Le Maître de Ballantrae

Chapitre 6Ce qui se passa durant la deuxième absence du Maître

La grave maladie qui se déclara chez mon maître le lendemainmatin fut le dernier malheur sans compensation qui le frappa ;et cette maladie même fut peut-être un bienfait déguisé, car nullepeine physique ne pouvait égaler les souffrances de son esprit. MmeHenry et moi veillions à son chevet. Mon vieux lord venait de tempsen temps aux nouvelles, mais en général sans franchir le seuil. Uneseule fois, je me souviens, alors que tout espoir était perdu, ils’avança jusqu’auprès du lit, considéra le visage de son fils, ets’en alla, avec un geste particulier de la tête et du bras levé,qui me revient à la mémoire comme quelque chose de tragique, tantil exprimait de douleur et de dédain pour les choses sublunaires.Mais la plupart du temps, Mme Henry et moi restions seuls dans lachambre, nous relayant la nuit, et, le jour, supportant notrecompagnie réciproque, car ces veillées étaient plutôt lugubres. Mr.Henry, une serviette liée autour de son crâne rasé, s’agitait sansinterruption dans son lit, qu’il frappait de ses poings. Sa languen’arrêtait pas ; sa voix ne cessait de fluer, comme unerivière, à m’en donner presque la nausée. Chose remarquable, etpour moi mortifiante à l’excès, il parlait sans cesse demesquineries vulgaires : allées et venues, chevaux – qu’ilordonnait de seller pour lui, se figurant peut-être (pauvreâme !) qu’il pouvait fuir sa maladie – jardinages, filets àsaumon, et (ce qui me faisait le plus enrager) continuellement deses affaires, additionnant des chiffres, et discutant avec sesfermiers. Jamais un mot de son père ou de sa femme, ni du Maître, àpart une fois ou deux, où il fit un retour sur le passé, et se crutredevenu petit garçon, en train de jouer avec son frère. Ce futd’autant plus émouvant que le Maître avait, paraît-il, couru ungrand danger, et que Mr. Henry s’écria, à plusieurs reprises, avecune chaleur passionnée : « Oh ! Jammie va se noyer !…Oh ! sauvez Jammie ! »

Ceci, dis-je, nous toucha tous les deux, Mme Henry et moi, maisen général, les divagations de mon maître ne lui faisaient guèrehonneur. Il semblait avoir pris à tâche de justifier les calomniesde son frère et de prouver qu’il était d’un caractère sec, immergédans les intérêts matériels. Si j’avais été seul, je n’en auraispas levé un doigt ; mais je ne cessais, tout en l’écoutant,d’évaluer l’effet produit sur sa femme, et je sentais qu’il tombaitchaque jour plus bas dans son estime. J’étais la seule personne àla surface du globe qui le comprît, et j’entendais qu’il y en eûtune autre. Allait-il mourir là et périr avec ses vertus ; oubien n’aurait-il la vie sauve que pour recouvrer ce patrimoine dechagrins, sa vraie mémoire : – je voulais qu’il fût pleuré de toutcœur, dans le premier cas, et accueilli avec simplicité, dansl’autre, par la personne qu’il aimait le plus, sa femme.

Ne trouvant pas l’occasion de m’exprimer librement, je m’avisaienfin de mettre ma révélation par écrit. Au lieu de me coucher, jeconsacrai plusieurs nuits où j’étais de loisir à préparer ce que jepuis appeler mon bilan. Mais je m’aperçus que, si la rédaction enétait facile, l’opération restante – c’est-à-dire de présenter lachose à Mylady – dépassait en quelque sorte les limites de moncourage. Plusieurs jours de suite, je promenai mes papiers sous monbras, guettant le joint d’un propos qui m’eût servi d’introduction.Je ne puis nier qu’il s’en offrit plusieurs, mais à ces moments-là,je trouvais ma langue clouée à mon palais, et j’aurais pu, jecrois, porter mon dossier jusqu’à l’heure actuelle, si un heureuxincident n’était venu couper court à mes hésitations. Une nuit quej’allais une fois de plus quitter la chambre, sans avoir rien osé,et désespéré de ma couardise, Mme Henry me demanda :

– Que portez-vous donc là, Mr. Mackellar ? Voici plusieursjours que je vous vois entrer et sortir avec ce même rouleau sousle bras.

Je revins sur mes pas, sans mot dire, déposai les papiers sur latable devant elle, et la laissai à sa lecture. Pour donner une idéede ce qui lui passa sous les yeux, je crois bon de reproduire iciune mienne lettre, la première du dossier, et dont j’ai gardé(suivant ma bonne habitude) le brouillon. Elle fera voir, en outre,la modestie du rôle que j’ai joué dans ces affaires, modestie quifut contestée par certains.

« Durrisdeer, 1757.

Honorée Madame,

Je me flatte de ne pas outrepasser mon rôle sans justeraison, mais je vois le mal qu’a engendré dans le passé, pour votrenoble maison, ce malheureux abus de la discrétion et desréticences, et les papiers sur lesquels j’ose appeler votreattention sont des papiers de famille qui méritent tous grandementd’être connus de vous.

J’annexe ci-après une série de notes indispensables, etsuis, honorée Madame, de votre Seigneurie,

L’obligé et obéissant serviteur,

Éphraïm Mackellar.

Liste des documents

A – Brouillon de dix lettres écrites par Éphraïm Mackellar, àl’honorable James Durie, esq., par respect Maître de Ballantrae,durant le séjour à Paris de ce dernier : datées… (suivent lesdates)… Nota : À lire en même temps que B et C.

