour un ange dont la tendresse prêtait à ces belleschoses un air enflammé. Mademoiselle Armande savourait cette lettreà longs traits, comme le devait une fille sage, mûrie au feu despassions contraintes, comprimées, victime des désirs offerts enholocauste sur l’autel domestique avec une joie constante. Ellen’avait pas l’air ange comme la duchesse, elle ressemblait alors àces statuettes droites, minces, élancées, de couleur jaune, que lesmerveilleux artistes des cathédrales ont mises dans quelquesangles, au pied desquelles l’humidité permet au liseron de croîtreet de les couronner par un beau jour d’une belle cloche bleue. Ence moment, la clochette s’épanouissait aux yeux de cette Sainte :mademoiselle Armande aimait fantastiquement ce beau couple, elle netrouvait pas condamnable l’amour d’une femme mariée pourVicturnien, elle l’eût blâmé dans toute autre&|160;; mais le crimeici aurait été de ne pas aimer son neveu. Les tantes, les mères etles sœurs ont une jurisprudence particulière pour leurs neveux,leurs fils et leurs frères. Elle se voyait donc au milieu despalais bâtis par les fées sur les deux lignes du grand canal àVenise. Elle y était dans la gondole de Victurnien qui lui disaitcombien il avait été heureux de sentir dans sa main la belle mainde la duchesse, et d’être aimé en voyageant sur le sein de cetteamoureuse reine des mers italiennes. En ce moment d’angéliquebéatitude, apparut au bout de l’allée, Chesnel&|160;! Hélas&|160;!le sable criait sous ses pieds, comme celui qui tombe du sablier dela Mort et qu’elle broie avec ses pieds sans chaussure. Ce bruit etla vue de Chesnel dans un état d’horrible désolation, donnèrent àla vieille fille la cruelle émotion que cause le rappel des sensenvoyés par l’âme dans les pays imaginaires.

– Qu’y a-t-il&|160;? s’écria-t-elle comme frappée d’un coup aucœur.

– Tout est perdu&|160;! dit Chesnel. Monsieur le comtedéshonorera la maison, si nous n’y mettons ordre.

Il montra les lettres de change, il peignit les tortures qu’ilavait subies depuis quatre jours, en peu de mots simples, maisénergiques et touchants.

– Le malheureux, il nous trompe, s’écria mademoiselle Armandedont le cœur se dilata sous l’affluence du sang qui abondait pargrosses vagues.

– Disons notre mea culpa, mademoiselle, reprit d’une voix fortele vieillard, nous l’avons habitué à faire ses volontés, il luifallait un guide sévère, et ce ne pouvait être ni vous qui êtes unefille, ni moi qu’il n’écoutait pas : il n’a pas eu de mère.

– Il y a de terribles fatalités pour les races nobles quitombent, dit mademoiselle Armande les yeux en pleurs.

En ce moment, le marquis se montra. Le vieillard revenait de sapromenade en lisant la lettre que son fils lui avait écrite à sonretour en lui dépeignant son voyage au point de vue aristocratique.Victurnien avait été reçu par les plus grandes familles italiennes,à Gênes, à Turin, à Milan, à Florence, à Venise, à Rome, àNaples&|160;; il avait dû leur flatteur accueil à son nom et aussià la duchesse peut-être. Enfin il s’y était montré magnifiquement,et comme devait se produire un d’Esgrignon.

– Tu auras fait des tiennes, Chesnel, dit-il au vieuxnotaire.

Mademoiselle Armande fit un signe à Chesnel, signe ardent etterrible, également bien compris par tous deux. Ce pauvre père,cette fleur d’honneur féodal, devait mourir avec ses illusions. Unpacte de silence et de dévouement entre le noble notaire et lanoble fille fut conclu par une simple inclination de tête.

– Ah&|160;! Chesnel, ce n’est pas tout-à-fait comme ça que lesd’Esgrignon sont allés en Italie vers le quinzième siècle, quand lemaréchal Trivulce, au service de France, servait sous und’Esgrignon qui avait Bayard sous ses ordres : autre temps, autresplaisirs. La duchesse de Maufrigneuse vaut d’ailleurs bien lamarquise de Spinola.

Le vieillard se balançait d’un air fat comme s’il avait eu lamarquise de Spinola et comme s’il possédait la duchesse moderne.Quand les deux affligés furent seuls, assis sur le même banc,réunis dans une même pensée, ils se dirent pendant long-temps l’unà l’autre des paroles vagues, insignifiantes, en regardant ce pèreheureux qui s’en allait en gesticulant comme s’il se parlait àlui-même.

– Que va-t-il devenir&|160;? disait mademoiselle Armande.

– Du Croisier a donné l’ordre à messieurs Keller de ne plus luiremettre de sommes sans titres, répondit Chesnel.

– Il a des dettes, reprit mademoiselle Armande.

– Je le crains.

– S’il n’a plus de ressources, que fera-t-il&|160;?

– Je n’ose me répondre à moi-même.

– Mais il faut l’arracher à cette vie, l’amener ici, car ilarrivera à manquer de tout.

– Et à manquer à tout, répéta lugubrement Chesnel.

Mademoiselle Armande ne comprit pas encore, elle ne pouvait pascomprendre le sens de cette parole.

– Comment le soustraire à cette femme, à cette duchesse, quipeut-être l’entraîne&|160;? dit-elle.

– Il fera des crimes pour rester auprès d’elle, dit Chesnel enessayant d’arriver par des transitions supportables à une idéeinsupportable.

– Des crimes&|160;! répéta mademoiselle Armande. Ah&|160;!Chesnel, cette idée ne peut venir qu’à vous, ajouta-t-elle, en luijetant un regard accablant, le regard par lequel la femme peutfoudroyer les dieux. Les gentilshommes ne commettent d’autrescrimes que ceux dits de haute trahison et on leur coupe alors latête sur un drap noir comme aux rois.

– Les temps sont bien changés, dit Chesnel en branlant sa têtede laquelle Victurnien avait fait tomber les derniers cheveux.Notre Roi Martyr n’est pas mort comme Charles d’Angleterre.

Cette réflexion calma le magnifique courroux de la fille noble,elle eut le frisson, sans croire encore à l’idée de Chesnel.

– Nous prendrons un parti demain, dit-elle, il y faut réfléchir.Nous avons nos biens en cas de malheur.

– Oui, reprit Chesnel, vous êtes indivis avec monsieur lemarquis, la plus forte part vous appartient, vous pouvezl’hypothéquer sans lui rien dire.

Pendant la soirée, les joueurs et les joueuses de whist, dereversis, de boston, de trictrac, remarquèrent quelque agitationdans les traits ordinairement si calmes et si purs de mademoiselleArmande.

– Pauvre enfant sublime&|160;! dit la vieille marquise deCasteran, elle doit souffrir encore. Une femme ne sait jamais àquoi elle s’engage en faisant les sacrifices qu’elle a faits à samaison.

Il fut décidé le lendemain avec Chesnel que mademoiselle Armandeirait à Paris arracher son neveu à sa perdition. Si quelqu’unpouvait opérer l’enlèvement de Victurnien, n’était-ce pas la femmequi avait pour lui des entrailles maternelles&|160;? MademoiselleArmande, décidée à aller trouver la duchesse de Maufrigneuse,voulait tout déclarer à cette femme. Mais il fallut un prétextepour justifier ce voyage aux yeux du marquis et de la ville.Mademoiselle Armande risqua toutes ses pudeurs de fille vertueuseen laissant croire à quelque maladie qui exigeait une consultationde médecins habiles et renommés. Dieu sait si l’on en causa.Mademoiselle Armande voyait un bien autre honneur que le sien aujeu&|160;! Elle partit. Chesnel lui apporta son dernier sac delouis, elle le prit, sans même y faire attention, comme elleprenait sa capote blanche et ses mitaines de filet.

– Généreuse fille&|160;! Quelle grâce&|160;! dit Chesnel en lamettant en voiture, elle et sa femme de chambre qui ressemblait àune sœur grise.

Du Croisier avait calculé sa vengeance comme les gens deprovince calculent tout. Il n’y a rien au monde que les Sauvages,les paysans et les gens de province pour étudier à fond leursaffaires dans tous les sens&|160;; aussi, quand ils arrivent de laPensée au Fait, trouvez-vous les choses complètes. Les diplomatessont des enfants auprès de ces trois classes de mammifères, qui ontle temps devant eux, cet élément qui manque aux gens obligés depenser à plusieurs choses, obligés de tout conduire, de toutpréparer dans les grandes affaires humaines. Du Croisier avait-ilsi bien sondé le cœur du pauvre Victurnien, qu’il eût prévu lafacilité avec laquelle il se prêterait à sa vengeance, ou bienprofita-t-il d’un hasard épié durant plusieurs années&|160;? Il y acertes un détail qui prouve une certaine habileté dans la manièredont se prépara le coup. Qui avertissait du Croisier&|160;?Etait-ce les Keller&|160;? était-ce le fils du Président duRonceret, qui achevait son Droit à Paris&|160;? Du Croisier écrività Victurnien une lettre pour lui annoncer qu’il avait défendu auxKeller de lui avancer aucune somme désormais, au moment où ilsavait la duchesse de Maufrigneuse dans les derniers embarras, etle comte d’Esgrignon dévoré par une misère aussi effroyable quesavamment déguisée. Ce malheureux jeune homme déployait son esprità feindre l’opulence&|160;! Cette lettre, qui disait à la victimeque les Keller ne lui remettraient rien sans des valeurs, laissaitentre les formules d’un respect exagéré et la signature un espaceassez considérable. En coupant ce fragment de lettre, il étaitfacile d’en faire un effet pour une somme considérable. Cetteinfernale lettre allait jusque sur le verso du second feuillet,elle était sous enveloppe, le revers se trouvait blanc. Quand cettelettre arriva, Victurnien roulait dans les abîmes du désespoir.Après deux ans passés dans la vie la plus heureuse, la plussensuelle, la moins penseuse, la plus luxueuse, il se voyait face àface avec une inexorable misère, une impossibilité absolue d’avoirde l’argent. Le voyage ne s’était pas achevé sans quelquestiraillements pécuniaires. Le comte avait extorquétrès-difficilement, la duchesse aidant, plusieurs sommes à desbanquiers. Ces sommes, représentées par des lettres de change,allaient se dresser devant lui dans toute leur rigueur, avec lessommations implacables de la Banque et de la Jurisprudencecommerciale. A travers ses dernières jouissances, ce malheureuxenfant sentait la pointe de l’épée du Commandeur. Au milieu de sessoupers, il entendait, comme Don Juan, le bruit lourd de la Statuequi montait les escaliers. Il éprouvait ces frissons indicibles quedonne le sirocco de dettes. Il comptait sur un hasard. Il avaittoujours gagné à la loterie depuis cinq ans, sa bourse s’étaittoujours remplie.

Il se disait qu’après Chesnel était venu du Croisier, qu’aprèsdu Croisier jaillirait une autre mine d’or. D’ailleurs il gagnaitde fortes sommes au jeu. Le jeu l’avait sauvé déjà de plusieursmauvais pas. Souvent, dans un fol espoir, il allait perdre au salondes Etrangers le gain qu’il faisait au Cercle ou dans le monde auwhist. Sa vie, depuis deux mois, ressemblait à l’immortel finale duDon Juan de Mozart&|160;! Cette musique doit faire frissonnercertains jeunes gens parvenus à la situation où se débattaitVicturnien. Si quelque chose peut prouver l’immense pouvoir de laMusique, n’est-ce pas cette sublime traduction du désordre, desembarras qui naissent dans une vie exclusivement voluptueuse, cettepeinture effrayante du parti pris de s’étourdir sur les dettes, surles duels, sur les tromperies, sur les mauvaises chances&|160;?Mozart est, dans ce morceau, le rival heureux de Molière. Ceterrible finale ardent, vigoureux, désespéré, joyeux, plein defantômes horribles et de femmes lutines, marqué par une dernièretentative qu’allument les vins du souper et par une défenseenragée&|160;; tout cet infernal poème, Victurnien le jouait à luiseul&|160;! Il se voyait seul, abandonné, sans amis, devant unepierre où était écrit, comme au bout d’un livre enchanteur, le motFIN. Oui&|160;! tout allait finir pour lui. Il voyait par avance leregard froid et railleur, le sourire par lequel ses compagnonsaccueilleraient le récit de son désastre. Il savait que parmi eux,qui hasardaient des sommes importantes sur les tapis verts queParis dresse à la Bourse, dans les salons, dans les cercles,partout, nul n’en distrairait un billet de banque pour sauver unami. Chesnel devait être ruiné. Victurnien avait dévoré Chesnel.Toutes les furies étaient dans son cœur et se le partageaient quandil souriait à la duchesse, aux Italiens, dans cette loge où leurbonheur faisait envie à toute la salle. Enfin, pour expliquerjusqu’où il roulait dans l’abîme du doute, du désespoir et del’incrédulité, lui qui aimait la vie jusqu’à devenir lâche pour laconserver, cet ange la lui faisait si belle&|160;! eh&|160;! bien,il regardait ses pistolets, il allait jusqu’à concevoir le suicide,lui, ce voluptueux mauvais sujet, indigne de son nom. Lui, quin’aurait pas souffert l’apparence d’une injure, il s’adressait ceshorribles remontrances que l’on ne peut entendre que de soi-même.Il laissa la lettre de du Croisier ouverte sur son lit : il étaitneuf heures quand Joséphin la lui remit, et il avait dormi auretour de l’opéra, quoique ses meubles fussent saisis. Mais ilavait passé par le voluptueux réduit où la duchesse et lui seretrouvaient pour quelques heures après les fêtes de la Cour, aprèsles bals les plus éclatants, les soirées les plus splendides. Lesapparences étaient très-habilement sauvées. Ce réduit était unemansarde vulgaire en apparence, mais que les Péris de l’Indeavaient décorée, et où madame de Maufrigneuse était obligée enentrant de baisser sa tête chargée de plumes ou de fleurs. A laveille de périr, le comte avait voulu dire adieu à ce nid élégant,bâti par lui qui en avait fait une poésie digne de son ange, et oùdésormais les œufs enchantés, brisés par le malheur, n’écloraientplus en blanches colombes, en bengalis brillants, en flamantsroses, en mille oiseaux fantastiques qui voltigent encore au-dessusde nos têtes pendant les derniers jours de la vie. Hélas&|160;!dans trois jours il fallait fuir, les poursuites pour des lettresde change données à des usuriers étaient arrivées au dernier terme.Il lui passa par la cervelle une atroce idée : Fuir avec laduchesse, aller vivre dans un coin ignoré, au fond de l’Amérique duNord ou du Sud&|160;; mais fuir avec une fortune, et en laissantles créanciers nez à nez avec leurs titres. Pour réaliser ce plan,il suffisait de couper ce bas de lettre signée du Croisier, d’enfaire un effet et de le porter chez les Keller. Ce fut un combataffreux, où il y eut des larmes répandues et où l’honneur de larace triompha, mais sous condition. Victurnien voulut être sûr desa belle Diane, il subordonna l’exécution de son plan àl’assentiment qu’elle donnerait à leur fuite. Il vint chez laduchesse, rue du Faubourg-Saint-Honoré, il la trouva dans un de sesnégligés coquets qui lui coûtaient autant de soins que d’argent, etqui lui permettaient de commencer son rôle d’ange dès onze heuresdu matin.

Madame de Maufrigneuse était à demi pensive : mêmes inquiétudesla dévoraient, mais elle les supportait avec courage. Parmi lesorganisations diverses que les physiologistes ont remarquées chezles femmes, il en est une qui a je ne sais quoi de terrible, quicomporte une vigueur d’âme, une lucidité d’aperçus, une promptitudede décision, une insouciance, ou plutôt un parti pris sur certaineschoses dont s’effraierait un homme. Ces facultés sont cachées sousles dehors de la faiblesse la plus gracieuse. Ces femmes, seulesentre les femmes, offrent la réunion ou plutôt le combat de deuxêtres que Buffon ne reconnaissait existants que chez l’homme. Lesautres femmes sont entièrement femmes&|160;; elles sont entièrementtendres, entièrement mères, entièrement dévouées, entièrementnulles ou ennuyeuses&|160;; leurs nerfs sont d’accord avec leursang et le sang avec leur tête&|160;; mais les femmes comme laduchesse peuvent arriver à tout ce que la sensibilité a de plusélevé, et faire preuve de la plus égoïste insensibilité. L’une desgloires de Molière est d’avoir admirablement peint, d’un seul côtéseulement, ces natures de femmes dans la plus grande figure qu’ilait taillée en plein marbre : Célimène&|160;! Célimène, quireprésente la femme aristocratique, comme Figaro, cette secondeédition de Panurge, représente le peuple. Ainsi, accablée sous lepoids de dettes énormes, la duchesse s’était ordonnée à elle-même,absolument comme Napoléon oubliait et reprenait à volonté lefardeau de ses pensées, de ne songer à cette avalanche de soucisqu’en un seul moment et pour prendre un parti définitif. Elle avaitla faculté de se séparer d’elle-même et de contempler le désastre àquelques pas, au lieu de se laisser enterrer dessous. C’était,certes, grand, mais horrible dans une femme. Entre l’heure de sonréveil où elle avait retrouvé toutes ses idées, et l’heure où elles’était mise à sa toilette, elle avait contemplé le danger danstoute son étendue, la possibilité d’une chute épouvantable. Elleméditait : la fuite en pays étranger, ou aller au Roi et luidéclarer sa dette, ou séduire un riche banquier et payer, en jouantà la Bourse, avec l’or qu’il lui donnerait, le Juif serait assezspirituel pour n’apporter que des bénéfices, et ne jamais parler depertes, délicatesse qui gazerait tout. Ces divers moyens, cettecatastrophe, tout avait été délibéré froidement, avec calme, sanstrépidation. De même qu’un naturaliste prend le plus magnifique deslépidoptères, et le fiche sur du coton avec une épingle, madame deMaufrigneuse avait ôté son amour de son cœur pour penser à lanécessité du moment, prête à reprendre sa belle passion sur saouate immaculée quand elle aurait sauvé sa couronne de duchesse.Point de ces hésitations que Richelieu ne confiait qu’au pèreJoseph, que Napoléon cacha d’abord à tout le monde, elle s’étaitdit : ou ceci ou cela. Elle était au coin de son feu, commandant satoilette pour aller au Bois, si le temps le permettait, quandVicturnien entra.

Malgré ses capacités étouffées et son esprit si vif, le comteétait comme aurait dû être cette femme : il avait des palpitationsau cœur, il suait dans son harnais de dandy, il n’osait encoreporter une main sur une pierre angulaire qui, retirée, allait fairecrouler la pyramide de leur nouvelle existence. Il lui en coûtaittant d’avoir une [Victurnien d’Esgrignon et la duchesse deMaufrigneuse] certitude&|160;! Les hommes les plus forts aiment àse tromper eux-mêmes sur certaines choses où la vérité connue leshumilierait, les offenserait d’eux à eux. Victurnien força sapropre incertitude à venir sur le terrain en lâchant une phrasecompromettante.

– Qu’avez-vous&|160;? avait été le premier mot de Diane deMaufrigneuse à l’aspect de son cher Victurnien.

– Mais, ma chère Diane, je suis dans un si grand embarras qu’unhomme au fond de l’eau, et à sa dernière gorgée, est heureux encomparaison de moi.

– Bah&|160;! fit-elle, des misères, vous êtes un enfant. Voyons,dites&|160;?

– Je suis perdu de dettes, et arrivé au pied du mur.

– N’est-ce que cela&|160;? dit-elle en souriant. Toutes lesaffaires d’argent s’arrangent d’une manière ou de l’autre, il n’y ad’irréparable que les désastres du cœur.

