Les Mystères du peuple – Tome VI

CHAPITRE PREMIER.

La forêt de Compiègne. – LaFontaine-aux-Biches. – Le rendez-vous. – La reine Blanche etHugh-le-Chappet (Hugues Capet), comte de Paris et d’Anjou, duc del’Île de France, abbé de Saint-Martin-de-Tours et deSaint-Germain-des-Prés. – Manière royale de se défaire d’un marigênant. – Yvon-le-Bestial et Marceline-aux-cheveux d’or. –Ludwig V le Fainéant (Louis V le Fainéant), dernierrejeton de Charlemagne. – Le festin. – L’empoisonnement. –Yvon-le-Forestier. – Comment finissent et comment se fondent lesroyautés. – Hugh-le-Chappet, roi des Français et chef de latroisième race des souverains étrangers à la Gaule.

 

Notre aïeul Eidiol, le doyen des nautonniersparisiens, écrivait (il y a de cela soixante-quinze ans et plus),en parlant de l’avilissement continu des races royales, que lalignée de Karl-le-Grand, se dégradant jusqu’àKarl-le-Sot, continuerait sans doute de se dégrader encoreà travers les âges en vertu du crime originel de toute royauté,issue de la conquête ; les prévisions de notre aïeul Eidiol nele trompaient pas. Jugez-en, fils de Joel !

Après avoir forcé Karl-le-Sot de donner safille Ghisèle (bientôt morte de chagrin) à Rolf, avec la Bretagneet la Neustrie pour dot, Roth-bert, comte de Paris, ne secontentant plus d’outrager, de spolier la royauté, se révoltaouvertement en 922 contre Karl-le-Sot, se fit couronner et sacrer àReims par l’Église catholique, fidèle à son pieux usage de tous lestemps, de sacrer et consacrer usurpations iniques et violencessanglantes, pourvu qu’on la paye. Cependant bon nombre d’autresseigneurs français, jaloux de voir Roth-bert, leur égal, s’emparerdu trône, lui livrent bataille ; il est tué. Sa mort neprofite pas à Karl-le-Sot ; en 929, il meurt détrôné dans lechâteau de Péronne, prisonnier d’Herberth, comte de Vermandois. Ladernière femme de ce misérable SOT, quittant la France avec le filsqu’elle avait eu de lui, se retire avec son enfant auprèsd’Adelestan, roi d’Angleterre, dont elle est sœur. Après la mort deRoth-bert, Radulf (ou Raoul), duk de Bourgogne, s’emparantdu trône vacant, au préjudice du fils de Karl-le-Sot, fut sacré roipar le clergé dans la basilique de Saint-Médard, à Soissons. Durantson règne (de 924 à 936), de nouvelles expéditions de piratesnorth-mans partis des mers du nord viennent ravager la Gaule ;les Hongrois l’envahissent à leur tour, les guerres incessantes desseigneurs entre eux mettent le comble aux maux du pays.L’usurpateur Raoul meurt sans enfants ; un parti de seigneursfrançais fait alors revenir d’Angleterre le fils de Karl-le-Sot. Cefils, nommé Ludwig, qui arrivait ainsi d’outre-mer, fut surnomméLudwig-d’Outre-mer. Sous son règne, qui dura de 936 à 964,année où il mourut à Reims d’une chute de cheval, la Gaule futconstamment déchirée par les guerres civiles et étrangères, surtoutexcitées par les violentes ambitions des Comtes de Paris,descendants d’Eudes et de Roth-bert-le-Fort.Cette puissante famille franque devait être aussi fatale à la racede Karl-Martel que ses aïeux les Maires du palais avaient étéfunestes à la race de Clovis. Les Comtes de Paris, plusieurs foismaîtres du trône, étaient d’origine germanique comme tous lesseigneurs franks, leurs parents, qui s’étaient partagé la Gaule,notre mère-patrie. Ainsi le fils de Roth-bert,Hugh-l’Abbé, après avoir fait épouser sa sœurHerberge à Ludwig-d’Outre-mer, laissa en mourant deuxfilles et trois fils : l’aîné Hugh, surnommé leChappet (parce qu’il portait toujours une chappe d’abbé), futduc de l’île de France, comte de Paris et d’Anjou ; ses deuxfrères Otho et Henrich furent ducs deBourgogne ; ses deux filles épousèrent, l’uneRichard, duk de Normandie, petit-fils du vieux Rolf, etl’autre Frédérich, duk de Lorraine. Ludwig-d’Outre-mer,mort d’une chute de cheval en 964, eut un fils, Lothèr, qui aprèsun règne désastreux, mourut à Reims le 2 mars 986, empoisonné parsa femme, la reine Imma, et l’évêque de Laon, son amant, laissantun fils de vingt ans nommé Ludwig-le-Fainéant. Ce dernierrejeton de Karl-le-Grand règne depuis un an sur la Gaule au momentoù commence ce récit, qui se passe vers le mois de mai 987.

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La Fontaine-aux-Biches, source d’eauvive, coule sous les chênes séculaires de l’une des plus profondessolitudes de la forêt de Compiègne : cerfs et biches, daims etdaines, chevreuils et chevrettes viennent s’abreuver à ce coursd’eau et laissent les nombreuses empreintes de leurs pas sur lesbords du ruisseau ou sur le sol sablonneux des étroits sentierspratiqués par ces bêtes fauves à travers les taillis dont la sourceest environnée. Une heure à peine après le lever du soleil, etsortant de l’un de ces sentiers, une femme simplement vêtue etencore haletante de la précipitation de sa marche, arriva près dela Fontaine-aux-Biches, regardant de côté et d’autre avec surprise,comme si elle s’attendait à être devancée par quelqu’un en cetendroit solitaire ; son espoir trompé, elle fit un mouvementd’impatience, s’assit essoufflée sur l’un des rochers qui bordaitla source et releva le capuchon de sa cape. Cette femme, à peineâgée de vingt ans, avait les cheveux, les yeux et les sourcilsnoirs, le teint brun, les lèvres d’un rouge vif ; ses traitsétaient beaux, la mobilité de ses narines gonflées, la vivacité deses mouvements annonçaient un caractère violent. À peine sefut-elle reposée quelques instants qu’elle se releva et marcha çàet là d’un pas agité, s’arrêtant parfois pour écouter si personnene venait ; enfin entendant le bruit d’un pas lointain, elletressaillit et courut à la rencontre de celui qu’elleattendait ; il parut. C’était un homme simplement vêtu et dansla force de l’âge, grand, robuste, au regard perçant, à laphysionomie sombre et rusée. La jeune femme s’élançant d’un bonddans les bras de ce personnage, lui dit d’une voixpassionnée : – Hugh ! je voulais t’accabler de reproches,te battre ! te voilà, j’oublie tout. – Et elle ajouta avec unemportement amoureux : – Tes lèvres, oh ! teslèvres !

Hugh après plusieurs baisers donnés et rendus,se délivrant non sans peine de l’étreinte de cette endiablée, luidit gravement : – Il ne s’agit pas d’amour à cette heure.

– À cette heure, aujourd’hui, hier,demain, partout et toujours, je t’aime, je t’aimerai !

– Blanche, téméraires sont ceux-là quidisent : toujours, lorsque quatorze ans à peine nousséparent du terme fatal assigné à la durée du monde !

– Quoi ! ce rendez-vous matinal danscet endroit solitaire, où je suis venue sous prétexte d’aller prierà l’ermitage de Saint-Eusèbe, ce rendez-vous, tu me l’aurais donnépour me parler de la fin du monde ? Hugh, Hugh… la fin dumonde pour moi… c’est la fin de ton amour !

– Ne raille pas des choses saintes !ne fait-elle pas de plus en plus des progrès, cette croyance :que dans quatorze ans, le premier jour de l’an mil, cesera fini de ce monde-ci et de ceux qui l’habitent ?

Blanche, frappée de la froideur des réponsesde son amant, se recula brusquement, le sourcil froncé, la narinegonflée, le sein palpitant, lançant à Hugh un regard qui semblaitvouloir lire au plus profond du cœur de cet hommeimpénétrable ; elle le fixa ainsi pendant quelques instants,puis s’écria d’une voix tremblante de colère en lui montrant lepoing : – Tu aimes une autre femme ?

– Tes paroles sont insensées !

– Ciel et terre ! moi ainsiméprisée, moi… la reine ! Oui, tu aimes une autre femme, latienne peut-être ? cette Adelaïde de Poitiers, ton épouse,dont tu m’as tant de fois juré de te débarrasser par ledivorce ! – Puis la parole expirant sur ses lèvres, la femmedu roi Ludwig-le-Fainéant éclata en sanglots, et les yeuxétincelants de larmes et de fureur, elle montra de nouveau le poingau Comte de Paris en lui disant : – Hugh, je te tuerai et tafemme aussi !

– Veux-tu m’entendre sanscolère ?

– Parle, – répondit la reine, –parle ; oh ! si rusé que tu sois, tu ne m’abuseraspas !