B. – Sept lettres originales dudit Maître de Ballantrae, auditÉphraïm Mackellar, datées… (suivent les dates)…

C. – Trois lettres originales dudit Maître de Ballantrae àl’honorable Henry Durie, esq, datées… (suivent les dates)…Nota : À moi données par Mr. Henry pour y répondre. Les copies demes réponses figurent ici sous les rubriques A4, A5 et A9. lecontenu des communications de Mr. Henry, dont je ne retrouve pasles brouillons, peut se déduire de ce qu’écrivait ce frèredénaturé.

D. – Une correspondance, originaux et brouillons, comprenant unepériode de trois années, jusqu’en janvier de la présente année,entre lesdits Maître de Ballantrae et X…, sous-secrétaired’État ; soit 27 lettres en tout. – Nota : Trouvédans les papiers du Maître.

La lassitude de mes veilles et l’inquiétude m’empêchèrent dedormir. Toute la nuit, j’arpentai ma chambre, réfléchissant à cequi résulterait de mon immixtion en des affaires aussi intimes, et,parfois, regrettant ma hardiesse. Dès la première aube, j’étais àla porte du malade. Mme Henry avait ouvert les volets et même lafenêtre, car le temps était doux. Elle regardait fixement devantelle, où il n’y avait rien d’autre à voir que le matin bleu répandusur les bois. Au bruit de mes pas, elle ne tourna même pas la tête,– circonstance dont je n’augurai rien de bon.

– Madame, commençai-je ; et je répétai encore une fois : –Madame… Mais je ne trouvai rien de plus à dire. Mme Henry non plusne prononça pas un seul mot pour me venir en aide. Alors jem’approchai de la table et réunis les documents épars ; maisje m’aperçus tout de suite que leur nombre avait diminué. Je lesparcourus une fois, puis deux, sans retrouver la correspondanceavec le secrétaire d’État, sur laquelle je comptais beaucoup pourl’avenir. Je regardai dans l’âtre. Parmi les tisons brûlants, descendres de papiers frémissaient dans le courant d’air. À cette vue,ma timidité disparut.

– Grand Dieu ! Madame, m’écriai-je, d’un ton fort déplacédans une chambre de malade, – Grand Dieu ! Madame,qu’avez-vous fait de mes papiers ?

– Je les ai brûlés, dit Mme Henry, en se tournant vers moi. – Ilsuffit, et c’est même trop, que vous et moi les ayons lus.

– Vous avez fait là une jolie besogne, cette nuit !m’écriai-je. – Et tout cela, pour sauver la réputation d’un hommequi gagnait son pain en répandant le sang de ses amis, comme jegagne le mien avec de l’encre.

– Pour sauver la réputation de cette famille dont vous êtes unserviteur, Mr. Mackellar, répliqua-t-elle, et pour laquelle vous enavez déjà tant fait.

– Cette famille, je ne la servirai pas plus longtemps,m’écriai-je, car je désespère, à la fin ! Vous m’avez arrachémes armes, et vous nous laissez sans défense. J’aurais eu, en toutcas, ces lettres à lui brandir sur la tête ; mais désormais,que faire ? Notre situation est tellement fausse que nous nepouvons mettre cet homme à la porte ; le pays prendrait feucontre nous ; et j’avais barre sur lui par ces seuls papiers…et les voilà disparus !… À présent, il peut revenir demain, etnous serons forcés de nous attabler avec lui, de sortir sur laterrasse avec lui, ou de faire sa partie de cartes, mettons, pourle distraire ! Non, Madame ! Que Dieu vous pardonne, s’ilen a envie, mais pour ma part, je ne saurais.

– J’admire votre simplicité, Mr. Mackellar, dit Mme Henry. Quelprix cet homme attache-t-il à l’honneur ? Aucun. Par contre,il sait combien nous l’apprécions ; il sait que nouspréférerions mourir plutôt que de publier ces lettres. Croyez-vousqu’il n’userait pas de cette connaissance ? Ce que vousappelez votre arme, Mr. Mackellar, et qui en eût été une, en effet,contre quelqu’un doué d’un reste de pudeur, ne servirait contre luipas plus qu’un sabre de bois. Il vous rirait au nez si vous l’enmenaciez. Il foule aux pieds sa dégradation, c’est elle qui fait saforce. Il est vain de lutter contre de tels caractères.

Elle lança cette dernière phrase avec une sorte de désespoir etreprit ensuite plus posément :

– Non, Mr. Mackellar, j’ai réfléchi toute la nuit sur cettematière, et il n’y a pas d’issue. Papiers ou non, la porte de cechâteau lui est ouverte, c’est lui l’héritier légitime,songez-y ! Si nous prétendions la lui interdire, toutretomberait sur le pauvre Henry, et je le verrais lapider dans larue. Ah ! si Henry venait à mourir, ce serait une autreaffaire. Ils ont entamé le capital comme ils le jugeaient bon, maisle domaine revient à ma fille, et je voudrais voir qu’on y portâtla main ! Mais si Henry vit, mon pauvre Mackellar, et que cethomme revienne, nous aurons à souffrir ; seulement, cettefois, ce sera ensemble.

Au fond, j’étais fort satisfait de la disposition d’esprit deMme Henry ; et je ne pouvais nier qu’il n’y eût quelqueapparence de vérité dans ce qu’elle avançait au sujet despapiers.

