Six personnages en quête d’auteur

Six personnages en quête d’auteur

de Luigi Pirandello

LES PERSONNAGES DE LA PIÈCE À FAIRE

LE PÈRE.

 

LA MÈRE.

 

LA BELLE-FILLE.

 

LE FILS.

 

L’ADOLESCENT, LA FILLETTE. Ces deux derniers, rôles muets.

 

(Puis, évoquée 🙂 MME PACE.

 

 

LES COMÉDIENS DE LA TROUPE

LE DIRECTEUR-CHEF DE TROUPE.

 

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ.

 

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN.

 

LE GRAND SECOND RÔLE FÉMININ.

 

L’INGÉNUE.

 

LE JEUNE PREMIER.

 

AUTRES COMÉDIENS ET COMÉDIENNES.

 

LE RÉGISSEUR.

 

LE SOUFFLEUR.

 

L’ACCESSOIRISTE.

 

LA CHEF MACHINISTE.

 

LE SECRÉTAIRE DU DIRECTEUR.

 

LE CONCIERGE DU THÉÂTRE.

 

PERSONNEL DE PLATEAU.

 

Un jour, sur la scène d’un théâtre.

 

N. B. – Cette pièce ne comporte ni actes ni scènes. La représentation sera interrompue une première fois sans que le rideau se baisse, quand le Directeur-chef de troupe et le chef des personnages se retireront pour établir le scénario et que les Acteurs évacueront le plateau ; et elle s’interrompra une seconde fois lorsque, par erreur, le Machiniste baissera le rideau.

 

En entrant dans la salle, les spectateurs trouveront le rideau levé et le plateau tel qu’il est de jour, sans portants ni décor, vide et dans une quasi-obscurité&|160;: cela pour qu’ilsaient, dès le début, l’impression d’un spectacle nonpréparé.

&|160;

Deux petits escaliers, l’un à droite et l’autre à gauche,font communiquer le plateau avec la salle.

&|160;

D’un côté, sur le plateau, le couvercle du trou du souffleurest rangé à proximité dudit trou.

&|160;

De l’autre côté, au premier plan, une table et un fauteuildont le dossier est tourné vers le public, pour le Directeur-chefde troupe.

&|160;

Deux autres tables, l’une plus grande et l’autre pluspetite, avec plusieurs chaises autour d’elles, ont été placées là,également au premier plan, afin d’être disponibles, si besoin est,pour la répétition. D’autres chaises, çà et là, à droite et àgauche, pour les Acteurs, et au fond, d’un côté, un piano qui estpresque caché.

&|160;

Une fois éteintes les lumières de la salle, on verra entrerpar la porte du plateau le Chef machiniste en salopette bleue etune sacoche suspendue à la ceinture&|160;: prenant dans un coin, àl’arrière-plan, quelques planches, il les dispose sur le devant dela scène et se met à genoux pour les clouer. Au bruit descoups de marteau, le Régisseur, entrant par la porte des loges,accourt.

&|160;

LE RÉGISSEUR. – Eh là&|160;! Qu’est-ce que tufabriques&|160;?

&|160;

LE CHEF MACHINISTE. – Ce que je fabrique&|160;? Je cloue.

&|160;

LE RÉGISSEUR. – À cette heure-ci&|160;? (Consultant samontre&|160;:) Il est déjà dix heures et demie. Le Patron vaêtre là d’un instant à l’autre pour la répétition.

&|160;

LE CHEF MACHINISTE. – Dites donc, moi aussi, il faudrait tout demême qu’on me laisse le temps de travailler&|160;!

&|160;

LE RÉGISSEUR. – Tu l’auras, mais pas maintenant.

&|160;

LE CHEF MACHINISTE. – Quand ça&|160;?

&|160;

LE RÉGISSEUR. – Quand ça ne sera plus l’heure de la répétition.Allons, allons emporte-moi tout ça, que je puisse planter le décordu deuxième acte du Jeu des rôles.

&|160;

Le Chef machiniste, soupirant et grommelant, ramasse lesplanches et s’en va. Cependant, par la porte du plateau commencentà arriver les Acteurs, hommes et femmes, de la Troupe, d’abord unseul, puis un autre, puis deux à la fois, ad libitum&|160;: ilsdoivent être neuf ou dix, le nombre d’acteurs censés participer auxrépétitions du Jeu des rôles, la pièce de Pirandello inscrite autableau de service. En entrant, ils saluent le Régisseur et sesaluent mutuellement, se souhaitant le bonjour. Certains d’entreeux se dirigent vers les loges&|160;; d’autres, parmi lesquels leSouffleur qui aura le manuscrit roulé sous le bras, restent sur leplateau, attendant le Directeur pour commencer à répéter, et, pourmeubler cette attente, assis en cercle ou debout, ils échangentquelques mots&|160;; l’un allume une cigarette, un autre se plaintdu rôle qui lui a été distribué, et un troisième lit à haute voixpour ses camarades des nouvelles contenues dans un petit journal dethéâtre. Il sera bon qu’aussi bien les Actrices que les Acteursportent des vêtements plutôt clairs et gais. À un certain moment,l’un des comédiens pourra se mettre au piano et attaquer un air dedanse, et les plus jeunes Acteurs et Actrices se mettront àdanser.

&|160;

LE RÉGISSEUR, frappant dans ses mains pour les rappeler àl’ordre. – Allons, allons, finissez&|160;! Voici lePatron&|160;!

&|160;

Les conversations et la danse s’interrompent sur-le-champ.Les Acteurs se tournent pour regarder dans la salle, par la portede laquelle on verra entrer le Directeur-chef de troupe, qui,coiffé d’un chapeau melon, sa canne sous le bras et un gros cigareaux lèvres, parcourt l’allée entre les fauteuils et, salué par lescomédiens, monte sur le plateau par l’un des petits escaliers. LeSecrétaire lui tend le courrier&|160;: quelques journaux et unmanuscrit arrivé par la poste.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Pas de lettres&|160;?

&|160;

LE SECRÉTAIRE. – Non. Tout le courrier est là.

&|160;

LE DIRECTEUR, lui tendant le manuscrit. – Portez çadans ma loge. (Puis, regardant autour de lui et s’adressant auRégisseur&|160;:) Dites donc, on n’y voit rien ici. Je vous enprie, faites donner un peu de lumière.

&|160;

LE RÉGISSEUR – Tout de suite.

&|160;

Il va donner des ordres en conséquence. Et, peu après, unevive lumière blanche illumine toute la partie droite du plateau, làoù sont les Acteurs. Pendant ce temps, le Souffleur aura pris placedans son trou, allumé sa petite lampe et disposé le manuscritdevant lui.

&|160;

LE DIRECTEUR, frappant dans ses mains. – Allons,allons, au travail&|160;! (Au Régisseur&|160;:) Tout lemonde est là&|160;?

&|160;

LE RÉGISSEUR. – Sauf Mlle

&|160;

Il nomme le Grand Premier Rôleféminin.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Comme d’habitude&|160;! (Consultant samontre&|160;:) Nous avons déjà dix minutes de retard.Faites-moi le plaisir de l’inscrire au tableau de service. Ça luiapprendra à arriver à l’heure aux répétitions.

&|160;

Il n’a pas terminé son admonestation que l’on entend, venuedu fond de la salle, la voix du Grand Premier Rôleféminin.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Non, non, je vous enprie&|160;! Me voici&|160;! Me voici&|160;!

&|160;

Elle est tout entière vêtue de blanc, un époustouflant grandchapeau sur la tête et un joli petit chien dans les bras&|160;;elle parcourt rapidement l’allée entre les fauteuils et gravit engrande hâte l’un des petits escaliers.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Vous avez juré de vous faire toujoursattendre.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Excusez-moi. J’ai cherché detous les côtés un taxi pour être là à l’heure&|160;! Mais je voisque vous n’avez pas encore commencé. Et moi, je ne suis pas dudébut. (Puis appelant le Régisseur par son prénom et luiconfiant le petit chien&|160;:) Soyez gentil, enfermez-le dansma loge.

&|160;

LE DIRECTEUR, bougonnant. – Et son petit chienpar-dessus le marché&|160;! Comme s’il n’y avait pas déjà assez decabots ici. (Frappant de nouveau dans ses mains et s’adressantau Souffleur&|160;:) Allons, allons, le deuxième acte duJeu des rôles. (S’asseyant dans son fauteuil&|160;:)Attention, mesdames et messieurs. Qui est du début del’acte&|160;?

&|160;

Tous les Acteurs et Actrices évacuent le devant du plateauet vont s’asseoir d’un côté de celui-ci, tous à l’exception destrois comédiens qui sont du début et du Grand Premier Rôle fémininqui, ne prêtant pas attention à la question du Directeur, s’estassise devant l’une des deux tables.

&|160;

LE DIRECTEUR, à la Vedette féminine. – Vous êtes doncde la première scène&|160;?

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Moi&|160;? Mais non.

&|160;

LE DIRECTEUR, agacé. – Eh bien, alors, allez-vous-en delà, bon sang&|160;!

&|160;

Le Grand Premier Rôle féminin se lève et va s’asseoir prèsdes autres Acteurs qui sont déjà installés à l’écart.

&|160;

LE DIRECTEUR, au Souffleur. – Allez-y,allez-y&|160;!

&|160;

LE SOUFFLEUR, lisant dans le manuscrit. – «&|160;ChezLeone Gala. Une bizarre salle à manger-bureau.&|160;»

&|160;

LE DIRECTEUR, au Régisseur. – Nous mettrons le salonrouge.

&|160;

LE RÉGISSEUR, notant sur une feuille de papier. – Lesalon rouge. Entendu.

&|160;

LE SOUFFLEUR, continuant de lire dans le manuscrit. –«&|160;Une table sur laquelle le couvert est mis et un bureau avecdes livres et des papiers. Étagères de livres et vitrines contenantune luxueuse vaisselle. Porte au fond ouvrant sur la chambre àcoucher de Leone. Porte latérale à gauche ouvrant sur la cuisine.La porte principale est à droite.&|160;»

&|160;

LE DIRECTEUR, se levant et indiquant aux comédiens. –Alors, notez-le bien&|160;: par là, la porte principale. Par ici,la cuisine. (À l’Acteur qui doit interpréter le rôle deSocrate&|160;:) Vos entrées et vos sorties par là. (AuRégisseur&|160;:) La porte à tambour, vous la mettrez au fond,avec des tentures.

&|160;

Il s’assied à nouveau.

&|160;

LE RÉGISSEUR, notant. – Entendu.

&|160;

LE SOUFFLEUR, reprenant sa lecture. – «&|160;Scènepremière. Leone Gala, Guido Venanzi et Filippo, dit Socrate.&|160;»(Au Directeur&|160;:) Il faut aussi que je lise lesindications de mise en scène&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, voyons&|160;! Je vous l’ai dit centfois&|160;!

&|160;

LE SOUFFLEUR, reprenant sa lecture. – «&|160;Au leverdu rideau, Leone Gala, affublé d’un tablier et un bonnet decuisinier sur la tête, est en train de battre un œuf dans un bolavec une cuiller en bois. Filippo, lui aussi en cuisinier, en batun autre. Guido Venanzi, assis, écoute.&|160;»

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, au Directeur. – Je vousdemande pardon, mais est-ce qu’il va vraiment falloir que je mecoiffe d’un bonnet de cuisinier&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR, que cette observation agace. – Biensûr&|160;! Puisque c’est écrit là&|160;!

&|160;

Du doigt il montre lemanuscrit.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Mais, permettez, c’estridicule&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, se fâchant tout rouge. –«&|160;Ridicule&|160;! ridicule&|160;!&|160;» Que voulez-vous quej’y fasse si de France il ne nous arrive plus une seule bonne pièceet si nous en sommes réduits à monter des pièces de Pirandello –rudement calé celui qui y comprend quelque chose&|160;! – et quisont fabriquées tout exprès pour que ni les acteurs, ni lescritiques, ni le public n’en soient jamais contents&|160;? (LesActeurs rient. Et alors, se levant et s’approchant du Grand PremierRôle masculin, il crie&|160;:) Un bonnet de cuisinier, oui,mon cher&|160;! Et vous battrez des œufs&|160;! Vous croyez sansdoute que votre rôle se réduit à battre des œufs&|160;? Eh bien,détrompez-vous&|160;! Vous aurez aussi à représenter la coquilledes œufs que vous battez&|160;! (Les Acteurs recommencent àrire et échangent des commentaires ironiques.) Silence&|160;!Et je vous prie de m’écouter quand j’explique quelque chose&|160;!(S’adressant de nouveau au Grand Premier Rôlemasculin&|160;:) Oui, mon cher, la coquille&|160;:c’est-à-dire la forme vide de la raison, lorsque l’instinct qui estaveugle ne l’emplit pas&|160;! Vous, vous êtes la raison, et votrefemme, l’instinct&|160;: cela dans un jeu où, les rôles étantdistribués, vous qui interprétez le vôtre êtes intentionnellementle pantin de vous-même. Vous avez compris&|160;?

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, ouvrant les bras. –Moi&|160;? Non&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, retournant à sa place. – Eh bien, moi nonplus&|160;! Travaillons, et quant à la fin, vous m’en direz desnouvelles&|160;! (Sur un ton de confidence&|160;:) Je vousen prie, placez-vous bien de trois quarts, sinon, entre lesobscurités du dialogue et vous que le public n’entendrait pas, ceserait la fin de tout&|160;! (Frappant de nouveau dans sesmains&|160;:) Attention, attention&|160;! Oncommence&|160;!

&|160;

LE SOUFFLEUR. – S’il vous plaît, Patron, vous permettez que jem’abrite avec le couvercle&|160;? Il y a un de ces courantsd’air&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, faites, faites&|160;!

&|160;

Pendant ce temps, le Concierge du théâtre est entré dans lasalle, sa casquette galonnée sur la tête, et, parcourant l’alléeentre les fauteuils, il s’est approché du plateau pour annoncer auDirecteur-chef de troupe l’arrivée des Six Personnages,lesquels, entrés eux aussi dans la salle, l’ont suivi à unecertaine distance, regardant autour d’eux, légèrement affolés etperplexes.

&|160;

Celui qui voudrait tenter une traduction scénique de cettepièce devrait s’employer par tous les moyens à obtenir surtoutcomme effet que ces Six Personnages ne se confondent pasavec les Acteurs de la Troupe. Les places des uns et des autres,données dans les indications de mise en scène, quand ils monterontsur le plateau, serviront sans aucun doute à cette fin, de mêmequ’un éclairage de couleur différente grâce à des projecteursappropriés. Mais le moyen le plus efficace et le plus idoine, quel’on suggère ici, serait l’utilisation de masques spéciaux pourles Personnages&|160;: des masques faits exprès d’unematière que la transpiration ne ramollisse pas et tels, malgrécela, qu’ils ne gênent pas les Acteurs qui devront lesporter&|160;; des masques travaillés et découpés de manière àlaisser libres les yeux, les narines et la bouche. On pourra rendreainsi jusqu’au sens profond de cette pièce. Effectivement, lesPersonnages ne devront pas apparaître comme des fantômes,mais comme des réalités créées, d’immuablesconstructions de l’imagination&|160;: et, donc, plus réels et plusconsistants que le naturel changeant des Acteurs. Ces masquescontribueront à donner l’impression de visages créés par l’art etfigés immuablement chacun dans l’expression de son sentimentfondamental qui est le remords pour le Père, lavengeance pour la Belle-fille, le mépris pour le Fils,et, pour la Mère, la douleur, avec des larmes de cirefixées dans le bleu des orbites et le long des joues comme on envoit sur les images sculptées et peintes de la Mater dolorosades églises. Et il faudrait aussi que leurs vêtements soientd’une étoffe et d’une coupe spéciales, sans extravagance, avec desplis rigides et comme une consistance massive de statue&|160;:bref, que ces vêtements ne donnent pas l’impression d’être d’uneétoffe que l’on pourrait acheter dans n’importe quel magasin de laville et d’avoir été taillés et cousus dans n’importe quelle maisonde couture.

&|160;

Le Père doit avoir la cinquantaine&|160;: les tempesdégarnies, mais non pas chauve, le poil roux, avec d’épaissespetites moustaches s’enroulant presque autour d’une bouche encorefraîche, laquelle s’ouvre souvent pour un sourire hésitant etfutile. Pâle, notamment en ce qui concerne son large front&|160;;des yeux bleus, ovales, très brillants et vifs&|160;; il portera unpantalon de couleur claire et un veston de couleur foncée&|160;;parfois il sera mielleux et parfois il aura des éclats âpres etdurs.

&|160;

La Mère doit être comme atterrée et écrasée par unintolérable poids de honte et d’humiliation. Un épais crêpe deveuve la voilera, et elle doit être pauvrement vêtue de noir&|160;;quand elle soulèvera son voile, elle laissera voir un visage nonpoint maladif, mais comme fait de cire, et elle tiendra toujoursles yeux baissés.

&|160;

La Belle-fille, dix-huit ans, sera effrontée, presqueimpudente. Très belle, elle sera, elle aussi, en deuil, mais avecune élégance un peu voyante. Elle manifestera de l’agacement pourl’air timide, affligé et comme égaré de son jeune frère, un morneAdolescent de quatorze ans, vêtu de noir lui aussi, et, par contre,une vive tendresse pour sa petite sœur, une Fillette d’environquatre ans, vêtue de blanc avec une ceinture de soienoire.

&|160;

Le Fils, vingt-deux ans, grand, comme raidi dans uneattitude de mépris contenu pour le Père et d’indifférencerenfrognée pour la Mère, portera un manteau violet et une longueécharpe verte autour du cou.

&|160;

LE CONCIERGE, sa casquette à la main. – Je vous demandepardon, monsieur le Directeur.

&|160;

LE DIRECTEUR, vivement, rogue. – Qu’est-ce qu’il y aencore&|160;?

&|160;

LE CONCIERGE, timidement. – C’est ces messieurs damesqui vous demandent.

&|160;

Du plateau, le Directeur et les Acteurs se tournent,étonnés, pour regarder dans la salle.

&|160;

LE DIRECTEUR, de nouveau furieux. – Mais je suis enpleine répétition&|160;! Et vous savez bien que pendant lesrépétitions personne ne doit entrer&|160;! (Vers le fond de lasalle&|160;:) Qui êtes-vous&|160;? Qu’est-ce que vousvoulez&|160;?

&|160;

LE PÈRE, s’avançant, suivi des autres jusqu’à l’un despetits escaliers. – Nous sommes à la recherche d’unauteur.

&|160;

LE DIRECTEUR, mi-abasourdi, mi-furieux. – D’unauteur&|160;? Quel auteur&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – N’importe lequel, monsieur.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais il n’y a pas le moindre auteur ici, carnous n’avons pas la moindre pièce nouvelle en répétition.

&|160;

LA BELLE-FILLE, avec une vivacité gaie, gravissantrapidement le petit escalier. – Alors, tant mieux, monsieur,tant mieux&|160;! Nous allons pouvoir être votre piècenouvelle.

&|160;

L’UN DES ACTEURS, au milieu des commentaires animés et desrires des autres. – Non mais, vous entendez ça&|160;!

&|160;

LE PÈRE, rejoignant la Belle-Fille sur le plateau. –Oui, mais s’il n’y a pas d’auteur ici&|160;!… (AuDirecteur&|160;:) À moins que vous ne vouliez l’êtrevous-même…

&|160;

La Mère, tenant la Fillette par la main, et l’Adolescentgravissent les premières marches du petit escalier. Le Fils resteen bas, renfrogné.

&|160;

LE DIRECTEUR, au Père et à la Belle-fille. – C’est uneplaisanterie&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Non, monsieur, que dites-vous là&|160;! Bien loin deplaisanter, nous vous apportons un drame douloureux.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Et nous pouvons faire votre fortune&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Voulez-vous me faire le plaisir de vous enaller&|160;: nous n’avons pas de temps à perdre avec desfous&|160;!

&|160;

LE PÈRE, blessé mais mielleux. – Oh, monsieur, voussavez bien que la vie est pleine d’innombrables absurdités quipoussent l’impudence jusqu’à n’avoir même pas besoin de paraîtrevraisemblables&|160;: parce qu’elles sont vraies.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Que diable racontez-vous là&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Je veux dire que ce que l’on peut réellement estimerune folie, c’est quand on s’efforce de faire le contraire&|160;;c’est-à-dire d’en créer de vraisemblables afin qu’elles paraissentvraies. Mais permettez-moi de vous faire observer que, si c’est làde la folie, c’est pourtant l’unique raison d’être de votremétier.

&|160;

Les Acteurs s’agitent,indignés.