– Blanche, – dit lentement Hugh, ensuivant avec une attention profonde l’effet de ses paroles sur laphysionomie de la reine, qui, les yeux fixés sur le sol, semblaitméditer quelque sinistre projet, – je ne suis pas seulement comtede Paris et duc de France comme mes ancêtres, je suis aussi commeeux abbé de Saint-Martin-de-Tours et de Saint-Germain-des-Prés,abbé non-seulement par la chappe… mais par la foi ; aussi jeblâme ton incrédulité au sujet de la fin prochaine du monde. Lesplus saints évêques la prédisent, engageant les fidèles à se hâterde faire leur salut pendant les quatorze ans qui les séparent dujour du jugement dernier !… Quatorze ans ! c’est si peupour gagner l’éternité.

– Par l’enfer que j’ai dans lecœur ! cet homme me fait un sermon ! – s’écria la reineavec un éclat de rire sardonique, – où veux-tu en venir ?Est-ce un piège ? – Et tâchant de lire de nouveau dans lesregards et sur la figure de son amant le fond de sa pensée, elleattacha longtemps, mais en vain, les yeux sur lui, et s’écria avecun accent de rage concentrée : – Rien ! rien !toujours impénétrable !

– Loin de te rien dissimuler, – repritHugh, – mon seul vœu est de te voir lire au plus profond de moncœur… ma plus secrète pensée.

Le Comte de Paris appuya tellement sur cesderniers mots que Blanche le regarda fixement et reprit : –Entends-tu par là que je doive deviner… ou supposer ce que tu ne mediras pas ?

– Mon seul vœu, je te le répète, – repritle comte impassible, – est de te voir lire dans mon cœur… ma plussecrète pensée.

– Malédiction sur moi ! – s’écria lareine, – cet homme n’est que ruse, artifice et ténèbres ! etje l’aime ! et j’en suis affolée !… Oh ! il y a làquelque charme magique ! – Et mordant son mouchoir avec unerage sourde, elle dit à Hugh-le-Chappet : – Je net’interromprai plus, dussé-je étouffer de colère !

– Blanche, je te l’ai dit, l’approche destemps redoutables où le monde doit finir, me donne à penser pourmon salut ; j’envisage avec effroi notre commerce doublementadultère, car nous sommes tous deux mariés ; – puis arrêtantdu geste une nouvelle explosion de fureur de la reine, le Comte deParis ajouta d’une voix solennelle, en levant sa main vers leciel : – J’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tuétais veuve j’obtiendrais du pape mon divorce, et je t’épouseraisavec une sainte joie ; mais aussi j’en jure Dieu par le salutde mon âme ! je ne veux plus désormais braver les peineséternelles en continuant un commerce criminel avec une femme liée,comme je le suis moi-même, par le sacrement du mariage. Non, non,ces quelques années qui nous séparent de L’AN 1000, redoutable jourdu jugement dernier, je les passerai dans la mortification, lejeûne, l’abstinence, le repentir, la prière, afin d’obtenir duSeigneur Dieu la rémission de mes péchés et de mon adultère avectoi. Blanche, n’essaye pas de changer ma résolution : selonles caprices de ton amour, tu as tour à tour maudit ou vantél’inflexible ténacité de mon caractère ; or ce que j’ai ditest dit : ce jour sera le dernier jour de notre commerceadultère.

La femme de Ludwig-le-Fainéant, à mesure queHugh-le-Chappet parlait, avait observé sa figure avec une attentiondévorante ; lorsqu’il se tut, loin d’éclater en récriminationsdésespérées, elle porta ses deux mains à son front et paruts’abîmer dans ses réflexions ; le Comte de Paris, toujoursimpénétrable, mais jetant sur Blanche un regard oblique et ne laperdant pas de vue, semblait attendre avec anxiété la premièreparole de la reine. Enfin celle-ci tressaillant, redressa la tête,frappée sans doute d’une pensée soudaine, regarda pendant quelquesinstants Hugh-le-Chappet en silence, puis contenant son émotion luidit : – Crois-tu que le roi Lothèr, père de Ludwig, mon mari,soit mort empoisonné l’an passé au mois de mars ?

– Je crois qu’il est mort par lepoison.

– Hugh ? crois-tu Imma, femme deLothèr, coupable de l’empoisonnement de son mari ?

– On l’accuse de ce crime.

– Je te demandes si tu crois Immacoupable ?

– Blanche… Je crois ce que je vois.

– Et quand tu ne vois pas ?

– Je doute.

– Tu sais que dans ce meurtre, la reineImma eut pour complice son amant Adalberon, évêque de Laon[29].

– Ce fut un grand scandale pourl’Église !

– Après l’empoisonnement de Lothèr, lareine et l’évêque, délivrés de cet ombrageux mari, se sont chérisdavantage encore.

– Double et horrible sacrilège ! –s’écria le Comte de Paria avec indignation, – un évêque et unereine adultères ! homicides !

Blanche parut surprise de l’indignation deHugh-le-Chappet, le regarda de nouveau très-attentivement, puis luidit d’un air de doute : – Je crains que nous ne nousentendions pas ?

– Pourquoi cela ?

– Tout à l’heure ne m’as-tu pasdit : mon désir est de te voir lire au plus profond de moncœur… ma plus secrète pensée ?

– Je t’ai dit cela.

– Cette secrète pensée… je croyaisl’avoir lue dans ton cœur ; me serais-je trompée ?

– En quoi trompée ?

Après un nouveau silence, la reinereprit : – Sais-tu que le roi Lothèr serait mort à propos pourtoi, si tu étais ambitieux ? Et l’évêque Adalberon, complicede la reine, était ton ami !

– Il l’était avant son crime.

– Et après ?

– L’évêque m’a fait horreur.

– Cependant son crime t’a profité.

– En quoi, Blanche ? Le fils deLothèr ne règne-t-il pas aujourd’hui ? D’ailleurs quand mesaïeux, les comtes de Paris, ont voulu la couronne, ils n’ont pasassassiné les rois, ils les ont détrônés, ainsi que Eudes a détrônéKarl-le-Gros, et Roth-bert… Karl-le-Sot.

– Ce qui n’a pas empêché Karl-le-Sot,neveu de Karl-le-Gros, de remonter plus tard sur le trône, de mêmeque Ludwig-d’Outre-mer, fils de Karl-le-Sot, a aussi plus tardrepris sa couronne, tandis que le roi Lothèr, empoisonné l’anpassé, ne régnera plus ; d’où il suit… qu’il vaut mieux tuerles rois que les détrôner, lorsqu’on veut régner à leur place.

– Oui… si l’on n’a point souci des peineséternelles.

– Hugh, si d’aventure mon marimourait ?… Cela peut arriver, n’est-ce pas ?

– La volonté du Seigneur esttoute-puissante, – répondit Hugh-le-Chappet d’un air contrit, – telest aujourd’hui plein de vie et de jeunesse, qui sera demaincadavre et poussière !

– Donc, si d’aventure le roi mon marimourait… – reprit Blanche en ne quittant pas des yeux les yeux ducomte de Paris, – enfin, si un jour ou l’autre je devenais veuve…mon amour ne serait plus adultère, n’est-ce pas, Hugh ?

– Non, puisque tu serais libre.

– Et toi, serais-tu fidèle à tes parolesde tout à l’heure lorsque tu me disais : « Blanche, j’enjure Dieu par le salut de mon âme ! si tu devenais veuve je meséparerais de ma femme Adelaïde de Poitiers, et je t’épouseraisavec une joie pure et sainte ? »

– Blanche, je te le répète, – repritHugh-le-Chappet, en évitant le regard de la reine obstinément fixésur lui, – j’en jure Dieu par le salut de mon âme ! si tudevenais veuve, j’obtiendrais du pape de divorcer avec Adelaïde dePoitiers, et je t’épouserais.

Un nouveau silence suivit cette réponse duComte de Paris ; Blanche reprit lentement : – Hugh, ilest des morts étranges et subites, n’est-ce pas ?

– En effet, l’on a souvent vu des mortsétranges et subites.

– Personne n’est à l’abri de ces hasardsdu destin ?

– La volonté du ciel dispose seule de nosdestinées.

– Mon mari, Ludwig-le-Fainéant, estsoumis, comme tout autre, en ce qui touche le terme de sa vie auxdécrets de la Providence, n’est-ce pas, Hugh ?

– Assurément.

– Il peut donc, quoiqu’il ait à peinevingt ans, mourir subitement… dans un an, dans six mois,aujourd’hui… demain… que sais-je ?

– La fin de l’homme est la mort.

– Si ce malheur arrivait, – reprit lareine après un nouveau silence, – une chose m’inquiète, Hugh.

 

– Laquelle ?

– Les médisants, voyant Ludwig mourir sipromptement, parleraient peut-être… de poison ?

– Une conscience pure méprise lescalomnies.

– Oh ! moi, je les mépriserais cescalomnies ; mais toi, mon bien aimé Hugh, toi ? lesmépriserais-tu ?

– Tout à l’heure tu m’as demandé si jecroyais Imma coupable de l’empoisonnement de son mari, je t’airépondu ceci : Je crois ce que je vois… quand je ne vois pas…je doute.