– N’en parlons plus, dis-je. Je regrette seulement d’avoirconfié les originaux à une dame, ce qui était à tout prendre unefaçon d’agir peu régulière. Quant à quitter le service de lafamille, ma langue seule a parlé, rassurez-vous. J’appartiens àDurrisder, Mme Henry, comme si j’y étais né.

Je dois lui rendre cette justice de dire qu’elle parutextrêmement soulagée ; et nous commençâmes cette journée,comme nous devions passer tant d’années, sur un terrain solided’indulgence et d’estime réciproques.

Ce même jour, qui était sûrement prédestiné à la joie,apparurent chez Mr. Henry les premiers symptômes de guérison. Verstrois heures de l’après-midi, il recouvra sa lucidité, et me saluapar mon nom, avec les plus vifs témoignages d’affection. Mme Henryétait également dans la chambre, au pied du lit ; mais il nefit pas mine de s’en apercevoir. Et d’ailleurs (la fièvre ayantdisparu), il était si faible qu’il se borna à cet unique effort, etretomba dans sa léthargie. Les progrès de la convalescence furentlents mais continus ; au bout de quelques jours, son appétitrevint ; au bout d’une semaine, on le vit reprendre des forceset de l’embonpoint ; et le mois n’était pas écoulé qu’il selevait et se faisait porter dans un fauteuil sur la terrasse.

Ce fut peut-être à cette époque que Mme Henry et moi éprouvâmesle plus d’inquiétude. Nous avions cessé de craindre pour savie ; mais cette crainte fut remplacée par une appréhensionpire. Quotidiennement nous pensions voir venir le jour où il seretrouverait lui-même ; et cependant les jours passaient, sansque rien se produisît. Mr. Henry regagnait ses forces, il avaitavec nous de longs entretiens sur des sujets variés, son pèrevenait s’asseoir auprès de lui et repartait, sans qu’il fût fait lamoindre allusion au drame, ou aux incidents qui l’avaient provoqué.S’en souvenait-il, et nous cachait-il son affreuseconnaissance ? ou le tout s’était-il effacé de samémoire ? Tel était le problème qui nous tenait en suspens etnous faisait trembler tout le jour lorsque nous étions en sacompagnie, le problème qui nous tenait réveillés la nuit dans notrelit solitaire. Nous ne savions même quelle alternative espérer,tant l’une et l’autre apparaissaient troublantes et eussent déceléun cerveau dérangé. Obsédé par cette crainte, je surveillai saconduite avec une attention extrême. Elle avait quelque chose depuéril : une gaieté fort étrangère à sa manière d’être antérieure,un intérêt vite éveillé, et alors très soutenu, pour des bagatellesqu’il avait jusque-là dédaignées. À l’époque où le mal le terrassa,j’étais son seul confident, je puis dire son seul ami, et il étaiten mauvais termes avec sa femme ; après sa guérison, toutchangea, le passé fut oublié, sa femme devint son principal, voireson unique souci. Assuré de sa sympathie, il lui dédiait tous sessentiments, comme fait un enfant avec sa mère ; il l’appelaitdans tous ses besoins avec un peu de cette familiarité quinteusequi dénote la certitude d’être écouté ; et je dois dire, pourêtre juste envers sa femme, qu’il ne fut jamais déçu. Pour elle, eneffet, ce changement de conduite était des plusattendrissants ; elle y discernait, je pense, un reprochesecret ; et même je l’ai vue, dans les premiers temps, quitterla chambre afin de pouvoir pleurer sans contrainte. À mes yeux,toutefois, cette modification ne paraissait pas naturelle ; etlorsque je la considère avec le reste, j’en viens à me demander,mélancoliquement, si sa raison était tout à fait intacte.

Comme ce doute s’est prolongé pendant plusieurs années, qu’il aduré. en somme jusqu’au décès de mon maître, et a influé sur nosrelations ultérieures, je dois l’examiner plus au long. Lorsque Mr.Henry fut en état de reprendre un soin partiel de ses affaires,j’eus maintes occasions de mettre à l’épreuve son exactitude. Iln’y avait pas défaut de compréhension, ni de volonté ; maisl’intérêt soutenu de jadis s’était entièrement évanoui ; il sefatiguait vite, et se mettait à bâiller ; en outre, ilapportait dans les relations pécuniaires, où elle est certes trèsdéplacée, une facilité qui confinait à la négligence. Au vrai,comme nous n’avions plus à lutter contre les exactions du Maître,il n’y avait plus de raison pour ériger la parcimonie en principe,ou batailler à propos d’un farthing. Au vrai encore, ce relâchementn’avait rien d’excessif, sinon j’y aurais refusé ma complicité.Mais il révélait, en somme, un changement très léger quoique fortperceptible ; et si l’on n’avait pas le droit de dire que monmaître eût perdu la raison, indéniablement son caractère s’étaitaltéré. Il fut le même jusqu’à la fin, dans ses manières et sonapparence, il lui restait dans les veines comme une chaleur de lafièvre, qui précipitait un peu ses mouvements, et faisait sondiscours notablement plus volubile, sans aller toutefois jusqu’à lerendre confus. Tout son être s’épanouissait aux impressionsagréables, qu’il accueillait avec délices ; mais la moindreapparence de tracas ou de peine éveillait en lui une impatiencevisible, et il s’en débarrassait au plus vite. Ce fut à cettehumeur qu’il dut la félicité de ses derniers jours ; etpourtant ce fut alors, ou jamais, qu’on eût pu l’appeler insensé.Un grand point dans la vie consiste à prévoir ce qu’il estimpossible d’éviter ; mais Mr. Henry, lorsqu’il n’arrivait pasà écarter le souci par un effort mental, devait sur-le-champ et àtout prix en abolir la cause. Il imitait tour à tour l’autruche etle taureau. C’est à cette excessive lâcheté devant la douleur queje dois attribuer toutes les démarches outrancières et malheureusesde son existence ultérieure. C’est pour cette raison, à coup sûr,qu’il battit Mac Manus, le groom, chose tellement étrangère à samanière d’agir antécédente, et qui provoqua tant de commentaires àl’époque. C’est encore à cette raison que j’attribue la pertetotale de près de deux cents livres, dont la moitié eût été sauvée,si son impatience m’eût laissé faire. Mais il préférait une perteou n’importe quel moyen désespéré, à la souffrance mentaleprolongée.