&|160;

LE DIRECTEUR, se levant et le toisant. – Ah,vraiment&|160;? Vous trouvez que notre métier est un métier defous&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Oh, quoi&|160;! faire paraître vrai ce qui ne l’estpas&|160;; et cela sans nécessité, monsieur&|160;: par jeu… Est-ceque votre fonction n’est pas de donner vie sur la scène à despersonnages imaginaires&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR, vivement, se faisant l’interprète del’indignation grandissante de ses Acteurs. – Mais moi, chermonsieur, je vous serais obligé de croire que la profession decomédien est une très noble profession&|160;! Si, au jourd’aujourd’hui, messieurs les nouveaux auteurs dramatiques ne nousdonnent à porter à la scène que des pièces stupides et des pantinsau lieu d’êtres humains, sachez que c’est notre fierté d’avoirdonné vie – ici, sur ces planches – à des œuvresimmortelles&|160;!

&|160;

Les Acteurs, satisfaits, approuvent et applaudissent leurDirecteur.

&|160;

LE PÈRE, interrompant ces manifestations et enchaînantfougueusement. – Mais oui&|160;! parfaitement&|160;! à desêtres vivants, plus vivants que ceux qui respirent et qui ont deshabits sur le dos&|160;! Moins réels peut-être, mais plusvrais&|160;! Nous sommes tout à fait du même avis&|160;!

&|160;

Les Acteurs, abasourdis, échangentdes regards.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Comment, comment&|160;? Quand vous venez de direà l’instant…

&|160;

LE PÈRE. – Non, monsieur, permettez, je disais ça pour vous quinous avez crié que vous n’aviez pas de temps à perdre avec desfous, alors que personne mieux que vous ne peut savoir que lanature se sert comme outil de l’imagination humaine pour continuer,sur un plan plus élevé, son œuvre de création.

&|160;

LE DIRECTEUR. – D’accord, d’accord. Mais où voulez-vous en venirpar là&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – À rien, monsieur. Qu’à vous démontrer qu’on peutnaître à la vie de tant de manières, sous tant de formes&|160;:arbre ou rocher, eau ou papillon… ou encore femme. Et que l’on peutaussi naître personnage&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, avec une feinte et ironique stupeur. – Etvous, ainsi que ces personnes qui vous entourent, seriez néspersonnages&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Précisément, monsieur. Et comme on peut le voir, bienvivants.

&|160;

Le Directeur et les Acteurs éclatent de rire, comme à unebonne plaisanterie.

&|160;

LE PÈRE, blessé. – Je suis navré de vous entendre rireainsi, car, je vous le répète, nous portons en nous un dramedouloureux, comme vous pouvez tous le déduire de la vue de cettefemme voilée de noir.

&|160;

En disant cela, il tend la main à la Mère pour l’aider àgravir les dernières marches, et, la tenant toujours par la main,il la conduit avec une certaine solennité tragique de l’autre côtédu plateau qu’une lumière irréelle illuminera aussitôt. La Filletteet l’Adolescent suivent la Mère&|160;; puis c’est le tour du Filsqui se tiendra à l’écart, à l’arrière-plan&|160;; enfin celui de laBelle-fille qui restera elle aussi à l’écart, sur le devant duplateau, appuyée au cadre de scène. Les Acteurs, d’abordstupéfaits, puis pleins d’admiration pour la manière dont évoluentles Personnages, se mettent à applaudir comme devant un spectacledonné pour eux.

&|160;

LE DIRECTEUR, d’abord abasourdi, puis indigné. – Non,mais&|160;! Silence, je vous prie&|160;! (Puis, auxPersonnages&|160;:) Quant à vous autres, allez-vous-en&|160;!Débarrassez le plancher&|160;! (Au Régisseur&|160;:) BonDieu&|160;! qu’est-ce que vous attendez pour faire évacuer leplateau&|160;?

&|160;

LE RÉGISSEUR, s’avançant mais, ensuite, s’arrêtant commeretenu par une bizarre frayeur. – Allez-vous-en&|160;!Allez-vous-en&|160;!

&|160;

LE PÈRE, au Directeur. – Mais non, écoutez, nous…

&|160;

LE DIRECTEUR, criant. – Mais à la fin, nous sommes làpour travailler, nous autres&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Il n’est pas permis de selivrer à de telles plaisanteries…

&|160;

LE PÈRE, avec décision, s’avançant. – Moi, votreincrédulité me stupéfie&|160;! Est-ce que vous n’êtes pas habitués,mesdames et messieurs, à voir surgir vivants sur ce plateau, l’unen face de l’autre, les personnages créés par un auteur&|160;? Maisc’est peut-être parce qu’il n’y a pas là (il montre le trou duSouffleur) un manuscrit qui nous contienne&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, s’avançant vers le Directeur, souriante,enjôleuse. – Vous pouvez me croire, monsieur, nous sommesvraiment six personnages des plus intéressants&|160;! Encore queperdus.

&|160;

LE PÈRE, l’écartant. – Oui, perdus, c’est le mot&|160;!(Au Directeur, vivement&|160;:) Perdus, voyez-vous, en cesens que l’auteur, qui nous a créés vivants, n’a pas voulu ensuiteou n’a pas pu matériellement nous mettre au monde de l’art. Et ç’aété un vrai crime, monsieur, parce que lorsque quelqu’un a lachance d’être né personnage vivant, ce quelqu’un peut se moquermême de la mort. Il ne mourra jamais&|160;! L’homme, l’écrivain,instrument de sa création, mourra, mais sa créature ne mourrajamais&|160;! Et pour vivre éternellement, elle n’a même pas besoinde dons extraordinaires ou d’accomplir des miracles. Qui étaitSancho Pança&|160;? Qui était don Abbondio&|160;? Et pourtant ilsvivront éternellement, parce que – germes vivants – ils ont eu lachance de trouver une matrice féconde, une imagination qui a su lesélever et les nourrir, les faire vivre pour l’éternité&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Tout cela est très joli&|160;! Mais qu’est-ceque vous voulez exactement&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Nous voulons vivre, monsieur&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, ironique. – Pour l’éternité&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Non, monsieur&|160;: pendant un moment au moins, eneux.

&|160;

UN ACTEUR – Eh bien, celle-là&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Ils veulent vivre ennous&|160;!

&|160;

LE JEUNE PREMIER, montrant la Belle-fille. – Oh, quantà moi, volontiers, si celle-là m’était distribuée&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Comprenez-le bien&|160;: la pièce est à faire&|160;;(au Directeur&|160;:) mais si vous le voulez et vosacteurs aussi, on pourrait la faire sur-le-champ, deconcert&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, agacé. – De concert&|160;! Deconcert&|160;! Sur cette scène, on ne donne pas ce genre deconcerts&|160;! Sur cette scène, on joue des drames et descomédies&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Bien sûr&|160;! C’est précisément pour cela que noussommes venus vous trouver&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Où est votre manuscrit&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Il est en nous, monsieur. (Les Acteursrient.) Le drame est en nous&|160;; c’est nous&|160;; et noussommes impatients de le représenter, comme nous y pousse la passionqui est en nous&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, railleuse, avec la grâce perfide d’une,impudence appuyée. – Ma passion, ah, si vous saviez,monsieur&|160;! Ma passion… pour lui&|160;!

&|160;

Elle montre le Père et fait mine de l’étreindre&|160;; maiselle éclate ensuite d’un rire strident.

&|160;

LE PÈRE, avec une brusque colère. – Toi, pour lemoment, reste à ta place&|160;! Et je te serais reconnaissant de nepas rire comme ça&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Non&|160;? Eh bien, alors, mesdames etmessieurs, permettez-moi&|160;: bien qu’il n’y ait que deux mois àpeine que je suis orpheline, je vais vous montrer comment je chanteet comment je danse&|160;!

&|160;

Elle se met à fredonner avec malice le premier coupletde Prends garde à Tchou-Tchin-Tchou de Dave Stamper, dansla version fox-trot ou one-step de Francis Salabert, et, en mêmetemps, elle esquisse un pas de danse.

&|160;

Les Chinois sont un peuple malin,

De Chang-hai à Pékin

Ils ont mis des écriteauxpartout&|160;:

Prenez garde àTchou-Tchin-Tchou&|160;!

&|160;

Pendant qu’elle chante et danse, les Acteurs, principalementles plus jeunes, comme sous l’empire d’une étrange fascination,s’avancent vers elle et tendent légèrement les mains comme pour lasaisir. Elle leur échappe et quand les Acteurs se mettent àapplaudir et que le Directeur se fâche, elle se retrouve commeindifférente et lointaine.

&|160;

LES ACTEURS et LES ACTRICES, riant etapplaudissant. – Bien&|160;! Bravo&|160;! Très bien&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, furieux. – Silence&|160;! Vous vouscroyez sans doute au café-concert&|160;? (Entraînant le Père unpeu à l’écart, avec une certaine inquiétude&|160;:) Dites-moi,elle est folle&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Folle&|160;? Mais non&|160;! Pis que cela&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, accourant sur-le-champ vers leDirecteur – Pis que cela&|160;! Oui, pis que cela&|160;! Etcomment, monsieur&|160;! Pis que cela&|160;! Écoutez-moi, je vousen prie&|160;: faites en sorte que nous puissions le représentertout de suite, ce drame, car vous verrez que moi, à un certainmoment – quand ce petit ange (elle va prendre par la main laFillette qui est près de la Mère et l’amène devant leDirecteur)… est-elle assez mignonne&|160;? (La prenantdans ses bras, elle l’embrasse.) Chérie&|160;! machérie&|160;! (Elle la repose par terre et ajoute, comme malgréelle, émue&|160;:) Eh bien, quand Dieu la ravira brusquement,cette petite chérie, à cette pauvre mère, et que ce petit imbécile(empoignant rudement par une manche l’Adolescent, elle lepousse en avant) commettra la plus grosse des sottises, envéritable idiot qu’il est (d’une bourrade elle le repousse versla Mère) – eh bien, moi, vous me verrez alors prendre monvol&|160;! Oui, monsieur&|160;! je prendrai mon vol&|160;! monvol&|160;! Et je vous assure qu’il me tarde d’y être, oh,oui&|160;! Car, après ce qui s’est passé de très intime entre luiet moi (d’un horrible clin d’œil elle indique le Père), jene peux plus me voir en leur compagnie, assistant au martyre decette mère à cause de ce type (elle montre le Fils) –regardez-le&|160;! mais regardez-le&|160;! – indifférent, glacial,lui, parce que lui, c’est le fils légitime&|160;! et il est pleinde mépris pour moi, pour lui (elle montre l’Adolescent) etpour ce petit être&|160;: parce que nous sommes des bâtards – vousavez compris&|160;? des bâtards. (Elle s’approche de la Mère etl’étreint.) Et cette pauvre mère, lui, cette pauvre mère quiest pourtant notre mère à tous les quatre, lui, il refuse de lareconnaître pour sa mère à lui aussi – et il la regarde de haut,lui, comme si elle n’était la mère que de nous trois, les bâtards –le salaud&|160;!

&|160;

Elle a dit tout cela rapidement, avec une très grandesurexcitation, et, après avoir lancé à pleine voix le mot«&|160;bâtards&|160;», elle prononce à mi-voix, comme lecrachant, ce mot final de «&|160;salaud&|160;».

&|160;

LA MÈRE, avec une douleur infinie, au Directeur. –Monsieur, au nom de ces deux pauvres enfants, je vous supplie…(prise de faiblesse, elle chancelle) – oh, mon Dieu…

&|160;

LE PÈRE, accourant pour la soutenir, accompagné par presquetous les Acteurs abasourdis et consternés. – Une chaise, jevous en prie, une chaise pour cette pauvre veuve&|160;!

&|160;

LES ACTEURS, accourant. – Mais alors, c’est vrai&|160;?– Elle s’évanouit pour de bon&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Allons, vite, une chaise&|160;!

&|160;

L’un des Acteurs avance une chaise&|160;: les autres fontcercle autour de la Mère, empressés. Celle-ci, une fois assise,essaie d’empêcher le Père de soulever le voile qui lui cache levisage.

&|160;

LE PÈRE. – Regardez-la, monsieur, regardez-la…

&|160;

LA MÈRE. – Non, non&|160;! Je t’en prie&|160;! Au nom duciel&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Laisse qu’on te voie&|160;!

&|160;

Il soulève son voile.

&|160;

LA MÈRE, se levant et portant les mains à son visage, avecdésespoir. – Oh, monsieur, je vous supplie d’empêcher cethomme de mettre à exécution son projet, un projet affreux pourmoi&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, surpris, ahuri. – Moi, je ne comprendsplus ni où on en est ni de quoi il s’agit&|160;! (AuPère&|160;:) Madame est votre femme&|160;?

&|160;

LE PÈRE, vivement. – Oui, monsieur, c’est mafemme&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais alors comment se fait-il qu’elle soitveuve, puisque vous êtes vivant&|160;?

&|160;

Les Acteurs se soulagent de leur ahurissement en éclatantbruyamment de rire.

&|160;

LE PÈRE, blessé, avec un âpre ressentiment, à tous. –Ne riez pas&|160;! Je vous en prie, ne riez pas ainsi&|160;! C’estprécisément là son drame, monsieur. Elle a eu un autre homme danssa vie. Un autre homme qui devrait être ici&|160;!

&|160;

LA MÈRE, dans un cri. – Non&|160;! Non&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Heureusement pour lui, il est mort&|160;: il ya deux mois, je vous l’ai dit. Comme vous le voyez, nous en portonsencore le deuil.

&|160;

LE PÈRE. – Mais s’il n’est pas ici, voyez-vous, ce n’est pasparce qu’il est mort. S’il n’est pas ici, c’est parce que –regardez-la, monsieur, je vous en prie, et vous le comprendrezaussitôt&|160;! – son drame à elle n’a pas pu consister en l’amourde deux hommes pour qui, incapable de passion, elle ne pouvait rienéprouver – sinon, peut-être, un peu de reconnaissance (non pas pourmoi&|160;: pour lui, pour l’autre&|160;!). Elle, ce n’est pas unevraie femme&|160;; c’est seulement une mère&|160;! Et son drame –un drame puissant, monsieur, puissant&|160;! – consiste toutentier, effectivement, en ces quatre enfants des deux hommesqu’elle a eus dans sa vie.

&|160;

LA MÈRE. – Que j’ai eus, moi&|160;? Tu as le front de dire quec’est moi qui les ai eus, comme si je les avais voulus&|160;? C’estlui qui l’a voulu, monsieur&|160;! C’est lui qui me l’a donné, cetautre, de force&|160;! Il m’a obligée, obligée à partir avec cetautre homme&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, vivement, indignée. – Ce n’est pasvrai&|160;!

&|160;

LA MÈRE, abasourdie. – Comment, ce n’est pasvrai&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Ce n’est pas vrai&|160;! Ce n’est pasvrai&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Qu’est-ce que tu peux en savoir, toi&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Ce n’est pas vrai&|160;! (AuDirecteur&|160;:) Ne le croyez pas&|160;! Vous savez pourquoielle dit ça&|160;? C’est à cause de celui-là&|160;! (Ellemontre le Fils.) Parce que l’indifférence de ce fils la ronge,la torture, et qu’elle voudrait lui faire croire que, si elle l’aabandonné quand il avait deux ans, c’est parce que lui (ellemontre le Père) l’y a obligée.

&|160;

LA MÈRE, avec force. – Il m’y a obligée, il m’y aobligée, j’en prends Dieu à témoin&|160;! (AuDirecteur&|160;:) Demandez-le-lui à lui (elle montre sonmari) si ce n’est pas vrai&|160;! Faites-le dire parlui&|160;!… Elle (elle montre sa fille) ne peut riensavoir de cela.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Ce que je sais, c’est que tant que mon père avécu, tu as toujours été paisible et heureuse. Nie-le, si tupeux&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Je ne le nie pas, non…

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Il était toujours plein d’amour etd’attentions pour toi&|160;! (À l’Adolescent,rageusement&|160;:) N’est-ce pas&|160;? Dis-le&|160;! Pourquoine dis-tu rien, idiot&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Laisse donc ce pauvre garçon tranquille&|160;!Pourquoi veux-tu me faire passer pour une ingrate, ma fille&|160;?Je ne veux nullement offenser la mémoire de ton père&|160;! Je luiai répondu à lui (elle parle du Père) que si j’avaisabandonné son foyer et mon fils, ce n’est ni par ma faute ni pourmon plaisir&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – C’est vrai, monsieur. C’est moi qui l’ai voulu.

&|160;

Un temps.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, à ses camarades. – Queldrôle de spectacle&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – C’est eux qui le donnent pournous&|160;!

&|160;

LE JEUNE PREMIER. – Une fois n’est pas coutume&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, qui commence à être vivement intéressé. –Chut&|160;! Écoutons-les&|160;!

&|160;

Et tout en disant cela, il descend dans la salle par l’undes petits escaliers, et il reste debout devant le plateau, commepour se faire, en tant que spectateur, une idée de lascène.

&|160;

LE FILS, sans bouger de sa place, froidement, lentement,ironiquement. – Mais oui, écoutez bien le bel échantillon dephilosophie qui va vous être proposé maintenant&|160;! Il va vousparler du Démon de l’Expérience.

&|160;

LE PÈRE. – Toi, je te l’ai dit cent fois, tu es un cyniqueimbécile&|160;! (Au Directeur qui est déjà dans lasalle&|160;:) Il se moque de moi, monsieur, à cause de cettephrase que j’ai trouvée pour m’excuser.

&|160;

LE FILS, méprisant. – Les phrases&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Les phrases&|160;! Oui, les phrases&|160;! Comme sidevant un fait inexplicable, devant un mal qui nous ronge, cen’était pas un réconfort pour tout le monde que de tomber sur unmot qui ne veut rien dire mais où l’on trouvel’apaisement&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mais oui, et où l’on trouve surtoutl’apaisement de son remords.

&|160;

LE PÈRE. – De mon remords&|160;? Ce n’est pas vrai&|160;; cen’est pas seulement par des mots que je l’ai apaisé en moi.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oui, oui, avec un peu d’argent aussi, avec unpeu d’argent aussi&|160;! Avec les cent lires, mesdames etmessieurs, qu’il était sur le point de m’offrir enpaiement&|160;!

&|160;

Mimique d’horreur desActeurs.

&|160;

LE FILS, avec mépris à sa belle-sœur. – Ce que vousdites là est abject&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Abject&|160;? Elles étaient là, ces centlires, dans une enveloppe bleu ciel sur le guéridon d’acajou del’arrière-boutique de Mme&|160;Pace. Vous savez bien,monsieur&|160;? une de ces personnes qui, sous couvert de vendreRobes et Manteaux, nous attirent dans leursateliers, nous autres jeunes filles pauvres de bonnefamille.

&|160;

LE FILS. – Et elle s’est acheté le droit de nous tyrannisertous, tant que nous sommes, avec ces cent lires qu’il était sur lepoint de payer et que par bonheur – notez-le bien – il n’a pas euensuite de raison de payer.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oh, mais, tu sais, il s’en est fallu d’uncheveu&|160;!

&|160;

Elle éclate de rire.

&|160;

LA MÈRE, s’insurgeant. – Tu n’as pas honte, mafille&|160;? Tu n’as pas honte&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, vivement. – Honte&|160;? C’est mavengeance&|160;! Je frémis d’impatience, monsieur, oui,d’impatience de la vivre, cette scène&|160;! Le petit salon… ici,la vitrine des manteaux&|160;; là, le divan-lit&|160;; lapsyché&|160;; un paravent&|160;; et, devant la fenêtre, ce guéridond’acajou avec l’enveloppe bleu ciel contenant les cent lires. Je lavois, cette enveloppe&|160;! Je pourrais la prendre&|160;! Maisvous autres, messieurs, il faudrait que vous vous tourniez, car jesuis à peu près nue&|160;! Je ne rougis plus, parce que,maintenant, c’est lui qui rougit&|160;! (Elle montre lePère.) Mais je vous assure qu’à ce moment-là, il était pâle,très pâle&|160;! (Au Directeur&|160;:) Vous pouvez m’encroire, monsieur&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Moi, je n’y comprends plus rien&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Je pense bien&|160;! Agressé de la sorte&|160;!Veuillez exiger un peu d’ordre, monsieur, et, négligeant de prêterl’oreille à l’opprobre dont, avec un tel acharnement et sans lesexplications nécessaires, elle voudrait me couvrir à vos yeux,permettez-moi de parler&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Non&|160;! Ce n’est pas le moment de faire dela littérature&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Mais ce n’est pas ce que je fais&|160;! je veux luiexpliquer&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mais oui, voyons&|160;! À ta façon&|160;!

&|160;

Le Directeur remonte alors sur le plateau pour rétablirl’ordre.