– Ainsi quoi qu’il arrive, jamais tu nem’accuserais d’être une empoisonneuse ?

– Oh ! Blanche, que la malédictiondu ciel me frappe ! si jamais j’étais assez infâme pourconcevoir un pareil soupçon contre toi ! – s’écriaHugh-le-Chappet avec une tendresse passionnée, en enlaçant la reineentre ses bras. – Quoi ! le Seigneur, rappelant à lui tonmari, comblerait le rêve de ma vie ! me permettrait desanctifier par le mariage cet ardent amour à qui je sacrifieraistout, sauf mon salut éternel ! et au lieu de remercier Dieu,j’irais te soupçonner d’un crime odieux, toi ? toi, âme de mavie ! – Puis serrant plus étroitement encore contre sa largepoitrine la reine, qui, la joue en feu, le sein bondissant, leregard troublé, semblait plongée dans l’extase, Hugh-le-Chappetajouta d’une voix basse et palpitante : – Ô délices de moncœur ! si tu étais un jour ma femme devant Dieu ! danscet amour désormais pur et saint, nous fondrions nos âmes ; etpuis, joies du ciel ! nous ne vieillirions pas ! la findu monde approche, et ensemble nous quitterions cette vie encorepleins d’ardeur et d’amour ! – En disant ces derniers mots, leComte de Paris approcha ses lèvres des lèvres de la reine ;elle murmura quelques mots d’une voix défaillante ; mais lui,se dégageant avec effort des bras de Blanche, qui tomba brisée àses pieds, s’écria en s’éloignant : – Non ! il me faut uncourage surhumain pour résister à la passion qui nous dévore !Laisse-moi, adieu ! je retourne à Paris, d’où je suis venu ensecret !

Hugh-le-Chappet disparut à travers lestaillis, tandis que la reine, anéantie par la lutte et la violencede sa passion, le suivait du regard en disant : – Hugh, jet’ai compris, je serai veuve, et tu seras roi !

*

* *

Parmi les serfs domestiques du domaine royalde Compiègne se trouvait un jeune garçon de dix-huit ans, nomméYVON ; depuis la mort de son père, serf forestier, ildemeurait avec son aïeule, lavandière du château, celle-ci ayantobtenu du baillif la faveur de garder ainsi près d’elle sonpetit-fils ; il fut d’abord employé aux étables ; mais,sortant pour la première fois du fond des bois, il parut sisauvage, si stupide, qu’il passa bientôt pour idiot, et on l’appelaYvon-le-Bestial ; dès lors il servit à tous de jouetet de risée ; le roi lui-même, Ludwig-le-Fainéant,s’amusait parfois de la sottise du jeune serf : on luiapprenait à contrefaire le chien en aboyant et en marchant à quatrepattes ; on le forçait de manger des lézards, des araignées,des grenouilles, Yvon obéissait en riant d’un air hébété. Ainsilivré aux mauvais traitements ou aux mépris de chacun, ce garçon,depuis la mort de son aïeule, n’inspirait de compassion qu’à unepauvre serve du château, nomméeMarceline-aux-cheveux-d’or, parce qu’elle avait uneabondante chevelure d’un blond doré ; cette jeune filleservait dame Adelinde, camériste favorite de la reine. Or, le matinde ce jour, où Blanche et Hugh-le-Chappet s’étaient rencontrés à laFontaine aux-Biches, Marceline, portant sur sa tête une cruched’eau, traversa une des cours du château pour regagner la chambrede sa maîtresse. Soudain elle entendit pousser des huées, puis ellevit presque aussitôt Yvon entrer dans la cour, poursuivi par desenfants et plusieurs serfs du domaine, criant à tue-tête : –Oh ! le bestial ! le bestial ! – et ils jetaient àl’idiot des pierres et des ordures. Marceline montrait un très-boncœur en s’intéressant à ce malheureux, non que les traits d’Yvonfussent difformes, mais leur expression d’idiotisme faisait peine àvoir. Il tressait habituellement avec de la paille ses longscheveux noirs en cinq ou six nattes, et elles pendaient de sa nuqueet de ses tempes, comme autant de queues ; à peine vêtu d’unmauvais sarrau rapiécé de haillons de toutes couleurs, il portaitpour chaussure des peaux de lapins ou d’écureuils attachées autourde ses pieds et de ses jambes avec des liens d’osier. Yvon,poursuivi de près et de différents côtés par les serfs du château,fit dans la cour plusieurs crochets pour échapper à sestourmenteurs ; mais, reconnaissant Marceline, qui, debout surle premier degré de la tourelle, où elle se disposait à monter,contemplait l’idiot avec grand’pitié, il courut vers la jeunefille, et, se jetant à ses pieds, afin de se mettre sous saprotection, il lui dit en joignant les mains : – Pardon !pardon !

– Monte vite l’escalier ! – réponditMarceline à l’idiot en lui indiquant du geste les marches de latourelle. Se relevant en hâte, Yvon suivit le conseil de la jeuneserve ; celle-ci se plaça dans l’embrasure de la porte, déposasa cruche à ses pieds, et s’adressant aux persécuteurs d’Yvon quis’approchaient : – Ayez pitié de ce pauvre idiot ! il nefait de mal à personne !

– Je l’ai vu sortir à pas de loup destaillis de la forêt, du côté de la Fontaine-aux-Biches ! –s’écria un serf forestier. – Ses cheveux et ses haillons sonttrempés de rosée ; il aura été dans quelque épais fourrétendre des lacets pour prendre du gibier qu’il mange cru !

– Oh ! il est bien le digne fils deLuduecq, le forestier, qui vivait comme un sauvage dans sa tanière,ne sortant jamais du fond des bois, – dit un autre serf. – Il fautnous amuser de ce bestial !

– Oui, oui, plongeons-le jusqu’auxoreilles dans la vase de la mare voisine, ce sera son châtiment,puisqu’il va tendre des lacets pour y prendre le gibier ! –dit le forestier. Puis, faisant un pas vers la jeune serve quibarrait toujours la porte, il s’écria : – Hors de là !sinon nous te faisons prendre un bain de bourbe avec lebestial !

– Songes-y ! – s’écria Marceline, –ma maîtresse, dame Adelinde, camériste de la reine, me vengera devos mauvais traitements !

– Au diable Adelinde ! – crièrentces méchantes gens. – À la mare, le bestial !

– Oui, à la mare, le bestial ! etMarceline aussi !

Au plus fort de ce tumulte, une des croiséesdu château s’ouvrit, et un jeune homme de vingt ans au plus, sepenchant sur l’appui de cette croisée, s’écria d’une voixirritée : – Je vais vous faire rougir l’échine à coups delanière, maudits chiens hurleurs !

– Le roi ! – murmurèrent lestourmenteurs d’Yvon ; et en un instant ils s’enfuirent par laporte de la cour. – Sauvons-nous ! c’est le roi !

– Hé ! la fille ! – ditLudwig-le-Fainéant à Marceline, qui, très-heureuse de voir l’idiotsauvé des mauvais traitements, reprenait sa cruche remplie d’eau. –Hé ! la fille ! quelle était la cause du tapage infernalde ces criards ?

– Seigneur roi, – répondit en tremblantMarceline-aux-cheveux d’or, – on voulait maltraiter le pauvreYvon.

– Est-ce qu’il est là, cebestial ?

– Seigneur roi, je ne sais où il s’estallé cacher, – reprit la serve, craignant de voir l’idiot, à peineéchappé à ses persécuteurs, servir de jouet aux caprices de Ludwig.Celui-ci s’étant retiré de la fenêtre, Marceline se hâta deremonter l’escalier de la tourelle. À peine eut-elle gravi unedouzaine de marches, qu’elle vit Yvon accroupi sur l’un des degrés,ses coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains ; àl’aspect de la jeune fille, il secoua la tête en disant d’une voixémue : – Bonne ! toi !… oh ! bonne !… – Etil attacha sur la jeune fille des yeux si reconnaissants qu’ellereprit en soupirant : – Qui croirait pourtant que cemalheureux, au regard parfois si doux, soit privé de raison ?– Déposant alors sa cruche à ses pieds, elle ajouta : – Yvon,pourquoi es-tu allé ce matin dans la forêt ? tes cheveux ettes haillons sont trempés de rosée. Est-il vrai que tu vas tendredes lacets pour prendre du gibier ? – L’idiot répondit par uneespèce de rire hébété en balançant sa tête en avant et en arrière.– Yvon, – dit tristement Marceline, – tu ne comprends donc pas mesparoles ? – L’idiot resta muet ; puis, remarquant lacruche que la serve venait de déposer à ses pieds, il la prit et laposa sur sa tête, en faisant signe à Marceline-aux-cheveux-d’or demonter l’escalier devant lui. – La pauvre créature tâche de metémoigner de son mieux sa reconnaissance, – pensait la jeune fille,lorsqu’elle entendit les pas de quelqu’un qui descendait les degrésde la tourelle en criant :

– Hé ! bestial ! es-tulà ?

– C’est la voix de l’un des serviteurs duroi ! – dit Marceline ; – il vient chercher Yvon ;hélas ! on va encore le tourmenter !

