A B C Contre Poirot d’Agatha Christie

CHAPITRE XXIX

À SCOTLAND YARD

Nouvelle réunion.

Le sous-chef de police, l’inspecteur Crome, Poirot et moi-même.

Le sous-chef de police dit à Poirot :

— Quelle bonne inspiration vous avez eue là de vérifier les ventes de bas !

Poirot étendit les mains.

— C’était tout indiqué. Cet homme ne pouvait être un voyageur de commerce ordinaire en quête de commandes : il vendait sa marchandise directement au client.

— Êtes-vous à jour, inspecteur ?

— Je le crois. (Crome consulta un dossier.) Voulez-vous que je récapitule la situation jusqu’à cette date ?

— Je vous en prie.

— J’ai enquêté à Churston, Paignton et Torquay et j’ai dressé la liste des gens chez qui il est allé offrir des bas. Je dois reconnaître qu’il a travaillé avec ordre et méthode. Il a logé au Pitt, petit hôtel près de la gare de Torre. Il est rentré à 10 h 30 le soir même du crime. Il a pu prendre le train de 9 h 57 à Churston et arriver à Torre à 10 h 20. Personne répondant à son signalement n’a été remarqué dans le train ou aux gares, mais ce vendredi-là était le jour des régates de Dartmouth et le train était bondé depuis Kingswear. « À Bexhill, il descend sous son vrai nom à l’hôtel du Globe, offre des bas à une douzaine d’adresses, y compris Mme Barnard et le café de la Chatte Rousse ; puis il quitte l’hôtel le soir de bonne heure et arrive à Londres le lendemain matin, vers 11 h 30. À Andover, répétition des mêmes faits : il prend une chambre à l’hôtel des Plumes, offre des bas à Mme Fowler, la voisine de Mme Ascher et à une demi-douzaine d’autres personnes dans la rue. La paire achetée par Mme Ascher, et que la nièce, Mary Drower, m’a remise, est identique à celle qui a été vendue par M. Cust.

— Très bien jusque-là, observa le sous-chef de police.

— D’après les renseignements reçus, je me rendis à l’adresse donnée par Hartigan. Là, j’appris que M. Cust était parti depuis une demi-heure. On l’avait appelé au téléphone, la première fois que pareille chose lui arrivait, expliqua la logeuse.

— Un complice sans doute, suggéra le chef de la police.

— C’est peu probable, dit Poirot. Il semblerait drôle que… à moins…

Nous tournâmes tous vers lui des regards interrogateurs, mais il hocha la tête et l’inspecteur reprit :

— Après une perquisition complète dans la chambre qu’il avait occupée, il ne subsiste plus aucun doute. Je découvris une boîte de papier à lettres pareil à celui sur lequel les messages signés A.B.C. étaient écrits, quantité de bas et… au fond de l’étagère où étaient rangés les bas, un carton à peu près semblable aux autres, mais qui contenait huit guides A.B.C. des chemins de fer, tout neufs.

— La preuve flagrante, dit le sous-chef de police.

— J’ai fait une autre découverte, ajouta l’inspecteur, un accent de triomphe dans la voix, mais ce matin seulement et n’ai pas eu le temps de la comprendre dans mon rapport. Dans sa chambre, nulle trace du couteau.

— Seul un imbécile eût emporté l’arme sur lui, remarqua Poirot.

— Somme toute, n’avons-nous pas affaire à un déséquilibré ? observa l’inspecteur. Quoi qu’il en soit, je me dis qu’il aurait pu remporter le couteau chez lui, mais, comprenant le danger qu’il y avait à le garder dans sa chambre (ainsi que nous le démontre M. Poirot), il a cherché une autre cachette. Quel coin de la maison aurait-il pu choisir ? Je l’ai deviné tout de suite : le porte-manteau du vestibule. Nul ne songe, d’ordinaire, à déranger un portemanteau. Avec beaucoup de peine on l’a déplacé et… l’arme gisait là, contre le mur.