Cette digression m’a entraîné bien loin de notre inquiétudeimmédiate : se rappelait-il, ou avait-il oublié son dernier gestetragique ; et s’il se le rappelait, sous quel jour levoyait-il ? La vérité nous apparut soudain, et ce fut là unedes plus grandes surprises de ma vie. Il était sorti plusieursfois, et commençait à se promener à mon bras ; il advint unjour que je me trouvai seul avec lui sur la terrasse. Il se tournavers moi avec un sourire singulièrement furtif, comme en ont lesécoliers pris en faute ; et il me dit, tout bas, et sans lemoindre préambule :

– Où l’avez-vous enterré ?

Il me fut impossible de répondre un mot.

– Où l’avez-vous enterré ? reprit-il. Je veux voir satombe.

Je compris que mieux valait prendre le taureau par lescornes.

– Mr. Henry, dis-je, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui vousréjouira beaucoup. Selon toute vraisemblance, vos mains sont puresde sang. Je raisonne d’après certains indices ; et ilssemblent démontrer que votre frère n’était pas mort, mais évanoui,et qu’il fut transporté à bord du lougre. Présentement, il doitêtre tout à fait rétabli.

Son visage me demeura indéchiffrable.

– James ? demanda-t-il.

– Votre frère James, répondis-je. Je ne voudrais pas vous donnerune fausse joie, mais en mon for intérieur, je crois qu’il est trèsprobablement en vie.

– Ah ! dit Mr. Henry. Puis soudain, se levant de son siègeavec plus d’alacrité qu’il n’en avait montré encore, il posal’index sur ma poitrine et me cria pour ainsi dire tout bas : –Mackellar – (je cite ses paroles textuelles) – rien ne peut tuercet homme. Il n’est pas mortel. Je l’ai sur le dos pour toutel’éternité… pour toute l’éternité de Dieu ! – Et, serasseyant, il s’enfonça dans un silence obstiné.

Un jour ou deux plus tard, avec le même sourire coupable, etregardant d’abord autour de lui, comme pour s’assurer que nousétions seuls :

– Mackellar, dit-il, lorsque vous saurez quelque chose,avertissez-moi. Il nous faut prendre garde à lui, sinon il noussurprendra lorsque nous nous y attendrons le moins.

– Il n’osera plus se montrer ici, dis-je.

– Oh ! si fait ! dit Mr. Henry. Où que je sois, il ysera.

Et de nouveau il regarda autour de lui.

– Il ne faut pas vous préoccuper de la sorte, Mr. Henry,dis-je.

– Non, dit-il, votre avis est très bon. Nous n’y penseronsjamais, excepté lorsque vous aurez des nouvelles. Et puis, on nesait pas, ajouta-t-il ; il est peut-être mort !

Sa manière de prononcer la phrase me convainquit entièrement dece que j’osais à peine soupçonner : à savoir que, bien loin de serepentir d’avoir voulu tuer son frère, il regrettait seulement den’y avoir pas réussi. Je gardai pour moi cette découverte,craignant qu’elle ne lui portât préjudice vis-à-vis de sa femme.Mais j’aurais pu m’épargner l’embarras ; elle avaitd’elle-même deviné le sentiment, et l’avait jugé tout à faitnaturel. En somme, je peux dire que nous étions tous trois du mêmeavis ; et aucune nouvelle n’eût été mieux venue à Durrisdeerque celle de la mort du Maître.

Ceci m’entraîne à parler de l’exception, mon vieux lord. Dès quemes inquiétudes au sujet de mon maître furent un peu moins vives,je m’aperçus d’un changement chez le vieux gentilhomme, son père,changement qui devait aboutir à de fatales conséquences.

Il avait le visage livide et tuméfié ; tout en lisant dulatin, assis au coin du feu, il tombait en des somnolences, et sonlivre roulait dans les cendres ; à certains jours, il traînaitle pied ; d’autres fois, il achoppait en parlant. L’aménité deses allures devint excessive ; il s’excusait sans fin dumoindre dérangement, et se préoccupait de chacun, de moi enparticulier, avec la plus flatteuse politesse. Un jour qu’il avaitenvoyé chercher son notaire[34] , etqu’il était resté enfermé longtemps avec lui, il s’avançapéniblement à ma rencontre dans la salle, d’un pas, et me pritcordialement la main.

– Mr. Mackellar, dit-il, j’ai eu maintes occasions d’estimer vosservices à leur juste valeur ; et aujourd’hui, en révisant montestament, j’ai pris la liberté de vous nommer pour un de sesexécuteurs. Je vous crois suffisamment attaché à notre maison pourme rendre ce service.

