Le Singe

Le Singe

d’ Alphonse Daudet
LE SINGE

Samedi, soir de paye. Dans cette fin de journée, qui est en même temps une fin de semaine, on sent déjà le dimanche arriver. Tout le long du faubourg, ce sont des cris, des appels, des poussées à la porte des cabarets. Parmi cette foule d’ouvriers qui déborde du trottoir et suit la grande chaussée en pente, une petite ombre se hâte furtivement, remontant le faubourg en sens inverse. Serrée dans un châle trop mince, sa petite figure hâve encadrée d’un bonnet trop grand, elle a l’air honteux,misérable, et si inquiet ! Où va-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle cherche ?… Dans sa démarche pressée, dans son regard fixe qui semble la faire aller plus vite encore, il y a cette phrase anxieuse : « Pourvu que j’arrive à temps… ! » Sur sa route on se retourne, on ricane. Tous ces ouvriers la connaissent, et, en passant, accueillent sa laideur d’un affreux surnom : « Tiens, le singe… Le singe à Valentin qui va chercher son homme ». Et ils l’excitent :« Kss…kss…Trouvera, trouvera pas… » Sans rien entendre,elle va, elle va, oppressée, haletante, car cette rue qui mène aux barrières est bien dure à monter.

Enfin la voilà arrivée. C’est tout en haut du faubourg, au coin des boulevards extérieurs. Une grande usine… On est en train de fermer les portes. La vapeur des machines,abandonnée au ruisseau, siffle et s’échappe avec un bruit de locomotive à l’arrêt. Un peu de fumée monte encore des hautes cheminées, et l’atmosphère chaude, qui flotte au-dessus des bâtiments déserts, semble la respiration, l’haleine même du travail qui vient de finir. Tout est éteint. Une seule petite lumière brille encore au rez-de-chaussée, derrière un grillage, c’est lalampe du caissier. Voici qu’elle disparaît, juste au moment où lafemme arrive. Allons ! C’est trop tard. La paye est finie…Comment va-t-elle faire maintenant ? Où le trouver pour luiarracher sa semaine, l’empêcher de la boire ?… On a tantbesoin d’argent à la maison ! Les enfants n’ont plus de bas.Le boulanger n’est pas payé… Elle reste affaissée sur une borne,regardant vaguement dans la nuit, n’ayant plus la force debouger.

Les cabarets du faubourg débordent de bruit etde lumière. Toute la vie des fabriques silencieuses s’est répanduedans les bouges. A travers les vitres troubles où les bouteillesrangées mêlent leurs couleurs fausses, le vert vénéneux desabsinthes, le rose des bitters, les paillettes d’or des eaux-de-viede Dantzick, des cris, des chants, des chocs de verre viennentjusque dans la rue avec le tintement de l’argent jeté au comptoirpar des mains noires encore de l’avoir gagné. Les bras lasséss’accoudent sur les tables, immobilisés par l’abrutissement de lafatigue ; et, dans la chaleur malsaine de l’endroit, tous cesmisérables oublient qu’il n’y a pas de feu au logis, et que lesfemmes et les enfants ont froid.

Devant ces fenêtres basses, seules alluméesdans les rues désertes, une petite ombre passe et repassecraintivement… Cherche, cherche, pauvre singe !… Elle va d’uncabaret à l’autre, se penche, essuie un coin de vitre avec sonchâle, regarde, puis repart, toujours inquiète, fiévreuse. Tout àcoup, elle tressaille. Son Valentin est là, en face d’elle. Ungrand diable bien découpé dans sa blouse blanche, fier de sescheveux frisés et de sa tournure d’ouvrier beau garçon. Onl’entoure, on l’écoute. Il parle si bien, et puis c’est lui quipaye !…. Pendant ce temps le pauvre singe est là dehors quigrelotte, collant sa figure aux carreaux où dans un grand rayon degaz la table de son ivrogne se reflète, chargée de bouteilles et deverres, avec les faces égayées qui l’entourent.