Mis à l’aise par cette compréhension subite de sa position,Victurnien déroula la brillante tapisserie de sa vie pendant cestrente mois, mais à l’envers et avec talent d’ailleurs, avec espritsurtout. Il déploya dans son récit cette poésie du moment qui nemanque à personne dans les grandes crises, et sut le vernir d’unélégant mépris pour les choses et les hommes. Ce futaristocratique. La duchesse écoutait comme elle savait écouter, lecoude appuyé sur son genou levé très-haut. Elle avait le pied surun tabouret. Ses doigts étaient mignonnement groupés autour de sonjoli menton. Elle tenait ses yeux attachés aux yeux du comte&|160;;mais des myriades de sentiments passaient sous leur bleu comme deslueurs d’orage entre deux nuées. Elle avait le front calme, labouche sérieuse d’attention, sérieuse d’amour, les lèvres nouéesaux lèvres de Victurnien. Etre écouté ainsi, voyez-vous, c’était àcroire que l’amour divin émanait de ce cœur. Aussi, quand le comteeut proposé la fuite à cette âme attachée à son âme, fut-il obligéde s’écrier : Vous êtes un ange&|160;! La belle Maufrigneuserépondait sans avoir encore parlé.

– Bien, bien, dit la duchesse qui au lieu d’être livrée àl’amour qu’elle exprimait était livrée à de profondes combinaisonsqu’elle gardait pour elle, il ne s’agit pas de cela, mon ami…(L’ange n’était plus que cela.)… . Pensons à vous. Oui, nouspartirons, le plus tôt sera le mieux. Arrangez tout : je voussuivrai. C’est beau de laisser là Paris et le monde. Je vais fairemes préparatifs de manière que l’on ne puisse rien soupçonner.

Ce mot : Je vous suivrai&|160;! fut dit comme l’eût dit à cetteépoque la Mars pour faire tressaillir deux mille spectateurs. Quandune duchesse de Maufrigneuse offre dans une pareille phrase unpareil sacrifice à l’amour, elle a payé sa dette. Est-il possiblede lui parler de détails ignobles&|160;? Victurnien put d’autantmieux cacher les moyens qu’il comptait employer, que Diane se gardabien de le questionner : elle resta conviée, comme le disait deMarsay, au banquet couronné de roses que tout homme devait luiapprêter. Victurnien ne voulut pas s’en aller sans que cettepromesse fût scellée : il avait besoin de puiser du courage dansson bonheur pour se résoudre à une action qui serait, se disait-il,mal interprétée&|160;; mais il compta, ce fut sa raisondéterminante, sur sa tante et sur son père pour étouffer l’affaire,il comptait même encore sur Chesnel pour inventer quelquetransaction. D’ailleurs, cette affaire était le seul moyen de faireun emprunt sur les terres de la famille. Avec trois cent millefrancs, le comte et la duchesse iraient vivre heureux, cachés, dansun palais à Venise, ils y oublieraient l’univers&|160;! ils seracontèrent leur roman par avance.

Le lendemain, Victurnien fit un mandat de trois cent millefrancs, et le porta chez les Keller. Les Keller payèrent, ilsavaient, en ce moment, des fonds à du Croisier&|160;; mais ils leprévinrent par une lettre qu’il ne tirât plus sur eux, sans avis.Du Croisier, très-étonné, demanda son compte, on le lui envoya. Cecompte lui expliqua tout : sa vengeance était échue.

Quand Victurnien eut son argent, il le porta chez madame deMaufrigneuse, qui serra dans son secrétaire les billets de banqueet voulut dire adieu au monde en voyant une dernière fois l’opéra.Victurnien était rêveur, distrait, inquiet, il commençait àréfléchir. Il pensait que sa place dans la loge de la duchessepouvait lui coûter cher, qu’il ferait mieux, après avoir mis lestrois cent mille francs en sûreté, de courir la poste et de tomberaux pieds de Chesnel en lui avouant son embarras. Avant de sortir,la duchesse ne put s’empêcher de jeter à Victurnien un adorableregard où éclatait le désir de faire encore quelques adieux à cenid qu’elle aimait tant&|160;! Le trop jeune comte perdit une nuit.Le lendemain, à trois heures, il était à l’hôtel de Maufrigneuse,et venait prendre les ordres de la duchesse pour partir au milieude la nuit.

– Pourquoi partirions-nous&|160;? dit-elle. J’ai bien pensé à ceprojet. La vicomtesse de Beauséant et la duchesse de Langeais ontdisparu. La fuite aurait quelque chose de bien vulgaire. Nousferons tête à l’orage. Ce sera beaucoup plus beau. Je suis sûre dusuccès.

Victurnien eut un éblouissement, il lui sembla que sa peau sedissolvait, et que son sang coulait de tous côtés.

– Qu’avez-vous&|160;? s’écria la belle Diane en s’apercevantd’une hésitation que les femmes ne pardonnent jamais.

A toutes les fantaisies des femmes, les gens habiles doiventd’abord dire oui, et leur suggérer les motifs du non en leurlaissant l’exercice de leur droit de changer à l’infini leursidées, leurs résolutions et leurs sentiments. Pour la premièrefois, Victurnien eut un accès de colère, la colère des gens faibleset poétiques, orage mêlé de pluie, d’éclairs, mais sans tonnerre.Il traita fort mal cet ange sur la foi duquel il avait hasardé plusque sa vie, l’honneur de sa maison.

– Voilà donc, dit-elle, ce que nous trouvons après dix-huit moisde tendresse. Vous me faites mal, bien mal. Allez vous-en&|160;! Jene veux plus vous voir. J’ai cru que vous m’aimiez, vous ne m’aimezpas.

– Je ne vous aime pas, demanda-t-il foudroyé par cereproche.

– Non, monsieur.

– Mais encore, s’écria-t-il. Ah&|160;! si vous saviez ce que jeviens de faire pour vous&|160;?

– Et qu’avez-vous tant fait pour moi, monsieur, dit-elle, commesi l’on ne devait pas tout faire pour une femme qui a tant faitpour vous&|160;?

– Vous n’êtes pas digne de le savoir, s’écria Victurnienenragé.

– Ah&|160;!

Après ce sublime ah&|160;! Diane pencha sa tête, la mit dans samain, et demeura froide, immobile, implacable, comme doivent êtreles anges qui ne partagent aucun des sentiments humains. QuandVicturnien trouva cette femme dans cette pose terrible, il oubliason danger. Ne venait-il pas de maltraiter la créature la plusangélique du monde&|160;? il voulait sa grâce, il se mit aux piedsde Diane de Maufrigneuse et les baisa&|160;; il l’implora, ilpleura. Le malheureux resta là deux heures faisant mille folies, ilrencontra toujours un visage froid, et des yeux où roulaient deslarmes par moments, de grosses larmes silencieuses, aussitôtessuyées, afin d’empêcher l’indigne amant de les recueillir. Laduchesse jouait une de ces douleurs qui rendent les femmes augusteset sacrées.

Deux autres heures succédèrent à ces deux premières heures. Lecomte obtint alors la main de Diane, il la trouva froide et sansâme. Cette belle main, pleine de trésors, ressemblait à du boissouple : elle n’exprimait rien&|160;; il l’avait saisie, ellen’était pas donnée. Il ne vivait plus, il ne pensait plus. Iln’aurait pas vu le soleil. Que faire&|160;? que résoudre&|160;?quel parti prendre&|160;? Dans ces sortes d’occasions, pourconserver son sang-froid, un homme doit être constitué comme ceforçat qui, après avoir volé pendant toute la nuit les médaillesd’or de la Bibliothèque royale, vient au matin prier son honnêtehomme de frère de les fondre, s’entend dire : que faut-ilfaire&|160;? et lui répond : fais-moi du café&|160;! MaisVicturnien tomba dans une stupeur hébétée dont les ténèbresenveloppèrent son esprit. Sur ces brumes grises passaient,semblables à ces figures que Raphaël a mises sur des fonds noirs,les images des voluptés auxquelles il fallait dire adieu.Inexorable et méprisante, la duchesse jouait avec un bout d’écharpeen lançant des regards irrités sur Victurnien, elle coquetait avecses souvenirs mondains, elle parlait à son amant de ses rivauxcomme si cette colère la décidait à remplacer par l’un d’eux unhomme capable de démentir en un moment vingt-huit mois d’amour.

– Ah&|160;! disait-elle, ce ne serait pas ce cher charmant petitFélix de Vandenesse, si fidèle à madame de Mortsauf, qui sepermettrait une pareille scène : il aime, celui-là&|160;! DeMarsay, ce terrible de Marsay, que tout le monde trouve si tigre,est un de ces hommes forts qui rudoient les hommes, mais quigardent toutes leurs délicatesses pour les femmes. Montriveau abrisé sous son pied la duchesse de Langeais, comme Othello tueDedesmona, dans un accès de colère qui du moins attesta l’excès deson amour : ce n’était pas mesquin comme une querelle&|160;! il y adu plaisir à être brisée ainsi&|160;! Les hommes blonds, petits,minces et fluets aiment à tourmenter les femmes, ils ne peuventrégner que sur ces pauvres faibles créatures&|160;; ils aiment pouravoir une raison de se croire des hommes. La tyrannie de l’amourest leur seule chance de pouvoir.

Elle ne savait pas pourquoi elle s’était mise sous la dominationd’un homme blond. De Marsay, Montriveau, Vandenesse, ces beauxbruns, avaient un rayon de soleil dans les yeux. Ce fut un déluged’épigrammes qui passèrent en sifflant comme des balles. Dianelançait trois flèches dans un mot : elle humiliait, elle piquait,elle blessait à elle seule comme dix Sauvages savent blesser quandils veulent faire souffrir leur ennemi lié à un poteau.

Le comte lui cria dans un accès d’impatience : – Vous êtesfolle&|160;! et sortit, Dieu sait en quel état&|160;! Il conduisitson cheval comme s’il n’eût jamais mené. Il accrocha des voitures,il donna contre une borne dans la place Louis XV, il alla sanssavoir où. Son cheval ne se sentant pas tenu, s’enfuit par le quaid’Orsay à son écurie. En tournant la rue de l’Université, lecabriolet fut arrêté par Joséphin.

– Monsieur, dit le vieillard d’un air effaré, vous ne pouvez pasrentrer chez vous, la Justice est venue pour vous arrêter…

Victurnien mit le compte de cette arrestation sur le mandat quine pouvait pas encore être arrivé chez le Procureur du roi, et nonsur ses véritables lettres de change qui se remuaient depuisquelques jours sous forme de jugements en règle et que la main desGardes du Commerce mettait en scène avec accompagnement d’espions,de recors, de juges de paix, commissaires de police, gendarmes etautres représentants de l’Ordre social. Comme la plupart descriminels, Victurnien ne pensait plus qu’à son crime.

– Je suis perdu, s’écria-t-il.

– Non, monsieur le comte, poussez en avant, allez à l’hôtel duBon Lafontaine, rue de Grenelle. Vous y trouverez mademoiselleArmande qui est arrivée, les chevaux sont mis à sa voiture, ellevous attend et vous emmènera.

Dans son trouble, Victurnien saisit cette branche offerte àportée de sa main, au sein de ce naufrage, il courut à cet hôtel, ytrouva, y embrassa sa tante qui pleurait comme une Madeleine : oneût dit la complice des fautes de son neveu. Tous deux montèrent envoiture, et quelques instants après ils se trouvèrent hors Paris,sur la route de Brest. Victurnien anéanti demeurait dans un profondsilence. Quand la tante et le neveu se parlèrent, ils furent l’unet l’autre victimes du fatal quiproquo qui avait jeté sansréflexion Victurnien dans les bras de mademoiselle Armande : leneveu pensait à son faux, la tante pensait aux dettes et auxlettres de change.

– Vous savez tout, ma tante, lui dit-il.

– Oui, mon pauvre enfant, mais nous sommes là. Dans cemoment-ci, je ne te gronderai pas, reprends courage.

– Il faudra me cacher.

– Peut-être. Oui, cette idée est excellente.

– Si je pouvais entrer chez Chesnel sans être vu, en calculantnotre arrivée au milieu de la nuit&|160;?

– Ce sera mieux, nous serons plus libres de tout cacher à monfrère. Pauvre ange&|160;! comme il souffre, dit-elle en caressantcet indigne enfant.

– Oh&|160;! maintenant je comprends le déshonneur, il a refroidimon amour.

– Malheureux enfant&|160;! tant de bonheur et tant demisère&|160;!

Mademoiselle Armande tenait la tête brûlante de son neveu sur sapoitrine, elle baisait ce front en sueur malgré le froid, comme lessaintes femmes durent baiser le front du Christ en le mettant dansson suaire. Selon son excellent calcul, cet enfant prodigue futnuitamment introduit dans la paisible maison de la rue duBercail&|160;; mais le hasard fit qu’en y venant, il se jetait,suivant une expression proverbiale, dans la gueule du loup. Chesnelavait la veille traité de son Etude avec le premier clerc demonsieur Lepressoir, le notaire des Libéraux, comme il était lenotaire de l’aristocratie. Ce jeune clerc appartenait à une familleassez riche pour pouvoir donner à Chesnel une somme importante enà-compte, cent mille francs.

– Avec cent mille francs, se disait en ce moment le vieuxnotaire qui se frottait les mains, on éteint bien des créances. Lejeune homme a des dettes usuraires, nous le renfermerons ici.J’irai là-bas, moi, faire capituler ces chiens-là.

Chesnel, l’honnête Chesnel, le vertueux Chesnel, le digneChesnel appelait des chiens les créanciers de son enfant d’amour,le comte Victurnien. Le futur notaire quittait la rue du Bercail,lorsque la calèche de mademoiselle Armande y entrait. La curiositénaturelle à tout jeune homme qui eût vu, dans cette ville, à cetteheure, une calèche s’arrêtant à la porte du vieux notaire, étaitsuffisamment éveillée pour faire rester le premier clerc dansl’enfoncement d’une porte, d’où il aperçut mademoiselleArmande.

– Mademoiselle Armande d’Esgrignon, à cette heure&|160;? Que sepasse-t-il donc chez les d’Esgrignon&|160;? se dit-il.

A l’aspect de mademoiselle, Chesnel la reçut assezmystérieusement, en rentrant la lumière qu’il tenait à la main. Envoyant Victurnien, au premier mot que lui dit à l’oreillemademoiselle Armande, le bonhomme comprit tout&|160;; il regardadans la rue, la trouva silencieuse et tranquille, il fit un signe,le jeune comte s’élança de la calèche dans la cour. Tout fut perdu,la retraite de Victurnien était connue du successeur deChesnel.

– Ah&|160;! monsieur le comte, s’écria l’ex-notaire quandVicturnien fut installé dans une chambre qui donnait dans lecabinet de Chesnel et où l’on ne pouvait pénétrer qu’en passant surle corps du bonhomme.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme en comprenantl’exclamation de son vieil ami, je ne vous ai pas écouté, je suisau fond d’un abîme où il faudra périr.

– Non, non, dit le bonhomme en regardant triomphalementmademoiselle Armande et le comte. J’ai vendu mon Etude. Il y avaitbien long-temps que je travaillais et que je pensais à me retirer.J’aurai demain, à midi, cent mille francs avec lesquels on peutarranger bien des choses. Mademoiselle, dit-il, vous êtes fatiguée,remontez en voiture, et rentrez vous coucher. A demain lesaffaires.

– Il est en sûreté&|160;? répondit-elle en montrantVicturnien.

– Oui, dit le vieillard.

Elle, embrassa son neveu, lui laissa quelques larmes sur lefront, et partit.

– Mon bon Chesnel, à quoi serviront vos cent mille francs dansla situation où je me trouve&|160;? dit le comte à son vieil amiquand ils se mirent à causer d’affaires. Vous ne connaissez pas, jele crois, l’étendue de mes malheurs.

Victurnien expliqua son affaire. Chesnel resta foudroyé. Sans laforce de son dévouement, il aurait succombé sous ce coup. Deuxruisseaux de larmes coulèrent de ces yeux, qu’on aurait crudesséchés. Il redevint enfant pour quelques instants. Pendantquelques instants il fut insensé comme un homme qui verrait brûlersa maison, et à travers une fenêtre, flamber le berceau de sesenfants, et leur cheveux siffler en se consumant. Il se dressa enpied, eût dit Amyot, il sembla grandir, il leva ses vieilles mains,il les agita par des gestes désespérés et fous.

– Que votre père meure sans jamais rien savoir, jeunehomme&|160;! C’est assez d’être faussaire, ne soyez pointparricide&|160;? Fuir&|160;? Non, ils vous condamneraient parcontumace. Malheureux enfant, pourquoi n’avez-vous pas contrefaitma signature à moi&|160;? Moi j’aurais payé, je n’aurais pas portéle titre chez le Procureur du Roi&|160;? Je ne puis plus rien. Vousm’avez acculé dans le dernier trou de l’Enfer.

Du Croisier&|160;! que devenir&|160;? que faire&|160;? Si vousaviez tué quelqu’un, cela s’excuse encore&|160;; mais unfaux&|160;! un faux. Et le temps, le temps qui s’envole, dit-il enmontrant sa vieille pendule par un geste menaçant. Il faut un fauxpasse-port, maintenant : le crime attire le crime. Il faut… dit-ilen faisant une pause, il faut avant tout sauver la Maisond’Esgrignon.

– Mais, s’écria Victurnien, l’argent est encore chez madame deMaufrigneuse.

– Ah&|160;! s’écria Chesnel. Eh&|160;! bien, il y a quelqueespoir bien faible : pourrons-nous attendrir du Croisier,l’acheter&|160;? il aura, s’il les veut, tous les biens de laMaison. J’y vais, je vais le réveiller, lui offrir tout.D’ailleurs, ce n’est pas vous qui aurez fait le faux, ce sera moi.J’irai aux galères, j’ai passé l’âge des galères, on ne pourra queme mettre en prison.

– Mais j’ai écrit le corps du mandat, dit Victurnien sanss’étonner de ce dévouement insensé.

– Imbécile&|160;! Pardon, monsieur le comte. Il fallait le faireécrire par Joséphin, s’écria le vieux notaire enragé. C’est un bongarçon, il aurait eu tout sur le dos. C’est fini, le monde croule,reprit le vieillard affaissé qui s’assit. Du Croisier est un tigre,gardons-nous de le réveiller. Quelle heure est-il&|160;? où est lemandat&|160;? à Paris, on le rachèterait chez les Keller, ils s’yprêteraient. Ah&|160;! c’est une affaire où tout est péril, uneseule fausse démarche nous perd. En tout cas, il faut l’argent.Allons, personne ne vous sait ici, vivez enterré dans la cave, s’ille faut. Moi, je vais à Paris, j’y cours, j’entends venir lamalle-poste de Brest.

En un moment, le vieillard retrouva les facultés de sa jeunesse,son agilité, sa vigueur : il se fit un paquet de voyage, prit del’argent, mit un pain de six livres dans la petite chambre, et yenferma son enfant d’adoption.

– Pas de bruit, lui dit-il, restez là jusqu’à mon retour, sanslumière la nuit, ou sinon vous allez au bagne&|160;!M’entendez-vous, monsieur le comte&|160;? oui, au bagne, si, dansune ville comme la nôtre, quelqu’un vous savait là.

Puis Chesnel sortit de chez lui, après avoir ordonné à lagouvernante de le dire malade, de ne recevoir personne, de renvoyertout le monde, et de remettre toute espèce d’affaire à trois jours.Il alla séduire le directeur de la poste, lui raconta un roman, caril eut le génie d’un romancier habile : il obtint, au cas où il yaurait une place, d’être pris sans passe-port&|160;; et il se fitpromettre le secret sur ce départ précipité. La malle arrivatrès-heureusement vide.

Débarqué, le lendemain dans la nuit à Paris, le notaire setrouvait à neuf heures du matin chez les Keller, il y apprit que lefatal mandat était retourné depuis trois jours à du Croisier&|160;;mais tout en prenant ses informations, il n’y avait rien dit decompromettant. Avant de quitter les banquiers, il leur demanda si,en rétablissant les fonds, ils pouvaient faire revenir cette pièce.François Keller répondit que la pièce appartenait à du Croisier,qui seul était maître de la garder ou de la renvoyer. Le vieillardau désespoir alla chez la duchesse. A cette heure, madame deMaufrigneuse ne recevait personne. Chesnel sentait le prix dutemps, il s’assit dans l’antichambre, écrivit quelques lignes, etles fit parvenir à madame de Maufrigneuse, en séduisant, enfascinant, en intéressant, en commandant les domestiques les plusinsolents, les plus inaccessibles du monde. Quoiqu’elle fût encoreau lit, la duchesse, au grand étonnement de sa maison, reçut danssa chambre le vieil homme en culottes noires, en bas drapés, ensouliers agrafés.