&|160;

LE PÈRE. – Mais puisque le mal est là tout entier&|160;! Dansles mots&|160;! Nous avons tous en nous un monde de choses&|160;;chacun d’entre nous un monde de choses qui lui est propre&|160;! Etcomment pouvons-nous nous comprendre, monsieur, si je donne auxmots que je prononce le sens et la valeur de ces choses tellesqu’elles sont en moi&|160;; alors que celui qui les écoute lesprend inévitablement dans le sens et avec la valeur qu’ils ont pourlui, le sens et la valeur de ce monde qu’il a en lui&|160;? Oncroit se comprendre&|160;; on ne se comprend jamais&|160;! Tenez,par exemple&|160;: ma pitié, toute la pitié que j’éprouve pourcette femme (il montre la Mère), elle l’a prise pour laplus féroce des cruautés&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Mais puisque tu m’as chassée&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Voilà, vous l’entendez&|160;? Chassée&|160;! Elle acru que je la chassais&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Toi, tu sais parler&|160;; moi, je ne sais pas… Mais,croyez-moi, monsieur, après m’avoir épousée… Dieu sait pourquoi(j’étais une pauvre, une humble femme…).

&|160;

LE PÈRE. – Mais c’est précisément à cause de cela, à cause deton humilité que je t’ai épousée, de cette humilité que j’ai aiméeen toi, croyant… (Il s’interrompt à la vue des gestes dedénégation qu’elle fait&|160;; il ouvre les bras dans un geste dedésespoir et s’adressant au Directeur&|160;:) Non&|160;! Vousvoyez&|160;? Elle dit non&|160;! Ce qui est épouvantable, monsieur,je vous assure, vraiment épouvantable, c’est sa (il se frappele front) surdité, sa surdité mentale&|160;! Du cœur, oui,elle en a, pour ses enfants&|160;! Mais en ce qui concerne lecerveau, elle est sourde, monsieur, sourde, désespérémentsourde&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oui, oui, mais demandez-lui maintenant de vousdire la chance qu’a été pour nous son intelligence.

&|160;

LE PÈRE. – Si l’on pouvait prévoir tout le mal qui peut naîtredu bien que nous croyons faire&|160;!

&|160;

À cet instant, le Grand Premier Rôle féminin, que la vue duGrand Premier Rôle masculin flirtant avec la Belle-fille a mise detrès mauvaise humeur, s’avance et demande auDirecteur&|160;:

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Excusez-moi, mon cherDirecteur, mais est-ce qu’on va finir par répéter&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, mais oui&|160;! Pour le moment,laissez-moi écouter&|160;!

&|160;

LE JEUNE PREMIER. – C’est une situation tellementnouvelle&|160;!

&|160;

L’INGÉNUE. – Et tellement intéressante&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Pour ceux que çaintéresse&|160;!

&|160;

Et elle lance un coup d’œil au Grand Premier Rôlemasculin.

&|160;

LE DIRECTEUR, au Père. – Mais il faudrait que vous vousexpliquiez clairement.

&|160;

Il s’assied.

&|160;

LE PÈRE. – Oui, bien sûr. Voyez-vous, monsieur, j’avais avec moiun pauvre homme, mon employé, mon secrétaire, il était plein dedévouement et s’entendait en tout et pour tout avec elle (ilmontre la Mère), en tout bien tout honneur – ne l’oublionspas&|160;! – bon et humble comme elle, l’un et l’autre incapablesnon seulement de faire le mal, mais même d’y penser&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – C’est lui, en revanche, qui y a pensé poureux, et qui l’a fait&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Ce n’est pas vrai&|160;! Moi, j’ai voulu faire leurbien, et le mien aussi, oui, je l’avoue&|160;! J’en étais arrivé aupoint, monsieur, de ne plus pouvoir leur dire un mot à l’un ou àl’autre, sans les voir aussitôt échanger un regard d’intelligence,sans voir l’un chercher aussitôt les yeux de l’autre pour demanderconseil, pour savoir comment on devait prendre ce que je venais dedire, afin que je ne me mette pas en colère. Alors, vous lecomprenez, il n’en fallait pas plus pour me maintenir dans unecolère continuelle, un intolérable état d’exaspération&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais alors, je vous le demande, pourquoi ne lechassiez-vous pas votre secrétaire&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Très juste&|160;! Je l’ai effectivement chassé,monsieur&|160;! Mais j’ai vu alors cette pauvre femme errer chezmoi comme une âme en peine, comme une de ces bêtes sans maître, quel’on recueille par charité.

&|160;

LA MÈRE. – Eh, je pense bien&|160;!

&|160;

LE PÈRE, vivement, se tournant vers elle, comme pourdevancer ce qu’elle va dire. – Ton fils, n’est-cepas&|160;?

&|160;

LA MÈRE. – Avant cela, monsieur, il m’avait arraché monfils&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Mais non par cruauté&|160;! Pour qu’il grandisse sainet vigoureux au contact de la terre&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, montrant du doigt le Fils,ironiquement. – Et on peut voir le résultat&|160;!

&|160;

LE PÈRE, vivement. – Ah, c’est aussi ma faute s’il estdevenu ce qu’il est&|160;? Je l’avais mis en nourrice, monsieur, àla campagne, chez une paysanne, parce que ma femme ne me semblaitpas assez robuste, quoique étant de basse extraction. La mêmeraison que celle pour laquelle je l’avais épousée. Ce sontpeut-être des lubies, mais que voulez-vous&|160;? J’ai toujours eude ces maudites aspirations à une solide santé morale&|160;! (Àces mots, la Belle-fille éclate de nouveau d’un rire bruyant.)Mais faites-la donc taire&|160;! C’est insupportable&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Taisez-vous&|160;! Laissez-moi écouter, bonDieu&|160;!

&|160;

Sur-le-champ, à l’injonction du Directeur, la Belle-fille seretrouve de nouveau, son rire s’interrompant brusquement, commeindifférente et lointaine. Le Directeur redescend dans la sallepour se faire une idée de la scène.

&|160;

LE PÈRE. – Quant à moi, j’ai bientôt été incapable de souffrirla vue de cette femme près de moi. (Il montre la Mère.)Mais cela, croyez-le bien, pas tellement à cause de la contrariété,de l’impression d’étouffement – je dis bien&|160;: d’étouffement –qui m’en venaient, qu’à cause de la peine – une peine poignante –que j’éprouvais pour elle.

&|160;

LA MÈRE. – Et il m’a mise à la porte&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Oui, monsieur, mais c’est pourvue de tout lenécessaire que je l’ai envoyée rejoindre cet homme – pour lalibérer de moi&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Et se libérer lui-même&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Oui, moi aussi – je l’admets&|160;! Et il en estrésulté un grand mal. Mais ce que j’ai fait, c’était dans une bonneintention… et cela plus pour elle, je le jure, que pourmoi-même&|160;! (Il croise les bras sur sa poitrine, puis,aussitôt, s’adressant à la Mère&|160;:) Est-ce que je t’aijamais perdue de vue, hein&|160;? est-ce que je t’ai jamais perduede vue, jusqu’à ce qu’un beau jour, il t’emmène soudain, à moninsu, dans une autre ville, parce qu’il s’était stupidement laisséimpressionner par l’intérêt que je continuais de manifester, unintérêt pur, très pur, je vous assure, monsieur, sans la moindrearrière-pensée. Je m’intéressais avec une incroyable tendresse à lanouvelle petite famille qui grandissait autour d’elle. Elle aussi(il montre la Belle-fille) peut en témoigner&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Et comment&|160;! J’étais toute petite, voussavez&|160;? avec des nattes dans le dos et des culottes quidépassaient de ma robe – pas plus haute que ça&|160;! – et quand jesortais de l’école, je le trouvais devant la porte. Il venait voirsi je grandissais bien…

&|160;

LE PÈRE. – Ce que tu dis là est perfide&|160;! Infâme&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Non, pourquoi&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Si&|160;! C’est infâme&|160;! Infâme&|160;!(Sur-le-champ, avec agitation, au Directeur, sur un tond’explication&|160;:) Elle partie, monsieur (il montre laMère), ma maison me parut soudain vide. Elle était uncauchemar pour moi, mais elle me la remplissait&|160;! Une foisseul, je me suis retrouvé errant dans les pièces de ma maison commeune mouche dont on aurait arraché la tête. Et quand lui (ilmontre le Fils), qui avait été élevé loin de chez moi, a étéde retour à la maison, j’ai eu – comment dire&|160;? – j’ai eul’impression qu’il n’était plus mon fils. Sa mère n’étant plus làpour faire la liaison entre lui et moi, il a grandi tout seul, àpart, sans le moindre rapport affectif ou intellectuel avec moi. Etalors (cela va peut-être vous sembler bizarre, monsieur, mais il enest ainsi), j’ai commencé à éprouver de la curiosité, puis, peu àpeu, de l’intérêt pour cette petite famille que j’avais, sommetoute, fondée, et de penser à cette petite famille, cela a commencéà combler le vide que je sentais autour de moi. J’avais besoin,vraiment besoin de les savoir en paix, tout entiers occupés dessoins les plus simples de la vie, heureux parce qu’en dehors etloin des complications et des tourments de mon esprit. Et pour enavoir une preuve, j’allais voir cette fillette à la sortie de sonécole&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oui&|160;! Il me suivait dans la rue&|160;: ilme souriait et, quand j’arrivais à la maison, il me faisait aurevoir de la main – comme ça&|160;! Moi, je le regardais avec degrands yeux, farouche. Je ne savais pas qui ça pouvait être&|160;!J’en ai parlé à maman. Et elle a dû comprendre tout de suite quec’était lui. (De la tête, la Mère fait signe que oui.) Audébut, pendant plusieurs jours, elle n’a plus voulu m’envoyer àl’école. Quand j’y suis retournée, je l’ai retrouvé à la sortie –il était d’un comique&|160;! – avec un grand paquet dans les mains.Il s’est approché de moi, il m’a caressée&|160;; et puis il a tiréde ce paquet un grand, un beau chapeau en paille d’Italie, garnid’une guirlande de petites roses de mai – pour moi&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, au Père et à la Belle-fille. – Mais toutcela, c’est du roman&|160;!

&|160;

LE FILS, méprisant. – Mais oui, de lalittérature&|160;! de la littérature&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Qu’est-ce que tu racontes avec ta littérature&|160;!C’est de la vie, monsieur&|160;! De la passion&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Possible&|160;! Mais ce n’est pas duthéâtre&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – D’accord, monsieur&|160;! Car tout cela se passeavant. Et je ne prétends pas que cela soit porté à la scène. Commevous pouvez le voir, en effet, elle (il montre laBelle-fille) n’est plus cette fillette avec des nattes dans ledos…

&|160;

LA BELLE-FILLE. – … et des culottes dépassant de marobe&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Le drame se produit à présent, monsieur&|160;! Undrame neuf, complexe.

&|160;

LA BELLE-FILLE, sombre et farouche, s’avançant. – Dèsla mort de mon père…

&|160;

LE PÈRE, vivement, pour ne pas lui laisser le temps deparler. – … la misère, monsieur&|160;! Ils reviennent ici, àmon insu. À cause de sa stupidité. (Il montre la Mère.)Elle sait à peine écrire, mais elle aurait pu me faire écrire parsa fille ou par ce garçon qu’ils étaient dans le besoin&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Pouvez-vous me dire, monsieur, si j’aurais pu devineren lui tous ces beaux sentiments&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Que tu n’aies jamais deviné le moindre de messentiments, c’est bien là ton tort&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Après tant d’années de séparation et après tout cequi était arrivé…

&|160;

LE PÈRE. – Et est-ce ma faute à moi, si ce brave homme vous aemmenés ainsi&|160;? (Au Directeur&|160;:) Du jour aulendemain, je vous le répète… parce qu’il avait trouvé ailleurs jene sais quelle situation. Il me fut impossible de retrouver leurstraces&|160;; et alors, forcément, pendant de nombreuses années,mon intérêt pour eux diminua. Le drame éclate, monsieur, aussiimprévu que violent, à leur retour&|160;; lorsque moi, entraîné,hélas&|160;! par la misère de ma chair encore vivace, j’ai… Ah,oui, c’est bien vraiment une misère pour un homme seul qui n’a pasvoulu de liens avilissants&|160;; un homme qui n’est pas encoreassez vieux pour se passer des femmes et qui n’est plus assez jeunepour pouvoir facilement et sans honte aller s’en chercherune&|160;! Une misère&|160;? que dis-je&|160;? c’est une chosehorrible, horrible&|160;; parce que aucune femme ne peut plus luidonner d’amour. Et quand on comprend cela, on devrait se passerd’elles… Eh oui&|160;! Chacun d’entre nous, monsieur –extérieurement, devant les autres –, se drape dans sadignité&|160;: mais, dès qu’il est seul avec lui-même, il sait bientout ce qui, au-dedans de lui, se passe d’inavouable. On succombe,on succombe à la tentation&|160;; pour s’en relever tout de suiteaprès sans doute, avec une grande hâte de reconstituer, entière etsolide, comme une dalle sur une tombe, cette dignité qui cache etensevelit à nos propres yeux tout vestige et le souvenir même denotre honte. Il en est ainsi pour tous&|160;! Seul fait défaut lecourage de dire certaines choses&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Parce que celui de les faire, ces choses, ilsl’ont tous&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Tous&|160;! Mais en cachette&|160;! Et c’est pourquoiil faut plus de courage pour les dire&|160;! Car il suffit quequelqu’un les dise – et ça y est&|160;! – on l’affuble de laréputation de cynique. Alors que ce n’est pas vrai, monsieur&|160;:il est comme tous les autres&|160;; meilleur, meilleur même, parcequ’il n’a pas peur de projeter la lumière de l’intelligence sur lerouge de la honte qui accompagne le déchaînement bestial del’homme, de l’homme qui ferme à tous les coups les yeux pour ne passe voir rougir. Et la femme – oui – et la femme, au fait, commentse comporte-t-elle&|160;? Elle nous regarde, aguichante, inviteuse.On la prend dans ses bras&|160;! Et aussitôt qu’on l’étreint, elleferme les yeux. C’est le signe de sa reddition. Le signe par lequelelle dit à l’homme&|160;: «&|160;Aveugle-toi, moi, je suisaveugle&|160;!&|160;»

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Et quand elle ne les ferme plus&|160;? Quandelle n’éprouve plus le besoin de se cacher à elle-même, en fermantles yeux, le rouge de sa propre honte, et qu’au lieu de cela, ellevoit avec des yeux maintenant secs et impassibles le rouge de lahonte de l’homme qui, bien que sans amour, s’est aveuglé&|160;? Ah,quel dégoût, alors, quel dégoût pour toutes ces complicationsintellectuelles, pour toute cette philosophie qui, après avoirlaissé libre cours à la bête, veut ensuite la sauver, l’excuser… Jesuis incapable de l’écouter plus longtemps, monsieur&|160;! Carlorsqu’on a été contraint – comme ç’a été mon cas – de«&|160;simplifier&|160;» sa vie, d’en faire quelque chose debestial, rejetant l’encombrant fardeau des chastes aspirations, detous les sentiments purs, de l’idéal, du devoir, de la pudeur et dela honte, rien ne provoque davantage la colère et la nausée que lavue de certains remords, qui ne sont que des larmes decrocodile&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, au Père et à la Belle-fille. – Venons-enau fait, venons-en au fait&|160;! Tout ça, c’est de laspéculation&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Sans doute, monsieur, sans doute&|160;! Mais un faitest comme un sac&|160;: vide, il ne tient pas debout. Pour qu’iltienne debout, il faut d’abord y faire entrer la raison et lessentiments qui l’ont déterminé. Moi, je ne pouvais pas savoir quecet homme étant mort dans une autre ville que la nôtre et euxrevenus ici dans la misère, elle (il montre la Mère), poursubvenir aux besoins de ses enfants, s’était mise à travaillercomme couturière, et qu’elle était justement allée chercher del’ouvrage chez cette… chez cetteMme&|160;Pace&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Une couturière de luxe, si vous voulez lesavoir, mesdames et messieurs&|160;! Officiellement, elle est auservice des dames de la meilleure société, mais elle a tout combinépar ailleurs pour que – sans parler des autres, des femmes pas sicomme il faut – ces mêmes dames la servent à leur tour.

&|160;

LA MÈRE. – J’espère que vous me croirez, monsieur, si je vousdis que le soupçon ne m’a même pas effleurée que cette horriblefemme me donnait du travail, parce qu’elle avait des vues sur mafille…

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Pauvre maman&|160;! Vous savez ce qu’ellefaisait, monsieur, cette Mme&|160;Pace, dès que je luirapportais son travail&|160;? Elle me faisait constater tout cequ’elle avait gâché, en le donnant à coudre à ma mère, et elledéfalquait, elle défalquait. Si bien que, vous le comprenez,c’était moi qui payais, alors que cette pauvre femme croyait sesacrifier pour moi et ces deux petits, en passant même des nuits àcoudre les robes de Mme&|160;Pace&|160;!

&|160;

Gestes et exclamations indignésdes Acteurs.

&|160;

LE DIRECTEUR, vivement. – Et c’est chez elle qu’un jourvous avez rencontré…

&|160;

LA BELLE-FILLE, montrant le Père. – … lui, lui, oui,monsieur&|160;! un vieux client&|160;! Vous allez voir la scène quecela donne&|160;! Une scène magnifique&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Avec son arrivée imprévue à elle, sa mère…

&|160;

LA BELLE-FILLE, vivement, perfidement. – … presque àtemps&|160;!…

&|160;

LE PÈRE, criant. – … non, à temps, à temps&|160;! Parceque, par bonheur, je la reconnais à temps&|160;! Et je les ramènetous chez moi, monsieur&|160;! Vous pouvez vous imaginer maintenantma situation et la sienne, l’un en face de l’autre&|160;: elle,telle que vous la voyez, et moi qui ne peux plus lever les yeux surelle&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Très drôle, non&|160;? Mais est-ce qu’il étaitpossible, monsieur, d’exiger de moi – «&|160;après&|160;» – que jeme comporte comme une petite demoiselle modeste, bien élevée etvertueuse, d’accord avec ses satanées aspirations «&|160;à unerobuste santé morale&|160;»&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Le drame pour moi est là tout entier, monsieur&|160;:dans cette conscience que j’ai que chacun de nous – voyez-vous – secroit «&|160;un seul&|160;», alors que c’est faux&|160;: il est«&|160;cent&|160;», monsieur, il est «&|160;mille&|160;», selontoutes les possibilités d’être qui sont en nous&|160;: il est«&|160;un seul&|160;» avec celui-ci, «&|160;un seul&|160;» aveccelui-là – et ces «&|160;un seul&|160;» différents aupossible&|160;! Et cela, en même temps, avec l’illusion d’êtretoujours «&|160;un seul pour tout le monde&|160;», et toujours«&|160;cet un seul&|160;» que nous croyons être dans tous nosactes. C’est faux&|160;! c’est faux&|160;! Nous nous en apercevronsbien, lorsque, dans l’un de nos actes, nous nous retrouvonssoudain, par un hasard des plus malheureux, comme accrochés etsuspendus&|160;: nous nous apercevons, veux-je dire, que nous nesommes pas tout entiers dans cet acte, et que ce serait donc uneatroce injustice que de nous juger d’après ce seul acte et de nousmaintenir accrochés et suspendus au pilori pendant une existenceentière, comme si celle-ci se résumait tout entière dans cetacte&|160;! Est-ce que vous comprenez maintenant la perfidie decette fille&|160;? Elle m’a surpris dans un lieu et dans uneattitude où elle n’aurait pas dû me voir, elle m’a vu tel que je nepouvais pas être pour elle&|160;; et la réalité qu’elle voudraitm’assigner est telle que je n’aurais jamais pu m’attendre à devoirl’assumer envers elle, celle d’un moment fugitif et honteux de mavie&|160;! C’est cela, monsieur, c’est cela dont je souffresurtout. Et vous verrez qu’à cause de cela notre drame prendra unetrès grande valeur. Mais il y a aussi la situation des autres. Lasienne…

&|160;

Il montre le Fils.

&|160;

LE FILS, haussant dédaigneusement les épaules. –Laisse-moi donc tranquille&|160;! moi, je n’ai rien à voir danstout ça&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Comment, tu n’as rien à y voir&|160;?

&|160;

LE FILS. – Je n’ai rien à y voir, et je ne veux rien avoir à yvoir, parce que, tu le sais bien, je n’ai pas ma place parmivous&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Des gens vulgaires, nous autres&|160;! – Etlui, la distinction personnifiée&|160;! – Mais vous pouvezconstater vous-même, monsieur, que toutes les fois que je tourneles yeux vers lui pour le clouer du regard par mon mépris, lui, ilbaisse les siens, parce qu’il sait le mal qu’il m’a fait.

