Le Duc de l’Omelette

Le Duc de l’Omelette

d’ Edgar Allan Poe

« Il arriva enfin dans un climat plus frais. »

COWPER.

Keats est mort d’une critique. Qui donc mourut de l’Andromaque ? Âmes pusillanimes ! De l’Omelette mourut d’un ortolan. L’histoire en est brève. Assiste-moi, Esprit d’Apicius ! Une cage d’or apporta le petit vagabond ailé, indolent, languissant,énamouré, du lointain Pérou, sa demeure, à la Chaussée d’Antin. De la part de sa royale maîtresse la Bellissima, six Pairs de l’Empire apportèrent au duc de l’Omelette l’heureux oiseau. Ce soir-là, le duc va souper seul. Dans le secret de son cabinet, il repose languissamment sur cette ottomane pour laquelle il a sacrifié sa loyauté en enchérissant sur son roi, – la fameuse ottomane de Cadet. Il ensevelit sa tête dans le coussin. L’horloge sonne !Incapable de réprimer ses sentiments, Sa Grâce avale une olive. Au même moment, la porte s’ouvre doucement au son d’une suave musique,et !… le plus délicat des oiseaux se trouve en face du plus énamouré des hommes ! Mais quel malaise inexprimable jette soudain son ombre sur le visage du Duc ? – « Horreur ! –Chien ! Baptiste ! – l’oiseau ! ah, bon Dieu !cet oiseau modeste que tu as déshabillé de ses plumes, et que tu asservi sans papier ! » Inutile d’en dire davantage – Le Duc expire dans le paroxysme du dégoût….
« Ha ! ha ! ha ! » dit sa Grâce le troisième jour après son décès. « Hé ! hé ! hé ! » répliqua tout doucement le Diable en se renversant avec un air de hauteur. « Non,vraiment, vous n’êtes pas sérieux ! » riposta De l’Omelette. «J’ai péché – c’est vrai – mais, mon bon monsieur, considérez lachose ! – Vous n’avez pas sans doute l’intention de mettreactuellement à exécution de si…. de si barbares menaces. » «Pourquoi pas ? » dit sa Majesté – « Allons, monsieur,déshabillez-vous. » « Me déshabiller ? – Ce serait vraiment dujoli, ma foi ! – Non, monsieur, je ne me déshabillerai pas.Qui êtes-vous, je vous prie, pour que moi, Duc de l’Omelette,Prince de Foie-gras, qui viens d’atteindre ma majorité, moi,l’auteur de la Mazurkiade, et Membre de l’Académie, je doive medévêtir à votre ordre des plus suaves pantalons qu’ait jamaisconfectionnés Bourdon, de la plus délicieuse robe de chambre qu’aitjamais composée Rombert – pour ne rien dire de ma chevelure qu’ilfaudrait dépouiller de ses papillotes, ni de la peine que j’auraisà ôter mes gants ? » « Qui je suis ? » dit sa Majesté. –« Ah ! vraiment ! Je suis Baal-Zebub, prince de laMouche. Je viens à l’instant de te tirer d’un cercueil en bois derose incrusté d’ivoire. Tu étais bien curieusement embaumé, etétiqueté comme un effet de commerce. C’est Bélial qui t’a envoyé –Bélial, mon Inspecteur des Cimetières. Les pantalons, que tuprétends confectionnés par Bourdon, sont une excellente paire decaleçons de toile, et ta robe de chambre est un linceul d’assezbelle dimension. » « Monsieur ! » répliqua le Duc, « je ne melaisserai pas insulter impunément ! – Monsieur ! à lapremière occasion je me vengerai de cet outrage ! –Monsieur ! vous entendrez parler de moi ! En attendant aurevoir ! » – et le Duc en s’inclinant allait prendre congé desa Satanique Majesté, quand il fut arrêté au passage par un valetde chambre qui le fit rétrograder. Là-dessus, sa Grâce se frottales yeux, bâilla, haussa les épaules, et réfléchit. Après avoirconstaté avec satisfaction son identité, elle jeta un coup d’œilsur son entourage. L’appartement était superbe. De l’Omelette neput s’empêcher de déclarer qu’il était bien comme il faut. Cen’était ni sa longueur, ni sa largeur – mais sa hauteur ! –ah ! c’était quelque chose d’effrayant ! – Il n’y avaitpas de plafond – pas l’ombre d’un plafond – mais une masse épaissede nuages couleur de feu qui tournoyaient. Pendant que sa Grâceregardait en l’air, la tête lui tourna. D’en haut pendait unechaîne d’un métal inconnu, rouge-sang, dont l’extrémité supérieurese perdait, comme la ville de Boston, parmi les nues. À sonextrémité inférieure, se balançait un large fanal. Le Duc le pritpour un rubis ; mais ce rubis versait une lumière si intense,si immobile, si terrible ! une lumière telle que la Perse n’enavait jamais adoré – que le Guèbre n’en avait jamais imaginé – quele Musulman n’en avait jamais rêvé – quand, saturé d’opium, il sedirigeait en chancelant vers son lit de pavots, s’étendait le dossur les fleurs, et la face tournée vers le Dieu Apollon. Le Ducmurmura un léger juron, décidément approbateur. Les coins de lachambre s’arrondissaient en niches. Trois de ces niches étaientremplies par des statues de proportions gigantesques. Grecques parleur beauté, Égyptiennes par leur difformité, elles formaient unensemble bien français. Dans la quatrième niche, la statue étaitvoilée ; elle n’était pas colossale. Elle avait une chevilleeffilée, des sandales aux pieds. De l’Omelette mit sa main sur soncœur, ferma les yeux, les leva, et poussa du coude sa MajestéSatanique – en rougissant. Mais les peintures ! –Cypris ! Astarté ! Astoreth ! elles étaient mille ettoujours la même ! Et Raphaël les avait vues ! Oui,Raphaël avait passé par là ; car n’avait-il pas peintla… ? et par conséquent n’était-il pas damné ? – Lespeintures ! Les peintures ! O luxure ! Oamour ! – Qui donc, à la vue de ces beautés défendues,pourrait avoir des yeux pour les délicates devises des cadres d’orqui étoilaient les murs d’hyacinthe et de porphyre ? Mais leDuc sent défaillir son cœur. Ce n’est pas, comme on pourrait lesupposer, la magnificence qui lui donne le vertige ; il n’estpoint ivre des exhalaisons extatiques de ces innombrablesencensoirs. Il est vrai que tout cela lui a donné à penser –mais ! Le Duc de l’Omelette est frappé de terreur ; car,à travers la lugubre perspective que lui ouvre une seule fenêtresans rideaux, là ! flamboie la lueur du plus spectral de tousles feux ! Le pauvre Duc ! Il ne put s’empêcher dereconnaître que les glorieuses, voluptueuses et éternelles mélodiesqui envahissaient la salle, transformées en passant à traversl’alchimie de la fenêtre enchantée, n’étaient que les plaintes etles hurlements des désespérés et des damnés ! Et là !oui, là ! sur cette ottomane ! – qui donc pouvait-ceêtre ? – lui, le petit-maître – non, la Divinité ! –assise et comme sculptée dans le marbre, et qui sourit avec safigure pâle si amèrement ! Mais il faut agir – c’est-à-dire,un Français ne perd jamais complètement la tête. Et puis, sa Grâceavait horreur des scènes. De l’Omelette redevient lui-même. Il yavait sur une table plusieurs fleurets et quelques épées. Le Duc aétudié l’escrime sous B….. – Il avait tué ses six hommes. Le voilàsauvé. Il mesure deux épées, et avec une grâce inimitable, il offrele choix à sa Majesté. – Horreur ! sa Majesté ne fait pasd’armes ! Mais elle joue ? Quelle heureuse idée ! SaGrâce a toujours une excellente mémoire. Il a étudié à fond le «Diable » de l’abbé Gaultier. Or il y est dit « que le Diable n’osepas refuser une partie d’écarté. » Oui, mais les chances ! leschances ! – Désespérées, sans doute ; mais à peine plusdésespérées que le Duc. Et puis, n’était-il pas dans lesecret ? N’avait-il pas écrémé le père Le Brun ?N’était-il pas membre du Club Vingt-un ? « Si je perds, sedit-il, je serai deux fois perdu – je serai deux fois damné – voilàtout ! (Ici sa Grâce haussa les épaules). Si je gagne, jeretournerai à mes ortolans – que les cartes soient préparées !» Sa Grâce était tout soin, tout attention – sa Majesté toutabandon. À les voir, on les eût pris pour François et Charles. SaGrâce ne pensait qu’à son jeu ; sa Majesté ne pensait pas dutout. Elle battit ; le Duc coupa. Les cartes sont données.L’atout est tourné ; – c’est – c’est – le Roi ! Non –c’était la Reine. Sa Majesté maudit son costume masculin. Del’Omelette mit sa main sur son cœur. Ils jouent. Le Duc compte. Iln’est pas à son aise. Sa Majesté compte lourdement, sourit et prendun coup de vin. Le Duc escamote une carte. « C’est à vous à faire», dit sa Majesté, coupant. Sa Grâce s’incline, donne les cartes etse lève de table en présentant le Roi. Sa Majesté parut chagrinée.Si Alexandre n’avait pas été Alexandre, il eût voulu être Diogène.Le Duc, en prenant congé de son adversaire, lui assura « que s’iln’avait pas été De l’Omelette, il eût volontiers consenti à être leDiable. »

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