– Qu’y a-t-il, monsieur, dit-elle en se posant dans sondésordre, que veut-il de moi, l’ingrat&|160;?

– Il y a, madame la duchesse, s’écria le bonhomme, que vous avezcent mille écus à nous.

– Oui, dit-elle. Que signifie…

– Cette somme est le résultat d’un faux qui nous mène auxgalères, et que nous avons fait par amour pour vous, dit vivementChesnel. Comment ne l’avez-vous pas deviné, vous qui êtes sispirituelle&|160;? Au lieu de gronder le jeune homme, vous auriezdû le questionner, et le sauver en l’arrêtant à propos. Maintenant,Dieu veuille que le malheur ne soit pas irréparable&|160;! Nousallons avoir besoin de tout votre crédit auprès du Roi.

Aux premiers mots qui lui expliquèrent l’affaire, la duchessehonteuse de sa conduite avec un amant si passionné, craignit d’êtresoupçonnée de complicité. Dans son désir de montrer qu’elle avaitconservé l’argent sans y toucher, elle oublia toute convenance, etne compta pas d’ailleurs ce notaire pour un homme&|160;; elle jetason édredon par un mouvement violent, s’élança vers son secrétaireen passant devant le notaire comme un de ces anges qui traversentles vignettes de Lamartine, et se remit confuse au lit, après avoirtendu les cent mille écus à Chesnel.

– Vous êtes un ange, madame, dit-il. (Elle devait être un angepour tout le monde&|160;!) Mais ce ne sera pas tout, reprit lenotaire, je compte sur votre appui pour nous sauver.

– Vous sauver&|160;! j’y réussirai ou je périrai. Il faut bienaimer pour ne pas reculer devant un crime. Pour quelle femme a-t-onfait pareille chose&|160;? Pauvre enfant&|160;! Allez, ne perdezpas de temps, cher monsieur Chesnel. Comptez sur moi comme survous-même.

– Madame la duchesse, madame la duchesse&|160;!

Le vieux notaire ne put rien dire que ces mots, tant il étaitsaisi&|160;! Il pleurait, il lui prit envie de danser, mais il eutpeur de devenir fou, il se contint.

– A nous deux, nous le sauverons, dit-il en s’en allant.

Chesnel alla voir aussitôt Joséphin qui lui ouvrit le secrétaireet la table où étaient les papiers du jeune comte, il y trouvatrès-heureusement quelques lettres de du Croisier et des Keller quipouvaient devenir utiles. Puis, il prit une place dans unediligence qui partait immédiatement. Il paya les postillons demanière à faire aller la lourde voiture aussi vite que la malle,car il rencontra deux voyageurs aussi pressés que lui, et quis’accordèrent pour faire leurs repas en voiture. La route fut commedévorée. Le notaire rentra rue du Bercail, après trois joursd’absence. Quoiqu’il fût onze heures avant minuit, il était troptard. Chesnel aperçut des gendarmes à sa porte, et quand il enatteignit le seuil, il vit dans sa cour le jeune comte arrêté.Certes, s’il en avait eu le pouvoir, il aurait tué tous les gens dejustice et les soldats, mais il ne put que se jeter au cou deVicturnien.

– Si je ne réussis pas à étouffer l’affaire, il faudra vous tueravant que l’acte d’accusation ne soit dressé, lui dit-il àl’oreille.

Victurnien était dans un tel état de stupeur, qu’il regarda lenotaire sans le comprendre.

– Me tuer, répéta-t-il.

– Oui&|160;? Si vous n’en aviez pas le courage, mon enfant,comptez sur moi, lui dit Chesnel en lui serrant la main.

Il resta, malgré la douleur que lui causait ce spectacle, plantésur ses deux jambes tremblantes, à regarder le fils de son cœur, lecomte d’Esgrignon, l’héritier de cette grande maison, marchantentre les gendarmes, entre le commissaire de police de la ville, lejuge de paix, et l’huissier du Parquet. Le vieillard ne recouvra sarésolution et sa présence d’esprit que quand cette troupe eutdisparu, qu’il n’entendit plus le bruit des pas, et que le silencese fut rétabli.

– Monsieur, vous allez vous enrhumer, lui dit Brigitte.

– Que le diable t’emporte, s’écria le notaire exaspéré.

Brigitte, qui n’avait rien entendu de pareil depuis vingt-neufans qu’elle servait Chesnel, laissa tomber sa chandelle&|160;; maissans prendre garde à l’épouvante de Brigitte, le maître, quin’entendit pas l’exclamation de sa gouvernante, se mit à courirvers le Val-Noble.

– Il est fou, se dit-elle. Après tout, il y a de quoi. Mais oùva-t-il&|160;? il m’est impossible de le suivre. Quedeviendra-t-il&|160;? irait-il se noyer.

Brigitte réveilla le premier clerc, et l’envoya surveiller lesbords de la rivière, devenus fatalement célèbres depuis le suicided’un jeune homme plein d’avenir, et la mort récente d’une jeunefille séduite. Chesnel se rendait à l’hôtel de du Croisier. Il n’yavait plus d’espoir que là. Les crimes de faux ne peuvent êtrepoursuivis que sur des plaintes privées. Si du Croisier voulait s’yprêter, il était encore possible de faire passer la plainte pour unmalentendu, Chesnel espérait encore acheter cet homme.

Pendant cette soirée, il était venu beaucoup plus de monde qu’àl’ordinaire chez monsieur et madame du Croisier. Quoique cetteaffaire eût été tenue secrète entre le Président du Tribunal,monsieur du Ronceret, monsieur Sauvager, premier Substitut deProcureur du Roi, et monsieur du Coudrai, l’ancien Conservateur deshypothèques destitué pour avoir mal voté, mesdames du Ronceret etdu Coudrai l’avaient confiée sous le secret, à une ou deux amiesintimes. La nouvelle avait donc couru dans la société mi-partie denoblesse et de bourgeoisie qui se donnait rendez-vous chez monsieurdu Croisier. Chacun sentait la gravité d’une affaire semblable etn’osait en parler ouvertement. L’attachement de madame du Croisierà la haute noblesse était d’ailleurs si connu qu’à peine sehasarda-t-on à chuchoter quelque chose du malheur qui arrivait auxd’Esgrignon en demandant des éclaircissements. Les principauxintéressés attendirent, pour en causer, l’heure à laquelle la bonnemadame du Croisier faisait sa retraite vers sa chambre à coucher,où elle accomplissait ses devoirs religieux loin des regards de sonmari. Au moment où la dame du logis disparut, les adhérents de duCroisier qui connaissaient le secret et les plans de ce grandindustriel se comptèrent, ils virent encore dans le salon despersonnes que leurs opinions ou leurs intérêts rendaient suspectes,ils continuèrent à jouer. Vers onze heures et demie, il ne restaplus que les intimes, monsieur Sauvager, monsieur Camusot, le Juged’Instruction et sa femme, monsieur et madame du Ronceret, leurfils Félicien, monsieur et madame du Coudrai, Joseph Blondet, filsaîné d’un vieux juge, en tout dix personnes.

On raconte que Talleyrand, dans une fatale nuit, à trois heuresdu matin, jouant chez la duchesse de Luynes, interrompit le jeu,posa sa montre sur la table, demanda aux joueurs si le prince deCondé avait d’autre enfant que le duc d’Enghien. – Pourquoidemandez-vous une chose que vous savez si bien&|160;? réponditmadame de Luynes. – C’est que si le prince n’a pas d’autre enfant,la maison de Condé est finie. Après un moment de silence, on repritle jeu. Ce fut par un mouvement semblable que procéda le Présidentdu Ronceret, soit qu’il connût ce trait de l’histoirecontemporaine, soit que les petits esprits ressemblent aux grandsdans les expressions de la vie politique. Il regarda sa montre, etdit en interrompant le boston : – En ce moment, on arrête monsieurle comte d’Esgrignon, et cette maison si fière est à jamaisdéshonorée.

– Vous avez donc mis la main sur l’enfant, s’écria joyeusementdu Coudrai.

Tous les assistants, moins le Président, le Substitut et duCroisier, manifestèrent un étonnement subit.

– Il vient d’être arrêté dans la maison de Chesnel où il s’étaitcaché, dit le Substitut en prenant l’air d’un homme capable etméconnu qui devrait être ministre de la Police.

Ce monsieur Sauvager, premier Substitut, était un jeune homme devingt-cinq ans, maigre et grand, à figure longue et olivâtre, àcheveux noirs et crépus, les yeux enfoncés et bordés en dessousd’un large cercle brun répété au-dessus par ses paupières ridées etbistrées. Il avait un nez d’oiseau de proie, une bouche serrée, lesjoues laminées par l’étude et creusées par l’ambition. Il offraitle type de ces êtres secondaires à l’affût des circonstances, prêtsà tout faire pour parvenir, mais en se tenant dans les limites dupossible et dans le décorum de la légalité. Son air importantannonçait admirablement sa faconde servile. Le secret de laretraite du jeune comte lui avait été dit par le successeur deChesnel, et il en faisait honneur à sa pénétration. Cette nouvelleparut vivement surprendre le Juge d’Instruction, monsieur Camusotqui, sur le réquisitoire de Sauvager, avait décerné le mandatd’arrêt si promptement exécuté. Camusot était un homme d’environtrente ans, petit, déjà gras, blond, à chair molle, à teint lividecomme celui de presque tous les magistrats qui vivent enfermés dansleurs cabinets ou leurs salles d’audience. Il avait de petits yeuxjaune clair, pleins de cette défiance qui passe pour de laruse.

Madame Camusot regarda son mari comme pour lui dire : –N’avais-je pas raison&|160;?

– Ainsi l’affaire aura lieu&|160;? dit le Juged’Instruction.

– En douteriez-vous&|160;? reprit du Coudrai. Tout est finipuisqu’on tient le comte.

– Il y a le Jury, dit monsieur Camusot. Pour cette affaire,monsieur le Préfet saura le composer de manière que avec lesrécusations ordonnées au Parquet et celles de l’accusé, il ne resteque des personnes favorables à l’acquittement. Mon avis serait detransiger, dit-il en s’adressant à du Croisier.

– Transiger, dit le Président, mais la Justice est saisie.

– Acquitté ou condamné, le comte d’Esgrignon n’en sera pas moinsdéshonoré, dit le Substitut.

– Je suis partie civile, dit du Croisier, j’aurai Dupin l’aîné.Nous verrons comment la maison d’Esgrignon se tirera de sesgriffes.

– Elle saura se défendre et choisir un avocat à Paris, elle vousopposera Berryer, dit madame Camusot. A bon chat, bon rat.

Du Croisier, monsieur Sauvager et le Président du Ronceretregardèrent le Juge d’Instruction en proie à une même pensée. Leton et la manière avec lesquels la jeune femme jeta son proverbe àla face des huit personnes qui complotaient la perte de la maisond’Esgrignon leur causèrent des émotions que chacune d’ellesdissimula comme savent dissimuler les gens de province, habituéspar leur cohérence continue aux ruses de la vie monacale. La petitemadame Camusot remarqua le changement des visages qui secomposèrent dès que l’on eut flairé l’opposition probable du jugeaux desseins de du Croisier. En voyant son mari dévoiler le fond desa pensée, elle avait voulu sonder la profondeur de ces haines, etdeviner par quel intérêt du Croisier s’était attaché le premierSubstitut qui avait agi si précipitamment et si contrairement auxvues du Pouvoir.

– Dans tous les cas, dit-elle, si dans cette affaire il vient deParis des avocats célèbres, elle nous promet des séances de Courd’Assises bien intéressantes&|160;; mais l’affaire expirera entrele Tribunal et la Cour royale. Il est à croire que le Gouvernementfera secrètement tout ce qu’on peut faire pour sauver un jeunehomme qui appartient à de grandes familles, et qui a la duchesse deMaufrigneuse pour amie. Ainsi je ne crois pas que nous ayons descandale à Landernau.

– Comme vous y allez, madame&|160;! dit sévèrement le Président.Croyez-vous que le Tribunal qui instruira l’affaire et la jugerad’abord, soit influençable par des considérations étrangères à lajustice&|160;?

– L’événement prouve le contraire, dit-elle avec malice enregardant le Substitut et le Président qui lui jetèrent un regardfroid.

– Expliquez-vous, madame&|160;? dit le Substitut. Vous parlezcomme si nous n’avions pas fait notre devoir.

– Les paroles de madame n’ont aucune valeur, dit Camusot.

– Mais celles de monsieur le Président n’ont-elles pas préjugéune question qui dépend de l’Instruction, reprit-elle, et cependantl’Instruction est encore à faire et le Tribunal n’a pas encoreprononcé&|160;?

– Nous ne sommes pas au Palais, lui répondit le Substitut avecaigreur, et d’ailleurs nous savons tout cela.

– Monsieur le Procureur du Roi ignore tout encore, luirépliqua-t-elle en le regardant avec ironie. Il va revenir de laChambre des députés en toute hâte. Vous lui avez taillé de labesogne, il portera sans doute lui-même la parole.

Le Substitut fronça ses gros sourcils touffus, et les intéressésvirent écrits sur son front de tardifs scrupules. Il se fit alorsun grand silence pendant lequel on n’entendit que jeter et releverles cartes. Monsieur et madame Camusot, qui se virenttrès-froidement traités, sortirent pour laisser les conspirateursparler à leur aise.

– Camusot, lui dit sa femme dans la rue, tu t’es trop avancé.Pourquoi faire soupçonner à ces gens que tu ne trempes pas dansleurs plans&|160;? ils te joueront quelque mauvais tour.

– Que peuvent-ils contre moi, je suis le seul Juged’Instruction.

– Ne peuvent-ils pas te calomnier sourdement et provoquer tadestitution.

En ce moment, le couple fut heurté par Chesnel. Le vieux notairereconnut le Juge d’Instruction. Avec la lucidité des gens rompusaux affaires, il comprit que la destinée de la maison d’Esgrignonétait entre les mains de ce jeune homme.

– Ah&|160;! monsieur, s’écria le bonhomme, nous allons avoirbien besoin de vous. Je ne veux vous dire qu’un mot. Pardonnez-moi,madame, dit-il à la femme du juge en lui arrachant son mari.

En bonne conspiratrice, madame Camusot regarda du côté de lamaison de du Croisier, afin de rompre le tête-à-tête au cas oùquelqu’un en sortirait&|160;; mais elle jugeait avec raison lesennemis occupés à discuter l’incident qu’elle avait jeté à traversleurs plans. Chesnel entraîna le juge dans un coin sombre, le longdu mur, et s’approcha de son oreille.

– Le crédit de la duchesse de Maufrigneuse, celui du prince deCadignan, des ducs de Navarreins, de Lenoncourt, le garde dessceaux, le chancelier, le Roi, tout vous est acquis si vous êtespour la maison d’Esgrignon, lui dit-il. J’arrive de Paris, jesavais tout, j’ai couru tout expliquer à la Cour. Nous comptons survous et je vous garderai le secret. Si vous nous êtes ennemi, jerepars demain pour Paris et dépose entre les mains de Sa Grandeurune plainte en suspicion légitime contre le Tribunal, dont sansdoute plusieurs membres étaient ce soir chez du Croisier, y ont bu,y ont mangé contrairement aux lois, et qui d’ailleurs sont sesamis.

Chesnel aurait fait intervenir le Père Eternel s’il en avait eule pouvoir, il laissa le juge sans attendre de réponse, et s’élançacomme un faon vers la maison de du Croisier. Sommé par sa femme delui révéler les confidences de Chesnel, le juge obéit et futassailli par ce : – N’avais-je pas raison, mon ami&|160;? que lesfemmes disent aussi quand elles ont tort, mais moins doucement. Enarrivant chez lui, Camusot avait confessé la supériorité de safemme et reconnu le bonheur de lui appartenir, aveu qui préparasans doute une heureuse nuit aux deux époux. Chesnel rencontra legroupe de ses ennemis qui sortaient de chez du Croisier, etcraignit de le trouver couché, ce qu’il eût regardé comme unmalheur, car il était dans une de ces circonstances qui demandentde la promptitude.

– Ouvrez de par le Roi&|160;! cria-t-il au domestique quifermait le vestibule.

Il venait de faire arriver le Roi auprès d’un petit jugeambitieux, il avait gardé ce mot sur ses lèvres, il s’embrouillait,il délirait. On ouvrit. Le notaire s’élança comme la foudre dansl’antichambre.

– Mon garçon, dit-il au domestique, cent écus pour toi si tupeux réveiller madame du Croisier et me l’envoyer à l’instant.Dis-lui tout ce que tu voudras.

Chesnel devint calme et froid en ouvrant la porte du brillantsalon où du Croisier se promenait seul à grands pas. Ces deuxhommes se mesurèrent alors pendant un moment par un regard quiavait en profondeur vingt ans de haine et d’inimitié. L’un avait lepied sur le cœur de la maison d’Esgrignon, l’autre s’avançait avecla force d’un lion pour la lui arracher.

– Monsieur, dit Chesnel, je vous salue humblement. Votre plaintea été déposée&|160;?

– Oui, monsieur.

– Depuis quand&|160;?

– Depuis hier.

– Aucun autre acte que le mandat d’arrêt n’est lancé&|160;?

– Je le pense, répliqua du Croisier.

– Je viens traiter.

– La Justice est saisie, la vindicte publique aura son cours,rien ne peut l’arrêter.

– Ne nous occupons pas de cela, je suis à vos ordres, à vospieds.

Le vieux Chesnel tomba sur ses genoux, et tendit ses mainssuppliantes à du Croisier.

– Que vous faut-il&|160;? Voulez-vous nos biens, notrechâteau&|160;! prenez tout, retirez la plainte, ne nous laissez quela vie et l’honneur. Outre tout ce que j’offre, je serai votreserviteur, vous disposerez de moi.

Du Croisier laissa le vieillard à genoux et s’assit dans unfauteuil.

– Vous n’êtes pas vindicatif, vous êtes bon, vous ne nous envoulez pas assez pour ne pas vous prêter à un arrangement, dit levieillard. Avant le jour, le jeune homme serait libre.

– Toute la ville sait son arrestation, dit du Croisier quisavourait sa vengeance.

– C’est un grand malheur, mais s’il n’y a ni jugement nipreuves, nous arrangerons bien tout.

Du Croisier réfléchissait, Chesnel le crut aux prises avecl’intérêt, il eut l’espoir de tenir son ennemi par ce grand mobiledes actions humaines. En ce moment suprême, madame du Croisier semontra.

– Venez, madame, aidez-moi à fléchir votre cher mari, ditChesnel toujours à genoux.

Madame du Croisier releva le vieillard en manifestant la plusprofonde surprise. Chesnel raconta l’affaire. Quand la noble filledes serviteurs des ducs d’Alençon connut ce dont il s’agissait,elle se tourna les larmes aux yeux vers du Croisier.

– Ah&|160;! monsieur, pouvez-vous hésiter&|160;? lesd’Esgrignon, l’honneur de la province, lui dit-elle.

– Il s’agit bien de cela, s’écria du Croisier se levant etreprenant sa promenade agitée.

– Hé&|160;! de quoi s’agit-il donc&|160;?… fit Chesnelétonné.

