1984 de George Orwell

CHAPITRE VI

Le café du Châtaignier était presque vide. Un rayon de soleil oblique entrait par la fenêtre et dorait la surface des tables poussiéreuses. Il était quinze heures, l’heure solitaire. Une musique métallique s’écoulait des télécrans.
Winston était assis dans son coin habituel, le regard fixé sur son verre vide. De temps en temps, il jetait un coup d’œil au large visage qui le regardait du mur d’en face, BIG BROTHER VOUS REGARDE, disait la légende.
Un garçon, sans attendre la commande, lui remplit son verre de gin de la Victoire et y fit tomber quelques gouttes, d’une autre bouteille qu’il agita, dont le bouchon était traversé par un tuyau. C’était de la saccharine parfumée au clou de girofle, spécialité du café.
Winston écoutait le télécran. Il n’en sortait pour l’instant que de la musique, mais il pouvait y avoir, d’un moment à l’autre, un bulletin spécial du ministère de la Paix. Les nouvelles du front africain étaient extrêmement alarmantes. Winston s’en était, d’une façon intermittente, inquiété tout le jour. Une armée eurasienne (l’Océania était en guerre avec l’Eurasia, l’Océania avait toujours été en guerre avec l’Eurasia) s’avançait en direction du Sud à une vitesse terrifiante. Le bulletin de midi n’avait mentionné aucune région précise, mais il était probable que l’embouchure du Congo était déjà un champ de bataille. Brazzaville et Léopoldville étaient en danger. On n’avait pas besoin de regarder une carte pour savoir ce que cela signifiait. Il n’était pas simplement question de perdre l’Afrique centrale. Pour la première fois de la guerre, le territoire de l’Océania lui-même était menacé.
Une violente émotion, pas exactement de la peur, mais une sorte d’excitation indifférenciée, s’élevait en lui comme une flamme, puis s’éteignait. Il cessa de penser à la guerre. Il ne pouvait, ces jours-là, fixer son esprit sur un sujet que pendant quelques minutes. Il prit son verre et le vida d’un trait. Il en eut, comme toujours, un frisson et même un léger haut-le-cœur. Le breuvage était horrible. Les clous de girofle et la saccharine, eux-mêmes plutôt d’un goût répugnant de remède, ne pouvaient déguiser l’odeur d’huile. Le pire de tout était que l’odeur du gin, qui ne le quittait ni jour ni nuit, était inextricablement liée dans son esprit à l’odeur de ces…
Il ne les nommait jamais, même mentalement et, autant que possible, ne se les représentait jamais. Ils étaient quelque chose dont il avait à moitié conscience, qui rôdait près de son visage, une odeur qui s’attachait à ses narines.
Comme le gin lui remontait, il rota entre des lèvres rouges. Il était devenu plus gras depuis qu’on l’avait relâché et avait retrouvé son teint – en vérité, l’avait plus que retrouvé. Ses traits s’étaient épaissis. La peau de son nez et de ses pommettes était d’un rouge vulgaire. Son crâne chauve lui-même était d’un rose trop foncé.
Un garçon, toujours sans avoir reçu d’ordres, apporta le jeu d’échecs et le Times du jour, la page tournée au problème d’échecs. Puis, voyant le verre de Winston vide, il apporta la bouteille de gin et le remplit. Il n’était pas nécessaire de donner des ordres. On connaissait ses habitudes. Le jeu d’échecs l’attendait toujours, la table du coin lui était toujours réservée. Même quand le café était plein il avait sa table pour lui seul car personne ne se souciait d’être vu assis trop près de lui. Il ne prenait même pas la peine de compter ses consommations. À intervalles irréguliers, on lui présentait un bout de papier sale qu’on disait être la note, mais il avait l’impression qu’on lui faisait toujours payer moins qu’il ne devait. Peu importait d’ailleurs que ce fût le contraire. Il possédait toujours maintenant beaucoup d’argent. Il occupait même un poste. Une sinécure, plus payée que ne l’avait été son ancien travail.
La musique du télécran s’arrêta et une voix la remplaça. Winston leva la tête pour écouter. Pas de bulletin du front, pourtant. Ce n’était qu’une brève annonce du ministère de l’Abondance. Au trimestre précédent, paraît-il, le quota du dixième plan de trois ans pour les lacets de souliers avait été dépassé de 98 pour 100.
Il examina le problème d’échecs et posa les pièces. C’était un problème qui demandait de l’astuce et mettait en jeu deux cavaliers. « Les blancs jouent et gagnent en deux coups. » Winston leva les yeux vers le portrait de Big Brother. Les blancs gagnent toujours, pensa-t-il avec une sorte de mysticisme obscur. Toujours, sans exception, il en est ainsi. Depuis le commencement du monde, dans aucun problème d’échecs les noirs n’ont gagné. Ce jeu ne symbolisait-il pas le triomphe éternel et inéluctable du Bien sur le Mal ? Le visage plein de puissance calme lui rendit son regard. Les blancs font toujours échec et mat.
La voix du télécran s’arrêta et ajouta sur un ton différent et plus grave : « Vous êtes prié d’écouter à quinze heures et demie une importante déclaration. Quinze heures et demie ! Ce sont des nouvelles de la plus grande importance. Ayez soin de ne pas les manquer. Quinze heures et demie ! » La musique métallique se fit à nouveau entendre.
Le cœur de Winston frémit. C’était le bulletin du front. Un instinct lui disait que c’étaient de mauvaises nouvelles qui arrivaient. Toute la journée, avec de petits sursauts d’excitation, la pensée d’une défaite écrasante en Afrique avait hanté son esprit. Il lui semblait voir réellement l’armée eurasienne traverser en masse la frontière jamais violée jusqu’alors et se déployer dans le sud de l’Afrique comme une colonne de fourmis. Pourquoi n’avait-on pu d’une façon ou d’une autre, les prendre à revers ? La ligne de la côte occidentale africaine se détachait nettement dans son esprit. Il prit le cavalier blanc et le déplaça sur le jeu. C’était là qu’était le bon endroit. Tandis qu’il voyait dévaler la horde noire vers le Sud, il considérait une autre force, mystérieusement rassemblée qui s’implantait sur les arrières de la première et coupait ses communications par mer et par terre.