En effet, l’un des gens de la chambre royaleparut au tournant de l’escalier, et s’adressant à l’idiot : –Allons, monte vite et suis-moi ; le seigneur roi veut s’amuserde toi, double brute !

– Le roi ? Oh ! oh ! leroi ! – s’écria Yvon d’un air triomphant en frappantjoyeusement dans ses mains ; de sorte qu’ayant ainsi abandonnél’anse de la cruche qu’il portait sur sa tête, le vase, dans sachute, se brisa aux pieds du serviteur royal, dont les jambesfurent trempées d’eau jusqu’aux genoux.

– Maudit soit l’idiot ! – s’écriaMarceline malgré son bon cœur. – Voilà ma cruche cassée ! mamaîtresse me battra !

Le serviteur royal, furieux d’être mouilléjusqu’aux genoux, accabla Yvon-le-Bestial de gourmades etd’injures, mais parfaitement insoucieux des injures et desgourmades, il suivit le serviteur en répétant d’un airtriomphant : – Le roi ! oh ! oh ! leroi !

*

* *

Ludwig, ainsi que la reine sa femme,atteignait à peine sa vingt-et-unième année. Justement surnommé leFainéant, il paraissait aussi nonchalant qu’inepte etennuyé. Après avoir vitupéré par la fenêtre contre les serfs, dontles clameurs l’assourdissaient, il s’était de nouveau étendu surson lit de repos. Plusieurs de ses familiers se tenaient deboutautour de lui. Il leur dit en bâillant à se décrocher lamâchoire : – Quelle idée a eue la reine de se rendre au pointdu jour, seule avec une camériste, à l’ermitage de Saint-Eusèbepour y prier ? Une fois éveillé, je n’ai pu me rendormir,alors je me suis levé. Hélas ! cette journée sera sansfin !

– Seigneur roi, si vous chassiez ? –dit l’un des familiers de Ludwig ; – la journée estbelle !

– La chasse me fatigue.

– Seigneur roi, si vous alliez à lapêche ?

– La pêche m’ennuie.

– Seigneur roi, si vous appeliez vosjoueurs de luth et de flûte ?

– La musique me rompt la tête.

– Seigneur roi, si votre chapelain vousfaisait quelque lecture ?

– Je n’aime pas la lecture ; il mesemble que je m’amuserais de l’idiot ; il ne vient donc point,ce bestial ?

– Seigneur roi, un des serviteurs devotre chambre est allé le quérir ; mais j’entends des pas…c’est lui, sans doute.

En effet, la porte s’ouvrit, et un serviteur,fléchissant le genou, introduisit Yvon ; celui-ci, dès sonentrée dans la salle, se mit d’abord à marcher sur ses genoux etsur ses mains, en simulant les aboiements d’un chien ; puis,s’animant peu à peu, il sauta, cabriola en s’ébattant et hurlantavec des contorsions si grotesques, que le roi et ses familiers seprirent à rire aux éclats. Encouragé par ces approbations, Yvon,toujours cabriolant, imita tour à tour le cri du coq, le miaulementdu chat, le grognement du porc, le braiment de l’âne, mêlant à cescris des gestes bouffons, des bonds ridiculement désordonnés, quiredoublèrent l’hilarité du roi et de ses familiers. Cette joyeusetéatteignait à son comble, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, etl’un des chambellans dit à voix haute en restant au seuil : –Seigneur roi, voici venir la reine ! – À ces mots, lesfamiliers de Ludwig, dont quelques-uns pâmant de rire s’étaientjetés sur des sièges, se levèrent ou s’empressèrent de se rendreprès de la porte, afin de saluer la reine à son entrée. Ludwig,étendu sur son lit de repos, continuait de rire, et criait àl’idiot : – Danse encore, bestial ; danse toujours !tu vaux ton pesant d’or ! Je ne me suis jamais mieuxdiverti !

– Seigneur roi, voici la reine, – dit undes courtisans, voyant Blanche traverser la salle voisine ets’approcher de la porte. Le battant de cette porte, en sedéveloppant, atteignait presque l’angle d’une grande table couverted’un splendide tapis d’Orient, dont les plis traînaient sur leplancher. Yvon-le-Bestial, continuant ses gambades, se rapprochapeu à peu de cette table, cachée aux yeux du roi par le dossier deson lit de repos, où il se tenait toujours étendu ; lescourtisans, rangés aux abords de la porte, afin de saluer la reine,tournaient aussi le dos à cette table, sous laquelle Yvon seblottit prestement au moment où les seigneurs s’inclinèrent devantBlanche. Elle répondit à leurs saluts, et, les précédant dequelques pas, se dirigea vers Ludwig, toujours riant etcriant : – Hé ! bestial ! où es-tu ? reviensdonc de ce côté que je voie tes cabrioles… Es-tu soudain devenumuet, toi qui glousses, miaules et aboyes si bien ?

– Mon bien-aimé Ludwig est fort gai cematin, – dit Blanche d’une voix caressante en s’approchant du litde son mari. – D’où vient la joyeuseté de mon cher époux ?

– C’est cet idiot ; il ferait, jecrois, rire un mort avec ses cabrioles. Hé ! bestial !approche donc, misérable ! sinon je te fais rompre lesos !

– Seigneur roi, – dit un des familiersaprès s’être retourné pour chercher Yvon du regard, – cette bêtebrute se sera sauvée au moment où l’on ouvrait la porte pour lepassage de la reine.

– Qu’on le cherche ; il ne sauraitêtre loin ! – s’écria Ludwig avec impatience et colère. –Qu’on me l’amène à l’instant !

Un des seigneurs s’empressa d’exécuter lesordres du roi, tandis que Blanche s’asseyant à ses côtés, luidisait avec un tendre sourire : – Je vais essayer, mon aimableseigneur, de vous faire patiemment attendre le retour de cet idiot,qui a le bonheur de vous récréer si fort.

– Qu’on me l’amène ! – s’écria leroi. – Courez tous après lui ; plus nombreux vous serez à lechercher, plus sûrement vous le trouverez… Allez, courez !

Blanche resta seule avec son époux, dont levisage, un moment épanoui, redevint morne et ennuyé. La reine avaitquitté ses simples vêtements du matin pour se parer avecrecherche ; ses cheveux noirs, tressés de perles, étaientdisposés avec art ; elle portait une robe orange de richeétoffe à longues manches flottantes, qui laissait demi-nus son seinet ses épaules ; un collier, des bracelets d’or, enrichis depierreries, ornaient son cou et ses bras. Ludwig, toujours à demiétendu sur le lit de repos, qu’il partageait alors avec sa femme,assise à l’un des bouts de ce siège, n’avait pas un regard pourelle. La tête appuyée sur l’un des coussins, il murmurait entre sesdents : – Vous verrez que ces maladroits se montreront plusidiots que l’idiot, et qu’ils ne sauront le rattraper !

– En ce cas désastreux, – reprit Blancheavec un sourire insinuant, – il me faudra, mon gracieux seigneur,essayer de vous consoler. Pourquoi cet air soucieux ? Nedaignez-vous pas seulement jeter les yeux sur votre humbleservante ?

Ludwig tourna la tête vers sa femme avecindolence et lui dit : – Comme vous voici parée !

– Cette parure plaît-elle à mon aimablemaître ? – répondit la reine d’un ton caressant ; maisvoyant soudain le roi tressaillir, devenir sombre et détournerbrusquement la tête, elle ajouta : – Qu’avez-vous,Ludwig ?

– Je n’aime point la couleur de cetterobe-là.

– La couleur orange vous déplaît, cherseigneur ? que n’ai-je pu le prévoir !

– Vous aviez une robe de pareille couleurle dernier jour du mois de mai de l’an passé.

– Il se pourrait ! Mes souvenirs, àce sujet, ne sont pas aussi présents que les vôtres.

– S’ils me sont présents, – répondit leroi d’un air sinistre, – c’est que le 2 mars de l’an passé… j’ai vumourir mon père, empoisonné par ma mère !

– Ah ! quel lugubresouvenir !

– Lugubre est la chose… lugubre est lesouvenir !

– Combien je hais cette maudite robeorange, puisqu’elle a pu éveiller en vous ces tristespensées !

Le roi resta muet ; il se retourna surses coussins et mit sa main sur ses yeux. La porte de la salle serouvrit ; l’un des courtisans de Ludwig lui dit : –Seigneur, malgré toutes nos recherches nous n’avons pu retrouverYvon-le-Bestial ; il se sera caché dans quelque coin ;mais il sera rudement châtié dès que l’on mettra la main sur lui. –Ludwig ne répondit rien. Blanche, d’un geste impérieux, fit signeau courtisan de se retirer. Les deux époux restèrent seuls :la reine, voyant son mari de plus en plus soucieux, lui dit,redoublant de câlineries doucereuses : – Cher seigneur,combien votre tristesse m’afflige !

– Vous êtes d’une tendresse extrême… cematin.

– Ma tendresse pour vous augmente enraison du chagrin où je vous vois, mon aimable maître !