– Monsieur Chesnel, il s’agit de la France&|160;! il s’agit dupays, il s’agit du peuple, il s’agit d’apprendre à messieurs vosnobles qu’il y a une justice, des lois, une bourgeoisie, une petitenoblesse qui les vaut et qui les tient&|160;! on ne fourrage pasdix champs de blé pour un lièvre, on ne porte pas le déshonneurdans les familles en séduisant de pauvres filles, on ne doit pasmépriser des gens qui nous valent, on ne se moque pas d’eux pendantdix ans, sans que ces faits ne grossissent, ne produisent desavalanches, et ces avalanches tombent, écrasent, enterrentmessieurs les nobles. Vous voulez le retour à l’ancien ordre dechoses, vous voulez déchirer le pacte social, cette charte où nosdroits sont écrits…

– Après, dit Chesnel.

– N’est-ce pas une sainte mission que d’éclairer lepeuple&|160;? s’écria du Croisier, il ouvrira les yeux sur lamoralité de votre parti quand il verra les nobles allant, commePierre ou Jacques, en Cour d’Assises. On se dira que les petitesgens qui ont de l’honneur valent mieux que les grandes gens qui sedéshonorent. La Cour d’Assises luit pour tout le monde. Je suis icile défenseur du peuple, l’ami des lois. Vous m’avez jeté vous-mêmedu côté du peuple à deux reprises, d’abord en refusant monalliance, puis en me mettant an ban de votre société. Vous récoltezce que vous avez semé.

Ce début effraya Chesnel aussi bien que madame du Croisier. Lafemme acquérait une horrible connaissance du caractère de son mari,ce fut une lueur qui lui éclairait non-seulement le passé, maisencore l’avenir. Il paraissait impossible de faire capituler cecolosse&|160;; mais Chesnel ne recula point devantl’impossible.

– Quoi&|160;! monsieur, vous ne pardonneriez pas, vous n’êtesdonc pas chrétien&|160;? dit madame du Croisier.

– Je pardonne comme Dieu pardonne, madame, à des conditions.

– Quelles sont-elles&|160;? dit Chesnel qui crut apercevoir unrayon d’espérance.

– Les Elections vont venir, je veux les voix dont vousdisposez.

– Vous les aurez, dit Chesnel.

– Je veux, reprit du Croisier, être reçu, ma femme et moi,familièrement, tous les soirs, avec amitié, en apparence du moins,par monsieur le marquis d’Esgrignon et par les siens.

– Je ne sais pas comment nous l’y amènerons, mais vous serezreçu.

– Je veux une hypothèque de quatre cent mille francs fondée surune transaction écrite au sujet de cette affaire, afin de toujoursvous tenir un canon chargé sur le cœur.

– Nous consentons, dit Chesnel sans avouer encore qu’il avaitles cent mille écus sur lui&|160;; mais elle sera entre mainstierces et rendue à la famille après votre élection et lepayement.

– Non, mais après le mariage de ma petite-nièce, mademoiselleDuval qui réunira peut-être un jour quatre millions. Cette jeunepersonne sera instituée mon héritière au contrat et celle de mafemme, vous la ferez épouser à votre jeune comte.

– Jamais&|160;! dit Chesnel.

– Jamais, reprit du Croisier tout enivré de son triomphe.Bonsoir.

– Imbécile que je suis, se dit Chesnel, pourquoi reculé-jedevant un mensonge avec un pareil homme&|160;!

Du Croisier s’en alla, se plaisant à tout annuler au nom de sonorgueil froissé, après avoir joui de l’humiliation de Chesnel,avoir balancé les destinées de la superbe maison en qui se résumaitl’aristocratie de la province, et imprimé la marque de son pied surles entrailles des d’Esgrignon. Il remonta dans sa chambre, enlaissant sa femme avec Chesnel. Dans son ivresse il ne voyait riencontre sa victoire, il croyait fermement que les cent mille écusétaient dissipés&|160;; pour les trouver, la maison d’Esgrignonavait besoin de vendre ou d’hypothéquer ses biens&|160;; à sesyeux, la Cour d’Assises était donc inévitable. Les affaires de fauxsont toujours arrangeables, quand la somme surprise est restituée.Les victimes de ce crime sont ordinairement des gens riches qui nese soucient pas d’être la cause du déshonneur d’un homme imprudent.Mais du Croisier ne voulait renoncer à ses droits qu’à bon escient.Il se coucha donc en pensant au magnifique accomplissement de sesespérances, soit par la Cour d’Assises, soit par ce mariage, et iljouissait d’entendre la voix de Chesnel se lamentant avec madame duCroisier. Profondément religieuse et catholique, royaliste etattachée à la Noblesse, madame du Croisier partageait les idées deChesnel à l’égard des d’Esgrignon. Aussi tous ses sentimentsvenaient-ils d’être cruellement froissés. Cette bonne royalisteavait entendu le hurlement du libéralisme qui, dans l’opinion deson directeur, souhaitait la ruine du catholicisme. Pour elle, leCôté Gauche était 1793 avec l’émeute et l’échafaud.

– Que dirait votre oncle, ce saint qui nous écoute&|160;?s’écria Chesnel.

Madame du Croisier ne répondit que par deux grosses larmes quicoulèrent sur ses joues.

– Vous avez déjà été la cause de la mort d’un pauvre garçon etdu deuil éternel de sa mère, reprit Chesnel en voyant combien ilfrappait juste et qui eût frappé jusqu’à briser ce cœur pour sauverVicturnien, voulez-vous assassiner mademoiselle Armande qui nesurvivrait pas huit jours à l’infamie de sa maison&|160;?Voulez-vous assassiner le pauvre Chesnel, votre ancien notaire, quituera le jeune comte dans sa prison avant qu’on ne l’accuse, et quise tuera pour ne pas aller lui-même en Cour d’Assises commecoupable d’un meurtre&|160;?

– Mon ami, assez&|160;! assez&|160;! Je suis capable de toutpour étouffer une semblable affaire, mais je ne connais monsieur duCroisier tout entier que depuis quelques instants… A vous, je puisl’avouer&|160;! Il n’y a pas de ressources.

– S’il y en avait&|160;? dit Chesnel.

– Je donnerais la moitié de mon sang pour qu’il y en eût,répondit-elle en achevant sa pensée par un hochement de tête où sepeignit une envie de réussir.

Semblable au premier Consul qui, vaincu dans les champs deMarengo jusqu’à cinq heures du soir, à six heures obtint lavictoire par l’attaque désespérée de Desaix et par la terriblecharge de Kellermann, Chesnel aperçut les éléments du triomphe aumilieu des ruines. Il fallait être Chesnel, il fallait être vieuxnotaire, vieil intendant, avoir été petit clerc de Maître Sorbierpère, il fallait les illuminations soudaines du désespoir, pourêtre aussi grand que Napoléon, plus grand même : cette bataillen’était pas Marengo mais Waterloo, et Chesnel voulait vaincre lesPrussiens en les voyant arrivés.

– Madame, vous de qui j’ai fait les affaires pendant vingt ans,vous l’honneur de la Bourgeoisie, comme les d’Esgrignon sontl’honneur de la Noblesse de cette province, sachez qu’il dépendmaintenant de vous seule de sauver la maison d’Esgrignon.Maintenant répondez&|160;? laisserez-vous déshonorer les mânes devotre oncle, les d’Esgrignon, le pauvre Chesnel&|160;? Voulez-voustuer mademoiselle Armande qui pleure&|160;? Voulez-vous rachetervos torts en réjouissant vos ancêtres, les intendants des ducsd’Alençon, en consolant les mânes de notre cher abbé qui, s’ilpouvait sortir de son cercueil, vous commanderait de faire ce queje vous demande à genoux&|160;?

– Quoi&|160;? s’écria madame du Croisier.

– Hé&|160;! bien, voici les cent mille écus, dit-il en tirant desa poche les paquets de billets de banque. Acceptez-les, tout serafini.

– S’il ne s’agit que de cela, reprit-elle, et s’il n’en peutrien résulter de mauvais pour mon mari…

– Rien que de bon, dit Chesnel. Vous lui évitez les vengeanceséternelles de l’Enfer au prix d’un léger désappointementici-bas.

– Il ne sera pas compromis&|160;? demanda-t-elle en regardantChesnel.

Chesnel lut alors dans le fond de l’âme de cette pauvre femme.Madame du Croisier hésitait entre deux religions, entre lescommandements que l’Eglise a tracés aux épouses et ses devoirsenvers le Trône et l’Autel : elle trouvait son mari blâmable, etn’osait le blâmer, elle aurait voulu pouvoir sauver lesd’Esgrignon, et ne voulait rien faire contre les intérêts de sonmari.

– En rien, dit Chesnel, votre vieux notaire vous le jure sur lessaints Evangiles…

Chesnel n’avait plus que son salut éternel à offrir à la maisond’Esgrignon, il le risqua en commettant un horrible mensonge&|160;;mais il fallait abuser madame du Croisier ou périr. Aussitôt ilrédigea lui-même et dicta à madame du Croisier un reçu de centmille écus daté de cinq jours avant la fatale lettre de change, àune époque où il se rappela une absence faite par du Croisier quiétait allé dans les biens de sa femme y ordonner desaméliorations.

– Vous me jurez, dit Chesnel quand madame du Croisier eut lescent mille écus et quand il tint cette pièce, de déclarer devant leJuge d’Instruction que vous avez reçu cette somme au jour dit.

– Ne sera-ce pas un mensonge&|160;?

– Officieux, dit Chesnel.

– Je ne saurais le faire sans l’avis de mon directeur, monsieurl’abbé Couturier.

– Eh&|160;! bien, dit Chesnel, ne vous conduisez dans cetteaffaire que par ses conseils.

– Je vous le promets.

– Ne remettez la somme à monsieur du Croisier qu’après avoircomparu devant le Juge d’Instruction.

– Oui, dit-elle. Hélas, que Dieu me prête la force decomparaître devant la Justice humaine pour y soutenir unmensonge&|160;!

Après avoir baisé la main de madame du Croisier, Chesnel sedressa majestueusement comme un des prophètes peints par Raphaël auVatican.

– L’âme de votre oncle tressaille de joie, vous avez à jamaiseffacé le tort d’avoir épousé l’ennemi du Trône et de l’Autel.

Ces paroles frappèrent vivement l’âme timorée de madame duCroisier. Chesnel pensa soudain à s’assurer de l’abbé Couturier, ledirecteur de la conscience de madame du Croisier. Il savait quelleopiniâtreté mettent les gens dévots dans le triomphe de leursidées, une fois qu’ils se sont avancés pour leur parti, il voulutengager le plus promptement possible l’Eglise dans cette lutte enla mettant de son côté, il alla donc à l’hôtel d’Esgrignon,réveilla mademoiselle Armande, lui apprit les événements de lanuit, et la lança sur la route de l’évêché pour amener le prélatlui-même sur le champ de bataille.

– Mon Dieu&|160;! tu dois sauver la maison d’Esgrignon, s’écriaChesnel en revenant chez lui à pas lents. L’affaire devientmaintenant une lutte judiciaire. Nous sommes en présence d’hommesqui ont des passions et des intérêts, nous pouvons tout obtenird’eux. Ce du Croisier a profité de l’absence du Procureur du Roiqui nous est dévoué, mais qui, depuis l’ouverture des Chambres, està Paris. Qu’ont-ils donc fait pour empaumer le premier Substitutqui a donné suite à la plainte sans avoir consulté son chef&|160;?Demain matin, il faudra pénétrer ce mystère, étudier le terrain, etpeut-être, après avoir saisi les fils de cette trame,retournerai-je à Paris afin de mettre en jeu les hautes puissancespar la main de madame de Maufrigneuse.

Tels étaient les raisonnements du pauvre vieil athlète quivoyait juste, et qui se coucha quasi-mort sous le poids de tantd’émotions et de tant de fatigues. Néanmoins, avant de s’endormir,il jeta sur les magistrats qui composaient le Tribunal, un coupd’oeil scrutateur qui embrassait les pensées secrètes de leursambitions, afin de voir quelles étaient ses chances dans cettelutte, et comment ils pouvaient être influencés. En donnant uneforme succincte au long examen des consciences que fit Chesnel, ilfournira peut-être un tableau de la magistrature en province.

Les juges et les gens du Roi forcés de commencer leur carrièreen province où s’agitent les ambitions judiciaires, voient tousParis à leur début, tous aspirent à briller sur ce vaste théâtre oùs’élèvent les grandes causes politiques, où la magistrature estliée aux intérêts palpitants de la société. Mais ce paradis desgens de justice admet peu d’élus, et les neuf dixièmes desmagistrats doivent, tôt ou tard, se caser pour toujours enprovince. Ainsi tout Tribunal, toute Cour royale de provinceoffrent deux partis bien tranchés, celui des ambitions lasséesd’espérer, contentes de l’excessive considération accordée enprovince au rôle qu’y jouent les magistrats, ou endormies par unevie tranquille&|160;; puis celui des jeunes gens et des vraistalents auxquels l’envie de parvenir que nulle déception n’atempérée, ou que la soif de parvenir aiguillonne sans cesse, donneune sorte de fanatisme pour leur sacerdoce. A cette époque, leroyalisme animait les jeunes magistrats contre les ennemis desBourbons. Le moindre Substitut rêvait réquisitoires, appelait detous ses vœux un de ces procès politiques qui menaient le zèle enrelief, attiraient l’attention du Ministère et faisaient avancerles gens du Roi. Qui, parmi les Parquets, ne jalousait la Cour dansle ressort de laquelle éclatait une conspirationbonapartiste&|160;? Qui ne souhaitait trouver un Caron, un Berton,une levée de boucliers&|160;? Ces ardentes ambitions, stimulées parla grande lutte des partis, appuyées sur la raison d’Etat et sur lanécessité de monarchiser la France, étaient lucides, prévoyantes,perspicaces&|160;; elles faisaient avec rigueur la police,espionnaient les populations et les poussaient dans la voie del’obéissance d’où elles ne doivent pas sortir. La Justice alorsfanatisée par la foi monarchique réparait les torts des anciensParlements, et marchait d’accord avec la Religion, tropostensiblement peut-être. Elle fut alors plus zélée qu’habile, ellepécha moins par machiavélisme que par la sincérité de ses vues quiparurent hostiles aux intérêts généraux du Pays, qu’elle essayaitde mettre à l’abri des révolutions. Mais, prise dans son ensemble,la Justice contenait encore trop d’éléments bourgeois, elle étaitencore trop accessible aux passions mesquines du libéralisme, elledevait devenir tôt ou tard constitutionnelle et se ranger du côtéde la Bourgeoisie au jour d’une lutte. Dans ce grand corps, commedans l’Administration, il y eut de l’hypocrisie, ou pour mieuxdire, un esprit d’imitation qui porte la France à toujours semodeler sur la Cour, et à la tromper ainsi très-innocemment.

Ces deux sortes de physionomies judiciaires existaient auTribunal où s’allait décider le sort du jeune d’Esgrignon. Monsieurle président du Ronceret, un vieux juge nommé Blondet yreprésentaient ces magistrats, résignés à n’être que ce qu’ils sontet casés pour toujours dans leur ville. Le parti jeune et ambitieuxcomptait monsieur Camusot le Juge d’Instruction et monsieur Michu,nommé juge-suppléant par la protection de la maison de Cinq-Cygne,et qui devait à la première occasion entrer dans le ressort de laCour royale de Paris.

Mis à l’abri de toute destitution par l’inamovibilité judiciaireet ne se voyant pas accueilli par l’aristocratie suivantl’importance qu’il se donnait, le Président du Ronceret avait prisparti pour la Bourgeoisie en donnant à son désappointement levernis de l’indépendance, sans savoir que ses opinions lecondamnaient à rester président toute sa vie. Une fois engagé danscette voie, il fut conduit par la logique des choses, à mettre sonespérance d’avancement dans le triomphe de du Croisier et du CôtéGauche. Il ne plaisait pas plus à la Préfecture qu’à la Courroyale. Forcé de garder des ménagements avec le pouvoir, il étaitsuspect aux Libéraux. Il n’avait ainsi de place dans aucun parti.Obligé de laisser la candidature électorale à du Croisier, il sevoyait sans influence et jouait un rôle secondaire. La fausseté desa position réagissait sur son caractère, il était aigre etmécontent. Fatigué de son ambiguïté politique, il avait résolusecrètement de se mettre à la tête du parti libéral et de dominerainsi du Croisier. Sa conduite dans l’affaire du comte d’Esgrignonfut son premier pas dans cette carrière. Il représentaitadmirablement déjà cette Bourgeoisie qui offusque de ses petitespassions les grands intérêts du pays, quinteuse en politique,aujourd’hui pour et demain contre le pouvoir, qui compromet tout etne sauve rien, désespérée du mal qu’elle a fait et continuant àl’engendrer, ne voulant pas reconnaître sa petitesse, et tracassantle pouvoir en s’en disant la servante, à la fois humble etarrogante, demandant au peuple une subordination qu’elle n’accordepas à la Royauté, inquiète des supériorités qu’elle désire mettre àson niveau, comme si la grandeur pouvait être petite, comme si lepouvoir pouvait exister sans force.

Ce Président était un grand homme sec et mince, à front fuyant,à cheveux grêles et châtains, aux yeux vairons, à teint couperosé,aux lèvres serrées. Sa voix éteinte faisait entendre le sifflementgras de l’asthme. Il avait pour femme une grande créaturesolennelle et dégingandée qui s’affublait des modes les plusridicules, et se parait excessivement. La Présidente se donnait desairs de reine, elle portait des couleurs vives, et n’allait jamaisau bal sans orner sa tête de ces turbans si chers aux Anglaises, etque la province cultive avec amour. Riches tous deux de quatre oucinq mille livres de rente, ils réunissaient, avec le traitement dela présidence, une douzaine de mille francs. Malgré leur pente àl’avarice, ils recevaient un jour par semaine afin de satisfaireleur vanité. Fidèle aux vieilles mœurs de la ville où du Croisierintroduisait le luxe moderne, monsieur et madame du Ronceretn’avaient fait aucun changement, depuis leur mariage, à l’antiquemaison où ils demeuraient, et qui appartenait à madame. Cettemaison, qui avait une façade sur la cour et l’autre sur un petitjardin, présentait sur la rue un vieux pignon triangulaire etgrisâtre, percé d’une croisée à chaque étage. La cour et le jardinétaient encaissés par une haute muraille, le long de laquelles’étendaient dans le jardin une allée de marronniers et les communsdans la cour. Du côté de la rue qui longeait le jardin, s’étendaitune vieille grille en fer dévorée de rouille&|160;; et sur la cour,entre deux panneaux de mur, était une grande porte cochère terminéepar une immense coquille. Cette coquille se retrouvait au-dessus dela porte de la façade. Là, tout était sombre, étouffé, sans air. Lamuraille mitoyenne offrait des jours grillés comme des fenêtres deprison. Les fleurs avaient l’air de se déplaire dans les petitscarrés de ce jardinet, où les passants pouvaient voir par la grillece qui s’y faisait. Au rez-de-chaussée, après une grandeantichambre éclairée sur le jardin, on entrait dans le salon dontune des fenêtres donnait sur la rue, et qui avait un perron à portevitrée sur le jardin. La salle à manger d’une grandeur égale àcelle du salon était de l’autre côté de l’antichambre. Ces troispièces s’harmoniaient à cet ensemble mélancolique. Les plafonds,tous coupés par ces lourdes solives peintes, ornées au milieu dequelques maigres lozanges à rosaces sculptées, brisaient le regard.Les peintures, de tons criards, étaient vieilles et enfumées. Lesalon, décoré de grands rideaux en soie rouge mangée par le soleil,était garni d’un meuble de bois peint en blanc et couvert envieille tapisserie de Beauvais à couleurs effacées. Sur lacheminée, une pendule du temps de Louis XV se voyait entre desgirandoles extravagantes dont les bougies jaunes ne s’allumaientqu’aux jours où la présidente dépouillait de son enveloppe verte unvieux lustre à pendeloques de cristal de roche. Trois tables de jeuà tapis vert râpé, un trictrac suffisaient aux joies de lacompagnie à laquelle madame du Ronceret accordait du cidre, deséchaudés, des marrons, des verres d’eau sucrée et de l’orgeat faitchez elle. Depuis quelque temps, elle avait adopté tous les quinzejours un thé enjolivé de pâtisseries assez piteuses. Par chaquetrimestre, les du Ronceret donnaient un grand dîner à troisservices, tambouriné dans la ville, servi dans une détestablevaisselle, mais confectionné avec la science qui distingue lescuisinières de province. Ce repas gargantuesque durait six heures.Le Président essayait alors de lutter par une abondance d’avareavec l’élégance de du Croisier. Ainsi la vie et ses accessoiresconcordaient chez le Président à son caractère et à sa fausseposition. Il se déplaisait chez lui sans savoir pourquoi, mais iln’osait y faire aucune dépense pour y changer l’état des choses,trop heureux de mettre tous les ans sept ou huit mille francs decôté pour pouvoir établir richement son fils Félicien qui n’avaitvoulu devenir ni magistrat, ni avocat, ni administrateur, et dontla fainéantise le désespérait. Le Président était sur ce point enrivalité avec son vice-président monsieur Blondet, vieux juge quidepuis long-temps avait lié son fils avec la famille Blandureau.Ces riches marchands de toiles avaient une fille unique à laquellele président souhaitait de marier Félicien. Comme le mariage deJoseph Blondet dépendait de sa nomination aux fonctions dejuge-suppléant que le vieux Blondet espérait obtenir en donnant sadémission, le président du Ronceret contrariait sourdement lesdémarches du juge et faisait travailler les Blandureau secrètement.Aussi, sans l’affaire du jeune comte d’Esgrignon, peut-être lesBlondet [M. Blondet] auraient-ils été supplantés par l’astucieuxPrésident, dont la fortune était bien supérieure à celle de soncompétiteur.

