To-Ho Le Tueur d’or

Chapitre 7

 

On avait dû revenir lentement au pays desAaps.

Van Kock avait examiné la blessure du jeunehomme et avait constaté que fort heureusement la balle n’avait paspénétré dans la boite crânienne ; seulement, la plaie sansêtre profonde avait déterminé une forte hémorragie qui l’avaitgrandement affaibli.

Après un premier pansement, il avait falluprendre des précautions pour ne pas fatiguer le malade qui parfoissemblait en proie à une sorte de surexcitation évidemmentdéterminée par l’émotion que lui avait causé la vue de sescongénères.

Quand on était arrivé à la hutte, la bonne Waaavait poussé des cris de désespoir : il lui semblait encoreune fois que c’était son enfant à elle qui était frappé.

Et To-Ho lui ayant raconté ce qui s’étaitpassé, dénonçant les hommes comme les meurtriers de Go, – la bravepithèque s’exaspéra ; elle voulait courir après eux, lesatteindre, les tordre entre ses bras énormes.

Car elle éprouvait contre ces monstres unehaine, née du mal que déjà ils lui avaient fait, agrandie de celuiqu’ils venaient de faire encore en frappant cet adolescent qu’elleaimait à ce point d’oublier qu’il appartenait à l’espècemaudite.

Les autres Aaps étaient venus à la hutte deTo-Ho ; eux aussi avaient écouté son récit et avaientcompris.

Mais chez eux le sentiment éveillé était moinsde colère que de terreur.

Une épouvante les saisissait : dans leslégendes obscures que les pères transmettaient aux enfants, il yavait de très vagues souvenirs de tueries, de chasses menées contreles Aaps par les hommes qui les avaient refoulés, en fuiteséperdues, dans les solitudes où du moins ils se croyaient en paix.Tandis que Van Kock et To-Ho s’empressaient auprès du blessé, ilsse réunirent à quelque distance de le hutte et là conversèrententre eux, avec force gestes.

L’un d’eux, un vieux pithèque au poil blanchi,leur expliquait quelque chose en désignant la hutte de ses doigtscrochus : des grondements saluaient les périodes bien scandéesde son discours par des cris bizarrement modulés.

Les faces des Aaps se contractaient ; lesfemelles surtout semblait peu à peu s’irriter et monter à unparoxysme de fureur.

Mais le vieil Aap ardemment leur prêchait lapatience, du moins pour un temps. Il se frappait la poitrine quisonnait, sous son poing, comme un coffre vide, et en même tempsrelevait la tête d’un air de défi.

Rien qu’à sa pantomime, on devinait qu’ilprenait en main la cause des Aaps et qu’il répondait de tout. Onverrait bien ce que deviendrait l’affaire, dès qu’il s’enmêlerait.

Quelle affaire ?

Le vieux pithèque, un ancêtre au moinssexagénaire, était un colosse aux membres noueux, aux épaulesénormes, planté sur ses jambes arquées comme sur deux piliers.

Il frayait peu avec To-Ho, comme si, entre euxdeux, il avait existé une sourde rivalité.

Le fait est que naguère, Rô-Ka – c’était lenom de cet Aap – avait prétendu disputer Waa, alors très jeune, àTo-Ho, qu’elle avait choisi pour compagnon.

Il y avait eu combat, Rô-Ka avait étévaincu.

Vingt années s’étaient passées depuislors : mais chez ces êtres encore plus près que l’homme del’animalité, les rancunes étaient tenaces. Peut-être allait-iltrouver enfin l’occasion d’assouvir une vengeance qui couvaitdepuis si longtemps. Les autres n’étaient que des faibles, desbrutes ignorantes, toutes prêtes à se laisser mener, selon lapassion de l’heure.

Cependant Van Kock, habilement, pansait lablessure de George et rassurait Waa. C’était en somme une contusionsans gravité : quelques compresses d’une herbe saine, durepos, et il n’y paraîtrait plus.

Du reste, voici que déjà il revenait à lui,et, ne se rendant pas exactement compte de ce qui s’était passé,croyait sortir d’un mauvais rêve.

Van Kock, prudemment, réveillait sessouvenirs : et George fondit en larmes. C’était vrai pourtantque lui si heureux, si choyé au milieu des Aaps, si paisible entreTo-Ho et Waa, avait été traité par des frères humains comme unebête fauve.