&|160;

LE FILS, la regardant à peine. – Moi&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Toi&|160;! oui, toi&|160;! C’est à toi, moncher, que je dois de faire le trottoir&|160;! oui, à toi&|160;!(Gestes horrifiés des Acteurs.) As-tu, oui ou non, empêchépar ton attitude que règne dans la maison – je ne dis pas uneatmosphère d’intimité – mais, du moins, ce climat d’affection quimet les hôtes à leur aise&|160;? Nous avons été les intrus quivenaient envahir le domaine de ta «&|160;légitimité&|160;»&|160;!Je voudrais vous faire assister, monsieur, à certaines de nospetites scènes en tête à tête&|160;! Il dit que j’ai tyrannisé toutle monde. Mais voyez-vous&|160;? c’est précisément à cause de sonattitude que je me suis prévalue de cette raison qu’il qualified’«&|160;abjecte&|160;»&|160;; la raison pour laquelle je suisentrée en maîtresse chez lui avec ma mère, qui est aussi samère&|160;!

&|160;

LE FILS, s’avançant lentement. – Ils ont tous beau jeu,monsieur, tous, la partie facile contre moi. Mais veuillez vousimaginer un fils qui, un beau jour, alors qu’il vit tranquillementchez lui, voit arriver comme ça une demoiselle, l’impudencepersonnifiée, qui, «&|160;les yeux pleins de défi&|160;», luidemande à voir son père, à qui elle a à dire je ne sais quoi&|160;;et qui la voit ensuite revenir toujours avec ce même air,accompagnée de cette fillette, et qui, finalement, la voit traiterson père – Dieu sait pourquoi – d’une façon très ambiguë et«&|160;expéditive&|160;», réclamant de l’argent sur un ton quilaisse supposer que celui-ci doit, oui, doit en donner, parce qu’ily est absolument tenu…

&|160;

LE PÈRE. – … mais j’y suis effectivement tenu&|160;: c’est pourta mère.

&|160;

LE FILS. – Et qu’est-ce que j’en sais, moi&|160;? Quand doncest-ce que je l’ai vue, cette mère, moi, monsieur&|160;? Quand doncen ai-je entendu parler&|160;? Je la vois apparaître un jour devantmoi, avec elle (il montre la Belle-fille), avec ce garçonet cette fillette&|160;; on me dit&|160;: «&|160;Oh, tu sais&|160;?c’est aussi ta mère&|160;!&|160;» D’après son comportement (ilmontre de nouveau la Belle-fille) je réussis à entrevoir laraison pour laquelle ils sont arrivés à la maison comme ça, du jourau lendemain… Ah, monsieur, ce que j’éprouve personnellement, ceque je ressens, je ne peux pas et je ne veux pas l’exprimer. Jepourrais tout au plus le dire en confidence, mais cela, je nevoudrais même pas le faire à moi-même. Ce qui, vous le voyez bien,ne peut donner lieu à la moindre action de ma part. Croyez-le,monsieur, croyez-le, moi, je suis un personnage théâtralement non«&|160;réalisé&|160;»&|160;; et croyez que je me sens mal, très malen leur compagnie&|160;! – Qu’on me fiche la paix&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Comment, comment&|160;? Permets&|160;! Puisque c’estprécisément parce que tu es ainsi…

&|160;

LE FILS, avec une violente exaspération. – … qu’est-ceque tu en sais, toi, de ce que je suis&|160;? quand donc t’es-tuoccupé de moi&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Je l’admets&|160;! Je l’admets&|160;! Mais est-ce quece n’est pas une situation, cela aussi&|160;? Cette façon de tetenir à l’écart, si cruelle pour moi et pour ta mère qui, de retourà la maison, te voit comme pour la première fois, devenu grand, etqui ne te connaît pas, mais qui sait que tu es son fils…(Montrant la Mère au Directeur&|160;:) Tenez,regardez&|160;: elle pleure&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, rageusement, tapant du pied. – Commeune idiote&|160;!

&|160;

LE PÈRE, la montrant aussitôt elle aussi au Directeur.– Et, bien sûr, cela, elle ne peut pas le souffrir&|160;!(Parlant de nouveau du Fils&|160;:) Il dit qu’il n’a rienà voir dans notre drame, alors qu’il est presque le pivot del’action&|160;! Regardez ce garçon qui est toujours dans les jupesde sa mère, apeuré, humilié… S’il est ainsi, c’est à cause delui&|160;! La situation la plus pénible est peut-être la sienne,car il se sent étranger, plus étranger que tous&|160;; et iléprouve, le pauvre petit, un sentiment d’angoissante mortificationd’être accueilli chez moi – comme ça, par charité… (Enconfidence&|160;:) C’est tout le portrait de son père&|160;!Humble, n’ouvrant jamais la bouche…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Oh, mais ça ne me va pas du tout&|160;! Vousn’avez pas idée de la source d’embêtements que constituent lesenfants sur une scène.

&|160;

LE PÈRE. – Oh, vous savez, lui, il ne vous embêtera paslongtemps&|160;! Et cette fillette non plus&|160;: elle est même lapremière à disparaître…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Ah bon&|160;! En tout cas, je vous assure quetout cela m’intéresse, je dirai même que cela m’intéresse vivement.Je sens, je sens vraiment qu’il y a là de quoi tirer un beaudrame&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, tentant de se mêler à la conversation.– Avec un personnage comme moi&|160;!

&|160;

LE PÈRE, la repoussant, anxieux qu’il est de savoir quelledécision va prendre le Directeur. – Toi, tais-toi&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, enchaînant, sans s’occuper de cetteinterruption. – Une situation neuve, oui…

&|160;

LE PÈRE. – Oh, monsieur, on ne peut plus neuve&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais – vous savez&|160;! – il faut tout de mêmeun fameux toupet pour venir me présenter comme ça…

&|160;

LE PÈRE. – Il faut que vous compreniez, monsieur&|160;: nés,comme nous le sommes, pour la scène…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Vous êtes des comédiens amateurs&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Non&|160;: si je dis nés pour la scène, c’est parceque…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Allons, allons, vous, au moins, vous avezcertainement déjà joué la comédie&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Mais non, monsieur&|160;: ou tout au plus dans lerôle que chacun se distribue ou que les autres lui ont distribuédans la vie. Et en moi, du reste, c’est la passion même qui – commechez tous – dès qu’on s’exalte, devient toujours, d’elle-même, unpeu théâtrale…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Bon, bon&|160;! Mais vous comprendrez, chermonsieur, qu’en l’absence d’un auteur… – Si vous le voulez, jepourrais vous adresser à quelqu’un…

&|160;

LE PÈRE. – Mais non, voyons&|160;: soyez-le vous-même, notreauteur&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Moi&|160;? Vous n’y pensez pas&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Mais si, vous&|160;! vous-même&|160;! Pourquoipas&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Parce que moi, je n’ai jamais écrit depièce&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Eh bien, qu’est-ce qui vous empêche de le faire àprésent&|160;? Ce n’est pas tellement difficile. Il y a tant degens qui en écrivent&|160;! Et votre tâche est facilitée par lefait que nous sommes là, tous, bien vivants devant vous.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais ça ne suffit pas&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Comment, ça ne suffit pas&|160;? En nous voyant vivrenotre drame…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Je ne dis pas le contraire&|160;! Mais il faudratoujours quelqu’un pour l’écrire&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Non, tout au plus pour le transcrire, puisque cequelqu’un le verra se dérouler devant lui, en action, scène parscène. Il suffirait de jeter sur le papier d’abord un bref scénarioet vous pourriez mettre en répétition&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, tenté, remontant sur le plateau. – Mafoi… je suis presque tenté… Oui, comme ça, par jeu… On pourraitvraiment essayer…

&|160;

LE PÈRE. – Mais oui, monsieur&|160;! Vous allez voir les scènesque cela va donner&|160;! Je peux vous les indiquer dèsmaintenant&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Vous me tentez… vraiment vous me tentez. On vaessayer… Venez avec moi dans ma loge. (Aux Acteurs&|160;:)Vous pouvez disposer un moment, mais ne vous éloignez pas trop.Soyez de nouveau là dans un quart d’heure, vingt minutes. (AuPère&|160;:) On va voir, on va essayer… Peut-être pourrait-ilvraiment sortir de là quelque chose d’extraordinaire…

&|160;

LE PÈRE. – Mais sans aucun doute&|160;! Vous ne croyez pas qu’ilvaudrait mieux leur demander de venir eux aussi&|160;?

&|160;

Il montre les autresPersonnages.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Oui, qu’ils viennent, qu’ils viennent&|160;!(Il va pour sortir, mais s’adressant de nouveau auxActeurs&|160;:) Je vous en prie, hein&|160;! soyez exacts.Dans un quart d’heure.

&|160;

Le Directeur et les Six Personnages traversent le plateau etdisparaissent. Les Acteurs, comme abasourdis, seregardent.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Mais il parlesérieusement&|160;! Qu’est-ce qu’il veut faire&|160;?

&|160;

LE JEUNE PREMIER. – C’est bel et bien de la folie&|160;!

&|160;

UN TROISIÈME ACTEUR – Il veut nous faire improviser un drame,comme ça, au pied levé&|160;?

&|160;

LE JEUNE PREMIER. – Oui&|160;! Comme au temps de la commediadell’arte…

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Eh bien, s’il se figure quemoi, je vais me prêter à ce genre de plaisanterie…

&|160;

L’INGÉNUE. – Mais moi, je ne marche pas non plus&|160;!

&|160;

UN QUATRIÈME ACTEUR, parlant des Personnages. – Jevoudrais bien savoir qui sont ces gens-là.

&|160;

LE TROISIÈME ACTEUR. – Qui veux-tu que ce soit&|160;! Des fousou de mauvais plaisants&|160;!

&|160;

LE JEUNE PREMIER. – Et lui qui les écoute docilement&|160;!

&|160;

L’INGÉNUE. – La vanité&|160;! Ça le flatte de faire figured’auteur…

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – C’est vraiment à ne pascroire&|160;! Ah, mes amis, si le théâtre doit se réduire à ça…

&|160;

UN CINQUIÈME ACTEUR. – Moi, je trouve ça amusant&|160;!

&|160;

LE TROISIÈME ACTEUR. – Bah&|160;! Après tout, attendons de voirce que ça va donner&|160;!

&|160;

Et tout en conversant de la sorte, les Acteurs évacuent leplateau, les uns sortant par la petite porte du fond, les autresregagnant les loges.

&|160;

Le rideau reste levé.

&|160;

La représentation est interrompue pendant une vingtaine deminutes.

&|160;

*

&|160;

La sonnerie de l’entracte prévient les spectateurs que lareprésentation va reprendre.

&|160;

Arrivant des loges et par la porte du plateau, et, venantaussi de la salle, les Acteurs, le Régisseur, le Chef machiniste,le Souffleur et l’Accessoiriste reviennent sur le plateau, et, enmême temps, venant de la loge du Directeur, paraissent celui-ci etles Six Personnages.

&|160;

Une fois éteintes les lumières de la salle, l’éclairageprécédent est redonné sur le plateau.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Allons, allons, mesdames et messieurs&|160;!Tout le monde est là&|160;? Attention, attention&|160;! On vacommencer&|160;! Machiniste&|160;!

&|160;

LE CHEF MACHINISTE. – Présent&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Plantez-moi tout de suite le décor du petitsalon. Il suffira de deux portants et d’une feuille avec une porte.Vite, je vous prie&|160;!

&|160;

Le Chef machiniste part aussitôt en courant exécuter cetordre, et pendant que le Directeur se concerte avec le Régisseur,l’Accessoiriste, le Souffleur et les Acteurs au sujet de lareprésentation imminente, il va installer le semblant de décorindiqué&|160;: deux portants et une feuille comportant la portedemandée, feuille à rayures roses et or.

&|160;

LE DIRECTEUR, à l’Accessoiriste. – Voyez un peu aumagasin si on a un divan-lit.

&|160;

L’ACCESSOIRISTE – On a le vert.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Vert&|160;? Non, non&|160;! Il était jaune, àfleurs, un divan en peluche, très grand&|160;! Trèsconfortable&|160;!

&|160;

L’ACCESSOIRISTE. – Un comme ça, on n’en a pas.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais peu importe&|160;! mettez celui qu’ona.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Comment, peu importe&|160;? La fameuseméridienne de Mme&|160;Pace&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Pour le moment, c’est simplement pourrépéter&|160;! Je vous en prie, ne vous mêlez pas de ça&|160;!(Au Régisseur&|160;:) Voyez si l’on a une vitrine plutôtlongue et basse.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Et le guéridon, le guéridon d’acajou pourl’enveloppe bleu ciel&|160;!

&|160;

LE RÉGISSEUR, au Directeur. – Il y a bien le petitguéridon doré.

&|160;

LE DIRECTEUR. – D’accord, prenez celui-là&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Et une psyché.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Et le paravent&|160;! Un paravent&|160;! jevous en prie&|160;: sinon, comment est-ce que je ferai&|160;?

&|160;

LE RÉGISSEUR. – Ne vous inquiétez pas, madame&|160;: lesparavents, ce n’est pas ce qui nous manque.

&|160;

LE DIRECTEUR, à la Belle-fille. – Et aussi quelquesportemanteaux, n’est-ce pas&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oui, des tas, des tas deportemanteaux&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, au Régisseur. – Faites apporter tous ceuxqu’on a.

&|160;

LE RÉGISSEUR. – Je m’en charge&|160;!

&|160;

Il part lui aussi en courant exécuter ces ordres, et,pendant que le Directeur continue de parler avec le Souffleur, puisavec les Personnages et les Acteurs, il va faire transporter par lepersonnel de plateau les meubles et les accessoires indiqués et lesdisposera de la manière qu’il juge la meilleure.

&|160;

LE DIRECTEUR, au Souffleur. – Vous, en attendant,prenez place. Tenez&|160;: voici le scénario, scène par scène etacte par acte. (Il lui tend quelques feuilles de papier.)Mais il va falloir que vous exécutiez un tour de force.

&|160;

LE SOUFFLEUR. – Que je prenne en sténo&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR, agréablement surpris. – Oh,parfait&|160;! Vous connaissez la sténo&|160;?

&|160;

LE SOUFFLEUR. – Je ne souffle peut-être pas très bien, mais lasténo…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais alors cela va de mieux en mieux&|160;!(À un Valet de scène&|160;:) Allez dans ma loge chercherdu papier – beaucoup de papier – tout ce que voustrouverez&|160;!

&|160;

Le Valet de scène sort en courant et revient peu après avecune grosse liasse de papier qu’il donne au Souffleur.

&|160;

LE DIRECTEUR, enchaînant, au Souffleur. – Suivez bienles scènes au fur et à mesure qu’elles se joueront et tâchez denoter les répliques, du moins les plus importantes&|160;! (Puiss’adressant aux Acteurs&|160;:) Veuillez faire place, mesdameset messieurs&|160;! Tenez, mettez-vous par là (il indique sagauche) et soyez très attentifs.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Mais, permettez, nous…

&|160;

LE DIRECTEUR, prévenant ce qu’elle va dire. –Rassurez-vous, vous n’aurez pas à improviser&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Qu’est-ce que nous devonsfaire alors&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Rien&|160;! Pour le moment, vous contenterd’écouter et de regarder&|160;! Chacun d’entre vous aura ensuiteson rôle écrit. Maintenant, tant bien que mal, on va essayer derépéter&|160;! C’est eux qui vont répéter&|160;!

&|160;

Il montre lesPersonnages.

&|160;

LE PÈRE, comme tombant des nues, au milieu du brouhaha quirègne sur le plateau. – Nous&|160;? Excusez-moi, mais quevoulez-vous dire par répéter&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Répéter&|160;! Une répétition, une répétitionpour eux&|160;!

&|160;

Il montre les Acteurs.

&|160;

LE PÈRE. – Mais puisque c’est nous qui sommes lespersonnages…

&|160;

LE DIRECTEUR. – «&|160;Les personnages&|160;», d’accord&|160;;mais au théâtre, cher monsieur, ce ne sont pas les personnages quijouent la comédie. Au théâtre, ce sont les acteurs qui la jouent.Quant aux personnages, ils sont là, dans le manuscrit (il montele trou du Souffleur) – lorsqu’il y en a un&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Justement&|160;! Puisqu’il n’y a pas de manuscrit etque vous avez la chance, mesdames et messieurs, de les avoir icidevant vous, vivants, ces personnages…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Oh, elle est bien bonne, celle-là&|160;! Est-ceque vous voudriez tout faire tout seuls&|160;? jouer la pièce, vousprésenter vous-mêmes devant le public&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Mais oui, tels que nous sommes.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Eh bien, je vous assure que ça donnerait undrôle de spectacle&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Et nous autres, qu’est-ce quenous ferions ici, alors&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Vous n’allez tout de même pas vous imaginer quevous êtes capables de jouer la comédie&|160;! Vous êtes risibles…(De fait, les Acteurs rient.) Tenez, vous voyez, ilsrient&|160;! (Se souvenant&|160;:) Mais oui, àpropos&|160;! il va falloir distribuer les rôles. Oh, ce ne serapas difficile&|160;: ils sont déjà distribués d’eux-mêmes&|160;;(au Grand Second Rôle féminin&|160;:) vous, madame, LAMÈRE. (Au Père&|160;:) Il va falloir lui trouver unnom.

&|160;

LE PÈRE. – Amalia, monsieur.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais ça, c’est le nom de votre femme. Nousn’allons tout de même pas l’appeler par son vrai nom&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Et pourquoi pas, s’il vous plaît&|160;? puisqu’elles’appelle comme ça… Mais évidemment, si c’est madame qui doit être…(D’un petit geste de la main il indique discrètement lacomédienne.) Elle (il montre la Mère), pour moi,c’est Amalia, monsieur. Mais faites comme vous voudrez… (Setroublant de plus en plus&|160;:) Je ne sais plus que vousdire… Je commence déjà… comment dire&|160;? je commence déjà àtrouver que les mots que je prononce sonnent faux, comme s’ilsn’étaient plus les miens.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Quant à cela, ne vous en préoccupez pas, ne vousen préoccupez surtout pas&|160;! Ce sera à nous de trouver le tonjuste&|160;! Et en ce qui concerne le nom, puisque vous tenez à«&|160;Amalia&|160;», va pour Amalia&|160;; ou bien on en trouveraun autre. Pour le moment, nous désignerons les personnages de lafaçon suivante&|160;: (au Jeune Premier&|160;:) vous, LEFILS&|160;; (au Grand Premier Rôle féminin&|160;:) etvous, ma chère amie, bien entendu, LA BELLE-FILLE.

&|160;

LA BELLE-FILLE, mise en gaieté. – Comment,comment&|160;? Moi, celle-là&|160;?

&|160;

Elle éclate de rire.

&|160;

LE DIRECTEUR, furieux. – Qu’avez-vous à rire&|160;?

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ, indignée. – Personne n’ajamais osé rire de moi&|160;! J’exige que l’on me respecte, ou jem’en vais&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mais non, excusez-moi, ce n’est pas de vousque je ris.

&|160;

LE DIRECTEUR, à la Belle-fille. – Vous devriez vousestimer honorée d’être interprétée par…

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ, très vivement, avecmépris. – … «&|160;celle-là&|160;!&|160;»

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mais je vous jure que je ne disais pas ça pourvous&|160;! Je le disais pour moi qui ne me vois pas du tout envous, un point c’est tout. Comment dire&|160;? vous ne… vous ne meressemblez en rien&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Oui, c’est cela&|160;; c’est bien cela,monsieur&|160;! Notre expression…

&|160;

LE DIRECTEUR. – … votre expression&|160;! Vous croyez l’avoir envous, votre expression, vous autres&|160;? Absolumentpas&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Comment&|160;? Nous n’avons pas en nous notreexpression&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Absolument pas&|160;! Sur ces planches, ce quevous avez à exprimer devient le matériau auquel donnent un corps etun visage, une voix et des gestes les acteurs, qui – soit dit pourvotre gouverne – ont su donner leur expression à des choses d’unebien plus grande qualité&|160;: alors que celles que vous nousproposez sont d’un intérêt si mince que si elles réussissent àtenir la scène, le mérite, croyez-le bien, en reviendra tout entierà mes acteurs.

&|160;

LE PÈRE. – Je n’aurai pas le front de vous contredire, monsieur.Mais je vous assure que c’est une affreuse souffrance pour nousautres qui sommes tels que vous nous voyez, avec ce corps, avec cevisage…

&|160;

LE DIRECTEUR, l’interrompant, impatienté. – … mais lemaquillage est là pour arranger ça&|160;; oui, cher monsieur, en cequi concerne le visage, le maquillage est là pour arrangerça&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Oui, oui&|160;; mais la voix, les gestes…

&|160;

LE DIRECTEUR. – … oh, à la fin&|160;! Sur une scène, vous, entant que vous-même, vous n’avez pas votre place&|160;! Sur unescène, il y a l’acteur qui vous représente&|160;; alors, n’enparlons plus.

&|160;

LE PÈRE. – J’ai compris, monsieur. Mais, maintenant, je devinepeut-être aussi pourquoi notre auteur qui nous a vus vivants ainsi,n’a pas voulu ensuite nous composer pour la scène. Je ne voudraispas offenser vos acteurs. Dieu m’en garde&|160;! Mais je pensequ’en me voyant maintenant représenté… je ne sais par qui…

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, avec hauteur, se levant etvenant vers lui, suivi par les jeunes Actrices qui rientgaiement. – Par moi, ne vous en déplaise.

&|160;

LE PÈRE, humble et mielleux. – Très honoré, monsieur.(Il s’incline.) Mais, voyez-vous, je pense que monsieuraura beau s’employer de toutes ses forces et avec tout son talent àm’accueillir en lui…

&|160;

Il se trouble.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Veuillez achever, je vousprie&|160;!

&|160;

Rire des Actrices.

&|160;

LE PÈRE. – Eh bien, je veux dire que la représentation qu’ildonnera de moi – même en s’efforçant de me ressembler grâce à sonmaquillage… – je veux dire qu’étant donné sa taille… (tous lesActeurs rient) ce pourra difficilement être une représentationde moi tel que je suis réellement. Il sera plutôt – sans parler dela silhouette – il sera plutôt tel qu’il interprétera celui que jepeux être, tel qu’il sentira mon personnage – s’il le sent – et nontel que je me sens intérieurement. Et il me semble que ceux quiseront amenés à porter un jugement sur nous, devraient en tenircompte.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Vous vous inquiétez des jugements de la critiqueà présent&|160;? Et moi qui vous écoutais encore&|160;! Maislaissez-la dire, la critique&|160;! (S’écartant et regardantautour de lui&|160;:) Allons, allons&|160;! Le décor estprêt&|160;? (Aux Acteurs et aux Personnages&|160;:)Dégagez, dégagez&|160;! Que je voie ce que ça donne&|160;! (Ildescend dans la salle.) Ne perdons plus de temps&|160;! (Àla Belle-fille&|160;:) Le décor vous paraît-il aller commeça&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oh, vous savez, moi, à la vérité, je ne m’yretrouve pas du tout&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Encore&|160;? Vous n’allez tout de même pasprétendre qu’on vous bâtisse sur cette scène l’arrière-boutique deMme&|160;Pace telle que vous la connaissez&|160;!(Au Père&|160;:) Vous m’avez bien dit un petit salon àfleurs&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Oui, monsieur. Blanc.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Le nôtre n’est pas blanc et il est àrayures&|160;: mais peu importe&|160;! En ce qui concerne lesmeubles, il me semble que ça va à peu près&|160;! Le petitguéridon, un peu plus au premier plan&|160;! (Les Valets descène obéissent. À l’Accessoiriste&|160;:) Vous, en attendant,trouvez-moi une enveloppe, si possible bleu ciel, et donnez-la àmonsieur.

&|160;

Il indique le Père.

&|160;

L’ACCESSOIRISTE. – Une enveloppe de lettre&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR et LE PÈRE. – De lettre, oui, delettre.

&|160;

L’ACCESSOIRISTE. – Tout de suite&|160;!

&|160;

Il sort.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Allons, allons&|160;! La première scène estcelle de mademoiselle. (Le Grand Premier Rôle féminins’avance.) Mais non, vous, attendez&|160;! je parlais demademoiselle. (Il montre la Belle-fille.) Vous, vous allezregarder…

&|160;

LA BELLE-FILLE, enchaînant vivement. – … comment jevais la vivre, cette scène&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ, piquée. – Mais je sauraibien la vivre, moi aussi, ne vous inquiétez pas&|160;: il suffiraque je m’y mette&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, se prenant la tête à deux mains. – Jevous en prie, mesdames et messieurs, assez bavardé comme ça&|160;!Donc, la première scène est celle de mademoiselle avecMme&|160;Pace. Oh&|160;! (se troublant, il regardeautour de lui, et remonte sur le plateau) et cetteMme&|160;Pace&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Elle n’est pas avec nous, monsieur.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais alors, comment va-t-on faire&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Mais elle est vivante, bien vivante elleaussi&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Je veux bien&|160;! Mais où est-elle&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Attendez, laissez-moi faire. (AuxActrices&|160;:) Si ces dames voulaient bien avoir l’amabilitéde me prêter un instant leurs chapeaux.

&|160;

LES ACTRICES, un peu surprises, avec des petits rires, enchœur. – Quoi&|160;? – Nos chapeaux&|160;? – Qu’est-ce qu’ildit&|160;? – Pourquoi&|160;? – Eh bien, celle-là&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Que voulez-vous faire des chapeaux de cesdames&|160;?

&|160;

Les Acteurs rient.

&|160;

LE PÈRE. – Oh, simplement les accrocher pendant un moment à cespatères. Et il faudrait également que quelques-unes de ces damesaient l’extrême obligeance d’enlever aussi leurs manteaux.

&|160;

LES ACTEURS, même jeu que les Actrices. – Les manteauxaussi&|160;? – Et c’est tout&|160;? – C’est sûrement unfou&|160;!

&|160;

QUELQUES ACTRICES, même jeu. – Mais pourquoi&|160;? –Mon manteau seulement&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Pour les accrocher un petit moment… Faites-moi cettegrâce. Vous voulez bien&|160;?

&|160;

LES ACTRICES, tout en continuant de rire, enlèvent leurschapeaux et certaines d’entre elles enlèvent aussi leurs manteauxet vont les suspendre çà et là aux portemanteaux. – Pourquoipas, après tout&|160;? – Tenez&|160;! – Vous savez qu’il estvraiment drôle&|160;! – Il faut que nous les mettions comme pour unétalage&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Oui, madame, exactement&|160;: comme pour unétalage&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais est-ce qu’on pourrait savoirpourquoi&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Eh bien, monsieur, parce que peut-être qu’encomplétant ainsi pour elle le décor, peut-être qu’attirée par lesobjets mêmes de son commerce, qui sait si elle ne va pas venir nousrejoindre… (Les invitant tous à regarder dans la direction dela porte du fond du plateau&|160;:) Regardez&|160;!regardez&|160;!

&|160;

La porte du fond s’ouvre et Mme&|160;Paceapparaît s’avançant de quelques pas. C’est une énorme et grassemégère, coiffée d’une imposante perruque de laine couleur carotte,avec, d’un côté, à l’espagnole, une rose flamboyante&|160;: elleest tout entière fardée, et vêtue avec une élégance ridicule desoie rouge criarde&|160;; elle tient d’une main un éventail deplumes et, de l’autre, entre deux doigts, une cigarette allumée.Dès qu’elle apparaît, les Acteurs et le Directeur s’esquivent duplateau en poussant un hurlement d’épouvante, et se précipitantdans la salle par le petit escalier, ils font mine de s’enfuir parl’allée centrale. La Belle-fille, par contre, accourt versMme&|160;Pace, humblement, comme devant unepatronne.

&|160;

LA BELLE-FILLE, accourant. – La voici&|160;! Lavoici&|160;!

&|160;

LE PÈRE, radieux. – C’est elle&|160;! Qu’est-ce que jevous disais&|160;? La voici&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, dominant sa première stupeur, indigné. –Non mais, qu’est-ce que c’est que ces manigances&|160;?

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, presque en même temps.– Mais, à la fin, où sommes-nous&|160;?

&|160;

LE JEUNE PREMIER, même jeu. – D’où est-ce qu’elle sort,celle-là&|160;?

&|160;

L’INGÉNUE, même jeu. – Ils la tenaient enréserve&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ, même jeu. – C’est unvrai tour de passe-passe&|160;!

&|160;

LE PÈRE, dominant ces protestations. – Permettez,permettez&|160;! Pourquoi voulez-vous gâcher, au nom d’une véritévulgaire, factuelle, ce prodige d’une réalité qui naît, évoquée,attirée, façonnée par son décor même, et qui a plus le droit devivre ici que vous autres, parce que beaucoup plus vraie que vousautres&|160;? Quelle est parmi vous l’actrice qui jouera ensuiteMme&|160;Pace&|160;? Eh bien&|160;:Mme&|160;Pace, c’est celle que vous voyez là&|160;! Vousvoudrez bien m’accorder que l’actrice qui jouera son rôle seramoins vraie qu’elle, qui est elle-même en personne&|160;!Regardez&|160;: ma fille l’a reconnue et s’est tout de suiteapprochée d’elle&|160;! Vous allez voir, vous allez voir cettescène&|160;!

&|160;

Hésitants, le Directeur et les Acteurs remontent sur leplateau.

&|160;

Mais pendant que les Acteurs protestaient et que le Pèreleur répondait, la scène entre la Belle-fille etMme&|160;Pace a déjà commencé, à mi-voix, très bas,bref, comme dans la vie et comme il ne serait pas possible de lefaire sur un plateau de théâtre. De sorte que, lorsque les Acteurs,rappelés à l’ordre par le Père, se tourneront pour regarder etqu’ils verront Mme&|160;Pace qui aura déjà mis une mainsous le menton de la Belle-fille pour la forcer à lever la tête,l’entendant parler d’une façon tout à fait inintelligible, ilsseront très attentifs pendant un moment, puis, peu après,déçus.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Et alors&|160;?

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Qu’est-ce qu’elledit&|160;?

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Comme ça on n’entendrien&|160;!

&|160;

LE JEUNE PREMIER. – Plus haut&|160;! Plus haut&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, quittant Mme&|160;Pace qui a surles lèvres un impayable sourire et s’avançant vers le groupe desActeurs. – «&|160;Plus haut&|160;», vraiment&|160;? Vous n’ypensez pas sérieusement&|160;? Ce ne sont pas des choses qu’on peutdire tout haut&|160;! Moi, si j’ai pu les dire tout haut, c’étaitpour lui faire honte (elle montre le Père), car c’est mavengeance&|160;! Mais pour Mme&|160;Pace, mesdames etmessieurs, c’est différent&|160;: elle risque la prison.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Oh, elle est bien bonne&|160;! Ah,vraiment&|160;? Mais au théâtre, ma chère, il faut se faireentendre. Nous qui sommes sur le plateau, nous n’entendons mêmepas&|160;! Pensez un peu quand il y aura du public dans lasalle&|160;! Il faut que vous jouiez la scène. Et du reste, vouspouvez fort bien vous parler tout haut, parce que nous autres, nousne serons pas là comme maintenant, à vous écouter&|160;: faitescomme si vous étiez seules dans une pièce de l’arrière-boutique etque personne ne puisse vous entendre. (La Belle-fille,gentiment, souriant avec malice, aura fait plusieurs fois signe quenon avec le doigt.) Comment, non&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, à mi-voix, mystérieusement. – Il y aquelqu’un qui nous entendra, monsieur, si elle (elle montreMme&|160;Pace) parle haut&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, au comble de la consternation. – Il doitnous en débarquer encore un autre&|160;?

&|160;

Les Acteurs font de nouveau minede s’enfuir du plateau.

&|160;

LE PÈRE. – Non, monsieur, non. C’est à moi qu’elle faitallusion. Moi, je dois être là-bas, derrière cette porte,attendant&|160;; et Mme&|160;Pace le sait. Et même, sivous permettez&|160;! je vais y aller tout de suite, pour être prêtà faire mon entrée.

&|160;

Il fait mine des’éloigner.

&|160;

LE DIRECTEUR, l’arrêtant. – Mais non, attendez&|160;!Le théâtre a des exigences qu’il faut respecter&|160;! Avant quevous fassiez votre entrée…

&|160;

LA BELLE-FILLE, l’interrompant. – Mais si, tout desuite&|160;! qu’il la fasse tout de suite&|160;! Je vous dis que jemeurs d’envie de la vivre, de la vivre, cette scène&|160;! S’ilveut qu’on commence tout de suite, moi, je le veux plusencore&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, criant. – Mais avant cela, il faut qu’aitlieu, bien claire, la scène entre vous et elle&|160;! (Ilmontre Mme&|160;Pace.) Le comprendrez-vous à lafin&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mon Dieu, monsieur, elle vient de me dire ceque vous savez déjà&|160;: qu’une fois de plus maman a mal fait sontravail, que l’étoffe est abîmée, et qu’il faut que je me résignesi je veux qu’elle continue à nous secourir dans notre misère.

&|160;

MME PACE, savançant d’un air trèsimportant. – Si, si, señor&|160;: porqué yo né veux pasaprovecharmé… avantager migo…

&|160;

LE DIRECTEUR, presque avec terreur. – Comment,comment&|160;? C’est comme ça qu’elle parle&|160;?

&|160;

Tous les Acteurs éclatentbruyamment de rire.

&|160;

LA BELLE-FILLE, riant elle aussi. – Oui, monsieur,c’est comme ça qu’elle parle, moitié en espagnol, moitié enfrançais, de façon très cocasse&|160;!

&|160;

MME PACE – Ah, ça né mé paraît pas muy poli que vosostros vousriiez dé migo, quand yo tâche dé hablar francés comé podo,señor&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Non, non&|160;! Au contraire&|160;! Parlez commeça&|160;! parlez comme ça, madame&|160;! Effet certain&|160;! On nepourrait même rien trouver de mieux pour rompre par une notecomique la crudité de la situation. Parlez, parlez comme ça&|160;!C’est parfait&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Parfait&|160;? Et comment&|160;! S’entendrefaire dans un tel baragouin certaines propositions, l’effet estsûr, monsieur, car ça a presque l’air d’une farce&|160;! On se metà rire quand on entend quelqu’un vous dire qu’il y a «&|160;ounviejo señor&|160;» qui voudrait «&|160;s’amouser con migo&|160;» –n’est-ce pas, madame&|160;?

&|160;

MME PACE – Viejito, si&|160;! viejito, ma yolie, ma es mejorpara ti&|160;: porqué s’il né té plaît pas, el té porteprudencia&|160;!

&|160;

LA MÈRE, se révoltant, au milieu de la stupeur et de laconsternation de tous les Acteurs qui ne faisaient pas attention àelle et qui, maintenant, en l’entendant crier, s’élancent en riantpour la retenir, car pendant ce temps elle aura arraché la perruquede Mme&|160;Pace et l’aura jetée par terre. –Sorcière&|160;! sorcière&|160;! monstre&|160;! C’est mafille&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, accourant pour la retenir. – Non, non,maman, non&|160;! je t’en prie&|160;!

&|160;

LE PÈRE, accourant lui aussi, simultanément. –Calme-toi, calme-toi&|160;! Va te rasseoir&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Mais alors, faites que je ne la voie plus devantmoi&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, au Directeur qui est accouru lui aussi.– Il est impossible, absolument impossible que ma mère restelà&|160;!

&|160;

LE PÈRE, lui aussi au Directeur. – Elles ne peuvent pasêtre là toutes les deux ensemble&|160;! Et c’est pour cela, vouscomprenez, qu’elle n’était pas avec nous quand nous sommes arrivésici&|160;! Si elle avait été avec nous, tout, vous le comprendrezaisément, se serait forcément passé trop tôt.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Peu importe&|160;! Peu importe&|160;! Pour lemoment, tout cela est comme une première ébauche&|160;! Rien n’estinutile&|160;: même ainsi, pêle-mêle, je peux glaner les diverséléments du drame. (S’adressant à la Mère et l’entraînant pourla faire se rasseoir à sa place&|160;:) Allons, allons,madame, calmez-vous, calmez-vous&|160;: veuillez vousrasseoir&|160;!

&|160;

Pendant ce temps, la Belle-fille, gagnant de nouveau lecentre du plateau, s’adresse à Mme&|160;Pace.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Eh bien, madame, allons-y&|160;!

&|160;

MME PACE, vexée. – Ah, non, muchas gracias&|160;! Yoaqui jé ne fais plous nada en présence dé ta mère.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Eh bien, alors, faites entrer ce «&|160;viejoseñor, porqué el s’amouse con migo&|160;!&|160;» (Se tournantvers tous les autres, impérieuse&|160;:) Il faut tout de mêmefinir par la jouer, cette scène&|160;! Alors, jouons-la&|160;!(À Mme&|160;Pace&|160;:) Vous,allez-vous-en&|160;!

&|160;

MME PACE – Ah, yo mé voy, mé voy – pour sour que yo mé voy…

&|160;

Elle ramasse sa perruque et jetant un regard farouche auxActeurs qui applaudissent en ricanant, elle sort,furieuse.

&|160;

LA BELLE-FILLE, au Père. – Et vous, faites votreentrée&|160;! Pas besoin de faire le tour&|160;! Venez là&|160;!Faites comme si vous étiez déjà entré&|160;! Tenez&|160;: moi, jesuis là, baissant la tête – modestement&|160;! – Allez&|160;!Décidez-vous à parler&|160;! Dites-moi d’une voix différente, commequelqu’un qui arrive de dehors&|160;: «&|160;Bonjour,mademoiselle…&|160;»

&|160;

LE DIRECTEUR, qui est déjà redescendu dans la salle. –Non, mais dites donc&|160;! Qui est-ce qui dirige larépétition&|160;? C’est vous ou c’est moi&|160;? (Au Père quile regarde, indécis et perplexe&|160;:) Oui, faites ce qu’ellevous dit&|160;: remontez jusqu’au fond, sans sortir, et revenez aupremier plan.

&|160;

Le Père obéit, comme effaré. Très pâle, mais déjà pénétré dela réalité de sa vie créée, il sourit en s’approchant, venant dufond, comme étranger encore au drame qui est sur le point des’abattre sur lui. Aussitôt les Acteurs accordent toute leurattention à la scène qui commence.

&|160;

LE DIRECTEUR, bas, rapidement, au Souffleur qui est dans sontrou. – Et vous, à présent, notez bien tout&|160;!

&|160;

&|160;

LA SCÈNE

&|160;

LE PÈRE, s’avançant, d’une voix différente. – Bonjour,mademoiselle.

&|160;

LA BELLE-FILLE, la tête baissée, avec un dégoûtcontenu. – Bonjour.

&|160;

LE PÈRE, après l’avoir un instant regardée par-dessous lechapeau qui lui cache presque le visage, constatant qu’elle esttoute jeune, s’écrie comme pour lui-même, un peu par satisfactionet un peu aussi par crainte de se trouver compromis dans uneaventure dangereuse. – Ah… – Mais… dites-moi, ce n’est sansdoute pas la première fois, n’est-ce pas&|160;? que vous venezici&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, même jeu. – Non, monsieur.

&|160;

LE PÈRE. – Vous y êtes venue une autre fois&|160;? (Et commela Belle-fille fait oui de la tête&|160;:) Plus d’une&|160;?(Il attend un instant qu’elle réponde, la regarde de nouveaupar-dessous son chapeau, sourit, puis dit&|160;:) Eh bien,alors, voyons… vous ne devriez plus être aussi… Vous permettez queje vous enlève moi-même votre petit chapeau&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, vivement, pour prévenir son geste, nedominant plus son dégoût. – Non, monsieur&|160;: je vaisl’enlever moi-même&|160;!

&|160;

Ce qu’elle fait avec une hâte convulsive.

&|160;

La Mère qui assiste à cette scène, avec le Fils et ses deuxautres enfants plus jeunes et plus proches d’elle, lesquels setiendront toujours près d’elle, à l’écart, du côté opposé à celuides Acteurs, la Mère, donc, est comme sur des charbonsardents&|160;; et c’est avec des expressions différentes, dedouleur, d’indignation, d’angoisse ou d’horreur, qu’elle écoute lesparoles et suit les gestes de ces deux Personnages&|160;; et tantôtelle se cachera le visage, tantôt poussera un gémissement.

&|160;

LA MÈRE. – Oh, mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;!

&|160;

LE PÈRE, en entendant ce gémissement, reste un long momentcomme pétrifié, puis il reprend sur le même ton queprécédemment. – Allons, donnez-le-moi&|160;: je vaisl’accrocher moi-même. (Il lui prend le chapeau des mains.)Mais sur une aussi jolie petite tête que la vôtre, je voudrais voirun plus beau chapeau. Vous ne voulez pas m’aider à en choisir un,tout à l’heure, parmi les modèles deMme&|160;Pace&|160;? – Non&|160;?

&|160;

L’INGÉNUE, vivement. – Eh là, doucement&|160;! Ce sontnos chapeaux&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, vivement, furibond. – Silence, bonDieu&|160;! Ce n’est pas le moment de faire de l’esprit&|160;! – Çafait partie de la scène&|160;! (À la Belle-fille&|160;:)Enchaînez, mademoiselle, je vous en prie&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, enchaînant. – Non, merci, monsieur.

&|160;

LE PÈRE. – Oh, quoi, ne me dites pas non&|160;! Il faudra bienque vous me disiez oui. Je le prendrais mal… Il y en a de trèsjolis, regardez&|160;! Et puis, nous ferons plaisir àMme&|160;Pace. C’est exprès qu’elle les exposeici&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mais non, monsieur, comprenez&|160;: je nepourrais même pas le porter.

&|160;

LE PÈRE. – Vous dites sans doute ça à cause de ce qu’onpenserait chez vous, en vous voyant rentrer avec un chapeauneuf&|160;? Oh, quoi&|160;! Vous savez comment il faut faire&|160;?Ce qu’il faut raconter à ses parents&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, avec agitation, n’en pouvant plus. –Mais ce n’est pas pour ça, monsieur&|160;! Je ne pourrais pas leporter, parce que je suis… vous le voyez bien&|160;: vous auriezdéjà dû vous en apercevoir&|160;!

&|160;

Elle montre sa robenoire.

&|160;

LE PÈRE. – En deuil&|160;? Ah, oui&|160;! Excusez-moi. C’estvrai&|160;: je le vois. Je vous demande pardon. Croyez bien que jesuis vraiment navré.

&|160;

LA BELLE-FILLE, faisant un effort et s’enhardissant aussipour dominer son mépris et sa nausée. – Non, monsieur,non&|160;! C’est à moi de vous remercier, et non à vous d’êtrenavré ou de vous attrister. Je vous en prie, ne pensez plus à ceque je viens de vous dire. Pour moi aussi, vous comprendrez…(S’efforçant de sourire, elle ajoute&|160;:) Il fautvraiment que j’oublie que je suis habillée comme ça.

&|160;

LE DIRECTEUR, vivement, s’adressant au Souffleur dans sontrou et remontant sur le plateau. – Attendez, attendez&|160;!N’écrivez pas, sautez, sautez cette dernière phrase&|160;! (AuPère et à la Belle-fille&|160;:) Ça va très bien&|160;!Vraiment très bien&|160;! (Puis au Père seul&|160;:)Maintenant, vous allez enchaîner comme nous en sommesconvenus&|160;! (Aux Acteurs&|160;:) Très jolie, cettepetite scène du chapeau, vous ne trouvez pas&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oh, mais c’est maintenant que vient le plusbeau&|160;! Pourquoi est-ce qu’on ne continue pas&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Veuillez patienter un instant&|160;! (Denouveau aux Acteurs&|160;:) Naturellement, il faudra que cettescène soit jouée avec une certaine légèreté…

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – … Oui, avec de ladésinvolture…

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Mais oui, ça ne sera pasdifficile&|160;! (Au Grand Premier Rôle masculin&|160;:)On pourrait la donner tout de suite, non&|160;?

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Oh, quant à moi… Tenez, jevais faire le tour pour mon entrée&|160;!

&|160;

Il sort pour être prêt à rentrer par la porte du fond dudécor.

&|160;

LE DIRECTEUR, au Grand Premier Rôle féminin. – Bon,alors, écoutez&|160;: la scène entre vous et cette fameuseMme&|160;Pace vient de finir, une scène que je me charged’écrire plus tard. Vous, vous êtes… Non, où allez-vous&|160;?

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Attendez, je remets monchapeau…

&|160;

Ce qu’elle fait, après être allée prendre son chapeau auportemanteau.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Ah, oui, très bien&|160;! – Donc, vous êtes là,baissant la tête.

&|160;

LA BELLE-FILLE, amusée. – Mais, elle n’est pas endeuil&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Je le serai et beaucoup plusélégamment que vous&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, à la Belle-fille. – Veuillez vous taire,s’il vous plaît&|160;! Et regardez bien&|160;! Vous pourrez enprendre de la graine&|160;! (Frappant dans sesmains&|160;:) Eh bien, allez-y&|160;! Faites votreentrée&|160;!

&|160;

Et il redescend dans la salle pour juger de l’effet queproduit la scène. La porte du décor s’ouvre et le Grand PremierRôle masculin s’avance de l’air dégagé et polisson d’un vieux beau.Dès les premières répliques l’exécution de cette scène par lesActeurs doit apparaître comme quelque chose de différent, maiscela, néanmoins, sans avoir, si peu que ce soit, l’air d’uneparodie&|160;; cela devrait plutôt faire penser à une version revueet corrigée. Naturellement, comme on verra ci-après, la Belle-filleet le Père, ne pouvant absolument pas se reconnaître dans ce GrandPremier Rôle féminin et dans ce Grand Premier Rôle masculin et lesentendant prononcer leurs propres paroles, exprimeront de diversesmanières, tantôt par des gestes, tantôt par des sourires et tantôten protestant franchement, l’impression produite sur eux, uneimpression de surprise, d’ahurissement, de souffrance, etc. Venantdu trou du Souffleur, on entendra nettement la voix decelui-ci.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – «&|160;Bonjour,mademoiselle…&|160;»

&|160;

LE PÈRE, très vivement, ne parvenant pas à se contenir.– Mais non&|160;!

&|160;

Cependant, la Belle-fille, en voyant entrer de cette manièrele Grand Premier Rôle masculin, a éclaté de rire.

&|160;

LE DIRECTEUR, furieux. – Allez-vous vous taire&|160;!Et cessez une bonne fois de rire&|160;! On ne peut pas travaillerdans ces conditions&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, venant du proscenium. – Pardonnez-moi,monsieur, mais c’est tout naturel&|160;! (Montrant le GrandPremier Rôle féminin&|160;:) Mademoiselle est là, immobile,tout à fait comme il faut&|160;; mais si elle doit être moi, jepeux vous assurer qu’en m’entendant dire «&|160;bonjour&|160;» decette manière et sur ce ton, moi, j’aurais éclaté de rire,exactement comme je viens de le faire&|160;!

&|160;

LE PÈRE, s’avançant un peu lui aussi. – Oui, c’est biença… l’air, le ton de monsieur…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Qu’est-ce que vous me racontez avec votre air etavec votre ton&|160;! Pour le moment, écartez-vous et laissez-moivoir la répétition&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, s’avançant. – Si jedois être un homme d’un certain âge, arrivant dans une maisonlouche…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, ne faites donc pas attention, je vousen prie&|160;! Reprenez, reprenez, reprenez&|160;: ça marche trèsbien&|160;! (Attendant que l’Acteur reprenne&|160;:)Donc…

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – «&|160;Bonjour,mademoiselle…&|160;»

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – «&|160;Bonjour…&|160;»

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, refaisant le geste du Père,c’est-à-dire celui de regarder par-dessous le chapeau, maisexprimant ensuite très distinctement d’abord la satisfaction, puisla crainte. – «&|160;Ah… – Mais… dites-moi, ce n’est sansdoute pas la première fois, j’espère…

&|160;

LE PÈRE, ne pouvant s’empêcher de rectifier. – Non, pas«&|160;j’espère&|160;» – «&|160;n’est-ce pas&|160;?&|160;»,«&|160;n’est-ce pas&|160;?&|160;».

&|160;

LE DIRECTEUR. – Il dit «&|160;n’est-ce pas&|160;» –interrogatif.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, indiquant le trou duSouffleur. – Moi, j’ai entendu«&|160;j’espère&|160;!&|160;».

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, «&|160;n’est-ce pas&|160;» ou«&|160;j’espère&|160;», ça revient au même&|160;! Enchaînez,enchaînez. Attendez&|160;: peut-être un peu moins appuyé… Tenez,regardez&|160;: je vais vous montrer… (Il remonte sur leplateau, puis jouant lui-même le rôle depuis l’entrée&|160;:)«&|160;Bonjour, mademoiselle…&|160;»

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – «&|160;Bonjour…&|160;»

&|160;

LE DIRECTEUR. – «&|160;Ah, mais… dites-moi…&|160;» (Au GrandPremier Rôle masculin, pour lui faire remarquer la manière dont ila regardé le Grand Premier Rôle féminin par-dessous sonchapeau&|160;:) Surprise… crainte et satisfaction… (Puisreprenant, au Grand Premier Rôle féminin&|160;:) «&|160;Cen’est sans doute pas la première fois, n’est-ce pas&|160;? que vousvenez ici…&|160;» (De nouveau, se tournant avec un regardd’intelligence vers le Grand Premier Rôle masculin&|160;:)Vous voyez ce que je veux dire&|160;? (Au Grand Premier Rôleféminin&|160;:) Et vous alors&|160;: «&|160;Non,monsieur.&|160;» (De nouveau au Grand Premier Rôlemasculin&|160;:) Bref, comment dire&|160;? De l’aisance.

&|160;

Et il redescend dans lasalle.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – «&|160;Non,monsieur…&|160;»

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – «&|160;Vous y êtes déjà venueune autre fois&|160;? Plus d’une&|160;?&|160;»

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais non, attendez&|160;! (Montrant le GrandPremier Rôle féminin&|160;:) Laissez-lui d’abord le temps defaire signe que oui. «&|160;Vous y êtes déjà venue une autrefois&|160;?&|160;»

&|160;

Le Grand Premier Rôle féminin lève légèrement la tête,entrouvrant péniblement les yeux, comme avec dégoût&|160;; puis, àun Baissez la tête du Directeur, elle hoche deux fois latête.

&|160;

LA BELLE-FILLE, incapable de se dominer. – Oh, grandDieu&|160;!

&|160;

Et aussitôt, elle met la main sur la bouche pour étoufferson rire.

&|160;

LE DIRECTEUR, se tournant. – Qu’est-ce qu’il ya&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, vivement. – Rien, rien&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, à la Vedette masculine. – À vous, à vous,enchaînez&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – «&|160;Plus d’une&|160;? Ehbien, alors, voyons… vous ne devriez plus être aussi… Vouspermettez que je vous enlève moi-même votre petitchapeau&|160;?&|160;»

&|160;

Le Grand Premier Rôle masculin dit cette dernière répliquesur un tel ton et l’accompagne d’un tel geste que la Belle-fille,qui a encore les mains sur sa bouche, a beau vouloir se dominer,elle ne parvient plus à contenir le rire qui éclateirrésistiblement entre ses doigts, bruyamment.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ, indignée, retournant à saplace. – Oh, mais, moi, je ne suis pas là pour jouer lespitres pour cette personne&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Et moi non plus&|160;! Çasuffit&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, à la Belle-fille, hurlant. – Oui, çasuffît&|160;! Allez-vous finir&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oui, pardonnez-moi… veuillez me pardonner…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Vous êtes une mal élevée&|160;! voilà ce quevous êtes&|160;! Une mal élevée et une présomptueuse&|160;!

&|160;

LE PÈRE, essayant de s’interposer. – Oui, oui, vousavez raison, vous avez raison&|160;; mais veuillez luipardonner…

&|160;

LE DIRECTEUR, remontant sur le plateau. – Que je luipardonne, quoi&|160;? C’est d’une indécence&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Oui, monsieur, vous avez raison, mais, croyez-moi,cela fait vraiment un effet tellement bizarre…

&|160;

LE DIRECTEUR. – … bizarre&|160;? comment ça, bizarre&|160;?pourquoi bizarre&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Moi, monsieur, j’admire, j’admire sincèrement vosacteurs&|160;: monsieur (il montre la Vedette masculine),mademoiselle (il montre la Vedette féminine), mais il estévident… oui, qu’ils ne sont pas nous…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Eh, je pense bien&|160;! Comment voudriez-vousqu’ils soient «&|160;vous&|160;», puisque ce sont lesacteurs&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Justement, les acteurs&|160;! Et tous les deux, ilsjouent très bien nos rôles. Mais, croyez-moi, pour nous cela paraîtquelque chose de différent, une chose qui voudrait être la mêmemais qui ne l’est pas&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Comment, qui ne l’est pas&|160;? Qu’est-cequ’elle est alors&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Une chose qui… comment dire&|160;?… qui devient à euxet qui n’est plus à nous.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais c’est forcé&|160;! Je vous l’ai déjàdit&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Oui, je comprends, je comprends…

&|160;

LE DIRECTEUR. – … eh bien, alors, n’en parlons plus&|160;!(Aux Acteurs&|160;:) Ça signifie que nous répéterons plustard, entre nous, comme il se doit. Ç’a toujours été une corvéepour moi que de répéter en présence des auteurs&|160;! Ils ne sontjamais contents&|160;! (Au Père et à laBelle-fille&|160;:) On va reprendre avec vous, et on verrabien si vous êtes capables de cesser de rire.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oh, je ne rirai plus, non, je ne riraiplus&|160;! À présent, c’est mon plus beau moment qui arrive.Rassurez-vous&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Alors, quand vous dites&|160;: «&|160;Je vous enprie, ne pensez plus à ce que je viens de dire… Pour moi aussi –vous le comprendrez&|160;!&|160;» – (Au Père&|160;:) Ilfaut que vous enchaîniez aussitôt&|160;: «&|160;Je comprends, ah,si je comprends…&|160;!&|160;» et que vous lui demandiezimmédiatement…

&|160;

LA BELLE-FILLE, l’interrompant. – … comment&|160;! quoidonc&|160;?…

&|160;

LE DIRECTEUR. – … la raison de votre deuil&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mais non, monsieur&|160;! Écoutez&|160;: quandje lui ai dit qu’il ne fallait pas qu’il pense à la façon dontj’étais habillée, vous savez ce qu’il m’a répondu&|160;? «&|160;Oh,d’accord&|160;! Eh bien, alors, enlevons-la, enlevons-la vite,cette petite robe&|160;!&|160;»

&|160;

LE DIRECTEUR. – Ah, bravo&|160;! Bravo&|160;! Pour que le publiccasse mes fauteuils&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mais c’est la vérité&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Je vous en prie, fichez-moi la paix avec votrevérité&|160;! Ici, nous sommes au théâtre&|160;! La vérité, oui,mais jusqu’à un certain point&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Et alors, est-ce que je peux vous demander ceque vous voulez faire&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Vous le verrez, vous le verrez&|160;! À présent,laissez-moi faire&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Non, monsieur&|160;! De ma nausée, de toutesles raisons, l’une plus cruelle et plus ignoble que l’autre, quifont que moi, je suis «&|160;celle que je suis&|160;», une«&|160;fille&|160;», vous voudriez sans doute tirer une petitebleuette romantico-sentimentale, avec lui qui me demande pourquoije suis en deuil et moi qui lui réponds en pleurant que papa estmort il y a deux mois&|160;? Non, non, cher monsieur&|160;! Il fautqu’il me dise comme il l’a fait&|160;: «&|160;Eh bien, alors,enlevons-la vite, cette petite robe&|160;!&|160;» Et moi, avec toutmon deuil dans le cœur, un deuil vieux de deux mois à peine, jesuis allée là-bas, vous comprenez&|160;? derrière ce paravent, etavec ces doigts, tremblant de honte et de dégoût, j’ai dégrafé moncorsage, ma jupe…

&|160;

LE DIRECTEUR, s’arrachant les cheveux. – Je vous enprie&|160;! Qu’est-ce que vous racontez&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, criant, frénétique. – La vérité&|160;!la vérité, monsieur&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, je ne dis pas le contraire, c’est sansdoute la vérité… et je comprends, oui, je comprends tout à fait lesentiment d’horreur que vous éprouvez, mademoiselle, maiscomprenez, vous aussi, que tout cela n’est pas possible sur unescène&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Ce n’est pas possible&|160;? Eh bien, alors,merci bien&|160;: moi, je ne marche pas&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais non, voyons…

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Je ne marche pas&|160;! je ne marchepas&|160;! Ce qui est possible sur une scène, vous l’avez combinétous les deux tout à l’heure, mais, moi, je ne marche pas&|160;! Jele comprends bien&|160;! Lui, il veut en arriver tout de suite à lareprésentation de ses (chargeant) affres morales&|160;;mais, moi, c’est mon drame, mon drame, c’est le mien que je veuxreprésenter&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, agacé, haussant violemment les épaules. –Oh, à la fin, votre drame, votre drame&|160;! Excusez-moi, mais iln’y a pas seulement le vôtre&|160;! Il y a aussi celui desautres&|160;! Le sien&|160;! (il montre le Père), celui devotre mère&|160;! Il est inadmissible qu’un personnage vienne ainsise mettre au premier plan et qu’il occupe toute la scène audétriment des autres. Il faut les faire entrer tous dans un cadreharmonieux et représenter ce qui est représentable&|160;! Je saisbien, moi aussi, que chacun d’entre nous a en lui toute une vie quilui est propre et qu’il voudrait l’étaler au grand jour. Mais ledifficile, c’est précisément de ne faire apparaître de cette vieque ce qui est nécessaire par rapport aux autres, et cependant, defaire comprendre par le peu qu’on laisse voir toute la vie demeuréesecrète&|160;! Ah, ce serait trop commode si chaque personnagepouvait dans un beau monologue ou… carrément… dans une conférencevenir déballer devant le public tout ce qui mijote en lui&|160;!(Sur un ton débonnaire et conciliant&|160;:) Il faut vousmodérer, mademoiselle. Et cela, croyez-moi bien, dans votre propreintérêt, car, je vous en avertis, toute cette rage destructrice,tout ce dégoût exacerbé pourraient aussi produire une fâcheuseimpression, quand, excusez-moi de vous le rappeler, vous avezvous-même reconnu avoir été avec d’autres hommes avant lui, chezMme&|160;Pace, et cela plus d’une fois&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, baissant la tête, d’une voix profonde, aprèsun instant de réflexion. – C’est vrai&|160;! Mais pensez que,pour moi, ces autres hommes sont également lui.

&|160;

LE DIRECTEUR, ne comprenant pas. – Comment ça, lesautres&|160;? Que voulez-vous dire&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Pour une femme qui tombe, monsieur, leresponsable de toutes les fautes qui suivent, n’est-il pas toujourscelui qui, le premier, a provoqué sa chute&|160;? Et pour moi,c’est lui, avant même que je sois née. Regardez-le, et vous verrezsi ce n’est pas vrai&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Bon, bon&|160;! Et le poids sur lui d’un sigrand remords, vous trouvez que c’est peu de chose&|160;?Donnez-lui la possibilité de le représenter&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Mais comment cela, s’il vous plaît&|160;? Jeveux dire, comment pourrait-il représenter tous ses«&|160;nobles&|160;» remords, toutes ses tortures«&|160;morales&|160;», si vous voulez lui épargner l’horreur des’être retrouvé un beau jour avec, dans les bras, après l’avoirinvitée à enlever sa robe de grand deuil, femme et déjà tombée, lafillette, monsieur, la fillette qu’il allait voir à la sortie del’école&|160;?

&|160;

Elle a prononcé ces derniers mots d’une voix tremblanted’émotion.

&|160;

La Mère, en l’entendant parler ainsi, sous l’empire d’uneirrépressible angoisse qui s’exprime d’abord par des gémissements,finit par éclater en sanglots éperdus. L’émotion s’empare de toutle monde. Un long temps.

&|160;

LA BELLE-FILLE, aussitôt que la Mère semble se calmer,ajoute, sombre et résolue. – À présent, nous autres, noussommes entre nous, encore ignorés du public. Vous, demain,monsieur, vous donnerez de nous le spectacle que vous jugerez bon,le composant à votre guise. Mais voulez-vous le voir vraiment,notre drame&|160;? voulez-vous le voir éclater vraiment, tel qu’ila éclaté&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, je ne demande pas mieux, pour enretenir dès maintenant tout ce qui sera possible&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Eh bien, faites sortir cette mère.

&|160;

LA MÈRE, cessant de pleurer, dans un hurlement. – Non,non&|160;! Ne le permettez pas, monsieur&|160;! Ne le permettezpas&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais c’est seulement pour voir,madame&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Moi, je ne peux pas le supporter&|160;! je ne peuxpas&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Excusez-moi, madame, mais puisque tout cela adéjà eu lieu&|160;! Je ne comprends pas&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Non, cela a lieu maintenant et toujours&|160;! Monsupplice n’est pas une fiction, monsieur&|160;! Moi, je suisvivante et présente, toujours, à chaque instant de ce supplice quiest le mien et qui se renouvelle toujours vivant et présent. Maisces deux pauvres petits-là, est-ce que vous les avez entendusparler&|160;? Ils ne le peuvent plus, monsieur&|160;! S’ilss’agrippent encore à moi, c’est pour maintenir vivant et présentmon supplice&|160;: mais eux, pour eux-mêmes, ils n’existent pas,ils n’existent plus&|160;! Et elle (elle montre laBelle-fille), monsieur, elle s’est enfuie, elle m’a échappé eta achevé de se perdre, oui, de se perdre… Et maintenant, si je lavois devant moi, c’est encore pour cela, seulement pour cela, c’esttoujours, toujours, pour ranimer toujours en moi, vivante etprésente, la souffrance que j’ai éprouvée aussi à caused’elle&|160;!

&|160;

LE PÈRE, solennel. – L’instant éternel, comme je vousl’ai dit, monsieur&|160;! (Montrant la Belle-fille&|160;:)Elle, elle est là pour me saisir, pour me fixer, me mainteniraccroché et suspendu pour l’éternité au pilori, dans ce seulinstant fugitif et honteux de ma vie. Elle ne peut pas y renoncer,et vous, monsieur, vous ne pouvez vraiment pas me l’épargner.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, je ne dis pas de ne pas représentercela&|160;: et, même, cela formera le noyau de tout le premier actejusqu’à son arrivée imprévue.

&|160;

Il montre la Mère.

&|160;

LE PÈRE. – Oui, c’est ça. Car c’est là mon châtiment,monsieur&|160;: tout notre calvaire qui doit culminer dans son crifinal&|160;!

&|160;

Il montre lui aussi laMère.

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Je l’ai encore dans les oreilles, cecri&|160;! Il m’a rendue folle&|160;! – Vous, monsieur, vous pouvezme porter à la scène comme vous voudrez&|160;: peu importe&|160;!Même habillée&|160;; pourvu que j’aie au moins les bras – rien queles bras – nus, parce que, voyez-vous, comme j’étais ainsi(elle s’approche du Père et appuie sa tête contre la poitrinede celui-ci), ma tête appuyée ainsi et mes bras autour de soncou, je voyais battre une veine, là, sur mon bras&|160;; et alors,comme si seule cette veine vivante m’avait fait horreur, j’ai ferméles yeux, comme ceci, comme ceci, et j’ai caché ma tête contre sapoitrine&|160;! (Se tournant vers la Mère&|160;:) Crie,maman, crie&|160;! (Elle cache sa tête contre la poitrine duPère et, faisant le gros dos, comme pour ne pas entendre le cri,elle ajoute d’une voix douloureusement étranglée&|160;:) Crie,comme tu as crié alors&|160;!

&|160;

LA MÈRE, s’élançant pour les séparer. – Non&|160;!C’est ma fille, c’est ma fille&|160;! (Et après l’avoirarrachée à lui&|160;:) Brute, brute&|160;! Tu ne vois pas quec’est ma fille&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR, reculant, à ce cri, jusqu’à la rampe, aumilieu de l’émotion des Acteurs. – Très bien, oui, trèsbien&|160;! Et là-dessus, rideau, rideau&|160;!

&|160;

LE PÈRE, accourant à lui, bouleversé. – Oui, oui,monsieur&|160;: parce que c’est vraiment ainsi que ça s’estpassé&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, admiratif et convaincu. – Mais oui, là,sans le moindre doute&|160;! Rideau&|160;! Rideau&|160;!

&|160;

Aux cris réitérés du Directeur, le Chef machiniste baisse lerideau, laissant à l’extérieur de celui-ci, devant la rampe, leDirecteur et le Père.

&|160;

LE DIRECTEUR, regardant vers le haut et levant lesbras. – Non mais, quel idiot&|160;! Je dis rideau pourindiquer que l’acte doit se terminer ainsi, et on me baissevraiment le rideau&|160;! (Au Père, tout en soulevant un pan durideau pour rentrer en scène&|160;:) Oui, oui, c’estparfait&|160;! parfait&|160;! Effet certain&|160;! Il faut finirlà-dessus. Je me porte garant, absolument garant de ce premieracte&|160;!

&|160;

Il disparaît derrière le rideauavec le Père.

&|160;

*

&|160;

Lorsque se rouvre le rideau, on voit que les machinistes etle personnel de plateau ont démonté ce premier semblant de décor etl’ont remplacé par un petit bassin du genre de ceux qu’on voit dansles jardins.

&|160;

D’un côté du plateau sont assis en rang les Acteurs et, del’autre, les Personnages. Quant au Directeur, il est debout aucentre du plateau, une main sur la bouche, poing fermé, dansl’attitude de quelqu’un qui réfléchit.

&|160;

LE DIRECTEUR, se secouant, après un temps bref. –Bon&|160;! et maintenant, occupons-nous du deuxième acte&|160;!Tenons-nous-en à ce que nous avions décidé tout à l’heure&|160;: çamarchera très bien&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Notre arrivée chez lui (elle montre lePère), en dépit de sa mauvaise humeur à lui&|160;!

&|160;

Elle montre le Fils.

&|160;

LE DIRECTEUR, impatienté. – D’accord&|160;; maislaissez-moi faire, je vous dis&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, parlant du Fils. – Pourvu que samauvaise humeur apparaisse bien clairement&|160;!

&|160;

LA MÈRE, de sa place, hochant la tête. – Pour tout lebonheur que ça nous a valu…

&|160;

LA BELLE-FILLE, se tournant vivement vers elle. – Peuimporte&|160;! Plus grand notre malheur, plus grand sonremords&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, impatienté. – J’ai compris, j’aicompris&|160;! Et on tiendra compte de cela, surtout audébut&|160;! Ne craignez rien&|160;!

&|160;

LA MÈRE, suppliante. – Mais, je vous en prie, monsieur,faites en sorte qu’on comprenne bien, pour la paix de maconscience, que j’ai tenté par tous les moyens…

&|160;

LA BELLE-FILLE, enchaînant vivement, avec une sorte demépris. – … de me calmer, de me persuader de ne pas faire unpareil affront à ce fils&|160;! (Au Directeur&|160;:) Oui,faites ça pour elle, car ce qu’elle dit est la vérité&|160;! Pourmoi, ce sera plus qu’un plaisir, car, de toute façon, c’estévident&|160;: plus elle supplie comme ça, plus elle tente detrouver le chemin de son cœur, et plus il se tient à distance, plusil est «&|160;absent&|160;»&|160;! Un régal pour moi&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Est-ce qu’on va pouvoir enfin l’attaquer, cedeuxième acte&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Je ne dis plus rien&|160;! Mais je vouspréviens qu’il ne sera pas possible que tout se passe dans lejardin, comme vous le voudriez&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Pourquoi ça&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Parce que lui (elle indique de nouveau leFils), il reste tout le temps enfermé dans sa chambre, àl’écart&|160;! Et puis, comme je vous l’ai dit, c’est à l’intérieurde la maison que doit se dérouler tout le rôle de ce pauvre garçonégaré.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Oui, oui&|160;! Mais d’autre part, vous lecomprendrez, nous ne pouvons tout de même pas mettre des écriteauxou changer de décor à vue trois ou quatre fois par acte&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN. – Ça se faisait jadis…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Oui, quand le public était sans doute commecette fillette&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – Et l’illusion plusfacile&|160;!

&|160;

LE PÈRE, avec éclat, se levant. – L’illusion&|160;? Oh,je vous en prie, ne parlez pas d’illusion&|160;! N’employez pas cemot qui, pour nous, est particulièrement cruel&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, abasourdi. – Cruel&|160;? Pourquoi ça,s’il vous plaît&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Mais oui, cruel&|160;! cruel&|160;! Et vous devriezle comprendre&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Comment devrions-nous dire alors&|160;?L’illusion que nous devons créer sur cette scène, pour lepublic…

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ. – … grâce à la représentation quenous donnons…

&|160;

LE DIRECTEUR. – … l’illusion d’une réalité&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Je comprends bien, monsieur… Mais peut-être est-cevous, en revanche, qui ne pouvez pas nous comprendre.Pardonnez-moi&|160;! Parce que, voyez-vous, ici, pour vous et pourvos acteurs, il s’agit seulement – et c’est normal – d’un jeu.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ, très vivement, indignée.– D’un jeu&|160;? Nous ne sommes pas des enfants&|160;! Ici, onjoue la comédie sérieusement.

&|160;

LE PÈRE. – Je ne dis pas le contraire. Et, de fait, j’entendspar là le jeu de votre art, qui – comme le dit monsieur – doitjustement donner une parfaite illusion de réalité.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Oui, justement&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Eh bien, si vous pensez que nous autres, en tant quenous sommes nous-mêmes (il indique lui-même et, brièvement, lescinq autres Personnages), nous n’avons pas d’autre réalité quecette illusion&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, abasourdi,regardant ses Acteurs qui sont eux aussi comme interdits ettroublés. – Que voulez-vous dire&|160;?

&|160;

LE PÈRE, après les avoir un instant observés, avec un pâlesourire. – Mais oui, mesdames et messieurs&|160;! Quelle autreréalité&|160;? Ce qui pour vous est une illusion qu’il faut créer,pour nous, par contre, c’est notre seule réalité. (Un tempsbref. Il s’avance de quelques pas vers le Directeur etajoute&|160;:) Mais cela, du reste, n’est pas seulement vraipour nous, vous savez&|160;! Réfléchissez bien. (Le regardantdans les yeux&|160;:) Pouvez-vous me dire qui vousêtes&|160;?

&|160;

Et il reste, l’index pointé surlui.

&|160;

LE DIRECTEUR, troublé, avec un demi-sourire. – Comment,qui je suis&|160;? – Je suis moi&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Et si je vous disais que ce n’est pas vrai, parce quevous êtes moi&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Je vous répondrais que vous êtes fou&|160;!

&|160;

Les Acteurs rient.

&|160;

LE PÈRE. – Vous avez raison de rire, car, ici, on joue&|160;;(au Directeur&|160;:) et vous pouvez donc m’objecter quec’est seulement parce qu’il s’agit d’un jeu que ce monsieur (ilmontre le Grand Premier Rôle masculin), qui est«&|160;lui&|160;», doit être «&|160;moi&|160;», et que, vice versa,je suis, moi, «&|160;celui-ci&|160;». Vous voyez que je vous aipris au piège&|160;?

&|160;

Les Acteurs se remettent àrire.

&|160;

LE DIRECTEUR, agacé. – Mais on a déjà dit ça tout àl’heure&|160;! On ne va pas recommencer&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Non, non. De fait, ce n’est pas ce que je voulaisdire. Je vous invite même à sortir de ce jeu (regardant leGrand Premier Rôle féminin, comme pour prévenir uneinterruption&|160;:) – un jeu d’art&|160;! d’art&|160;! –auquel vous avez coutume de jouer sur cette scène avec vos acteurs,et je vous demande de nouveau sérieusement&|160;: quiêtes-vous&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR, s’adressant comme stupéfait et irrité à lafois aux Acteurs. – Oh, mais vous savez qu’il faut un fameuxtoupet&|160;! Quelqu’un qui se fait passer pour un personnage,venir me demander à moi qui je suis&|160;!

&|160;

LE PÈRE, avec dignité, mais sans hauteur. – Unpersonnage, monsieur, peut toujours demander à un homme qui il est.Parce qu’un personnage a vraiment une vie à lui, marquée decaractères qui lui sont propres et à cause desquels il est toujours«&|160;quelqu’un&|160;». Alors qu’un homme – je ne parle pas devous à présent – un homme pris comme ça, en général, peut n’être«&|160;personne&|160;».

&|160;

LE DIRECTEUR. – Soit&|160;! Mais vous me le demandez à moi quisuis le Directeur de ce théâtre&|160;! le Chef de troupe&|160;!Vous avez compris&|160;?

&|160;

LE PÈRE, presque en sourdine, avec une humilitémielleuse. – Je vous le demande seulement, monsieur, poursavoir si, vraiment, tel que vous êtes à présent, vous vous voyez…tel que vous voyez, par exemple, avec le recul du temps, celui quevous étiez autrefois, avec toutes les illusions que vous vousfaisiez alors, avec, en vous et autour de vous, toutes les chosestelles qu’elles vous semblaient être alors – et telles qu’ellesétaient réellement pour vous&|160;! – Eh bien, monsieur, enrepensant à ces illusions que vous ne vous faites plus à présent, àtoutes ces choses qui, maintenant, ne vous «&|160;semblent&|160;»plus être ce qu’elles «&|160;étaient&|160;» jadis pour vous, est-ceque vous ne sentez pas se dérober sous vos pieds, je ne dis pas lesplanches de ce plateau, mais le sol, le sol lui-même, à la penséeque, pareillement, «&|160;celui&|160;» que vous avez le sentimentd’être maintenant, toute votre réalité telle qu’elle estaujourd’hui est destinée à vous paraître demain uneillusion&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR, sans avoir très bien compris, effaré par cetteargumentation spécieuse. – Et alors&|160;? Où voulez-vous envenir&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Oh, à rien, monsieur. Qu’à vous faire voir que sinous autres (il indique de nouveau lui-même et les autresPersonnages), nous n’avons pas d’autre réalité que l’illusion,vous feriez bien, vous aussi, de vous défier de votre réalité, decelle que vous respirez et que vous touchez en vous aujourd’hui,parce que – comme celle d’hier – elle est destinée à se révélerdemain pour vous une illusion.

&|160;

LE DIRECTEUR, se décidant à prendre la chose enplaisanterie. – Ah, oui&|160;! Et dites donc, pendant que vousy êtes, que vous-même, avec cette pièce que vous venez me jouerici, vous êtes plus vrai et plus réel que moi&|160;!

&|160;

LE PÈRE, avec le plus grand sérieux. – Mais sans aucundoute, monsieur&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Ah, oui&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Je croyais que vous l’aviez compris dès le début.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Plus réel que moi&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – Puisque votre réalité peut changer du jour aulendemain…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais bien sûr qu’elle peut changer&|160;! Ellechange continuellement&|160;: comme celle de tout lemonde&|160;!

&|160;

LE PÈRE, dans un cri. – Mais pas la nôtre,monsieur&|160;! Vous comprenez&|160;? C’est là toute ladifférence&|160;! Elle ne change pas, elle ne peut pas changer, nijamais être une autre, parce qu’elle est déjà fixée – déjà ainsi –déjà «&|160;celle-ci&|160;» – pour toujours – (c’est terrible,monsieur&|160;!) une réalité immuable, qui devrait vous fairefrissonner tous quand vous vous approchez de nous&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, avec un mouvement de colère, se plantantdevant lui parce qu’il vient soudain d’avoir une idée. – Maismoi, ce que je voudrais savoir, c’est si l’on a jamais vu unpersonnage qui, sortant de son rôle, s’est mis à palabrer commevous le faites, à commenter, à expliquer son rôle. Pouvez-vous mele dire&|160;? Moi, je n’ai jamais vu ça&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Vous ne l’avez jamais vu, monsieur, parce que,d’ordinaire, les auteurs dissimulent les affres de leur création.Lorsque les personnages sont vivants, vraiment vivants devant leurauteur, celui-ci ne fait pas autre chose que les suivre dansl’action, dans les paroles, dans les gestes que précisément ils luiproposent, et il faut qu’il les veuille tels qu’ils se veulent, etgare à lui s’il ne le fait pas&|160;! Quand un personnage est né,il acquiert aussitôt une telle indépendance, même vis-à-vis de sonauteur, que tout le monde peut l’imaginer dans nombre d’autressituations où son auteur n’a pas songé à le mettre, et qu’il peutaussi, parfois, acquérir une signification que son auteur n’ajamais songé à lui donner&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais oui, cela, je le sais&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Eh bien, alors, pourquoi cet étonnement devantnous&|160;? Imaginez pour un personnage le malheur dont je vous aiparlé, le malheur d’être né vivant de l’imagination d’un auteurqui, ensuite, a voulu lui refuser la vie, et dites-moi si cepersonnage abandonné de la sorte, à la fois vivant et sans vie, n’apas raison de se mettre à faire ce que nous sommes en train defaire, nous autres, maintenant, ici, devant vous, après l’avoirfait bien des fois, je vous assure, devant lui pour le persuader,pour le presser d’écrire, en lui apparaissant, tantôt moi, tantôtelle (il montre la Belle-fille), tantôt cette pauvremère…

&|160;

LA BELLE-FILLE, s’avançant comme une somnambule. –C’est vrai, moi aussi, moi aussi, monsieur, pour le tenter, sisouvent, dans la mélancolie de son bureau, à l’heure du crépuscule,quand, affalé dans un fauteuil, il ne parvenait pas à se décider àtourner le bouton de l’électricité et qu’il laissait l’ombreenvahir la pièce, et que cette ombre grouillait de nous autres quivenions le tenter… (Comme se voyant encore dans ce bureau etcomme gênée par la présence de tous ces Acteurs&|160;:) Sivous pouviez tous vous en aller&|160;! si vous nous laissiezseuls&|160;! Maman, là, avec ce fils – moi avec cette fillette – cegarçon, là-bas, toujours seul – et puis moi avec lui (elleindique à peine le Père)… et puis moi seule, moi toute seule…– dans cette pénombre (elle bondit soudain, comme si, danscette vision qu’elle a d’elle-même, lumineuse et vivante dans cetteombre, elle voulait se saisir), ah, ma vie&|160;! Les scènes,les scènes que nous venions lui proposer&|160;! Moi, c’est moi quiplus que tous les autres le tentais&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Oui&|160;! Mais c’est sans doute à cause de toi,précisément à cause de ta trop grande insistance, à cause de toustes excès&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Qu’est-ce que tu racontes&|160;! Puisque c’estlui-même qui m’a voulue ainsi&|160;! (S’approchant du Directeurpour lui dire comme en confidence&|160;:) Moi, monsieur, jecrois plutôt que c’est par découragement ou par mépris pour lethéâtre tel que le public le voit et le veut d’ordinaire…

&|160;

LE DIRECTEUR. – Poursuivons, poursuivons, bon Dieu, et venons-enau fait, mesdames et messieurs&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oh, mais, permettez, il me semble qu’avecnotre arrivée chez lui (elle montre le Père), des faits,vous en avez plus qu’il ne vous en faut&|160;! Vous venez de direque vous ne pouviez pas mettre des écriteaux ou changer de décortoutes les cinq minutes&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Oui&|160;! Mais justement&|160;! Il s’agit deles combiner, ces faits, de les grouper dans une action simultanéeet serrée, et non pas de voir, comme vous le voudriez, de voird’abord votre jeune frère qui rentre de l’école et qui erre dans lamaison comme une ombre, se cachant derrière les portes pour méditerun projet dans lequel… comment avez-vous dit&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Il se dissout, monsieur, il se dissout toutentier&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Première fois que j’entends cetteexpression&|160;! Eh bien, d’accord&|160;: et «&|160;n’ayant queses yeux qui grandissent&|160;», n’est-ce pas&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oui, monsieur&|160;: tel que vous le voyezlà&|160;!

&|160;

Elle le montre près de laMère.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Bravo&|160;! Et puis, en même temps, vousvoudriez aussi qu’on ait dans le jardin cette fillette qui jouesans se douter de rien. Lui, à l’intérieur de la maison et elledans le jardin&|160;: est-ce possible&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Oh, monsieur, au soleil, heureuse&|160;! Sagaieté, ses rires dans ce jardin, c’est mon seul réconfort&|160;:elle, tirée de la misère, arrachée à la tristesse de la chambresordide où nous couchions tous les quatre – et moi avec elle – moi,pensez-y&|160;! avec l’horreur de mon corps souillé, moi, prèsd’elle qui me serrait très fort dans ses petits bras tendres etinnocents. Au jardin, dès qu’elle me voyait, elle accourait meprendre par la main. Elle n’avait pas un seul regard pour lesgrandes fleurs&|160;; au lieu de cela, elle allait à la découvertede toutes les «&|160;pitites, pitites&|160;», et elle tenait à meles montrer, en riant, ah, comme elle riait&|160;!

&|160;

En disant cela, déchirée par ce souvenir, elle éclate enlongs sanglots désespérés, laissant tomber sa tête sur ses brasallongés sur le guéridon. L’émotion s’empare de tous. Le Directeurs’approche d’elle presque paternellement et lui dit pour laréconforter&|160;:

&|160;

LE DIRECTEUR. – Ne vous inquiétez pas, on l’aura, on l’auravotre jardin, et vous verrez qu’il vous plaira&|160;! Nous allons ygrouper toutes les scènes. (Appelant par son nom l’un desMachinistes&|160;:) Eh, toi, envoie-moi quelques arbres&|160;!Deux petits cyprès, là, devant le bassin&|160;!

&|160;

On voit descendre des cintres deux petits cyprès. Le ChefMachiniste accourt et en fixe avec des clous les deuxsocles.

&|160;

LE DIRECTEUR, à la Belle-fille. – Pour le moment, commeça, vaille que vaille, juste pour se faire une idée. (Appelantde nouveau par son nom le Machiniste&|160;:) Et maintenantenvoie-moi un ciel&|160;!

&|160;

LE MACHINISTE, des cintres. – Comment&|160;?

&|160;

LE DIRECTEUR. – Un ciel&|160;! Une toile de fond derrière lebassin&|160;! (On voit descendre des cintres une toile de fondblanche.) Mais non, pas blanche&|160;! Je t’ai dit unciel&|160;! Bon, ça ne fait rien&|160;: je vais arranger ça.(Appelant&|160;:) Eh, électro, éteins tout et donne-moi unpeu d’atmosphère… une atmosphère de clair de lune… les herses aubleu, au bleu, et un projecteur au bleu sur la toile… Comme ça,oui&|160;! Ça va&|160;!

&|160;

À son commandement il se sera créé une mystérieuseatmosphère de clair de lune, qui incitera les Acteurs à parler et àbouger comme si c’était le soir, dans un jardin, sous lalune.

&|160;

LE DIRECTEUR, à la Belle-fille. – Et voilà&|160;! vousvoyez&|160;? Et maintenant, au lieu de se cacher derrière lesportes, le petit jeune homme pourrait errer là, dans le jardin, etse cacher derrière les arbres. Mais vous comprendrez qu’il seradifficile de trouver une fillette qui joue convenablement avec vousla scène où elle vous montre les petites fleurs. (Àl’Adolescent&|160;:) Vous, avancez plutôt&|160;! venez plutôtun peu là&|160;! Nous allons essayer de fixer un peu leschoses&|160;! (Et comme l’Adolescent ne bouge pas&|160;:)Allons, voyons, venez&|160;! (Puis l’amenant où il veut ettâchant de lui faire tenir droite la tête, laquelle retombe chaquefois&|160;:) Ah, mais, dites donc, un fameux problème cegarçon aussi… Mais qu’est-ce qu’il a&|160;?… Bon sang, il faudraitpourtant qu’il dise quelque chose… (S’approchant de lui, il luimet une main sur l’épaule et l’amène derrière les arbres.)Venez, venez un peu là, que je voie&|160;! Cachez-vous un peu làderrière… Comme ça… Essayez de pencher un peu la tête, comme sivous étiez aux aguets… (Il s’écarte pour juger del’effet&|160;; et aussitôt que l’Adolescent exécute le mouvementdemandé, provoquant l’effarement des Acteurs que cela impressionnegrandement&|160;:) Ah, très bien… très bien… (À laBelle-fille&|160;:) Dites-moi, et si la petite, en lesurprenant ainsi aux aguets, accourait vers lui et lui arrachait aumoins quelques mots&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, se levant. – N’espérez pas qu’il ouvrela bouche aussi longtemps que lui sera là&|160;! (Elle montrele Fils.) Il faudrait que vous commenciez par le renvoyer,lui&|160;!

&|160;

LE FILS, se dirigeant avec décision vers l’un des petitsescaliers. – Mais tout de suite&|160;! Très heureux&|160;! Jene demande pas mieux&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, vivement, le retenant. – Non&|160;! Oùallez-vous&|160;? Attendez&|160;!

&|160;

La Mère se lève, bouleversée, angoissée à la pensée que leFils s’en va vraiment et, instinctivement, bien que sans bouger desa place, elle tend les bras pour le retenir.

&|160;

LE FILS, qui est arrivé à la rampe, au Directeur qui leretient. – Moi, je n’ai vraiment rien à faire ici&|160;!Laissez-moi partir, je vous en prie&|160;! Laissez-moipartir&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Comment ça, vous n’avez rien à faireici&|160;?

&|160;

LA BELLE-FILLE, placidement mais avec ironie. – Ne leretenez donc pas&|160;! Il ne s’en ira pas&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Il faut qu’il ait la terrible scène du jardin avec samère&|160;!

&|160;

LE FILS, vivement, avec décision et violence. – Moi,pas question&|160;! Et je l’ai déclaré dès le début&|160;! (AuDirecteur&|160;:) Laissez-moi partir&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE, accourant, au Directeur. – Vouspermettez, monsieur&|160;? (Le forçant à baisser les bras et àlâcher le Fils&|160;:) Lâchez-le&|160;! (Puis au Fils, dèsque le Directeur l’a lâché&|160;:) Eh bien, va-t’en&|160;!(Le Fils reste tendu vers le petit escalier, mais, commeenchaîné par un pouvoir occulte, il ne peut pas en descendre lesmarches&|160;; puis, au milieu de la stupeur et de l’effarementangoissé des Acteurs, il longe lentement la rampe, en direction del’autre petit escalier du plateau&|160;; arrivé là, il y resteaussi, tendu en avant, sans pouvoir descendre. La Belle-fille quil’aura suivi des yeux, dans une attitude de défi, éclate derire&|160;:) Il ne peut pas, vous voyez&|160;? il ne peutpas&|160;! Il est forcé de rester là, lié à sa chaîne,indissolublement. Mais si moi qui prends mon vol, monsieur, lorsquearrive ce qui doit arriver – et cela précisément à cause de lahaine que j’éprouve pour lui, précisément pour ne plus l’avoirdevant les yeux – eh bien, si moi, je suis encore là et si jesupporte encore sa vue et sa compagnie – pensez un peu s’ilpourrait s’en aller, lui qui doit, qui doit vraiment rester là,avec son joli père et avec cette mère qui n’aura plus d’autreenfant que lui… (À la Mère&|160;:) Allons, allons,maman&|160;! Viens… (Au Directeur, la lui montrant&|160;:)Regardez, elle s’était levée, elle s’était levée pour le retenir…(À la Mère, la faisant venir à elle comme parmagie&|160;:) Viens, viens donc… (Puis, auDirecteur&|160;:) Je vous laisse à penser le déchirement quecela peut être pour elle que d’avoir à laisser voir à vos acteursce qu’elle éprouve&|160;; mais l’ardent désir qu’elle a des’approcher de lui est tel que – tenez, vous voyez&|160;? – elleest prête à vivre sa scène&|160;!

&|160;

De fait, la Mère s’est approchée et, dès que la Belle-fillea prononcé ces derniers mots, elle ouvre les bras pour dire qu’elleest d’accord.

&|160;

LE FILS, vivement. – Ah, mais pas moi&|160;! Pasmoi&|160;! Si je ne peux pas m’en aller, je resterai ici, mais, jevous le répète, moi, je ne vivrai pas la moindre scène&|160;!

&|160;

LE PÈRE, au Directeur, frémissant. – Vous, monsieur,vous pouvez l’y obliger&|160;!

&|160;

LE FILS. – Personne ne peut m’y obliger&|160;!

&|160;

LE PÈRE. – Moi, je vais t’y obliger&|160;!

&|160;

LA BELLE-FILLE. – Attendez&|160;! Attendez&|160;! D’abord, lascène de la fillette au bassin&|160;! (Elle court chercher laFillette et, s’agenouillant devant elle, elle lui prend dans lesmains son petit visage.) Ma pauvre petite chérie, toi, turegardes tout ça, éperdue, avec tes grands beaux yeux&|160;: Dieusait où tu crois être&|160;! Nous sommes sur un plateau de théâtre,ma chérie&|160;! Qu’est-ce que c’est, un plateau&|160;? Mais, tuvois&|160;? c’est un lieu où l’on joue à jouer pour de vrai. On yjoue la comédie. Et nous deux, maintenant, on va jouer la comédie.Pour de vrai, tu sais&|160;! Toi aussi… (Elle l’étreint, laserrant sur sa poitrine et la berçant un peu.) Oh, ma petitechérie, ma petite chérie, la vilaine comédie que tu vasjouer&|160;! l’horrible chose qu’on a imaginée pour toi&|160;! Cejardin, ce bassin… Oh, bien sûr, ce n’est pas un vrai bassin&|160;!Le malheur, ma chérie, c’est qu’ici tout est faux&|160;! Ah, maisoui, peut-être que toi, ma petite Rosetta, qui es une enfant, tuaimes mieux un faux bassin qu’un vrai&|160;: pour pouvoir jouerdedans, hein&|160;? Mais non, pour les autres ce sera un jeu, mais,hélas&|160;! pas pour toi qui es vraie, mon amour, et qui jouespour de vrai dans un vrai bassin, un grand bassin, tout vert, avecdes tas de bambous qui y font de l’ombre, et avec des tas, des tasde petits canards qui nagent dessus, fendant cette ombre… Toi, tuvoudrais en attraper un de ces petits canards… (Dans unhurlement qui emplit tout le monde d’effroi&|160;:) Non, mapetite Rosetta, non&|160;! À cause de sa canaille de fils, maman nes’occupe pas de toi&|160;! Et moi, je suis avec tous mes démonsdans la tête… Et celui-là… (Abandonnant la Fillette, elles’adresse avec son habituelle mauvaise humeur àl’Adolescent&|160;:) Qu’est-ce que tu fabriques là, avec cetéternel air de mendiant&|160;? Ce sera aussi par ta faute si cettepetite se noie&|160;: à cause de ton attitude, comme si moi, envous faisant entrer dans cette maison, je n’avais pas payé pourtous&|160;! (Le saisissant par un bras pour le forcer à tirerune main de sa poche&|160;:) Qu’est-ce que tu as dans tapoche&|160;? Qu’y caches-tu&|160;? Allons, sors ta main de tapoche&|160;! (Lui arrachant la main de sa poche, elles’aperçoit, au milieu de l’horreur générale, que cette main tientun revolver. Elle le regarde un instant comme satisfaite, puis dit,sombre&|160;:) Ah&|160;! Où et comment te l’es-tuprocuré&|160;? (Et, comme l’Adolescent, effrayé, et toujoursavec des yeux écarquillés et vides, ne répond pas&|160;:)Idiot, moi, à ta place, au lieu de me tuer, j’aurais tué l’un deces deux-là ou bien tous les deux&|160;: le père et lefils&|160;!

&|160;

Elle le repousse derrière le petit cyprès où il se tenaitaux aguets, puis, prenant la Fillette, elle la couche dans lebassin, l’étendant de telle sorte qu’on ne puisse plus lavoir&|160;; finalement, elle s’effondre, le visage dans ses brasappuyés au rebord du bassin.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Parfait&|160;! (Au Fils&|160;:) Etvous, en même temps…

&|160;

LE FILS, avec colère. – Qu’est-ce que vous me chantez,en même temps&|160;? Ce n’est pas vrai, monsieur&|160;! Il n’y ajamais eu la moindre scène entre elle et moi&|160;! (Il montrela Mère.) Demandez-lui de vous dire elle-même comment ça s’estpassé.

&|160;

Cependant, le Grand Second Rôle féminin et le Jeune Premierse seront détachés du groupe des Acteurs, et la première se seramise à observer très attentivement la Mère qui sera en face d’elle,et le second le Fils, afin de pouvoir ensuite interpréter leursrôles.

&|160;

LA MÈRE. – Oui, monsieur, c’est la vérité&|160;! Moi, j’étaisentrée dans sa chambre.

&|160;

LE FILS. – Vous avez entendu, dans ma chambre&|160;! Pas aujardin&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais c’est sans importance&|160;! J’ai dit qu’ilfallait grouper l’action&|160;!

&|160;

LE FILS, s’apercevant que le Jeune Premier l’observe. –Qu’est-ce que vous voulez, vous&|160;?

&|160;

LE JEUNE PREMIER. – Rien&|160;; je vous observe.

&|160;

LE FILS, se tournant de l’autre côté, au Grand Second Rôleféminin. – Ah&|160;!… et vous aussi, vous êtes là&|160;? Pourinterpréter son rôle&|160;?

&|160;

Il montre la Mère.

&|160;

LE DIRECTEUR. – Tout juste&|160;! Tout juste&|160;! Et vousdevriez leur être reconnaissants, il me semble, de l’attentionqu’ils vous prêtent&|160;!

&|160;

LE FILS. – Ah, oui&|160;! Merci beaucoup&|160;! Mais vous n’avezdonc pas encore compris que vous ne pouviez pas la faire, cettepièce&|160;? Nous autres, nous ne sommes pas en vous, et c’est del’extérieur que vos acteurs nous regardent. Est-ce que vous croyezpossible de vivre devant un miroir qui, de plus, non content denous glacer par l’image de notre propre expression, nous larestitue comme une caricature méconnaissable denous-mêmes&|160;?

&|160;

LE PÈRE. – C’est vrai ça&|160;! C’est bien vrai&|160;! Soyez-enpersuadé&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, au Jeune Premier et au Grand Second Rôleféminin. – Bon. Allez-vous-en de là&|160;!

&|160;

LE FILS. – C’est inutile&|160;! Moi, je refuse dem’exhiber&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Pour le moment, taisez-vous, et laissez-moiécouter votre mère&|160;! (À la Mère&|160;:) Donc&|160;?Vous étiez entrée&|160;?

&|160;

LA MÈRE. – Oui, monsieur, dans sa chambre, n’y tenant plus. Pourvider mon cœur de toute l’angoisse qui m’oppresse. Mais aussitôtqu’il me voit entrer…

&|160;

LE FILS. – … pas l’ombre d’une scène&|160;! Je suis parti&|160;;je suis parti justement pour éviter une scène&|160;! Parce que moi,je n’ai jamais eu de scène avec personne&|160;; vous avezcompris&|160;?

&|160;

LA MÈRE. – C’est vrai&|160;! C’est ainsi. C’est bienainsi&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais, maintenant, il va pourtant falloir qu’elleait lieu, cette scène entre vous et lui&|160;! Elle estindispensable&|160;!

&|160;

LA MÈRE. – Quant à moi, monsieur, je suis prête&|160;! Siseulement vous pouviez me donner la possibilité de pouvoir luiparler un instant, de pouvoir lui dire tout ce que j’ai dans lecœur.

&|160;

LE PÈRE, s’approchant du Fils, très violemment. – Tuvas l’avoir, cette scène&|160;! pour ta mère&|160;! pour tamère&|160;!

&|160;

LE FILS, plus décidé que jamais. – Pasquestion&|160;!

&|160;

LE PÈRE, le prenant à bras-le-corps et le secouant. –Bon Dieu, obéis&|160;! Obéis&|160;! Tu n’entends pas comme elle teparle&|160;? Tu n’as donc pas d’entrailles&|160;?

&|160;

LE FILS, le prenant lui aussi à bras-le-corps. –Non&|160;! Non&|160;! et finis-en une bonne fois&|160;!

&|160;

Émotion générale. La Mère, épouvantée, essaie des’interposer et de les séparer.

&|160;

LA MÈRE. – Je vous en prie&|160;! Je vous en prie&|160;!

&|160;

LE PÈRE, sans le lâcher. – Tu vas obéir&|160;! Tu vasobéir&|160;!

&|160;

LE FILS, se colletant avec lui et, finalement, au milieu del’horreur générale, le jetant par terre, près de l’un des petitsescaliers. – Mais qu’est-ce que c’est que cette frénésie quit’a pris&|160;? Il faut ne pas avoir la moindre pudeur pour étalerainsi devant tout le monde sa honte et la nôtre&|160;! Moi, jerefuse de me prêter à cette exhibition&|160;! je m’y refuse&|160;!Et c’est ainsi que j’interprète la volonté de celui qui n’a pasvoulu nous porter à la scène&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais puisque vous y êtes tous venus devous-mêmes&|160;!

&|160;

LE FILS, montrant du doigt le Père. – Lui, pasmoi&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Et vous n’êtes pas là, vous aussi&|160;?

&|160;

LE FILS. – C’est lui qui a voulu venir, nous entraînant tous àsa suite et s’employant aussi à combiner tout à l’heure avec vousnon seulement ce qui est réellement arrivé, mais aussi, comme si çane suffisait pas, ce qui n’est jamais arrivé&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR. – Mais alors, vous, dites-moi au moins ce qui estarrivé&|160;! Dites-le-moi à moi&|160;! Vous êtes sorti de votrechambre sans rien dire&|160;?

&|160;

LE FILS, après un instant d’hésitation. – Rien.Justement parce que je voulais éviter une scène&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, le pressant. – Et alors, etensuite&|160;? qu’avez-vous fait&|160;?

&|160;

LE FILS, au milieu de l’attention angoissée de tous, faisantquelques pas sur le proscenium. – Rien… En traversant lejardin…

&|160;

Il s’interrompt, sombre etpensif.

&|160;

LE DIRECTEUR, le pressant de plus en plus de parler,impressionné par son silence. – Eh bien&|160;? en traversantle jardin&|160;?

&|160;

LE FILS, exaspéré, se cachant le visage avec un bras. –Mais pourquoi voulez-vous m’obliger à parler, monsieur&|160;? C’esthorrible&|160;!

&|160;

La Mère, tremblant tout entière, poussant des gémissementsétouffés, regarde dans la direction du bassin.

&|160;

LE DIRECTEUR, remarquant ce regard, bas, au Fils, avec uneappréhension grandissante. – La petite fille&|160;?

&|160;

LE FILS, regardant devant lui, dans la salle. – Là,dans le bassin…

&|160;

LE PÈRE, qui est toujours par terre, montrant la Mère avecpitié. – Et elle le suivait, monsieur&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, anxieusement, au Fils. – Et alors,vous&|160;?

&|160;

LE FILS, lentement, toujours sans regarder devant lui.– Je suis accouru&|160;; je me suis précipité pour la repêcher…Mais, soudain, je me suis arrêté, parce que derrière ces arbres, jevenais de voir une chose qui m’a glacé&|160;: ce garçon, ce garçonqui était là, immobile, regardant avec des yeux de fou sa petitesœur noyée dans le bassin. (La Belle-fille, qui est restéepenchée près du bassin pour cacher la Fillette, répond comme unécho venu du fond de celui-ci en sanglotant éperdument.) J’aifait mine de m’approcher&|160;; et alors…

&|160;

Un coup de revolver retentit derrière les arbres, là oùl’Adolescent est resté caché.

&|160;

LA MÈRE, poussant un cri déchirant et accourant avec le Filset tous les Acteurs, au milieu de l’émotion générale. – Monfils&|160;! Mon fils&|160;! (Et puis au milieu de la confusionet des cris décousus des autres&|160;:) Au secours&|160;! Ausecours&|160;!

&|160;

LE DIRECTEUR, au milieu des cris, essayant de se frayer unpassage, cependant que l’Adolescent, soulevé par la tête et lespieds, est transporté derrière la toile de fond blanche. – Ils’est blessé&|160;? il s’est vraiment blessé&|160;?

&|160;

Tous, à l’exception du Directeur et du Père toujours parterre près du petit escalier, ont disparu derrière la toile de fondet y resteront un instant, chuchotant avec angoisse. Puis, venantd’un côté et de l’autre de la toile de fond, les Acteurs reviennenten scène.

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE FÉMININ, rentrant par la droite,douloureusement. – Il est mort&|160;! Le pauvre garçon&|160;!Il est mort&|160;! Oh, quelle histoire&|160;!

&|160;

LE GRAND PREMIER RÔLE MASCULIN, rentrant par la gauche,riant. – Mort&|160;? Mais non&|160;! C’est de lafiction&|160;! de la fiction&|160;! Ne vous y laissez pasprendre&|160;!

&|160;

D’AUTRES ACTEURS, rentrant par la droite. – De lafiction&|160;? Une réalité&|160;! une réalité&|160;! Il estmort&|160;!

&|160;

D’AUTRES ACTEURS, rentrant par la gauche. – Non&|160;!C’est de la fiction&|160;! De la fiction&|160;!

&|160;

LE PÈRE, se relevant et criant au milieu d’eux. –Qu’est-ce que vous me racontez avec votre fiction&|160;! C’est uneréalité, mesdames et messieurs&|160;! une réalité&|160;!

&|160;

Et lui aussi disparaît, désespéré, derrière la toile defond.

&|160;

LE DIRECTEUR, qui en a assez. – Fiction&|160;!réalité&|160;! Allez au diable, tous autant que vous êtes&|160;!Lumière&|160;! Lumière&|160;! Lumière&|160;! (Soudain, leplateau du théâtre et la salle du théâtre tout entière sont inondésd’une très vive lumière. Le Directeur respire, comme libéré d’uncauchemar, et ils se regardent tous dans les yeux, indécis ettroublés.) Ah&|160;! C’est bien la première fois qu’unepareille chose m’arrive&|160;! Ils m’ont fait perdre unejournée&|160;! (Consultant sa montre&|160;:) Vous pouvezvous en aller&|160;! Qu’est-ce que vous voudriez qu’on fassemaintenant&|160;? Il est trop tard pour reprendre la répétition. Àce soir&|160;! (Et aussitôt que les Acteurs sont partis, aprèslui avoir dit au revoir&|160;:) Eh, électro, éteinstout&|160;! (Il n’a pas fini de dire cela que, pendant uninstant, le théâtre est plongé dans la plus complèteobscurité.) Oh, quoi, bon Dieu&|160;! Laisse-moi au moins unservice, que je voie où je mets les pieds&|160;!

&|160;

Sur-le-champ, comme par une erreur de manœuvre, s’allumederrière la toile de fond un projecteur vert qui fera apparaître,grandes et nettes, les ombres des Personnages, moins celles del’Adolescent et de la Fillette. À cette vue, le Directeur s’enfuitdu plateau en courant, terrifié. Simultanément le projecteur verts’éteint et l’effet de nuit précédent est redonné sur le plateau.Lentement, entrant par le côté droit de la toile de fond, apparaîtd’abord le Fils, suivi de la Mère tendant les bras vers lui&|160;;puis, entrant par la gauche, le Père. Ils s’arrêtent à peu près ausecond plan, restant là comme des formes de rêve. La Belle-fillequi paraît en dernier, venant de la gauche, se dirige en courantvers l’un des petits escaliers&|160;: elle s’arrête un instant surla première marche pour regarder les trois autres Personnages etéclate d’un rire strident&|160;; après quoi elle se précipite dansla salle par le petit escalier&|160;; elle parcourt rapidementl’allée centrale, s’arrête une fois encore et rit de nouveau enregardant les trois Personnages restés sur le plateau, puis ellequitte la salle et l’on entendra encore, venant du foyer, son rire.Et, peu après, tombera le

&|160;

RIDEAU

 

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