La victime des manœuvres de ce président machiavélique, monsieurBlondet, une de ces curieuses figures enfouies en province comme devieilles médailles dans une crypte, avait alors environsoixante-sept ans&|160;; il portait bien son âge, il était de hautetaille, et son encolure rappelait les chanoines du bon temps. Sonvisage, percé par les mille trous de la petite vérole qui lui avaitdéformé le nez en le lui tournant en vrille, ne manquait pas dephysionomie, il était coloré très également d’une teinte rouge, etanimé par deux petits yeux vifs, habituellement sardoniques, et parun certain mouvement satirique de ses lèvres violacées. Avocatavant la Révolution, il avait été fait Accusateur Public, mais ilfut le plus doux de ces terribles fonctionnaires. Le bonhommeBlondet, on l’appelait ainsi, avait amorti l’action révolutionnaireen acquiesçant à tout et n’exécutant rien. Forcé d’emprisonnerquelques nobles, il avait mis tant de lenteur à leur procès, qu’illeur fit atteindre au neuf thermidor avec une adresse qui lui avaitconcilié l’estime générale. Certes, le bonhomme Blondet aurait dûêtre le Président du Tribunal&|160;; mais, lors de laréorganisation des tribunaux, il fut écarté par Napoléon dontl’éloignement pour les républicains reparaissait dans les moindresdétails du gouvernement. La qualification d’ancien AccusateurPublic, inscrite en marge du nom de Blondet, fit demander parl’Empereur à Cambacérès s’il n’y avait pas dans le pays quelquerejeton d’une vieille famille parlementaire à mettre à sa place. DuRonceret, dont le père avait été Conseiller au Parlement, fut doncnommé. Malgré la répugnance de l’Empereur, l’archichancelier, dansl’intérêt de la justice, maintint Blondet juge, en disant que levieil avocat était un des plus forts jurisconsultes de France. Letalent du juge, ses connaissances dans l’ancien Droit et plus tarddans la nouvelle législation eussent dû le mener fort loin&|160;;mais, semblable en ceci à quelques grands esprits, il méprisaitprodigieusement ses connaissances judiciaires et s’occupait presqueexclusivement d’une science étrangère à sa profession, et pourlaquelle il réservait ses prétentions, son temps et ses capacités.Le bonhomme aimait passionnément l’horticulture, il était encorrespondance avec les plus célèbres amateurs, il avait l’ambitionde créer de nouvelles espèces, il s’intéressait aux découvertes dela botanique, il vivait enfin dans le monde des fleurs. Comme tousles fleuristes, il avait sa prédilection pour une plante choisieentre toutes et sa favorite était le Pelargonium. Le tribunal etses procès, sa vie réelle n’étaient donc rien auprès de la viefantastique et pleine d’émotions que menait le vieillard, de plusen plus épris de ses innocentes sultanes. Les soins à donner à sonjardin, les douces habitudes de l’horticulteur clouèrent lebonhomme Blondet dans sa serre. Sans cette passion, il eût éténommé député sous l’Empire, il eût sans doute brillé dans le CorpsLégislatif. Son mariage fut une autre raison de sa vie obscure. Al’âge de quarante ans, il fit la folie d’épouser une jeune fille dedix-huit ans, de laquelle il eut dans la première année de sonmariage un fils nommé Joseph. Trois ans après, madame Blondet,alors la plus jolie femme de la ville, inspira au Préfet duDépartement une passion qui ne se termina que par sa mort. Elle eutdu Préfet, au su de toute la ville et du vieux Blondet lui-même, unsecond fils nommé Emile. Madame Blondet, qui aurait pu stimulerl’ambition de son mari, qui aurait pu l’emporter sur les fleurs,favorisa le goût du juge pour la Botanique, et ne voulut pas plusquitter la ville que le Préfet ne voulut changer de Préfecture tantque vécut sa maîtresse. Incapable de soutenir à son âge une lutteavec une jeune femme, le magistrat se consola dans sa serre, etprit une très-jolie servante pour soigner son sérail de beautésincessamment diversifiées. Pendant que le juge dépotait, repiquait,arrosait, marcotait, greffait, mariait et panachait ses fleurs,madame Blondet dépensait son bien en toilettes et en modes pourbriller dans les salons de la Préfecture&|160;; un seul intérêt,l’éducation d’Emile, qui certes appartenait encore à sa passion,pouvait l’arracher aux soins de cette belle affection, que la villefinit par admirer. Cet enfant de l’amour était aussi joli, aussispirituel que Joseph était lourd et laid. Le vieux juge aveuglé parl’amour paternel aimait autant Joseph que sa femme chérissaitEmile. Pendant douze ans, monsieur Blondet fut d’une résignationparfaite, il ferma les yeux sur les amours de sa femme enconservant une attitude noble et digne, à la façon des grandsseigneurs du dix-huitième siècle&|160;; mais, comme tous les gensde goûts tranquilles, il nourrissait une haine profonde contre sonfils cadet. En 1818, à la mort de sa femme, il expulsa l’intrus, enl’envoyant faire son Droit à Paris sans autre secours qu’unepension de douze cents francs, à laquelle aucun cri de détresse nelui fit ajouter une obole. Sans la protection de son véritablepère, Emile Blondet eût été perdu. La maison du juge est une desplus jolies de la ville. Située presqu’en face de la Préfecture,elle a sur la rue principale une petite cour proprette, séparée dela chaussée par une vieille grille de fer contenue entre deuxpilastres en brique. Entre chacun de ces pilastres et la maisonvoisine se trouvent deux autres grilles assises sur de petits murségalement en brique et à hauteur d’appui. Cette cour, large de dixet longue de vingt toises, est divisée en deux massifs de fleurspar le pavé de brique qui mène de la grille à la porte de lamaison. Ces deux massifs, renouvelés avec soin, offrent àl’admiration publique leurs triomphants bouquets en toute saison.Du bas de ces deux monceaux de fleurs, s’élance sur le pan des mursdes deux maisons voisines un magnifique manteau de plantesgrimpantes. Les pilastres sont enveloppés de chèvrefeuilles etornés de deux vases en terre cuite, où des cactus acclimatésprésentent aux regards étonnés des ignorants leurs monstrueusesfeuilles hérissées de leurs piquantes défenses, qui semblent dues àune maladie botanique. La maison, bâtie en brique, dont lesfenêtres sont décorées d’une marge cintrée également en brique,montre sa façade simple, égayée par des persiennes d’un vert vif.Sa porte vitrée permet de voir, par un long corridor au bout duquelest une autre porte vitrée, l’allée principale d’un jardind’environ deux arpents. Les massifs de cet enclos s’aperçoiventsouvent par les croisées du salon et de la salle à manger, quicorrespondent entre elles comme celles du corridor. Du côté de larue, la brique a pris depuis deux siècles une teinte de rouille etde mousse entremêlée de tons verdâtres en harmonie avec lafraîcheur des massifs et de leurs arbustes. Il est impossible auvoyageur qui traverse la ville de ne pas aimer cette maison sigracieusement encaissée, fleurie, moussue jusque sur ses toits quedécorent deux pigeons en poterie.

Outre cette vieille maison à laquelle rien n’avait été changédepuis un siècle, le juge possédait environ quatre mille livres derente en terres. Sa vengeance, assez légitime, consistait à fairepasser cette maison, les terres et son siège, à son fils Joseph, etla ville entière connaissait ses intentions. Il avait fait untestament en faveur de ce fils, par lequel il l’avantageait de toutce que le Code permet à un père de donner à l’un de ses enfants, audétriment de l’autre. De plus, le bonhomme thésaurisait depuisquinze ans pour laisser à ce niais la somme nécessaire pourrembourser à son frère

Emile la portion qu’on ne pouvait lui ôter. Chassé de la maisonpaternelle, Emile Blondet avait su conquérir une positiondistinguée à Paris&|160;; mais plus morale que positive. Saparesse, son laissez-aller, son insouciance avaient désespéré sonvéritable père qui, destitué dans une des réactions ministériellessi fréquentes sous la Restauration, était mort presque ruiné,doutant de l’avenir d’un enfant doué par la nature des plusbrillantes qualités. Emile Blondet était soutenu par l’amitié d’unedemoiselle de Troisville, mariée au comte de Montcornet, et qu’ilavait connue avant son mariage. Sa mère vivait encore au moment oùles Troisville revinrent d’émigration. Madame Blondet tenait àcette famille par des liens éloignés, mais suffisants pour yintroduire Emile. La pauvre femme pressentait l’avenir de son fils,elle le voyait orphelin, pensée qui lui rendait la mort doublementamère&|160;; aussi lui cherchait-elle des protecteurs. Elle sutlier Emile avec l’aînée des demoiselles de Troisville à laquelle ilplut infiniment, mais qui ne pouvait l’épouser. Cette liaison futsemblable à celle de Paul et Virginie. Madame Blondet essaya dedonner de la durée à cette mutuelle affection qui devait passercomme passent ordinairement ces enfantillages, qui sont comme lesdînettes de l’amour, en montrant à son fils un appui dans lafamille Troisville. Quand, déjà mourante, madame Blondet apprit lemariage de mademoiselle de Troisville avec le général Montcornet,elle vint la prier solennellement de ne jamais abandonner Emile etde le patroner dans le monde parisien où la fortune du générall’appelait à briller. Heureusement pour lui, Emile se protégealui-même. A vingt ans, il débuta comme un maître dans le mondelittéraire. Son succès ne fut pas moindre dans la société choisieoù le lança son père qui d’abord put fournir aux profusions dujeune homme. Cette célébrité précoce, la belle tenue d’Emileresserrèrent peut-être les liens de l’amitié qui l’unissait à lacomtesse. Peut-être madame de Montcornet, qui avait du sang russedans les veines, sa mère était fille de la princesse Sherbellof,eût-elle renié son ami d’enfance pauvre et luttant avec tout sonesprit contre les obstacles de la vie parisienne etlittéraire&|160;; mais quand vinrent les tiraillements de la vieaventureuse d’Emile, leur attachement était inaltérable de part etd’autre. En ce moment, Blondet, que le jeune d’Esgrignon avaittrouvé à Paris devant lui à son premier souper, passait pour un desflambeaux du journalisme. On lui accordait une grande supérioritédans le monde politique, et il dominait sa réputation. Le bonhommeBlondet ignorait complétement la puissance que le gouvernementconstitutionnel avait donnée aux journaux&|160;; personne nes’avisait de l’entretenir d’un fils dont il ne voulait pas entendreparler&|160;; il ne savait donc rien de cet enfant maudit ni de sonpouvoir.

L’intégrité du juge égalait sa passion pour les fleurs, il neconnaissait que le Droit. Il recevait les plaideurs, les écoutait,causait avec eux et leur montrait ses fleurs&|160;; il acceptaitd’eux des graines précieuses, mais sur le siége, il devenait lejuge le plus impartial du monde. Sa manière de procéder était siconnue, que les plaideurs ne le venaient plus voir que pour luiremettre des pièces qui pouvaient éclairer sa religion. Personne necherchait à le tromper. Son savoir, ses lumières et son insouciancepour ses talents réels, le rendaient tellement indispensable à duRonceret que, sans ses raisons matrimoniales, le Président auraitencore secrètement contrarié par tous les moyens possibles lademande du vieux juge en faveur de son fils&|160;; car si le savantvieillard quittait le Tribunal, le Président était hors d’état deprononcer un jugement. Le bonhomme Blondet ne savait pas qu’enquelques heures, son fils Emile pouvait accomplir ses désirs. Ilvivait avec une simplicité digne des héros de Plutarque. Le soir ilexaminait les procès, le matin il soignait ses fleurs, et pendantle jour il jugeait. La jolie servante, devenue mûre et ridée commeune pomme à Pâques, avait soin de la maison, tenue selon les us etcoutumes d’une avarice rigoureuse. Mademoiselle Cadot avaittoujours sur elle les clefs des armoires et du fruitier&|160;; elleétait infatigable : elle allait elle-même au marché, faisait lesappartements et la cuisine, et ne manquait jamais d’entendre samesse le matin. Pour donner une idée de la vie intérieure de ceménage, il suffira de dire que le père et le fils ne mangeaientjamais que des fruits gâtés, par suite de l’habitude qu’avaitmademoiselle Cadot de toujours donner au dessert les plusavancés&|160;; que l’on ignorait la jouissance du pain frais etqu’on y observait les jeûnes ordonnés par l’Eglise. Le jardinierétait rationné comme un soldat, et constamment observé par cettevieille Validé, traitée avec tant de déférence, qu’elle dînait avecses maîtres. Aussi trottait-elle continuellement de la salle à lacuisine pendant les repas. Le mariage de Joseph Blondet avecmademoiselle Blandureau avait été soumis par le père et la mère decette héritière à la nomination de ce pauvre avocat sans cause à laplace de juge-suppléant. Dans le désir de rendre son fils capabled’exercer ses fonctions, le père se tuait de lui marteler lacervelle à coups de leçons pour en faire un routinier. Le filsBlondet passait presque toutes ses soirées dans la maison de saprétendue où, depuis son retour de Paris, Félicien du Ronceretavait été admis, sans que ni le vieux ni le jeune Blondet enconçussent la moindre crainte. Les principes économiques quiprésidaient à cette vie mesurée avec une exactitude digne du Peseurd’Or de Gérard Dow, où il n’entrait pas un grain de sel de trop, oùpas un profit n’était oublié, cédaient cependant aux exigences dela serre et du jardinage. Le jardin était la folie de Monsieur,disait mademoiselle Cadot, qui ne considérait pas son aveugle amourpour Joseph comme une folie, elle partageait à l’égard de cetenfant la prédilection du père : elle le choyait, lui reprisait sesbas, et aurait voulu voir employer à son usage l’argent mis àl’horticulture. Ce jardin, merveilleusement tenu par un seuljardinier, avait des allées sablées en sable de rivière, sans cesseratissées, et de chaque côté desquelles ondoyaient lesplates-bandes pleines des fleurs les plus rares. Là, tous lesparfums, toutes les couleurs, des myriades de petits pots exposésau soleil, des lézards sur les murs, des serfouettes, des binettesenrégimentées, enfin l’attirail des choses innocentes et l’ensembledes productions gracieuses qui justifient cette charmante passion.Au bout de sa serre, le juge avait établi un vaste amphithéâtre oùsur des gradins siégeaient cinq ou six mille pots de pelargonium,magnifique et célèbre assemblée que la ville et plusieurs personnesdes départements circonvoisins venaient voir à sa floraison. A sonpassage par cette ville, l’impératrice Marie-Louise avait honorécette curieuse serre de sa visite, et fut si fort frappée de cespectacle qu’elle en parla à Napoléon, et l’empereur donna la croixau vieux juge. Comme le savant horticulteur n’allait dans aucunesociété, hormis la maison Blandureau, il ignorait les démarchesfaites à la sourdine par le Président. Ceux qui avaient pu pénétrerles intentions de du Ronceret, le redoutaient trop pour avertir lesinoffensifs Blondet.

Quant à Michu, ce jeune homme, puissamment protégé, s’occupaitbeaucoup plus de plaire aux femmes de la société la plus élevée oùles recommandations de la famille de Cinq-Cygne l’avaient faitadmettre, que des affaires excessivement simples d’un Tribunal deprovince. Riche d’environ dix mille livres de rente, il étaitcourtisé par les mères, et menait une vie de plaisirs. Il faisaitson Tribunal par acquit de conscience, comme on fait ses devoirs auCollége&|160;; il opinait du bonnet, en disant à tout : – Oui, cherPrésident. Mais, sous cet apparent laissez-aller, il cachaitl’esprit supérieur d’un homme qui avait étudié à Paris et quis’était distingué déjà comme Substitut. Habitué à traiter largementtous les sujets, il faisait rapidement ce qui occupait long-tempsle vieux Blondet et le Président, auxquels il résumait souvent lesquestions difficiles à résoudre. Dans les conjonctures délicates,le président et le vice-président consultaient leur juge-suppléant,ils lui confiaient les délibérés épineux et s’émerveillaienttoujours de sa promptitude à leur apporter une besogne où le vieuxBlondet ne trouvait rien à reprendre. Protégé par l’aristocratie laplus hargneuse, jeune et riche, le juge suppléant vivait en dehorsdes intrigues et des petitesses départementales, il était de toutesles parties de campagne, gambadait avec les jeunes personnes,courtisait les mères, dansait au bal, et jouait comme un financier.Enfin, il s’acquittait à merveille de son rôle de magistratfashionable, sans néanmoins compromettre sa dignité qu’il savaitfaire intervenir à propos, en homme d’esprit. Il plaisaitinfiniment par la manière franche avec laquelle il avait adopté lesmœurs de la province sans les critiquer. Aussi s’efforçait-on delui rendre supportable le temps de son exil.

Le Procureur du Roi, magistrat du plus grand talent, mais jetédans la haute politique, imposait au Président. Sans son absence,l’affaire de Victurnien n’eût pas eu lieu. Sa dextérité, sonhabitude des affaires auraient tout prévenu. Le Président et duCroisier avaient profité de sa présence à la Chambre des Députés,dont il était un des plus remarquables orateurs ministériels, pourourdir leurs trames, en estimant, avec une certaine habileté,qu’une fois la Justice saisie et l’affaire ébruitée, il n’y auraitplus aucun remède. En effet, en aucun tribunal, à cette époque, leParquet n’eût accueilli sans un long examen, et sans peut-être enréférer au Procureur-Général, une plainte en faux contre le filsaîné de l’une des plus nobles familles du royaume. En pareillecirconstance, les gens de justice, de concert avec le pouvoir,eussent essayé mille transactions pour étouffer une plainte quipouvait envoyer un jeune homme imprudent aux galères. Ils eussentagi peut-être de même pour une famille libérale considérée, à moinsqu’elle ne fût trop ouvertement ennemie du trône et de l’autel.L’accueil de la plainte de du Croisier et l’arrestation du jeunecomte n’avaient donc pas eu lieu facilement. Voici comment lePrésident et du Croisier s’y étaient pris pour arriver à leursfins.

Monsieur Sauvager, jeune avocat royaliste, arrivé au gradejudiciaire de premier Substitut à force de servilisme ministériel,régnait au Parquet en l’absence de son chef. Il dépendait de lui delancer un réquisitoire en admettant la plainte de du Croisier.Sauvager, homme de rien et sans aucune espèce de fortune, vivait desa place. Aussi le pouvoir comptait-il entièrement sur un homme quiattendait tout de lui. Le Président exploita cette situation. Dèsque la pièce arguée de faux fut entre les mains de du Croisier, lesoir même, madame la présidente du Ronceret, soufflée par son mari,eut une longue conversation avec monsieur Sauvager, auquel elle fitobserver combien la carrière de la magistrature debout étaitincertaine : un caprice ministériel, une seule faute y tuaitl’avenir d’un homme.