— Le couteau ?

— Le couteau ! Le sang coagulé y adhérait encore.

— Voilà du bon travail, Crome, dit le sous-chef de police, il ne nous manque plus qu’une chose.

— Quoi donc ?

— L’assassin en personne.

— Nous l’aurons. Soyez certain, répondit l’inspecteur, plein de confiance.

— Qu’en dites-vous, Monsieur Poirot ?

Poirot, tiré de sa rêverie, sursauta :

— Excusez-moi. Que disiez-vous ?

— Nous espérons que la capture d’A.B.C. n’est plus qu’une question de temps. Ne partagez-vous pas cet avis ?

— Ma foi oui, sans aucun doute.

Il paraissait si distrait que les autres le considéraient avec quelque curiosité.

— Y a-t-il quelque détail qui vous tourmente, Monsieur Poirot ?

— Oui, je cherche le pourquoi, le mobile.

— Mais, mon cher, nous avons affaire à un fou, dit le sous-chef de police.

— Je comprends le point de vue de M. Poirot, intervint Crome, venant aimablement à la rescousse. Il ne se trompe point : l’assassin agit sous l’effet d’une obsession bien définie ; nous sommes, je crois, devant un complexe d’infériorité poussé à l’extrême, associé à la manie de la persécution. Cet individu doit prendre M. Poirot pour un détective spécialement chargé de le poursuivre.

— Hum ! fit le sous-chef de police, ça c’est le jargon moderne. De mon temps, si un homme était fou, il était tout bonnement fou et nous ne recourions pas aux termes scientifiques pour atténuer sa démence. Un médecin « à la page » nous conseillerait peut-être de mettre A.B.C. dans une maison de santé, et au bout de quarante jours, il le relâcherait comme citoyen jouissant de toutes ses facultés.

Pour toute réponse, Poirot se contenta de sourire.

La séance fut levée.

— Comme vous le dites, Crome, l’arrestation de notre homme est une simple affaire de jours, observa le sous-chef de police.

— Nous l’aurions depuis longtemps pris au collet s’il n’avait des manières et un physique aussi ordinaires. Nous avons tourmenté trop de gens innocents depuis quelque temps, déclara l’inspecteur.

— Je me demande où il peut se cacher en ce moment ? dit le sous-chef de police.

CHAPITRE XXX

(Ce chapitre ne fait point partie du récit du capitaine Hastings.)

M. Cust se tenait devant la boutique d’un marchand de primeurs.

Son regard se porta de l’autre côté de la rue.

Pas d’erreur possible !

Mme Ascher, Bureau de Tabac et Journaux.

Devant la devanture vide, une pancarte avec cette inscription :

À louer.

Vide…

Personne…

— Pardon, Monsieur.

La femme du marchand de légumes essayait d’atteindre des citrons.

Cust s’excusa et se rangea de côté.

Il s’éloigna à pas lents et retourna vers la rue principale.

La situation devenait intenable… intenable, à présent qu’il ne lui restait plus un sou.

D’avoir jeûné toute la journée, cela vous rend malade et la tête vous tourne. Il s’arrêta devant un placard affiché à l’étalage d’une boutique de journaux.

Le crime d’A.B.C. L’assassin court encore. Interview de M. Hercule Poirot.

M. Cust se dit à lui-même : « Hercule Poirot. Je me demande s’il se doute… »

Il poursuivit son chemin. Il est imprudent de stationner devant cette affiche. Il pensa : « Je ne puis déambuler longtemps de ce train-là. »

Un pied devant l’autre, que c’est donc bête de marcher.

Un pied devant l’autre, simplement idiot ! Tout à fait ridicule !

L’homme n’est, à tout prendre, qu’un stupide animal !

Et lui, Alexandre-Bonaparte Cust, était stupide plus que tout autre.