Ils avaient voulu le tuer, et cela au momentoù, dans l’élan de son cœur, il courait au-devant d’eux, les mainsouvertes pour les serrer dans ses bras !

Ce lui était une désillusion profonde, commesi quelque chose s’était brisé en lui et, tendant la main à VanKock, il lui disait tristement :

« Il est donc bien vrai que les hommessont méchants et cruels…

– Laissez-moi seul avec lui, dit le Hollandaisà To-Ho : je saurai le calmer. »

To-Ho sortit de la hutte, pensif. Il avait dedouloureux pressentiments, et sa haute taille se courbait comme siun poids se fût alourdi sur ses épaules.

Et comme il s’éloignait, la tête baissée, sansregarder autour de lui, l’énorme silhouette de Rô-Ka se dressadevant lui.

Celui-là ne parlait que la langue fruste desAaps, s’étant refusé aux enseignements apportés par le Hollandais,sa voix était rauque, dure, jetant les monosyllabes brutalementhachées.

« To-Ho, j’ai à te parler.

– Je t’écoute…

– To-Ho, nous sommes trahis !…

– Que veux-tu dire ?

– Que les ennemis qui sont au milieu de nousveulent nous livrer…

– De quels ennemis veux-tu parler ?

– De l’étranger Van Kock… du jeuneGo !

– Ce ne sont pas des ennemis… mais desamis !…

– Tu mens ou ils te trompent… Ce sont eux quiont attiré ici les hommes pour nous traquer et nous tuer…

– Tu es fou ! C’est Van Kock qui nous adéfendus, sauvés…

– Pour mieux te tromper, pour endormir tesdéfiances…

– Mais George a été frappé…

– Les hommes ne l’ont pas reconnu pour un desleurs… ils l’ont pris pour un Aap comme toi… »

En vain To-Ho discutait : Rô-Ka necomprenait pas, ne voulait pas comprendre, et les autres, quis’étaient approchés, l’appuyaient. Maintenant c’étaient les plusstupides imaginations qui prenaient corps, qui s’affirmaient.

Pourquoi une mortalité s’était-elle abattuesur les Aaps, sinon parce que Van Kock et George, par leursmaléfices, – car ces brutes croyaient à une sorte de magie noire, –avaient empoisonné les sources, les herbes, les fruits desarbres…

Les femelles leur reprochaient la mort deleurs nouveau-nés, les mâles leur attribuaient leurs tares, leursblessures…

Et le cri s’éleva, définitif, menaçant. Ilfallait tuer Van Kock, il fallait tuer Go.

Puis on déserterait le pays : il en étaitun autre, peu éloigné, qu’ils connaissaient bien – car ilsl’avaient habité autrefois – où les solitudes étaient encore plusprofondes, les montagnes plus escarpées, où l’homme n’avait paspénétré…

Ils parlaient de Java, qui, pour eux, était levéritable Aap-Land. Ils se jetteraient à la nage, traverseraient lamer (le détroit de la Sonde), puis, longeant les côtes, ilsaborderaient sur des rives désertes d’où ils se lanceraient àtravers les forêts.

De fait, la terreur les incitait à la fuite,n’importe où. Le voisinage de l’homme – qu’ils devinaient proche,presque présent – faisait grelotter les femelles qui se perdaienten lamentations, dont s’augmentaient la peur et la fureur desAaps.

Incapables de raisonner, figée dans leur idéesimpliste, ils voulaient partir… mais auparavant ils entendaient sevenger. Et autour de To-Ho, dont l’intelligence plus ouverteappréciait leur injustice, ils se poussaient avec des grimaces etdes gestes menaçants.

Animal à peine évadés de la bestialité, To-Hoavait des rages folles : la colère montait à son énorme têteet c’était à grand’peine qu’il se contenait, sentant que d’uneseconde à l’autre les Aaps allaient le toucher.

Si une des mains brandies s’abattait sur lui,c’en était fait, l’animalité reprenait le dessus et il frappait àson tour.

Aussi il reculait pas à pas, les mâchoiresclaquantes, les poings crispés. Un nouveau cri retentit :cette fois, celui qui l’avait lancé l’accusait lui-même d’êtrepassé au parti des hommes et de trahir ses amis.

Le voyant reculer, ces lâches se croyaient lesplus forts, et, aussi ingrats que les foules humaines, voulaientprendre leur revanche de sa supériorité.