– Soyez homme de conscience, donnez vos conclusions contre lepouvoir quand il a tort, vous êtes perdu. Vous pouvez, luidit-elle, profiter en ce moment de votre position pour faire unbeau mariage qui vous mettra pour toujours à l’abri des mauvaiseschances, en vous donnant une fortune au moyen de laquelle vouspourrez vous caser dans la magistrature assise. L’occasion estbelle. Monsieur du Croisier n’aura jamais d’enfants, tout le mondesait le pourquoi&|160;; sa fortune et celle de sa femme iront à sanièce, mademoiselle Duval. Monsieur Duval est un maître de forgesdont la bourse a déjà quelque volume, et son père, qui vit encore,a du bien. Le père et le fils ont à eux deux un million, ils ledoubleront aidé par du Croisier, maintenant lié avec la hautebanque et les gros industriels de Paris. Monsieur et madame Duvaljeune donneront, certes, leur fille à l’homme qui sera présenté parson oncle du Croisier, en considération des deux fortunes qu’ildoit laisser à sa nièce, car du Croisier fera sans doute avantagerau contrat mademoiselle Duval de toute la fortune de sa femme, quin’a pas d’héritiers. Vous connaissez la haine de du Croisier pourles d’Esgrignon, rendez-lui service, soyez son homme, accueillezune plainte en faux qu’il va vous déposer contre le jeuned’Esgrignon, poursuivez le comte immédiatement, sans consulter leProcureur du Roi. Puis, priez Dieu que pour avoir été magistratimpartial contre le gré du pouvoir, le ministre vous destitue,votre fortune est faite&|160;! Vous aurez une charmante femme ettrente mille livres de rente en dot, sans compter quatre millionsd’espérance dans une dizaine d’années.

En deux soirées, le premier Substitut avait été gagné. LePrésident et monsieur Sauvager avaient tenu l’affaire secrète pourle vieux juge, pour le juge suppléant et pour le second substitut.Sûr de l’impartialité de Blondet en présence des faits, lePrésident avait la majorité sans compter Camusot. Mais toutmanquait par la défection imprévue du juge d’Instruction. LePrésident voulait un jugement de mise en accusation avant que leProcureur du Roi ne fût averti. Camusot ou le second Substitutn’allaient-ils pas le prévenir&|160;?

Maintenant, en expliquant la vie intérieure du juged’Instruction Camusot, peut-être apercevra-t-on les raisons quipermettaient à Chesnel de considérer ce jeune magistrat commeacquis aux d’Esgrignon, et qui lui avaient donné la hardiesse de lesuborner en pleine rue. Camusot, fils de la première femme d’unmarchand de soieries de la rue des Bourdonnais, objet de l’ambitionde son père, avait été destiné à la magistrature. En épousant safemme, il avait épousé la protection d’un huissier du Cabinet duRoi, protection sourde, mais efficace, qui lui avait déjà valu sanomination de juge, et, plus tard, celle de Juge d’Instruction. Iln’avait pas eu plus de mille écus de rente constitués par ses pèreet mère à son contrat&|160;; mademoiselle Thirion ne lui avait pasapporté plus de vingt mille francs de dot, c’était donc un pauvreménage que le sien, car les appointements d’un juge en province nes’élèvent pas au-dessus de quinze cents francs. Cependant les Jugesd’Instruction ont un supplément d’environ mille francs à raison desdépenses et des travaux extraordinaires de leurs fonctions. Malgréles fatigues qu’elles donnent, ces places sont assez enviées&|160;;mais elles sont révocables : aussi madame Camusot venait-elle degronder son mari d’avoir découvert sa pensée au Président.Marie-Cécile-Amélie Thirion, depuis trois ans de mariage, s’étaitaperçue de la bénédiction de Dieu par la régularité de deuxaccouchements heureux, une fille et un garçon&|160;; mais ellesuppliait Dieu de ne plus la tant bénir. Encore quelquesbénédictions, et sa gêne deviendrait misère. La fortune de monsieurCamusot le père devait se faire long-temps attendre. D’ailleurscette riche succession ne pouvait pas donner plus de huit ou dixmille francs de rente aux enfants du négociant qui étaientquatre.

Puis, quand se réaliserait ce que tous les faiseurs de mariageappellent des espérances, le juge n’aurait-il pas des enfants àétablir&|160;? Chacun concevra donc la situation d’une petite femmepleine de sens et de résolution, comme était madame Camusot&|160;;elle avait trop bien senti l’importance d’un faux pas fait par sonmari dans sa carrière, pour ne pas se mêler des affairesjudiciaires.

Enfant unique d’un ancien serviteur du roi Louis XVIII, un valetqui l’avait suivi en Italie, en Courlande, en Angleterre, et que leRoi avait récompensé par la seule place qu’il pût remplir, celled’huissier de son cabinet par quartier, Amélie avait reçu chez ellecomme un reflet de la Cour. Thirion lui dépeignait les grandsseigneurs, les ministres, les personnages qu’il annonçait,introduisait, et voyait passant et repassant. Elevée comme à laporte des Tuileries, cette jeune femme avait donc pris une teinturedes maximes qui s’y pratiquent, et adopté le dogme de l’obéissanceabsolue au pouvoir. Aussi avait-elle sagement jugé qu’en serangeant du côté des d’Esgrignon, son mari plairait à madame laduchesse de Maufrigneuse, à deux puissantes familles desquelles sonpère s’appuierait, en un moment opportun, auprès du Roi. A lapremière occasion, Camusot pouvait être nommé juge à Paris. Cettepromotion rêvée, désirée à tout moment, devait apporter six millefrancs d’appointements, les douceurs d’un logement chez son père ouchez les Camusot, et tous les avantages des deux fortunespaternelles. Si l’adage : loin des yeux, loin du cœur, est vraipour la plupart des femmes, il est vrai surtout en fait desentiments de famille et de protections ministérielles ou royales.De tout temps les gens qui servent personnellement les rois fonttrès-bien leurs affaires : on s’intéresse à un homme, fût-ce unvalet, en le voyant tous les jours.

Madame Camusot, qui se considérait comme de passage, avait prisune petite maison dans la rue du Cygne. La ville n’est pas assezpassante pour que l’industrie des appartements garnis s’y exerce.Ce ménage n’était pas d’ailleurs assez riche pour vivre dans unhôtel, comme monsieur Michu. La Parisienne avait donc été obligéed’accepter les meubles du pays. La modicité de ses revenus l’avaitobligée à prendre cette maison remarquablement laide, mais qui nemanquait pas d’une certaine naïveté de détails. Appuyée à la maisonvoisine de manière à présenter sa façade à la cour, elle n’avait àchaque étage qu’une fenêtre sur la rue. La cour, bordée dans salargeur par deux murailles ornées de rosiers et d’alaternes, avaitau fond, en face de la maison, un hangar assis sur deux arcades enbriques. Une petite porte bâtarde donnait entrée à cette sombremaison encore assombrie par un grand noyer planté au milieu de lacour. Au rez-de-chaussée, où l’on montait par un perron à doublerampe et à balustrades en fer très-ouvragé, mais rongé par larouille, se trouvait sur la rue une salle à manger, et de l’autrecôté la cuisine. Le fond du corridor qui séparait ces deux chambresétait occupé par un escalier en bois. Le premier étage ne secomposait que de deux pièces, dont l’une servait de cabinet aumagistrat, et l’autre de chambre à coucher. Le second étage enmansarde contenait également deux chambres, une pour la cuisinièreet l’autre pour la femme de chambre qui gardait avec elle lesenfants. Aucune pièce de la maison n’avait de plafond, toutesprésentaient ces solives blanchies à la chaux, dont les entre-deuxsont plafonnés de blanc-en-bourre. Les deux chambres du premierétage et la salle d’en bas avaient de ces lambris à formescontournées, où s’est exercée la patience des menuisiers du derniersiècle. Ces boiseries, peintes en gris-sale, étaient du plus tristeaspect. Le cabinet du juge était celui d’un avocat de province : ungrand bureau et un fauteuil d’acajou, la bibliothèque de l’étudianten Droit, et ses meubles mesquins apportés de Paris. La chambre demadame était indigène : elle avait des ornements bleus et blancs,un tapis, un de ces mobiliers hétéroclites qui semblent à la modeet qui sont tout simplement les meubles dont les formes n’ont pasété adoptées à Paris. Quant à la salle du rez-de-chaussée, elleétait ce qu’est une salle en province, nue, froide, à papiers detenture humides et passés.

C’était dans cette chambre mesquine, sans autre vue que celle dece noyer, de ces murs à feuillage noir et de la rue presquedéserte, que passait toutes ses journées une femme assez vive etlégère, habituée aux plaisirs, au mouvement de Paris, seule laplupart du temps, ou recevant des visites ennuyeuses et sottes quilui faisaient préférer sa solitude à des caquetages vides, où lemoindre trait d’esprit auquel elle se laissait aller donnait lieu àd’interminables commentaires et envenimait sa situation. Occupée deses enfants, moins par goût que pour mettre un intérêt dans sa viepresque solitaire, elle ne pouvait exercer sa pensée que sur lesintrigues qui se nouaient autour d’elle, sur les menées des gens deprovince, sur leurs ambitions enfermées dans des cercles étroits.Aussi pénétrait-elle promptement des mystères auxquels ne songeaitpas son mari. Son hangar plein de bois, où sa femme de chambrefaisait des savonnages, n’était pas ce qui frappait ses regards,quand, assise à la fenêtre de sa chambre, elle tenait à la mainquelque broderie interrompue : elle contemplait Paris où tout estplaisir, où tout est plein de vie, elle en rêvait les fêtes etpleurait d’être dans cette froide prison de province. Elle sedésolait d’être dans un pays paisible, où jamais il n’arriverait niconspiration, ni grande affaire. Elle se voyait pour long-tempssous l’ombre de ce noyer.

Madame Camusot était une petite femme, grasse, fraîche, blonde,ornée d’un front très-busqué, d’une bouche rentrée, d’un mentonrelevé, traits que la jeunesse rendait supportables, mais quidevaient lui donner de bonne heure un air vieux. Ses yeux vifs etspirituels, mais qui exprimaient un peu trop son innocente envie deparvenir, et la jalousie que lui causaient son inférioritéprésente, allumaient comme deux lumières dans sa figure commune, etla relevaient par une certaine force de sentiment que le succèsdevait éteindre plus tard. Elle usait de beaucoup d’industrie poursa toilette, elle inventait des garnitures, elle se les brodait,elle méditait ses atours avec sa femme de chambre venue avec ellede Paris, et maintenait ainsi la réputation des Parisiennes enprovince. Sa causticité la rendait redoutable, elle n’était pasaimé. Avec cet esprit fin et investigateur qui distingue les femmesinoccupées, obligées d’employer leur journée, elle avait fini pardécouvrir les opinions secrètes du Président. Aussiconseillait-elle depuis quelque temps à Camusot de lui déclarer laguerre. L’affaire du jeune comte était une excellente occasion.Avant de venir en soirée chez monsieur du Croisier, elle n’avaitpas eu de peine à démontrer à son mari, qu’en cette affaire, lepremier Substitut allait contre les intentions de ses chefs. Lerôle de Camusot était de se faire un marchepied de ce procèscriminel, en favorisant la maison d’Esgrignon, bien autrementpuissante que le parti du Croisier.

– Sauvager n’épousera jamais mademoiselle Duval qu’on lui auramontrée en perspective, il sera la dupe des Machiavels duVal-Noble, auxquels il va sacrifier sa position. Camusot, cetteaffaire si malheureuse pour les d’Esgrignon et si perfidemententamée par le Président au profit de du Croisier, ne serafavorable qu’à toi, lui avait-elle dit en rentrant.

Cette rusée Parisienne avait également deviné les manœuvressecrètes du Président auprès de Blandureau, et les motifs qu’ilavait de déjouer les efforts du vieux Blondet&|160;; mais elle nevoyait aucun profit à éclairer le fils ou le père sur le péril deleur situation&|160;; elle jouissait de cette comédie commencée,sans se douter de quelle importance pouvait être le secret surprispar elle de la demande faite aux Blandureau par le successeur deChesnel en faveur de Félicien du Ronceret. Dans le cas où laposition de son mari serait menacée par le Président, madameCamusot savait pouvoir menacer à son tour le Président en éveillantl’attention de l’horticulteur sur le rapt projeté de la fleur qu’ilvoulait transplanter chez lui.

Sans pénétrer, comme madame Camusot, les moyens par lesquels duCroisier et le Président avaient gagné le premier Substitut,Chesnel, en examinant ces diverses existences et ces intérêtsgroupés autour des fleurs de lis du Tribunal, compta sur leProcureur du Roi, sur Camusot et sur monsieur Michu. Deux jugespour les d’Esgrignon paralysaient tout. Enfin, le notaireconnaissait trop bien les désirs du vieux Blondet pour ne passavoir que si son impartialité pouvait fléchir, ce serait pourl’œuvre de toute sa vie, pour la nomination de son fils à la placede juge suppléant. Ainsi Chesnel s’endormit plein d’espérance en sepromettant d’aller voir monsieur Blondet, pour lui offrir deréaliser les espérances qu’il caressait depuis si long-temps, enl’éclairant sur les perfidies du Président du Ronceret. Après avoirgagné le vieux juge, il irait parlementer avec le Juged’Instruction auquel il espérait pouvoir prouver, sinonl’innocence, au moins l’imprudence de Victurnien, et réduirel’affaire à une simple étourderie de jeune homme. Chesnel ne dormitni paisiblement ni long-temps&|160;; car, avant le jour, sagouvernante l’éveilla pour lui présenter le plus séduisantpersonnage de cette histoire, le plus adorable jeune homme dumonde, madame la duchesse de Maufrigneuse, venue seule en calèche,et habillée en homme.

– J’arrive pour le sauver ou pour périr avec lui, dit-elle aunotaire qui croyait rêver. J’ai cent mille francs que le Roi m’adonnés sur sa Cassette pour acheter l’innocence de Victurnien, sison adversaire est corruptible. Si nous échouons, j’ai du poisonpour le soustraire à tout, même à l’accusation. Mais nousn’échouerons pas. Le Procureur du Roi, que j’ai fait avertir de cequi se passe, me suit&|160;; il n’a pu venir avec moi, il a vouluprendre les ordres du Garde des Sceaux.

Chesnel rendit scène pour scène à la duchesse : il s’enveloppade sa robe de chambre et tomba à ses pieds qu’il baisa, non sansdemander pardon de l’oubli que la joie lui faisait commettre.

– Nous sommes sauvés, criait-il tout en donnant des ordres àBrigitte pour qu’elle préparât ce dont pouvait avoir besoin laduchesse après une nuit passée à courir la poste.

Il fit un appel au courage de la belle Diane, en lui démontrantla nécessité d’aller chez le Juge d’Instruction au petit jour, afinque personne ne fût dans le secret de cette démarche, et ne pûtmême présumer que la duchesse de Maufrigneuse fût venue.

– N’ai-je pas un passe-port en règle&|160;? dit-elle en luimontrant une feuille où elle était désignée comme monsieur levicomte Félix de Vandenesse, Maître des Requêtes et Secrétaireparticulier du Roi. Ne sais-je pas bien jouer mon rôled’homme&|160;? reprit-elle en rehaussant les faces de sa perruque àla Titus et agitant sa cravache.

– Ah&|160;! madame la duchesse, vous êtes un ange&|160;! s’écriaChesnel les larmes aux yeux. (Elle devait toujours être un ange,même en homme&|160;!) Boutonnez votre redingote, enveloppez-vousjusqu’au nez dans votre manteau, prenez mon bras, et courons chezCamusot avant que personne ne puisse nous rencontrer.

– Je verrai donc un homme qui s’appelle Camusot&|160;?dit-elle.

– Et qui a le nez de son nom, répondit Chesnel.

Quoiqu’il eût la mort au cœur, le vieux notaire jugea nécessaired’obéir à tous les caprices de la duchesse, de rire quand ellerirait, de pleurer avec elle&|160;; mais il gémit de la légèretéd’une femme qui, tout en accomplissant une grande chose, y trouvaitnéanmoins matière à plaisanter. Que n’aurait-il pas fait poursauver le jeune homme&|160;? Pendant que Chesnel s’habilla, madamede Maufrigneuse dégusta la tasse de café à la crème que Brigittelui servit, et convint de la supériorité des cuisinières deprovince sur les Chefs de Paris, qui dédaignent ces menus détailssi importants pour les gourmets. Grâce aux prévoyances quenécessitaient les goûts de son maître pour la bonne chère, Brigitteavait pu offrir à la duchesse une excellente collation. Chesnel etson gentil compagnon se dirigèrent vers la maison de monsieur etmadame Camusot.

– Ah&|160;! il y a une madame Camusot, dit la duchesse,l’affaire pourra s’arranger.

– Et d’autant mieux, lui répondit Chesnel, que madame s’ennuieassez visiblement d’être parmi nous autres provinciaux, elle est deParis.

– Ainsi nous ne devons pas avoir de secret pour elle.

– Vous serez juge de ce qu’il faudra taire ou révéler, dithumblement Chesnel. Je crois qu’elle sera très-flattée de donnerl’hospitalité à la duchesse de Maufrigneuse. Pour ne riencompromettre, il vous faudra sans doute rester chez elle jusqu’à lanuit, à moins que vous n’y trouviez des inconvénients.

– Est-elle bien, madame Camusot&|160;? demanda la duchesse d’unair fat.

– Elle est un peu la reine chez elle, répondit le notaire.

– Elle doit alors se mêler des affaires du Palais, reprit laduchesse. Il n’y a qu’en France, cher monsieur Chesnel, que l’onvoit les femmes si bien épouser leurs maris qu’elles en épousentles fonctions, le commerce ou les travaux. En Italie, enAngleterre, en Espagne, les femmes se font un point d’honneur delaisser leurs maris se débattre avec les affaires&|160;; ellesmettent à les ignorer la même persévérance que nos bourgeoisesfrançaises déploient pour être au fait des affaires de lacommunauté. N’est-ce pas ainsi que vous appelez celajudiciairement&|160;? D’une jalousie incroyable, en fait depolitique conjugale, les Françaises veulent tout savoir. Aussi,dans les moindres difficultés de la vie en France, sentez-vous lamain de la femme qui conseille, guide, éclaire son mari. La plupartdes hommes ne s’en trouvent pas mal, en vérité. En Angleterre, unhomme marié pourrait être mis vingt-quatre heures en prison pourdettes, sa femme, à son retour, lui ferait une scène dejalousie.

– Nous sommes arrivés sans avoir fait la moindre rencontre, ditChesnel. Madame la duchesse, vous devez avoir d’autant plusd’empire ici, que le père de madame Camusot est un huissier duCabinet du Roi, nommé Thirion.

– Et le roi n’y a pas songé&|160;! il ne pense à rien,s’écria-t-elle. Thirion nous a introduits, le prince de Cadignan,monsieur de Vandenesse et moi&|160;! Nous sommes les maîtres céans.Combinez bien tout avec le mari pendant que je vais parler à lafemme.

La femme de chambre, qui lavait, débarbouillait, habillait lesdeux enfants, introduisit les deux étrangers dans la petite sallesans feu.

– Allez porter cette carte à votre maîtresse, dit la duchesse àl’oreille de la femme de chambre, et ne la laissez lire qu’à elle.Si vous êtes discrète, on vous récompensera, ma petite.

La femme de chambre demeura comme frappée de la foudre enentendant cette voix de femme et voyant cette délicieuse figure dejeune homme.

– Eveillez monsieur Camusot, lui dit Chesnel, et dites que jel’attends pour une affaire importante.

La femme de chambre monta. Quelques instants après, madameCamusot s’élança en peignoir à travers les escaliers, etintroduisit le bel étranger après avoir poussé Camusot, en chemise,dans son cabinet avec tous ses vêtements, en lui ordonnant des’habiller et de l’y attendre. Ce coup de théâtre avait été produitpar la carte où était gravé : Madame la duchesse de Maufrigneuse.La fille de l’huissier du Cabinet du Roi avait tout compris.

– Eh&|160;! bien, monsieur Chesnel, ne dirait-on pas que letonnerre vient de tomber ici&|160;? s’écria la femme de chambre àvoix basse. Monsieur s’habille dans son cabinet, vous pouvez ymonter.

– Silence sur tout ceci, répondit le notaire.

Chesnel, en se sentant appuyé par une grande dame qui avaitl’assentiment verbal du Roi aux mesures à prendre pour sauver lecomte d’Esgrignon, prit un air d’autorité qui le servit auprès deCamusot beaucoup mieux que l’air humble avec lequel il l’auraitentretenu, s’il eût été seul et sans secours.

– Monsieur, lui dit-il, mes paroles hier au soir ont pu vousétonner, mais elles sont sérieuses. La maison d’Esgrignon comptesur vous pour bien instruire une affaire d’où elle doit sortir sanstache.

– Monsieur, répondit le juge, je ne relèverai point ce qu’il y ade blessant pour moi et d’attentatoire à la Justice dans vosparoles, car, jusqu’à un certain point, votre position près de lamaison d’Esgrignon l’excuse. Mais…

– Monsieur, pardonnez-moi de vous interrompre, dit Chesnel. Jeviens vous dire des choses que vos supérieurs pensent et n’osentpas avouer, mais que les gens d’esprit devinent, et vous êtes hommed’esprit. A supposer que le jeune homme eût agi imprudemment,croyez-vous que le Roi, que la Cour, que le Ministère fussentflattés de voir un nom comme celui des d’Esgrignon traîné à la Courd’Assises&|160;? Est-il dans l’intérêt, non-seulement du royaume,mais du pays, que les maisons historiques tombent&|160;? L’égalité,aujourd’hui le grand mot de l’Opposition, ne trouve-t-elle pas unegarantie dans l’existence d’une haute aristocratie consacrée par letemps&|160;? Eh&|160;! bien, non-seulement il n’y a pas eu lamoindre imprudence, mais nous sommes des innocents tombés dans unpiége.

– Je suis curieux de savoir comment&|160;? dit le juge.

– Monsieur, reprit Chesnel pendant deux ans, le sieur duCroisier a constamment laissé tirer sur lui pour de fortes sommespar monsieur le comte d’Esgrignon. Nous produirons des traites pourplus de cent mille écus, constamment acquittées par lui, et dontles sommes ont été remises par moi… . saisissez bien ceci&|160;?… .soit avant, soit après l’échéance. Monsieur le comte d’Esgrignonest en mesure de présenter un reçu de la somme tirée par lui,antérieur à l’effet argué de faux&|160;? ne reconnaîtrez-vous pasalors dans la plainte une œuvre de haine et de parti&|160;?n’est-ce pas une odieuse calomnie que cette accusation portée parles adversaires les plus dangereux du trône et de l’autel contrel’héritier d’une vieille famille&|160;? Il n’y a pas eu plus defaux dans cette affaire qu’il ne s’en est fait dans mon Etude.Mandez par devers vous madame du Croisier, laquelle ignore encorela plainte en faux, elle vous déclarera que je lui ai porté lesfonds, et qu’elle les a gardés pour les remettre à son mari absentqui ne les lui réclame pas. Interrogez du Croisier à cesujet&|160;? il vous dira qu’il ignore ma remise à madame duCroisier.

– Monsieur, répondit le Juge d’Instruction, vous pouvez émettrede pareilles assertions dans le salon de monsieur d’Esgrignon ouchez des gens qui ne connaissent pas les affaires, on y ajouterafoi&|160;; mais un Juge d’Instruction, à moins d’être imbécile, necroira pas qu’une femme aussi soumise à son mari que l’est madamedu Croisier, conserve en ce moment dans son secrétaire cent milleécus sans en rien dire à son mari, ni qu’un vieux notaire n’ait pasinstruit monsieur du Croisier de cette remise, à son retour enville.

– Le vieux notaire était allé à Paris, monsieur, pour arrêter lecours des dissipations du jeune homme.

– Je n’ai pas encore interrogé le comte d’Esgrignon, reprit lejuge, ses réponses éclaireront ma religion.

– Il est au secret&|160;? demanda le notaire.

– Oui, répondit le juge.

– Monsieur, s’écria Chesnel qui vit le danger, l’Instructionpeut être conduite pour ou contre nous&|160;; mais vous choisirezou de constater, d’après la déposition de madame du Croisier, laremise des valeurs antérieurement à l’effet, ou d’interroger unpauvre jeune honore inculpé qui, dans son trouble, peut ne sesouvenir de rien et se compromettre. Vous chercherez le pluscroyable ou de l’oubli d’une femme ignorante en affaires, ou d’unfaux commis par un d’Esgrignon.

– Il ne s’agit pas de tout cela, reprit le juge, il s’agit desavoir si monsieur le comte d’Esgrignon a converti le bas d’unelettre que lui adressait du Croisier en une lettre de change.

– Eh&|160;! il le pouvait, s’écria tout à coup madame Camusotqui entra vivement, suivie du bel inconnu. Monsieur Chesnel avaitremis les fonds… Elle se pencha vers son mari. – Tu serasjuge-suppléant à Paris à la première vacance, tu sers le Roilui-même dans cette affaire, j’en ai la certitude, on ne t’oublierapas, lui dit-elle à l’oreille. Tu vois dans ce jeune homme laduchesse de Maufrigneuse, tâche de ne jamais dire que tu l’as vue,et fais tout pour le jeune comte, hardiment.

– Messieurs, dit le juge, quand l’Instruction serait conduitedans le sens favorable à l’innocence du jeune comte, puis-jerépondre du jugement à intervenir&|160;? Monsieur Chesnel et toi,ma bonne, vous connaissez les dispositions de monsieur lePrésident.

– Ta, ta, ta, dit madame Camusot, va voir toi-même ce matinmonsieur Michu, et apprends-lui l’arrestation du jeune comte, vousserez déjà deux contre deux, j’en réponds. Michu est de Paris,lui&|160;! et tu connais son dévouement pour la noblesse. Bon chienchasse de race.

En ce moment, mademoiselle Cadot fit entendre sa voix à laporte, en disant qu’elle apportait une lettre pressée. Le jugesortit et rentra, en lisant ces mots :

Monsieur le vice-président du Tribunal prie monsieur Camusot desiéger à l’audience de ce jour et des jours suivants, pour que leTribunal soit au complet pendant l’absence de monsieur lePrésident. Il lui fait ses compliments.

– Plus d’instruction de l’affaire d’Esgrignon, s’écria madameCamusot. Ne te l’avais-je pas dit, mon ami, qu’ils te joueraientquelque mauvais tour&|160;? Le Président est allé te calomnierauprès du Procureur-Général et du Président de la Cour. Avant quetu puisses instruire l’affaire, tu seras changé. Est-ceclair&|160;?

– Vous resterez, monsieur, dit la duchesse, le Procureur du Roiarrivera, je l’espère, à temps.

– Quand le Procureur du Roi viendra, dit avec feu la petitemadame Camusot, il doit trouver tout fini. Oui, mon cher, oui,dit-elle en regardant son mari stupéfait. Ah&|160;! vieil hypocritede Président, tu joues au plus fin avec nous, tu t’ensouviendras&|160;! Tu veux nous servir un plat de ton métier, tu enauras deux apprêtés par la main de ta servante, Cécile-AmélieThirion. Pauvre bonhomme Blondet&|160;! il est heureux pour lui quele Président soit en voyage pour nous faire destituer, son granddadais de fils épousera mademoiselle Blandureau. Je vais allerretourner les semis au père Blondet. Toi, Camusot, va chez monsieurMichu pendant que madame la duchesse et moi nous irons trouver levieux Blondet. Attends-toi à entendre dire par toute la ville queje me suis promenée ce matin avec un amant.

Madame Camusot donna le bras à la duchesse, et l’emmena par lesendroits déserts de la ville pour arriver sans mauvaise rencontre àla porte du vieux juge. Chesnel alla pendant ce temps conférer avecle jeune comte à la prison, où Camusot le fit introduire en secret.Les cuisinières, les domestiques, et autres gens levés de bonneheure en province, qui virent madame Camusot et la duchesse dansdes chemins détournés prirent le jeune homme pour un amant venu deParis. Comme Cécile-Amélie l’avait prévu, le soir la nouvelle deses déportements circulait dans la ville, et y occasionnait plusd’une médisance. Madame Camusot et son amant prétendu trouvèrent levieux Blondet dans sa serre, il salua la femme de son collègue etson compagnon en jetant sur ce charmant jeune homme un regardinquiet et scrutateur.

– J’ai l’honneur de vous présenter un des cousins de mon mari,dit-elle à monsieur Blondet en lui montrant la duchesse, un deshorticulteurs les plus distingués de Paris, qui revient deBretagne, et ne peut passer que cette journée avec nous. Monsieur aentendu parler de vos fleurs et de vos arbustes, et j’ai pris laliberté de venir de grand matin.

– Ah&|160;! monsieur est horticulteur, dit le vieux juge.

La duchesse s’inclina sans parler.

– Voici, dit le juge, mon cafier et mon arbre à thé.

– Pourquoi donc, dit madame Camusot, monsieur le Présidentest-il parti&|160;? Je gage que son absence concerne monsieurCamusot.

– Précisément. Voici, monsieur, le cactus le plus original quiexiste, dit-il en montrant dans un pot une plante qui avait l’aird’un rotin couvert de lèpre, il vient de la Nouvelle-Hollande. Vousêtes bien jeune, monsieur, pour être horticulteur.

– Quittez vos fleurs, cher monsieur Blondet, dit madame Camusot,il s’agit de vous, de vos espérances, du mariage de votre fils avecmademoiselle Blandureau. Vous êtes la dupe du Président.

– Bah&|160;! dit le juge d’un air incrédule.

– Oui, reprit-elle. Si vous cultiviez un peu plus le monde, etun peu moins vos fleurs, vous sauriez que la dot et les espérancesque vous avez plantées, arrosées, binées, sarclées, sont sur lepoint d’être cueillies par des mains rusées.

– Madame&|160;!…

– Ah&|160;! personne en ville n’aura le courage de rompre envisière au Président en vous avertissant. Moi, qui ne suis pas dela ville, et qui, grâce à ce brave jeune homme, irai bientôt àParis, je vous apprends que le successeur de Chesnel a formellementdemandé la main de Claire Blandureau pour le petit du Ronceret, àqui ses père et mère donnent cinquante mille écus. Quant àFélicien, il promet de se faire recevoir avocat pour être nomméjuge.

Le vieux juge laissa tomber le pot qu’il avait à la main pour lemontrer à la duchesse.

– Ah&|160;! mon cactus&|160;! ah&|160;! mon fils&|160;!Mademoiselle Blandureau&|160;!… Tiens, la fleur du cactus estcassée&|160;!

– Non, tout peut s’arranger, lui dit madame Camusot enriant.

Si vous voulez voir votre fils juge dans un mois d’ici, nousallons vous dire comment il faut vous y prendre..

– Monsieur, passez là, vous verrez mes pélargonium, un spectaclemagique à la floraison. Pourquoi, dit-il à madame Camusot, meparlez-vous de ces affaires devant votre cousin&|160;?

– Tout dépend de lui, riposta madame Camusot. La nomination devotre fils est à jamais perdue si vous dites un mot de ce jeunehomme.

– Bah&|160;!

– Ce jeune homme est une fleur.

– Ah&|160;!

– C’est la duchesse de Maufrigneuse, envoyée par le Roi poursauver le jeune d’Esgrignon, arrêté hier par suite d’une plainte enfaux portée par du Croisier. Madame la duchesse a la parole duGarde des Sceaux, il ratifiera les promesses qu’elle nous fera…

– Mon cactus est sauvé&|160;! dit le juge qui examinait saplante précieuse. Allez, j’écoute.

– Consultez-vous avec Camusot et Michu pour étouffer l’affaireau plus tôt, et votre fils sera nommé. Sa nomination arrivera alorsassez à temps pour vous permettre de déjouer les intrigues des duRonceret auprès des Blandureau. Votre fils sera mieux quejuge-suppléant, il aura la succession de monsieur Camusot dansl’année. Le Procureur du Roi arrive aujourd’hui, monsieur Sauvagersera sans doute forcé de donner sa démission, à cause de saconduite dans cette affaire. Mon mari vous montrera des pièces auPalais qui établissent l’innocence du comte, et qui prouvent que lefaux est un guet-apens tendu par du Croisier.

Le vieux juge entra dans le cirque olympique de ses six millepélargonium, et y salua la duchesse.

– Monsieur, dit-il, si ce que vous voulez est légal, cela pourrase faire.

– Monsieur, répondit la duchesse, remettez votre démissiondemain à monsieur Chesnel, je vous promets de vous faire envoyerdans la semaine la nomination de votre fils, mais ne la donnezqu’après avoir entendu monsieur le Procureur du Roi vous confirmermes paroles. Vous vous comprenez mieux entre vous autres gens dejustice. Seulement faites-lui savoir que la duchesse deMaufrigneuse vous a engagé sa parole. Silence sur mon voyage ici,dit-elle.

Le vieux juge lui baisa la main, et se mit à cueillir sans pitiéles plus belles fleurs qu’il lui offrit.

– Y pensez-vous&|160;! donnez-les à madame, lui dit la duchesse,il n’est pas naturel de voir des fleurs à un homme qui donne lebras à une jolie femme.

– Avant d’aller au Palais, lui dit madame Camusot, allez vousinformer chez le successeur de Chesnel des propositions faites parlui au nom de monsieur et de madame du Ronceret.

Le vieux juge ébahi de la duplicité du Président, resta plantésur ses jambes, à sa grille, en regardant les deux femmes qui sesauvèrent par les chemins détournés. Il voyait crouler l’édifice sipéniblement bâti durant dix années pour son enfant chéri. Etait-cepossible&|160;? il soupçonna quelque ruse et courut chez lesuccesseur de Chesnel. A neuf heures et demie, avant l’audience, levice-président Blondet, le juge Camusot et Michu se trouvèrent avecune remarquable exactitude dans la Chambre du Conseil, dont laporte fut fermée avec soin par le vieux juge en voyant entrerCamusot et Michu qui vinrent ensemble.

– Hé bien&|160;! monsieur le vice-président, dit Michu, monsieurSauvager a requis un mandat contre un comte d’Esgrignon sansconsulter le Procureur du Roi pour servir la passion d’un duCroisier, un ennemi du gouvernement du Roi. C’est un vraicen-dessus-dessous. Le Président de son côté part pour arrêterl’Instruction&|160;! Et nous ne savons rien de ce procès&|160;?Voulait-on par hasard nous forcer la main&|160;?

– Voici le premier mot que j’entends sur cette affaire, dit levieux juge furieux de la démarche faite par le Président chez lesBlandureau.

Le successeur de Chesnel, l’homme des du Ronceret venait d’êtrevictime d’une ruse inventée par le vieux juge pour savoir lavérité, il avait avoué le secret.

– Heureusement que nous vous en parlons, mon cher maître, ditCamusot à Blondet, autrement vous auriez pu renoncer à asseoirjamais votre fils sur les fleurs de lis, et à le marier àmademoiselle Blandureau.

– Mais il ne s’agit pas de mon fils, ni de son mariage, dit lejuge, il s’agit du jeune comte d’Esgrignon : est-il ou n’est-il pascoupable&|160;?

– Il paraît, dit monsieur Michu, que les fonds auraient étéremis à madame du Croisier par Chesnel, on a fait un crime d’unesimple irrégularité. Le jeune homme aurait suivant la plainte, prisun bas de lettre où était la signature de du Croisier pour laconvertir en un effet sur les Keller.

– Une imprudence&|160;! dit Camusot.

– Mais si du Croisier avait encaissé la somme, dit Blondetpourquoi s’est il plaint&|160;?

– Il ne sait pas encore que la somme a été remise à sa femme, ouil feint de ne pas le savoir, dit Camusot.

– Vengeance de gens de province, dit Michu.

– Ça m’a pourtant l’air d’être un faux, dit le vieuxBlondet.

– Vous croyez, dit Camusot. Mais d’abord en supposant que lejeune comte n’ait pas eu le droit de tirer sur du Croisier, il n’yaurait pas imitation de signature. Mais il s’est cru ce droit parl’avis que Chesnel lui a donné d’un versement opéré par luiChesnel.

– Eh&|160;! bien, où voyez-vous donc un faux&|160;? dit le vieuxjuge. L’essence du faux en matière civile est de constituer undommage à autrui.

– Ah&|160;! il est clair, en tenant la version de du Croisierpour vraie, que la signature a été détournée de sa destination afinde toucher la somme au mépris d’une défense faite par du Croisier àses banquiers, dit Camusot.

– Ceci, messieurs, dit Blondet, me paraît une misère, unevétille. Vous aviez la somme, je devais attendre peut-être un titrede vous&|160;; mais moi comte d’Esgrignon, j’étais dans un besoinurgent j’ai… . Allons donc&|160;! votre plainte est de la passion,de la vengeance&|160;! Pour qu’il y ait faux, le législateur avoulu l’intention de soustraire une somme, de se faire attribuer unprofit quelconque auquel on n’aurait pas droit. Il n’y a eu de fauxni dans les termes de la loi romaine, ni dans l’esprit de lajurisprudence actuelle, toujours en nous tenant dans le Civil, caril ne s’agit pas ici de faux en écriture publique ou authentique.En matière privée, le faux entraîne une intention de voler, maisici où est le vol&|160;? Dans quel temps vivons-nous,messieurs&|160;? Le Président nous quitte pour faire manquer uneInstruction qui devrait être finie&|160;! Je ne connais monsieur lePrésident que d’aujourd’hui, mais je lui payerai l’arriéré de monerreur&|160;; il minutera désormais ses jugements lui-même. Vousdevez mettre à ceci la plus grande célérité, monsieur Camusot.

– Oui. Mon avis, dit Michu, est au lieu d’une mise en libertésous caution, de tirer de là ce jeune homme immédiatement. Toutdépend des interrogations à poser à du Croisier et à sa femme. Vouspouvez les mander pendant l’audience, monsieur Camusot, recevoirleurs dépositions avant quatre heures, faire votre rapport cettenuit et nous jugerons l’affaire demain avant l’audience.

– Pendant que les avocats plaideront, nous conviendrons de lamarche à suivre, dit Blondet à Camusot.

Les trois juges entrèrent en séance après avoir revêtu leursrobes.

A midi, Monseigneur et mademoiselle Armande étaient arrivés àl’hôtel d’Esgrignon où se trouvaient déjà Chesnel et monsieurCouturier. Après une conférence assez courte entre le directeur demadame du Croisier et le prélat, le prêtre alla sur-le-champ chezsa pénitente.

A onze heures du matin, du Croisier reçut un mandat decomparution qui le mandait, entre une heure et deux, dans lecabinet du Juge d’Instruction. Il y vint, en proie à des soupçonslégitimes. Le Président, incapable de prévoir l’arrivée de laduchesse de Maufrigneuse, celle du Procureur du Roi, ni laconfédération subite des trois juges, avait oublié de tracer à duCroisier un plan de conduite au cas où l’Instruction commencerait.Ni l’un ni l’autre ne crurent à tant de célérité. Du Croisiers’empressa d’obéir au mandat, afin de connaître les dispositions demonsieur Camusot. Il fut donc obligé de répondre. Le juge luiadressa sommairement les six interrogations suivantes : – L’effetargué de faux, ne portait-il pas une signature vraie&|160;? –Avait-il eu, avant cet effet, des affaires avec monsieur le comted’Esgrignon&|160;? – Monsieur le comte d’Esgrignon n’avait-il pastiré sur lui des lettres de change avec ou sans avis&|160;? –N’avait-il pas écrit une lettre par laquelle il autorisait monsieurd’Esgrignon à toujours faire fond sur lui&|160;? – Chesneln’avait-il pas plusieurs fois déjà soldé ses comptes&|160;? –N’avait-il pas été absent à telle époque&|160;?

