A B C Contre Poirot d’Agatha Christie
AVANT-PROPOS
Par le Capitaine Arthur Hastings,
de l’Armée britannique.
Jusqu’alors, je n’ai rapporté que des faits dont j’ai été témoin. Par exception, je dois m’écarter cette fois de ce principe : voilà pourquoi certains chapitres de mon récit seront écrits à la troisième personne.
Néanmoins, je tiens à déclarer à mes lecteurs que je me porte garant de la véracité des incidents relatés dans lesdits chapitres. Si je me suis permis quelques licences poétiques en exprimant les pensées et les sentiments de plusieurs de mes personnages, je crois cependant n’avoir pas outrepassé les limites de la vraisemblance. Dois-je ajouter que mon ami, Hercule Poirot, a bien voulu m’accorder son entière approbation ?
Si je me suis un peu trop attardé sur les comparses qui évoluent autour de cette étrange succession de crimes, c’est qu’à mon sens, il faut toujours faire entrer en ligne de compte l’élément humain. D’autre part, l’amour peut être un sous-produit du crime, ainsi que me l’a appris Hercule Poirot en une circonstance très dramatique.
Quant à Poirot lui-même, qu’il veuille bien trouver ici le témoignage de mon admiration pour la remarquable perspicacité dont il a fait preuve dans la solution d’un problème tout à fait neuf pour lui.
CHAPITRE PREMIER
LA LETTRE
Au cours du mois de juin 1935, je débarquai en Angleterre pour y passer six mois. Comme tous les autres, nous n’avions pas échappé à la crise mondiale et, confiant notre ranch de l’Amérique du Sud à ma femme, j’étais venu régler en Europe certaines affaires personnelles.
Inutile de dire qu’une de mes premières visites fut pour mon vieil ami Hercule Poirot.
Il avait loué un appartement meublé dans une maison toute neuve, d’un style tout à fait moderne. Histoire de le taquiner, je lui reprochai d’avoir choisi cet immeuble en raison de ses lignes parfaitement géométriques.
— Je n’en disconviens pas, mon ami, avoua-t-il. Trouvez-vous donc cette symétrie déplaisante ?
Je lui répliquai que, pour mon goût, j’y voyais trop d’angles droits. Faisant allusion à une vieille plaisanterie, je lui demandai si, dans cette hôtellerie ultra-moderne, les poules pondaient des œufs carrés.
Poirot rit de bon cœur.
— Ah ! ah ! vous vous souvenez encore de cette boutade. Hélas ! non. La science n’est pas arrivée à décider les poules à se conformer au goût actuel. Les poules donnent toujours des œufs de tailles et de couleurs différentes !
J’examinai mon ami et le trouvai florissant de santé. Il avait à peine vieilli depuis notre dernière séparation.
— Poirot ? vous paraissez rutiler de santé et même rajeunir. Si la chose était possible, je dirais même que vous avez moins de cheveux gris.
Le visage de Poirot s’épanouit en un sourire.
— Pourquoi ne serait-elle pas possible ? C’est la vérité pure.
— Vous prétendez que vos cheveux noircissent au lieu de grisonner ?
— Parfaitement.
— Mais cela est scientifiquement irréalisable ?
— Pas du tout.
— En tout cas, ce phénomène me paraît extraordinaire… et contre nature.
— Comme toujours, mon cher Hastings, vous conservez un esprit candide. Les années ne vous changent pas. Un fait vous étonne, vous en donnez aussitôt la solution, sans vous en apercevoir.
Intrigué, je le regardai bien en face.
Sans prononcer une parole, il se rendit dans sa chambre à coucher et reparut avec, à la main, une bouteille qu’il me tendit.
Je la pris étonné.
Je lus :
« Revivit. Restitue à la chevelure sa nuance naturelle. Revivit n’est pas une teinture. Se fait en cinq couleurs : cendre, marron, blond vénitien, châtain et noir. »
— Poirot, m’écriai-je, vous vous teignez les cheveux ?
— Enfin ! Vous saisissez !
— Voilà donc pourquoi je vous trouve les cheveux plus noirs qu’à mon dernier séjour en Angleterre ?
— Précisément.
— La prochaine fois, lui dis-je, revenant de ma stupéfaction, vous porterez des fausses moustaches… à moins que ce ne soit déjà fait ?
Poirot se renfrogna. Il s’était toujours montré chatouilleux sur la question de ses moustaches, dont il était particulièrement fier. Mes paroles le touchèrent au vif.
— Non, non ! mon cher. Ce jour-là est encore loin, j’espère. Des fausses moustaches ! Quelle horreur !
Afin de me convaincre qu’elles lui appartenaient bien, il tira dessus d’un coup sec et vigoureux.
— À mon gré, elles sont encore magnifiques, lui dis-je.
— N’est-ce pas ? Dans tout Londres, on n’en trouverait pas de pareilles.
Je m’en félicitai intérieurement. Mais pour tout l’or du monde je n’aurais voulu froisser Poirot en lui exprimant mon opinion.
Abordant un autre sujet, je lui demandai si parfois il lui arrivait encore d’exercer sa profession.
— Je sais que vous avez pris votre retraite voilà quelques années…
— Eh oui ! Pour aller planter mes choux ! Mais que survienne un meurtre intéressant… et j’envoie la culture à tous les diables. Depuis… Vous allez me comparer, sans doute, à la prima donna arrivée en fin de carrière et qui donne et redonne sa représentation d’adieu un nombre incalculable de fois !
J’éclatai de rire.
— Pour moi, cela s’est réellement passé ainsi. Après chaque affaire, je me dis : « Enfin, voici la dernière ! » Mais, chaque fois, il surgit quelque nouveau crime ! J’avoue, mon ami, que j’aurais tort de m’en plaindre. Dès que les petites cellules grises ne s’exercent plus, elles se rouillent.
— Je comprends. Alors, vous les faites fonctionner avec modération.
— Précisément. Je fais mon choix. Aujourd’hui, Hercule Poirot ne s’occupe que de la crème des crimes.
— Et il y a eu beaucoup de crème ?
— Pas mal. Il y a quelque temps, je l’ai échappé belle.
— Un échec ?
— Non ! non ! répondit Poirot, vexé. Mais… moi… Hercule Poirot, j’ai failli être tué !
J’émis un léger sifflement.