Le Trésor de M. Brisher

Le Trésor de M. Brisher

d’ H. G. Wells

– Vous ne sauriez choisir avec trop de soin la personne que vous épouserez, déclara M. Brisher, tandis que ses doigts boudinés caressaient méditativement la barbe qui dissimulait son absence de menton.

– C’est pour cela que… aventurai-je.

– En effet ! approuva M. Brisher, hochant significativement la tête, avec une expression solennelle dans ses yeux gris-bleu aux paupières chassieuses, et il m’envoya, en se penchant vers mon oreille, une haleine empuantie d’alcool. – Il y a des tas de femmes que je pourrais vous nommer, ici, dans cette ville, qui ont essayé de m’engluer… pas une n’a réussi, pas une.

J’inspectai, d’un coup d’œil, la mine rubiconde, l’avantageuse rotondité de M. Brisher, le majestueux laisser-aller de son accoutrement, et je poussai un soupir en songeant qu’à cause de l’indignité des femmes, il était condamné à être le dernier de sa race.

– Dans mon jeune temps, j’étais un gaillard d’attaque, reprit M.Brisher. Ma vie n’a pas toujours été facile, mais je l’ai prise ausérieux et je m’en suis tiré…

Il posa les coudes sur la table du débit et parut se demander sima discrétion serait à la hauteur de ses confidences.

J’éprouvai un agréable soulagement quand il reprit laparole.

– J’ai été fiancé une fois, dit-il, le regard rétrospectivementfixé sur les maculatures du marbre.

– À ce point-là ! commentai-je, laconiquement.

Il leva la tête.

– À ce point-là ! Le fait est…

S’étant assuré que personne ne pouvait l’entendre, il approchasa figure tout contre la mienne, feignit, d’un geste de sa mainsale de repousser un monde hostile, et répéta, en baissant la voix:

– Le fait est que si elle n’est pas morte, ni mariée à un autreje suis encore fiancé… encore maintenant !

Il confirma ses paroles par des hochements de tête et descontorsions faciales, puis il interrompit sa pantomime pour sourireà ma surprise.

– Encore maintenant !… Oui, moi… Mais j’ai pris lafuite, daigna-t-il expliquer, en fronçant les sourcils. J’ai prisla fuite… je suis rentré chez moi… Et ce n’est pas tout, –continua-t-il, – vous ne le croiriez pas, mais j’ai trouvé untrésor, oui un véritable trésor !

Je m’imaginai qu’il faisait de l’ironie et n’accueillispeut-être pas avec un étonnement suffisant son affirmationréitérée.

– Oui, s’obstina-t-il, j’ai trouvé un trésor et j’ai pris lafuite… Je vous le disais bien que je vous épaterais avec toutes lesaventures qui me sont arrivées.

Pendant quelques minutes, il se contenta de rabâcher qu’il avaittrouvé un trésor et pris la fuite. Je m’abstins de quémanderbanalement la suite de l’histoire, mais je témoignai d’unesollicitude attentive envers la soif de M. Brisher et ramenaibientôt la conversation sur la fiancée abandonnée.

– C’était une jolie fille, dit-il, – et je crus démêler unecertaine mélancolie dans sa voix, – une jolie fille, etparfaitement honnête.

Il écarquilla les yeux et pinça les lèvres pour donner l’idéed’une honnêteté parfaite que nous ne saurions concevoir, nousautres, gens d’un autre âge.

– C’est bien loin d’ici… près de Colchester. À cette époque, jeme trouvais à Londres… je travaillais dans le bâtiment. J’étais ungaillard d’attaque, en ce temps-là, je vous assure. Svelte,élégant, nippé comme pas un… avec un chapeau, un haut de forme… Lamain de M. Brisher bondit au-dessus de sa tête vers l’infini, pourindiquer le haut de forme d’une élévation à nulle autre pareille… –et un parapluie superbe, avec un manche de corne… et des économies,un livret de caisse d’épargne… Je prenais la vie au sérieux.

Il demeura quelques minutes rêveur, se remémorant, comme nous leferons tous tôt ou tard, les splendeurs évanouies de la jeunesse.Mais il se garda bien, ainsi qu’il est prudent de le faire dans undébit de boissons, d’en tirer l’évidente morale.