Dans la vitre, la femme a l’air d’être assiseau milieu d’eux, comme un reproche, un remords vivant. MaisValentin ne la voit pas. Pris, perdu dans ces interminablesdiscussions de cabaret, renouvelées à chaque verre et pernicieusespour la raison presque autant que ces vins frelatés, il ne voit pascette petite mine tirée, pâle, qui lui fait signe derrière lescarreaux, ces yeux tristes qui cherchent les siens. Elle, de soncôté, n’ose pas entrer. Venir le chercher là devant les camarades,ce serait lui faire affront. Encore si elle était jolie, mais elleest si laide !

Ah ! comme elle était fraîche etgentille, quand ils se sont connus, il y a dix ans ! Tous lesmatins, lorsqu’il partait à son travail, il la rencontrait allantau sien, pauvre, mais parant honnêtement sa misère, coquette à lafaçon de cet étrange Paris où l’on vend des rubans et des fleurssous les voûtes noires des portes cochères. Ils se sont aimés toutde suite en croisant leurs regards ; mais, comme ils n’avaientpas d’argent, il leur a fallu attendre bien longtemps avant de semarier. Enfin la mère du garçon a donné un matelas de son lit, lamère de la fille en a fait autant ; et puis, comme la petiteétait très-aimée, il y a eu une collecte à l’atelier et leur ménages’est trouvé monté.

La robe de noce prêtée par une amie, le voileloué chez un coiffeur, ils sont partis un matin, à pied, par lesrues, pour se marier. A l’église il fallut attendre la fin desmesses d’enterrement, attendre aussi à la mairie pour laisserpasser les mariages riches. Alors il l’a emmenée en haut dufaubourg, dans une chambre carrelée et triste, au fond d’un longcouloir plein d’autres chambres bruyantes, sales, querelleuses.C’était à dégoûter d’avance du ménage ! Aussi leur bonheur n’apas duré longtemps. A force de vivre avec des ivrognes, lui s’estmis à boire comme eux. Elle, en voyant pleurer les femmes, a perdutout son courage ; et, pendant qu’il était au cabaret, ellepassait tout son temps chez les voisines, apathique, humiliée,berçant d’interminables plaintes l’enfant qu’elle tenait sur sesbras. C’est comme cela qu’elle est devenue si laide, et que cetaffreux surnom de « singe » lui a été donné dans lesateliers.

La petite ombre est toujours là, qui va etvient devant les vitres. On l’entend marcher lentement dans la bouedu trottoir, et tousser d’une grosse toux creuse, car la soirée estpluvieuse et froide. Combien de temps va-t-elle attendre ?Deux ou trois fois déjà elle a posé la main sur le bouton de laporte, mais sans oser jamais ouvrir. A la fin, pourtant, l’idée queles enfants n’ont rien pour manger lui tient lieu de courage. Elleentre. Mais, à peine le seuil franchi, un immense éclat de rirel’arrête court. « Valentin, v’là le singe !…. » Elleest bien laide, en effet, avec ses loques qui ruissellent de pluie,toutes les pâleurs de l’attente et de la fatigue sur les joues.

« Valentin, v’là le singe ! »Tremblante, interdite, la pauvre femme reste sans bouger. Lui,s’est levé, furieux. Comment ! elle a osé venir le chercherlà, l’humilier devant les camarades ?… Attends, attends… tuvas voir !…. Et terrible, le poing fermé, Valentin s’élance.La malheureuse se sauve en courant, au milieu des huées. Ilfranchit la porte derrière elle, fait deux bonds et la rattrape autournant de la rue… Tout est noir, personne ne passe. Ah !pauvre singe !…

Eh bien ! non. Loin des camarades,l’ouvrier parisien n’est pas méchant. Une fois en face d’elle, levoilà faible, soumis, presque repentant. Maintenant ils s’en vonttous deux bras dessus bras dessous, et, pendant qu’ils s’éloignent,c’est la voix de la femme qu’on entend s’élever dans la nuit,furieuse, plaintive, enrouée de larmes. Le singe prend sarevanche.

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