Ces questions furent résolues affirmativement par duCroisier.

Malgré des explications verbeuses, le juge ramenait toujours lebanquier à l’alternative d’un oui ou d’un non. Quand les demandeset les réponses furent consignées au procès-verbal, le juge terminapar cette foudroyante interrogation : – Du Croisier savait-il quel’argent de l’effet argué de faux était déposé chez lui, suivantune déclaration de Chesnel et une lettre d’avis dudit Chesnel aucomte d’Esgrignon, cinq jours avant la date de l’effet&|160;?

Cette dernière question épouvanta du Croisier. Il demanda ce quesignifiait un pareil interrogatoire. S’il était, lui, le coupable,et monsieur le comte d’Esgrignon le plaignant&|160;? Il fitobserver que si les fonds étaient chez lui, il n’eût pas rendu deplainte.

– La Justice s’éclaire, dit le juge en le renvoyant non sansavoir constaté cette dernière observation de du Croisier.

– Mais, monsieur, les fonds…

– Les fonds sont chez vous, dit le juge.

Chesnel, également cité, comparut pour expliquer l’affaire. Lavéracité de ses assertions fut corroborée par la déposition demadame du Croisier. Le juge avait déjà interrogé le comted’Esgrignon qui, soufflé par Chesnel, produisit la première lettrepar laquelle du Croisier lui écrivait de tirer sur lui, sans luifaire l’injure de déposer les fonds d’avance. Puis il déposa unelettre écrite par Chesnel, par laquelle le notaire le prévenait duversement des cent mille écus chez monsieur du Croisier. Avec depareils éléments, l’innocence du jeune comte devait triompherdevant le Tribunal. Quand du Croisier revint du Palais chez lui,son visage était blanc de colère, et sur ses lèvres frissonnait lalégère écume d’une rage concentrée. Il trouva sa femme assise dansson salon, au coin de la cheminée, et lui faisant des pantoufles entapisserie&|160;; elle trembla quand elle leva les yeux sur lui,mais elle avait pris son parti.

– Madame, s’écria du Croisier en balbutiant, quelle dépositionavez-vous faite devant le juge&|160;? Vous m’avez déshonoré, perdu,trahi.

– Je vous ai sauvé, monsieur, répondit-elle. Si vous avezl’honneur de vous allier un jour aux d’Esgrignon, par le mariage devotre nièce avec le jeune comte, vous le devrez à ma conduited’aujourd’hui.

– Miracle&|160;! l’ânesse de Balaam a parlé, s’écria-t-il, je nem’étonnerai plus de rien. Et où sont les cent mille écus quemonsieur Camusot dit être chez moi&|160;?

– Les voici, répondit-elle en tirant le paquet des billets debanque de dessous le coussin de sa bergère. Je n’ai point commis depéché mortel en déclarant que monsieur Chesnel me les avaitremis.

– En mon absence&|160;?

– Vous n’étiez pas là.

– Vous me le jurez par votre salut éternel&|160;?

– Je le jure, dit-elle d’une voix calme.

– Pourquoi ne m’avoir rien dit&|160;? demanda-t-il.

– J’ai eu tort en ceci, répondit sa femme&|160;; mais ma fautetourne à votre avantage. Votre nièce sera quelque jour marquised’Esgrignon et peut-être serez-vous Député si vous vous conduisezbien dans cette déplorable affaire. Vous êtes allé trop loin,sachez revenir.

Du Croisier se promena dans son salon en proie à une horribleagitation, et sa femme attendit, dans une agitation égale, lerésultat de cette promenade. Enfin, du Croisier sonna.

– Je ne recevrai personne ce soir, fermez la grande porte,dit-il à son valet de chambre. A tous ceux qui viendront vous direzque madame et moi nous sommes à la campagne. Nous partironsaussitôt après le dîner, que vous avancerez d’une demi-heure.

Dans la soirée, tous les salons, les petits marchands, lespauvres, les mendiants, la noblesse, le commerce, toute la villeenfin parlait de la grande nouvelle : l’arrestation du comted’Esgrignon soupçonné d’avoir commis un faux. Le comte d’Esgrignonirait en Cour d’Assises, il serait condamné, marqué. La plupart despersonnes à qui l’honneur de la maison d’Esgrignon était cher,niaient le fait. Quand il fit nuit, Chesnel vint prendre chezmadame Camusot le jeune inconnu qu’il conduisit à l’hôteld’Esgrignon où mademoiselle Armande l’attendait. La pauvre fillemena chez elle la belle Maufrigneuse, à laquelle elle donna sonappartement. Monseigneur l’évêque occupait celui de Victurnien.Quand la noble Armande se vit seule avec la duchesse, elle lui jetale plus déplorable regard.

– Vous deviez bien votre secours au pauvre enfant qui s’estperdu pour vous, madame, dit-elle, un enfant à qui tout le mondeici se sacrifie.

La duchesse avait déjà jeté son coup d’oeil de femme sur lachambre de mademoiselle d’Esgrignon, et y avait vu l’image de lavie de cette sublime fille : vous eussiez dit de la cellule d’unereligieuse, à voir cette pièce nue, froide et sans luxe. Laduchesse, émue en contemplant le passé, le présent et l’avenir decette existence, en reconnaissant le contraste inouï qu’yproduisait sa présence, ne put retenir des larmes qui roulèrent surses joues et lui servirent de réponse.

– Ah&|160;! j’ai tort, pardonnez-moi, madame la duchesse&|160;?reprit la chrétienne qui l’emporta sur la tante de Victurnien, vousignoriez notre misère, mon neveu était incapable de vous l’avouer.D’ailleurs, en vous voyant, tout se conçoit, même lecrime&|160;!

Mademoiselle Armande, sèche et maigre, pâle, mais belle commeune de ces figures effilées et sévères que les peintres allemandsont seuls su faire, eut aussi les yeux mouillés.

– Rassurez-vous, cher ange, dit enfin la duchesse, il estsauvé.

– Oui, mais l’honneur, mais son avenir&|160;! Chesnel me l’a dit: le Roi sait la vérité.

– Nous songerons à réparer le mal, dit la duchesse.

Mademoiselle Armande descendit au salon, et trouva le Cabinetdes Antiques au grand complet. Autant pour fêter Monseigneur quepour entourer le marquis d’Esgrignon, chacun des habitués étaitvenu. Chesnel, posté dans l’antichambre, recommandait à chaquearrivant le plus profond silence sur la grande affaire, afin que levénérable marquis n’en sût jamais rien. Le loyal Franc étaitcapable de tuer son fils ou de tuer du Croisier : dans cettecirconstance, il lui aurait fallu un criminel d’un côté ou del’autre. Par un singulier hasard, le marquis, heureux du retour deson fils à Paris, parla plus qu’à l’ordinaire de Victurnien.Victurnien allait être placé bientôt par le Roi, le Roi s’occupaitenfin des d’Esgrignon. Chacun, la mort dans l’âme, exaltait labonne conduite de Victurnien. Mademoiselle Armande préparait lesvoies à la soudaine apparition de son neveu, en disant à son frèreque Victurnien viendrait sans doute les voir et qu’il devait êtreen route.

– Bah&|160;! dit le marquis debout devant sa cheminée, s’il faitbien ses affaires là où il est, il doit y rester, et ne pas songerà la joie que son vieux père aurait à le voir. Le service du Roiavant tout.

La plupart de ceux qui entendirent cette phrase frissonnèrent.Le procès pouvait livrer l’épaule d’un d’Esgrignon au fer dubourreau&|160;! Il y eut un moment d’affreux silence. La vieillemarquise de Casteran ne put retenir une larme qu’elle versa sur sonrouge en détournant la tête.

Le lendemain, à midi, par un temps superbe, toute la populationen rumeur était dispersée par groupes dans la rue qui traversait laville, et il n’y était question que de la grande affaire. Le jeunecomte était-il ou n’était-il pas en prison&|160;? En ce moment, onaperçut le tilbury bien connu du comte d’Esgrignon descendant parle haut de la rue Saint-Blaise, et venant de la Préfecture. Cetilbury était mené par le comte accompagné d’un charmant jeunehomme inconnu, tous deux gais, riant, causant, ayant des roses duBengale à la boutonnière. Ce fut un de ces coups de théâtre qu’ilest impossible de décrire. A dix heures, un jugement de non-lieu,parfaitement motivé, avait rendu la liberté au jeune comte. DuCroisier y fut foudroyé par un attendu qui réservait au comted’Esgrignon ses droits pour le poursuivre en calomnie. Le vieuxChesnel remontait, comme par hasard, la Grande-rue, et disait, àqui voulait l’entendre, que du Croisier avait tendu le plus infâmedes piéges à l’honneur de la maison d’Esgrignon, et que, s’iln’était pas poursuivi comme calomniateur, il devait cettecondescendance à la noblesse de sentiment qui animait lesd’Esgrignon. Le soir de cette fameuse journée, après le coucher dumarquis d’Esgrignon, le jeune comte, mademoiselle Armande et lebeau petit page qui allait repartir se trouvèrent seuls avec lechevalier, à qui l’on ne put cacher le sexe de ce charmant cavalieret qui fut le seul dans la ville, hormis les trois juges et madameCamusot, de qui la présence de la duchesse fut connue.

– La maison d’Esgrignon est sauvée, dit Chesnel, mais elle ne serelèvera pas de ce choc d’ici à cent ans. Il faut maintenant payerles dettes, et vous ne pouvez plus, monsieur le comte, faire autrechose que vous marier avec une héritière.

– Et la prendre où elle sera, dit la duchesse.

– Une seconde mésalliance, s’écria mademoiselle Armande.

La duchesse se mit à rire.

– Il vaut mieux se marier que de mourir, dit-elle en sortant dela poche de son gilet un petit flacon donné par l’apothicairerie duchâteau des Tuileries.

Mademoiselle Armande fit un geste d’effroi, le vieux Chesnelprit la main de la belle Maufrigneuse et la lui baisa sanspermission.

– Vous êtes donc fous, ici&|160;? reprit la duchesse. Vousvoulez donc rester au quinzième siècle quand nous sommes audix-neuvième&|160;? Mes chers enfants, il n’y a plus de noblesse,il n’y a plus que de l’aristocratie. Le Code civil le Napoléon atué les parchemins comme le canon avait déjà tué la féodalité. Vousserez bien plus nobles que vous ne l’êtes quand vous aurez del’argent. Epousez qui vous voudrez, Victurnien, vous anoblirezvotre femme, voilà le plus solide des priviléges qui restent à lanoblesse française. Monsieur de Talleyrand n’a-t-il pas épousémadame Grandt sans se compromettre&|160;? Souvenez-vous de LouisXIV marié à la veuve Scarron&|160;!

– Il ne l’avait pas épousée pour son argent, dit mademoiselle,Armande.

– Recevriez-vous la comtesse d’Esgrignon, si c’était la nièced’un du Croisier&|160;? dit Chesnel.

– Peut-être, répondit la duchesse, mais le roi, sans aucundoute, la verrait avec plaisir. Vous ne savez donc pas ce qui sepasse&|160;? dit-elle en voyant l’étonnement peint sur tous lesvisages. Victurnien est venu à Paris, il sait comment y vont leschoses. Nous étions plus puissants sous Napoléon. Victurnien,épousez mademoiselle Duval, épousez qui vous voudrez, elle seramarquise d’Esgrignon tout aussi bien que je suis duchesse deMaufrigneuse.

– Tout est perdu, même l’honneur, dit le Chevalier en faisant ungeste.

– Adieu, Victurnien, dit la duchesse en l’embrassant au front,nous ne nous verrons plus. Ce que vous avez de mieux à faire est devivre sur vos terres, l’air de Paris ne vous vaut rien.

– Diane&|160;? cria le jeune comte au désespoir.

– Monsieur, vous vous oubliez étrangement, dit froidement laduchesse en quittant son rôle d’homme et de maîtresse et redevenantnon-seulement ange, mais encore duchesse, non-seulement duchesse,mais la Célimène de Molière.

La duchesse de Maufrigneuse salua dignement ces quatrepersonnages, et obtint du Chevalier la dernière larme d’admirationqu’il eût au service du beau sexe.

– Comme elle ressemble à la princesse Goritza&|160;!s’écria-t-il à voix basse.

Diane avait disparu. Le fouet du postillon disait à Victurnienque le beau roman de sa première passion était fini. En danger,Diane avait encore pu voir dans le jeune comte son amant&|160;;mais, sauvé, la duchesse le méprisait comme un homme faible qu’ilétait.

Six mois après, Camusot fut nommé juge-suppléant à Paris, etplus tard Juge d’Instruction. Michu devint Procureur du Roi. Lebonhomme Blondet passa Conseiller à la Cour royale, y resta letemps nécessaire pour prendre sa retraite et revint habiter sajolie petite maison. Joseph Blondet eut le siége de son père auTribunal pour le reste de ses jours, mais sans aucune chanced’avancement, et fut l’époux de mademoiselle Blandureau, quis’ennuie aujourd’hui dans cette maison de briques et de fleurs,autant qu’une carpe dans un bassin de marbre. Enfin, Michu, Camusotreçurent la croix de la Légion-d’Honneur, et le vieux Blondet reçutcelle d’officier. Quant au premier Substitut du Procureur du Roi,monsieur Sauvager, il fut envoyé en Corse au grand contentement dedu Croisier qui, certes, ne voulait pas lui donner sa nièce.

Du Croisier, stimulé par le président du Ronceret, appela dujugement de non-lieu en Cour Royale et perdit. Dans tout leDépartement, les Libéraux soutinrent que le petit d’Esgrignon avaitcommis un faux. Les Royalistes, de leur côté, racontèrent leshorribles trames que la vengeance avait fait ourdir à l’infâme duCroisier. Un duel eut lien entre du Croisier et Victurnien. Lehasard des armes fut pour l’ancien fournisseur, qui blessadangereusement le jeune comte et maintint ses dires. La lutte entreles deux partis fut encore envenimée par cette affaire que lesLibéraux remettaient sur le tapis à tout propos. Du Croisier,toujours repoussé aux Elections, ne voyait aucune chance de faireépouser sa nièce au jeune comte, surtout après son duel.

Un mois après la confirmation du jugement en Cour royale,Chesnel, épuisé par cette lutte horrible où ses forces morales etphysiques furent ébranlées, mourut dans son triomphe comme un vieuxchien fidèle qui a reçu les défenses d’un marcassin dans le ventre.Il mourut aussi heureux qu’il pouvait l’être, en laissant la Maisonquasi-ruinée et le jeune homme dans la misère, perdu d’ennui, sansaucune chance d’établissement. Cette cruelle pensée, jointe à sonabattement, acheva sans doute le pauvre vieillard. Au milieu detant de ruines, accablé par tant de chagrins, il reçut une grandeconsolation : le vieux marquis, sollicité par sa sœur, lui rendittoute son amitié. Ce grand personnage vint dans la petite maison dela rue du Bercail, il s’assit au chevet du lit de son vieuxserviteur, dont tous les sacrifices lui étaient inconnus. Chesnelse dressa sur son séant, et récita le cantique de Siméon, lemarquis lui permit de se faire enterrer dans la chapelle duchâteau, le corps en travers, et au bas de la fosse où cequasi-dernier d’Esgrignon devait reposer lui-même.

Ainsi mourut l’un des derniers représentants de cette belle etgrande domesticité, mot que l’on prend souvent en mauvaise part, etauquel nous donnons ici sa signification réelle en lui faisantexprimer l’attachement féodal du serviteur au maître. Ce sentiment,qui n’existait plus qu’au fond de la province et chez quelquesvieux serviteurs de la royauté, honorait également et la Noblessequi inspirait de semblables affections, et la Bourgeoisie qui lesconcevait. Ce noble et magnifique dévouement est impossibleaujourd’hui. Les maisons nobles n’ont plus de serviteurs, de mêmequ’il n’y a plus de Roi de France ni de pairs héréditaires, ni debiens immuablement fixés dans les maisons historiques pour enperpétuer les splendeurs nationales. Chesnel n’était pas seulementun de ces grands hommes inconnus de la vie privée, il était doncaussi une grande chose. La continuité de ses sacrifices ne luidonne-t-elle pas je ne sais quoi de grave et de sublime&|160;? nedépasse-t-elle pas l’héroïsme de la bienfaisance, qui est toujoursun effort momentané&|160;? La vertu de Chesnel appartientessentiellement aux classes placées entre les misères du peuple etles grandeurs de l’aristocratie, et qui peuvent unir ainsi lesmodestes vertus du Bourgeois aux sublimes pensées du Noble, en leséclairant aux flambeaux d’une solide instruction.

Victurnien, jugé défavorablement à la cour, n’y pouvait plustrouver ni fille riche, ni emploi. Le Roi se refusa constamment àdonner la pairie aux d’Esgrignon, seule faveur qui pût tirerVicturnien de la misère. Du vivant de son père, il était impossiblede marier le jeune comte avec une héritière bourgeoise, il dutvivre mesquinement dans la maison paternelle avec les souvenirs deses deux années de splendeur parisienne et d’amour aristocratique.Triste et morne, il végétait entre son père au désespoir, quiattribuait à une maladie de langueur l’état où il voyait son fils,et sa tante dévorée de chagrin. Chesnel n’était plus là. Le marquismourut en 1830, après avoir vu le Roi Charles X passant àNonancourt où ce grand d’Esgrignon alla, suivi de la noblessevalide du Cabinet des Antiques, lui rendre ses devoirs et sejoindre au maigre cortége de la monarchie vaincue. Acte de couragequi semblera tout simple aujourd’hui, mais que l’enthousiasme de laRévolte rendit alors sublime&|160;!

– Les Gaulois triomphent&|160;! fut le dernier mot dumarquis.

La victoire de du Croisier fut alors complète, car le nouveaumarquis d’Esgrignon, huit jours après la mort de son vieux père,accepta mademoiselle Duval pour femme, elle avait trois millions dedot, du Croisier et sa femme assuraient leur fortune à mademoiselleDuval au contrat. Du Croisier dit, pendant la cérémonie du mariage,que la maison d’Esgrignon était la plus honorable de toutes lesmaisons nobles de France. Vous voyez tous les hivers le marquisd’Esgrignon, qui doit réunir un jour plus de cent mille écus derente, à Paris où il mène la joyeuse vie des garçons, n’ayant plusdes grands seigneurs d’autrefois que son indifférence pour safemme, de laquelle il n’a nul souci.

– Quant à mademoiselle d’Esgrignon, disait Emile Blondet à quil’on doit les détails de cette aventure, si elle ne ressemble plusà la céleste figure entrevue pendant mon enfance, elle est certes,à soixante-sept ans, la plus douloureuse et la plus intéressantefigure du Cabinet des Antiques où elle trône encore. Je l’ai vue audernier voyage que je fis dans mon pays, pour y aller chercher lespapiers nécessaires à mon mariage. Quand mon père apprit quij’épousais, il demeura stupéfait, il ne retrouva la parole qu’aumoment où je lui dis que j’étais Préfet. – Tu es né préfet&|160;!me répondit-il en souriant. En faisant un tour par la ville, jerencontrai mademoiselle Armande qui m’apparut plus grande quejamais&|160;! Il m’a semblé voir Marius sur les ruines de Carthage.Ne survit-elle pas à ses religions, à ses croyancesdétruites&|160;? elle ne croit plus qu’en Dieu. Habituellementtriste, muette, elle ne conserve, de son ancienne beauté, que desyeux d’un éclat surnaturel. Quand je l’ai vue allant à la messe,son livre à la main, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’elledemande à Dieu de la retirer de ce monde.

Aux Jardies, juillet 1837.

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