Winston sentait que sa volonté faisait naître cette autre force. Mais il était nécessaire d’agir rapidement. S’ils obtenaient la domination de toute l’Afrique, s’ils possédaient des champs d’aviation et des bases sous- marines au Cap, ils couperaient l’Océania en deux. Cela pouvait tout signifier : la défaite, l’écrasement, le nouveau partage du monde, la destruction du Parti ! Il respira profondément. Une étrange mixture de sentiments – mais ce n’était pas à proprement parler une mixture, c’étaient plutôt des couches successives de sentiments, dont on ne pouvait dire laquelle était plus profonde –, une étrange mixture de sentiments luttait en lui.
L’accès disparut. Il remit à sa place le cavalier blanc mais ne put, pour le moment, entreprendre une étude sérieuse du problème d’échecs. Ses pensées s’égaraient de nouveau. Presque inconsciemment, il traça du doigt dans la poussière de la table :
2 + 2 = 5
– Ils ne peuvent pénétrer en vous, avait-elle dit.
Mais ils pouvaient entrer en vous. « Ce qui vous arrive ici vous marquera à jamais », avait dit O’Brien. C’était le mot vrai. Il y avait des choses, vos propres actes, dont on ne pouvait guérir. Quelque chose était tué en vous, brûlé, cautérisé.
Il avait vu Julia, il lui avait parlé. Il n’y avait aucun danger à le faire. Il savait, presque instinctivement, que le Parti ne s’intéressait plus maintenant à ses actes. Il aurait pu s’arranger pour la rencontrer une seconde fois si elle ou lui l’avait désiré. C’était réellement par hasard qu’ils s’étaient rencontrés.
Il se trouvait dans le parc, par un jour de mars froid et piquant alors que la terre est dure comme du fer, toutes les plantes semblent mortes, il n’y a nulle part de boutons, hors ceux de quelques crocus qui ont poussé plus haut que les autres plantes et sont battus par le vent. Les mains gelées et les yeux humides, il marchait à bonne allure quand il la vit à moins de dix mètres de lui. Il vit tout de suite qu’elle avait changé. En quoi ? Il ne put le définir. Ils se croisèrent presque sans se regarder, puis il se retourna et la suivit, sans grand empressement. Il savait pouvoir le faire sans danger, personne ne s’intéressait à eux. Elle ne parlait pas. Elle obliqua à travers la pelouse, comme pour essayer de se débarrasser de lui, puis parut se résigner à sa présence. Ils étaient au milieu d’un bouquet d’arbustes dépouillés de leurs feuilles, qui ne les cachaient ni ne les protégeaient du vent. Ils s’arrêtèrent. Il faisait horriblement froid. Le vent sifflait à travers les rameaux et agitait les rares crocus poussiéreux. Il lui entoura la taille de son bras.
Il n’y avait pas de télécrans, mais il pouvait y avoir des microphones cachés, en outre, on pouvait les voir. Cela n’avait pas d’importance, rien n’avait d’importance. Ils auraient pu se coucher par terre et faire cela s’ils l’avaient voulu. Winston se sentit, à cette pensée, glacé d’horreur. Julia ne réagit dans aucun sens à l’étreinte de son bras. Elle n’essaya même pas de se libérer. Il comprit alors ce qui avait changé en elle. Son visage était plus blême et une longue cicatrice, en partie cachée par les cheveux, lui traversait le front et la tempe. Mais ce n’était pas en cela qu’était le changement. C’était que sa taille avait épaissi et s’était roidie d’une façon étonnante. Il se souvint avoir une fois aidé, après l’explosion d’une bombe-fusée, à sortir un corps des décombres. Il avait été étonné, non seulement du poids incroyable de la chose, mais de sa rigidité et de la difficulté éprouvée à la manier. Cela ressemblait à de la pierre plutôt qu’à de la chair. Le corps de Julia donnait cette impression. Il sembla à Winston que la texture de sa peau devait être aussi tout à fait différente de ce qu’elle avait été.
Il n’essaya pas de l’embrasser et ils ne se parlèrent pas. Tandis qu’ils traversaient la pelouse en sens inverse, elle le regarda en face pour la première fois. Ce ne fut qu’un coup d’œil rapide, plein de mépris et de dégoût. Il se demanda si ce dégoût venait du passé ou s’il était aussi inspiré par son visage boursouflé et les larmes que le vent continuait à faire couler de ses yeux.
Ils s’assirent côte à côte sur deux chaises de fer, mais pas trop près l’un de l’autre. Il vit qu’elle allait parler. Elle avança de quelques centimètres sa chaussure grossière et écrasa du pied un rameau. Il remarqua que ses pieds semblaient s’être élargis.
– Je vous ai trahi ! dit-elle méchamment.
– Je vous ai trahie, répéta-t-il.
Elle lui jeta un autre rapide regard de dégoût.

– Parfois, dit-elle, ils vous menacent de quelque chose, quelque chose qu’on ne peut supporter, à quoi on ne peut même penser. Alors on dit : « Ne me le faites pas, faites-le à quelqu’un d’autre, faites-le à un tel. » On pourrait peut- être prétendre ensuite que ce n’était qu’une ruse, qu’on ne l’a dit que pour faire cesser la torture et qu’on ne le pensait pas réellement. Mais ce n’est pas vrai. Au moment où ça se passe, on le pense. On se dit qu’il n’y a pas d’autre moyen de se sauver et l’on est absolument prêt à se sauver de cette façon. On veut que la chose arrive à l’autre. On se moque pas mal de ce que l’autre souffre. On ne pense qu’à soi.