Il n’avait jamais cessé de l’être. Toujours, il avait fait la risée des autres. Il ne s’en prenait qu’à lui-même. Où se rendait-il ? Devant lui, sans savoir. À bout de forces, il ne se souciait que de ses pieds. Un pied devant l’autre…

Il leva le regard. De la lumière en face de lui. Des lettres…

Poste de Police.

— Ça, c’est drôle ! dit M. Cust en ricanant. Il entra. Soudain il vacilla et piqua une tête en avant.

CHAPITRE XXXI

Hercule POIROT INTERROGE

Par une claire journée de novembre, le docteur Thompson et l’inspecteur chef Japp rendirent visite à Poirot pour lui communiquer le résultat de l’instruction judiciaire sur le cas d’Alexandre-Bonaparte Cust.

Souffrant d’une légère bronchite, Poirot n’avait pu y assister. Fort heureusement, il n’insista pas pour que je lui tinsse compagnie.

— On fera passer Cust en jugement et on lui assignera d’office un avocat, annonça Japp.

— La procédure est-elle bien régulière ? demandai-je. Il me semblait qu’un prisonnier avait le choix de son défenseur.

— C’est la coutume, dit Japp. Le jeune Lucas se targue d’expédier l’affaire en vitesse. N’oublions pas qu’il débute au barreau. La folie est la seule circonstance atténuante qu’il puisse plaider.

Poirot haussa les épaules.

— On n’acquitte pas un fou, et le fait de languir en prison aussi longtemps qu’il plaît à Sa Majesté me paraît à peine préférable à la mort.

— Sans doute Lucas entrevoit-il une chance, dit Japp. Si son client peut fournir un solide alibi pour le crime de Bexhill, toute l’accusation tombe d’un coup. Il ne se rend pas compte de la gravité de l’affaire. Ce Lucas recherche l’originalité. Il est jeune et veut étonner son public.

Poirot se tourna vers Thompson.

— Quelle est votre opinion, docteur ?

— Sur Cust ? Ma parole, je ne sais qu’en penser. Il joue remarquablement bien à l’homme doué de toute sa raison. En tout cas, c’est un épileptique.

— Le dénouement m’a fort surpris, observai-je.

— Vous voulez parler de sa chute suivie d’accès dans le commissariat d’Andover ? On n’aurait pu inventer une fin plus tragique à cet horrible drame. A.B.C. a toujours su ménager ses effets.

— Est-il possible de commettre un crime à son insu ? demandai-je. Ses protestations ont un tel accent de sincérité !

Le docteur Thompson sourit.

— Ne vous laissez pas prendre à ces déclamations théâtrales : « Je le jure devant Dieu ! » Selon moi, Cust sait pertinemment qu’il a commis ces meurtres.

— Quand ils nient avec tant de force, je doute de leur innocence, déclara Crome.

— Quant à la question que vous venez de me poser, poursuivit Thompson, il est admis qu’un épileptique en état de somnambulisme commette un acte sans s’en rendre compte. Mais, en général, un tel acte « ne doit pas être en contradiction avec la volonté du sujet en état de veille ».

Il se lança dans une dissertation sur le grand et le petit mal et, en toute franchise, je finis par tout embrouiller, comme cela se produit d’ordinaire lorsque j’entends un technicien pérorer sur un sujet qu’il connaît à fond.

— Toutefois, conclut-il, je refuse de croire que Cust a commis ces crimes sans le savoir. On pourrait à la rigueur soutenir cette thèse si les lettres n’existaient point. Les lettres démolissent cette hypothèse parce qu’elles démontrent la préméditation et une lente préparation de chaque assassinat.

— Nous n’avons toujours aucune explication concernant les lettres, dit Poirot.

— Cela vous tracasse ?

— Naturellement… puisqu’elles m’étaient adressées. Cust persiste dans son mutisme à leur sujet. Tant que je ne saurai pas à quoi m’en tenir sur cette question, je ne jugerai pas l’affaire entièrement résolue.

— Oui… je saisis votre point de vue. N’avez-vous aucune raison de soupçonner que cet individu ait déjà eu affaire avec vous ?