– Ah ! j’ai tout perdu en perdantmon père ! – murmura Ludwig d’une voix dolente ; et ilajouta d’un ton de fureur concentrée : – Scélérat d’évêque deLaon ! empoisonneur adultère ! Et ma mère ! ma mère…était sa complice ! Ah ! l’on dit vrai : de telscrimes annoncent la fin du monde !

– De grâce, mon seigneur, oubliez cepassé funèbre ! Que parlez-vous de la fin du monde ?c’est une fable !

– Une fable ?… Quoi ! les plussaints évêques n’affirment-ils pas que le monde doit finir dansquatorze ans… en l’an 1000 ?

– Ce qui me rend leur affirmationdouteuse, Ludwig, c’est qu’en annonçant cette fin prochaine detoutes choses, les prêtres recommandent fort aux fidèlesd’abandonner leurs biens aux églises.

– À quoi bon garder des richessespérissables, puisque toutes choses doivent périr bientôt ?

– Mais alors, cher seigneur, si tout doitpérir, que ferait l’Église des biens qu’elle demande chaque jour àla foi des fidèles ?

– Après tout, vous avez raison, c’estsans doute une nouvelle fourberie de l’Église. Quoi d’étonnant,quand on voit des évêques adultères pousser les femmes àempoisonner leurs maris !

– Encore ces lugubres pensées, cherseigneur ! Oubliez donc, de grâce, ces indignes calomnies survotre mère… Dieu juste ! une femme se rendre coupable dumeurtre de son mari ! non, non, c’est impossible !

– Impossible ! N’ai-je donc pasassisté à l’agonie, à la mort de mon père ? Oh ! l’effetde ce poison qui l’a tué était étrange… terrible ! – ajouta leroi d’un air pensif et sombre. – Mon père a senti ses pieds serefroidir, se glacer, devenir inertes, incapables de lesoutenir ; puis cet engourdissement mortel a envahi lentementses membres et son corps, comme si on l’eût plongé peu à peu,disait-il, dans un bain glacé !

– Hélas ! il est des maladies sisoudaines, si peu connues, mon aimable maître, qu’il faut se garderd’accuser légèrement… Moi, lorsqu’il s’agit de pareils crimes, jesuis de ceux qui disent : Quand je vois, je crois ; quandje n’ai pas vu, je doute.

– Ah ! moi je n’ai que tropvu ! – s’écria Ludwig, et cachant de nouveau son visage entreses mains, il ajouta d’une voix lamentable : – Je ne saispourquoi ces pensées de mort me poursuivent aujourd’hui !

– Ludwig, ne pleurez pas ainsi, vous medéchirez le cœur. Cette tristesse est une injure à ce beau jour demai ; voyez par la croisée ce brillant soleil, voyez laverdure printanière de la forêt ; écoutez le gai ramage desoiseaux. Quoi ! tout est animé, joyeux dans la nature, et,seul, vous êtes triste ! Allons, mon gracieux seigneur, –ajouta Blanche en prenant les deux mains du roi, – je veux voustirer de cet abattement qui me navre autant que vous, aussi plusque jamais je m’applaudis de mon projet…

– Quel projet ?

– Je veux passer la journée entière prèsde vous ; nous prendrons ici notre repas du matin ; j’aidonné pour cela des ordres, cher indolent ; puis nous ironsentendre la messe ; nous ferons ensuite une longue promenadeen litière dans la forêt, et enfin… Mais non, non, la surprise queje vous ménage sera le prix de votre soumission à mes désirs.

– De quelle surpriseparlez-vous ?

– Jamais vous n’aurez passé pluscharmante soirée… Oui, vous que tout fatigue, que tout ennuie… vousserez ravi de ce que je vous ménage.

– Mais, encore une fois, de quois’agit-il ?

– Oh ! n’insistez pas… je seraiimpitoyable et ne vous dirai pas mon secret !

Ludwig-le-Fainéant, d’un caractère indolent etpuéril, sentit sa curiosité redoubler ; mais il ne put obtenirde Blanche aucune explication. Bientôt les chambellans et lesserviteurs entrèrent, portant des plats d’argent, des vases d’or etautres préparatifs pour le repas du matin, qui, par ordre de lareine, devait être servi dans cette salle. D’autres hommes de lachambre du roi prirent la grande table recouverte d’un tapistraînant, sous laquelle s’était blotti Yvon-le-Bestial, et latransportèrent devant le lit de repos où se tenaient Blanche etLudwig. L’idiot, courbé sous la table, et caché par l’ampleur dutapis, dont les plis balayaient le plancher, marcha sur ses genouxet sur ses mains à mesure que la table s’avançait portée par lesserviteurs, il s’arrêta lorsqu’elle fut placée devant Blanche etLudwig. Échansons et écuyers s’apprêtaient à accomplir leur servicehabituel, lorsque la reine dit en souriant à son mari : – Mongracieux maître consent-il à ce que je sois en ce jour sa seuleservante ?

– Si cela vous plaît, qu’il en soitainsi, – répondit Ludwig-le-Fainéant ; puis à demi-voix ilajouta : – Mais vous le savez, selon mon habitude, je nemangerai rien, je ne boirai rien que vous n’en ayez goûté lapremière.

– Quel enfant vous êtes… à votreâge ! – répondit Blanche en souriant à son mari d’un aird’amical reproche, – toujours des soupçons ! mais je m’enoffense peu, puisque, grâce à votre méfiance, nous buvons à la mêmecoupe comme deux amoureux que nous sommes.

Les officiers du roi sortirent sur un signe dela reine ; elle resta seule avec Ludwig.

*

* *

Le jour baissait, les ténèbres commençaientd’envahir cette salle immense, dans laquelle soixante et quinze ansauparavant Francon, l’archevêque de Rouen, avait, au nom deRoth-bert, signifié à Karl-le-Sot qu’il eût à donner sa filleGhisèle et la Neustrie à Rolf le pirate.

Ludwig-le-Fainéant dormait étendu sur son litde repos, non loin de la table encore couverte de plats et de vasesd’or et d’argent. Le sommeil du roi était pénible, agité ; unesueur froide coulait de son front de plus en plus livide, bientôtune torpeur accablante succéda aux premières agitations de Ludwig,il resta plongé dans un calme apparent, quoique ses traitsdevinssent de moment en moment d’une pâleur cadavéreuse. Deboutderrière le lit de repos et accoudé au dossier de ce meuble,Yvon-le-Bestial contemplait le roi des Franks avec une expressionde sombre et farouche triomphe ; Yvon avait quitté son masquehébété ; ses traits révélaient alors sans contrainte sonintelligence jusque-là cachée sous l’apparence de l’idiotisme. Leplus profond silence régnait dans cette salle obscurcie par lesapproches de la nuit ; Yvon contemplait toujours le roi desFranks, ce dernier rejeton de Karl-le-Grand… SoudainLudwig-le-Fainéant poussant un gémissement plaintif s’éveilla ensursaut ; Yvon se baissa et disparut caché derrière le dossierdu lit de repos, tandis que Ludwig disait à demi-voix : – Ceque j’éprouve est étrange ! j’ai ressenti au cœur une siviolente douleur qu’elle m’a réveillé… maintenant cette douleursemble s’engourdir. – Regardant alors par la fenêtre, ilreprit : – Quoi ! déjà la nuit ? j’ai donc dormilongtemps ? Où est la reine ? pourquoi m’a-t-on laisséseul ?… Je me sens appesanti, et puis malgré la tiédeur decette journée de printemps, j’ai les pieds froids. Holà !quelqu’un ! – ajouta Ludwig en se tournant vers la porte etappelant : – Hé ! Gondluf !… Wilfrid !…Sigefried ! – Au troisième nom que prononça le roi, sa voix,d’abord assez élevée, devenant presque inintelligible ne sortitplus qu’avec effort de son gosier desséché. Se dressant alors surson séant il murmura : – Qu’ai-je donc ? ma voix esttellement affaiblie que je m’entends à peine parler moi-même, tantmon gosier se resserre ; et puis ce froid… ce froid quiglaçait mes pieds… gagne mes jambes. – À peine le roi des Franksachevait-il ces mots qu’il tressaillit de surprise et de frayeur, àl’aspect d’Yvon-le-Bestial, qui soudain se dressa debout derrièrele dossier du lit de repos. – Que fais-tu là ? – lui ditLudwig ; puis il ajouta d’une voix de plus en plusaffaiblie : – Cours vite quérir quelqu’un… je me sens endanger ! – Mais s’interrompant : – À quoi bon cetordre ! ce malheureux est idiot… Pourquoi me laisse-t-on ainsiseul ? je vais moi-même… – Et Ludwig se levapéniblement ; mais à peine eut-il posé ses pieds à terre queses jambes se dérobèrent sous lui et il s’affaissa lourdement surle plancher en murmurant : – À l’aide ! à l’aide !Seigneur Dieu… ayez pitié de moi ! À l’aide ! àl’aide !

– Ludwig, il est trop tard ! –reprit Yvon d’une voix grave, – tu vas mourir… à vingt ans à peine,ô roi des Franks !