– On ne pense qu’à soi, répéta-t-il en écho.
– Après, on n’est plus le même envers l’autre.
– Non, dit-il, on n’est plus le même.
Il n’y avait pas, semblait-il, autre chose à dire. Le vent plaquait contre leurs corps leurs minces combinaisons. Ils furent tout de suite gênés de rester assis là, silencieux. En outre, il faisait trop froid pour demeurer immobile. Elle prétexta vaguement d’avoir à prendre le métro et se leva pour partir.
– Nous nous reverrons, dit-il.
– Oui, répondit-elle, nous nous reverrons.
Irrésolu, il la suivit un moment à un pas en arrière. Ils ne parlèrent plus. Elle n’essaya même pas réellement de se débarrasser de lui, mais avança d’un pas juste assez rapide pour éviter de se trouver de front avec lui. Il avait décidé de l’accompagner jusqu’à la station de métro, mais cette manière de traîner dans le froid lui parut soudain inutile et insupportable. Il fut pris d’un désir irrésistible, non pas tellement de s’éloigner de Julia, mais de retourner au café du Châtaignier qui ne lui avait jamais paru si attrayant qu’à ce moment. En une vision nostalgique, il se représentait sa table de coin, le journal, le jeu d’échecs et le gin coulant sans arrêt. Surtout, il y faisait chaud.
L’instant d’après, ce n’était pas absolument fortuit, il se laissa séparer d’elle par un petit groupe de gens. Il essaya sans conviction de la rattraper, puis ralentit, tourna, et prit une direction opposée.
Cinquante mètres plus loin, il se retourna. La rue n’était pas tellement encombrée. Il ne pouvait pourtant déjà plus distinguer Julia. N’importe laquelle de la douzaine de silhouettes qui se dépêchaient pouvaient être la sienne. Son corps épaissi, raidi, ne pouvait peut-être plus être reconnu de dos.
« Au moment où ça se passe, avait-elle dit, on le pense. » Il l’avait pensé. Il ne l’avait pas simplement dit. Il l’avait désiré. Il avait désiré que ce fût elle plutôt que lui qu’on livrât aux…
La musique qui s’écoulait du télécran fut changée. Il y eut une note brisée et saccadée, une note jaune. Et puis – mais peut-être n’était-ce pas réel, peut-être n’était-ce qu’un souvenir qui prenait la forme d’un son – une voix chanta :
Sous le châtaignier qui s’étale,

Je t’ai vendu, tu m’as vendue !…
Des larmes lui montèrent aux yeux. Un garçon qui passait remarqua son verre vide et revint avec la bouteille de gin.
Il prit son verre et le flaira. Le breuvage paraissait plus horrible à chaque gorgée. Mais il était devenu l’élément dans lequel il pouvait nager. C’était sa vie, sa mort, sa résurrection. C’était le gin qui, chaque soir, le plongeait dans la stupeur, c’était le gin qui, chaque matin, le faisait revivre. Quand il se réveillait, rarement avant onze heures, les paupières collées, la bouche enflammée, le dos brisé, il lui était impossible même de quitter la position horizontale, si la bouteille et la tasse n’avaient pas été placées près de son lit avant la nuit.
Il restait ensuite assis, pendant les heures du milieu du jour, le visage enluminé, la bouteille à portée de la main, à écouter le télécran.
De quinze heures à la fermeture, il était un pilier du Châtaignier. Personne ne se souciait de ce qu’il faisait. Aucun coup de sifflet ne le réveillait, aucun télécran ne le réprimandait.
Parfois, peut-être deux fois par semaine, il se rendait à un bureau poussiéreux et oublié du ministère de la Vérité et abattait un peu de travail, du moins ce que l’on appelait travail. Il avait été nommé au sous-comité d’une sous- commission qui était née d’un des innombrables comités qui s’occupaient des difficultés secondaires que l’on rencontrait dans la compilation de la onzième édition du dictionnaire novlangue. Ce sous-comité s’occupait de la rédaction de ce que l’on appelait un rapport provisoire. Mais Winston n’avait jamais pu définir avec précision ce qui était rapporté.
C’était quelque chose qui avait trait à la question de l’emplacement des virgules. Devaient-elles être placées à l’intérieur des parenthèses ou à l’extérieur ? Il y avait au comité quatre autres employés semblables à Winston. Parfois ils se rassemblaient puis se séparaient promptement en s’avouant franchement qu’il n’y avait réellement rien à faire. Mais il y avait des jours où ils s’attelaient à leur travail presque avec ardeur, faisaient un étalage extraordinaire des notes qu’ils rédigeaient, et ébauchaient de longs memoranda qui n’étaient jamais terminés ; des jours où la discussion à laquelle ils étaient censés apporter des arguments devenait tout à fait embrouillée et abstruse, provoquait de subtils marchandages sur les définitions, des digressions infinies, des querelles, des menaces mêmes d’en appeler à une autorité supérieure. Mais subitement, leur ardeur les abandonnait et, comme des fantômes qui disparaissent au chant du coq, ils restaient assis autour de la table à se regarder avec des yeux éteints.
Le télécran se tut un moment. Winston releva encore la tête. Le communiqué ! Mais non, c’était simplement la musique qui changeait. Winston avait sous les paupières la carte de l’Afrique. Le mouvement des armées formait un diagramme : une flèche noire verticale lancée à toute vitesse en direction de l’Est, à travers la queue de la première. Comme pour se rassurer, Winston leva les yeux vers l’impassible visage de l’affiche. Était-il concevable que la seconde flèche n’existât même pas ?