— Aucune.

— Permettez-moi une suggestion. Votre nom !

— Mon nom ?

— Oui. Cust porte le fardeau – sans doute par suite d’un caprice de sa mère – de deux prénoms extrêmement pompeux : Alexandre et Bonaparte. Vous voyez d’ici les complications ? Alexandre, l’homme imbattable qui craint de n’avoir plus de terre à conquérir… Bonaparte, le grand empereur… Notre homme cherche un adversaire à sa hauteur. Et il trouve qui ? Hercule, Hercule le fort.

— Votre raisonnement est très suggestif, docteur.

— Oh ! ce n’est qu’une idée à moi. Je dois rentrer, au revoir.

Le médecin s’en alla. Japp demeura avec nous.

— Cet alibi vous gêne beaucoup ? demanda Poirot.

— Certes, admit l’inspecteur. Sachez que je n’y crois pas, parce que je sais qu’il ne peut exister. Mais il sera difficile à démolir. Ce Strange est un fichu bonhomme.

— Comment est-il physiquement ?

— C’est un individu d’une quarantaine d’années, un ingénieur des mines qui professe une très haute opinion de sa personne. Avant son départ pour le Chili, il a voulu être interrogé, espérant que tout serait réglé en un tournemain.

— J’ai rarement rencontré de type aussi infatué de lui-même, dis-je.

— Le genre de phénomène qui ne reconnaît jamais une erreur, dit Poirot pensivement. Je vois ça d’ici.

— Pour rien au monde, il ne démordra de ce qu’il a déjà dit. Il affirme avoir lié conversation avec Cust à Eastbourne, à l’hôtel Whitecross, dans la soirée du 24 juin. Se sentant seul et désirant un peu de société, il s’est approché de Cust. Celui-ci s’est révélé un auditeur des plus agréables. Après le dîner, les deux hommes ont joué aux dominos. Strange raffole de ce jeu et il fut ravi de rencontrer en Cust un excellent partenaire. L’étonnant, c’est qu’on puisse aimer ce jeu au point de s’y adonner quatre heures de suite. C’est ce qui arriva pour nos deux gaillards. Cust désirait se retirer, mais Strange ne voulait rien entendre, et ils ne se séparèrent pas avant minuit dix. Or, si Cust se trouvait à l’hôtel Whitecross d’Eastbourne à minuit dix, il ne pouvait raisonnablement rôder sur la plage de Bexhill et étrangler Betty Barnard entre minuit et une heure de ce même matin.

— Cela semble invraisemblable, en effet, dit Poirot. Décidément, le problème donne à réfléchir.

— Crome y perd son grec et son latin, observa Japp.

— Et ce dénommé Strange se montre très affirmatif ?

— Il s’obstine dans ses déclarations, et impossible d’y découvrir une faille. Mettons que Strange se trompe et que cet individu ne soit point Cust : pourquoi aurait-il emprunté ce nom ? D’autre part, la signature sur le registre de l’hôtel est bien celle de Cust. Vous ne sauriez prétendre qu’il s’agit d’un complice. Un fou homicide n’a point de complice ! La jeune fille est-elle morte plus tard ? La déclaration du médecin est des plus positives. En outre, il aurait bien fallu un certain temps à Cust pour sortir de l’hôtel d’Eastbourne et se rendre à Bexhill, à environ vingt kilomètres de distance, sans se faire voir.

— Oui, c’est bien compliqué, admit Poirot.

— Strictement parlant, nous ne devrions attacher aucune importance à la déposition de Strange. Cust est bien le coupable dans le meurtre de Doncaster : sa veste tachée de sang et le couteau ne laissent pas l’ombre d’un doute là-dessus. Avec de telles preuves, un jury ne saurait prononcer un verdict d’acquittement. Cust a donc sur la conscience le crime de Doncaster, celui de Churston et celui d’Andover. C’est certainement lui qui a commis l’assassinat de Bexhill. Mais je ne vois pas comment !

Il hocha la tête et se leva.

— À votre tour, Monsieur Poirot, dit-il. Crome n’y voit goutte. Faites fonctionner ces fameuses petites cellules grises de votre cerveau dont vous parliez tant autrefois, et montrez-nous comment Cust a perpétré le meurtre de Bexhill.

Japp prit congé et s’en alla.

— Eh bien, mon cher Poirot, les petites cellules grises sont-elles, cette fois encore, à hauteur de leur tâche ?

Poirot répondit à ma question par une autre question.

— Dites-moi, Hastings, considérez-vous cette affaire comme terminée ?

— Ma foi, oui. Nous tenons le coupable et possédons les preuves de sa culpabilité. Il nous manque seulement quelques détails.

Poirot secoua le chef.

— L’affaire est terminée ! L’affaire ! Vous allez vite en besogne, Hastings ; l’affaire, c’est l’homme. Et tant que nous ne connaîtrons pas tout ce qui concerne cet homme, le mystère s’épaissira davantage. Ne chantons pas victoire parce que nous l’avons emprisonné.

— Nous sommes pourtant suffisamment renseignés sur son compte !

— Autant dire que nous ne savons rien ! Nous connaissons l’heure de sa naissance, nous savons qu’il a fait la guerre, qu’il a reçu une légère blessure à la tête et qu’il a été renvoyé de l’armée pour cause d’épilepsie. Nous savons qu’il loge chez Mme Marbury depuis environ un an, qu’il menait une existence tranquille et solitaire, et appartenait à cette catégorie d’individus auxquels personne ne fait attention. Nous savons également qu’il pratiqua adroitement une série de meurtres, tua sans pitié et discrimination, mais commit quelques énormes bévues. Nous savons aussi que, par bonté d’âme, il ne laissa point accuser un autre à sa place. S’il avait voulu continuer sans se faire prendre, rien ne l’empêchait de laisser un autre endosser le châtiment de ses crimes. À présent, comprenez-vous, Hastings, que cet homme est un abîme de contradictions ? La stupidité et la ruse, la cruauté et la générosité. Il s’agit de découvrir le facteur principal qui concilie cette double nature.

— Ah ! si vous le traitez du point de vue psychologique !

— N’ai-je pas, dès le début, essayé de percer l’âme de ce criminel ? J’avoue que je ne la connais pas encore. Hastings, je suis fort embarrassé.

— L’amour du pouvoir…, commençai-je.

— Oui, cela explique pas mal de choses, mais ne me satisfait pas entièrement. Je voudrais savoir pourquoi il a commis ces meurtres, et pourquoi il a choisi telle et telle victime.

— Par ordre alphabétique…

— Betty Barnard est-elle la seule personne de Bexhill dont le nom commence par un B ? Betty Barnard… J’ai mon idée là-dessus… Mais alors…

Il garda un moment le silence. Je ne lui posai aucune question.

À la vérité, je finis par m’endormir.

Lorsque je m’éveillai, je sentis la main de Poirot sur mon épaule.

— Mon cher Hastings, disait-il d’une voix affectueuse, mon bon génie…

Je demeurai confus devant cette soudaine marque d’estime.

— Vous me portez chance, mon ami, insista Poirot. Votre présence m’inspire.

— Comment ai-je pu vous inspirer cette fois ? lui demandai-je.

— Tandis que je m’interrogeais en moi-même, il m’est revenu à l’esprit une réflexion que vous avez formulée devant moi, une de ces remarques éblouissantes. Ne vous ai-je pas dit une fois que vous aviez le don de voir ce qui crève les yeux ? C’est l’évidence même que j’ai laissée au second plan jusqu’ici.

— Rappelez-moi cette éblouissante remarque, je vous prie.

— Maintenant, tout m’apparaît clair comme le jour, je trouve des réponses à toutes mes questions. Pourquoi Mme Ascher, Sir Carmichael Clarke, le meurtre de Doncaster, et, en suprême ressort, Hercule Poirot ?