– Cet idiot, que dit-il ?… Moi, jevais mourir ?

– Tu vas mourir comme est mort l’an passéton père Lothèr, empoisonné par sa femme, ainsi que tu viens del’être par la tienne !

L’épouvante arracha un cri à Ludwig ; sescheveux se hérissèrent sur son front baigné d’une sueur glacée, seslèvres déjà violettes s’agitèrent convulsivement sans rendre aucunson, son regard attaché sur Yvon devint trouble, vitreux, unedernière lueur d’entendement y apparaissait encore, mais son corpsrestait inerte, inanimé comme un cadavre.

– Ludwig, – dit Yvon, – ce matin, lecomte de Paris, Hugh-le-Chappet, s’est rencontré dans la forêt avecta femme ; Hugh est un homme astucieux et féroce ; l’anpassé il a fait empoisonner ton père par sa femme Imma et l’évêquede Laon… il t’a fait empoisonner, toi, aujourd’hui, par Blanche tafemme, et demain le comte de Paris sera roi ! – À ces parolesd’Yvon, que Ludwig comprit, quoique son entendement fût obscurcipar les approches de la mort, un sourire de haine et de désespoiraffreux contracta ses lèvres. – Tu te croyais à l’abri du danger, –poursuivit Yvon, – parce que tu obligeais ta femme à goûter à toutla première ; mais la reine te l’a dit, Ludwig… à ton âge tun’es qu’un enfant ! Tout poison a son contrepoison ; etBlanche a pu, sans risquer sa vie, tremper ses lèvres dans unbreuvage empoisonné par elle… – Ludwig expirant parut à peineentendre les dernières paroles d’Yvon, son corps se raidit, sa têterebondit sur le parquet, ses yeux roulèrent une dernière fois dansleur orbite, une légère écume teinta ses lèvres noirâtres, ilpoussa un faible gémissement… et le dernier descendant deKarl-le-Grand, le dernier rejeton couronné de la race Karolingienneavait vécu !

– Ainsi donc finissent les racesroyales ! Ainsi elles expient tôt ou tard leur crimeoriginel ! – pensait Yvon, en contemplant le cadavre dudernier des rois karolingiens étendu à ses pieds ; – mon aïeulAmaël a refusé d’être le geôlier de ce petit Chilpérik, malheureuxenfant hébété, en qui s’est éteinte la race dégradée deClovis ! et à mon tour je vois s’éteindre par le meurtre, dansLudwig-le-Fainéant, la race de Karl-le-Grand, seconde lignée de cesrois, conquérants de la Gaule notre mère patrie ! Ô fils deJoel ! peut-être un jour, à travers les âges, votredescendance assistera-t-elle aussi au châtiment de cette troisièmerace de rois franks, que Hugh-le-Chappet vient d’introniser par lemeurtre ! Peut-être le verrez-vous, ce jour prédit parVictoria-la-Grande, où la Gaule, se relevant libre, brisera ledouble joug des rois franks et des papes de Rome !

La nuit vint, les ténèbres envahirent cettegrande salle ; un bruit de pas se fit entendre au dehors.Yvon, profitant de l’obscurité, se tapit derrière le lit derepos ; Sigefried, un des courtisans, entra disant : –Seigneur roi ! malgré les ordres formels de la reine qui nousa commandé de respecter votre sommeil et de ne pas entrer ici avantson retour, je viens vous annoncer l’arrivée du comte de Paris.

En parlant ainsi, Sigefried s’approchait,laissant derrière lui la porte ouverte, Yvon profita de cettecirconstance et sortit de la salle en rampant, protégé par l’ombre.Sigefried ne recevant aucune réponse de Ludwig, se dit àdemi-voix : – Le roi dort toujours. – Se rapprochant alors, enélevant la voix, il reprit : – Seigneur… – Mais distinguant àl’incertaine clarté des dernières lueurs crépusculaires, le corpsde Ludwig étendu sur le plancher, Sigefried toucha la main glacéedu roi, se redressa frappé de frayeur et courut vers la porte encriant : – À l’aide ! à l’aide ! – puis il traversala salle voisine en continuant d’appeler au secours. Peu de momentsaprès, plusieurs serviteurs parurent portant des torches etprécédant Hugh-le-Chappet, revêtu de sa brillante armure etaccompagné de plusieurs de ses officiers. – Que dis-tu ? –s’écriait le comte de Paris, avec un accent de surprise etd’alarme, en s’adressant à Sigefried, – le roi mort ? non,non, c’est impossible !

– Hélas ! seigneur, je l’ai trouvétombé à bas de son lit de repos ; j’ai touché sa main, elleétait glacée ! – En disant ces mots, Sigefried suivitHugh-le-Chappet dans la salle où les flambeaux apportés par lesserviteurs jetèrent bientôt une vive clarté. Le comte de Pariscontempla un instant le cadavre du dernier roi karolingien, ets’écria d’un ton apitoyé : – Hélas ! mort à vingtans ! – Puis se tournant vers Sigefried, en portant sa main àses yeux comme pour cacher ses larmes. – Ce trépas si soudain,comment l’expliquer ?

– Seigneur, le roi n’était nullementmaladif ce matin ; il s’est mis à table avec la reine, puiselle l’a quitté nous ordonnant de ne pas troubler le sommeil denotre maître ; souvent il dormait ainsi après son repas, nousn’avons eu aucune inquiétude et… – Sigefried fut interrompu par desgémissements de plus en plus rapprochés. Blanche accourait suiviede plusieurs de ses femmes ; elle entra les cheveux épars, lafigure bouleversée en s’écriant : – Est il vrai ? Ludwigmort ! ô fatale nouvelle ! – Et feignant la surprise à lavue de Hugh-le-Chappet, elle ajouta : – Quoi, seigneur !vous ici ?

– Hélas ! je venais entretenir leroi de choses graves, j’ai quitté Paris ce matin. Ah ! je nem’attendais pas au douloureux événement qui m’attendait ici ;mais cette mort imprévue, à quoi l’attribuer ?

– Hélas ! mon Dieu, lesais-je ? Ô malheur à moi ! malheur à moi ! j’aiperdu mon doux maître, mon époux bien-aimé ! Par pitié,seigneur Hugh, ne m’abandonnez pas ! Oh ! promettez-moide joindre vos efforts aux miens pour découvrir l’auteur de cettemort, si mon Ludwig a péri par un crime !

– Ô digne épouse ! vertueusefemme ! j’en jure Dieu et ses saints ! je vous aiderai àdécouvrir le criminel ! – s’écria Hugh-le-Chappet ; puisil ajouta en voyant Blanche trembler et vaciller sur ses jambescomme une personne qui va s’évanouir : – Au secours ! lareine va défaillir. – Et il reçut dans ses bras le corps de Blanchequi murmurait à l’oreille du comte de Paris : – Je suis veuve…te voilà roi !

*

* *

Yvon sortant de la salle où gisait le cadavrede Ludwig-le-Fainéant, monta au logis d’Adelinde, camériste royaleet maîtresse de Marceline-aux-cheveux-d’or, qu’il espéraitrencontrer seule, Adelinde ayant suivi la reine lorsque celle-ciétait accourue, feignant le désespoir en apprenant la mort de sonépoux ; Yvon trouva sur le seuil de la porte la jeune serve,très-surprise de l’agitation qui régnait dans cette partie duchâteau. – Marceline, – lui dit Yvon, – j’ai à causer avec toi,entrons chez ta maîtresse, de longtemps elle ne quittera pas lareine, nous ne serons pas interrompus, viens. – La jeune filleouvrit de grands yeux en entendant le Bestial s’exprimer pour lapremière fois d’une manière sensée, puis ses traits n’avaient plusleur expression d’hébétement accoutumé ; aussi dans sonsaisissement, la jeune fille ne put d’abord répondre à Yvon, quireprit en souriant : – Marceline, mon langage t’étonne ?c’est que, vois-tu, je ne suis plus Yvon-le-Bestial, mais… Yvon quit’aime !

– Yvon qui m’aime ! – s’écria lapauvre enfant presque avec effroi, – Jésus mon Dieu ! c’est dela sorcellerie !

– Alors, Marceline, tu serais lasorcière ; mais écoute-moi, lorsque tu m’auras entendu, tu merépondras si tu veux, oui ou non, nous marier. – En disant cesmots, le serf entra dans la chambre où Marceline le suivitmachinalement. Elle croyait rêver, ne quittant pas le Bestial desyeux, trouvant sa figure de plus en plus avenante ; elle sesouvenait alors que plusieurs fois, frappée de la douceur et del’intelligence du regard d’Yvon, elle s’était demandé comment unpareil regard pouvait être celui d’un idiot.

– Marceline, – reprit-il, – pour fairecesser ta surprise, il me faut te dire quelques mots de mafamille.

– Oh ! parle, Yvon, parle ! jesuis si heureuse de t’entendre t’exprimer comme une personneraisonnable !