– Je fis sa connaissance par l’intermédiaire du fiancé de sasœur, qui était un camarade à moi. Elle habitait chez une de sestantes qui tenait un commerce de charcuterie… et qui n’admettaitpas la bagatelle. Elle était stricte, la tante, et pointilleuse…d’ailleurs, ils l’étaient tous dans la famille… et elle ne voulaitpas que la fiancée sortît seule avec mon camarade… elle exigeaitque la sœur, celle que je courtisais, les accompagnât toujours.C’est pour cela que le camarade m’emmenait avec lui, pour s’éviterl’encombrement, en quelque sorte. Le dimanche après-midi, on sebaladait dans le parc de Battersea, moi avec mon tube, le copainavec le sien et nos cavalières sur leur trente et un. Il n’y enavait pas beaucoup dans le parc pour nous faire la pige… Ellen’était pas ce que vous appelez une fille superbe, mais je n’en aijamais rencontré d’aussi gentille. J’eus du premier coup un béguinpour elle, et, c’est pas moi qui devrais le dire, mais elle enpinçait rudement pour moi. Vous savez bien ce que c’est, n’est-cepas ?

Je prétendis que je le savais, en effet.

– Et quand mon copain eut épousé la sœur, comme nous étions degrands amis, il m’invita à aller le voir à Colchester, tout près del’endroit où elle vivait. Naturellement, je fus présenté àses parents et, ma foi, peu de temps après, elle et moi, nousétions fiancés…

Il répéta : « fiancés. »

– Elle était revenue auprès de ses parents, et elle vivait là,comme une dame, dans une très jolie petite maison avec un jardin…C’étaient des gens bien honnêtes, pour sûr, et riches même,aurait-on pu dire. Leur maison était à eux… Ils l’avaient achetée àla Société des Maisons à Bon Marché, et presque pour rien parce quele propriétaire d’avant était en prison pour vol… Ils possédaientaussi quelques terres et des bicoques… et de l’argent placé… Onpeut dire qu’ils avaient du foin dans leurs bottes. Moi, çam’allait ! Et du mobilier aussi… Ils avaient même unpiano ; Jane… elle s’appelait Jane, en jouait le dimanche, etelle ne s’en tirait pas mal du tout. Il n’y avait pas un seul air,dans le livre de cantiques, qu’elle ne sût jouer… On en a passé dessoirées à chanter des cantiques, moi, et elle et sa famille. Sonpère était fameux à l’église pour les cantiques. Si vous l’aviezvu, le dimanche, comme il entonnait ça ! Il avait des lunettesd’or, je m’en souviens, et il vous regardait par-dessus, tout enchantant les louanges du Seigneur ; et quand il détonnait, lamoitié de l’assemblée l’imitait… Ah ! c’était un rude homme.Quand on marchait derrière lui, avec ses beaux habits noirs et songrand chapeau mou, on était fier d’être fiancé avec un pareilbeau-père… Pendant l’été, je retournai passer une quinzaine aveceux… Pourtant, il y avait un hic, dans l’histoire. Moi etJane, nous voulions nous marier et nous installer bien vite cheznous. Mais le beau-père disait qu’il fallait d’abord que je mefasse une position assurée. C’est là qu’était le hic. Enconséquence, quand j’arrivai pour passer les quinze jours avec eux,je me mis en tête de leur montrer que je n’étais pas un empoté etque je savais me servir de mes mains, vous comprenez ?

J’émis un grognement approbateur.

– Dans le fond de leur jardin, il y avait comme une sorte deparc abandonné. Alors, je dis au beau-père : « Pourquoi nefaites-vous pas construire des rochers ici ; ça seraitgentil ? » – « Oui, mais ça coûte trop cher, » dit-il. « Ça nevous coûtera pas un sou. Je m’y connais à la rocaille, je vais vousen faire une. » Vous comprenez, j’avais aidé mon frère quand ilavait fait la sienne dans le jardin qui est derrière son auberge. «Je vais vous en faire une, dis-je au beau-père ; – je suis envacances, c’est vrai ; mais voyez-vous, je déteste resterinactif. Je vais vous faire une rocaille épatante. » Bref, pour enfinir, il accepte, et voilà comment j’ai trouvé le trésor.

– Quel trésor ? demandai-je.

– Quoi ? s’écria M. Brisher. Le trésor dont je vous parleet à cause duquel je ne me suis pas marié.

– Vraiment ?… Un trésor ?… Dans la terre ?…

– Oui, une fortune, un trésor enterré, comme tous les trésors,tous les véritables trésors, quoi !