— Auriez-vous la bonté d’éclairer ma lanterne ?

— Pas pour l’instant. J’ai d’abord besoin de quelques renseignements, qui me seront fournis par notre « légion spéciale ». Ensuite, dès que j’aurai la réponse à une certaine question, j’irai voir A.B.C. Enfin, nous nous trouverons face à face. A.B.C. et Hercule Poirot, les deux adversaires.

— Et alors ?

— Alors, nous parlerons ! Sachez, Hastings, qu’il n’est rien de plus dangereux que la conversation pour celui qui veut dissimuler quelque chose. Un vieux philosophe français m’a dit un jour que la conversation est une invention humaine destinée à empêcher l’homme de penser. C’est aussi un moyen infaillible de découvrir ce qu’il cherche à cacher. L’être humain, Hastings, ne sait résister au plaisir de parler de lui, d’exprimer sa personnalité et la conversation lui en offre une occasion unique.

— Qu’attendez-vous de Cust ?

Hercule Poirot sourit.

— Un mensonge… un mensonge qui me révélera toute la vérité !

CHAPITRE XXXII

ET ON ATTRAPE UN RENARD

Durant les jours suivants, Poirot parut très affairé. Il fit de mystérieuses absences, parla peu, plissa souvent le front et refusa énergiquement de satisfaire ma curiosité naturelle au sujet de cette étincelante perspicacité, que, selon lui, j’avais déployée à mon insu.

Je lui tenais un peu rigueur de ne point m’inviter à l’accompagner dans ses allées et venues énigmatiques.

Cependant, vers la fin de la semaine, il me fit part de son intention de se rendre à Bexhill et dans les environs, et me pria de l’escorter. Inutile de dire que j’acquiesçai avec empressement.

L’invitation, je le sus après, ne se bornait pas à ma seule personne : les membres de la « légion spéciale » furent également conviés à cette expédition.

L’attitude de Poirot ne laissa pas non plus de les intriguer. Toutefois, dans la soirée de ce même jour, je pus me former une idée du dessein que poursuivait Poirot.

Sa première visite fut pour M. et Mme Barnard. La vieille femme lui fit un récit exact de sa rencontre avec M. Cust. Elle lui donna l’heure de son passage et répéta les paroles qu’il avait prononcées. Ensuite, Poirot se rendit à l’hôtel où était descendu Cust et se fit raconter en détail le départ de ce personnage. Autant que j’en pus juger, il ne recueillit aucun fait nouveau et, pourtant, il paraissait très satisfait de sa démarche.

Après quoi, il se fit conduire sur la plage, à l’endroit où l’on découvrit le cadavre de Betty Barnard. Pendant quelques minutes, il marcha en décrivant des cercles et examina d’assez près les galets de la grève. Je ne comprenais pas l’intérêt de pareille tactique, étant donné que la mer recouvre cet endroit deux fois par jour.

Cependant, je sais par expérience que les moindres actes de Poirot – aussi énigmatiques qu’ils paraissent – sont toujours inspirés par la réflexion.

Il se dirigea ensuite de la plage vers l’endroit le plus proche où l’on peut parquer une voiture. De là, il se rendit à l’emplacement où stationnent les autobus d’Eastbourne avant de quitter Bexhill.

Enfin, il nous fit tous entrer au café de la Chatte Rousse, où un thé plutôt éventé nous fut servi par une serveuse bien en chair, Milly Higley.

Dans un style très fleuri, Poirot félicita l’accorte fille sur la forme de ses chevilles.

— Les jambes des Anglaises sont toujours trop minces ! Tandis que les vôtres, mademoiselle, sont parfaites ! Quelle ligne ! Quelles chevilles !

Milly Higley ricana de plaisir tout en le priant de cesser ses compliments. Elle savait à quoi s’en tenir sur les Français.