À cette époque, il passait la plus grande partie de ses journéesà dormir, et on avait souvent de la peine à l’éveiller ; ilperdait toute notion du temps, et il avait plusieurs fois(spécialement à son réveil) demandé sa femme, ainsi qu’un vieuxdomestique dont la pierre tombale était verdie par la mousse. Sij’avais dû en témoigner sous serment, je l’aurais déclaré incapablede tester ; et cependant jamais volontés dernières ne furentrédigées avec plus de lucidité dans les moindres détails, ou nedécelèrent un jugement plus sûr des personnes et des choses.

Sa décadence, qui fut très prompte, eut lieu par degrésinsensibles. Ses facultés s’affaiblissaient toutes à la fois demanière continue ; la force avait presque abandonné sesmembres, sa surdité devint extrême, sa parole était réduite à unmarmottement confus, et cependant jusqu’à la fin il réussit àmanifester quelque chose de sa politesse et de sa bontéantérieures, serrant la main de quiconque l’aidait, me faisantcadeau d’un de ses livres latins, sur lequel il avaitlaborieusement tracé mon nom, – et nous rappelant de mille façonsla grandeur de cette perte que nous avions pour ainsi dire déjàsubie. Vers la fin, la faculté d’articuler lui revint paréclairs ; on eût dit qu’il avait oublié l’art de la parole,comme un enfant oublie sa leçon, et que parfois il s’en rappelaitquelque chose. Son dernier soir, il rompit brusquement le silencepar ce vers de Virgile :

Gnatique, patrisque, aima, precor, miserere,[35]

parfaitement prononcé, avec l’accent voulu. Nous tressaillîmesde l’entendre, surpris dans nos diverses occupations ; chacunse tourna vers lui, mais en vain : il était retombé dans sonmutisme et son apparente stupeur. Un peu plus tard, nous eûmesbeaucoup de peine à le mettre au lit ; et, dans la nuit, sanssouffrance physique, il rendit le dernier soupir.

Je vins par la suite à m’entretenir de ces détails avec undocteur en médecine, homme d’une réputation si éminente que je mefais un scrupule de le nommer. Selon lui, père et fils souffraientde la même affection – née chez le père à la suite de ses chagrinssuccessifs – due peut-être chez le fils à l’excitation de lafièvre. L’un et l’autre s’étaient rompu quelque artère ducerveau ; et il y avait sans doute dans la famille (ajoutaitle docteur) une prédisposition aux accidents de cette nature. Lepère succomba, le fils recouvra toutes les apparences de lasanté ; mais il est à croire qu’il avait subi quelquedestruction dans ces tissus délicats où l’âme réside et remplit sesfonctions terrestres ; – car au ciel, je l’espère, elle nesaurait être entravée par des accidents matériels. Et cependant, àplus mûre réflexion, ceci n’importe pas d’un iota ; car Celuiqui nous jugera, sur ce que fut notre vie, est le même qui nouscréa dans la fragilité.

La mort de mon vieux lord fut une nouvelle occasion de surprisepour ceux qui observaient la conduite de son successeur. Pour toutesprit réfléchi, les deux fils avaient à eux deux fait mourir leurpère, et l’on peut même dire qu’en maniant le sabre, l’un d’euxl’avait tué de sa main, mais il ne parut point que cetteconsidération vînt troubler mon nouveau lord. Il montra la graviténécessaire ; mais d’affliction, à peine, si ce n’est del’affliction badine : parlant du défunt avec une légèretéregrettable, citant de vieux traits de son caractère, et souriantalors en tout repos de conscience ; et d’ailleurs, le jour desobsèques arrivé, faisant les honneurs dans toutes les règles. Jem’aperçus, en outre, que son accession au titre lui causa un grandplaisir, et il fut très pointilleux à l’exiger.

Et voici qu’apparaît sur la scène un nouveau personnage, quijoua également un rôle dans l’histoire ; je parle du présentlord, Alexander, dont la naissance (17 juillet 1757) emplit lacoupe du bonheur de mon pauvre maître. Il ne lui resta plus rien àdésirer. Il n’en eût pas eu le loisir, d’ailleurs, car jamais pèrene montra engouement aussi passionné. L’absence de son fils luicausait des inquiétudes continuelles. L’enfant était-ildehors ? Le père guettait les nuages et redoutait la pluie. Denuit ? il se levait pour aller le regarder dormir. Saconversation devenait fatigante pour les étrangers, car il neparlait plus guère que de son fils. Dans les matières concernant lebien, tout était disposé particulièrement en vue d’Alexander. Etc’était : « Mettons-nous-y tout de suite, afin que la futaie soithaute pour la majorité d’Alexander. » Ou bien : « Ceci tombera àpoint pour le mariage d’Alexander. » Chaque jour, cettepréoccupation du père devenait plus visible, à maints détails, lesuns touchants, les autres fort blâmables. Bientôt l’enfant putsortir avec lui, d’abord sur la terrasse, et tenu par la main, puisen liberté dans le domaine ; et ces sorties devinrent leprincipal souci de Mylord. Le son de leurs deux voix (qu’onentendait de loin, car ils parlaient fort) devint familier dans levoisinage ; et pour ma part, je le trouvais plus doux que legazouillis des oiseaux. C’était un spectacle charmant de les voirrevenir tous les deux chargés de bruyères, et le père aussi animé,voire parfois aussi crotté que le fils, car ils aimaient égalementtoutes sortes de jeux enfantins, faire des trous dans le sable,endiguer des ruisseaux, et le reste ; et je les ai vusregarder les bêtes à travers une clôture avec le même ravissementpuéril.