Son intérêt se relâcha encore. Il but une autre gorgée de gin, saisit le cavalier blanc et essaya de le déplacer. Échec et mat. Mais ce n’était évidemment pas le bon mouvement car…
Un souvenir, qu’il n’avait pas cherché, lui vint à l’esprit. Il vit une chambre éclairée par une chandelle et meublée d’un grand lit recouvert d’une courtepointe blanche. Lui, alors un garçon de neuf ou dix ans, se trouvait assis sur le parquet. Il agitait un cornet de dés et riait avec excitation. Sa mère, assise en face de lui, riait aussi. Ce devait être environ un mois avant sa disparition. C’était dans un moment de réconciliation. La faim qui rongeait son ventre était momentanément oubliée et l’affection qu’il avait portée à sa mère était revenue pour un instant.
Il se souvenait bien du jour, un jour de grêle et de pluie. L’eau ruisselait sur les vitres et, à l’intérieur, la lumière était trop faible pour permettre de lire. L’ennui des deux enfants dans la chambre sombre et étroite devint insupportable. Winston gémissait et grognait, demandait inutilement de la nourriture, s’agitait dans la pièce, déplaçait tout, frappait sur les lambris, si bien que les voisins protestèrent en cognant sur les murs, tandis que le plus jeune enfant se plaignait par intermittences.
La mère, à la fin, avait dit : « Maintenant, soyez gentils, et je vais acheter un jouet, un beau jouet, qui vous plaira. » Puis elle était allée sous la pluie à une petite boutique voisine qui vendait de tout et ouvrait encore sporadiquement. Elle revint avec une boîte de carton qui contenait un attirail d’échelles et de serpentins. Winston retrouvait encore l’odeur du carton humide. C’était un assortiment misérable. Le carton était craquelé et les minuscules dés de bois étaient si mal taillés qu’ils ne tenaient pas sur leurs côtés. Winston avait regardé le jeu d’un air maussade et sans intérêt. Mais sa mère avait alors allumé un bout de bougie et ils s’étaient assis sur le parquet pour jouer. Bientôt, Winston était follement excité et se tordait de rire à voir les puces grimper les échelles avec espoir puis glisser au bas des serpentins et revenir presque au point de départ. Ils jouèrent huit parties. Chacun en gagna quatre. Sa petite sœur, trop jeune pour comprendre le jeu, était appuyée à un traversin et riait parce que les autres riaient. Pendant un après-midi entier, ils avaient été heureux ensemble, comme dans sa première enfance.
Winston repoussa l’image de son esprit. C’était un souvenir erroné. Il était parfois troublé par des souvenirs erronés. Ils n’avaient pas d’importance, tant qu’on les prenait pour ce qu’ils étaient. Certains événements avaient eu lieu, d’autres non. Il revint au jeu d’échecs et reprit le cavalier blanc. Presque au même instant, il le laissa retomber. Il avait sursauté comme s’il avait été piqué avec une épingle. Un appel de clairon avait fait vibrer l’air. C’était le communiqué. Victoire ! L’appel du clairon annonçait toujours une victoire. Une sorte de frisson électrique se propagea dans le café. Les garçons eux-mêmes avaient sursauté et avaient dressé l’oreille.
L’appel du clairon libéra un énorme volume de bruit. Déjà, au télécran, une voix excitée parlait avec volubilité. Mais elle n’avait pas commencé que déjà elle était presque noyée par les hourras venus de l’extérieur. La nouvelle s’était, comme par magie, propagée le long de toutes les rues.
Winston pouvait entendre juste assez de ce qu’émettait le télécran pour comprendre que tout était arrivé comme il l’avait prévu. Une vaste armada transportée par mer, secrètement rassemblée, un coup soudain sur l’arrière de l’ennemi, la blanche flèche lancée à travers la queue de la noire.
Des fragments de phrases triomphantes traversaient le vacarme : « Vaste manœuvre stratégique – parfaite coordination – défaite complète – un demi-million de prisonniers – complète démoralisation – domination de toute l’Afrique – amène la guerre à une distance de sa fin que l’on peut évaluer – Victoire ! la plus grande victoire de l’Histoire de l’humanité ! Victoire ! Victoire ! Victoire ! »
Les pieds de Winston, sous la table s’agitaient convulsivement. Il n’avait pas bougé de son siège, mais en esprit il courait, il courait de toutes ses forces. Il était avec la foule au-dehors et s’assourdissait lui-même de hourras. Il regarda encore le portrait de Big Brother, le colosse qui chevauchait le monde ! Le roc contre lequel les hordes asiatiques s’écrasaient elles-mêmes en vain ! Il pensa que dix minutes auparavant – oui, dix minutes seulement – il y avait encore de l’équivoque dans son cœur alors qu’il se demandait si les nouvelles du front annonceraient la victoire ou la défaite. Ah ! C’était plus qu’une armée eurasienne qui avait péri. Depuis le premier jour passé au ministère de l’Amour, il avait beaucoup changé, mais le changement final, indispensable, qui le guérirait, ne s’était jamais jusqu’alors produit.
La voix du télécran déversait encore son histoire de prisonniers, de butin et de carnage, mais le vacarme extérieur s’était un peu apaisé. Les garçons revenaient à leur service. L’un d’eux s’approcha de Winston avec la bouteille de gin. Winston, plongé dans un rêve heureux, ne faisait aucunement attention à son verre que l’on remplissait. Il ne courait ni n’applaudissait plus. Il était de retour au ministère de l’Amour. Tout était pardonné et son âme était blanche comme neige. Il se voyait au banc des prévenus. Il confessait tout, il accusait tout le monde. Il longeait le couloir carrelé de blanc, avec l’impression de marcher au soleil, un garde armé derrière lui. La balle longtemps attendue lui entrait dans la nuque.
Il regarda l’énorme face. Il lui avait fallu quarante ans pour savoir quelle sorte de sourire se cachait sous la moustache noire. Ô cruelle, inutile incompréhension ! Obstiné ! volontairement exilé de la poitrine aimante ! Deux larmes empestées de gin lui coulèrent de chaque côté du nez. Mais il allait bien, tout allait bien.