M. Brisher me lança un coup d’œil singulièrementirrespectueux.

– Il n’était pas enterré à plus d’un pied de profondeur,jusqu’au couvercle, reprit-il. J’avais à peine eu le tempsd’attraper soif quand je l’aperçus.

– Continuez, dis-je, je n’avais pas compris.

– Eh ! bien, aussitôt que j’eus touché la caisse, je medoutai que c’était un trésor. Une sorte d’instinct me le disait.Quelque chose me criait au dedans de moi : « La chance te favorise…Sois prudent ! Ne souffle mot. » C’est heureux que jeconnaisse les lois sur la découverte des trésors, sans cela je meserais mis à pousser des cris de paon. Vous savez, n’est-ce pas,que… ?

– Oui, c’est le fisc qui empoche, achevai-je. Continuez.Qu’avez-vous fait, alors ?

– Je dégageai tout le couvercle de la boîte. Il n’y avaitpersonne dans le jardin, ni aux alentours. Jane aidait sa mère àfaire le ménage. J’étais dans un état… je ne vous dis que ça !Ne pouvant forcer la serrure, je fis une pesée sur les charnières…et le couvercle sauta ! Des pièces d’argent… tout plein !Et brillantes. Je tremblais en les admirant. Mais juste à cemoment-là, ne voilà-t-il pas que le boueux arrive dans la courderrière pour enlever les ordures. J’en perdis la respiration et jeme dis que j’étais un fameux imbécile d’étaler cet argent-là augrand jour. Tout de suite après, voilà le voisin… qui était envacances aussi… qui arrive dans son jardin et commence à arroserses haricots. Ah ! s’il avait regardé par-dessus letreillage !

– Alors, qu’avez-vous fait ?

– Je refourrai bien vite le couvercle en place et le cachai sousquelques pelletées de terre, continuant à creuser un trou trois pasplus loin… J’étais comme un fou, et je riais tout seul, pour ainsidire, en jetant la terre sur la caisse. Je vous le garantis,j’étais ahuri de ma veine. Je n’avais qu’une idée, ne pas soufflermot et c’est tout. « Un trésor, » que je me disais tout bas, « untrésor… Des centaines de livres, des centaines, des centaines delivres ! » Je me répétais ça tout bas et je piochais comme unnègre. Je ne pouvais pas m’empêcher de me figurer qu’on voyait lacaisse, qui bombait là-dessous, comme les jambes sous le drap dansle lit, et j’entassais, par-dessus, toute la terre que je tirais demon trou pour les fondations de la rocaille. Je transpirais,fallait voir… Et, au beau milieu de tout cela, voilà le beau-pèrequi s’amène. Il ne m’adressa pas la parole ; il resta derrièremoi à me regarder sans bouger. Mais Jane m’a raconté qu’en rentrantà la maison, il lui dit : « Ton lascar, Jane (il m’appelaittoujours son lascar), ton lascar m’a l’air de savoir par quel bouton prend l’ouvrage. » Le trou que j’avais creusé lui avait fait del’impression, pour sûr.

– Quelles dimensions avait la caisse ? demandai-je.

– Quelles dimensions ? répéta M. Brisher.

– Oui… en longueur et en largeur ?

– Oh ! Environ large comme ça… et longue comme ça… fit M.Brisher, en indiquant une boîte de grandeur moyenne.

– Pleine ? questionnai-je.

– Pleine de pièces d’argent… de demi-couronnes, je crois.

– Pas possible ! m’écriai-je. Mais ça devait faire descentaines de livres !

– Des milliers ! rectifia M. Brisher, avec une sorte decalme mélancolique. Je l’ai calculé !

– Mais comment cette fortune était-elle venue là ?

– Tout ce que je sais, c’est que je l’ai trouvée ! Mais àl’époque, voilà comment je m’expliquai la chose. Le type quipossédait la maison avant le beau-père exerçait le métier devoleur. C’était ce qu’on appelle un cambrioleur de la haute… ilavait cheval et voiture…

M. Brisher médita un instant sur les difficultés de l’art deconter et s’embarqua soudain sur une digression compliquée.

– Je ne sais plus si je vous ai dit que la maison avaitappartenu à un voleur avant que le beau-père l’achète… un voleurqui avait dévalisé un train-poste, une fois, ça j’en suis sûr… Ilme semblait que…

– C’est bien possible interrompis-je. Mais qu’avez-vousfait ?

– Je transpirais, affirma M. Brisher, au point que j’étaistrempé des pieds à la tête. De toute la matinée, je n’en démarraipas, travaillant en apparence à la rocaille, mais cherchant unmoyen pour arrimer la cargaison. Je l’aurais bien dit au beau-père,seulement je doutais de son honnêteté… J’avais peur qu’il subtilisela caisse pour la remettre aux autorités. En outre, comme j’allaisentrer dans la famille, je pensais qu’il valait mieux que cetargent-là y entre avec moi… ça me mettrait sur un meilleur pied,vous comprenez ? Bref, j’avais encore trois jours à passerlà ; pas besoin de se presser, par conséquent. Et je continuaià bêcher et à recouvrir la caisse, me creusant la cervelle pourtrouver le moyen de mettre la main sur l’argent. Seulement, je n’yarrivais pas.

Après une pause qui lui permit d’avaler quelques lampées deliquide, M. Brisher reprit :

– Je réfléchissais et je réfléchissais… Même qu’un moment, j’enarrivai à me demander si j’avais bien, oui ou non, vu la caisse.Alors, j’y retournai, rejetai la terre, et je soulevais lecouvercle comme la mère de Jane venait dans le jardin étendre dulinge. Vous pensez si je sursautai !… Plus tard, je songeai ày glisser un nouveau coup d’œil, quand Jane accourut me dire que ledéjeuner était prêt : « Vous devez avoir faim, après avoir creuséun trou pareil », me dit-elle. Je fus tout ahuri pendant ledéjeuner, me demandant si le voisin n’avait pas enjambé letreillage pour remplir ses poches, mais, dans l’après-midi, moninquiétude se calma. Je me disais que la caisse devait êtreenterrée là depuis longtemps et qu’elle pouvait bien y rester sansdanger quelques jours de plus. J’essayai d’amener un brin dediscussion pour tirer les vers du nez du bonhomme et savoir cequ’il pensait des trouvailles de trésor.

M. Brisher se tut, et feignit d’être amusé par ce souvenir.

– Le vieux était une crapule, dit-il, une véritablecrapule !

– Hé quoi ! m’écriai-je. Est-ce qu’il… ?

– C’est comme ça ! assura M. Brisher, posant amicalement lamain sur mon bras et me soufflant son haleine en pleine figure,pour me calmer. – Pour lui tirer les vers du nez, je racontail’histoire d’un copain, soi-disant, qui aurait trouvé une pièced’or dans un pardessus qu’il avait emprunté. Je prétendis qu’ilavait gardé la pièce pour lui, et je dis que je n’étais pas sûr sic’était bien ou mal. Là-dessus, le vieux monta sur ses grandschevaux. Ah ! Seigneur, ce qu’il m’en débita ! – Et M.Brisher manifesta un amusement peu sincère. – Il s’y entendait, lebonhomme, à vous dire vos quatre vérités ! C’était bien là,naturellement, le genre d’amis que je pouvais avoir. Il s’attendaitnaturellement à une pareille conduite de la part de l’ami d’unpropre à rien qui s’amourachait des filles qui ne lui appartenaientpas… Et tout le tralala ! Je ne pourrais vous répéter lamoitié de ce qu’il baragouina. Il se permit des insolencesoutrageantes, et moi je les endurai, pour lui tirer les vers dunez. « Alors, que je lui dis, vous ne garderiez pas une pièce demonnaie que vous ramasseriez dans la rue ? » – « Certainementnon, qu’il riposte, certainement non que je ne la garderais pas. »– « Mais, cependant, si c’était une trouvaille, sans savoir à quielle appartient. » – « Jeune homme ! il y a sur ce sujet uneopinion plus autorisée que la mienne : Rendez à César… » Je ne saisplus la fin. Bref, il la savait par cœur, lui ! Il s’yentendait, le vieux, à vous assommer à coups de phrases de laBible. Et il ne tarissait plus. Il finit par me lâcher desboniments tels que la moutarde me monta au nez. J’avais promis àJane de ne jamais lui tenir tête, mais ça passait la mesure. Je merebiffai, et alors…

Au moyen de grimaces énigmatiques, M. Brisher essaya de me fairecroire qu’il avait eu le dessus, dans la discussion. Mais maconviction était faite.

– J’étais furibard et je sortis dans le jardin, mais pas avantd’être sûr qu’il me faudrait emporter tout seul le trésor. Ce quime soutenait, c’était de penser que je le ferais bien changerd’avis quand j’aurais l’argent…

Un long silence suivit ces paroles.

– Eh ! bien, vous ne le croiriez pas, mais, pendant lestrois jours, je ne pus une seule fois revoir le bienheureux trésor.Il y eut toujours quelque chose… toujours. C’est étonnant quepersonne n’y songe ! Trouver un trésor, ça n’a riend’extraordinaire ; le difficile, c’est de l’escamoter. Je necrois pas que j’aie fermé l’œil un seul instant pendant ces troisnuits-là. Je ruminais comment je l’enlèverais, ce trésor, ce quej’en ferais, comment j’expliquerais ma fortune. J’en étais malade,positivement. Dans la journée, je paraissais si drôle, si stupideque Jane prit la mouche. « Vous n’êtes pas du tout comme vous étiezà Londres, » me disait-elle, à tout moment. J’essayai de rejeter çasur le dos de son père et de ses boniments, mais, je t’en moque, çane prenait pas. Est-ce qu’elle ne s’imagina pas que j’avais desidées sur une autre ! Elle me reprocha de lui être infidèle.Bref, on se disputa et on se bouda. Mais j’étais tellement absorbépar le trésor, que je ne faisais pas attention à ce qu’elle disait…À la fin, je combinai mon plan. J’ai toujours été bon pour combinerdes plans, mais pour les exécuter ça n’est pas autant dans mescordes. J’y réfléchis comme il faut et je me décidai. D’abord, jeme promettais de remplir mes poches de ces demi-couronnes, vouscomprenez, et ensuite… comme je vais vous dire.

Il respira et s’humecta le gosier.

– Bref, je me rendis à l’évidence que je n’étais pas en étatd’ouvrir mon trésor en plein jour. Aussi, j’attendis la dernièrenuit avant mon départ, et alors quand tout le monde fut endormi, jeme levai pour aller remplir mes poches. Mais, en traversant lacuisine, patatras, je culbute sur un seau vide. Le beau-pèredégringola avec un fusil… Il avait le sommeil léger, le vieux, etil était très méfiant. Me voilà pris… je lui expliquai que j’étaisvenu boire un coup à la pompe, parce que l’eau de ma carafe étaitchaude. Mais vous pensez bien qu’il ne me lâcha pas sans meflanquer quelques textes bibliques par la figure…

– Et après cela, vous n’avez… commençai-je.

– Une minute ! répliqua M. Brisher. Donc, j’avais combinémon plan… La culbute dans le seau le dérangeait bien un peu, maissans désorganiser l’ensemble. Le lendemain matin, j’allai terminerla rocaille, comme s’il n’y avait pas de beau-père gêneur au monde.Je cimentai les pierres, les barbouillai de vert pour imiter lamousse, etc.… Et à la place où il y avait la caisse, je renversaile pot de vert. Toute la maisonnée vint admirer mon ouvrage et ilsconvenaient tous que c’était très joli… Le vieux s’adoucit avecmoi, et, pour tout compliment, il me dit : « C’est fâcheux que vousne puissiez pas toujours travailler comme cela, parce que vousréussiriez bien à trouver une position stable. » Oui, que je luiréponds, sans pouvoir m’en empêcher, oui, elle vaut une fortunepour moi, cette rocaille, que je lui dis comme ça. Voussaisissez ? Elle vaut une fortune, ça voulait dire…

– Je saisis bien, assurai-je, car M. Brisher est enclinmalheureusement à insister par trop sur ses traits d’esprit.

– Il ne saisissait pas, lui, reprit M. Brisher, du moins, pas àce moment-là. Bref, après tout cela, je me mets en route pourrentrer à Londres, déclara M. Brisher avec une animation soudaine,lançant sa tête en avant jusque sous mon nez. Pas si bête !Qu’en pensez-vous ?… Je n’allai pas plus loin que Colchester…pas un pas de plus… J’avais caché la bêche en un endroit où jepouvais la retrouver facilement. Je louai une petite voiture àColchester sous le prétexte de me rendre à Ipswich pour y passer lanuit et revenir le lendemain matin. Le loueur me fit laisser deuxlivres sterling d’arrhes et je filai. Je n’allai pas plus à Ipswichqu’à Londres. À minuit, le cheval et la voiture étaient attachés, àune centaine de pas, sur la route qui passait devant la maison dubeau-père et je m’attelai à l’exécution de mon plan. C’était lanuit qu’il fallait pour ça, avec un ciel couvert, mais un peu tropchaude et de tous les côtés des éclairs… Bientôt l’orage éclata… çase mit à tomber à verse, d’abord de grosses gouttes quis’aplatissaient en sifflant, puis des grêlons. Je m’acharnai àpiocher ferme ; je ne me figurai pas que le vieux pouvaitentendre. Je ne pris même pas la peine de ne pas faire de bruitavec la bêche… Le tonnerre, les éclairs et la grêle me mettaient latête à l’envers. J’aurais chanté, que je n’en serais pas étonné.J’y allais de si bon cœur que je ne pensais ni à l’orage, ni aucheval, ni à la voiture. Bientôt, j’eus dégagé la caisse de tousles côtés…

– Lourde ? fis-je.