Ces randonnées me font songer à une scène bizarre dont je fus letémoin. Il y avait un chemin que je ne suivais jamais sans trouble,car je l’avais pris fréquemment pour remplir de fâcheuses missions,et il avait été le théâtre d’événements funestes à la maison deDurrisdeer. Mais le sentier était trop commode pour revenir de plusloin que le Muckle Ross ; et j’étais forcé, bien à regret, dem’en servir environ tous les deux mois. Mr. Alexander avait sept ouhuit ans ; j’avais eu affaire ce matin-là tout au bout dudomaine, et je m’en revenais par la charmille. C’était la saison oùles bois revêtent leur livrée printanière, où les épines sont enfleur, où les oiseaux déploient leurs plus beaux chants. Lecontraste de cette allégresse rendait pour moi la charmille plussombre, et les souvenirs m’y oppressaient davantage. En cet étatd’esprit, je fus fâché d’entendre, un peu plus haut sur le chemin,des voix que je reconnus pour celles de Mylord et de Mr. Alexander.Je continuai d’avancer, et ne tardai pas à les apercevoir, deboutdans l’espace découvert où avait eu lieu le duel. Mylord avait lamain sur l’épaule de son fils, et parlait avec une certainegravité. Mais quand il leva la tête à mon approche, je vis sestraits s’épanouir.

– Ah ! dit-il, voilà ce bon Mackellar. Je viens justementde raconter à Sandie l’histoire de cet endroit-ci, comment il y eutun homme que le diable essaya de tuer, et comment ce fut lui, aucontraire, qui faillit tuer le diable.

J’avais déjà trouvé singulier qu’il menât l’enfant là ;mais qu’il l’entretînt de son action, dépassait la mesure.Toutefois, le pis était encore à venir ; car il ajouta, setournant vers l’enfant :

– Vous pouvez interroger Mackellar ; il était là, et il atout vu.

– Est-ce vrai, Mr. Mackellar ? demanda le petit. Avez-vousvu réellement le diable ?

– Je ne connais pas l’histoire, répliquai-je ; et j’ai desaffaires pressantes.

Ce fut tout ce que je dis, un peu aigrement, pour dissimuler monembarras, et soudain l’amertume du passé avec cette affreuse scèneaux bougies me remontèrent à la mémoire. Je m’avisai que, pour unedifférence d’une seconde dans la rapidité de la parade, cet enfantque j’avais sous les yeux eût pu ne jamais naître ; etl’émotion qui ne manquait jamais d’assaillir mon cœur sous cettesombre charmille se fit jour en ces mots :

– Mais ce qui est vrai, c’est que j’ai rencontré le diable dansce bois, et que je l’ai vu désarmer. Loué soit Dieu que nous nousen soyons tirés vivants… Loué soit Dieu qu’il reste pierre surpierre des murailles de Durrisdeer. Ah ! Mr. Alexander, quandvous reviendrez ici, fût-ce dans cent ans, et dans la plus belle etgaie société du pays, n’oubliez pas de vous recueillir un instantpour prier.

Mylord hocha gravement la tête.

– Ah ! dit-il, Mackellar a toujours raison. Oui, ôtez votrecoiffure (lui-même se découvrit et étendit la main). Ô Seigneur,reprit-il, je Te remercie, et mon fils Te remercie, pour Tesgrandes et manifestes bontés. Accorde-nous un peu de répit ;défends-nous du méchant. Frappe-le, Ô Seigneur, sur sa bouchementeuse !

Ces derniers mots lui échappèrent comme un cri ; etlà-dessus, soit que la colère remémorée lui coupât la parole, ousoit qu’il s’aperçût de l’étrangeté de sa prière, il s’arrêtacourt ; puis, une minute après, il remit son chapeau sur satête.

– Je crois que vous oubliez une phrase, Mylord, dis-je.Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nousont offensés. Car le Royaume est Tien, et la puissance, et lagloire, pour les siècles des siècles. Amen.

– Ah ! c’est facile à dire, répliqua Mylord. C’est bienfacile à dire, Mackellar. Moi, pardonner !… Mais j’auraisl’air d’un imbécile si j’avais l’audace de le prétendre.

– L’enfant, Mylord ! dis-je, non sans sévérité, car jetrouvais ses expressions peu convenables en présence d’unenfant.

– Oui, c’est juste, dit-il. Ce sont histoires un peu sombrespour un gamin. Allons chercher des nids.

Ce fut sinon le même jour, du moins peu après, que Mylord, metrouvant seul, se déboutonna davantage sur le même sujet.

– Mackellar, dit-il, je suis à présent très heureux.

– Je le crois bien, Mylord, dis-je, et de vous voir ainsi medilate le cœur.

– Le bonheur a ses obligations, ne croyez-vous pas ? dit-ilrêveusement.

– J’en suis persuadé, dis-je, tout comme le malheur. Si nousn’étions ici-bas pour tâcher de faire mieux, à mon humble avis,plus tôt nous serions disparus, mieux cela vaudrait pour tout lemonde.

– Oui, mais si vous étiez dans ma peau, luipardonneriez-vous ? La brusquerie de l’attaque me déconcertaun peu.

– C’est notre devoir strict, dis-je.

– Tu ! tu ! dit-il. Ce sont des mots. Vous-même, luipardonnez-vous ?

– Eh bien… non ! dis-je. Dieu me pardonne, mais je ne peuxpas.