Une injure – un certain grognement qui chezles Aaps était la forme du plus violent mépris – lui futlancée.

C’en était trop : il s’arrêtabrusquement, détendant ses deux bras avec une violence de ressort,et il saisit son insulteur à la gorge et, le soulevant de terre, ille fit tourner dans l’air, atteignant de ses membres qui ballaientles Aaps groupés et furieux…

« To-Ho ! To-Ho ! cria une voixderrière lui.

C’était Van Kock qui sortait de la butte, toutjoyeux, certain maintenant de la guérison de George : il vitla terrible scène, comprit, s’élança… Les Aaps, l’apercevant, –lui, leur principal ennemi, à qui stupidement ils attribuaientleurs maux et leurs périls, – se ruèrent à se rencontre…

To-Ho lâcha celui qu’il tenait et qui allas’abattre dans un massif de lianes, et d’un bond courut au secoursde Van Kock.

Mais celui-ci, prévoyant le danger, avaitbrandi sa fameuse baguette et, devant les Aaps, sans les toucher,il faisait jaillir dans l’air un crépitement d’étincelles qui secroisaient, tourbillonnaient, mettaient devant lui une barrièreinfranchissable… Et l’émoi des Aaps fut tel que, tout à coup,désorientés, affolés, ils tournèrent le dos et s’enfuirent enpoussant des vociférations d’horreur.

Le feu d’artifice s’éteignit.

« Que se passe-t-il donc ? »demanda Van Kock à To-Ho.

Celui-ci rapidement s’expliqua :

« Bah ! fit le Hollandais en riant,ce sont de grands enfants qui se calment aussi vite qu’ilss’emportent… je me réconcilierai avec eux… »

Mais To-Ho secouait la tête. Il connaissaitses congénères : il savait avec quelles difficultés il avaitpu naguère leur faire accepter la présence parmi eux d’un homme etd’un enfant. Rô-Ka exploitait contre le Hollandais et contrelui-même le souvenir de la tragédie du défilé. En admettant qu’ilsrevinssent au calme, ce ne serait qu’hypocrisie.

« Donc, nous sommes entre deux dangers,dit Van Kock. Ici les Aaps qui nous veulent mal de mort, là-bas leshommes qui sont en chemin de pénétrer jusqu’ici. Pour moi, je ne medemande pas quel est le plus terrible… je le sais… c’estl’homme… »

À mesure qu’il vieillissait, le vieilHollandais avait plus ancrée, plus profonde la haine de sescongénères : il préférait les Aaps, avec leur sauvagerie, avecleurs animosités spontanées qu’il redoutait moins que ce qu’ilappelait les tartuferies humaines…

« Écoute, dit-il à To-Ho. Les Aaps ont eupeur et d’ici quelque temps ils se tiendront cois. De ce côté, lepéril n’est pas imminent. Il n’en va pas de même de l’autrecôté.

« La troupe qui vous a surpris, toi etGeorge, n’a pas été détruite : je connais ma race, elle nes’embarrassa pas de quelques morts et, après un désastre, n’est queplus ardente à marcher de l’avant…

« Donc, je suis convaincu que ces hommes,après quelque temps d’hésitation, se seront remis en marche, pourgagner nos montagnes… Combien sont-ils ?… Nous n’en savonsrien. Ce qu’il faut, c’est les empêcher d’avancer et leur ôter àjamais l’envie de s’aventurer dans ces pays qu’ils devront redouteret maudire…

« Je vais partir, me mettre en campagne,j’ai encore le pied sûr et la tête solide… je saurai bien découvrirle secret de cette aventure…

– Je vais avec vous, dit simplement To-Ho.

– Y penses-tu ?… Et George, et Waa !Vas-tu les laisser au pouvoir des révoltés ?…

– Nous les emmènerons, dit To-Ho.

– George ne peut encore marcher, supporter unefatigue…

– Je le porterai… »

Longtemps ils discutèrent, mais To-Ho étaittenace. Il fut convenu qu’ils attendraient deux jours, puis qu’ilsse mettraient en route avec Waa et George.

En fait, il s’agissait pour les Aaps d’unequestion de vie ou de mort. Les autres – les révoltés, comme disaitVan Kock, – avaient disparu et pendant ces quarante-huit heures onn’entendit plus parler d’eux.

À l’heure dite, le groupe se mit en route.George était déjà presque rétabli, et c’était la bonne Waa quis’était constituée son garde du corps.

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