– Je n’étais pas plus capable de la soulever que de voler dansles airs. J’en aurais pleuré. Ça ne m’était pas venu à l’idée. Jem’affolai, je jurai, je vous assure, et des jurons sérieux !Je ne songeai pas sur le moment à diviser la charge, et, même dansce cas, je n’aurais pas pu transporter de l’argent comme cela, envue, dans la voiture. Je réussis, à force d’acharnement, à souleverun coin de la caisse et la voilà qui bascule et qui déverse toutson contenu dans le trou avec un bruit infernal. Une avalanche depièces d’argent ! Et alors, patatras, un éclair, un coup detonnerre, on se serait cru en plein jour, et la porte de la maisonqui s’ouvre et le beau-père qui s’avance dans le jardin avec sonmaudit vieux fusil… Il n’était pas à cent pas. Je fus siinterloqué, vous pouvez me croire, que je ne réfléchis pas à ce queje faisais. Je ne restai pas là une seconde de plus… pas même letemps de remplir mes poches. Je sautai d’un bond par dessus letreillage, et courus comme un lapin dans la direction de lavoiture, sacrant et jurant… J’étais dans un état !… Eh !bien, vous me croirez si vous voulez, quand j’arrivai à l’endroitoù j’avais laissé le cheval et la carriole, il n’y avait plusrien ! Partis ! Quand je vis cela, je n’avais plus unjuron de reste pour la circonstance. Je me mis à danser sur laroute et quand j’eus assez dansé, je pris le chemin de Londres…J’étais refait !

– Et alors ? questionnai-je.

– C’est tout, déclara laconiquement M. Brisher.

– Vous n’y êtes pas retourné ?

– Pensez-vous ? J’en avais assez de ce satané trésor, pourquelque temps au moins. De plus, je savais à quoi on s’expose enessayant d’escamoter un trésor trouvé. Sur le champ, je filai surLondres sans demander mon reste…

– Et vous n’y êtes jamais retourné ?

– Jamais.

– Et Jane ? Lui avez-vous écrit ?

– Trois fois, pour sonder le terrain. Mais pas de réponse. Nousnous étions quittés après une brouille causée par sa jalousie. Desorte que je ne pouvais pas bien démêler ce que son silencesignifiait… Je ne savais que faire. J’ignorais même si le beau-pèrem’avait reconnu. Je surveillai les journaux pour voir quand ilremettrait le trésor aux autorités, comme je supposais qu’il leferait, vu qu’il avait toujours été si respectable.

– Et il le remit ?

M. Brisher fit une moue expressive et secoua la tête lentementde gauche à droite et de droite à gauche, plusieurs fois.

– Pas de danger ! dit-il. Mais Jane était gentille, unefille absolument gentille, pour sûr, malgré sa jalousie, et jepensais retourner la trouver, au bout de quelque temps. Je medisais que si le beau-père gardait le trésor, j’aurais en quelquesorte barre sur lui… Bref, un jour que je regardais dans larubrique Colchester, je trouve son nom… Mais devinezpourquoi ?

Le problème dépassait ma perspicacité. La voix de M. Brishers’adoucit jusqu’à n’être plus qu’un murmure, et, il parla à l’abride sa main. Une joie véritable, cette fois se répandit sur toute sapersonne.

– Émission de fausse monnaie… de fausse monnaie !

– Mais alors ?

– Oui, c’est cela. Fausses ! et on en fit un procès fameux.Mais ils le clouèrent, à la fin, bien qu’il se fût défendu comme unbeau diable. L’enquête prouva qu’il avait réussi à faire passer…oh !… presque une douzaine de demi-couronnes fausses…

– Et vous n’avez pas dit que ?…

– Pensez-vous ?… ça ne le servit guère non plus de raconterque c’était un trésor qu’il avait trouvé.

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