– Eh bien donc, ma douce Marceline, monarrière-grand-père, marinier de Paris, se nommait Eidiol, il avaitun fils et deux filles. L’une d’elles, Jeanike, volée toute petiteà ses parents, fut vendue comme serve à l’intendant de cedomaine ; plus tard elle devint nourrice de la fille deKarl-le-Sot, dont le descendant, Ludwig-le-Fainéant, est mort toutà l’heure.

– Il est donc vrai ? le roi estmort ; quoi ! si promptement ?

– Marceline, les rois franks ne sauraientjamais trop promptement mourir ; revenons à Jeanike, fille demon bisaïeul : elle avait deux enfants :Germain, serf forestier de ce domaine, et Yvonne,charmante enfant de seize ans, que Guyrion-le-Plongeur, fils de monbisaïeul, épousa ; elle vint habiter avec lui à Paris, où ilexerçait, comme son père, l’état de nautonnier ; Guyrion eutd’Yvonne un fils nommé Luduecq…

– Luduecq ?… mais je connais cenom ?

– Ainsi s’appelait mon père.

– Il était serf forestier des bois deCompiègne ?

– Oui, mais écoute encore ; Guyrion,mon aïeul, et Rustique-le-Gai, mari d’Anne-la-Douce, continuaient àParis leur métier de nautonniers ; Anne, un jour, fut outragéepar un des officiers du comte de la Cité ; Rustique assommal’officier, les soldats revinrent en armes, les mariniers sesoulevèrent à la voix de Rustique et de Guyrion, mais tous deuxfurent tués ainsi qu’Anne-la-Douce, dans la sanglante mêlée quis’engagea ; mon aïeul avait été l’un des chefs de cetterévolte, le peu qu’il possédait, sa maison et son bateau, héritagepaternel, fut confisqué, sa veuve réduite à la misère quitta Parisavec son enfant, vint demander un asile et du pain à Germain sonfrère, serf forestier ; il partagea sa hutte avec la pauvreYvonne et son fils. Telle est l’iniquité de la loi des Franks, queceux qui habitent un an et un jour une terre royale ou seigneurialedeviennent serfs de cette terre : ce fut le sort de la veuvede mon grand-père et de son fils Luduecq ; elle, fut employéeaux travaux des champs ; lui, suivant la condition de sononcle, lui succéda comme forestier du canton de laFontaine-aux-Biches ; plus tard Luduecq épousa une serve dontla mère était lavandière du château. Je suis né de ce mariage. Monpère, aussi tendre pour sa femme et pour moi que rude et ombrageuxenvers les autres, songeait toujours à la mort de mon aïeulGuyrion, massacré par les soldats du comte de Paris, jamais il nesortait de la forêt que pour porter au château ses redevances degibier ; d’un caractère sombre, indomptable, souvent battu deverges pour ses rebellions contre les agents du baillif de cedomaine, il se serait cruellement vengé de ces mauvais traitementssans la crainte de nous laisser à l’abandon moi et ma mère. Elleest morte il y a un an ; mon père lui a survécu quelquesmois ; lorsque je l’ai eu perdu, je suis venu par ordre dubaillif habiter avec ma grand’mère, serve lavandière du château deCompiègne.

– Bonne Marthe ! lors des premierstemps de ton arrivée ici, elle me répétait toujours :« Il ne faut pas s’étonner de ce que mon petit-fils ait l’aird’un sauvage, il n’a jamais quitté la forêt ; » mais,hélas ! la vérité est que dans les derniers temps de sa vie tagrand’mère me disait souvent en pleurant : « Le bon Dieua voulu que le pauvre Yvon soit idiot ; » moi je pensaiscomme elle : aussi me faisais-tu grand’pitié. Combien je metrompais pourtant ! tu parles comme un clerc, et tout àl’heure en t’écoutant je me disais : Est-ce bien lui ?lui… Yvon-le-Bestial, qui dit ces choses ?

– Maintenant, es-tu contente de voir tonerreur dissipée ?

– Je ne sais, – répondit la jeune serveen rougissant, – je suis si surprise de ce que tum’apprends !

– Marceline, veux-tu, oui ou non, nousmarier ? Tu es orpheline, tu dépends de ta maîtresse, et moidu baillif, nous sommes serfs du même domaine, pourquoi nousrefuserait-on la permission de nous unir ? – et il ajouta avecamertume : – L’agneau qui naît n’augmente-t-il pas le troupeaudu maître ?

– Hélas ! il est vrai, nos enfantsnaissent et meurent serfs comme nous ! mais Adelinde, mamaîtresse, consentira-t-elle à ce que j’épouse un idiot ?

– Voici mon projet : Adelinde estfavorite et confidente de la reine ; or c’est aujourd’hui,vois-tu, Marceline, un beau jour pour la reine, son cœur nage dansla joie.

– Quoi ! le jour où le roi son mariest mort ?

– Précisément ; donc la reine estjoyeuse, et pour mille raisons sa confidente, ta maîtresse, doitêtre non moins joyeuse que la veuve de Ludwig-le-Fainéant, aussidemander une grâce en un pareil moment, c’est l’avoir pourassurée.

– Quelle grâce ?

– Si tu consens à m’épouser, Marceline,il faut obtenir d’Adelinde la permission de me prendre pour mari,et la promesse de me donner à garder, comme serf forestier, lecanton de la Fontaine-aux-Biches : deux mots de ta maîtresse àla reine, deux mots de la reine au baillif du domaine, et notredésir sera satisfait.

– Yvon, y songes-tu ? tout le mondete croit un idiot, et l’on te confierait la garde d’un canton de laforêt !

– Qu’on me donne un arc, des flèches, etje ferai mes preuves de fin archer ; j’ai le coup d’œil aussisûr, la main aussi prompte que mon pauvre père.

– Mais, comment expliquer ce changementsoudain qui a fait de toi un homme raisonnable ? Et puis, situ avais ton bon sens, te dira-t-on, pourquoi as-tu feint d’êtreidiot ?

– Lorsque nous serons mariés, je te diraila cause de cette feinte ; quant à ma transformation debestial en créature raisonnable… un miracle expliquera tout.

– Un miracle ?

– L’idée de ce miracle m’est venue cematin en suivant ta maîtresse et la reine à l’ermitage deSaint-Eusèbe.

– Tu les as suivies ?

– Je ne dors guère ; ce matin,éveillé avant l’aube, j’étais près des fossés du château. À peinele soleil levé, je vois de loin ta maîtresse et la reine sortir,puis se diriger toutes deux seules vers la forêt. Cette promenademystérieuse éveille ma curiosité ; je les suis de loin àtravers les taillis ; elles arrivent à l’ermitage deSaint-Eusèbe, ta maîtresse y reste, mais la reine prend le cheminde la Fontaine-aux-Biches.

– Et qu’allait-elle faire là, de si bonmatin, Yvon ?

– Encore une question à laquelle jerépondrai lorsque nous serons mariés, Marceline, – reprit Yvon,après un moment de réflexion ; – mais pour revenir au miraclequi expliquera ma transformation d’idiot en créature raisonnable,il est fort simple : Saint Eusèbe, le patron de l’ermitage,aura accompli ce prodige, et l’adroit coquin, à qui l’ermitagerapporte de bons profits, ne me démentira pas, car le bruit de cenouveau miracle doublera ses aubaines.

Marceline-aux-Cheveux-d’or ne put s’empêcherde sourire à l’idée du jeune garçon, et reprit : – Est-ce bienYvon-le-Bestial qui parle ainsi ?

– Non, chère et douce fille, je te l’aidit : c’est Yvon-l’amoureux qui parle ainsi ; Yvon de quitu avais compassion lorsqu’il était le jouet, la victime detous ! Yvon qui en retour de ton bon cœur t’offre amour etdévouement ; c’est tout ce que peut promettre un pauvre serf,puisque son travail et sa vie appartiennent à ses maîtres. Acceptemon offre, Marceline, nous serons aussi heureux qu’on peut l’êtreen ces temps maudits. Nous cultiverons au profit du domaine laterre qui environne la cabane du forestier ; je tuerai pour lechâteau le gibier qu’il faudra, et aussi vrai que le bon Dieu acréé les daims pour celui qui les chasse, nous ne manquerons jamaisd’un morceau de venaison ; tu donneras tes soins au jardinetde la hutte, le ruisseau de la Fontaine-aux-Biches coule à cent pasde notre demeure ; nous vivrons seuls au fond des bois sansautre compagnie que celle des oiseaux et de nos enfants ;maintenant, est-ce oui, est-ce non ?

– Ah ! Yvon, – répondit la jeunefille, les yeux baignés de larmes d’attendrissement, – si une servepouvait disposer d’elle-même, je te dirais oui… oui, oh ! centfois oui !

– Ma bien-aimée, notre bonheur dépend detoi, si tu as le courage de faire à ta maîtresse la demande que jete dis. Jamais occasion n’aura été plus favorable.

– Cette demande, est-ce ce soir qu’il mefaudra l’adresser à dame Adelinde ?

– Non, mais demain matin, lorsque jeserai de retour avec ma raison ; je vais de ce pasaller la retrouver à l’ermitage de Saint-Eusèbe, et demain je te larapporterai toute fraîche du saint lieu… cette raisonmiraculeuse !

– Et on l’appelait le Bestial ! –murmura de nouveau la jeune serve de plus en plus émerveillée desreparties d’Yvon, qui disparut bientôt, de crainte d’être surprispar la camériste de la reine.

*

* *

Yvon l’avait dit à Marceline, l’on ne pouvaitchoisir un moment plus opportun pour obtenir une faveur de lareine, tant elle était joyeuse de la mort de Ludwig-le-Fainéant etde l’espérance d’épouser Hugh-le-Chappet. Grâce à la protectiond’Adelinde, qui consentit au mariage de la jeune serve, le baillifdu domaine donna la même autorisation à Yvon, lorsque celui-ci,selon sa promesse faite à Marceline, revint avec sa raisonde la chapelle de l’ermitage de Saint-Eusèbe. Le serf racontacomment étant le soir entré dans la chapelle, il avait vu à lalueur de la lampe du sanctuaire un monstrueux serpent noir enrouléaux pieds de la statue du saint ; comment, subitement éclairépar un rayon d’en haut, l’idiot avait écrasé à coups de pierre cethorrible dragon qui n’était autre qu’un démon, car l’on ne trouvaaucune trace du monstre, et enfin comment saint Eusèbe avaitmiraculeusement rendu la raison au Bestial pour le récompenser deson bon secours ; Yvon fut de plus, en glorification dumiracle opéré en sa faveur par saint Eusèbe, envoyé selon son désircomme serf forestier du canton de la Fontaine-aux-Biches, et lelendemain de son mariage avec Marceline-aux-Cheveux-d’or, il allas’établir avec elle dans l’une des profondes solitudes de la forêtde Compiègne.

*

* *

Moi, Yvon, fils de Luduecq, petit-fils deGuyrion, arrière-petit-fils d’Eidiol, le doyen des nautonniersparisiens, j’ai terminé aujourd’hui, 30 avril, ce récit de la mortdu dernier des rois de la race de Karl-le-Grand.

HUGH-LE-CHAPPET, comte de Paris et d’Anjou,Duc de l’Île-de-France, Abbé de Saint-Martin, de Tours et deSaint-Germain-des-Près, s’est fait (le 3 juillet de cette année-ci987) proclamer roi par sa bande de guerriers, à l’exclusion del’oncle de Ludwig, et sacrer roi de France par l’Église ; dansdeux mois, selon le temps prescrit par les Conciles, il doitépouser Blanche, la veuve de Ludwig-le-Fainéant, Blanche, la reineempoisonneuse… dont le crime abominable assura l’usurpation de ceHugh-le-Chappet. Ainsi se fondent les royautés… Puisse un jour larace de ce Chappet expier comme les autres lignées royalesissues de la conquête, l’iniquité de son origine !

Voici l’explication de mon feintidiotisme : J’ai été élevé par mon père, de même qu’il l’avaitété par le sien, dans la haine de ces rois étrangers à la Gaule.Mon aïeul Guyrion, mort massacré dans un soulèvement populaire,avait, fidèle à la volonté de Joel transmise d’âge en âge à sadescendance, enseigné à mon père à lire et à écrire, afin qu’il pûtaugmenter la chronique de notre famille ; il conservaitpieusement, comme je le conserve, le fer de flèchebarbelé, ainsi que le récit laissé par son grand-père Eidiol,le doyen des nautonniers parisiens. Nous ignorons ce qu’est devenuela branche de notre famille qui habitait la Bretagne, auprès despierres sacrées de Karnak ; elle possède ces légendes et cesreliques laissées à travers les âges par un si grand nombre de nosgénérations… Qui sait, hélas ! si nous reverrons jamais cesfrères de notre race ! Mon aïeul et mon père n’ont rien écritsur leur vie obscure ; mais dans la profonde solitude où nousvivions, le soir, après ses journées de chasse ou ses travaux delabour, mon père me racontait ce qu’il avait appris de mon aïeulGuyrion sur les aventures des fils de Joel ; ces traditions,Guyrion les tenait d’Eidiol, qui les tenait de son aïeul, établi enBretagne avant la séparation des petits-fils de Vortigern. Cesrécits se gravant profondément dans ma mémoire, m’inspiraientl’horreur des maux de la conquête et une aversion mortelle contrela race des Franks conquérants. J’avais à peine dix-huit ans,lorsque mon père mourut ; il me fit jurer une haine implacableaux rois franks et à l’Église de Rome, leur complice de tous lestemps ; je lui promis aussi d’écrire le récit de ma vie, sij’assistais à quelque événement important ; il me remit lerouleau de parchemin écrit par Eidiol et le fer de flèche retiré dela blessure de Gaëlo, le pirate. Je serrai ces reliques dans lapoche de mon sarrau : le soir je fermai les yeux de monpère ; au point du jour je creusai sa fosse près de sa hutte,je l’y ensevelis. Son arc, ses flèches, quelques vêtements, songrabat, son coffre, sa marmite appartenaient au domaine du roi, leserf ne peut rien posséder. Cependant je pensais à m’emparer del’arc, des flèches, d’un sac de châtaignes qui nous restait, résolude courir les bois en liberté, lorsqu’un hasard singulier changeames projets. Je m’étais, tout attristé, couché sur l’herbe, aumilieu d’un taillis voisin de notre hutte, soudain j’entends le pasde deux cavaliers ; ils se promenaient dans la forêt ;descendus de leurs chevaux, ils les tenaient par la bride, etmarchaient lentement, ne se croyant entendus par personne, ilsparlaient haut ; l’un disait à l’autre : – Soit !…le roi Lothèr a été empoisonné l’an passé par sa femme Imma et parl’évêque de Laon… mais il reste Ludwig, fils de Lothèr.

– Et si ce Ludwig mourait par une causeou par une autre ? son oncle, le duc de Lorraine, à qui dedroit revient le trône, oserait-il me disputer la couronne deFrance, à moi… à moi, Hugh, comte de Paris ?

– Non, seigneur !… Mais voilà sixmois à peine que le roi Lothèr est mort, il faudrait un heureux etsingulier hasard pour que son fils le suivît de si près dans latombe.

– Les vues de la Providence sontimpénétrables… Au printemps prochain, Ludwig vient habiter lechâteau de Compiègne avec la reine, et…

Je n’entendis pas la fin de l’entretien, lescavaliers s’éloignant continuèrent leur chemin. Le peu de motssurpris par moi me firent réfléchir ; je me souvins des récitsde mon père, j’avais lu dans la légende d’Eidiol, qu’Amaël, un denos aïeux, avait refusé d’être le geôlier du dernier rejeton deClovis, un enfant, retenu prisonnier dans un monastère. Le roiLudwig, dont la vie semblait menacée par l’ambition du comte deParis, devait prochainement se rendre au château ; peut-êtreserait-il, comme son père, victime d’un meurtre, et je pourrais,moi, fils de Joel, assister à la mort du dernier des rois de larace de Karl-le-Grand. Cet espoir changea mes projets ; aulieu de courir les bois je me rendis le lendemain chez magrand’mère, une des serves lavandières de la maison royale. Jen’avais jamais quitté la forêt, j’y vivais dans une complètesolitude avec mon père ; j’étais d’un caractère taciturne,sauvage. En arrivant au château je rencontrai par hasard une bandede soldats franks, ils venaient de s’exercer au maniement desarmes ; par passe-temps ils se jouèrent de moi. Ma haine deleur race, mon étonnement de me trouver pour la première fois de mavie au milieu de tant de monde, me rendirent muet ; cessoldats prirent mon silence farouche pour de l’hébétement, ilscrièrent tout d’une voix : – C’est un bestial ! – Ilsm’emmenèrent ainsi au milieu des cris, des huées, des coups !D’abord peu m’importa de passer ou non pour idiot ; cependantje réfléchis que personne ne se méfiant d’un idiot, je pourraispeut-être, grâce à cette stupidité apparente, m’introduire plustard dans l’intérieur du château sans éveiller les soupçons ;je ne me trompais pas : ma pauvre grand’mère me crut dénué deraison, bientôt les commensaux du palais, les courtisans, plus tardle roi lui-même, s’amusèrent de l’imbécillitéd’Yvon-le-Bestial ; et un jour, après avoir assisté invisibleà l’entretien de Hugh-le-Chappet avec Blanche, auprès de laFontaine-aux-Biches, j’ai vu expirer sous mes yeux le descendantdégénéré de Karl-le-Grand ; j’ai vu s’éteindre dansLudwig-le-Fainéant la seconde race de ces rois étrangersconquérants de la Gaule ! Je l’avoue ici, profitant de lafacilité que j’avais à m’introduire dans le château, j’ai commis unvol… j’ai dérobé un rouleau de peau préparée pour l’écriture ;n’ayant jamais, non plus que mon père, possédé un denier, il m’eutété impossible d’acheter une chose aussi coûteuse que leparchemin ; les plumes des aigles ou des corbeaux que jetirais au vol, le suc noir des baies de troëne, me servaient àécrire.

Ainsi j’ai retracé les événements qui se sontpassés jusques à aujourd’hui, trentième jour du mois d’août del’année 987.

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