Poirot ne prit point la peine de réfuter son erreur quant à la nationalité que la jeune femme lui attribuait. Il se contenta de la dévorer des yeux, tant et si bien que j’en fus scandalisé.

— Et voilà ! dit Poirot. Ma mission à Bexhill est terminée. Tout à l’heure j’irai à Eastbourne, où je me livrerai à une petite enquête. Inutile de m’accompagner. En attendant, rentrons à l’hôtel et prenons un cocktail. Ce thé était abominable !

Comme nous buvions à petites gorgées notre cocktail, Franklin Clarke dit à Poirot :

— Me permettez-vous une petite remarque ? Vous essayez de détruire cet alibi, n’est-ce pas ? Je ne vois point ce qui, jusqu’ici, peut vous réjouir tant. Vous n’avez, ce me semble, recueilli aucun fait nouveau.

— C’est vrai…

— Eh bien ?

— Patience ! Tout vient à point pour qui sait attendre.

— En tout cas, vous paraissez assez satisfait de vous !

— Jusqu’alors, rien n’est venu contredire ma petite idée.

Son visage prit une expression sérieuse.

— Mon ami Hastings m’a raconté qu’étant jeune homme, il jouait un jour à un petit jeu de société appelé La Vérité. On posait à chaque joueur trois questions ; à deux d’entre elles, il était tenu de répondre franchement. Il pouvait évincer la troisième. Les questions posées étaient fort indiscrètes. Mais, tout d’abord, chacun devait jurer de dire la vérité et rien que la vérité.

Il fit une pause.

— Et alors ? demanda Megan.

— Alors, mademoiselle, moi, je voudrais aussi jouer à ce jeu. Seulement, il ne sera pas nécessaire de poser trois questions ; une seule suffira. Je vais donc poser une question à chacun de vous.

— Et nous répondrons ce qui nous plaira, dit Clarke avec impatience.

— Ah ! mais non ! Il faut que vous répondiez sérieusement. Jurez-vous de dire la vérité ?

Il parlait d’un ton si solennel que les autres, intrigués, prirent une mine grave et jurèrent tous de dire la vérité.

— Bien, dit vivement Poirot. Commençons…

— Je suis prête, dit Thora Grey.

— En la circonstance, la galanterie m’interdit d’interroger les dames les premières.

Il se tourna vers Franklin Clarke.

— Mon cher Monsieur Clarke, que pensez-vous des chapeaux portés par les dames à Ascot cette année ?

Franklin Clarke demeura interloqué.

— Est-ce une plaisanterie ?

— Pas le moins du monde.

— Sérieusement, c’est là votre question ?

— Oui.

Clarke fit une grimace.

— Ma foi, Monsieur Poirot, je n’ai pas assisté aux courses d’Ascot, mais, d’après les photographies publiées dans les journaux, les chapeaux portés par les femmes à Ascot me semblent encore plus comiques que ceux qu’elles arborent ordinairement.

— Ridicules ?

— Tout à fait ridicules.

Poirot sourit et se tourna vers Donald Fraser.

— À quelle époque avez-vous pris vos vacances cette année, Monsieur ?

Ce fut au tour de Fraser d’ouvrir de grands yeux.

— Mes vacances ? Pendant les deux premières semaines d’août.

Ses traits se crispèrent soudain. Je compris que cette question venait de lui rappeler la perte de la jeune fille qu’il aimait.

Poirot ne parut point attacher d’importance à la réponse. Se tournant vers Thora Grey, il l’interrogea d’une voix plus dure.

— Mademoiselle, à la mort de Lady Clarke, auriez-vous épousé Sir Carmichael s’il vous l’avait proposé ?

La jeune fille sursauta :

— Comment osez-vous me poser une pareille question ? C’est une… une infamie !

— Peut-être. Mais vous avez juré de dire la vérité. Est-ce oui ou non ?

— Sir Carmichael s’est toujours montré extrêmement bon envers moi. Il me traitait comme sa propre fille, et, en retour, je lui témoignais des sentiments de gratitude et d’affection filiale.

— Excusez-moi, mais ce n’est pas là une réponse. Mademoiselle, est-ce oui ou non ?

Elle hésita.

— C’est non !

Poirot ne fit aucun commentaire.

— Merci, mademoiselle.

Il s’adressa à Megan Barnard. Le visage pâle et la respiration haletante, elle semblait prête à affronter une terrible épreuve.

La voix de Poirot retentit comme le claquement d’un fouet.

— Mademoiselle, quel résultat espérez-vous de mon enquête ? Oui ou non, désirez-vous que je découvre la vérité ?

Elle rejeta fièrement la tête en arrière. J’étais à peu près sûr de ce qu’elle allait dire. Megan professait une passion fanatique pour la vérité.

Sa réponse, claire et nette, me stupéfia.

— Non !

Tous, nous sursautâmes. Poirot se pencha vers elle et étudia son expression.

— Mademoiselle Megan, lui dit-il, libre à vous de ne pas souhaiter la révélation de la vérité, mais, du moins, vous avez le courage de votre opinion.

Il se dirigea vers la porte, puis, se ravisant, il se retourna et posa une question à Mary Drower.

— Dites-moi, mon enfant, avez-vous un amoureux ?

Mary, qui, jusque-là, avait eu l’air craintive, parut étonnée et piqua un fard.

— Oh ! Monsieur Poirot, je… je n’en suis pas certaine.

Il sourit.

— Alors, c’est bien, mon enfant.

Puis, me cherchant du regard, il me dit :

— Venez, Hastings, nous allons à Eastbourne.

La voiture nous attendait. Bientôt nous filions le long de la côte et gagnions Eastbourne par Pevensey.

— Il ne servirait à rien de vous interroger, mon cher Poirot ?

— Pas pour le moment. Contentez-vous de tirer les conclusions d’après mes actes.

Je retombai dans le silence.

Poirot, l’air très satisfait de lui-même, chantonnait. Comme nous passions à Pevensey, il exprima le désir de s’arrêter pour jeter un coup d’œil au château.

En retournant vers la voiture, nous fîmes une pause afin de regarder un groupe d’enfants qui dansaient en rond et chantaient de leurs voix aiguës…

— Voulez-vous me dire ce qu’ils chantent, Hastings ? Je ne puis saisir les paroles.

Je prêtai l’oreille et finis par comprendre le sens du refrain.

… J’attrape un renard Je l’enferme dans un placard, Et ne le laisse plus sortir.

— J’attrape un renard, je l’enferme dans un placard et ne le laisse plus sortir ! répéta Poirot.

Son visage se rembrunit aussitôt.

— Ça, c’est abominable, Hastings ! (Il se tut pendant quelques instants.) Chassez-vous le renard par ici ?

— Pas moi. Je n’ai jamais pu me permettre un tel luxe, et je ne crois pas qu’on chasse beaucoup dans cette région.

— Je voulais dire en Angleterre. Un drôle de sport ! On attend à l’entrée du gîte, puis taïaut, taïaut ! et la course commence, à travers champs, par-dessus les haies et les fossés, et le renard détale, parfois il revient sur ses pas… mais les chiens ne lâchent pas sa piste, finissent par l’attraper et il meurt. Quel sport cruel !

— Cela paraît cruel en effet, mais en réalité…

— Le renard s’amuse ? Ne dites pas de bêtises, mon ami. Cependant, mieux vaut cette mort rapide et cruelle que le supplice évoqué par la ronde des enfants…

« Être enfermé dans un placard, pour toujours… Voilà bien un horrible sort !

Il hocha la tête, puis ajouta, la voix légèrement changée :

— Demain, je vais rendre visite à Cust.

Puis il dit au chauffeur :

— Nous rentrons à Londres.

— Comment, vous n’allez pas à Eastbourne ? m’écriai-je.

— Inutile. Je sais tout ce que je désirais apprendre.

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