LA LUTTE ÉTAIT TERMINÉE.
IL AVAIT REMPORTÉ LA VICTOIRE SUR LUI- MÊME.
IL AIMAIT BIG BROTHER.

APPENDICE

LES PRINCIPES DU NOVLANGUE

Le novlangue a été la langue officielle de l’Océania. Il fut inventé pour répondre aux besoins de l’Angsoc, ou socialisme anglais.
En l’an 1984, le novlangue n’était pas la seule langue en usage, que ce fût oralement ou par écrit. Les articles de fond du Times étaient écrits en novlangue, mais c’était un tour de force qui ne pouvait être réalisé que par des spécialistes. On comptait que le novlangue aurait finalement supplanté l’ancilangue (nous dirions la langue ordinaire) vers l’année 2050.
Entre-temps, il gagnait régulièrement du terrain. Les membres du Parti avaient de plus en plus tendance à employer des mots et des constructions grammaticales novlangues dans leurs conversations de tous les jours. La version en usage en 1984 et résumée dans les neuvième et dixième éditions du dictionnaire novlangue était une version temporaire qui contenait beaucoup de mots superflus et de formes archaïques qui devaient être supprimés plus tard. Nous nous occupons ici de la version finale, perfectionnée, telle qu’elle est donnée dans la onzième édition du dictionnaire.
Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée.
Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’angsoc – serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots.
Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat.
Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement pas de nom.
En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, l’appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but.
Le novlangue était fondé sur la langue que nous connaissons actuellement, bien que beaucoup de phrases novlangues, même celles qui ne contiennent aucun mot nouveau, seraient à peine intelligibles à notre époque.
Les mots novlangues étaient divisés en trois classes distinctes, connues sous les noms de vocabulaire A, vocabulaire B (aussi appelé mots composés) et vocabulaire C. Il sera plus simple de discuter de chaque classe séparément, mais les particularités grammaticales de la langue pourront être traitées dans la partie consacrée au vocabulaire A car les mêmes règles s’appliquent aux trois catégories.
Vocabulaire A. – Le vocabulaire A comprenait les mots nécessaires à la vie de tous les jours, par exemple pour manger, boire, travailler, s’habiller, monter et descendre les escaliers, aller à bicyclette, jardiner, cuisiner, et ainsi de suite… Il était composé presque entièrement de mots que nous possédons déjà, de mots comme : coup, course, chien, arbre, sucre, maison, champ. Mais en comparaison avec le vocabulaire actuel, il y en avait un très petit nombre et leur sens était délimité avec beaucoup plus de rigidité. On les avait débarrassés de toute ambiguïté et de toute nuance. Autant que faire se pouvait, un mot novlangue de cette classe était simplement un son staccato exprimant un seul concept clairement compris. Il eût été tout à fait impossible d’employer le vocabulaire A à des fins littéraires ou à des discussions politiques ou philosophiques. Il était destiné seulement à exprimer des pensées simples, objectives, se rapportant en général à des objets concrets ou à des actes matériels.
La grammaire novlangue renfermait deux particularités essentielles. La première était une interchangeabilité presque complète des différentes parties du discours. Tous les mots de la langue (en principe, cela s’appliquait même à des mots très abstraits comme si ou quand) pouvaient être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes. Il n’y avait jamais aucune différence entre les formes du verbe et du nom quand ils étaient de la même racine.
Cette règle du semblable entraînait la destruction de beaucoup de formes archaïques. Le mot pensée par exemple, n’existait pas en novlangue. Il était remplacé par penser qui faisait office à la fois de nom et de verbe. On ne suivait dans ce cas aucun principe étymologique. Parfois c’était le nom originel qui était choisi, d’autres fois, c’était le verbe.
Même lorsqu’un nom et un verbe de signification voisine n’avaient pas de parenté étymologique, l’un ou l’autre était fréquemment supprimé. Il n’existait pas, par exemple, de mot comme couper, dont le sens était suffisamment exprimé par le nom-verbe couteau. Les adjectifs étaient formés par l’addition du suffixe able au nom-verbe, et les adverbes par l’addition du suffixe ment à l’adjectif. Ainsi, l’adjectif correspondant à vérité était véritable, l’adverbe, véritablement.
On avait conservé certains de nos adjectifs actuels comme bon, fort, gros, noir, doux, mais en très petit nombre. On s’en servait peu puisque presque tous les qualificatifs pouvaient être obtenus en ajoutant able au nom-verbe.
Aucun des adverbes actuels n’était gardé, sauf un très petit nombre déjà terminés en ment. La terminaison ment était obligatoire. Le mot bien, par exemple, était remplacé par bonnement.
De plus, et ceci s’appliquait encore en principe à tous les mots de la langue, n’importe quel mot pouvait prendre la forme négative par l’addition du préfixe in. On pouvait en renforcer le sens par l’addition du préfixe plus, ou, pour accentuer davantage, du préfixe doubleplus. Ainsi incolore signifie « pâle », tandis que pluscolore et doublepluscolore signifient respectivement « très coloré » et « superlativement coloré ».
Il était aussi possible de modifier le sens de presque tous les mots par des préfixes-prépositions tels que anté, post, haut, bas, etc.
Grâce à de telles méthodes, on obtint une considérable diminution du vocabulaire. Étant donné par exemple le mot bon, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également, et, en vérité, mieux exprimé par inbon. Il fallait simplement, dans les cas où deux mots formaient une paire naturelle d’antonymes, décider lequel on devait supprimer. Sombre, par exemple, pouvait être remplacé par inclair, ou clair par insombre, selon la préférence.
La seconde particularité de la grammaire novlangue était sa régularité. Toutes les désinences, sauf quelques exceptions mentionnées plus loin, obéissaient aux mêmes règles. C’est ainsi que le passé défini et le participe passé de tous les verbes se terminaient indistinctement en é. Le passé défini de voler était volé, celui de penser était pensé et ainsi de suite. Les formes telles que nagea, donnât, cueillit, parlèrent, saisirent, étaient abolies.
Le pluriel était obtenu par l’adjonction de s ou es dans tous les cas. Le pluriel d’œil, bœuf, cheval, était, respectivement, œils, bœufs, chevals.
Les adjectifs comparatifs et superlatifs étaient obtenus par l’addition de suffixes invariables. Les vocables dont les désinences demeuraient irrégulières étaient, en tout et pour tout, les pronoms, les relatifs, les adjectifs démonstratifs et les verbes auxiliaires. Ils suivaient les anciennes règles. Dont, cependant, avait été supprimé, comme inutile.
Il y eut aussi, dans la formation des mots, certaines irrégularités qui naquirent du besoin d’un parler rapide et facile. Un mot difficile à prononcer ou susceptible d’être mal entendu, était ipso facto tenu pour mauvais. En conséquence, on insérait parfois dans le mot des lettres supplémentaires, ou on gardait une forme archaïque, pour des raisons d’euphonie.
Mais cette nécessité semblait se rattacher surtout au vocabulaire B. Nous exposerons clairement plus loin, dans cet essai, les raisons pour lesquelles une si grande importance était attachée à la facilité de la prononciation.
Vocabulaire B. – Le vocabulaire B comprenait des mots formés pour des fins politiques, c’est-à-dire des mots qui, non seulement, dans tous les cas, avaient une signification politique, mais étaient destinés à imposer l’attitude mentale voulue à la personne qui les employait.
Il était difficile, sans une compréhension complète des principes de l’angsoc, d’employer ces mots correctement. On pouvait, dans certains cas, les traduire en ancilangue, ou même par des mots puisés dans le vocabulaire A, mais cette traduction exigeait en général une longue périphrase et impliquait toujours la perte de certaines harmonies.
Les mots B formaient une sorte de sténographie verbale qui entassait en quelques syllabes des séries complètes d’idées, et ils étaient plus justes et plus forts que ceux du langage ordinaire.
Les mots B étaient toujours des mots composés. (On trouvait, naturellement, des mots composés tels que phonoscript dans le vocabulaire A, mais ce n’étaient que des abréviations commodes qui n’avaient aucune couleur idéologique spéciale.)
Ils étaient formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement prononcer. L’amalgame obtenu était toujours un nom- verbe dont les désinences suivaient les règles ordinaires. Pour citer un exemple, le mot « bonpensé » signifiait approximativement « orthodoxe » ou, si on voulait le considérer comme un verbe, « penser d’une manière orthodoxe ». Il changeait de désinence comme suit : nom- v erbe bonpensé, passé et participe passé bienpensé ; participe présent : bonpensant ; adjectif : bonpensable ; nom verbal : bonpenseur.
Les mots B n’étaient pas formés suivant un plan étymologique. Les mots dont ils étaient composés pouvaient être n’importe quelle partie du langage. Ils pouvaient être placés dans n’importe quel ordre et mutilés de n’importe quelle façon, pourvu que cet ordre et cette mutilation facilitent leur prononciation et indiquent leur origine.
Dans le mot crimepensée par exemple, le mot pensée était placé le second, tandis que dans pensée-pol (police de la pensée) il était placé le premier, et le second mot, police, avait perdu sa deuxième syllabe. À cause de la difficulté plus grande de sauvegarder l’euphonie, les formes irrégulières étaient plus fréquentes dans le vocabulaire B que dans le vocabulaire A. Ainsi, les formes qualificatives : Miniver, Minipax et Miniam remplaçaient respectivement : Minivéritable, Minipaisible et Miniaimé, simplement parce que véritable, paisible, aimé, étaient légèrement difficiles à prononcer. En principe, cependant, tous les mots B devaient recevoir des désinences, et ces désinences variaient exactement suivant les mêmes règles.
Quelques-uns des mots B avaient de fines subtilités de sens à peine intelligibles à ceux qui n’étaient pas familiarisés avec l’ensemble de la langue. Considérons, par exemple, cette phrase typique d’un article de fond du Times : Ancipenseur nesentventre Angsoc. La traduction la plus courte que l’on puisse donner de cette phrase en ancilangue est : « Ceux dont les idées furent formées avant la Révolution ne peuvent avoir une compréhension pleinement sentie des principes du Socialisme anglais. »
Mais cela n’est pas une traduction exacte. Pour commencer, pour saisir dans son entier le sens de la phrase novlangue citée plus haut, il fallait avoir une idée claire de ce que signifiait angsoc. De plus, seule une personne possédant à fond l’angsoc pouvait apprécier toute la force du mot : sentventre (sentir par les entrailles) qui impliquait une acceptation aveugle, enthousiaste, difficile à imaginer aujourd’hui ; ou du mot ancipensée (pensée ancienne), qui était inextricablement mêlé à l’idée de perversité et de décadence.
Mais la fonction spéciale de certains mots novlangue comme ancipensée, n’était pas tellement d’exprimer des idées que d’en détruire. On avait étendu le sens de ces mots, nécessairement peu nombreux, jusqu’à ce qu’ils embrassent des séries entières de mots qui, leur sens étant suffisamment rendu par un seul terme compréhensible, pouvaient alors être effacés et oubliés. La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inventer des mots nouveaux mais, les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils supprimaient par leur existence.
Comme nous l’avons vu pour le mot libre, des mots qui avaient un sens hérétique étaient parfois conservés pour la commodité qu’ils présentaient, mais ils étaient épurés de toute signification indésirable.
D’innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient.
Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrime, tandis que tous les mots groupés autour des concepts d’objectivité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse. Ce qu’on demandait aux membres du Parti, c’était une vue analogue à celle des anciens Hébreux qui savaient – et ne savaient pas grand-chose d’autre – que toutes les nations autres que la leur adoraient de « faux dieux ». Ils n’avaient pas besoin de savoir que ces dieux s’appelaient Baal, Osiris, Moloch, Ashtaroh et ainsi de suite… Moins ils les connaissaient, mieux cela valait pour leur orthodoxie. Ils connaissaient Jéhovah et les commandements de Jéhovah. Ils savaient, par conséquent, que tous les dieux qui avaient d’autres noms et d’autres attributs étaient de faux dieux.
En quelque sorte de la même façon, les membres du Parti savaient ce qui constituait une bonne conduite et, en des termes excessivement vagues et généraux, ils savaient quelles sortes d’écarts étaient possibles. Leur vie sexuelle, par exemple, était minutieusement réglée par les deux mots novlangue : crimesex (immoralité sexuelle) et biensex (chasteté).
Crimesex concernait les écarts sexuels de toutes sortes. Ce mot englobait la fornication, l’adultère, l’homosexualité et autres perversions et, de plus, la sexualité normale pratiquée pour elle-même. Il n’était pas nécessaire de les énumérer séparément puisqu’ils étaient tous également coupables. Dans le vocabulaire C, qui comprenait les mots techniques et scientifiques, il aurait pu être nécessaire de donner des noms spéciaux à certaines aberrations sexuelles, mais le citoyen ordinaire n’en avait pas besoin. Il savait ce que signifiait biensex, c’est-à-dire les rapports normaux entre l’homme et la femme, dans le seul but d’avoir des enfants, et sans plaisir physique de la part de la femme. Tout autre rapport était crimesex. Il était rarement possible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu’elle était non orthodoxe. Au-delà de ce point, les mots n’existaient pas.
Il n’y avait pas de mot, dans le vocabulaire B, qui fût idéologiquement neutre. Un grand nombre d’entre eux étaient des euphémismes. Des mots comme, par exemple : joiecamp (camp de travaux forcés) ou minipax (ministère de la Paix, c’est-à-dire ministère de la Guerre) signifiaient exactement le contraire de ce qu’ils paraissaient vouloir dire.
D’autre part, quelques mots révélaient une franche et méprisante compréhension de la nature réelle de la société océanienne. Par exemple prolealiment qui désignait les spectacles stupides et les nouvelles falsifiées que le Parti délivrait aux masses.
D’autres mots, eux, étaient bivalents et ambigus. Ils sous-entendaient le mot bien quand on les appliquait au Parti et le mot mal quand on les appliquait aux ennemis du Parti, de plus, il y avait un grand nombre de mots qui, à première vue, paraissaient être de simples abréviations et qui tiraient leur couleur idéologique non de leur signification, mais de leur structure.
On avait, dans la mesure du possible, rassemblé dans le vocabulaire B tous les mots qui avaient ou pouvaient avoir un sens politique quelconque. Les noms des organisations, des groupes de gens, des doctrines, des pays, des institutions, des édifices publics, étaient toujours abrégés en une forme familière, c’est-à-dire en un seul mot qui pouvait facilement se prononcer et dans lequel l’étymologie était gardée par un minimum de syllabes.
Au ministère de la Vérité, par exemple, le Commissariat aux Archives où travaillait Winston s’ appelait Comarch, le Commissariat aux Romans Comrom, le Commissariat aux Téléprogrammes Télécom et ainsi de suite.
Ces abréviations n’avaient pas seulement pour but d’économiser le temps. Même dans les premières décennies du XXe siècle, les mots et phrases télescopés avaient été l’un des traits caractéristiques de la langue politique, et l’on avait remarqué que, bien qu’universelle, la tendance à employer de telles abréviations était plus marquée dans les organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots : Gestapo, Comintern, Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude, au début, avait été adoptée telle qu’elle se présentait, instinctivement. En novlangue, on l’adoptait dans un dessein conscient.
On remarqua qu’en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots « communisme international », par exemple, évoquaient une image composite : Universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot
« Comintern » suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait à un objet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu’une chaise ou une table. Comintern est un mot qui peut être prononcé presque sans réfléchir tandis que Communisme International est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder, au moins momentanément.
De même, les associations provoquées par un mot comme Miniver étaient moins nombreuses et plus faciles à contrôler que celles amenées par ministère de la Vérité.
Ce résultat était obtenu, non seulement par l’habitude d’abréger chaque fois que possible, mais encore par le soin presque exagéré apporté à rendre les mots aisément prononçables.
Mis à part la précision du sens, l’euphonie, en novlangue, dominait toute autre considération. Les règles de grammaire lui étaient toujours sacrifiées quand c’était nécessaire. Et c’était à juste titre, puisque ce que l’on voulait obtenir, surtout pour des fins politiques, c’étaient des mots abrégés et courts, d’un sens précis, qui pouvaient être rapidement prononcés et éveillaient le minimum d’écho dans l’esprit de celui qui parlait.
Les mots du vocabulaire B gagnaient même en force, du fait qu’ils étaient presque tous semblables. Presque invariablement, ces mots – bienpensant, minipax, prolealim, crimesex, joiecamp, angsoc, ventresent, penséepol… – étaient des mots de deux ou trois syllabes dont l’accentuation était également répartie de la première à la dernière syllabe. Leur emploi entraînait une élocution volubile, à la fois martelée et monotone. Et c’était exactement à quoi l’on visait. Le but était de rendre l’élocution autant que possible indépendante de la conscience, spécialement l’élocution traitant de sujets qui ne seraient pas idéologiquement neutres.
Pour la vie de tous les jours, il était évidemment nécessaire, du moins quelquefois de réfléchir avant de parler. Mais un membre du Parti appelé à émettre un jugement politique ou éthique devait être capable de répandre des opinions correctes aussi automatiquement qu’une mitrailleuse sème des balles. Son éducation lui en donnait l’aptitude, le langage lui fournissait un instrument grâce auquel il était presque impossible de se tromper, et la texture des mots, avec leur son rauque et une certaine laideur volontaire, en accord avec l’esprit de l’angsoc, aidait encore davantage à cet automatisme.
Le fait que le choix des mots fût très restreint y aidait aussi. Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir.
Enfin, on espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d’aucune façon en jeu les centres plus élevés du cerveau. Ce but était franchement admis dans le mot novlangue : canelangue, qui signifie « faire coin- coin comme un canard ». Le mot canelangue, comme d’autres mots divers du vocabulaire B, avait un double sens. Pourvu que les opinions émises en canelangue fussent orthodoxes, il ne contenait qu’un compliment, et lorsque le Times parlait d’un membre du Parti comme d ’ u n doubleplusbon canelangue, il lui adressait un compliment chaleureux qui avait son poids.
Vocabulaire C. – Le vocabulaire C, ajouté aux deux autres, consistait entièrement en termes scientifiques et techniques. Ces termes ressemblaient aux termes scientifiques en usage aujourd’hui et étaient formés avec les mêmes racines. Mais on prenait soin, comme d’habitude, de les définir avec précision et de les débarrasser des significations indésirables. Ils suivaient les mêmes règles grammaticales que les mots des deux autres vocabulaires.
Très peu de mots du vocabulaire C étaient courants dans le langage journalier ou le langage politique. Les travailleurs ou techniciens pouvaient trouver tous les mots dont ils avaient besoin dans la liste consacrée à leur propre spécialité, mais ils avaient rarement plus qu’une connaissance superficielle des mots qui appartenaient aux autres listes. Il y avait peu de mots communs à toutes les listes et il n’existait pas, indépendamment des branches particulières de la science, de vocabulaire exprimant la fonction de la science comme une habitude de l’esprit ou une méthode de pensée. Il n’existait pas, en vérité, de mot pour exprimer science, toute signification de ce mot étant déjà suffisamment englobée par le mot angsoc.
On voit, par ce qui précède, qu’en novlangue, l’expression des opinions non orthodoxes était presque impossible, au-dessus d’un niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre des hérésies grossières, des sortes de blasphèmes. Il était possible, par exemple, de dire : « Big Brother est inbon. » Mais cette constatation, qui, pour une oreille orthodoxe, n’exprimait qu’une absurdité évidente par elle-même, n’aurait pu être soutenue par une argumentation raisonnée, car les mots nécessaires manquaient.
Les idées contre l’angsoc ne pouvaient être conservées que sous une forme vague, inexprimable en mots, et ne pouvaient être nommées qu’en termes très généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir. On ne pouvait, en fait, se servir du novlangue dans un but non orthodoxe que par une traduction inexacte des mots novlangue en ancilangue. Par exemple la phrase : « Tous les hommes sont égaux » était correcte en novlangue, mais dans la même proportion que la phrase : « Tous les hommes sont roux » serait possible en ancilangue. Elle ne contenait pas d’erreur grammaticale, mais exprimait une erreur palpable, à savoir que tous les hommes seraient égaux en taille, en poids et en force.
En 1984, quand l’ancilangue était encore un mode normal d’expression, le danger théorique existait qu’en employant des mots novlangues on pût se souvenir de leur sens primitif. En pratique, il n’était pas difficile, en s’appuyant solidement sur la doublepensée, d’éviter cette confusion. Toutefois, la possibilité même d’une telle erreur aurait disparu avant deux générations.
Une personne dont l’éducation aurait été faite en novlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal ou que libre avait un moment signifié libre politiquement que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à reine et à tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables.
Et l’on pouvait prévoir qu’avec le temps les caractéristiques spéciales du novlangue deviendraient de plus en plus prononcées, car le nombre des mots diminuerait de plus en plus, le sens serait de plus en plus rigide, et la possibilité d’une impropriété de termes diminuerait constamment.
Lorsque l’ancilangue aurait, une fois pour toutes, été supplanté, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était récrite, mais des fragments de la littérature du passé survivraient çà et là, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue, il était possible de les lire. Mais de tels fragments, même si par hasard ils survivaient, seraient plus tard inintelligibles et intraduisibles.
Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, à moins qu’il ne se référât, soit à un processus technique, soit à une très simple action de tous les jours, ou qu’il ne fût, déjà, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné à passer tel quel de l’ancilangue au novlangue).
En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait être entièrement traduit. On ne pouvait faire subir à la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction idéologique, c’est-à-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un passage bien connu de la Déclaration de l’Indépendance :
« Nous tenons pour naturellement évidentes les vérités suivantes : Tous les hommes naissent égaux. Ils reçoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentement des gouvernés. Lorsqu’une forme de gouvernement s’oppose à ces fins, le peuple a le droit de changer ce gouvernement ou de l’abolir et d’en instituer un nouveau. »
Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le passage d’un seul mot : crimepensée. Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu.
Une grande partie de la littérature du passé était, en vérité, déjà transformée dans ce sens. Des considérations de prestige rendirent désirable de conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en ralliant leurs œuvres à la philosophie de l’angsoc. On était en train de traduire divers auteurs comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout ce qui survivait de la littérature du passé seraient détruits.
Ces traductions exigeaient un travail lent et difficile, et on pensait qu’elles ne seraient pas terminées avant la première ou la seconde décennie du XXIe siècle.
Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires – indispensables manuels techniques et autres – qui devaient subir le même sort. C’était principalement pour laisser à ce travail de traduction qui devait être préliminaire, le temps de se faire, que l’adoption définitive du novlangue avait été fixée à cette date si tardive : 20

{1} Le novlangue était l’idiome officiel de l’Océania.

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