– Serrons-nous la main là-dessus ! s’écria Mylord, presquegaiement.

– C’est une mauvaise occasion de se serrer la main, dis-je, pourdes chrétiens. Je me réserve pour une autre, plus évangélique.

Je dis cela en souriant un peu ; mais Mylord, lui, quittala chambre avec un grand éclat de rire.

Je ne trouve pas d’expression adéquate pour qualifierl’esclavage de Mylord à l’égard de l’enfant. Il était perdu danscette pensée continuelle : affaires, amis, femme, tout étaitoublié, ou il ne se les rappelait que par un effort pénible, commecelui qui lutte avec une idée fixe. Cette obsession était surtoutremarquable en ce qui concernait sa femme. Depuis que jeconnaissais Durrisdeer, elle n’avait cessé d’être le lest de sespensées, et l’aimant de ses yeux ; mais désormais ill’ignorait entièrement. Je l’ai vu paraître sur le seuil d’unechambre, y jeter un regard circulaire, et passer devant Myladycomme devant un chien couché auprès du feu. C’était Alexander qu’ilcherchait, et Mylady le savait bien. Je l’ai entendu lui parler sirudement que je faillis le lui faire remarquer : c’était pour unecause analogue, car elle avait contrarié Alexander. Sans doute,c’était là une sorte de châtiment qui pesait sur Mylady. Sansdoute, la situation était renversée contre elle, comme seule laProvidence sait le faire ; elle qui s’était, durant tantd’années, montrée inaccessible à toutes les marques de tendresse,c’était son tour d’être négligée ; elle est d’autant pluslouable d’avoir fait bonne figure.

Il en résulta une situation étrange. Nous avions une fois deplus deux partis dans le château, mais j’étais à présent avecMylady. Ce n’est pas que je perdis rien de mon affection pour monmaître. Mais, d’abord, il avait beaucoup moins besoin de masociété. Ensuite, le cas de Mr. Alexander n’était aucunementcomparable à celui de Miss Katharine, pour laquelle Mylord n’avaitjamais eu la moindre attention. Et, en troisième lieu, j’étaisblessé par le changement qu’il manifestait envers sa femme,changement où je voyais une sorte d’infidélité. Je ne pouvaisqu’admirer, d’ailleurs, la constance et la douceur qu’elledéployait. Peut-être ses sentiments à l’égard de Mylord, fondésprimitivement sur la pitié, étaient-ils d’une mère plus que d’uneépouse ; peut-être se plaisait-elle à voir, pour ainsi dire,ses deux enfants si heureux l’un avec l’autre ; d’autant quel’un avait autrefois souffert si injustement. Mais, malgré tout, etbien que je ne découvrisse en elle aucune trace de jalousie, ellese rejetait sur la société de la pauvre délaissée MissKatharine ; et moi, de mon côté, j’en arrivais de plus en plusà passer mes heures de loisir avec la mère et la fille. J’attachaispeut-être trop d’importance à cette division, car la famille étaitrelativement heureuse ; pourtant le fait était là ; maisMylord s’en apercevait-il ou non, je l’ignore. Je ne le crois pas,tant il était féru absolument de son fils ; mais nous autresle savions, et cette connaissance nous faisait parfoissouffrir.

Ce qui nous inquiétait surtout, néanmoins, était le danger réelet croissant qui en résultait pour le petit. Mylord était son pèreressuscité ; on pouvait craindre qu’à son tour le fils nedevînt un second Maître. Le temps a fait voir que ces craintesétaient fort exagérées. À coup sûr, il n’est pas aujourd’hui deplus digne gentilhomme dans toute l’Écosse, que le septième lordDurrisdeer. Touchant mon abandon de son service, il ne m’appartientpas de rien dire, surtout dans ces mémoires écrits uniquement pourjustifier son père…

NOTE DE L’ÉDITEUR

On omet ici cinq pages du manuscrit de M. Mackellar. Leurlecture m’a laissé l’impression que celui-ci, dans sa vieillesse,était devenu un serviteur assez exigeant. Contre le septième lordDurrisdeer (avec lequel, en tout cas, nous n’avons rien à voir) iln’allègue aucun fait précis.

R.L.S.

… Mais nous avions la crainte, à cette époque, qu’il ne devînt,en la personne de son fils, une seconde édition de son frère.Mylady avait tenté d’instaurer un peu de saine discipline ;elle avait dû y renoncer, et laissait aller les choses, avec unsecret déplaisir. Elle hasardait parfois quelques allusions ;et parfois, lorsqu’il lui revenait un exemple trop abusif del’indulgence de Mylord, elle se trahissait par un geste, voire uneexclamation. Quant à moi, cette crainte me hantait jour et nuit,moins à cause de l’enfant qu’à cause du père. Celui-ci s’étaitendormi, il rêvait son rêve, et un réveil trop brusque lui eûtinfailliblement été funeste. Je ne concevais pas qu’il pûtsurvivre, et je me voilais la face à la perspective de sondéshonneur.

Ce fut cette continuelle préoccupation qui me donna enfin lecourage de parler : la chose mérite d’être contée en détail. Mylordet moi étions un jour assis à mon bureau, en train de réglerquelque fastidieuse affaire ; il avait, je l’ai dit, perdu sonintérêt d’autrefois en ce genre d’occupations ; il aspiraitclairement à en avoir fini, et il avait l’air chagrin, las, et uneidée plus vieux que je ne l’avais vu auparavant. Ce fut, je pense,son visage ravagé qui me fit soudain entreprendre uneexplication.

– Mylord, dis-je, la tête baissée, et feignant de poursuivre montravail, ou plutôt laissez-moi vous appeler encore Mr. Henry, carje redoute votre colère, et je désire que vous pensiez aux joursd’autrefois…

– Mon bon Mackellar ! dit-il ; et cela d’un ton sidoux que je faillis renoncer à mon dessein. Mais je me rappelai queje parlais pour son bien, et tins ferme mon drapeau.

– N’avez-vous jamais réfléchi à ce que vous faisiez ?demandai-je.

– Qu’est-ce que je fais ? répondit-il. Je n’ai jamais étéfameux pour deviner les charades.

– Que faites-vous avec votre fils ? dis-je.

– Eh bien, dit-il, avec un ton presque de défi, et qu’est-ce queje fais avec lui ?

– Votre père était un excellent homme, dis-je, biaisant. Maiscroyez-vous qu’il fut un père sage ?

Il prit un temps avant de parler ; puis répliqua :

– Je ne dis rien contre lui. J’en aurais beaucoup à dire,peut-être ; mais je me tais.

– C’est bien cela, dis-je. Vous en avez du moins sujet. Etcependant votre père était un excellent homme ; impossibled’être meilleur, sauf sur un point, ni plus sage. Où il achoppait,il est fort possible qu’un autre serait tombé. Ses deux fils…

Soudain, Mylord frappa violemment sur la table.

– Qu’est-ce ceci ? s’écria-t-il. Expliquez-vous !

– Je vais le faire, dis-je, d’une voix presque étouffée par lesbattements de mon cœur. Si vous continuez à gâter Mr. Alexander,vous marchez sur les traces de votre père. Prenez garde, Mylord,car votre fils, en grandissant, pourrait bien suivre celles duMaître.

Je n’avais aucunement l’intention de lui dire les choses aussicrûment ; mais une peur excessive inspire une manière decourage brutal, et même le plus brutal de tous. Je brûlai mesvaisseaux par ce simple mot. Je ne reçus pas de réponse. Quand jelevai la tête, Mylord s’était mis debout ; mais l’instantd’après, il tombait pesamment sur le parquet. L’accès ne duraguère ; il revint à lui tout vertigineux, porta la main à satête, que je supportais alors, et dit, d’une voix entrecoupée : «Je me suis senti mal. » – Et peu après : « – Aidez-moi. » Je leremis sur ses pieds, et il resta debout, mais en se tenant à latable. – « Je me suis senti mal, Mackellar, répéta-t-il. Quelquechose s’est brisé en moi, Mackellar, ou a été sur le point de sebriser, et puis tout s’est mis à tourner. J’étais, je pense, trèsen colère. Cela ne fait rien, Mackellar, cela ne fait rien, monami. Je ne voudrais pas faire tomber un cheveu de votre tête. Il ya trop de choses entre nous. L’une, particulièrement. Mais j’ypense, Mackellar, je vais aller voir Mme Henry, je pense que jeferai bien de l’aller voir.

Et il quitta posément la pièce, me laissant accablé deremords.

Bientôt, la porte s’ouvrit brusquement, et Mylady entra, en coupde vent. Ses yeux lançaient des éclairs.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle. Qu’avez-vous fait àmon mari ? Est-ce que rien ne vous apprendra jamais votreposition dans la maison ? Cesserez-vous jamais de faire lebrouillon et de vous mêler de tout ?

– Mylady, répondis-je, depuis que je suis dans ce château, j’aireçu beaucoup de mauvaises paroles. Pendant un temps, elles furentmon régime quotidien, et j’ai tout avalé. Mais aujourd’hui, vouspouvez m’appeler comme il vous plaira ; vous ne trouverez pasde nom assez dur pour qualifier ma maladresse. Elle procédaitcependant de la meilleure intention.

Je lui avouai tout avec simplicité, tel que je l’expose ici.Après m’avoir écouté, elle se recueillit, et je m’aperçus que sacolère s’apaisait.

– Oui, dit-elle, votre intention était bonne. J’ai eu, moiaussi, la même idée, ou plutôt la même tentation, ce qui fait queje vous pardonne. Mais, grand Dieu, ne comprenez-vous pas qu’iln’en peut supporter davantage ? Il n’en peut plussupporter !… La corde est tendue à se rompre. Qu’importel’avenir, si le présent est supportable ?

– Amen, dis-je. Je ne me mêlerai plus de rien. Je suis bien aiseque vous reconnaissiez la pureté de mes intentions.

– Oui, dit Mylady ; mais une fois le moment venu, je penseque le courage vous a manqué ; car vous avez parlé d’une façonfort cruelle.

Elle se tut, me considéra ; puis soudain, elle eut un légersourire, et me dit cette phrase singulière :

– Savez-vous ce que vous êtes, Mr. Mackellar ? Vous êtesune vieille fille.

Aucun autre incident notable ne survint dans la famille jusqu’auretour de cet oiseau de mauvais augure, le Maître. Mais je doisinsérer ici un second extrait des mémoires du chevalier Burke,intéressant par lui-même, et tout à fait nécessaire à mon dessein.Ces pages contiennent nos seuls renseignements sur les voyages duMaître dans l’Inde ; et on y voit pour la première foisapparaître Secundra Dass. Un fait, en outre, y est clairementindiqué, fait dont la connaissance, il y a vingt ans, nous eûtépargné bien des malheurs et des chagrins ! le fait queSecundra Dass savait l’anglais.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer