To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 2

 

Le tableau, naturellement un peu optimiste,que traça le sympathique conférencier fut accueilli avec desmarques unanimes de satisfaction qui permirent au jeune hommed’insister, dans un langage élevé, sur l’obligation que devaients’imposer les conquérants d’amener pratiquement les indigènes à lacivilisation.

« Toute violence, dit-il, appelle laviolence : notre rôle est de persuader, d’instruire, d’éleverles esprits et les consciences : là est seulement lajustification de la conquête. »

Margaret remercia le conférencier d’un légersigne de tête : encouragé, il passa au second point de saconférence, aux renseignements recueillis sur les richessesmétalliques du pays.

Elles étaient considérables, mais difficiles àmettre en exploitation. Il fallait agir tout d’abord avec méthode,pratiquer des défrichements, ouvrir des routes.

Se tournant vers un tableau noir, il indiquapar quelques traits de craie le système orographique de l’île,montrant dans quelles directions la pénétration devaits’effectuer : et surtout il ne fallait pas perdre de vue queles solitudes étaient infestées de fauves qui, depuis des siècles,y avaient élu leur domaine.

Certes, il avait constaté l’existence deminerais précieux et rapportait la preuve qu’une explorationrégulière serait récompensée par la découverte de filons les plusriches.

Cependant… et ici il appelait toutel’attention de son auditoire sur un des faits les plus bizarresqu’il lui eût été donné de constater.

Depuis longtemps déjà, l’île était visitée pardes prospecteurs qui, hardiment, s’étaient avancés au péril de leurvie jusqu’aux régions inexplorées : plusieurs fois, ilsavaient cru toucher au but de leurs ambitions, mais leursespérances avaient été déjouées par un phénomène dont l’explicationest encore à trouver.

On sait que fort rarement l’or se trouve àl’état de pépites pures, voire même de paillettes faciles àreconnaître et à recueillir. Leur découverte sert en générald’indication pour remonter à des gisements plus importants depyrite, de quartz aurifère, de sulfures qui constituent ce que nousappellerons le stock central.

Guidés par la découverte de petites quantitésd’or libre, les prospecteurs se sont aventurés jusqu’aux sites lesplus inaccessibles du plateau central, et souvent ont reconnu aveccertitude des gisements importants.

Alors, forts de leurs constatations, ilsrevenaient vers les centres habités, avec quelques onces de poudred’or recueillie sur leur passage et qui prouvait la véracité deleur récit. Une expédition s’organisait et s’engageait dans lessolitudes montagneuses, jusqu’à la région du Mérapi… et voici oùcommence le mystère… Sur leur route, les explorateurs ne trouvaientplus que de très rares traces d’or, infinitésimales et sans valeur,et quand ils parvenaient aux gisements de pyrites ou de quartz quiavaient excité leur convoitise, – justifiée d’ailleurs parl’analyse qui avait été faite de ces matières, – ils ne setrouvaient plus en face que de masses boueuses, noirâtres, où pasune parcelle d’or ne pouvait être recueillie.

« J’ai moi-même suivi une de cesexpéditions, disait le conférencier, et chaque fois lesaffirmations des prospecteurs ont été démenties parl’événement. »

Ils arguaient cependant de leur bonne foi avecune énergie qui n’était certainement pas sans valeur ;fallait-il croire que, dans leur passion de découverte, ils eussentété les victimes d’une sorte de mirage ?… le jeuneconférencier n’osait se prononcer, mais ce dont il était certain,c’est que, sans s’engager à fond dans les régions inconnues, ilétait possible, facile même, de mener à bien des travaux miniersqui rémunéreraient les capitaux employés.

Son expérience de géologue lui avait démontrél’existence certaine des roches aurifères, et les graphiques, leséchantillons minéraux qu’il rapportait convaincraient les plusincrédules ; les expéditions devaient être menéesméthodiquement et non point avec les emballements auxquels selaissent entraîner des prospecteurs ignorants, qui vont au hasardet sans système scientifique.

Après la conférence, il présenterait desminerais recueillis par lui-même et qui viendraient à l’appui deses dires.

Mais, avant de terminer, il lui restait àtraiter d’une question des plus singulières, des plus graves même,puisqu’elle touchait à l’histoire de l’humanité, à son origine et àson développement.

« Tout d’abord, continua le conférencier,je dois vous faire connaître l’explication donnée par les indigènesdes insuccès des prospecteurs.

« Selon eux, ceux-ci ont bien trouvé del’or, ont bien découvert des gisements, et leur imagination aidant,les Atchés et les Battaks affirment qu’il existe, aux environs, descavernes toutes tapissées d’or pur, des aiguilles dressées sur lesroches et faites du précieux métal. Mais ces trésors sont gardéspar des êtres monstrueux qui s’efforcent de les dérober aux hommes– dont ils sont les ennemis – et si par hasard quelqu’un deshumains arrive à en constater l’existence ils les détruisent… Cesêtres mystérieux sont appelés en malais les Tang-Tomis, les Tueursd’or.

« Certes mes auditeurs comprennent,continua Leven, l’accueil incrédule que je fis à de pareilsracontars. Cependant, à bien étudier ces récits qui, différentsdans les détails, concordaient cependant sur quelques points, j’aiacquis la certitude qu’il existe sur les hauts plateaux, quiséparent du monde des fourrés impénétrables, des peuplades sansdoute peu nombreuses, mais qui présentent certainement descaractères fort intéressants… et laissez-moi dire ma pensée entoute franchise : qui constituent peut-être ce que Darwinappelait l’anneau manquant, le Missing Link, l’êtreintermédiaire entre notre ancêtre simiesque… etl’homme !… »

Ici, le conférencier fut tout à coupinterrompu :

« Ce n’est pas vrai ! L’homme nedescend pas du singe ! Darwin est un imposteur…

Très calme, presque souriant, Leven laissaitpasser l’orage, soutenu d’ailleurs par les applaudissements de lapresque unanimité de ses auditeurs.

Enfin, levant la main, il réclama le silence,et son attitude eut raison des perturbateurs.

« Messieurs, dit-il, j’admets toutes lessusceptibilités et serais au désespoir de blesser qui que ce soit.Mais je suis avant tout un homme de science et m’en tiens auxconstatations positives… Je prétends qu’il existe à Sumatra – outout au moins qu’il existait à certaine époque – des êtres qui,sans être tout à fait pareils aux hommes, cependant étaient tout àfait supérieurs aux singes… et voici ce que je vous propose.

« Mon affirmation s’appuie sur ladécouverte d’ossements que j’ai recueillis moi même à Sumatra…J’aperçois dans l’assemblée le vénérable Valtenius, notre maître àtous, le premier anatomiste du monde à qui les savants de tous lespays rendent hommage…

« Je le supplie de venir ici, auprès demoi, examiner les ossements dont je parle, et de donner sonopinion… »

Le Dr Valtenius, une vraie gloirede la science hollandaise, était d’opinions plutôtrétrogrades : il n’acceptait les idées nouvelles qu’après lesavoir passées au crible de la plus sévère critique et n’admettaitles théories de Darwin et d’Haeckel qu’avec d’importantesrestrictions.

Faire appel à ses lumières, c’était prouverson impartialité et son sincère désir de connaître toute lavérité.

Du reste, le docteur – un vieillard à longscheveux blancs – s’était levé et avait dit à haute voix :

« Jeune homme, je suis aux ordres del’assemblée : mais promettez-moi de ne point garder rancune sije détruis vos illusions…

– Maître, je vous donne ma parole d’acceptervotre opinion sans élever ici la moindre protestation…

– Bravo ! bravo ! Valtenius !…À la tribune… »

Sur un signe de Leven, des servants avaientapporté une caisse qu’ils avaient déposée sur la table. Valtenius,encore vert pour son âge, avait vivement escaladé les degrés del’estrade, impatient de connaître les termes du problème qui allaitlui être posé.

Chacun montait sur son banc pour mieux voir.Leven avait regardé Margaret et avait du remarquer sur son visageune ombre d’inquiétude ; sans doute elle avait peur que sonami fût, victime d’une déconvenue. D’un petit mouvement de main,que seule elle dut remarquer, il la rassura.

Pourtant la caisse avait été ouverte et desossements en avaient été tirés et étalés sur la table.

Leven s’était reculé pour donner auDr Valtenius toute liberté d’examen.

Celui-ci, il faut bien le dire, avait eud’abord, pendant les premiers préparatifs, un sourire dont le sensironique était intelligible pour tous. Les jeunes gens ! avecquelle facilité ils se laissent entraîner dans les champs deshypothèses ! Comme on allait faire retomber celui-ci du rêve àla réalité !…

Maintenant le silence s’était rétabli, profondet respectueux.

Or voici que le vieux docteur, au premierregard jeté sur les ossements alignés devant lui, avait laissééchapper un cri de surprise ; puis il s’était courbé, relevé,avait posé sur le lorgnon qu’il portait toujours une paire delunettes, et gesticulant, prenant un à un les objets du litige, lessoupesait, les flairait pour ainsi dire.

« C’est stupéfiant ! cria-t-ilenfin.

– Parlez, parlez ! jetèrent toutes lesvoix.

Un souffle de curiosité passait : ledémon de la science tenait toutes les âmes et serrait toutes lespoitrines…

« Une chaise ! fit Valtenius… Je nesais pas… mais l’émotion… mes jambes se dérobent sousmoi… »

Et comme on se hâtait de lui obéir, il seredressa, repoussa violemment la chaise qui dégringola, et debout,se mit à parler avec volubilité.

« Inouï ! renversant !clamait-il. Ces ossements ne sont pas d’un homme et ne sont pasd’un singe… Ah ! le cerveau… »

Il agitait au bout de ses doigts une partie deboîte crânienne qu’il faisait tourner comme un toton :

« Quelque chose comme 600 centimètrescubes de cerveau… alors qu’il n’est pas de crâne humain d’unecapacité inférieure à 11 ou 1,200 centimètres cubes… et alors, –voilà le merveilleux de l’affaire ! – alors que pas un singe,gorille, orang-outang, n’en a plus de 350 à 400 !…

« Ça, un crâne de singe, jamais !mais un crâne d’homme, pas davantage ! Ça tient à peu près lemilieu entre les deux…

« Un singe ! allons donc !voici clairement dessinées sur la face interne les circonvolutionscérébrales… et celle du langage articulé, si bien déterminée parBroca !… elle est visible, palpable… et elle n’existe pas chezles singes !…

« Et ce n’est pas le crâne d’un homme…car les races les plus inférieures n’ont pas le front bas etfuyant, cette visière frontale proéminente.

« Mais, reprenait-il en s’exaltant deplus en plus et brandissant un fémur énorme…, ça n’est pas d’unsinge… Le singe va à quatre pattes… Ceci est d’un animal à stationdroite… l’os est plus fort cependant que chez l’homme et celui quile possédait devait rudement bien grimper aux arbres !…

« Cette bête… cet homme… en vérité, je nesais quel terme employer, devait avoir une taille de 1 m 70environ… et, sac à papier ! cette dent… Vous ne me montriezpas cette dent !… et ce morceau de menton !… ce n’est pasune mâchoire de singe, cela… ni d’un homme non plus !… il n’ya pas à dire mon bel ami… cet être-là est exactement à mi-chemin del’homme et du singe !…

– L’anneau manquant ! dit une voix trèsdouce.

C’était Margaret qui, emportée parl’enthousiasme, prenait parti.

« Eh bien, tant pis ! criaValtenius… j’ai soixante-seize ans et j’en ai vu dans ma vie detoute les couleurs… eh bien !… je ne m’attendais pas, à monâge, à recevoir pareil choc en plein corps !… Ah ! jeunehomme, fit-il en tendant la main à Leven, vous pouvez vous vanterde m’avoir causé une émotion !… »

Il s’interrompit comme frappé d’une idéesubite, puis il reprit :

« Mais alors il avait peut-être raison,ce malheureux Van Kock que l’on a tant bafoué… lui qui, après unvoyage à Java, avait affirmé avoir vu… de ses yeux vu,l’anthropopithèque !…

– Ainsi, cher maître, reprit Leven, vousadmettez qu’il ait pu exister – qu’il existe peut-être des êtresintermédiaires entre l’homme et le singe ?…

– Parbleu ! si je l’admets ! à moinsd’être aveugle… ou de mauvaise foi, et je ne suis ni l’un nil’autre !…

« Tenez, j’en suis tout abasourdi !…Voyons, vous plairait-il de venir causer avec moi demainmatin ?…

– Certes, cher maître, ce sera pour moi untrès grand honneur et une joie sincère…

– À merveille ! et maintenant, pour bienprouver à tous ceux qui sont ici que je vous tiens pour mon égal enscience, – je ne veux pas dire mon supérieur, car je suismalheureusement trop vieux, – laissez-moi vousembrasser !… »

Et le brave savant déposa sur chaque joue deLeven un baiser retentissant…

Des acclamations prolongées saluèrent cet actede paternité scientifique.

Maintenant il n’était plus question d’ordre,tout le monde montait sur l’estrade et se bousculait pour voir deplus près les ossements de anthropopithèque, de l’hommesinge !…

Margaret avait entraîné sa mère. Elles’approcha de Leven et dans un élan spontané, lui tendit lamain :

« Ah ! vous ne pouvez vous doutercombien je suis heureuse ! dit-elle tout bas.

– Venez demain au laboratoire de l’Institutscientifique… je vous montrerai un document… qui, j’en suiscertain, vous intéressera beaucoup… Voulez-vous, à troisheures ?

– J’y viendrai… Seule ?

– Oui, je vous en prie… Vous déciderezvous-même des révélations que vous pourrez faire à Madame votremère. »

Cependant, l’émotion se calmait. Leven achevasa conférence, disant toute la passion scientifique dont son âmeétait remplie. Selon lui, il y avait de grands sacrifices à faire,d’énormes travaux à accomplir : mais il n’était pas douteuxque l’exploration définitive de Sumatra ne réservât à ses audacieuxconquérants de véritables triomphes, dans l’ordre scientifiquecomme dans l’ordre commercial… mais se trouverait-il des hommesassez hardis pour risquer les capitaux nécessaires…

« Monsieur Frédérik Leven, dit une voix,vous oubliez que vous appartenez à la maison Vanderheim… c’est vousdire que ces téméraires, comme vous les appelez, sont tout trouvés…et dès demain sera préparé le programme d’une expédition nouvelledont nous vous demandons d’être le chef… si du moins vous consentezà vous expatrier de nouveau…

– Oui ! oui ! cria l’auditoire. Ilfaut qu’il reparte !… Il n’a pas le droit de se dérober à sondevoir…

– Vous le voyez, fit Vanderheim, voxpopuli… vox Dei ! »

Leven reprit en souriant :

« Certes, je ne refuse pas apriori l’honorable mandat dont mon pays me veut charger… maisvous me permettrez cependant, vous mes chers patrons, et vous tousmes bons amis compatriotes, de prendre quelques jours deréflexion… »

Et il ajouta, en baissant la voix :

« Peut-être ai-je à régler quelquesquestions personnelles…

– Prenez votre temps, mon cher savant, ditVanderheim. Demain nous causerons de tout cela… mais dèsmaintenant, je le demande au docteur Valtenius, nous devons, nousaussi, au nom de notre patriotisme, assurer à la Hollande la gloiredes découvertes possibles…

– Mais… mais… certainement ! s’écria ledocteur interpellé. Ah ! si j’avais vingt ans… trente ans…cinquante ans !… Mais, sac en papier,soixante-seize !… »

Il s’arrêta brusquement :

« Hé ! hé ! fit-il en seredressant. Qui sait ? »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer