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À Rebours

À Rebours

de Joris-Karl Huysmans

Notice

À en juger par les quelques portraits conservés au château de Lourps, la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d’athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres.Serrés, à l’étroit dans leurs vieux cadres qu’ils barraient de leurs fortes épaules, ils alarmaient avec leurs yeux fixes, leurs moustaches en yatagans, leur poitrine dont l’arc bombé remplissait l’énorme coquille des cuirasses.

Ceux-là étaient les ancêtres ; les portraits de leurs descendants manquaient ; un trou existait dans la filière des visages de cette race ; une seule toile servait d’intermédiaire, mettait un point de suture entre le passé et le présent, une tête mystérieuse et rusée, aux traits morts et tirés,aux pommettes ponctuées d’une virgule de fard, aux cheveux gommés et enroulés de perles, au col tendu et peint, sortant des cannelures d’une rigide fraise.

Déjà, dans cette image de l’un des plus intimes familiers du duc d’Épernon et du marquis d’Ô, les vices d’un tempérament appauvri,la prédominance de la lymphe dans le sang, apparaissaient.

La décadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute,suivi régulièrement son cours ; l’effémination des mâles étaitallée en s’accentuant ; comme pour achever l’œuvre des âges,les des Esseintes marièrent, pendant deux siècles, leurs enfantsentre eux, usant leur reste de vigueur dans les unionsconsanguines.

De cette famille naguère si nombreuse qu’elle occupait presquetous les territoires de l’Île-de-France et de la Brie, un seulrejeton vivait, le duc Jean, un grêle jeune homme de trente ans,anémique et nerveux, aux joues caves, aux yeux d’un bleu froidd’acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains sèches etfluettes.

Par un singulier phénomène d’atavisme, le dernier descendantressemblait à l’antique aïeul, au mignon, dont il avait la barbe enpointe d’un blond extraordinairement pâle et l’expression ambiguë,tout à la fois lasse et habile.

Son enfance avait été funèbre. Menacée de scrofules, accabléepar d’opiniâtres fièvres, elle parvint cependant, à l’aide de grandair et de soins, à franchir les brisants de la nubilité, et alorsles nerfs prirent le dessus, matèrent les langueurs et les abandonsde la chlorose, menèrent jusqu’à leur entier développement lesprogressions de la croissance.

La mère, une longue femme, silencieuse et blanche, mourutd’épuisement ; à son tour le père décéda d’une maladievague ; des Esseintes atteignait alors sa dix-septièmeannée.

Il n’avait gardé de ses parents qu’un souvenir apeuré, sansreconnaissance, sans affection. Son père, qui demeurait d’ordinaireà Paris, il le connaissait à peine ; sa mère, il se larappelait, immobile et couchée, dans une chambre obscure du châteaude Lourps. Rarement, le mari et la femme étaient réunis, et de cesjours-là, il se remémorait des entrevues décolorées, le père et lamère assis, en face l’un de l’autre, devant un guéridon qui étaitseul éclairé par une lampe au grand abat-jour très baissé, car laduchesse ne pouvait supporter sans crises de nerfs la clarté et lebruit ; dans l’ombre, ils échangeaient deux mots à peine, puisle duc s’éloignait indifférent et ressautait au plus vite dans lepremier train.

Chez les jésuites où Jean fut dépêché pour faire ses classes,son existence fut plus bienveillante et plus douce. Les Pères semirent à choyer l’enfant dont l’intelligence les étonnait ;cependant, en dépit de leurs efforts, ils ne purent obtenir qu’ilse livrât à des études disciplinées ; il mordait à certainstravaux, devenait prématurément ferré sur la langue latine, mais,en revanche, il était absolument incapable d’expliquer deux mots degrec, ne témoignait d’aucune aptitude pour les langues vivantes, etil se révéla tel qu’un être parfaitement obtus, dès qu’on s’efforçade lui apprendre les premiers éléments des sciences.

Sa famille se préoccupait peu de lui ; parfois son pèrevenait le visiter au pensionnat : « Bonjour, bonsoir, sois sage ettravaille bien. » Aux vacances, l’été, il partait pour le châteaude Lourps ; sa présence ne tirait pas sa mère de sesrêveries ; elle l’apercevait à peine, ou le contemplait,pendant quelques secondes, avec un sourire presque douloureux, puiselle s’absorbait de nouveau dans la nuit factice dont les épaisrideaux des croisées enveloppaient la chambre.

Les domestiques étaient ennuyés et vieux. L’enfant, abandonné àlui-même, fouillait dans les livres, les jours de pluie ;errait, par les après-midi de beau temps, dans la campagne.

Sa grande joie était de descendre dans le vallon, de gagnerJutigny, un village planté au pied des collines, un petit tas demaisonnettes coiffées de bonnets de chaume parsemés de touffes dejoubarbe et de bouquets de mousse. Il se couchait dans la prairie,à l’ombre des hautes meules, écoutant le bruit sourd des moulins àeau, humant le souffle frais de la Voulzie. Parfois, il poussaitjusqu’aux tourbières, jusqu’au hameau vert et noir de Longueville,ou bien il grimpait sur les côtes balayées par le vent et d’oùl’étendue était immense. Là, il avait d’un côté, sous lui, lavallée de la Seine, fuyant à perte de vue et se confondant avec lebleu du ciel fermé au loin ; de l’autre, tout en haut, àl’horizon, les églises et la tour de Provins qui semblaienttrembler, au soleil, dans la pulvérulence dorée de l’air.

Il lisait ou rêvait, s’abreuvait jusqu’à la nuit desolitude ; à force de méditer sur les mêmes pensées, sonesprit se concentra et ses idées encore indécises mûrirent. Aprèschaque vacance, il revenait chez ses maîtres plus réfléchi et plustêtu ; ces changements ne leur échappaient pas ;perspicaces et retors, habitués par leur métier à sonder jusqu’auplus profond des âmes, ils ne furent point les dupes de cetteintelligence éveillée mais indocile ; ils comprirent quejamais cet élève ne contribuerait à la gloire de leur maison, etcomme sa famille était riche et paraissait se désintéresser de sonavenir, ils renoncèrent aussitôt à le diriger sur les profitablescarrières des écoles ; bien qu’il discutât volontiers avec euxsur toutes les doctrines théologiques qui le sollicitaient parleurs subtilités et leurs arguties, ils ne songèrent même pas à ledestiner aux Ordres, car malgré leurs efforts sa foi demeuraitdébile ; en dernier ressort, par prudence, par peur del’inconnu, ils le laissèrent travailler aux études qui luiplaisaient et négliger les autres, ne voulant pas s’aliéner cetesprit indépendant, par des tracasseries de pions laïques.

Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant à peine le jougpaternel des prêtres ; il continua ses études latines etfrançaises, à sa guise, et, encore que la théologie ne figurâtpoint dans les programmes de ses classes, il complétal’apprentissage de cette science qu’il avait commencée au châteaude Lourps, dans la bibliothèque léguée par son arrière-grand-oncleDom Prosper, ancien prieur des chanoines réguliers deSaint-Ruf.

Le moment échut pourtant où il fallut quitter l’institution desjésuites ; il atteignait sa majorité et devenait maître de safortune ; son cousin et tuteur le comte de Montchevrel luirendit ses comptes. Les relations qu’ils entretinrent furent dedurée courte, car il ne pouvait y avoir aucun point de contactentre ces deux hommes dont l’un était vieux et l’autre jeune. Parcuriosité, par désœuvrement, par politesse, des Esseintes fréquentacette famille et il subit, plusieurs fois, dans son hôtel de la ruede la Chaise, d’écrasantes soirées où des parentes, antiques commele monde, s’entretenaient de quartiers de noblesse, de luneshéraldiques, de cérémoniaux surannés.

Plus que ces douairières, les hommes rassemblés autour d’unwhist, se révélaient ainsi que des êtres immuables et nuls ;là, les descendants des anciens preux, les dernières branches desraces féodales, apparurent à des Esseintes sous les traits devieillards catarrheux et maniaques, rabâchant d’insipides discours,de centenaires phrases. De même que dans la tige coupée d’unefougère, une fleur de lis semblait seule empreinte dans la pulperamollie de ces vieux crânes.

Une indicible pitié vint au jeune homme pour ces momiesensevelies dans leurs hypogées pompadour à boiseries et àrocailles, pour ces maussades lendores qui vivaient, l’œilconstamment fixé sur un vague Chanaan, sur une imaginairePalestine.

Après quelques séances dans ce milieu, il se résolut, malgré lesinvitations et les reproches, à n’y plus jamais mettre lespieds.

Il se prit alors à frayer avec les jeunes gens de son âge et deson monde.

Les uns, élevés avec lui dans les pensions religieuses, avaientgardé de cette éducation une marque spéciale. Ils suivaient lesoffices, communiaient à Pâques, hantaient les cercles catholiqueset ils se cachaient ainsi que d’un crime des assauts qu’ilslivraient aux filles, en baissant les yeux. C’étaient, pour laplupart, des bellâtres inintelligents et asservis, de victorieuxcancres qui avaient lassé la patience de leurs professeurs, maisavaient néanmoins satisfait à leur volonté de déposer, dans lasociété, des êtres obéissants et pieux.

Les autres, élevés dans les collèges de l’État ou dans leslycées, étaient moins hypocrites et plus libres, mais ils n’étaientni plus intéressants, ni moins étroits. Ceux-là étaient desnoceurs, épris d’opérettes et de courses, jouant le lansquenet etle baccara, pariant des fortunes sur des chevaux, sur des cartes,sur tous les plaisirs chers aux gens creux. Après une annéed’épreuve, une immense lassitude résulta de cette compagnie dontles débauches lui semblèrent basses et faciles, faites sansdiscernement, sans apparat fébrile, sans réelle surexcitation desang et de nerfs.

Peu à peu, il les quitta, et il approcha les hommes de lettresavec lesquels sa pensée devait rencontrer plus d’affinités et sesentir mieux à l’aise. Ce fut un nouveau leurre ; il demeurarévolté par leurs jugements rancuniers et mesquins, par leurconversation aussi banale qu’une porte d’église, par leursdégoûtantes discussions, jaugeant la valeur d’une œuvre selon lenombre des éditions et le bénéfice de la vente. En même temps, ilaperçut les libres penseurs, les doctrinaires de la bourgeoisie,des gens qui réclamaient toutes les libertés pour étrangler lesopinions des autres, d’avides et d’éhontés puritains, qu’il estima,comme éducation, inférieurs au cordonnier du coin.

Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que lemonde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles.Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui lesmêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupleravec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans unestudieuse décrépitude, aucun espoir d’adjoindre un esprit pointu etchantourné tel que le sien, à celui d’un écrivain ou d’unlettré.

Énervé, mal à l’aise, indigné par l’insignifiance des idéeséchangées et reçues, il devenait comme ces gens dont a parléNicole, qui sont douloureux partout ; il en arrivait às’écorcher constamment l’épiderme, à souffrir des balivernespatriotiques et sociales débitées, chaque matin, dans les journaux,à s’exagérer la portée des succès qu’un tout-puissant publicréserve toujours et quand même aux œuvres écrites sans idées etsans style.

Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable,à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin del’incessant déluge de la sottise humaine.

Une seule passion, la femme, eût pu le retenir dans cetuniversel dédain qui le poignait, mais celle-là était, elle aussi,usée. Il avait touché aux repas charnels, avec un appétit d’hommequinteux, affecté de malacie, obsédé de fringales et dont le palaiss’émousse et se blase vite ; au temps où il compagnonnait avecles hobereaux, il avait participé à ces spacieux soupers où desfemmes soûles se dégrafent au dessert et battent la table avec leurtête ; il avait aussi parcouru les coulisses, tâté desactrices et des chanteuses, subi, en sus de la bêtise innée desfemmes, la délirante vanité des cabotines ; puis il avaitentretenu des filles déjà célèbres et contribué à la fortune de cesagences qui fournissent, moyennant salaire, des plaisirscontestables ; enfin, repu, las de ce luxe similaire, de cescaresses identiques, il avait plongé dans les bas-fonds, espérantravitailler ses désirs par le contraste, pensant stimuler ses sensassoupis par l’excitante malpropreté de la misère.

Quoi qu’il tentât, un immense ennui l’opprimait. Il s’acharna,recourut aux périlleuses caresses des virtuoses, mais alors sasanté faiblit et son système nerveux s’exacerba ; la nuquedevenait déjà sensible et la main remuait, droite encorelorsqu’elle saisissait un objet lourd, capricante et penchée quandelle tenait quelque chose de léger tel qu’un petit verre.

Les médecins consultés l’effrayèrent. Il était temps d’enrayercette vie, de renoncer à ces manœuvres qui alitaient ses forces. Ildemeura, pendant quelque temps, tranquille ; mais bientôt lecervelet s’exalta, appela de nouveau aux armes. De même que cesgamines qui, sous le coup de la puberté, s’affament de mets altérésou abjects, il en vint à rêver, à pratiquer les amoursexceptionnelles, les joies déviées ; alors, ce fut lafin ; comme satisfaits d’avoir tout épuisé, comme fourbus defatigues, ses sens tombèrent en léthargie, l’impuissance futproche.

Il se retrouva sur le chemin, dégrisé, seul, abominablementlassé, implorant une fin que la lâcheté de sa chair l’empêchaitd’atteindre.

Ses idées de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dansune retraite, d’assourdir, ainsi que pour ces malades dont oncouvre la rue de paille, le vacarme roulant de l’inflexible vie, serenforcèrent.

Il était d’ailleurs temps de se résoudre ; le compte qu’ilfit de sa fortune l’épouvanta ; en folies, en noces, il avaitdévoré la majeure partie de son patrimoine, et l’autre partie,placée en terres, ne rapportait que des intérêts dérisoires.

Il se détermina à vendre le château de Lourps où il n’allaitplus et où il n’oubliait derrière lui aucun souvenir attachant,aucun regret ; il liquida aussi ses autres biens, acheta desrentes sur l’État, réunit de la sorte un revenu annuel de cinquantemille livres et se réserva, en plus, une somme ronde destinée àpayer et à meubler la maisonnette où il se proposait de baignerdans une définitive quiétude.

Il fouilla les environs de la capitale, et découvrit une bicoqueà vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté,sans voisins, près du fort : son rêve était exaucé ; dans cepays peu ravagé par les Parisiens, il était certain d’être àl’abri ; la difficulté des communications mal assurées par unridicule chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petitstramways, partant et marchant à leur guise, le rassurait. Ensongeant à la nouvelle existence qu’il voulait organiser, iléprouvait une allégresse d’autant plus vive qu’il se voyait retiréassez loin déjà, sur la berge, pour que le flot de Paris nel’atteignît plus et assez près cependant pour que cette proximitéde la capitale le confirmât dans sa solitude. Et, en effet,puisqu’il suffit qu’on soit dans l’impossibilité de se rendre à unendroit pour qu’aussitôt le désir d’y aller vous prenne, il avaitdes chances, en ne se barrant pas complètement la route, de n’êtreassailli par aucun regain de société, par aucun regret.

Il mit les maçons sur la maison qu’il avait acquise, puis,brusquement, un jour, sans faire part à qui que ce fût de sesprojets, il se débarrassa de son ancien mobilier, congédia sesdomestiques et disparut, sans laisser au concierge aucuneadresse.

Chapitre 1

 

Plus de deux mois s’écoulèrent avant que des Esseintes pûts’immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenay; desachats de toute sorte l’obligeaient à déambuler encore dans Paris,à battre la ville d’un bout à l’autre.

Et pourtant à quelles perquisitions n’avait-il pas eu recours, àquelles méditations ne s’était-il point livré, avant que de confierson logement aux tapissiers!

Il était depuis longtemps expert aux sincérités et auxfaux-fuyants des tons. Jadis, alors qu’il recevait chez lui desfemmes, il avait composé un boudoir où, au milieu des petitsmeubles sculptés dans le pâle camphrier du Japon, sous une espècede tente en satin rose des Indes, les chairs se coloraientdoucement aux lumières apprêtées que blutait l’étoffe.

Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se renvoyaient àperte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs roses, avaitété célèbre parmi les filles qui se complaisaient à tremper leurnudité dans ce bain d’incarnat tiède qu’aromatisait l’odeur dementhe dégagée par le bois des meubles.

Mais, en mettant même de côté les bienfaits de cet air fardé quiparaissait transfuser un nouveau sang sous les peaux défraîchies etusées par l’habitude des céruses et l’abus des nuits, il goûtaitpour son propre compte, dans ce languissant milieu, des allégressesparticulières, des plaisirs que rendaient extrêmes etqu’activaient, en quelque sorte, les souvenirs des maux passés, desennuis défunts.

Ainsi, par haine, par mépris de son enfance, il avait pendu auplafond de cette pièce une petite cage en fil d’argent où ungrillon enfermé chantait comme dans les cendres des cheminées duchâteau de Lourps; quand il écoutait ce cri tant de fois entendu,toutes les soirées contraintes et muettes chez sa mère, toutl’abandon d’une jeunesse souffrante et refoulée, se bousculaientdevant lui, et alors, aux secousses de la femme qu’il caressaitmachinalement et dont les paroles ou le rire rompaient sa vision etle ramenaient brusquement dans la réalité, dans le boudoir à terre,un tumulte se levait en son âme, un besoin de vengeance destristesses endurées, une rage de salir par des turpitudes dessouvenirs de famille, un désir furieux de panteler sur des coussinsde chair, d’épuiser jusqu’à leurs dernières gouttes, les plusvéhémentes et les plus âcres des folies charnelles.

D’autres fois encore, quand le spleen le pressait, quand par lestemps pluvieux d’automne, l’aversion de la rue, du chez soi, duciel en boue jaune, des nuages en macadam, l’assaillait, il seréfugiait dans ce réduit, agitait légèrement la cage et laregardait se répercuter à l’infini dans le jeu des glaces, jusqu’àce que ses yeux grisés s’aperçussent que la cage ne bougeait point,mais que tout le boudoir vacillait et tournait, emplissant lamaison d’une valse rose.

Puis, au temps où il jugeait nécessaire de se singulariser, desEsseintes avait aussi créé des ameublements fastueusement étranges,divisant son salon en une série de niches, diversement tapissées etpouvant se relier par une subtile analogie, par un vague accord deteintes joyeuses ou sombres, délicates ou barbares, au caractèredes oeuvres latines et françaises qu’il aimait. Il s’installaitalors dans celle de ces niches dont le décor lui semblait le mieuxcorrespondre à l’essence même de l’ouvrage que son caprice dumoment l’amenait à lire.

Enfin, il avait fait préparer une haute salle, destinée à laréception de ses fournisseurs; ils entraient, s’asseyaient les unsà côté des autres, dans des stalles d’église, et alors il montaitdans une chaire magistrale et prêchait le sermon sur le dandysme,adjurant ses bottiers et ses tailleurs de se conformer, de la façonla plus absolue, à ses brefs en matière de coupe, les menaçantd’une excommunication pécuniaire s’ils ne suivaient pas, à lalettre, les instructions contenues dans ses monitoires et sesbulles.

Il s’acquit la réputation d’un excentrique qu’il paracheva en sevêtant de costumes de velours blanc, de gilets d’orfroi, enplantant, en guise de cravate, un bouquet de Parme dansl’échancrure décolletée d’une chemise, en donnant aux hommes delettres des dîners retentissants un entre autres, renouvelé duXVIIIe siècle, où, pour célébrer la plus futile des mésaventures,il avait organisé un repas de deuil.

Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin desa maison subitement transformé, montrant ses allées poudrées decharbon, son petit bassin maintenant bordé d’une margelle debasalte et rempli d’encre et ses massifs tout disposés de cyprès etde pins, le dîner avait été apporté sur une nappe noire, garnie decorbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par descandélabres où brûlaient des flammes vertes et par des chandeliersoù flambaient des cierges.

Tandis qu’un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres,les convives avaient été servis par des négresses nues, avec desmules et des bas en toile d’argent, semée de larmes.

On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes àla tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie,du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés deFrancfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et decirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, despoudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes; bu,dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon,des Tenedos, des Val de Penas et des Porto; savouré, après le caféet le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

Le dîner de faire-part d’une virilité momentanément morte,était-il écrit sur les lettres d’invitations semblables à cellesdes enterrements.

Mais ces extravagances dont il se glorifiait jadis s’étaient,d’elles-mêmes, consumées; aujourd’hui, le mépris lui était venu deces ostentations puériles et surannées, de ces vêtements anormaux,de ces embellies de logements bizarres. Il songeait simplement à secomposer, pour son plaisir personnel et non plus pour l’étonnementdes autres, un intérieur confortable et paré néanmoins d’une façonrare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriéeaux besoins de sa future solitude.

Lorsque la maison de Fontenay fut prête et agencée, suivant sesdésirs et ses plans, par un architecte; lorsqu’il ne resta plusqu’à déterminer l’ordonnance de l’ameublement et du décor, il passade nouveau et longuement en revue la série des couleurs et desnuances.

Ce qu’il voulait, c’étaient des couleurs dont l’expressions’affirmât aux lumières factices des lampes; peu lui importait mêmequ’elles fussent, aux lueurs du jour, insipides ou rêches, car ilne vivait guère que la nuit, pensant qu’on était mieux chez soi,plus seul, et que l’esprit ne s’excitait et ne crépitait réellementqu’au contact voisin de l’ombre; il trouvait aussi une jouissanceparticulière à se tenir dans une chambre largement éclairée, seuléveillé et debout, au milieu des maisons enténébrées et endormies,une sorte de jouissance où il entrait peut-être une pointe devanité, une satisfaction toute singulière, que connaissent lestravailleurs attardés alors que, soulevant les rideaux desfenêtres, ils s’aperçoivent autour d’eux que tout est éteint, quetout est muet, que tout est mort.

Lentement, il tria, un à un, les tons.

Le bleu tire aux flambeaux sur un faux vert; s’il est foncécomme le cobalt et l’indigo, il devient noir; s’il est clair, iltourne au gris; s’il est sincère et doux comme la turquoise, il seternit et se glace.

À moins donc de l’associer, ainsi qu’un adjuvant, à une autrecouleur, il ne pouvait être question d’en faire la note dominanted’une pièce.

D’un autre côté, les gris fer se renfrognent encore ets’alourdissent; les gris de perle perdent leur azur et semétamorphosent en un blanc sale; les bruns s’endorment et sefroidissent; quant aux verts foncés, ainsi que les verts empereuret les verts myrte, ils agissent de même que les gros bleus etfusionnent avec les noirs; restaient donc les verts plus pâles,tels que le vert paon, les cinabres et les laques, mais alors lalumière exile leur bleu et ne détient plus que leur jaune qui negarde, à son tour, qu’un ton faux, qu’une saveur trouble.

Il n’y avait pas à songer davantage aux saumons, aux maïs et auxroses dont les efféminations contrarieraient les pensées del’isolement; il n’y avait pas enfin à méditer sur les violets quise dépouillent; le rouge surnage seul, le soir, et quel rouge! unrouge visqueux, un lie-de-vin ignoble; il lui paraissait d’ailleursbien inutile de recourir à cette couleur, puisqu’en s’ingérant dela santonine, à certaine dose, l’on voit violet et qu’il est dèslors facile de se changer, et sans y toucher, la teinte de sestentures.

Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement: le rouge,l’orangé, le jaune.

À toutes, il préférait l’orangé, confirmant ainsi par son propreexemple, la vérité d’une théorie qu’il déclarait d’une exactitudepresque mathématique: à savoir, qu’une harmonie existe entre lanature sensuelle d’un individu vraiment artiste et la couleur queses yeux voient d’une façon plus spéciale et plus vive.

En négligeant, en effet, le commun des hommes dont lesgrossières rétines ne perçoivent ni la cadence propre à chacune descouleurs, ni le charme mystérieux de leurs dégradations et de leursnuances; en négligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles à lapompe et à la victoire des teintes vibrantes et fortes; en neconservant plus alors que les gens aux pupilles raffinées, exercéespar la littérature et par l’art, il lui semblait certain que l’oeilde celui d’entre eux qui rêve d’idéal, qui réclame des illusions,sollicite des voiles dans le coucher, est généralement caressé parle bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris deperle, pourvu toutefois qu’ils demeurent attendris et ne dépassentpas la lisière où il aliènent leur personnalité et se transformenten de purs violets, en de francs gris.

Les gens, au contraire, qui hussardent, les pléthoriques, lesbeaux sanguins, les solides mâles qui dédaignent les entrées et lesépisodes et se ruent, en perdant aussitôt la tête, ceux-là secomplaisent, pour la plupart, aux lueurs éclatantes des jaunes etdes rouges, aux coups de cymbales des vermillons et des chromes quiles aveuglent et qui les soûlent.

Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux dont l’appétitsensuel quête des mets relevés par les fumages et les saumures, lesyeux des gens surexcités et étiques chérissent, presque tous, cettecouleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvresacides: l’orangé.

Le choix de des Esseintes ne pouvait donc prêter au moindredoute; mais d’incontestables difficultés se présentaient encore. Sile rouge et le jaune se magnifient aux lumières, il n’en est pastoujours de même de leur composé, l’orangé, qui s’emporte, et setransmue souvent en un rouge capucine, en un rouge feu.

Il étudia aux bougies toutes ses nuances, en découvrit une quilui parut ne pas devoir se déséquilibrer et se soustraire auxexigences qu’il attendait d’elle; ces préliminaires terminés, iltâcha de ne pas user, autant que possible pour son cabinet aumoins, des étoffes et des tapis de l’Orient, devenus, maintenantque les négociants enrichis se les procurent dans les magasins denouveautés, au rabais, si fastidieux et si communs.

Il se résolut, en fin de compte, à faire relier ses murs commedes livres, avec du maroquin, à gros grains écrasés, avec de lapeau du Cap, glacée par de fortes plaques d’acier, sous unepuissante presse.

Les lambris une fois parés, il fit peindre les baguettes et leshautes plinthes en un indigo foncé, en un indigo laqué, semblable àcelui que les carrossiers emploient pour les panneaux des voitures,et le plafond, un peu arrondi, également tendu de maroquin, ouvrittel qu’un immense oeil-de-boeuf, enchâssé dans sa peau d’orange, uncercle de firmament en soie bleu de roi, au milieu duquelmontaient, à tire-d’ailes, des séraphins d’argent, naguère brodéspar la confrérie des tisserands de Cologne, pour une anciennechape.

Après que la mise en place fut effectuée, le soir, tout cela seconcilia, se tempéra, s’assit: les boiseries immobilisèrent leurbleu soutenu et comme échauffé par les oranges qui se maintinrent,à leur tour, sans s’adultérer, appuyés et, en quelque sorte,attisés qu’ils furent par le souffle pressant des bleus.

En fait de meubles, des Esseintes n’eut pas de longuesrecherches à opérer, le seul luxe de cette pièce devant consisteren des livres et des fleurs rares; il se borna, se réservantd’orner plus tard, de quelques dessins ou de quelques tableaux, lescloisons demeurées nues, à établir sur la majeure partie de sesmurs des rayons et des casiers de bibliothèque en bois d’ébène, àjoncher le parquet de peaux de bêtes fauves et de fourrures derenards bleus, à installer près d’une massive table de changeur duXVe siècle, de profonds fauteuils à oreillettes et un vieux pupitrede chapelle, en fer forgé, un de ces antiques lutrins sur lesquelsle diacre plaçait jadis l’antiphonaire et qui supportait maintenantl’un des pesants in-folios du Glossarium mediae et infimaelatinitatis de du Cange.

Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres, parseméesde culs de bouteille aux bosses piquetées d’or, interceptaient lavue de la campagne et ne laissaient pénétrer qu’une lumière feinte,se vêtirent, à leur tour, de rideaux taillés dans de vieillesétoles, dont l’or assombri et quasi sauré, s’éteignait dans latrame d’un roux presque mort.

Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi, découpéedans la somptueuse étoffe d’une dalmatique florentine, entre deuxostensoirs, en cuivre doré, de style byzantin, provenant del’ancienne Abbaye-au-Bois de Bièvre, un merveilleux canon d’église,aux trois compartiments séparés, ouvragés comme une dentelle,contint, sous le verre de son cadre, copiées sur un authentiquevélin, avec d’admirables lettres de missel et de splendidesenluminures: trois pièces de Baudelaire: à droite et à gauche, lessonnets portant ces titres « la Mort des Amants » – « l’Ennemi »; – aumilieu, le poème en prose intitulé: « Any where out of the world. -N’importe où, hors du monde ».

Chapitre 2

 

Après la vente de ses biens, des Esseintes garda les deux vieuxdomestiques qui avaient soigné sa mère et rempli tout à la foisl’office de régisseurs et de concierges du château de Lourps,demeuré jusqu’à l’époque de sa mise en adjudication inhabité etvide.

Il fit venir à Fontenay ce ménage habitué à un emploi degarde-malade, à une régularité d’infirmiers distribuant, d’heure enheure, des cuillerées de potion et de tisane, à un rigide silencede moines claustrés, sans communication avec le dehors, dans despièces aux fenêtres et aux portes closes.

Le mari fut chargé de nettoyer les chambres et d’aller auxprovisions, la femme de préparer la cuisine. Il leur céda lepremier étage de la maison, les obligea à porter d’épais chaussonsde feutre, fit placer des tambours le long des portes bien huiléeset matelasser leur plancher de profonds tapis de manière à nejamais entendre le bruit de leurs pas, au-dessus de sa tête.

Il convint avec eux aussi du sens de certaines sonneries,détermina la signification des coups de timbre, selon leur nombre,leur brièveté, leur longueur; désigna, sur son bureau, la place oùils devaient, tous les mois, déposer, pendant son sommeil, le livredes comptes; il s’arrangea, enfin, de façon à ne pas être souventobligé de leur parler ou de les voir.

Néanmoins, comme la femme devait quelquefois longer la maisonpour atteindre un hangar où était remisé le bois, il voulut que sonombre, lorsqu’elle traversait les carreaux de ses fenêtres, ne fûtpas hostile, et il lui fit fabriquer un costume en faille flamande,avec bonnet blanc et large capuchon, baissé, noir, tel qu’enportent encore, à Gand, les femmes du béguinage. L’ombre de cettecoiffe passant devant lui, dans le crépuscule, lui donnait lasensation d’un cloître, lui rappelait ces muets et dévots villages,ces quartiers morts, enfermés et enfouis dans le coin d’une activeet vivante ville.

Il régla aussi les heures immuables des repas; ils étaientd’ailleurs peu compliqués et très succincts, les défaillances deson estomac ne lui permettant plus d’absorber des mets variés oulourds.

À cinq heures, l’hiver, après la chute du jour, il déjeunaitlégèrement de deux oeufs à la coque, de rôties et de thé; puis ildînait vers les onze heures; buvait du café, quelquefois du thé etdu vin, pendant la nuit; picorait une petite dînette, sur les cinqheures du matin, avant de se mettre au lit.

Il prenait ces repas, dont l’ordonnance et le menu étaient, unefois pour toutes, fixés à chaque commencement de saison, sur unetable, au milieu d’une petite pièce, séparée de son cabinet detravail par un corridor capitonné, hermétiquement fermé, nelaissant filtrer, ni odeur, ni bruit, dans chacune des deux piècesqu’il servait à joindre.

Cette salle à manger ressemblait à la cabine d’un navire avecson plafond voûté, muni de poutres en demi-cercle ses cloisons etson plancher, en bois de pitchpin, sa petite croisée ouverte dansla boiserie, de même qu’un hublot dans un sabord.

Ainsi que ces boîtes du Japon qui entrent, les unes dans lesautres, cette pièce était insérée dans une pièce plus grande, quiétait la véritable salle à manger bâtie par l’architecte.

Celle-ci était percée de deux fenêtres, l’une, maintenantinvisible, cachée par la cloison qu’un ressort rabattait cependant,à volonté, afin de permettre de renouveler l’air qui par cetteouverture pouvait alors circuler autour de la boîte de pitchpin etpénétrer en elle; l’autre, visible, car elle était placée juste enface du hublot pratiqué dans la boiserie, mais condamnée; en effet,un grand aquarium occupait tout l’espace compris entre ce hublot etcette réelle fenêtre ouverte dans le vrai mur. Le jour traversaitdonc, pour éclairer la cabine, la croisée, dont les carreauxavaient été remplacés par une glace sans tain, l’eau, et, endernier lieu, la vitre à demeure du sabord.

Au moment où le samowar fumait sur la table, alors que, pendantl’automne, le soleil achevait de disparaître, l’eau de l’aquariumdurant la matinée vitreuse et trouble, rougeoyait et tamisait surles blondes cloisons des lueurs enflammées de braises.

Quelquefois, dans l’après-midi, lorsque, par hasard, desEsseintes était réveillé et debout, il faisait manoeuvrer le jeudes tuyaux et des conduits qui vidaient l’aquarium et leremplissaient à nouveau d’eau pure, et il y faisait verser desgouttes d’essences colorées, s’offrant, à sa guise ainsi, les tonsverts ou saumâtres, opalins ou argentés, qu’ont les véritablesrivières, suivant la couleur du ciel, l’ardeur plus ou moins vivedu soleil, les menaces plus ou moins accentuées de la pluie,suivant, en un mot, l’état de la saison et de l’atmosphère.

Il se figurait alors être dans l’entre-pont d’un brick, etcurieusement il contemplait de merveilleux poissons mécaniques,montés comme des pièces d’horlogerie, qui passaient devant la vitredu sabord et s’accrochaient dans de fausses herbes; ou bien, touten aspirant la senteur du goudron, qu’on insufflait dans la pièceavant qu’il y entrât, il examinait, pendues aux murs, des gravuresen couleur représentant, ainsi que dans les agences des paquebotset des Lloyd, des steamers en route pour Valparaiso et la Plata, etdes tableaux encadrés sur lesquels étaient inscrits les itinérairesde la ligne du Royal Mail Steam Packet, des compagnies Lopez etValéry, les frets et les escales des services postaux del’Atlantique.

Puis, quand il était las de consulter ces indicateurs, il sereposait la vue en regardant les chronomètres et les boussoles, lessextants et les compas, les jumelles et les cartes éparpillées surune table au-dessus de laquelle se dressait un seul livre, relié enveau marin, les aventures d’Arthur Gordon Pym, spécialement tirépour lui, sur papier vergé, pur fil, trié à la feuille, avec unemouette en filigrane.

Il pouvait apercevoir enfin des cannes à pêche, des filetsbrunis au tan, des rouleaux de voiles rousses, une ancre minusculeen liège, peinte en noir, jetés en tas, près de la porte quicommuniquait avec la cuisine par un couloir garni de capitons etrésorbait, de même que le corridor rejoignant la salle à manger aucabinet de travail, toutes les odeurs et tous les bruits.

Il se procurait ainsi, en ne bougeant point, les sensationsrapides, presque instantanées, d’un voyage au long cours, et ceplaisir du déplacement qui n’existe, en somme, que par le souveniret presque jamais dans le présent, à la minute même où ils’effectue, il le humait pleinement, à l’aise, sans fatigue, sanstracas, dans cette cabine dont le désordre apprêté, dont la tenuetransitoire et l’installation comme temporaire correspondaientassez exactement avec le séjour passager qu’il y faisait, avec letemps limité de ses repas, et contrastait, d’une manière absolue,avec son cabinet de travail, une pièce définitive, rangée, bienassise, outillée pour le ferme maintien d’une existencecasanière.

Le mouvement lui paraissait d’ailleurs inutile et l’imaginationlui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité desfaits. à son avis, il était possible de contenter les désirsréputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, etcela par un léger subterfuge, par une approximative sophisticationde l’objet poursuivi par ces désirs mêmes. Ainsi, il est bienévident que tout gourmet se délecte aujourd’hui, dans lesrestaurants renommés par l’excellence de leurs caves, en buvant leshauts crus fabriqués avec de basses vinasses traitées suivant laméthode de M. Pasteur. Or, vrais et faux, ces vins ont le mêmearôme, la même couleur, le même bouquet, et par conséquent leplaisir qu’on éprouve en dégustant ces breuvages altérés etfactices est absolument identique à celui que l’on goûterait ensavourant le vin naturel et pur qui serait introuvable, même à prixd’or.

En transportant cette captieuse déviation, cet adroit mensongedans le monde de l’intellect, nul doute qu’on ne puisse, et aussifacilement que dans le monde matériel, jouir de chimériques délicessemblables, en tous points, aux vraies; nul doute, par exemple,qu’on ne puisse se livrer à de longues explorations, au coin de sonfeu, en aidant, au besoin, l’esprit rétif ou lent, par lasuggestive lecture d’un ouvrage racontant de lointains voyages; nuldoute aussi, qu’on ne puisse, – sans bouger de Paris – acquérir labienfaisante impression d’un bain de mer; il suffirait, toutbonnement de se rendre au bain Vigier, situé, sur un bateau, enpleine Seine.

Là, en faisant saler l’eau de sa baignoire et en y mêlant,suivant la formule du Codex, du sulfate de soude, del’hydrochlorate de magnésie et de chaux; en tirant d’une boîtesoigneusement fermée par un pas de vis, une pelote de ficelle ou untout petit morceau de câble qu’on est allé exprès chercher dansl’une de ces grandes corderies dont les vastes magasins et lessous-sols soufflent des odeurs de marée et de port; en aspirant cesparfums que doit conserver encore cette ficelle ou ce bout decâble; en consultant une exacte photographie du casino et en lisantardemment le guide Joanne décrivant les beautés de la plage où l’onveut être; en se laissant enfin bercer par les vagues que soulève,dans la baignoire, le remous des bateaux-mouches rasant le pontondes bains; en écoutant enfin les plaintes du vent engouffré sousles arches et le bruit sourd des omnibus roulant, à deux pas,au-dessus de vous, sur le pont Royal, l’illusion de la mer estindéniable, impérieuse, sûre.

Le tout est de savoir s’y prendre, de savoir concentrer sonesprit sur un seul point, de savoir s’abstraire suffisamment pouramener l’hallucination et pouvoir substituer le rêve de la réalitéà la réalité même.

Au reste, l’artifice paraissait à des Esseintes la marquedistinctive du génie de l’homme.

Comme il le disait, la nature a fait son temps; elle adéfinitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysageset de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Au fond, quelleplatitude de spécialiste confinée dans sa partie, quelle petitessede boutiquière tenant tel article à l’exclusion de tout autre, quelmonotone magasin de prairies et d’arbres, quelle banale agence demontagnes et de mers!

Il n’est, d’ailleurs, aucune de ses inventions réputée sisubtile ou si grandiose que le génie humain ne puisse créer; aucuneforêt de Fontainebleau, aucun clair de lune que des décors inondésde jets électriques ne produisent; aucune cascade que l’hydrauliquen’imite à s’y méprendre; aucun roc que le carton-pâte nes’assimile; aucune fleur que de spécieux taffetas et de délicatspapiers peints n’égalent!

À n’en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenantusé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment estvenu où il s’agit de la remplacer, autant que faire se pourra, parl’artifice.

Et puis, à bien discerner celle de ses oeuvres considérée commela plus exquise, celle de ses créations dont la beauté est, del’avis de tous, la plus originale et la plus parfaite: la femme;est-ce que l’homme n’a pas, de son côté, fabriqué, à lui tout seul,un être animé et factice qui la vaut amplement, au point de vue dela beauté plastique? est-ce qu’il existe, ici-bas, un être conçudans les joies d’une fornication et sorti des douleurs d’unematrice dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plussplendide que celui de ces deux locomotives adoptées sur la lignedu chemin de fer du Nord?

L’une, la Crampton, une adorable blonde, à la voix aiguë, à lagrande taille frêle, emprisonnée dans un étincelant corset decuivre, au souple et nerveux allongement de chatte, une blondepimpante et dorée, dont l’extraordinaire grâce épouvante lorsque,raidissant, ses muscles d’acier, activant la sueur de ses flancstièdes, elle met en branle l’immense rosace de sa fine roue ets’élance toute vivante, en tête des rapides et des marées?

L’autre, l’Engerth, une monumentale et sombre brune aux crissourds et rauques, aux reins trapus, étranglés dans une cuirasse enfonte, une monstrueuse bête, à la crinière échevelée de fuméenoire, aux six roues basses et accouplées, quelle écrasantepuissance lorsque, faisant trembler la terre, elle remorquepesamment, lentement, la lourde queue de ses marchandises!

Il n’est certainement pas, parmi les frêles beautés blondes etles majestueuses beautés brunes, de pareils types de sveltessedélicate et de terrifiante force; à coup sûr, on peut le dire:l’homme a fait, dans son genre, aussi bien que le Dieu auquel ilcroit.

Ces réflexions venaient à des Esseintes quand la brise apportaitjusqu’à lui le petit sifflet de l’enfantin chemin de fer qui jouede la toupie, entre Paris et Sceaux; sa maison était située à vingtminutes environ de la station de Fontenay, mais la hauteur où elleétait assise, son isolement, ne laissaient pas pénétrer jusqu’àelle le brouhaha des immondes foules qu’attire invinciblement, ledimanche, le voisinage d’une gare.

Quant au village même, il le connaissait à peine. Par safenêtre, une nuit, il avait contemplé le silencieux paysage qui sedéveloppe, en descendant, jusqu’au pied d’un coteau, sur le sommetduquel se dressent les batteries du bois de Verrières.

Dans l’obscurité, à gauche, à droite, des masses confusess’étageaient, dominées, au loin, par d’autres batteries et d’autresforts dont les hauts talus semblaient, au clair de la lune,gouachés avec de l’argent, sur un ciel sombre.

Rétrécie par l’ombre tombée des collines, la plaine paraissait,à son milieu, poudrée de farine d’amidon et enduite de blanccold-cream; dans l’air tiède, éventant les herbes décolorées etdistillant de bas parfums d’épices, les arbres frottés de craie parla lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurstroncs dont les ombres barraient de raies noires le sol en plâtresur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclatsd’assiettes.

En raison de son maquillage et de son air factice, ce paysage nedéplaisait pas à des Esseintes; mais, depuis cette après-midioccupée dans le hameau de Fontenay à la recherche d’une maison,jamais il ne s’était, pendant le jour, promené sur les routes; laverdure de ce pays ne lui inspirait, du reste, aucun intérêt, carelle n’offrait même pas ce charme délicat et dolent que dégagentles attendrissantes et maladives végétations poussées, àgrand-peine, dans les gravats des banlieues, près des remparts.Puis, il avait aperçu, dans le village, ce jour-là, des bourgeoisventrus, à favoris, et des gens costumés, à moustaches, portant,ainsi que des saints-sacrements, des têtes de magistrats et demilitaires; et, depuis cette rencontre, son horreur s’était encoreaccrue, de la face humaine.

Pendant les derniers mois de son séjour à Paris, alors que,revenu de tout, abattu par l’hypocondrie, écrasé par le spleen, ilétait arrivé à une telle sensibilité de nerfs que la vue d’un objetou d’un être déplaisant se gravait profondément dans sa cervelle,et qu’il fallait plusieurs jours pour en effacer même légèrementl’empreinte, la figure humaine frôlée, dans la rue, avait été l’unde ses plus lancinants supplices.

Positivement, il souffrait de la vue de certaines physionomies,considérait presque comme des insultes les mines paternes ou rêchesde quelques visages, se sentait des envies de souffleter cemonsieur qui flânait, en fermant les paupières d’un air docte, cetautre qui se balançait, en se souriant devant les glaces; cet autreenfin qui paraissait agiter un monde de pensées, tout en dévorant,les sourcils contractés, les tartines et les faits divers d’unjournal.

Il flairait une sottise si invétérée, une telle exécration pourses idées à lui, un tel mépris pour la littérature, pour l’art,pour tout ce qu’il adorait, implantés, ancrés dans ces étroitscerveaux de négociants, exclusivement préoccupés de filouteries etd’argent et seulement accessibles à cette basse distraction desesprits médiocres, la politique, qu’il rentrait en rage chez lui etse verrouillait avec ses livres.

Enfin, il haïssait, de toutes ses forces, les générationsnouvelles, ces couches d’affreux rustres qui éprouvent le besoin deparler et de rire haut dans les restaurants et dans les cafés, quivous bousculent, sans demander pardon, sur les trottoirs, qui vousjettent, sans même s’excuser, sans même saluer, les roues d’unevoiture d’enfant, entre les jambes.

Chapitre 3

 

Une partie des rayons plaqués contre les murs de son cabinet,orange et bleu, était exclusivement couverte par des ouvrageslatins, par ceux que les intelligences qu’ont domestiquées lesdéplorables leçons ressassées dans les Sorbonnes désignent sous cenom générique: la décadence.

En effet, la langue latine, telle qu’elle fut pratiquée à cetteépoque que les professeurs s’obstinent encore à appeler le grandsiècle ne l’incitait guère. Cette langue restreinte, aux tournurescomptées, presque invariables, sans souplesse de syntaxe, sanscouleurs, ni nuances; cette langue, râclée sur toutes les coutures,émondée des expressions rocailleuses mais parfois imagées des âgesprécédents, pouvait, à la rigueur, énoncer les majestueusesrengaines, les vagues lieux communs rabâchés par les rhéteurs etpar les poètes, mais elle dégageait une telle incuriosité, un telennui qu’il fallait, dans les études de linguistique, arriver austyle français du siècle de Louis XIV, pour en rencontrer une aussivolontairement débilitée, aussi solennellement harassante etgrise.

Entre autres le doux Virgile, celui que les pions surnomment lecygne de Mantoue, sans doute parce qu’il n’est pas né dans cetteville, lui apparaissait, ainsi que l’un des plus terriblescuistres, l’un des plus sinistres raseurs que l’antiquité aitjamais produits; ses bergers lavés et pomponnés, se déchargeant, àtour de rôle, sur la tête de pleins pots de vers sentencieux etglacés, son Orphée qu’il compare à un rossignol en larmes, sonAristée qui pleurniche à propos d’abeilles, son Enée, ce personnageindécis et fluent qui se promène, pareil à une ombre chinoise, avecdes gestes en bois, derrière le transparent mal assujetti et malhuilé du poème, l’exaspéraient. Il eût bien accepté lesfastidieuses balivernes que ces marionnettes échangent entre elles,à la cantonade; il eût accepté encore les impudents emprunts faitsà Homère, à Théocrite, à Ennius, à Lucrèce, le simple vol que nousa révélé Macrobe du deuxième chant de l’Enéide presque copié, motspour mots, dans un poème de Pisandre, enfin toute l’inénarrablevacuité de ce tas de chants; mais ce qui l’horripilait davantagec’était la facture de ces hexamètres, sonnant le fer blanc, lebidon creux, allongeant leurs quantités de mots pesés au litreselon l’immuable ordonnance d’une prosodie pédante et sèche;c’était la contexture de ces vers râpeux et gourmés, dans leurtenue officielle, dans leur basse révérence à la grammaire, de cesvers coupés, à la mécanique, par une imperturbable césure,tamponnés en queue, toujours de la même façon, par le choc d’undactyle contre un spondée.

Empruntée à la forge perfectionnée de Catulle, cette invariablemétrique, sans fantaisie, sans pitié, bourrée de mots inutiles, deremplissages, de chevilles aux boucles identiques et prévues; cettemisère de l’épithète homérique revenant sans cesse, pour ne riendésigner, pour ne rien faire voir, tout cet indigent vocabulaireaux teintes insonores et plates, le suppliciaient.

Il est juste d’ajouter que si son admiration pour Virgile étaitdes plus modérées et que si son attirance pour les claireséjections d’Ovide était des plus discrètes et des plus sourdes, sondégoût pour les grâces éléphantines d’Horace, pour le babillage dece désespérant pataud qui minaude avec des gaudrioles plâtrées devieux clown, était sans borne.

En prose, la langue verbeuse, les métaphores redondantes, lesdigressions amphigouriques du Pois Chiche, ne le ravissaient pasdavantage; la jactance de ses apostrophes, le flux de ses rengainespatriotiques, l’emphase de ses harangues, la pesante masse de sonstyle, charnu, nourri, mais tourné à la graisse et privé de moelleset d’os, les insupportables scories de ses longs adverbes ouvrantla phrase, les inaltérables formules de ses adipeuses périodes malliées entre elles par le fil des conjonctions, enfin ses lassanteshabitudes de tautologie, ne le séduisaient guère; et, pas beaucoupplus que Cicéron, César, réputé pour son laconisme, nel’enthousiasmait; car l’excès contraire se montrait alors, unearidité de pète sec, une stérilité de memento, une constipationincroyable et indue.

Somme toute, il ne trouvait pâture ni parmi ces écrivains niparmi ceux qui font cependant les délices des faux lettrés:Salluste moins décoloré que les autres pourtant; Tite-Livesentimental et pompeux; Sénèque turgide et blafard; Suétone,lymphatique et larveux; Tacite, le plus nerveux dans sa concisionapprêtée, le plus âpre, le plus musclé d’eux tous. En poésie,Juvénal, malgré quelques vers durement bottés, Perse, malgré sesinsinuations mystérieuses, le laissaient froid. En négligeantTibulle et Properce, Quintilien et les Pline, Stace, Martial deBilbilis, Térence même et Plaute dont le jargon plein denéologismes, de mots composés, de diminutifs, pouvait lui plaire,mais dont le bas comique et le gros sel lui répugnaient, desEsseintes commençait seulement à s’intéresser à la langue latineavec Lucain, car elle était élargie, déjà plus expressive et moinschagrine; cette armature travaillée, ces vers plaqués d’émaux,pavés de joaillerie, le captivaient, mais cette préoccupationexclusive de la forme, ces sonorités de timbres, ces éclats demétal, ne lui masquaient pas entièrement le vide de la pensée, laboursouflure de ces ampoules qui bossuent la peau de laPharsale.

L’auteur qu’il aimait vraiment et qui lui faisait reléguer pourjamais hors de ses lectures les retentissantes adresses de Lucain,c’était Pétrone.

Celui-là était un observateur perspicace, un délicat analyste,un merveilleux peintre; tranquillement, sans parti pris, sanshaine, il décrivait la vie journalière de Rome, racontait dans lesalertes petits chapitres du Satyricon, les moeurs de sonépoque.

Notant à mesure les faits, les constatant dans une formedéfinitive, il déroulait la menue existence du peuple, sesépisodes, ses bestialités, ses ruts.

Ici, c’est l’inspecteur des garnis qui vient demander le nom desvoyageurs récemment entrés; là, ce sont des lupanars où des gensrôdent autour de femmes nues, debout entre des écriteaux, tandisque par les portes mal fermées des chambres, l’on entrevoit lesébats des couples; là, encore, au travers des villas d’un luxeinsolent, d’une démence de richesses et de faste, comme au traversdes pauvres auberges qui se succèdent dans le livre, avec leurslits de sangle défaits, pleins de punaises, la société du tempss’agite: impurs filous, tels qu’Ascylte et qu’Eumolpe, à larecherche d’une bonne aubaine; vieux incubes aux robes retroussées,aux joues plâtrées de blanc de plomb et de rouge acacia; gitons deseize ans, dodus et frisés; femmes en proie aux attaques del’hystérie; coureurs d’héritages offrant leurs garçons et leursfilles aux débauches des testateurs; tous courent le long despages, discutent dans les rues, s’attouchent dans les bains, serouent de coups ainsi que dans une pantomime.

Et cela raconté dans un style d’une verdeur étrange, d’unecouleur précise, dans un style puisant à tous les dialectes,empruntant des expressions à toutes les langues charriées dansRome, reculant toutes les limites, toutes les entraves dusoi-disant grand siècle, faisant parler à chacun son idiome: auxaffranchis, sans éducation, le latin populacier, l’argot de la rue;aux étrangers leur patois barbare, mâtiné d’africain, de syrien etde grec; aux pédants imbéciles, comme l’Agamemnon du livre, unerhétorique de mots postiches. Ces gens sont dessinés d’un trait,vautrés autour d’une table, échangeant d’insipides proposd’ivrognes, débitant de séniles maximes, d’ineptes dictons, lemufle tourné vers le Trimalchio qui se cure les dents, offre despots de chambre à la société, l’entretient de la santé de sesentrailles et vente, en invitant ses convives à se mettre àl’aise.

Ce roman réaliste, cette tranche découpée dans le vif de la vieromaine, sans préoccupation, quoi qu’on en puisse dire, de réformeet de satire, sans besoin de fin apprêtée et de morale; cettehistoire, sans intrigue, sans action, mettant en scène lesaventures de gibiers de Sodome; analysant avec une placide finesseles joies et les douleurs de ces amours et de ces couples;dépeignant, en une langue splendidement orfévrie, sans que l’auteurse montre une seule fois, sans qu’il se livre à aucun commentaire,sans qu’il approuve ou maudisse les actes et les pensées de sespersonnages, les vices d’une civilisation décrépite, d’un empirequi se fêle poignait des Esseintes et il entrevoyait dans leraffinement du style, dans l’acuité de l’observation, dans lafermeté de la méthode, de singuliers rapprochements, de curieusesanalogies, avec les quelques romans français modernes qu’ilsupportait.

à coup sûr, il regrettait amèrement l’Eustion et l’Albutia, cesdeux ouvrages de Pétrone que mentionne Planciade Fulgence et quisont à jamais perdus; mais le bibliophile qui était en luiconsolait le lettré, maniant avec des mains dévotes la superbeédition qu’il possédait du Satyricon, l’in-8 portant le millésime1585 et le nom de J. Dousa, à Leyde.

Partie de Pétrone, sa collection latine entrait dans le IIesiècle de l’ère chrétienne, sautait le déclamateur Fronton, auxtermes surannés, mal réparés, mal revernis, enjambait les Nuitsattiques d’Aulu-Gelle, son disciple et ami, un esprit sagace etfureteur, mais un écrivain empêtré dans une glutineuse vase et ellefaisait halte devant Apulée dont il gardait l’édition princeps,in-folio, imprimée en 1469, à Rome.

Cet Africain le réjouissait; la langue latine battait le pleindans ses Métamorphoses; elle roulait des limons, des eaux variées,accourues de toutes les provinces, et toutes se mêlaient, seconfondaient en une teinte bizarre, exotique, presque neuve; desmaniérismes, des détails nouveaux de la société latine trouvaient àse mouler en des néologismes créés pour les besoins de laconversation, dans un coin romain de l’Afrique; puis sa jovialitéd’homme évidemment gras, son exubérance méridionale amusaient. Ilapparaissait ainsi qu’un salace et gai compère à côté desapologistes chrétiens qui vivaient, au même siècle, le soporifiqueMinucius Félix, un pseudo-classique, écoulant dans son Octavius lesémulsines encore épaissies de Cicéron, voire même Tertullien qu’ilconservait peut-être plus pour son édition de Alde, que pour sonoeuvre même.

Bien qu’il fût assez ferré sur la théologie, les disputes desmontanistes contre l’église catholique, les polémiques contre lagnose, le laissaient froid; aussi, et malgré la curiosité du stylede Tertullien, un style concis, plein d’amphibologies, reposé surdes participes, heurté par des oppositions, hérissé de jeux de motset de pointes, bariolé de vocables triés dans la science juridiqueet dans la langue des Pères de l’église grecque, il n’ouvrait plusguère l’Apologétique et le Traité de la Patience et, tout au plus,lisait-il quelques pages du De cultu feminarum où Tertullienobjurgue les femmes de ne pas se parer de bijoux et d’étoffesprécieuses, et leur défend l’usage des cosmétiques parce qu’ilsessayent de corriger la nature et de l’embellir.

Ces idées, diamétralement opposées aux siennes, le faisaientsourire; puis le rôle joué par Tertullien, dans son évêché deCarthage, lui semblait suggestif en rêveries douces; plus que sesoeuvres, en réalité l’homme l’attirait.

Il avait, en effet, vécu dans des temps houleux, secoués pard’affreux troubles, sous Caracalla, sous Macrin, sous l’étonnantgrand-prêtre d’émèse, élagabal, et il préparait tranquillement sessermons, ses écrits dogmatiques, ses plaidoyers, ses homélies,pendant que l’Empire romain branlait sur ses bases, que les foliesde l’Asie, que les ordures du paganisme coulaient à pleins bords ilrecommandait, avec le plus beau sang-froid, l’abstinence charnelle,la frugalité des repas, la sobriété de la toilette, alors que,marchant dans de la poudre d’argent et du sable d’or, la têteceinte d’une tiare, les vêtements brochés de pierreries, élagabaltravaillait, au milieu de ses eunuques, à des ouvrages de femmes,se faisait appeler Impératrice et changeait, toutes les nuits,d’Empereur, l’élisant de préférence parmi les barbiers, lesgâte-sauce, et les cochers de cirque.

Cette antithèse le ravissait; puis la langue latine, arrivée àsa maturité suprême sous Pétrone, allait commencer à se dissoudre;la littérature chrétienne prenait place, apportant avec des idéesneuves, des mots nouveaux, des constructions inemployées, desverbes inconnus, des adjectifs aux sens alambiqués, des motsabstraits, rares jusqu’alors dans la langue romaine, et dontTertullien avait, l’un des premiers, adopté l’usage.

Seulement, cette déliquescence continuée après la mort deTertullien, par son élève saint Cyprien, par Arnobe, par le pâteuxLactance, était sans attrait. C’était un faisandage incomplet etalenti; c’étaient de gauches retours aux emphases cicéroniennes,n’ayant pas encore ce fumet spécial qu’au Ve siècle, et surtoutpendant les siècles qui vont suivre, l’odeur du christianismedonnera à la langue païenne, décomposée comme une venaison,s’émiettant en même temps que s’effritera la civilisation du vieuxmonde, en même temps que s’écrouleront, sous la poussée desBarbares, les Empires putréfiés par la sanie des siècles.

Un seul poète chrétien, Commodien de Gaza représentait dans sabibliothèque l’art de l’an Ill. Le Carmen apologeticum, écrit en259, est un recueil d’instructions, tortillées en acrostiches, dansdes hexamètres populaires, césurés selon le mode du vers héroïque,composés sans égard à la quantité et à l’hiatus et souventaccompagnés de rimes telles que le latin d’église en fournira plustard de nombreux exemples.

Ces vers tendus, sombres, sentant le fauve, pleins de termes delangage usuel, de mots aux sens primitifs détournés, lerequéraient, l’intéressaient même davantage que le style pourtantblet et déjà verdi des historiens Ammien Marcellin et AureliusVictor, de l’épistolier Symmaque et du compilateur et grammairienMacrobe; il les préférait même à ces véritables vers scandés, àcette langue tachetée et superbe que parlèrent Claudien, Rutiliuset Ausone.

Ceux-là étaient alors les maîtres de l’art; ils emplissaientl’Empire mourant, de leurs cris; le chrétien Ausone, avec sonCenton Nuptial et son poème abondant et paré de la Moselle;Rutilius, avec ses hymnes à la gloire de Rome, ses anathèmes contreles juifs et contre les moines, son itinéraire d’Italie en Gaule,où il arrive à rendre certaines impressions de la vue, le vague despaysages reflétés dans l’eau, le mirage des vapeurs, l’envolée desbrumes entourant les monts.

Claudien, une sorte d’avatar de Lucain, qui domine tout le IVesiècle avec le terrible clairon de ses vers; un poète forgeant unhexamètre éclatant et sonore, frappant, dans des gerbesd’étincelles, l’épithète d’un coup sec, atteignant une certainegrandeur, soulevant son oeuvre d’un puissant souffle. Dans l’Empired’Occident qui s’effondre de plus en plus, dans le gâchis deségorgements réitérés qui l’entourent; dans la menace perpétuelledes Barbares qui se pressent maintenant en foule aux portes del’Empire dont les gonds craquent, il ranime l’antiquité, chantel’enlèvement de Proserpine, plaque ses couleurs vibrantes, passeavec tous ses feux allumés dans l’obscurité qui envahit lemonde.

Le paganisme revit en lui, sonnant sa dernière fanfare, élevantson dernier grand poète au-dessus du christianisme qui va désormaissubmerger entièrement la langue, qui va, pour toujours maintenant,rester seul maître de l’art, avec Paulin, l’élève d’Ausone; leprêtre espagnol, Juvencus, qui paraphrase en vers les évangiles;Victorin, l’auteur des Macchabées; Sanctus Burdigalensis qui, dansune églogue imitée de Virgile, fait déplorer aux pâtres Egon etBuculus, les maladies de leurs troupeaux; et toute la série dessaints: Hilaire de Poitiers, le défenseur de la foi de Nicée,l’Athanase de l’Occident, ainsi qu’on l’appelle; Ambroise, l’auteurd’indigestes homélies, l’ennuyeux Cicéron chrétien; Damase, lefabricant d’épigrammes lapidaires, Jérôme, le traducteur de laVulgate, et son adversaire Vigilantius de Comminges qui attaque leculte des saints, l’abus des miracles, les jeûnes, et prêche déjà,avec des arguments que les âges se répéteront, contre les voeuxmonastiques et le célibat des prêtres.

Enfin au Ve siècle, Augustin, évêque d’Hippone. Celui-là, desEsseintes ne le connaissait que trop, car il était l’écrivain leplus réputé de l’église, le fondateur de l’orthodoxie chrétienne,celui que les catholiques considèrent comme un oracle, comme unsouverain maître. Aussi ne l’ouvrait-il plus, bien qu’il eûtchanté, dans ses Confessions, le dégoût de la terre et que sa piétégémissante eût, dans sa Cité de Dieu, essayé d’apaiser l’effroyabledétresse du siècle par les sédatives promesses de destinéesmeilleures. Au temps où il pratiquait la théologie, il était déjàlas, saoul de ses prédications et de ses jérémiades, de sesthéories sur la prédestination et sur la grâce, de ses combatscontre les schismes.

Il aimait mieux feuilleter la Psychomachia de Prudence,l’inventeur du poème allégorique qui, plus tard, sévira sans arrêt,au moyen âge, et les oeuvres de Sidoine Apollinaire dont lacorrespondance lardée de saillies, de pointes, d’archaïsmes,d’énigmes, le tentait. Volontiers, il relisait les panégyriques oùcet évêque invoque, à l’appui de ses vaniteuses louanges, lesdéités du paganisme, et, malgré tout, il se sentait un faible pourles affectations et les sous-entendus de ces poésies fabriquées parun ingénieux mécanicien qui soigne sa machine, huile ses rouages,en invente, au besoin, de compliqués et d’inutiles.

Après Sidoine, il fréquentait encore le panégyriste Mérobaudes;Sédulius, l’auteur de poèmes rimés et d’hymnes abécédaires dontl’église s’est approprié certaines parties pour les besoins de sesoffices; Marius Victor, dont le ténébreux traité sur la Perversitédes moeurs s’éclaire, çà et là, de vers luisants comme duphosphore; Paulin de Pella, le poète du grelottant Eucharisticon;Orientius, l’évêque d’Auch, qui, dans les distiques de sesMonitoires, invective la licence des femmes dont il prétend que lesvisages perdent les peuples.

L’intérêt que portait des Esseintes à la langue latine nefaiblissait pas, maintenant que complètement pourrie, elle pendait,perdant ses membres, coulant son pus, gardant à peine, dans toutela corruption de son corps, quelques parties fermes que leschrétiens détachaient afin de les mariner dans la saumure de leurnouvelle langue.

La seconde moitié du Ve siècle était venue, l’épouvantableépoque où d’abominables cahots bouleversaient la terre. LesBarbares saccageaient la Gaule; Rome paralysée, mise au pillage parles Wisigoths, sentait sa vie se glacer, voyait ses partiesextrêmes, l’Occident et l’Orient, se débattre dans le sang,s’épuiser de jour en jour.

Dans la dissolution générale, dans les assassinats de césars quise succèdent, dans le bruit des carnages qui ruissellent d’un boutde l’Europe à l’autre, un effrayant hourra retentit, étouffant lesclameurs, couvrant les voix. Sur la rive du Danube, des milliersd’hommes, plantés sur de petits chevaux, enveloppés de casaques depeaux de rats, des Tartares affreux, avec d’énormes têtes, des nezécrasés, des mentons ravinés de cicatrices et de balafres, desvisages de jaunisse dépouillés de poils, se précipitent, ventre àterre, enveloppent d’un tourbillon, les territoires desBas-Empires.

Tout disparut dans la poussière des galops, dans la fumée desincendies. Les ténèbres se firent et les peuples consternéstremblèrent, écoutant passer, avec un fracas de tonnerre,l’épouvantable trombe. La horde des Huns rasa l’Europe, se rua surla Gaule, s’écrasa dans les plaines de Châlons où Aétius la piladans une effroyable charge. La plaine, gorgée de sang, moutonnacomme une mer de pourpre, deux cent mille cadavres barrèrent laroute, brisèrent l’élan de cette avalanche qui, déviée, tomba,éclatant en coups de foudre, sur l’Italie où les villes exterminéesflambèrent comme des meules.

L’Empire d’Occident croula sous le choc; la vie agonisante qu’iltraînait dans l’imbécillité et dans l’ordure s’éteignit; la fin del’univers semblait d’ailleurs proche; les cités oubliées par Attilaétaient décimées par la famine et par la peste; le latin paruts’effondrer, à son tour, sous les ruines du monde.

Des années s’écoulèrent; les idiomes barbares commençaient à serégler, à sortir de leurs gangues, à former de véritables langues;le latin sauvé dans la débâcle par les cloîtres se confina parmiles couvents et parmi les cures; çà et là, quelques poètesbrillèrent, lents et froids: l’Africain Dracontius avec sonHexameron, Claudius Mamert, avec ses poésies liturgiques; Avitus deVienne; puis des biographes, tels qu’Ennodius qui raconte lesprodiges de saint épiphane, le diplomate perspicace et vénéré, leprobe et vigilant pasteur; tels qu’Eugippe qui nous a retracél’incomparable vie de saint Séverin, cet ermite mystérieux, cethumble ascète, apparu, semblable à un ange de miséricorde, auxpeuples éplorés, fous de souffrances et de peur; des écrivains telsque Véranius du Gévaudan qui prépara un petit traité sur lacontinence, tels qu’Aurélian et Ferreolus qui compilèrent descanons ecclésiastiques; des historiens tels que Rothérius d’Agde,fameux par une histoire perdue des Huns.

Les ouvrages des siècles suivants se clairsemaient dans labibliothèque de des Esseintes. Le VIe siècle était cependant encorereprésenté par Fortunat, l’évêque de Poitiers, dont les hymnes etle Vexilla regis, taillés dans la vieille charogne de la languelatine, épicée par les aromates de l’église, le hantaient àcertains jours; par Boëce, le vieux Grégoire de Tours et Jornandès;puis, aux VIIe et VIIIe siècles, comme, en sus de la basse latinitédes chroniqueurs, des Frédégaire et des Paul Diacre, et des poésiescontenues dans l’antiphonaire de Bangor dont il regardait parfoisl’hymne alphabétique et monorime, chantée en l’honneur de saintComgill, la littérature se confinait presque exclusivement dans desbiographies de saints, dans la légende de saint Columban écrite parle cénobite Jonas, et celle du bienheureux Cuthbert, rédigée parBède le Vénérable sur les notes d’un moine anonyme de Lindisfarn,il se bornait à feuilleter, dans ses moments d’ennui, l’oeuvre deces hagiographes et à relire quelques extraits de la vie de sainteRusticula et de sainte Radegonde, relatées, l’une, par Defensorius,synodite de Ligugé, l’autre, par la modeste et la naïve Baudonivia,religieuse de Poitiers.

Mais de singuliers ouvrages de la littérature latine,anglo-saxonne, l’alléchaient davantage: c’était toute la série desénigmes d’Adhelme, de Tatwine, d’Eusèbe, ces descendants deSymphosius, et surtout les énigmes composées par saint Boniface, endes strophes acrostiches dont la solution se trouvait donnée parles lettres initiales des vers.

Son attirance diminuait avec la fin de ces deux siècles; peuravi, en somme, par la pesante masse des latinistes carlovingiens,les Alcuin et les Eginhard, il se contentait, comme spécimen de lalangue au IXe siècle, des chroniques de l’anonyme de saint Gall, deFréculfe et de Réginon, du poème sur le siège de Paris tissé parAbbo le Courbé, de l’Hortulus, le poème didactique du bénédictinWalafrid Strabo, dont le chapitre consacré à la gloire de lacitrouille, symbole de la fécondité, le mettait en liesse; du poèmed’Ermold le Noir, célébrant les exploits de Louis le Débonnaire, unpoème écrit en hexamètres réguliers, dans un style austère, presquenoir, dans un latin de fer trempé dans les eaux monastiques, avec,çà et là, des pailles de sentiment dans le dur métal; du De viribusherbarum, le poème de Macer Floridus, qui le délectaitparticulièrement par ses recettes poétiques et les très étrangesvertus qu’il prête à certaines plantes, à certaines fleurs: àl’aristoloche, par exemple, qui, mélangée à de la chair de boeuf etplacée sur le bas-ventre d’une femme enceinte, la faitirrémédiablement accoucher d’un enfant mâle; à la bourrache qui,répandue en infusion dans une salle à manger, égaye les convives; àla pivoine dont la racine broyée guérit à jamais du haut mal; aufenouil qui, posé sur la poitrine d’une femme, clarifie ses eaux etstimule l’indolence de ses périodes.

À part quelques volumes spéciaux, inclassés; modernes ou sansdate, certains ouvrages de kabbale, de médecine et de botanique;certains tomes dépareillés de la patrologie de Migne, renfermantdes poésies chrétiennes introuvables, et de l’anthologie des petitspoètes latins de Wernsdorff, à part le Meursius, le manueld’érotologie classique de Forberg, la moechialogie et lesdiaconales à l’usage des confesseurs, qu’il époussetait à de raresintervalles, sa bibliothèque latine s’arrêtait au commencement duXe siècle.

Et, en effet, la curiosité, la naïveté compliquée du langagechrétien avaient, elles aussi, sombré. Le fatras des philosophes etdes scoliastes, la logomachie du moyen âge allaient régner enmaîtres. L’amas de suie des chroniques et des livres d’histoire,les saumons de plomb des cartulaires allaient s’entasser, et lagrâce balbutiante, la maladresse parfois exquise des moines mettanten un pieux ragoût les restes poétiques de l’antiquité, étaientmortes; les fabriques de verbes aux sucs épurés, de substantifssentant l’encens, d’adjectifs bizarres, taillés grossièrement dansl’or; avec le goût barbare et charmant des bijoux goths, étaientdétruites. Les vieilles éditions, choyées par des Esseintes,cessaient; et, en un saut formidable de siècles, les livress’étageaient maintenant sur les rayons, supprimant la transitiondes âges, arrivant directement à la langue française du présentsiècle.

Chapitre 4

 

Une voiture s’arrêta, vers une fin d’après-midi, devant lamaison de Fontenay. Comme des Esseintes ne recevait aucune visite,comme le facteur ne se hasardait même pas dans ces paragesinhabités, puisqu’il n’avait à lui remettre aucun journal, aucunerevue, aucune lettre, les domestiques hésitèrent, se demandant s’ilfallait ouvrir; puis, au carillon de la sonnette, lancée à toutevolée contre le mur, ils se hasardèrent à tirer le judas incisédans la porte et ils aperçurent un monsieur dont toute la poitrineétait couverte, du col au ventre, par un immense bouclier d’or.

Ils avertirent leur maître qui déjeunait.

– Parfaitement, introduisez, fit-il; car il se souvenait d’avoirautrefois donné, pour la livraison d’une commande, son adresse à unlapidaire.

Le monsieur salua, déposa, dans la salle à manger, sur leparquet de pitch-pin son bouclier qui oscilla, se soulevant un peu,allongeant une tête serpentine de tortue qui, soudain effarée,rentra sous sa carapace.

Cette tortue était une fantaisie venue à des Esseintes quelquetemps avant son départ de Paris. Regardant, un jour, un tapisd’Orient, à reflets, et, suivant les lueurs argentées qui couraientsur la trame de la laine, jaune aladin et violet prune, il s’étaitdit: il serait bon de placer sur ce tapis quelque chose qui remuâtet dont le ton foncé aiguisât la vivacité de ces teintes.

Possédé par cette idée il avait vagué, au hasard des rues, étaitarrivé au Palais-Royal, et devant la vitrine de Chevet s’étaitfrappé le front: une énorme tortue était là, dans un bassin. Ill’avait achetée: puis, une fois abandonnée sur le tapis, il s’étaitassis devant elle et il l’avait longuement contemplée, en clignantde l’oeil.

Décidément la couleur tête-de-nègre, le ton de Sienne crue decette carapace salissait les reflets du tapis sans les activer; leslueurs dominantes de l’argent étincelaient maintenant à peine,rampant avec les tons froids du zinc écorché, sur les bords de cetest dur et terne.

Il se rongea les ongles, cherchant les moyens de concilier cesmésalliances, d’empêcher le divorce résolu de ces tons, ildécouvrit enfin que sa première idée, consistant à vouloir attiserles feux de l’étoffe par le balancement d’un objet sombre misdessus était fausse en somme, ce tapis était encore trop voyant,trop pétulant, trop neuf. Les couleurs ne s’étaient passuffisamment émoussées et amoindries; il s’agissait de renverser laproposition, d’amortir les tons, de les éteindre par le contrasted’un objet éclatant, écrasant tout autour de lui, jetant de lalumière d’or sur de l’argent pâle. Ainsi posée, la questiondevenait plus facile à résoudre. Il se détermina, en conséquence, àfaire glacer d’or la cuirasse de sa tortue.

Une fois rapportée de chez le praticien qui la prit en pension,la bête fulgura comme un soleil, rayonna sur le tapis dont lesteintes repoussées fléchirent, avec des irradiations de pavoiswisigoth aux squames imbriquées par un artiste d’un goûtbarbare.

Des Esseintes fut tout d’abord enchanté de cet effet; puis ilpensa que ce gigantesque bijou n’était qu’ébauché, qu’il ne seraitvraiment complet qu’après qu’il aurait été incrusté de pierresrares.

Il choisit dans une collection japonaise un dessin représentantun essaim de fleurs partant en fusées d’une mince tige, l’emportachez un joaillier, esquissa une bordure qui enfermait ce bouquetdans un cadre ovale, et il fit savoir, au lapidaire stupéfié queles feuilles, que les pétales de chacune de ces fleurs, seraientexécutés en pierreries et montés dans l’écaille même de labête.

Le choix des pierres l’arrêta; le diamant est devenusingulièrement commun depuis que tous les commerçants en portent aupetit doigt; les émeraudes et les rubis de l’Orient sont moinsavilis, lancent de rutilantes flammes, mais ils rappellent par tropces yeux verts et rouges de certains omnibus qui arborent desfanaux de ces deux couleurs, le long des tempes; quant aux topazesbrûlées ou crues, ce sont des pierres à bon marché, chères à lapetite bourgeoisie qui veut serrer des écrins dans une armoire àglace; d’un autre côté, bien que l’église ait conservé àl’améthyste un caractère sacerdotal, tout à la fois onctueux etgrave, cette pierre s’est, elle aussi, galvaudée aux oreillessanguines et aux mains tubuleuses des bouchères qui veulent, pourun prix modique, se parer de vrais et pesants bijoux; seul, parmices pierres, le saphir a gardé des feux inviolés par la sottiseindustrielle et pécuniaire. Ses étincelles grésillant sur une eaulimpide et froide, ont, en quelque sorte, garanti de toutesouillure sa noblesse discrète et hautaine. Malheureusement, auxlumières, ses flammes fraîches ne crépitent plus; l’eau bleuerentre en elle-même, semble s’endormir pour ne se réveiller, enpétillant, qu’au point du jour.

Décidément aucune de ces pierreries ne contentait des Esseintes;elles étaient d’ailleurs trop civilisées et trop connues. Il fitruisseler entre ses doigts des minéraux plus surprenants et plusbizarres, finit par trier une série de pierres réelles et facticesdont le mélange devait produire une harmonie fascinatrice etdéconcertante.

Il composa ainsi le bouquet de ses fleurs: les feuilles furentserties de pierreries d’un vert accentué et précis: de chrysobérylsvert asperge; de péridots vert poireau; d’olivines vert olive etelles se détachèrent de branches en almadine et en ouwarovite d’unrouge violacé, jetant des paillettes d’un éclat sec de même que cesmicas de tartre qui luisent dans l’intérieur des futailles.

Pour les fleurs, isolées de la tige, éloignées du pied de lagerbe, il usa de la cendre bleue; mais il repoussa formellementcette turquoise orientale qui se met en broches et en bagues et quifait, avec la banale perle et l’odieux corail, les délices du menupeuple; il choisit exclusivement des turquoises de l’Occident, despierres qui ne sont, à proprement parler, qu’un ivoire fossileimprégné de substances cuivreuses et dont le bleu céladon estengorgé, opaque, sulfureux, comme jauni de bile.

Cela fait, il pouvait maintenant enchâsser les pétales de sesfleurs épanouies au milieu du bouquet, de ses fleurs les plusvoisines, les plus rapprochées du tronc, avec des minérauxtransparents, aux lueurs vitreuses et morbides, aux jets fiévreuxet aigres.

Il les composa uniquement d’yeux de chat de Ceylan, decymophanes et de saphirines.

Ces trois pierres dardaient en effet, des scintillementsmystérieux et pervers, douloureusement arrachés du fond glacé deleur eau trouble.

L’oeil de chat d’un gris verdâtre, strié de veines concentriquesqui paraissent remuer, se déplacer à tout moment, selon lesdispositions de la lumière.

La cymophane avec des moires azurées courant sur la teintelaiteuse qui flotte à l’intérieur.

La saphirine qui allume des feux bleuâtres de phosphore sur unfond de chocolat, brun sourd.

Le lapidaire prenait note à mesure des endroits où devaient êtreincrustées les pierres. Et la bordure de la carapace, dit-il à desEsseintes?

Celui-ci avait d’abord songé à quelques opales et à quelqueshydrophanes; mais ces pierres intéressantes par l’hésitation deleurs couleurs, par le doute de leurs flammes, sont par tropinsoumises et infidèles; l’opale a une sensibilité touterhumatismale; le jeu de ses rayons s’altère suivant l’humidité, lachaleur ou le froid; quant à l’hydrophane elle ne brûle que dansl’eau et ne consent à allumer sa braise grise qu’alors qu’on lamouille.

Il se décida enfin pour des minéraux dont les reflets devaients’alterner: pour l’hyacinthe de Compostelle, rouge acajou; l’aiguemarine, vert glauque; le rubis-balais, rose vinaigre; le rubis deSudermanie, ardoise pâle. Leurs faibles chatoiements suffisaient àéclairer les ténèbres de l’écaille et laissaient sa valeur à lafloraison des pierreries qu’ils entouraient d’une mince guirlandede feux vagues.

Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un coin de sasalle à manger, la tortue qui rutilait dans la pénombre.

Il se sentit parfaitement heureux; ses yeux se grisaient à cesresplendissements de corolles en flammes sur un fond d’or; puis,contrairement à son habitude, il avait appétit et il trempait sesrôties enduites d’un extraordinaire beurre dans une tasse de thé,un impeccable mélange de Si-a-Fayoune, de Mo-you-tann, et deKhansky, des thés jaunes, venus de Chine en Russie pard’exceptionnelles caravanes.

Il buvait ce parfum liquide dans ces porcelaines de la Chine,dites coquilles d’oeufs, tant elles sont diaphanes et légères et,de même qu’il n’admettait que ces adorables tasses, il ne seservait également, en fait de couverts, que d’authentique vermeil,un peu dédoré, alors que l’argent apparaît un tantinet, sous lacouche fatiguée de l’or et lui donne ainsi une teinte d’une douceurancienne, toute épuisée, toute moribonde.

Après qu’il eut bu sa dernière gorgée, il rentra dans soncabinet et fit apporter par le domestique la tortue qui s’obstinaità ne pas bouger.

La neige tombait. Aux lumières des lampes, des herbes de glacepoussaient derrière les vitres bleuâtres et le givre, pareil à dusucre fondu, scintillait dans les culs de bouteille des carreauxétiquetés d’or.

Un silence profond enveloppait la maisonnette engourdie dans lesténèbres.

Des Esseintes rêvassait; le brasier chargé de bûches emplissaitd’effluves brûlants la pièce; il entrouvrit la fenêtre.

Ainsi qu’une haute tenture de contre-hermine, le ciel se levaitdevant lui, noir et moucheté de blanc.

Un vent glacial courut, accéléra le vol éperdu de la neige,intervertit l’ordre des couleurs.

La tenture héraldique du ciel se retourna, devint une véritablehermine blanche, mouchetée de noir, à son tour, par les points denuit dispersés entre les flocons.

Il referma la croisée; ce brusque passage sans transition, de lachaleur torride, aux frimas du plein hiver l’avait saisi; il serecroquevilla près du feu et l’idée lui vint d’avaler un spiritueuxqui le réchauffât.

Il s’en fut dans la salle à manger où, pratiquée dans l’une descloisons, une armoire contenait une série de petites tonnes,rangées côte à côte, sur de minuscules chantiers de bois de santal,percées de robinets d’argent au bas du ventre.

Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son orgue àbouche.

Une tige pouvait rejoindre tous les robinets, les asservir à unmouvement unique, de sorte qu’une fois l’appareil en place, ilsuffisait de toucher un bouton dissimulé dans la boiserie, pour quetoutes les cannelles, tournées en même temps, remplissent deliqueur les imperceptibles gobelets placés au-dessous d’elles.

L’orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs étiquetés « flûte,cor, voix céleste » étaient tirés, prêts à la manoeuvre. DesEsseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphoniesintérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensationsanalogues à celles que la musique verse à l’oreille.

Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût,au son d’un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à laclarinette dont le chant est aigrelet et velouté; le kummel auhautbois dont le timbre sonore nasille; la menthe et l’anisette, àla flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce;tandis que, pour compléter l’orchestre, le kirsch sonnefurieusement de la trompette; le gin et le whisky emportent lepalais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones,l’eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes destubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale etde la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche, parles rakis de Chio et les mastics!

Il pensait aussi que l’assimilation pouvait s’étendre, que desquatuors d’instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûtepalatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie,fumeuse et fine, aiguë et frêle; avec l’alto simulé par le rhumplus robuste, plus ronflant, plus sourd, avec le vespétro déchirantet prolongé, mélancolique et caressant comme un violoncelle; avecla contrebasse, corsée, solide et noire comme un pur et vieuxbitter. On pouvait même, si l’on voulait former un quintette,adjoindre un cinquième instrument, la harpe, qu’imitait par unevraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine,détachée et grêle du cumin sec.

La similitude se prolongeait encore: des relations de tonsexistaient dans la musique des liqueurs; ainsi pour ne citer qu’unenote, la bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ceton majeur des alcools que les partitions commerciales désignentsous le signe de chartreuse verte.

Ces principes une fois admis, il était parvenu, grâce àd’érudites expériences, à se jouer sur la langue de silencieusesmélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle, àentendre, dans sa bouche, des solis de menthe, des duos de vespétroet de rhum.

Il arrivait même à transférer dans sa mâchoire de véritablesmorceaux de musique, suivant le compositeur, pas à pas, rendant sapensée, ses effets, ses nuances, par des unions ou des contrastesvoisins de liqueurs, par d’approximatifs et savants mélanges.

D’autres fois, il composait lui-même des mélodies, exécutait despastorales avec le bénin cassis qui lui faisait roulader, dans lagorge, des chants emperlés de rossignol, avec le tendrecacao-chouva qui fredonnait de sirupeuses bergerades, telles que »les romances d’Estelle » et les « Ah! vous dirai-je, maman » du tempsjadis.

Mais, ce soir-là, des Esseintes n’avait nulle envie d’écouter legoût de la musique; il se borna à enlever une note au clavier deson orgue, en emportant un petit gobelet qu’il avait préalablementrempli d’un véridique whisky d’Irlande.

Il se renfonça dans son fauteuil et huma lentement ce sucfermenté d’avoine et d’orge; un fumet prononcé de créosote luiempuantit la bouche.

Peu à peu, en buvant, sa pensée suivit l’impression maintenantravivée de son palais, emboîta le pas à la saveur du whisky,réveilla, par une fatale exactitude d’odeurs, des souvenirs effacésdepuis des ans.

Ce fleur phéniqué, âcre, lui remémorait forcément l’identiquesenteur dont il avait eu la langue pleine au temps où les dentistestravaillaient dans sa gencive.

Une fois lancé sur cette piste, sa rêverie, d’abord éparse surtous les praticiens qu’il avait connus, se rassembla et convergeasur l’un d’entre eux dont l’excentrique rappel s’était plusparticulièrement gravé dans sa mémoire.

Il y avait de cela, trois années; pris, au milieu d’une nuit,d’une abominable rage de dents, il se tamponnait la joue, butaitcontre les meubles, arpentait, semblable à un fou, sa chambre.

C’était une molaire déjà plombée; aucune guérison n’étaitpossible; la clef seule des dentistes pouvait remédier au mal. Ilattendait, tout enfièvré, le jour, résolu à supporter les plusatroces des opérations, pourvu qu’elles missent fin à sessouffrances.

Tout en se tenant la mâchoire, il se demandait comment faire.Les dentistes qui le soignaient étaient de riches négociants qu’onne voyait point à sa guise; il fallait convenir avec eux devisites, d’heures de rendez-vous. C’est inacceptable, je ne puisdifférer plus longtemps, disait-il; il se décida à aller chez lepremier venu, à courir chez un quenottier du peuple, un de ces gensà poigne de fer qui, s’ils ignorent l’art bien inutile d’ailleursde panser les caries et d’obturer les trous, savent extirper, avecune rapidité sans pareille, les chicots les plus tenaces; chezceux-là, c’est ouvert au petit jour et l’on n’attend pas. Septheures sonnèrent enfin. Il se précipita hors de chez lui, et serappelant le nom connu d’un mécanicien qui s’intitulait dentistepopulaire et logeait au coin d’un quai, il s’élança dans les ruesen mordant son mouchoir, en renfonçant ses larmes.

Arrivé devant la maison, reconnaissable à un immense écriteau debois noir où le nom de « Gatonax » s’étalait en d’énormes lettrescouleur de potiron, et en deux petites armoires vitrées où desdents de pâte étaient soigneusement alignées dans des gencives decire rose, reliées entre elles par des ressorts mécaniques delaiton, il haleta, la sueur aux tempes; une transe horrible luivint, un frisson lui glissa sur la peau, un apaisement eut lieu, lasouffrance s’arrêta, la dent se tut.

Il restait, stupide, sur le trottoir; il s’était enfin roidicontre l’angoisse, avait escaladé un escalier obscur, grimpé quatreà quatre jusqu’au troisième étage. Là, il s’était trouvé devant uneporte où une plaque d’émail répétait, inscrit avec des lettres d’unbleu céleste, le nom de l’enseigne. Il avait tiré la sonnette,puis, épouvanté par les larges crachats rouges qu’il apercevaitcollés sur les marches, il fit volte-face, résolu à souffrir desdents, toute sa vie, quand un cri déchirant perça les cloisons,emplit la cage de l’escalier, le cloua d’horreur, sur place, enmême temps qu’une porte s’ouvrit et qu’une vieille femme le priad’entrer.

La honte l’avait emporté sur la peur; il avait été introduitdans une salle à manger; une autre porte avait claqué, donnantpassage à un terrible grenadier, vêtu d’une redingote et d’unpantalon noirs, en bois; des Esseintes le suivit dans une autrepièce.

Ses sensations devenaient, dès ce moment, confuses. Vaguement ilse souvenait de s’être affaissé, en face d’une fenêtre, dans unfauteuil, d’avoir balbutié, en mettant un doigt sur sa dent: « ellea été déjà plombée; j’ai peur qu’il n’y ait rien à faire. »

L’homme avait immédiatement supprimé ces explications, en luienfonçant un index énorme dans la bouche; puis, tout en grommelantsous ses moustaches vernies, en crocs, il avait pris un instrumentsur une table. Alors la grande scène avait commencé. Cramponné auxbras du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la joue, dufroid, puis ses yeux avaient vu trente-six chandelles et il s’étaitmis, souffrant des douleurs inouïes, à battre des pieds et à bêlerainsi qu’une bête qu’on assassine. Un craquement s’était faitentendre, la molaire se cassait, en venant; il lui avait alorssemblé qu’on lui arrachait la tête, qu’on lui fracassait le crâne;il avait perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s’étaitfurieusement défendu contre l’homme qui se ruait de nouveau sur luicomme s’il voulait lui entrer son bras jusqu’au fond du ventre,s’était brusquement reculé d’un pas, et levant le corps attaché àla mâchoire, l’avait laissé brutalement retomber, sur le derrière,dans le fauteuil, tandis que, debout, emplissant la fenêtre, ilsoufflait, brandissant au bout de son davier, une dent bleue oùpendait du rouge!

Anéanti, des Esseintes avait dégobillé du sang plein unecuvette, refusé, d’un geste, à la vieille femme qui rentrait,l’offrande de son chicot qu’elle s’apprêtait à envelopper dans unjournal et il avait fui, payant deux francs, lançant, à son tour,des crachats sanglants sur les marches, et il s’était retrouvé,dans la rue, joyeux, rajeuni de dix ans, s’intéressant aux moindreschoses.

– Brou! fit-il, attristé par l’assaut de ces souvenirs. Il seleva pour rompre l’horrible charme de cette vision et, revenu dansla vie présente, il s’inquiéta de la tortue.

Elle ne bougeait toujours point, il la palpa – elle était morte.Sans doute habituée à une existence sédentaire, à une humble viepassée sous sa pauvre carapace, elle n’avait pu supporter le luxeéblouissant qu’on lui imposait, la rutilante chape dont on l’avaitvêtue, les pierreries dont on lui avait pavé le dos, comme unciboire.

Chapitre 5

 

En même temps que s’appointait son désir de se soustraire à unehaïssable époque d’indignes muflements, le besoin de ne plus voirde tableaux représentant l’effigie humaine tâchant à Paris entrequatre murs, ou errant en quête d’argent par les rues, était devenupour lui plus despotique.

Après s’être désintéressé de l’existence contemporaine, il avaitrésolu de ne pas introduire dans sa cellule des larves derépugnances ou de regrets, aussi, avait-il voulu une peinturesubtile, exquise, baignant dans un rêve ancien, dans une corruptionantique, loin de nos moeurs, loin de nos jours.

Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et la joie deses yeux, quelques oeuvres suggestives le jetant dans un mondeinconnu, lui dévoilant les traces de nouvelles conjectures, luiébranlant le système nerveux par d’érudites hystéries, par descauchemars compliqués, par des visions nonchalantes et atroces.

Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravissait ende longs transports, Gustave Moreau.

Il avait acquis ses deux chefs-d’oeuvre et, pendant des nuits,il rêvait devant l’un deux, le tableau de la Salomé ainsiconçu:

Un trône se dressait, pareil au maître-autel d’une cathédrale,sous d’innombrables voûtes jaillissant de colonnes trapues ainsique des piliers romans, émaillées de briques polychromes, sertiesde mosaïques, incrustées de lapis et de sardoines, dans un palaissemblable à une basilique d’une architecture tout à la foismusulmane et byzantine.

Au centre du tabernacle surmontant l’autel précédé de marches enforme de demi-vasques, le Tétrarque Hérode était assis, coifféd’une tiare, les jambes rapprochées, les mains sur les genoux.

La figure était jaune, parcheminée, annelée de rides, déciméepar l’âge; sa longue barbe flottait comme un nuage blanc sur lesétoiles en pierreries qui constellaient la robe d’orfroi plaquéesur sa poitrine.

Autour de cette statue, immobile, figée dans une pose hiératiquede dieu hindou, des parfums brûlaient, dégorgeant des nuées devapeurs que trouaient, de même que des yeux phosphorés de bêtes,les feux des pierres enchâssées dans les parois du trône; puis lavapeur montait, se déroulait sous les arcades où la fumée bleue semêlait à la poudre d’or des grands rayons de jour, tombés desdômes.

Dans l’odeur perverse des parfums, dans l’atmosphère surchaufféede cette église, Salomé, le bras gauche étendu, en un geste decommandement, le bras droit replié, tenant à la hauteur du visageun grand lotus, s’avance lentement sur les pointes, aux accordsd’une guitare dont une femme accroupie pince les cordes.

La face recueillie, solennelle, presque auguste, elle commencela lubrique danse qui doit réveiller les sens assoupis du vieilHérode; ses seins ondulent et, au frottement de ses colliers quitourbillonnent, leurs bouts se dressent; sur la moiteur de sa peaules diamants, attachés, scintillent; ses bracelets, ses ceintures,ses bagues, crachent des étincelles; sur sa robe triomphale,couturée de perles, ramagée d’argent, lamée d’or, la cuirasse desorfèvreries dont chaque maille est une pierre, entre en combustion,croise des serpenteaux de feu, grouille sur la chair mate, sur lapeau rose thé, ainsi que des insectes splendides aux élytreséblouissants, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore, diaprésde bleu d’acier, tigrés de vert paon.

Concentrée, les yeux fixes, semblable à une somnambule, elle nevoit ni le Tétrarque qui frémit, ni sa mère, la féroce Hérodias,qui la surveille, ni l’hermaphrodite ou l’eunuque qui se tient, lesabre au poing, en bas du trône, une terrible figure, voiléejusqu’aux joues, et dont la mamelle de châtré pend, de même qu’unegourde, sous sa tunique bariolée d’orange.

Ce type de la Salomé si hantant pour les artistes et pour lespoètes, obsédait, depuis des années, des Esseintes. Combien de foisavait-il lu dans la vieille bible de Pierre Variquet, traduite parles docteurs en théologie de l’Université de Louvain, l’évangile desaint Mathieu qui raconte en de naïves et brèves phrases, ladécollation du Précurseur; combien de fois avait-il rêvé, entre ceslignes:

« Au jour du festin de la Nativité d’Hérode, la fille d’Hérodiasdansa au milieu et plut à Hérode.

« Dont lui promit, avec serment, de lui donner tout ce qu’ellelui demanderait.

« Elle donc, induite par sa mère, dit: Donne-moi, en un plat, latête de Jean-Baptiste.

« Et le roi fut marri, mais à cause du serment et de ceux quiétaient assis à table avec lui, il commanda qu’elle lui fûtbaillée.

« Et envoya décapiter Jean, en la prison.

« Et fut la tête d’icelui apportée dans un plat et donnée à lafille et elle la présenta à sa mère. »

Mais ni saint Mathieu, ni saint Marc, ni saint Luc, ni lesautres évangélistes ne s’étendaient sur les charmes délirants, surles actives dépravations de la danseuse. Elle demeurait effacée, seperdait, mystérieuse et pâmée, dans le brouillard lointain dessiècles, insaisissable pour les esprits précis et terre à terre,accessible seulement aux cervelles ébranlées, aiguisées, commerendues visionnaires par la névrose; rebelle aux peintres de lachair, à Rubens qui la déguisa en une bouchère des Flandres,incompréhensible pour tous les écrivains qui n’ont jamais pu rendrel’inquiétante exaltation de la danseuse, la grandeur raffinée del’assassine.

Dans l’oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors de toutes lesdonnées du Testament, des Esseintes voyait enfin réalisée cetteSalomé, surhumaine et étrange qu’il avait rêvée. Elle n’était plusseulement la baladine qui arrache à un vieillard, par une torsioncorrompue de ses reins, un cri de désir et de rut; qui romptl’énergie, fond la volonté d’un roi, par des remous de seins, dessecousses de ventre, des frissons de cuisse; elle devenait, enquelque sorte, la déité symbolique de l’indestructible Luxure, ladéesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue entretoutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcitles muscles la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable,insensible, empoisonnant, de même que l’Hélène antique, tout ce quil’approche, tout ce qui la voit, tout ce qu’elle touche.

Ainsi comprise, elle appartenait aux théogonies de l’extrêmeOrient; elle ne relevait plus des traditions bibliques, ne pouvaitmême plus être assimilée à la vivante image de Babylone, à laroyale Prostituée de l’Apocalypse, accoutrée, comme elle, de joyauxet de pourpre, fardée comme elle; car celle-là n’était pas jetéepar une puissance fatidique, par une force suprême, dans lesattirantes abjections de la débauche.

Le peintre semblait d’ailleurs avoir voulu affirmer sa volontéde rester hors des siècles, de ne point préciser d’origine, depays, d’époque, en mettant sa Salomé au milieu de cetextraordinaire palais, d’un style confus et grandiose, en la vêtantde somptueuses et chimériques robes, en la mitrant d’un incertaindiadème en forme de tour phénicienne tel qu’en porte la Salammbô,en lui plaçant enfin dans la main le sceptre d’Isis, la fleursacrée de l’égypte et de l’Inde, le grand lotus.

Des Esseintes cherchait le sens de cet emblème. Avait-il cettesignification phallique que lui prêtent les cultes primordiaux del’Inde; annonçait-il au vieil Hérode, une oblation de virginité, unéchange de sang, une plaie impure sollicitée, offerte sous lacondition expresse d’un meurtre; ou représentait-il l’allégorie dela fécondité, le mythe hindou de la vie, une existence tenue entredes doigts de femme, arrachée, foulée par des mains palpitantesd’homme qu’une démence envahit, qu’une crise de la chair égare?

Peut-être aussi qu’en armant son énigmatique déesse du lotusvénéré, le peintre avait songé à la danseuse, à la femme mortelle,au Vase souillé, cause de tous les péchés et de tous les crimes;peut-être s’était-il souvenu des rites de la vieille égypte, descérémonies sépulcrales de l’embaumement, alors que les chimistes etles prêtres étendent le cadavre de la morte sur un banc de jaspe,lui tirent avec des aiguilles courbes la cervelle par les fosses dunez, les entrailles par l’incision pratiquée dans son flanc gauche,puis avant de lui dorer les ongles et les dents, avant de l’enduirede bitumes et d’essences, lui insèrent, dans les parties sexuelles,pour les purifier, les chastes pétales de la divine fleur.

Quoi qu’il en fût, une irrésistible fascination se dégageait decette toile, mais l’aquarelle intitulée L’Apparition étaitpeut-être plus inquiétante encore.

Là, le palais d’Hérode s’élançait, ainsi qu’un Alhambra, sur delégères colonnes irisées de carreaux moresques, scellés comme parun béton d’argent, comme par un ciment d’or; des arabesquespartaient de losanges en lazuli, filaient tout le long des coupolesoù, sur des marqueteries de nacre, rampaient des lueursd’arc-en-ciel, des feux de prisme.

Le meurtre était accompli; maintenant le bourreau se tenaitimpassible, les mains sur le pommeau de sa longue épée, tachée desang.

Le chef décapité du saint s’était élevé du plat posé sur lesdalles et il regardait, livide, la bouche décolorée, ouverte, lecou cramoisi, dégouttant de larmes. Une mosaïque cernait la figured’où s’échappait une auréole s’irradiant en traits de lumière sousles portiques, éclairant l’affreuse ascension de la tête, allumantle globe vitreux des prunelles, attachées, en quelque sortecrispées sur la danseuse.

D’un geste d’épouvante, Salomé repousse la terrifiante visionqui la cloue, immobile, sur les pointes; ses yeux se dilatent, samain étreint convulsivement sa gorge.

Elle est presque nue; dans l’ardeur de la danse, les voiles sesont défaits, les brocarts ont croulé; elle n’est plus vêtue que dematières orfévries et de minéraux lucides; un gorgerin lui serre demême qu’un corselet la taille, et, ainsi qu’une agrafe superbe, unmerveilleux joyau darde des éclairs dans la rainure de ses deuxseins; plus bas, aux hanches, une ceinture l’entoure, cache le hautde ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque où coule unerivière d’escarboucles et d’émeraudes; enfin, sur le corps resténu, entre le gorgerin et la ceinture, le ventre bombe, creusé d’unnombril dont le trou semble un cachet gravé d’onyx, aux tonslaiteux, aux teintes de rose d’ongle.

Sous les traits ardents échappés de la tête du Précurseur,toutes les facettes des joailleries s’embrasent; les pierress’animent, dessinent le corps de la femme en traits incandescents;la piquent au cou, aux jambes, aux bras, de points de feu, vermeilscomme des charbons, violets comme des jets de gaz, bleus comme desflammes d’alcool, blancs comme des rayons d’astre.

L’horrible tête flamboie, saignant toujours, mettant descaillots de pourpre sombre, aux pointes de la barbe et des cheveux.Visible pour la Salomé seule, elle n’étreint pas de son morneregard, l’Hérodias qui rêve à ses haines enfin abouties, leTétrarque, qui, penché un peu en avant, les mains sur les genoux,halète encore, affolé par cette nudité de femme imprégnée desenteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les encens etdans les myrrhes.

Tel que le vieux roi, des Esseintes demeurait écrasé, anéanti,pris de vertige, devant cette danseuse, moins majestueuse, moinshautaine, mais plus troublante que la Salomé du tableau àl’huile.

Dans l’insensible et impitoyable statue, dans l’innocente etdangereuse idole, l’érotisme, la terreur de l’être humain s’étaientfait jour; le grand lotus avait disparu, la déesse s’étaitévanouie; un effroyable cauchemar étranglait maintenantl’histrionne, extasiée par le tournoiement de la danse, lacourtisane, pétrifiée, hypnotisée par l’épouvante.

Ici, elle était vraiment fille; elle obéissait à son tempéramentde femme ardente et cruelle; elle vivait, plus raffinée et plussauvage, plus exécrable et plus exquise; elle réveillait plusénergiquement les sens en léthargie de l’homme, ensorcelait,domptait plus sûrement ses volontés, avec son charme de grandefleur vénérienne, poussée dans des couches sacrilèges, élevée dansdes serres impies.

Comme le disait des Esseintes, jamais, à aucune époque,l’aquarelle n’avait pu atteindre cet éclat de coloris; jamais lapauvreté des couleurs chimiques n’avait ainsi fait jaillir sur lepapier des coruscations semblables de pierres, des lueurs pareillesde vitraux frappés de rais de soleil, des fastes aussi fabuleux,aussi aveuglants de tissus et de chairs.

Et, perdu dans sa contemplation, il scrutait les origines de cegrand artiste, de ce païen mystique, de cet illuminé qui pouvaits’abstraire assez du monde pour voir, en plein Paris, resplendirles cruelles visions, les féeriques apothéoses des autres âges.

Sa filiation, des Esseintes la suivait à peine; çà et là, devagues souvenirs de Mantegna et de Jacopo de Barbarj; çà et là, deconfuses hantises du Vinci et des fièvres de couleurs à laDelacroix; mais l’influence de ces maîtres restait, en somme,imperceptible: la vérité était que Gustave Moreau ne dérivait depersonne. Sans ascendant véritable, sans descendants possibles, ildemeurait, dans l’art contemporain, unique. Remontant aux sourcesethnographiques, aux origines des mythologies dont il comparait etdémêlait les sanglantes énigmes; réunissant, fondant en une seuleles légendes issues de l’Extrême Orient et métamorphosées par lescroyances des autres peuples, il justifiait ainsi ses fusionsarchitectoniques, ses amalgames luxueux et inattendus d’étoffes,ses hiératiques et sinistres allégories aiguisées par les inquiètesperspicuités d’un nervosisme tout moderne; et il restait à jamaisdouloureux, hanté par les symboles des perversités et des amourssurhumaines, des stupres divins consommés sans abandons et sansespoirs.

Il y avait dans ses oeuvres désespérées et érudites unenchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu’au fonddes entrailles, comme celle de certains poèmes de Baudelaire, etl’on demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art quifranchissait les limites de la peinture, empruntait à l’artd’écrire ses plus subtiles évocations, à l’art du Limosin ses plusmerveilleux éclats, à l’art du lapidaire et du graveur ses finessesles plus exquises. Ces deux images de la Salomé, pour lesquellesl’admiration de des Esseintes était sans borne, vivaient, sous sesyeux, pendues aux murailles de son cabinet de travail, sur despanneaux réservés entre les rayons des livres.

Mais là ne se bornaient point les achats de tableaux qu’il avaiteffectués dans le but de parer sa solitude.

Bien qu’il eût sacrifié tout le premier et unique étage de samaison qu’il n’habitait personnellement pas, le rez-de-chausséeavait à lui seul nécessité des séries nombreuses de cadres pourhabiller les murs.

Ce rez-de-chaussée était ainsi distribué:

Un cabinet de toilette, communiquant avec la chambre à coucher,occupait l’une des encoignures de la bâtisse; de la chambre àcoucher l’on passait dans la bibliothèque, de la bibliothèque dansla salle à manger, qui formait l’autre encoignure.

Ces pièces composant l’une des faces du logement, s’étendaient,en ligne droite, percées de fenêtres ouvertes sur la valléed’Aunay.

L’autre face de l’habitation était constituée par quatre piècesexactement semblables, en tant que disposition, aux premières.Ainsi la cuisine faisait coude, correspondait à la salle à manger;un grand vestibule, servant d’entrée au logis, à la bibliothèque;une sorte de boudoir, à la chambre à coucher; les privés dessinantun angle, au cabinet de toilette.

Toutes ces pièces prenaient jour du côté opposé à la valléed’Aunay et regardaient la tour du Croy et Châtillon.

Quant à l’escalier, il était collé sur l’un des flancs de lamaison, au-dehors; les pas des domestiques ébranlant les marchesarrivaient ainsi moins distincts, plus sourds, à des Esseintes.

Il avait fait tapisser de rouge vif le boudoir, et sur toutesles cloisons de la pièce, accrocher dans des bordures d’ébène desestampes de Jan Luyken, un vieux graveur de Hollande, presqueinconnu en France.

Il possédait de cet artiste fantasque et lugubre, véhément etfarouche, la série de ses Persécutions religieuses, d’épouvantablesplanches contenant tous les supplices que la folie des religions ainventés, des planches où hurlait le spectacle des souffranceshumaines, des corps rissolés sur des brasiers, des crânesdécalottés avec des sabres, trépanés avec des clous, entaillés avecdes scies, des intestins dévidés du ventre et enroulés sur desbobines, des ongles lentement arrachés avec des tenailles, desprunelles crevées, des paupières retournées avec des pointes, desmembres disloqués, cassés avec soin, des os mis à nu, longuementrâclés avec des lames.

Ces oeuvres pleines d’abominables imaginations, puant le brûlé,suant le sang, remplies de cris d’horreur et d’anathèmes, donnaientla chair de poule à des Esseintes qu’elles retenaient suffoqué dansce cabinet rouge.

Mais, en sus des frissons qu’elles apportaient, en sus aussi duterrible talent de cet homme, de l’extraordinaire vie qui animaitses personnages, l’on découvrait chez ses étonnants pullulements defoule, chez ses flots de peuple enlevés avec une dextérité depointe rappelant celle de Callot, mais avec une puissance que n’eutjamais cet amusant gribouilleur, des reconstitutions curieuses demilieux et d’époques; l’architecture, les costumes, les moeurs autemps des Macchabées, à Rome, sous les persécutions des chrétiens,en Espagne, sous le règne de l’inquisition, en France, au moyen âgeet à l’époque des Saint-Barthélemy et des Dragonnades, étaientobservés avec un soin méticuleux, notés avec une scienceextrême.

Ces estampes étaient des mines à renseignements: on pouvait lescontempler sans se lasser, pendant des heures; profondémentsuggestives en réflexions, elles aidaient souvent des Esseintes àtuer les journées rebelles aux livres.

La vie de Luyken était pour lui un attrait de plus; elleexpliquait d’ailleurs l’hallucination de son oeuvre. Calvinistefervent, sectaire endurci, affolé de cantiques et de prières, ilcomposait des poésies religieuses qu’il illustrait, paraphrasait envers les psaumes, s’abîmait dans la lecture de la Bible d’où ilsortait, extasié, hagard, le cerveau hanté par des sujetssanglants, la bouche tordue par les malédictions de la Réforme, parses chants de terreur et de colère.

Avec cela, il méprisait le monde, abandonnait ses biens auxpauvres, vivait d’un morceau de pain; il avait fini pars’embarquer, avec une vieille servante, fanatisée par lui, et ilallait au hasard, où abordait son bateau, prêchant partoutl’évangile, s’essayant à ne plus manger, devenu à peu près fou,presque sauvage.

Dans la pièce voisine, plus grande, dans le vestibule vêtu deboiseries de cèdre, couleur de boîte à cigare, s’étageaientd’autres gravures, d’autres dessins bizarres.

La Comédie de la Mort, de Bresdin, où dans un invraisemblablepaysage, hérissé d’arbres, de taillis, de touffes, affectant desformes de démons et de fantômes, couvert d’oiseaux à têtes de rats,à queues de légumes, sur un terrain semé de vertèbres, de côtes, decrânes, des saules se dressent, noueux et crevassés, surmontés desquelettes agitant, les bras en l’air, un bouquet, entonnant unchant de victoire, tandis qu’un Christ s’enfuit dans un cielpommelé, qu’un ermite réfléchit, la tête dans ses deux mains, aufond d’une grotte, qu’un misérable meurt épuisé de privations,exténué de faim, étendu sur le dos, les pieds devant une mare.

Le Bon Samaritain, du même artiste, un immense dessin à laplume, tiré sur pierre: un extravagant fouillis de palmiers, desorbiers, de chênes, poussés, tous ensemble, au mépris des saisonset des climats, une élancée de forêt vierge, criblée de singes, dehiboux, de chouettes, bossuée de vieilles souches aussi difformesque des racines de mandragore, une futaie magique, trouée, aumilieu, par une éclaircie laissant entrevoir, au loin, derrière unchameau et le groupe du Samaritain et du blessé, un fleuve, puisune ville féerique escaladant l’horizon, montant dans un cielétrange, pointillé d’oiseaux, moutonné de lames, comme gonflé deballots de nuages.

On eût dit d’un dessin de primitif, d’un vague Albert Dürer,composé par un cerveau enfumé d’opium; mais, bien qu’il aimât lafinesse des détails et l’imposante allure de cette planche, desEsseintes s’arrêtait plus particulièrement devant les autres cadresqui ornaient la pièce.

Ceux-là étaient signés: Odilon Redon.

Ils renfermaient dans leurs baguettes de poirier brut, liséréd’or, des apparitions inconcevables: une tête d’un stylemérovingien, posée sur une coupe; un homme barbu, tenant tout à lafois, du bonze et de l’orateur de réunion publique, touchant dudoigt un boulet de canon colossal; une épouvantable araignéelogeant au milieu de son corps une face humaine; puis des fusainspartaient plus loin encore dans l’effroi du rêve tourmenté par lacongestion. Ici c’était un énorme dé à jouer où clignait unepaupière triste; là des paysages, secs, arides, des plainescalcinées, des mouvements de sol, des soulèvements volcaniquesaccrochant des nuées en révolte, des ciels stagnants et livides;parfois même les sujets semblaient empruntés au cauchemar de lascience, remonter aux temps préhistoriques; une flore monstrueuses’épanouissait sur les roches; partout des blocs erratiques, desboues glaciaires, des personnages dont le type simien, les épaismaxillaires, les arcades des sourcils en avant, le front fuyant, lesommet aplati du crâne, rappelaient la tête ancestrale, la tête dela première période quaternaire, de l’homme encore frugivore etdénué de parole, contemporain du mammouth, du rhinocéros auxnarines cloisonnées et du grand ours. Ces dessins étaient en dehorsde tout; ils sautaient, pour la plupart, par-dessus les bornes dela peinture, innovaient un fantastique très spécial, un fantastiquede maladie et de délire.

Et, en effet, tels de ces visages, mangés par des yeux immenses,par des yeux fous; tels de ces corps grandis outre mesure oudéformés comme au travers d’une carafe, évoquaient dans la mémoirede des Esseintes des souvenirs de fièvre typhoïde, des souvenirsrestés quand même des nuits brûlantes, des affreuses visions de sonenfance.

Pris d’un indéfinissable malaise, devant ces dessins, commedevant certains Proverbes de Goya qu’ils rappelaient; comme ausortir aussi d’une lecture d’Edgar Poe dont Odilon Redon semblaitavoir transposé, dans un art différent, les mirages d’hallucinationet les effets de peur, il se frottait les yeux et contemplait unerayonnante figure qui, du milieu de ces planches agitées, se levaitsereine et calme, une figure de la Mélancolie, assise, devant ledisque d’un soleil, sur des rochers, dans une pose accablée etmorne.

Par enchantement, les ténèbres se dissipaient; une tristessecharmante, une désolation en quelque sorte alanguie, coulaient dansses pensées, et il méditait longuement devant cette oeuvre quimettait, avec ses points de gouache, semés dans le crayon gras, uneclarté de vert d’eau et d’or pâle, parmi la noirceur ininterrompuede ces fusains et de ces estampes.

En outre de cette série des ouvrages de Redon, garnissantpresque tous les panneaux du vestibule, il avait pendu dans sachambre à coucher, une ébauche désordonnée de Théocopuli, un Christaux teintes singulières, d’un dessin exagéré, d’une couleur féroce,d’une énergie détraquée, un tableau de la seconde manière de cepeintre, alors qu’il était harcelé par la préoccupation de ne plusressembler au Titien.

Cette peinture sinistre, aux tons de cirage et de vert cadavre,répondait pour des Esseintes à un certain ordre d’idées surl’ameublement.

Il n’y avait, selon lui, que deux manières d’organiser unechambre à coucher: ou bien en faire une excitante alcôve, un lieude délectation nocturne; ou bien agencer un lieu de solitude et derepos, un retrait de pensées, une espèce d’oratoire.

Dans le premier cas, le style Louis XV s’imposait aux délicats,aux gens épuisés surtout par des éréthismes de cervelle; seul, eneffet, le XVIIIe siècle a su envelopper la femme d’une atmosphèrevicieuse, contournant les meubles selon la forme de ses charmes,imitant les contractions de ses plaisirs; les volutes de sesspasmes, avec les ondulations, les tortillements du bois et ducuivre, épiçant la langueur sucrée de la blonde, par son décor vifet clair, atténuant le goût salé de la brune, par des tapisseriesaux tons douceâtres, aqueux, presque insapides.

Cette chambre, il l’avait jadis comprise dans son logement deParis, avec le grand lit blanc laqué qui est un piment de plus, unedépravation de vieux passionné, hennissant devant la faussechasteté, devant l’hypocrite pudeur des tendrons de Greuze, devantl’artificielle candeur d’un lit polisson, sentant l’enfant et lajeune fille.

Dans l’autre cas – et, maintenant qu’il voulait rompre avec lesirritants souvenirs de sa vie passée, celui-là était seul possible- il fallait façonner une chambre en cellule monastique, mais alorsles difficultés s’accumulaient, car il se refusait à accepter, poursa part, l’austère laideur des asiles à pénitence et à prière.

À force de tourner et de retourner la question sur toutes sesfaces, il conclut que le but à atteindre pouvait se résumer encelui-ci: arranger avec de joyeux objets une chose triste, ouplutôt, tout en lui conservant son caractère de laideur, imprimer àl’ensemble de la pièce, ainsi traitée, une sorte d’élégance et dedistinction; renverser l’optique du théâtre dont les vils oripeauxjouent les tissus luxueux et chers; obtenir l’effet absolumentopposé, en se servant d’étoffes magnifiques pour donnerl’impression d’une guenille; disposer, en un mot, une loge dechartreux qui eût l’air d’être vraie et qui ne le fût, bienentendu, pas.

Il procéda de cette manière: pour imiter le badigeon de l’ocre,le jaune administratif et clérical, il fit tendre ses murs en soiesafran; pour traduire le soubassement couleur chocolat, habituel àce genre de pièces, il revêtit les parois de la cloison de lames enbois violet foncé d’amarante. L’effet était séduisant, et ilpouvait rappeler, de loin pourtant, la déplaisante rigidité dumodèle qu’il suivait en le transformant; le plafond fut, à sontour, tapissé de blanc écru, pouvant simuler le plâtre, sans enavoir cependant les éclats criards; quant au froid pavage de lacellule, il réussit assez bien à le copier, grâce à un tapis dontle dessin représentait des carreaux rouges, avec des placesblanchâtres dans la laine, pour feindre l’usure des sandales et lefrottement des bottes.

Il meubla cette pièce d’un petit lit de fer, un faux lit decénobite, fabriqué avec d’anciennes ferronneries forgées et polies,rehaussées, au chevet et au pied, d’ornementations touffues, detulipes épanouies enlacées à des pampres, empruntées à la rampe dusuperbe escalier d’un vieil hôtel.

En guise de table de nuit, il installa un antique prie-Dieu dontl’intérieur pouvait contenir un vase et dont l’extérieur supportaitun eucologe; il apposa contre le mur, en face, un banc-d’oeuvre,surmonté d’un grand dais à jour garni de miséricordes sculptées enplein bois, et il pourvut ses flambeaux d’église de chandelles envraie cire qu’il achetait dans une maison spéciale, réservée auxbesoins du culte, car il professait un sincère éloignement pour lespétroles, pour les schistes, pour les gaz, pour les bougies enstéarine, pour tout l’éclairage moderne, si voyant et sibrutal.

Dans son lit, le matin, la tête sur l’oreiller, avant des’endormir, il regardait son Théocopuli dont l’atroce couleurrabrouait un peu le sourire de l’étoffe jaune et la rappelait à unton plus grave, et il se figurait aisément alors qu’il vivait àcent lieues de Paris, loin du monde, dans le fin fond d’uncloître.

Et, somme toute, l’illusion était facile, puisqu’il menait uneexistence presque analogue à celle d’un religieux. Il avait ainsiles avantages de la claustration et il en évitait lesinconvénients: la discipline soldatesque, le manque de soins, lacrasse, la promiscuité, le désoeuvrement monotone. De même qu’ilavait fait de sa cellule, une chambre confortable et tiède, de mêmeil avait rendu sa vie normale, douce, entourée de bien-être,occupée et libre.

Tel qu’un ermite, il était mûr pour l’isolement, harassé de lavie, n’attendant plus rien d’elle; tel qu’un moine aussi, il étaitaccablé d’une lassitude immense, d’un besoin de recueillement, d’undésir de ne plus avoir rien de commun avec les profanes quiétaient, pour lui, les utilitaires et les imbéciles.

En résumé, bien qu’il n’éprouvât aucune vocation pour l’état degrâce, il se sentait une réelle sympathie pour ces gens enfermésdans des monastères, persécutés par une haineuse société qui neleur pardonne ni le juste mépris qu’ils ont pour elle ni la volontéqu’ils affirment de racheter, d’expier, par un long silence, ledévergondage toujours croissant de ses conversations saugrenues ouniaises.

Chapitre 6

 

Enfoncé dans un vaste fauteuil à oreillettes, les pieds sur lespoires en vermeil des chenets, les pantoufles rôties par les bûchesqui dardaient, en crépitant, comme cinglées par le souffle furieuxd’un chalumeau, de vives flammes, des Esseintes posa le vieilin-quarto qu’il lisait, sur une table, s’étira, alluma unecigarette, puis il se prit à rêver délicieusement, lancé à toutesbrides sur une piste de souvenirs effacée depuis des mois etsubitement retracée par le rappel d’un nom qui s’éveillait, sansmotifs du reste, dans sa mémoire.

Il revoyait, avec une surprenante lucidité, la gêne de soncamarade d’Aigurande, lorsque, dans une réunion de persévérantscélibataires, il avait dû avouer les derniers apprêts d’un mariage.On se récria, on lui peignit les abominations des sommeils dans lemême linge; rien n’y fit: la tête perdue, il croyait àl’intelligence de sa future femme et prétendait avoir discerné chezelle d’exceptionnelles qualités de dévouement et de tendresse.

Seul, parmi ces jeunes gens, des Esseintes encouragea sesrésolutions dès qu’il eut appris que sa fiancée désirait loger aucoin d’un nouveau boulevard, dans l’un de ces modernes appartementstournés en rotonde.

Convaincu de l’impitoyable puissance des petites misères, plusdésastreuses pour les tempéraments bien trempés que les grandes et,se basant sur ce fait que d’Aigurande ne possédait aucune fortuneet que la dot de sa femme était à peu près nulle, il aperçut, dansce simple souhait, une perspective infinie de ridicules maux.

En effet, d’Aigurande acheta des meubles façonnés en rond, desconsoles évidées par derrière, faisant le cercle, des supports derideaux en forme d’arc, des tapis taillés en croissants tout unmobilier fabriqué sur commande.

Il dépensa le double des autres, puis, quand sa femme, à courtd’argent pour ses toilettes, se lassa d’habiter cette rotonde ets’en fut occuper un appartement carré, moins cher, aucun meuble neput ni cadrer ni tenir. Peu à peu, cet encombrant mobilier devintune source d’interminables ennuis; l’entente déjà fêlée par une viecommune, s’effrita de semaine en semaine; ils s’indignèrent, sereprochant mutuellement de ne pouvoir demeurer dans ce salon où lescanapés et les consoles ne touchaient pas aux murs et branlaientaussitôt qu’on les frôlait, malgré leurs cales. Les fondsmanquèrent pour des réparations du reste presque impossibles. Toutdevint sujet à aigreurs et à querelles, tout depuis les tiroirs quiavaient joué dans les meubles mal d’aplomb jusqu’aux larcins de labonne qui profitait de l’inattention des disputes pour piller lacaisse; bref, la vie leur fut insupportable; lui, s’égaya audehors; elle, quêta, parmi les expédients de l’adultère, l’oubli desa vie pluvieuse et plate. D’un commun avis, ils résilièrent leurbail et requérirent la séparation de corps.

– Mon plan de bataille était exact, s’était alors dit desEsseintes, qui éprouva cette satisfaction des stratégistes dont lesmanoeuvres, prévues de loin, réussissent.

En songeant actuellement, devant son feu, au bris de ce ménagequ’il avait aidé, par ses bons conseils, à s’unir, il jeta unenouvelle brassée de bois, dans la cheminée, et il repartit à toutevolée dans ses rêves.

Appartenant au même ordre d’idées, d’autres souvenirs sepressaient maintenant.

Il y avait de cela quelques années, il s’était croisé, rue deRivoli, un soir, avec un galopin d’environ seize ans, un enfantpâlot et fûté, tentant de même qu’une fille. Il suçait péniblementune cigarette dont le papier crevait, percé par les bûches pointuesdu caporal. Tout en pestant, il frottait sur sa cuisse desallumettes de cuisine qui ne partaient point; il les usa toutes.Apercevant alors des Esseintes qui l’observait, il s’approcha, lamain sur la visière de sa casquette et lui demanda poliment du feu.Des Esseintes lui offrit d’aromatiques cigarettes de dubèque, puisil entama la conversation et incita l’enfant à lui conter sonhistoire.

Elle était des plus simples, il s’appelait Auguste Langlois,travaillait chez un cartonnier, avait perdu sa mère et possédait unpère qui le battait comme plâtre.

Des Esseintes l’écoutait pensif: – Viens boire dit-il. Et ill’emmena dans un café où il lui fit servir de violents punchs. -L’enfant buvait, sans dire mot. – Voyons, fit tout à coup desEsseintes, veux-tu t’amuser, ce soir? c’est moi qui paye. Et ilavait emmené le petit chez madame Laure, une dame qui tenait, rueMosnier, au troisième, un assortiment de fleuristes, dans une sériede pièces rouges, ornées de glaces rondes, meublées de canapés etde cuvettes.

Là, très ébahi, Auguste avait regardé, en pétrissant le drap desa casquette, un bataillon de femmes dont les bouches peintess’ouvrirent toutes ensemble – Ah le môme! Tiens, il est gentil!

– Mais, dis donc, mon petit, tu n’as pas l’âge, avait ajouté unegrande brune, aux yeux à fleur de tête, au nez busqué, quiremplissait chez Madame Laure l’indispensable rôle de la bellejuive.

Installé, presque chez lui, des Esseintes causait avec lapatronne, à voix basse.

– N’aie donc pas peur, bêta, reprit-il, s’adressant à l’enfant.Allons, fais ton choix, je régale. Et il poussa doucement le gaminqui tomba sur un divan, entre deux femmes. Elles se serrèrent unpeu, sur un signe de madame, enveloppant les genoux d’Auguste, avecleurs peignoirs lui mettant sous le nez leurs épaules poudrées d’ungivre entêtant et tiède, et il ne bougeait plus, le sang aux joues,la bouche rêche, les yeux baissés, hasardant, en dessous, desregards curieux qui s’attachaient obstinément au haut desjambes.

Vanda, la belle Juive, l’embrassa, lui donnant de bons conseils,lui recommandant d’obéir à ses père et mère, et ses mains erraient,en même temps, avec lenteur, sur l’enfant dont la figure changée sepâmait sur son cou, à la renverse.

– Alors ce n’est pas pour ton compte que tu viens, ce soir, dità des Esseintes madame Laure. Mais où diable as-tu levé ce bambin?reprit-elle, quand Auguste eut disparu, emmené par la bellejuive.

– Dans la rue, ma chère.

– Tu n’es pourtant pas gris, murmura la vieille dame. Puis,après réflexion, elle ajouta, avec un sourire maternel: – Jecomprends; mâtin, dis-donc, il te les faut jeunes, à toi!

Des Esseintes haussa les épaules. – Tu n’y es pas; oh! mais pasdu tout, fit-il; la vérité c’est que je tâche simplement depréparer un assassin. Suis bien en effet mon raisonnement. Cegarçon est vierge et a atteint l’âge où le sang bouillonne; ilpourrait courir après les fillettes de son quartier, demeurerhonnête, tout en s’amusant, avoir, en somme, sa petite part dumonotone bonheur réservé aux pauvres. Au contraire, en l’amenantici, au milieu d’un luxe qu’il ne soupçonnait même pas et qui segravera forcément dans sa mémoire; en lui offrant, tous les quinzejours, une telle aubaine, il prendra l’habitude de ces jouissancesque ses moyens lui interdisent; admettons qu’il faille trois moispour qu’elles lui soient devenues absolument nécessaires – et, enles espaçant comme je le fais, je ne risque pas de le rassasier; -eh bien, au bout de ces trois mois, je supprime la petite rente queje vais te verser d’avance pour cette bonne action, et alors ilvolera, afin de séjourner ici; il fera les cent dix-neuf coups,pour se rouler sur ce divan et sous ce gaz!

En poussant les choses à l’extrême, il tuera, je l’espère, lemonsieur qui apparaîtra mal à propos tandis qu’il tentera de forcerson secrétaire: – alors, mon but sera atteint, j’aurai contribué,dans la mesure de mes ressources, à créer un gredin, un ennemi deplus pour cette hideuse société qui nous rançonne.

Les femmes ouvrirent de grands yeux.

– Te voilà? reprit-il, voyant Auguste qui rentrait dans le salonet se dérobait, rouge et penaud, derrière la belle Juive. – Allons,gamin, il se fait tard, salue ces dames. Et il lui expliqua dansl’escalier qu’il pourrait, chaque quinzaine, se rendre, sans boursedélier, chez madame Laure; puis, une fois dans la rue, sur letrottoir, regardant l’enfant abasourdi:

– Nous ne nous verrons plus, fit-il; retourne au plus vite chezton père dont la main est inactive et le démange, et rappelle-toicette parole quasi évangélique: Fais aux autres ce que tu ne veuxpas qu’ils te fassent; avec cette maxime tu iras loin. – Bonsoir. -Surtout ne sois pas ingrat, donne-moi le plus tôt possible de tesnouvelles par la voie des gazettes judiciaires.

– Le petit Judas! murmurait maintenant des Esseintes, entisonnant ses braises; – dire que je n’ai jamais vu son nom figurerparmi les faits-divers! – Il est vrai qu’il ne m’a pas été possiblede jouer serré, que j’ai pu prévoir mais non supprimer certainsaléas, tels que les carottes de la mère Laure, empochant l’argentsans échange de marchandise; la toquade d’une de ces femmes pourAuguste qui a peut-être consommé, au bout de ses trois mois, àl’oeil; voire même les vices faisandés de la belle Juive qui ont pueffrayer ce gamin trop impatient et trop jeune pour se prêter auxlents préambules et aux foudroyantes fins des artifices. à moinsdonc qu’il n’ait eu des démêlés avec la justice depuis qu’étant àFontenay, je ne lis plus de feuilles, je suis floué.

Il se leva et fit plusieurs tours dans sa chambre. – Ce seraittout de même dommage, se dit-il, car, en agissant de la sorte,j’avais réalisé la parabole laïque, l’allégorie de l’instructionuniverselle qui, ne tendant à rien moins qu’à transmuer tous lesgens en des Langlois, s’ingénie, au lieu de crever définitivementet par compassion les yeux des misérables, à les leur ouvrir toutgrands et de force, pour qu’ils aperçoivent autour d’eux des sortsimmérités et plus cléments, des joies plus laminées et plus aiguëset, par conséquent, plus désirables et plus chères.

Et le fait est, continua des Esseintes, poursuivant sonraisonnement, le fait est que, comme la douleur est un effet del’éducation, comme elle s’élargit et s’acière à mesure que lesidées naissent: plus on s’efforcera d’équarrir l’intelligence etd’affiner le système nerveux des pauvres diables, et plus ondéveloppera en eux les germes si furieusement vivaces de lasouffrance morale et de la haine.

Les lampes charbonnaient. Il les remonta et consulta sa montre.- Trois heures du matin. – Il alluma une cigarette et se replongeadans la lecture interrompue par ses rêveries, du vieux poème latinDe laude castitatis, écrit sous le règne de Gondebald, par Avitus,évêque métropolitain de Vienne.

Chapitre 7

 

Depuis cette nuit où, sans cause apparente, il avait évoqué lemélancolique souvenir d’Auguste Langlois, il revécut toute sonexistence.

Il était maintenant incapable de comprendre un mot aux volumesqu’il consultait; ses yeux mêmes ne lisaient plus – il lui semblaque son esprit saturé de littérature et d’art se refusait à enabsorber davantage.

Il vivait sur lui-même, se nourrissait de sa propre substance,pareil à ces bêtes engourdies, tapies dans un trou, pendantl’hiver; la solitude avait agi sur son cerveau, de même qu’unnarcotique. Après l’avoir tout d’abord énervé et tendu, elleamenait une torpeur hantée de songeries vagues; elle annihilait sesdesseins, brisait ses volontés, guidait un défilé de rêves qu’ilsubissait, passivement, sans même essayer de s’y soustraire.

Le tas confus des lectures, des méditations artistiques, qu’ilavait accumulées depuis son isolement, ainsi qu’un barrage pourarrêter le courant des anciens souvenirs, avait été brusquementemporté, et le flot s’ébranlait, culbutant le présent, l’avenir,noyant tout sous la nappe du passé, emplissant son esprit d’uneimmense étendue de tristesse sur laquelle nageaient, semblables àde ridicules épaves, des épisodes sans intérêt de son existence,des riens absurdes.

Le livre qu’il tenait à la main tombait sur ses genoux; ils’abandonnait, regardant, plein de dégoûts et d’alarmes, défilerles années de sa vie défunte; elles pivotaient, ruisselaientmaintenant autour du rappel de madame Laure et d’Auguste, enfoncé,dans ces fluctuations, comme un pieu ferme, comme un fait net.Quelle époque que celle-là! c’était le temps des soirées dans lemonde, des courses, des parties de cartes, des amours commandées àl’avance, servies, à l’heure, sur le coup de minuit, dans sonboudoir rose! Il se remémorait des figures, des mines, des motsnuls qui l’obsédaient avec cette ténacité des airs vulgaires qu’onne peut se défendre de fredonner, mais qui finissent par s’épuiser,tout à coup, sans qu’on y pense.

Cette période fut de courte durée; il eut une sieste de mémoire,se replongea dans ses études latines afin d’effacer jusqu’àl’empreinte même de ces retours.

Le branle était donné; une seconde phase succéda presqueimmédiatement à la première, celle des souvenirs de son enfance,celle surtout des ans écoulés chez les Pères.

Ceux-là étaient plus éloignés et plus certains, gravés d’unefaçon, plus accusée et plus sûre; le parc touffu, les longuesallées, les plates-bandes, les bancs, tous les détails matériels selevèrent dans sa chambre.

Puis les jardins s’emplirent, il entendit résonner les cris desélèves, les rires des professeurs se mêlant aux récréations, jouantà la paume, la soutane retroussée, serrée entre les genoux, ou biencausant avec les jeunes gens, sans pose ni morgue, ainsi que descamarades du même âge, sous les arbres.

Il se rappela le joug paternel qui s’accommodait mal despunitions, se refusait à infliger des cinq cents et des mille vers,se contentait de faire « réparer », tandis que les autress’amusaient, la leçon pas sue, recourait plus souvent encore à lasimple réprimande, entourait l’enfant d’une surveillance activemais douce, cherchant à lui être agréable, consentant à despromenades où bon lui semblait, le mercredi, saisissant l’occasionde toutes les petites fêtes non carillonnées de l’église, pourajouter à l’ordinaire des repas des gâteaux et du vin, pour lerégaler de parties de campagne; un joug paternel qui consistait àne pas abrutir l’élève, à discuter avec lui, à le traiter déjà enhomme, tout en lui conservant le dorlotement d’un bambin gâté.

Ils arrivaient ainsi à prendre sur l’enfant un réel ascendant, àpétrir, dans une certaine mesure, les intelligences qu’ilscultivaient, à les diriger, dans un sens, à les greffer d’idéesspéciales, à assurer la croissance de leurs pensées par une méthodeinsinuante et pateline qu’ils continuaient, en s’efforçant de lessuivre dans la vie, de les soutenir dans leur carrière, en leuradressant ces lettres affectueuses comme le dominicain Lacordairesavait en écrire à ses anciens élèves de Sorrèze.

Des Esseintes se rendait compte par lui-même de l’opérationqu’il se figurait avoir sans résultat subie; son caractère rebelleaux conseils pointilleux, fureteur, porté aux controverses, l’avaitempêché d’être modelé par leur discipline, asservi par leursleçons; une fois sorti du collège, son scepticisme s’était accru;son passage au travers d’un monde légitimiste, intolérant et borné,ses conversations avec d’inintelligents marguilliers et de basabbés dont les maladresses déchiraient le voile si savamment tissépar les Jésuites, avaient encore fortifié son espritd’indépendance, augmenté sa défiance en une foi quelconque.

Il s’estimait, en somme, dégagé de tout lien, de toutecontrainte; il avait simplement gardé, contrairement à tous lesgens élevés dans les lycées ou les pensions laïques, un excellentsouvenir de son collège et de ses maîtres, et voilà que maintenant,il se consultait, en arrivait à se demander si les semences tombéesjusqu’à ce jour dans un sol stérile, ne commençaient pas àpoindre.

En effet, depuis quelques jours, il se trouvait dans un étatd’âme indescriptible. Il croyait pendant une seconde, allaitd’instinct à la religion, puis au moindre raisonnement sonattirance vers la foi s’évaporait; mais il restait, malgré tout,plein de trouble.

Il savait pourtant bien, en descendant en lui, qu’il n’auraitjamais l’esprit d’humilité et de pénitence vraiment chrétien; ilsavait, à n’en pouvoir hésiter, que ce moment dont parleLacordaire, ce moment de la grâce « où le dernier trait de lumièrepénètre dans l’âme et rattache à un centre commun les vérités qui ysont éparses », ne viendrait jamais pour lui; il n’éprouvait pas cebesoin de mortification et de prière sans lequel, si l’on écoute lamajeure partie des prêtres, aucune conversion n’est possible; il neressentait aucun désir d’implorer un Dieu dont la miséricorde luisemblait des moins probables; et cependant la sympathie qu’ilconservait pour ses anciens maîtres arrivait à le faires’intéresser à leurs travaux, à leurs doctrines; ces accentsinimitables de la conviction, ces voix ardentes d’hommes d’uneintelligence supérieure lui revenaient, l’amenaient à douter de sonesprit et de ses forces. Au milieu de cette solitude où il vivait,sans nouvel aliment, sans impressions fraîchement subies, sansrenouvellement de pensées, sans cet échange de sensations venues dudehors, de la fréquentation du monde, de l’existence menée encommun; dans ce confinement contre nature où il s’entêtait, toutesles questions, oubliées pendant son séjour à Paris, se posaient ànouveau, comme d’irritants problèmes.

La lecture des ouvrages latins qu’il aimait, d’ouvrages presquetous rédigés par des évêques et par des moines, avait sans doutecontribué à déterminer cette crise. Enveloppé dans une atmosphèrede couvent, dans un parfum d’encens qui lui grisaient la tête, ils’était exalté les nerfs et par une association d’idées, ces livresavaient fini par refouler les souvenirs de sa vie de jeune homme,par remettre en lumière ceux de sa jeunesse, chez les Pères.

– Il n’y a pas à dire, pensait des Esseintes s’essayant à seraisonner, à suivre la marche de cette ingestion de l’élémentJésuite, à Fontenay; j’ai, depuis mon enfance, et sans que je l’aiejamais su, ce levain qui n’avait pas encore fermenté; ce penchantmême que j’ai toujours eu pour les objets religieux en estpeut-être une preuve.

Mais il cherchait à se persuader le contraire, mécontent de neplus être maître absolu chez lui; il se procura des motifs; ilavait dû forcément se tourner du côté du sacerdoce, puisquel’église a, seule, recueilli l’art, la forme perdue des siècles;elle a immobilisé, jusque dans la vile reproduction moderne, lecontour des orfèvreries, gardé le charme des calices élancés commedes pétunias, des ciboires aux flancs purs; préservé, même dansl’aluminium, dans les faux émaux, dans les verres colorés, la grâcedes façons d’antan. En somme, la plupart des objets précieux,classés au musée de Cluny, et échappés par miracle à l’immondesauvagerie des sans-culottes, proviennent des anciennes abbayes deFrance; de même que l’église a préservé de la barbarie, au moyenâge, la philosophie, l’histoire et les lettres, de même elle asauvé l’art plastique, amené jusqu’à nos jours ces merveilleuxmodèles de tissus, de joailleries que les fabricants de chosessaintes gâtent le plus qu’ils peuvent, sans en pouvoir toutefoisaltérer la forme initiale, exquise. Il n’y avait dès lors rien desurprenant à ce qu’il eût pourchassé ces antiques bibelots, qu’ileût, avec nombre de collectionneurs, retiré ces reliques de chezles antiquaires de Paris, de chez les brocanteurs de lacampagne.

Mais, il avait beau invoquer toutes ces raisons, il ne parvenaitpas complètement à se convaincre. Certes, en se résumant, ilpersistait à considérer la religion ainsi qu’une superbe légende,qu’une magnifique imposture, et cependant, en dépit de toutes cesexplications, son scepticisme commençait à s’entamer.

Évidemment, ce fait bizarre existait: il était moins assurémaintenant que dans son enfance, alors que la sollicitude desJésuites était directe, que leur enseignement était inévitable,qu’il était entre leurs mains, leur appartenait, corps et âme, sansliens de famille, sans influences pouvant réagir contre eux, dudehors. Ils lui avaient aussi inculqué un certain goût dumerveilleux qui s’était lentement et obscurément ramifié dans sonâme, qui s’épanouissait aujourd’hui, dans la solitude, qui agissaitquand même sur l’esprit silencieux, interné, promené dans le courtmanège des idées fixes.

À examiner le travail de sa pensée, à chercher à en relier lesfils, à en découvrir les sources et les causes, il en vint à sepersuader que ses agissements, pendant sa vie mondaine, dérivaientde l’éducation qu’il avait reçue. Ainsi ses tendances versl’artifice, ses besoins d’excentricité, n’étaient-ils pas, ensomme, des résultats d’études spécieuses, de raffinementsextraterrestres, de spéculations quasi théologiques; c’étaient, aufond, des transports, des élans vers un idéal, vers un universinconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celle quenous promettent les écritures.

Il s’arrêta net, brisa le fil de ses réflexions. – Allons, sedit-il, dépité, je suis encore plus atteint que je ne le croyais;voilà que j’argumente avec moi-même, ainsi qu’un casuiste.

Il resta songeur, agité d’une crainte sourde; certes, si lathéorie de Lacordaire était exacte, il n’avait rien à redouter,puisque le coup magique de la conversion ne se produit point dansun sursaut; il fallait, pour amener l’explosion, que le terrain fûtlonguement, constamment miné; mais si les romanciers parlent ducoup de foudre de l’amour, un certain nombre de théologiens parlentaussi du coup de foudre de la religion; en admettant que cettedoctrine fût vraie, personne n’était alors sûr de ne pas succomber.Il n’y avait plus ni analyse à faire sur soi-même, nipressentiments à considérer, ni mesures préventives à requérir; lapsychologie du mysticisme était nulle. C’était ainsi parce quec’était ainsi, et voilà tout.

– Eh! je deviens stupide, se dit des Esseintes, la crainte decette maladie va finir par déterminer la maladie elle-même, si çacontinue.

Il parvint à secouer un peu cette influence; ses souvenirss’apaisèrent, mais d’autres symptômes morbides parurent; maintenantles sujets de discussions le hantaient seuls; le parc, les leçons,les Jésuites étaient loin; il était dominé, tout entier, par desabstractions; il pensait, malgré lui, à des interprétationscontradictoires de dogmes, à des apostasies perdues, consignéesdans l’ouvrage sur les Conciles, du père Labbe. Des bribes de cesschismes, des bouts de ces hérésies, qui divisèrent, pendant dessiècles, les églises de l’Occident et de l’Orient, lui revenaient.Ici, Nestorius contestant à la Vierge le titre de mère de Dieu,parce que, dans le mystère de l’Incarnation, ce n’était pas leDieu, mais bien la créature humaine qu’elle avait portée dans sesflancs; là, Eutychès, déclarant que l’image du Christ ne pouvaitressembler à celle des autres hommes, puisque la Divinité avait éludomicile dans son corps et en avait, par conséquent, changé laforme du tout au tout; là encore, d’autres ergoteurs soutenaientque le Rédempteur n’avait pas eu du tout de corps, que cetteexpression des livres saints devait être prise au figuré; tandisque Tertullien émettait son fameux axiome quasi matérialiste: « Rienn’est incorporel que ce qui n’est pas; tout ce qui est, a un corpsqui lui est propre »; enfin cette vieille question, débattue pendantdes ans: le Christ a-t-il été attaché, seul, sur la croix ou bienla Trinité, une en trois personnes, a-t-elle souffert, dans satriple hypostase, sur le gibet du Calvaire? le sollicitaient et lepressaient – et, machinalement, comme une leçon jadis apprise, ilse posait à lui-même les questions et se donnait les réponses.

Ce fut, durant quelques jours, dans sa cervelle, un grouillementde paradoxes, de subtilités, un vol de poils fendus en quatre, unécheveau de règles aussi compliquées que des articles de codes,prêtant à tous les sens, à tous les jeux de mots, aboutissant à unejurisprudence céleste des plus ténues, des plus baroques; puis lecôté abstrait s’effaça, à son tour, et tout un côté plastique luisuccéda, sous l’action des Gustave Moreau pendus aux murs.

Il vit défiler toute une procession de prélats: desarchimandrites, des patriarches, levant, pour bénir la fouleagenouillée, des bras d’or, agitant leurs barbes blanches dans lalecture et la prière; il vit s’enfoncer dans des cryptes obscuresdes files silencieuses de pénitents; il vit s’élever descathédrales immenses où tonitruaient des moines blancs en chaire.De même, qu’après une touche d’opium, de Quincey, au seul mot de »Consul Romanus », évoquait des pages entières de Tite-Live,regardait s’avancer la marche solennelle des Consuls, s’ébranler lapompeuse ordonnance des armées romaines; lui, sur une expressionthéologique, demeurait haletant, considérait des reflux de peuple,des apparitions épiscopales se détachant sur les fonds embrasés desbasiliques; ces spectacles le tenaient sous le charme, courantd’âges en âges, arrivant aux cérémonies religieuses modernes, leroulant dans un infini de musique, lamentable et tendre.

Là, il n’avait plus de raisonnement à se faire, plus de débats àsupporter; c’était une indéfinissable impression de respect et decrainte; le sens artiste était subjugué par les scènes si biencalculées des catholiques; à ces souvenirs, ses nerfstressaillaient, puis en une subite rébellion, en une rapide volte,des idées monstrueuses naissaient en lui, des idées de cessacrilèges prévus par le manuel des confesseurs, des ignominieux etimpurs abus de l’eau bénite et de l’huile sainte. En face d’un Dieuomnipotent, se dressait maintenant un rival plein de force, leDémon, et une affreuse grandeur lui semblait devoir résulter d’uncrime pratiqué, en pleine église par un croyant s’acharnant, dansune horrible allégresse, dans une joie toute sadique, à blasphémer,à couvrir d’outrages, à abreuver d’opprobres, les choses révérées;des folies de magie, de messe noire, de sabbat, des épouvantes depossessions et d’exorcismes se levaient; il en venait à se demanders’il ne commettait pas un sacrilège, en possédant des objetsautrefois consacrés, des canons d’église, des chasubles et descustodes; et, cette pensée d’un état peccamineux lui apportait unesorte d’orgueil et d’allègement; il y démêlait des plaisirs desacrilèges, mais de sacrilèges contestables, en tout cas, peugraves, puisqu’en somme il aimait ces objets et n’en dépravait pasl’usage; il se berçait ainsi de pensées prudentes et lâches, lasuspicion de son âme lui interdisant des crimes manifestes, luienlevant la bravoure nécessaire pour accomplir des péchésépouvantables, voulus, réels.

Peu à peu enfin, ces arguties s’évanouirent. Il vit, en quelquesorte, du haut de son esprit, le panorama de l’église, soninfluence héréditaire sur l’humanité, depuis des siècles; il se lareprésenta, désolée et grandiose, énonçant à l’homme, l’horreur dela vie, l’inclémence de la destinée, prêchant la patience, lacontrition, l’esprit de sacrifice; tâchant de panser les plaies, enmontrant les blessures saignantes du Christ; assurant desprivilèges divins, promettant la meilleure part du paradis auxaffligés; exhortant la créature humaine à souffrir; à présenter àDieu, comme un holocauste, ses tribulations et ses offenses, sesvicissitudes et ses peines. Elle devenait véritablement éloquente,maternelle aux misérables, pitoyable aux opprimés, menaçante pourles oppresseurs et les despotes.

Ici, des Esseintes reprenait pied. Certes, il était satisfait decet aveu de l’ordure sociale, mais alors, il se révoltait contre levague remède d’une espérance en une autre vie. Schopenhauer étaitplus exact; sa doctrine et celle de l’église partaient d’un pointde vue commun; lui aussi se basait sur l’iniquité et sur laturpitude du monde, lui aussi jetait avec l’Imitation deNotre-Seigneur, cette clameur douloureuse: « C’est vraiment unemisère que de vivre sur la terre! » Lui aussi prêchait le néant del’existence, les avantages de la solitude, avisait l’humanité quequoi qu’elle fît, de quelque côté qu’elle se tournât, elledemeurerait malheureuse: pauvre, à cause des souffrances quinaissent des privations, riche, en raison de l’invincible ennuiqu’engendre l’abondance; mais il ne vous prônait aucune panacée, nevous berçait, pour remédier à d’inévitables maux, par aucunleurre.

Il ne vous soutenait pas le révoltant système du péché originel;ne tentait point de vous prouver que celui-là est un Dieusouverainement bon qui protège les chenapans, aide les imbéciles,écrase l’enfance, abêtit la vieillesse, châtie les incoupables; iln’exaltait pas les bienfaits d’une Providence qui a inventé cetteabomination, inutile, incompréhensible, injuste, inepte, lasouffrance physique; loin de s’essayer à justifier, ainsi quel’église, la nécessité des tourments et des épreuves, il s’écriait,dans sa miséricorde indignée: « Si un Dieu a fait ce monde, jen’aimerais pas à être ce Dieu; la misère du monde me déchirerait lecoeur. »

Ah! lui seul était dans le vrai! qu’étaient toutes lespharmacopées évangéliques à côté de ses traités d’hygiènespirituelle? Il ne prétendait rien guérir, n’offrait aux maladesaucune compensation, aucun espoir; mais sa théorie du Pessimismeétait, en somme, la grande consolatrice des intelligences choisies,des âmes élevées; elle révélait la société telle qu’elle est,insistait sur la sottise innée des femmes, vous signalait lesornières, vous sauvait des désillusions en vous avertissant derestreindre autant que possible vos espérances, de n’en point dutout concevoir, si vous vous en sentiez la force, de vous estimerenfin heureux si, à des moments inopinés, il ne vous dégringolaitpas sur la tête de formidables tuiles.

Élancée de la même piste que l’Imitation, cette théorieaboutissait, elle aussi, mais sans s’égarer parmi de mystérieuxdédales et d’invraisemblables routes, au même endroit, à larésignation, au laisser-faire.

Seulement, si cette résignation tout bonnement issue de laconstatation d’un état de choses déplorable et de l’impossibilitéd’y rien changer, était accessible aux riches de l’esprit, ellen’était que plus difficilement saisissable aux pauvres dont labienfaisante religion calmait plus aisément alors lesrevendications et les colères,

Ces réflexions soulageaient des Esseintes d’un lourd poids; lesaphorismes du grand Allemand apaisaient le frisson de ses penséeset cependant, les points de contact de ces deux doctrines lesaidaient à se rappeler mutuellement à la mémoire, et il ne pouvaitoublier, ce catholicisme si poétique, si poignant, dans lequel ilavait baigné et dont il avait jadis absorbé l’essence par tous lespores.

Ces retours de la croyance, ces appréhensions de la foi letourmentaient surtout depuis que des altérations se produisaientdans sa santé; ils coïncidaient avec des désordres nerveuxnouvellement venus.

Depuis son extrême jeunesse, il avait été torturé pard’inexplicables répulsions, par des frémissements qui lui glaçaientl’échine, lui contractaient les dents, par exemple, quand il voyaitdu linge mouillé qu’une bonne était en train de tordre; ces effetsavaient toujours persisté; aujourd’hui encore il souffraitréellement à entendre déchirer une étoffe, à frotter un doigt surun bout de craie, à tâter avec la main un morceau de moire.

Les excès de sa vie de garçon, les tensions exagérées de soncerveau, avaient singulièrement aggravé sa névrose originelle,amoindri le sang déjà usé de sa race; à Paris, il avait dû suivredes traitements d’hydrothérapie, pour des tremblements des doigts,pour des douleurs affreuses, des névralgies qui lui coupaient endeux la face, frappaient à coups continus la tempe, aiguillaientles paupières, provoquaient des nausées qu’il ne pouvait combattrequ’en s’étendant sur le dos, dans l’ombre.

Ces accidents avaient lentement disparu, grâce à une vie plusréglée, plus calme; maintenant, ils s’imposaient à nouveau, variantde forme, se promenant par tout le corps; les douleurs quittaientle crâne, allaient au ventre ballonné, dur, aux entraillestraversées d’un fer rouge, aux efforts inutiles et pressants; puisla toux nerveuse, déchirante, aride, commençant juste à telleheure, durant un nombre de minutes toujours égal, le réveilla,l’étrangla au lit; enfin l’appétit cessa, des aigreurs gazeuses etchaudes, des feux secs lui parcoururent l’estomac; il gonflait,étouffait, ne pouvait plus, après chaque tentative de repas,supporter une culotte boutonnée, un gilet serré.

Il supprima les alcools, le café, le thé, but des laitages,recourut à des affusions d’eau froide, se bourra d’assa-foetida, devalériane et de quinine; il voulut même sortir de sa maison, sepromena un peu, dans la campagne, lorsque vinrent ces jours depluie qui la font silencieuse et vide; il se força à marcher, àprendre de l’exercice; en dernier ressort, il renonçaprovisoirement à la lecture et, rongé d’ennui, il se détermina,pour occuper sa vie devenue oisive, à réaliser un projet qu’ilavait sans cesse différé, par paresse, par haine du dérangement,depuis qu’il s’était installé à Fontenay.

Ne pouvant plus s’enivrer à nouveau des magies du style,s’énerver sur le délicieux sortilège de l’épithète rare qui, touten demeurant précise, ouvre cependant à l’imagination des initiés,des au-delà sans fin, il se résolut à parachever l’ameublement dulogis, à se procurer des fleurs précieuses de serre, à se concéderainsi une occupation matérielle qui le distrairait, lui détendraitles nerfs, lui reposerait le cerveau, et il espérait aussi que lavue de leurs étranges et splendides nuances le dédommagerait un peudes chimériques et réelles couleurs du style que sa diètelittéraire allait lui faire momentanément oublier ou perdre.

Chapitre 8

 

Il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette passion qui,pendant ses séjours à Jutigny, s’était tout d’abord étendue à lafleur, sans distinction ni d’espèces ni de genres, avait fini pars’épurer, par se préciser sur une seule caste.

Depuis longtemps déjà, il méprisait la vulgaire plante quis’épanouit sur les éventaires des marchés parisiens, dans des potsmouillés, sous de vertes bannes ou sous de rougeâtres parasols.

En même temps que ses goûts littéraires, que ses préoccupationsd’art, s’étaient affinés, ne s’attachant plus qu’aux oeuvres triéesà l’étamine, distillées par des cerveaux tourmentés et subtils; enmême temps aussi que sa lassitude des idées répandues s’étaitaffirmée, son affection pour les fleurs s’était dégagée de toutrésidu, de toute lie, s’était clarifiée, en quelque sorte,rectifiée.

Il assimilait volontiers le magasin d’un horticulteur à unmicrocosme où étaient représentées toutes les catégories de lasociété: les fleurs pauvres et canailles, les fleurs de bouge, quine sont dans leur vrai milieu que lorsqu’elles reposent sur desrebords de mansardes, les racines tassées dans des boîtes au laitet de vieilles terrines, la giroflée, par exemple; les fleursprétentieuses, convenues, bêtes, dont la place est seulement dansdes cache-pots de porcelaine peints par des jeunes filles, tellesque la rose; enfin les fleurs de haute lignée telles que lesorchidées, délicates et charmantes, palpitantes et frileuses; lesfleurs exotiques, exilées à Paris, au chaud dans des palais deverre; les princesses du règne végétal, vivant à l’écart, n’ayantplus rien de commun avec les plantes de la rue et les floresbourgeoises.

En somme, il ne laissait pas que d’éprouver un certain intérêt,une certaine pitié, pour les fleurs populacières exténuées par leshaleines des égouts et des plombs, dans les quartiers pauvres; ilexécrait, en revanche, les bouquets en accord avec les salons crèmeet or des maisons neuves; il réservait enfin, pour l’entière joiede ses yeux, les plantes distinguées, rares, venues de loin,entretenues avec des soins rusés, sous de faux équateurs produitspar les souffles dosés des poêles.

Mais ce choix définitivement posé sur la fleur de serre s’étaitlui-même modifié sous l’influence de ses idées générales, de sesopinions maintenant arrêtées sur toute chose; autrefois, à Paris,son penchant naturel vers l’artifice l’avait conduit à délaisser lavéritable fleur pour son image fidèlement exécutée, grâce auxmiracles des caoutchoucs et des fils, des percalines et destaffetas, des papiers et des velours.

Il possédait ainsi une merveilleuse collection de plantes desTropiques, ouvrées par les doigts de profonds artistes, suivant lanature pas à pas, la créant à nouveau, prenant la fleur dès sanaissance, la menant à maturité, la simulant jusqu’à son déclin;arrivant à noter les nuances les plus infinies, les traits les plusfugitifs de son réveil ou de son repos; observant la tenue de sespétales, retroussés par le vent ou fripés par la pluie; jetant surses corolles matineuses, des gouttes de rosée en gomme; lafaçonnant, en pleine floraison, alors que les branches se courbentsous le poids de la sève, ou élançant sa tige sèche, sa cupuleracornie, quand les calices se dépouillent et quand les feuillestombent.

Cet art admirable l’avait longtemps séduit, mais il rêvaitmaintenant à la combinaison d’une autre flore.

Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, ilvoulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses.

Il dirigea ses pensées dans ce sens; il n’eut point à chercherlongtemps, à aller loin, puisque sa maison était située au beaumilieu du pays des grands horticulteurs. Il s’en fut tout bonnementvisiter les serres de l’avenue de Châtillon et de la valléed’Aunay, revint éreinté, la bourse vide, émerveillé des folies devégétation qu’il avait vues, ne pensant plus qu’aux espèces qu’ilavait acquises, hanté sans trêve par des souvenirs de corbeillesmagnifiques et bizarres.

Deux jours après, les voitures arrivèrent.

Sa liste à la main, des Esseintes appelait, vérifiait sesemplettes, une à une.

Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une collection deCaladiums qui appuyaient sur des tiges turgides et velues d’énormesfeuilles, de la forme d’un coeur; tout en conservant entre eux unair de parenté, aucun ne se répétait.

Il y en avait d’extraordinaires, des rosâtres, tels que leVirginale qui semblait découpé dans de la toile vernie, dans dutaffetas gommé d’Angleterre; de tout blancs, tels que l’Albane, quiparaissait taillé dans la plèvre transparente d’un boeuf, dans lavessie diaphane d’un porc; quelques-uns, surtout le Madame Mame,imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé,teints en vert empereur, salis par des gouttes de peinture àl’huile, par des taches de minium et de céruse; ceux-ci, comme leBosphore, donnaient l’illusion d’un calicot empesé, caillouté decramoisi et de vert myrte; ceux-là, comme l’Aurore Boréale,étalaient une feuille couleur de viande crue, striée de côtespourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vinbleu et le sang.

Avec l’Albane, l’Aurore présentait les deux notes extrêmes dutempérament, l’apoplexie et la chlorose de cette plante.

Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles variétés; ellesaffectaient, cette fois, une apparence de peau factice sillonnée defausses veines; et, la plupart, comme rongées par des syphilis etdes lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles,damassées de dartres; d’autres avaient le ton rose vif descicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui seforment; d’autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevéespar des brûlures; d’autres encore montraient des épidermes poilus,creusés par des ulcères et repoussés par des chancres;quelques-unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements,plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone,piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudred’iodoforme.

Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant des Esseintes,plus monstrueuses que lorsqu’il les avait surprises, confonduesavec d’autres, ainsi que dans un hôpital, parmi les salles vitréesdes serres.

– Sapristi! fit-il enthousiasmé.

Une nouvelle plante, d’un modèle similaire à celui desCaladiums, l' »Alosacia Metallica », l’exalta encore. Celle-là étaitenduite d’une couche de vert bronze sur laquelle glissaient desreflets d’argent; elle était le chef-d’oeuvre du factice; on eûtdit d’un morceau de tuyau de poêle, découpé en fer de pique, par unfumiste.

Les hommes débarquèrent ensuite des touffes de feuilles,losangées, vert-bouteille; au milieu s’élevait une baguette au boutde laquelle tremblotait un grand as de coeur, aussi vernissé qu’unpiment; comme pour narguer tous les aspects connus des plantes, dumilieu de cet as d’un vermillon intense, jaillissait une queuecharnue, cotonneuse, blanche et jaune, droite chez les unes,tire-bouchonnée, tout en haut du coeur, de même qu’une queue decochon, chez les autres. C’était l’Anthurium, une aroïdée récemmentimportée de Colombie en France; elle faisait partie d’un lot decette famille à laquelle appartenait aussi un Amorphophallus, uneplante de Cochinchine, aux feuilles taillées en truelles àpoissons, aux longues tiges noires couturées de balafres, pareillesà des membres endommagés de nègre.

Des Esseintes exultait.

On descendait des voitures une nouvelle fournée de monstres: desEchinopsis, sortant de compresses en ouate des fleurs d’un rose demoignon ignoble; des Nidularium, ouvrant, dans des lames de sabres,des fondements écorchés et béants; des « Tillandsia Lindeni » tirantdes grattoirs ébréchés, couleur de moût de vin; des Cypripedium,aux contours compliqués, incohérents, imaginés par un inventeur endémence. Ils ressemblaient à un sabot, à un vide-poche, au-dessusduquel se retrousserait une langue humaine, au filet tendu, tellequ’on en voit dessinées sur les planches des ouvrages traitant desaffections de la gorge et de la bouche; deux petites ailettes,rouge de jujube, qui paraissaient empruntées à un moulin d’enfant,complétaient ce baroque assemblage d’un dessous de langue, couleurde lie et d’ardoise, et d’une pochette lustrée dont la doubluresuintait une visqueuse colle.

Il ne pouvait détacher ses yeux de cette invraisemblableorchidée issue de l’Inde; les jardiniers que ces lenteursennuyaient se mirent à annoncer, eux-mêmes, à haute voix, lesétiquettes piquées dans les pots qu’ils apportaient.

Des Esseintes regardait, effaré, écoutant sonner les nomsrébarbatifs des plantes vertes: l’ « Encephalarios horridus », ungigantesque artichaut de fer, peint en rouille, tel qu’on en metaux portes des châteaux, afin d’empêcher les escalades; le « CocosMicania », une sorte de palmier, dentelé et grêle, entouré, detoutes parts, par de hautes feuilles semblables à des pagaies et àdes rames; le « Zamia Lehmanni », un immense ananas, un prodigieuxpain de Chester, planté dans de la terre de bruyère et hérissé, àson sommet, de javelots barbelés et de flèches sauvages; le »Cibotium Spectabile », enchérissant sur ses congénères, par lafolie de sa structure, jetant un défi au rêve, en élançant dans unfeuillage palmé, une énorme queue d’orang-outang, une queue velueet brune au bout contourné en crosse d’évêque.

Mais il les contemplait à peine, attendait avec impatience lasérie des plantes qui le séduisaient, entre toutes, les goulesvégétales, les plantes carnivores, le Gobe-Mouche des Antilles, aulimbe pelucheux, sécrétant un liquide digestif, muni d’épinescourbes se repliant, les unes sur les autres, formant une grilleau-dessus de l’insecte qu’il emprisonne; les Drosera des tourbièresgarnis de crins glanduleux, les Sarracena, les Cephalothus, ouvrantde voraces cornets capables de digérer, d’absorber, de véritablesviandes; enfin le Népenthès dont la fantaisie dépasse les limitesconnues des excentriques formes.

Il ne put se lasser de tourner et de retourner entre ses mains,le pot où s’agitait cette extravagance de la flore. Elle imitait lecaoutchouc dont elle avait la feuille allongée, d’un vertmétallique et sombre, mais du bout de cette feuille pendait uneficelle verte, descendait un cordon ombilical supportant une urneverdâtre, jaspée de violet, une espèce de pipe allemande enporcelaine, un nid d’oiseau singulier, qui se balançait,tranquille, montrant un intérieur tapissé de poils.

– Celle-là va loin, murmura des Esseintes.

Il dut s’arracher à son allégresse, car les jardiniers, pressésde partir, vidaient le fond de leurs charrettes, plaçaientpêle-mêle, des Bégonias tubéreux et des Crotons noirs tachetés derouge de saturne, en tôle.

Alors il s’aperçut qu’un nom restait encore sur sa liste, leCattleya de la Nouvelle-Grenade; on lui désigna une clochette ailéed’un lilas effacé, d’un mauve presque éteint; il s’approcha, mitson nez dessus et recula brusquement; elle exhalait une odeur desapin verni, de boîte à jouets, évoquait les horreurs d’un jour del’an.

Il pensa qu’il ferait bien de se défier d’elle, regretta presqued’avoir admis parmi les plantes inodores qu’il possédait, cetteorchidée qui fleurait les plus désagréables des souvenirs.

Une fois seul, il regarda cette marée de végétaux qui déferlaitdans son vestibule; ils se mêlaient, les uns aux autres, croisaientleurs épées, leurs kriss, leurs fers de lances, dessinaient unfaisceau d’armes vertes, au-dessus duquel flottaient, ainsi que desfanions barbares, des fleurs aux tons aveuglants et durs.

L’air de la pièce se raréfiait; bientôt, dans l’obscurité d’uneencoignure, près du parquet, une lumière rampa, blanche et douce,Il l’atteignit et s’aperçut que c’étaient des Rhizomorphes quijetaient en respirant ces lueurs de veilleuses.

Ces plantes sont tout de même stupéfiantes, se dit-il; puis ilse recula et en couvrit d’un coup d’oeil l’amas: son but étaitatteint; aucune ne semblait réelle; l’étoffe, le papier, laporcelaine, le métal, paraissaient avoir été prêtés par l’homme àla nature pour lui permettre de créer ses monstres, Quand ellen’avait pu imiter l’oeuvre humaine, elle avait été réduite àrecopier les membranes intérieures des animaux, à emprunter lesvivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les magnifiqueshideurs de leurs gangrènes.

Tout n’est que syphilis, songea des Esseintes, l’oeil attiré,rivé sur les horribles tigrures des Caladium que caressait un rayonde jour. Et il eut la brusque vision d’une humanité sans cessetravaillée par le virus des anciens âges. Depuis le commencement dumonde, de pères en fils, toutes les créatures se transmettaientl’inusable héritage, l’éternelle maladie qui a ravagé les ancêtresde l’homme, qui a creusé jusqu’aux os maintenant exhumés des vieuxfossiles!

Elle avait couru, sans jamais s’épuiser à travers les siècles;aujourd’hui encore, elle sévissait, se dérobant en de sournoisessouffrances, se dissimulant sous les symptômes des migraines et desbronchites, des vapeurs et des gouttes; de temps à autre, ellegrimpait à la surface, s’attaquant de préférence aux gens malsoignés, mal nourris, éclatant en pièces d’or, mettant, par ironie,une parure de sequins d’almée sur le front des pauvres diables,leur gravant, pour comble de misère, sur l’épiderme, l’image del’argent et du bien-être!

Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur première, sur lesfeuillages colorés des plantes!

– Il est vrai, poursuivit des Esseintes, revenant au point dedépart de son raisonnement, il est vrai que la plupart du temps lanature est, à elle seule, incapable de procréer des espèces aussimalsaines et aussi perverses; elle fournit la matière première, legerme et le sol, la matrice nourricière et les éléments de laplante que l’homme élève, modèle, peint, sculpte ensuite à saguise.

Si entêtée, si confuse, si bornée qu’elle soit, elle s’est enfinsoumise, et son maître est parvenu à changer par des réactionschimiques les substances de la terre, à user de combinaisonslonguement mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servirde savantes boutures, de méthodiques greffes, et il lui faitmaintenant pousser des fleurs de couleurs différentes sur la mêmebranche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, laforme séculaire de ses plantes, débrutit les blocs, termine lesébauches, les marques de son étampe, leur imprime son cachetd’art.

Il n’y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions; l’homme,peut en quelques années amener une sélection que la paresseusenature ne peut jamais produire qu’après des siècles; décidément,par le temps qui court, les horticulteurs sont les seuls et lesvrais artistes.

Il était un peu las et il étouffait dans cette atmosphère deplantes enfermées; les courses qu’il avait effectuées, depuisquelques jours, l’avaient rompu; le passage entre le grand air etla tiédeur du logis, entre l’immobilité d’une vie recluse et lemouvement d’une existence libérée, avait été trop brusque; ilquitta son vestibule et fut s’étendre sur son lit; mais, absorbépar un sujet unique, comme monté par un ressort, l’esprit, bienqu’endormi, continua de dévider sa chaîne, et bientôt il roula dansles sombres folies d’un cauchemar.

Il se trouvait, au milieu d’une allée en plein bois, aucrépuscule; il marchait à côté d’une femme qu’il n’avait jamais niconnue, ni vue; elle était efflanquée, avait des cheveux filasse,une face de bouledogue, des points de son sur les joues, des dentsde travers lancées en avant sous un nez camus. Elle portait untablier blanc de bonne, un long fichu écartelé en buffleterie surla poitrine, des demi-bottes de soldat prussien, un bonnet noirorné de ruches et garni d’un chou.

Elle avait l’air d’une foraine, l’apparence d’une saltimbanquede foire.

Il se demanda quelle était cette femme qu’il sentait entrée,implantée depuis longtemps déjà dans son intimité et dans sa vie;il cherchait en vain son origine, son nom, son métier, sa raisond’être; aucun souvenir ne lui revenait de cette liaisoninexplicable et pourtant certaine.

Il scrutait encore sa mémoire, lorsque soudain une étrangefigure parut devant eux, à cheval, trotta pendant une minute et seretourna sur sa selle.

Alors, son sang ne fit qu’un tour et il resta cloué, parl’horreur, sur place. Cette figure ambiguë, sans sexe, était verteet elle ouvrait dans des paupières violettes, des yeux d’un bleuclair et froid, terribles; des boutons entouraient sa bouche; desbras extraordinairement maigres, des bras de squelette, nusjusqu’aux coudes, sortaient de manches en haillons, tremblaient defièvre, et les cuisses décharnées grelottaient dans des bottes àchaudron, trop larges.

L’affreux regard s’attachait à des Esseintes, le pénétrait leglaçait jusqu’aux moelles – plus affolée encore, la femmebouledogue se serra contre lui et hurla à la mort, la têterenversée sur son cou roide.

Et aussitôt il comprit le sens de l’épouvantable vision. Ilavait devant les yeux l’image de la Grande Vérole.

Talonné par la peur, hors de lui, il enfila un sentier detraverse, gagna, à toutes jambes, un pavillon qui se dressait parmide faux ébéniers, à gauche; là, il se laissa tomber sur une chaise,dans un couloir.

Après quelques instants, alors qu’il commençait à reprendrehaleine, des sanglots lui avaient fait lever la tête; la femmebouledogue était devant lui; et, lamentable et grotesque, ellepleurait à chaudes larmes, disant qu’elle avait perdu ses dentspendant la fuite, tirant de la poche de son tablier de bonne, despipes en terre, les cassant et s’enfonçant des morceaux de tuyauxblancs dans les trous de ses gencives.

– Ah! çà, mais elle est absurde, se disait des Esseintes jamaisces tuyaux ne pourront tenir – et, en effet, tous coulaient de lamâchoire, les uns après les autres.

À ce moment, le galop d’un cheval s’approcha. Une effroyableterreur poigna des Esseintes; ses jambes se dérobèrent; le galop seprécipitait; le désespoir le releva comme d’un coup de fouet; il sejeta sur la femme qui piétinait maintenant les fourneaux des pipes,la supplia de se taire, de ne pas les dénoncer par le bruit de sesbottes. Elle se débattait, il l’entraîna au fond du corridor,l’étranglant pour l’empêcher de crier, il aperçut, tout à coup, uneporte d’estaminet, à persiennes peintes en vert, sans loquet, lapoussa, prit son élan et s’arrêta.

Devant lui, au milieu d’une vaste clairière, d’immenses etblancs pierrots faisaient des sauts de lapins, dans des rayons delune.

Des larmes de découragement lui montèrent aux yeux; jamais, non,jamais il ne pourrait franchir le seuil de la porte – je seraisécrasé, pensait-il, – et, comme pour justifier ses craintes, lasérie des pierrots immenses se multipliait; leurs culbutesemplissaient maintenant tout l’horizon, tout le ciel qu’ilscognaient alternativement, avec leurs pieds et avec leurstêtes.

Alors les pas du cheval s’arrêtèrent. Il était là, derrière unelucarne ronde, dans le couloir; plus mort que vif, des Esseintes seretourna, vit par l’oeil-de-boeuf des oreilles droites, des dentsjaunes, des naseaux soufflant deux jets de vapeur qui puaient lephénol.

Il s’affaissa, renonçant à la lutte, à la fuite; il ferma lesyeux pour ne pas apercevoir l’affreux regard de la Syphilis quipesait sur lui, au travers du mur, qu’il croisait quand même sousses paupières closes, qu’il sentait glisser sur son échine moite,sur son corps dont les poils se hérissaient dans des mares de sueurfroide. Il s’attendait à tout, espérait même pour en finir le coupde grâce; un siècle, qui dura sans doute une minute, s’écoula; ilrouvrit, en frissonnant, les yeux. Tout s’était évanoui; sanstransition, ainsi que par un changement à vue, par un truc dedécor, un paysage minéral atroce fuyait au loin, un paysageblafard, désert, raviné, mort; une lumière éclairait ce sitedésolé, une lumière tranquille, blanche, rappelant les lueurs duphosphore dissous dans l’huile.

Sur le sol quelque chose remua qui devint une femme très pâle,nue, les jambes moulées dans des bas de soie verts.

Il la contempla curieusement; semblables à des crins crespeléspar des fers trop chauds, ses cheveux frisaient en se cassant dubout; des urnes de Népenthès pendaient à ses oreilles; des tons deveau cuit brillaient dans ses narines entrouvertes. Les yeux pâmés,elle l’appela tout bas.

Il n’eut pas le temps de répondre, car déjà la femme changeait;des couleurs flamboyantes passaient dans ses prunelles; ses lèvresse teignaient du rouge furieux des Anthurium, les boutons de sesseins éclataient, vernis tels que deux gousses de piment rouge.

Une soudaine intuition lui vint: c’est la Fleur, se dit-il; etla manie raisonnante persista dans le cauchemar, dériva de même quependant la journée de la végétation sur le Virus.

Alors il observa l’effrayante irritation. des seins et de labouche, découvrit sur la peau du corps des macules de bistre et decuivre, recula, égaré, mais l’oeil de la femme le fascinait et ilavançait lentement, essayant de s’enfoncer les talons dans la terrepour ne pas marcher, se laissant choir, se relevant quand même pouraller vers elle; il la touchait presque lorsque de noirsAmorphophallus jaillirent de toutes parts, s’élancèrent vers ceventre qui se soulevait et s’abaissait comme une mer. Il les avaitécartés, repoussés, éprouvant un dégoût sans borne à voir grouillerentre ses doigts ces tiges tièdes et fermes; puis subitement, lesodieuses plantes avaient disparu et deux bras cherchaient àl’enlacer; une épouvantable angoisse lui fit sonner le coeur àgrands coups, car les yeux, les affreux yeux de la femme étaientdevenus d’un bleu clair et froid, terribles. Il fit un effortsurhumain pour se dégager de ses étreintes, mais d’un gesteirrésistible, elle le retint, le saisit et, hagard, il vits’épanouir sous les cuisses à l’air, le farouche Nidularium quibâillait, en saignant, dans des lames de sabre.

Il frôlait avec son corps la blessure hideuse de cette plante;il se sentit mourir, s’éveilla dans un sursaut, suffoqué, glacé,fou de peur, soupirant: – Ah! ce n’est, Dieu merci, qu’un rêve.

Chapitre 9

 

Ces cauchemars se renouvelèrent; il craignit de s’endormir. Ilresta, étendu sur son lit, des heures entières, tantôt dans depersistantes insomnies et de fiévreuses agitations, tantôt dansd’abominables rêves que rompaient des sursauts d’homme perdantpied, dégringolant du haut en bas d’un escalier, dévalant, sanspouvoir se retenir, au fond d’un gouffre.

La névrose engourdie, durant quelques jours, reprenait ledessus, se révélait plus véhémente et plus têtue, sous de nouvellesformes.

Maintenant les couvertures le gênaient; il étouffait sous lesdraps et il avait des fourmillements par tout le corps, descuissons de sang, des piqûres de puces le long des jambes, à cessymptômes, se joignirent bientôt une douleur sourde dans lesmaxillaires et la sensation qu’un étau lui comprimait lestempes.

Ses inquiétudes s’accrurent; malheureusement les moyens dedompter l’inexorable maladie manquèrent. Il avait sans succès tentéd’installer des appareils hydrothérapiques dans son cabinet detoilette.

L’impossibilité de faire monter l’eau à la hauteur où sa maisonétait perchée, la difficulté même de se procurer de l’eau, enquantité suffisante, dans un village où les fontaines nefonctionnent parcimonieusement qu’à certaines heures l’arrêtèrent;ne pouvant être sabré par des jets de lance qui plaqués, écraséssur les anneaux de la colonne vertébrale, étaient seuls assezpuissants pour mater l’insomnie et ramener le calme, il fut réduitaux courtes aspersions dans sa baignoire ou dans son tub, auxsimples affusions froides, suivies d’énergiques frictionspratiquées, à l’aide du gant de crin, par son domestique.

Mais ces simili-douches n’enrayaient nullement la marche de lanévrose; tout au plus éprouvait-il un soulagement de quelquesheures, chèrement payé du reste par le retour des accès quirevenaient à la charge, plus violents et plus vifs.

Son ennui devint sans borne; la joie de posséder de mirobolantesfloraisons était tarie; il était déjà blasé sur leur contexture etsur leurs nuances; puis malgré les soins dont il les entoura, laplupart de ses plantes dépérirent; il les fit enlever de ses pièceset, arrivé à un état d’excitabilité extrême, il s’irrita de ne plusles voir, l’oeil blessé par le vide des places qu’ellesoccupaient.

Pour se distraire et tuer les interminables heures, il recourutà ses cartons d’estampes et rangea ses Goya; les premiers états decertaines planches des Caprices, des épreuves reconnaissables àleur ton rougeâtre, jadis achetées dans les ventes à prix d’or, ledéridèrent et il s’abîma en elles, suivant les fantaisies dupeintre, épris de ses scènes vertigineuses, de ses sorcièreschevauchant des chats, de ses femmes s’efforçant d’arracher lesdents d’un pendu, de ses bandits, de ses succubes, de ses démons etde ses nains.

Puis, il parcourut toutes les autres séries de ses eaux-forteset de ses aquatintes, ses Proverbes d’une horreur si macabre, sessujets de guerre d’une rage si féroce, sa planche du Garrot enfin,dont il choyait une merveilleuse épreuve d’essai, imprimée surpapier épais, non collé, aux visibles pontuseaux traversant lapâte.

La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de Goya le captait;mais l’universelle admiration que ses oeuvres avaient conquise, ledétournait néanmoins un peu, et il avait renoncé, depuis desannées, à les encadrer, de peur qu’en les mettant en évidence, lepremier imbécile venu ne jugeât nécessaire de lâcher des âneries etde s’extasier, sur un mode tout appris, devant elles.

Il en était de même de ses Rembrandt qu’il examinait, de temps àautre, à la dérobée; et, en effet, si le plus bel air du mondedevient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, dèsque les orgues s’en emparent, l’oeuvre d’art qui ne demeure pasindifférente aux faux artistes, qui n’est point contestée par lessots, qui ne se contente pas de susciter l’enthousiasme dequelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés,polluée, banale, presque repoussante.

Cette promiscuité dans l’admiration était d’ailleurs l’un desplus grands chagrins de sa vie; d’incompréhensibles succès luiavaient, à jamais gâté des tableaux et des livres jadis chers;devant l’approbation des suffrages, il finissait par leur découvrird’imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si sonflair ne s’épointait pas, ne se dupait point.

Il referma ses cartons et, une fois de plus, il tomba,désorienté, dans le spleen. Afin de changer le cours de ses idées,il essaya des lectures émollientes, tenta, en vue de se réfrigérerle cerveau, des solanées de l’art, lut ces livres si charmants pourles convalescents et les mal-à-l’aise que des oeuvres plustétaniques ou plus riches en phosphates fatigueraient, les romansde Dickens.

Mais ces volumes produisirent un effet contraire à celui qu’ilattendait: ces chastes amoureux, ces héroïnes protestantes, vêtuesjusqu’au cou, s’aimaient parmi les étoiles, se bornaient à baisserles yeux, à rougir, à pleurer de bonheur, en se serrant les mains.Aussitôt cette exagération de pureté le lança dans un excès opposé;en vertu de la loi des contrastes, il sauta d’un extrême à l’autre,se rappela des scènes vibrantes et corsées, songea aux pratiqueshumaines des couples, aux baisers mélangés, aux baisers colombins,ainsi que les désigne la pudeur ecclésiastique, quand ils pénètrententre les lèvres.

Il interrompit sa lecture, rumina loin de la bégueuleAngleterre, sur les peccadilles libertines, sur les salaces apprêtsque l’église désapprouve; une commotion le frappa; l’anaphrodisiede sa cervelle et de son corps qu’il avait crue définitive, sedissipa; la solitude agit encore sur le détraquement de ses nerfs;il fut une fois de plus obsédé non par la religion même, mais parla malice des actes et des péchés qu’elle condamne; l’habituelsujet de ses obsécrations et de ses menaces le tint seul; le côtécharnel, insensible depuis des mois, remué tout d’abord, parl’énervement des lectures pieuses, puis réveillé, mis debout, dansune crise de névrose, par le cant anglais; se dressa et lastimulation de ses sens le reportant en arrière, il pataugea dansle souvenir de ses vieux cloaques.

Il se leva et, mélancoliquement, ouvrit une petite boîte devermeil au couvercle semé d’aventurines.

Elle était pleine de bonbons violets; il en prit un, et il lepalpa entre ses doigts, pensant aux étranges propriétés de cebonbon praliné, comme givré de sucre; jadis, alors que sonimpuissance était acquise, alors aussi qu’il songeait, sansaigreur, sans regrets, sans nouveaux désirs, à la femme, ildéposait l’un de ces bonbons sur sa langue, le laissait fondre etsoudain, se levaient avec une douceur infinie, des rappels trèseffacés, très languissants des anciennes paillardises.

Ces bonbons inventés par Siraudin et désignés sous la ridiculeappellation de « Perles des Pyrénées » étaient une goutte de parfumde sarcanthus, une goutte d’essence féminine, cristallisée dans unmorceau de sucre; ils pénétraient les papilles de la bouche,évoquaient des souvenances d’eau opalisée par des vinaigres rares,de baisers très profonds tout imbibés d’odeurs.

D’habitude, il souriait, humant cet arôme amoureux, cette ombrede caresses qui lui mettait un coin de nudité dans la cervelle etranimait, pour une seconde, le goût naguère adoré de certainesfemmes; aujourd’hui, ils n’agissaient plus en sourdine, ne sebornaient plus à raviver l’image de désordres lointains et confus;ils déchiraient, au contraire, les voiles, jetaient devant ses yeuxla réalité corporelle, pressante et brutale.

En tête du défilé des maîtresses que la saveur de ce bonbonaidait à dessiner en des traits certains, l’une s’arrêta, montrantdes dents longues et blanches, une peau satinée, toute rose, un neztaillé en biseau, des yeux de souris, des cheveux coupés à la chienet blonds.

C’était miss Urania, une Américaine, au corps bien découplé, auxjambes nerveuses, aux muscles d’acier, aux bras de fonte.

Elle avait été l’une des acrobates les plus renommées du Cirque.Des Esseintes l’avait, durant de longues soirées, attentivementsuivie; les premières fois, elle lui était apparue telle qu’elleétait, c’est-à-dire solide et belle, mais le désir de l’approcherne l’étreignit point; elle n’avait rien qui la recommandât à laconvoitise d’un blasé, et cependant il retourna au Cirque alléchépar il ne savait quoi, poussé par un sentiment difficile àdéfinir.

Peu à peu, en même temps qu’il l’observait, de singulièresconceptions naquirent; à mesure qu’il admirait sa souplesse et saforce, il voyait un artificiel changement de sexe se produire enelle; ses singeries gracieuses, ses mièvreries de femelles’effaçaient de plus en plus, tandis que se développaient, à leurplace, les charmes agiles et puissants d’un mâle; en un mot, aprèsavoir tout d’abord été femme, puis, après avoir hésité, après avoiravoisiné l’androgyne, elle semblait se résoudre, se préciser,devenir complètement un homme.

Alors, de même qu’un robuste gaillard s’éprend d’une fillegrêle, cette clownesse doit aimer, par tendance, une créaturefaible, ployée, pareille à moi, sans souffle, se dit des Esseintes,à se regarder, à laisser agir l’esprit de comparaison, il en vint àéprouver, de son côté, l’impression que lui-même se féminisait, etil envia décidément la possession de cette femme, aspirant ainsiqu’une fillette chlorotique, après le grossier hercule dont lesbras la peuvent broyer dans une étreinte.

Cet échange de sexe entre miss Urania et lui, l’avait exalté;nous sommes voués l’un à l’autre, assurait-il; à cette subiteadmiration de la force brutale jusqu’alors exécrée, se joignitenfin l’exorbitant attrait de la boue, de la basse prostitutionheureuse de payer cher les tendresses malotrues d’un souteneur.

En attendant qu’il se décidât à séduire l’acrobate, à entrer, sifaire se pouvait, dans la réalité même, il confirmait ses rêves, enposant la série de ses propres pensées sur les lèvres inconscientesde la femme, en relisant ses intentions qu’il plaçait dans lesourire immuable et fixe de l’histrionne tournant sur sontrapèze.

Un beau soir, il se résolut à dépêcher les ouvreuses. MissUrania crut nécessaire de ne point céder, sans une préalable cour;néanmoins elle se montra peu farouche, sachant par les ouï-dire,que des Esseintes était riche et que son nom aidait à lancer lesfemmes.

Mais aussitôt que ses voeux furent exaucés, son désappointementdépassa le possible. Il s’était imaginé l’Américaine, stupide etbestiale comme un lutteur de foire, et sa bêtise étaitmalheureusement toute féminine. Certes, elle manquait d’éducationet de tact, n’avait ni bon sens ni esprit, et elle témoignait d’uneardeur animale, à table, mais tous les sentiments enfantins de lafemme subsistaient en elle; elle possédait le caquet et lacoquetterie des filles entichées de balivernes; la transmutationdes idées masculines dans son corps de femme n’existait pas.

Avec cela, elle avait une retenue puritaine, au lit et aucune deces brutalités d’athlète qu’il souhaitait tout en les craignant;elle n’était pas sujette comme il en avait, un moment, conçul’espoir, aux perturbations de son sexe. En sondant bien le vide deses convoitises, peut-être eût-il cependant aperçu un penchant versun être délicat et fluet, vers un tempérament absolument contraireau sien, mais alors il eût découvert une préférence non pour unefillette, mais pour un joyeux gringalet, pour un cocasse et maigreclown.

Fatalement, des Esseintes rentra dans son rôle d’hommemomentanément oublié; ses impressions de féminité, de faiblesse, dequasi-protection achetée, de peur même, disparurent; l’illusionn’était plus possible; miss Urania était une maîtresse ordinaire,ne justifiant en aucune façon, la curiosité cérébrale qu’elle avaitfait naître.

Bien que le charme de sa chair fraîche, de sa beauté magnifique,eût d’abord étonné et retenu des Esseintes, il chercha promptementà esquiver cette liaison, précipita la rupture, car sa précoceimpuissance augmentait encore devant les glaciales tendresses,devant les prudes laisser-aller de cette femme.

Et pourtant elle était la première à s’arrêter devant lui, dansle passage ininterrompu de ces luxures; mais, au fond, si elles’était plus énergiquement empreinte dans sa mémoire qu’une fouled’autres dont les appâts avaient été moins fallacieux et lesplaisirs moins limités, cela tenait à sa senteur de bête bienportante et saine; la redondance de sa santé était l’antipode mêmede cette anémie, travaillée aux parfums, dont il retrouvait un finrelent dans le délicat bonbon de Siraudin.

Ainsi qu’une odorante antithèse, miss Urania s’imposaitfatalement à son souvenir, mais presque aussitôt des Esseintes,heurté par cet imprévu d’un arôme naturel et brut, retournait auxexhalaisons civilisées, et inévitablement il songeait à ses autresmaîtresses; elles se pressaient, en troupeau, dans sa cervelle,mais par-dessus toutes s’exhaussait maintenant la femme dont lamonstruosité l’avait tant satisfait pendant des mois.

Celle-là était une petite et sèche brune, aux yeux noirs, auxcheveux pommadés, plaqués sur la tête, comme avec un pinceau,séparés par une raie de garçon, près d’une tempe. Il l’avait connuedans un café-concert, où elle donnait des représentations deventriloque

À la stupeur d’une foule que ces exercices mettaient mal àl’aise, elle faisait parler, à tour de rôle, des enfants en carton,rangés en flûte de pan, sur des chaises; elle conversait avec desmannequins presque vivants et, dans la salle même, des mouchesbourdonnaient autour des lustres et l’on entendait bruire lesilencieux public qui s’étonnait d’être assis et se reculaitinstinctivement dans ses stalles, alors que le roulementd’imaginaires voitures le frôlait, en passant, de l’entrée jusqu’àla scène.

Des Esseintes avait été fasciné; une masse d’idées germa en lui;tout d’abord il s’empressa de réduire, à coups de billets debanque, la ventriloque qui lui plut par le contraste même qu’elleopposait avec l’Américaine. Cette brunette suintait des parfumspréparés, malsains et capiteux, et elle brûlait comme un cratère;en dépit de tous ses subterfuges, des Esseintes s’épuisa enquelques heures; il n’en persista pas moins à se laissercomplaisamment gruger par elle, car plus que la maîtresse, lephénomène l’attirait.

D’ailleurs les plans qu’il s’était proposés, avaient mûri. Il serésolut à accomplir des projets jusqu’alors irréalisables.

Il fit apporter, un soir, un petit sphinx, en marbre noir,couché dans la pose classique, les pattes allongées, la tête rigideet droite; et une chimère, en terre polychrome, brandissant unecrinière hérissée, dardant des yeux féroces, éventant avec lessillons de sa queue ses flancs gonflés ainsi que des soufflets deforge. Il plaça chacune de ces bêtes à un bout de la chambre,éteignit les lampes, laissant les braises rougeoyer dans l’âtre etéclairer vaguement la pièce en agrandissant les objets presquenoyés dans l’ombre.

Puis, il s’étendit sur un canapé, près de la femme dontl’immobile figure était atteinte par la lueur d’un tison, et ilattendit.

Avec des intonations étranges qu’il lui avait fait longuement etpatiemment répéter à l’avance, elle anima, sans même remuer leslèvres, sans même les regarder, les deux monstres.

Et dans le silence de la nuit, l’admirable dialogue de laChimère et du Sphinx commença, récité par des voix gutturales etprofondes, rauques, puis aiguës, comme surhumaines.

« – Ici, Chimère, arrête-toi.

« – Non; jamais. »

Bercé par l’admirable prose de Flaubert, il écoutait, pantelant,le terrible duo et des frissons le parcoururent, de la nuque auxpieds, quand la Chimère proféra la solennelle et magiquephrase:

« Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, desplaisirs inéprouvés. »

Ah! c’était à lui-même que cette voix aussi mystérieuse qu’uneincantation, parlait; c’était à lui qu’elle racontait sa fièvred’inconnu, son idéal inassouvi, son besoin d’échapper à l’horribleréalité de l’existence, à franchir les confins de la pensée, àtâtonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes desau-delà de l’art! – Toute la misère de ses propres efforts luirefoula le coeur. Doucement, il étreignait la femme silencieuse, àses côtés, se réfugiant, ainsi qu’un enfant inconsolé, près d’elle,ne voyant même pas l’air maussade de la comédienne obligée à jouerune scène, à exercer son métier, chez elle, aux instants du repos,loin de la rampe.

Leur liaison continua, mais bientôt les défaillances de desEsseintes s’aggravèrent; l’effervescence de sa cervelle ne fondaitplus les glaces de son corps: les nerfs n’obéissaient plus à lavolonté; les folies passionnelles des vieillards le dominèrent. Sesentant devenir de plus en plus indécis près de cette maîtresse, ilrecourut à l’adjuvant le plus efficace des vieux et inconstantsprurits, à la peur.

Pendant qu’il tenait la femme entre ses bras, une voix derogomme éclatait derrière la porte: « Ouvriras-tu? je sais bien quet’es avec un miché, attends, attends un peu, salope! » – Aussitôt,de même que ces libertins excités par la terreur d’être pris enflagrant délit, à l’air, sur les berges, dans le Jardin desTuileries, dans un rambuteau ou sur un banc, il retrouvaitpassagèrement ses forces, se précipitait sur la ventriloque dont lavoix continuait à tapager hors de la pièce, et il éprouvait desallégresses inouïes, dans cette bousculade, dans cette panique del’homme courant un danger, interrompu, pressé dans son ordure.

Malheureusement, ces séances furent de durée brève; malgré lesprix exagérés qu’il lui paya, la ventriloque le congédia et, lesoir même, s’offrit à un gaillard dont les exigences étaient moinscompliquées et les reins plus sûrs.

Celle-là, il l’avait regrettée et, au souvenir de ses artifices,les autres femmes lui parurent dénuées de saveur; les grâcespourries de l’enfance lui semblèrent même fades; son mépris pourleurs monotones grimaces devint tel qu’il ne pouvait plus serésoudre à les subir.

Remâchant son dégoût, seul, un jour qu’il se promenait surl’avenue de Latour-Maubourg, il fut abordé, près des Invalides, parun tout jeune homme qui le pria de lui indiquer la voie la pluscourte pour se rendre à la rue de Babylone. Des Esseintes luidésigna son chemin et, comme il traversait aussi l’esplanade, ilsfirent route ensemble.

La voix du jeune homme insistant, d’une façon inopinée, afind’être plus amplement renseigné, disant:

– Alors vous croyez qu’en prenant à gauche, ce serait plus long;l’on m’avait pourtant affirmé qu’en obliquant par l’avenue,j’arriverais plus tôt, – était, tout à la fois, suppliante ettimide, très basse et douce.

Des Esseintes le regarda. Il paraissait échappé du collège,était pauvrement vêtu d’un petit veston de cheviote lui étreignantles hanches, dépassant à peine la chute des reins, d’une culottenoire, collante, d’un col rabattu, échancré sur une cravatebouffante bleu foncé, à vermicelles blancs, forme La Vallière. Iltenait à la main un livre de classe cartonné, et il était coifféd’un melon brun, à bords plats.

La figure était troublante; pâle et tirée, assez régulière sousles longs cheveux noirs, elle était éclairée par de grands yeuxhumides, aux paupières cernées de bleu, rapprochés du nez quepointillaient d’or quelques rousseurs et sous lequel s’ouvrait unebouche petite, mais bordée de grosses lèvres, coupées, au milieu,d’une raie ainsi qu’une cerise.

Ils se dévisagèrent, pendant un instant, en face, puis le jeunehomme baissa les yeux et se rapprocha; son bras frôla bientôt celuide des Esseintes qui ralentit le pas, considérant, songeur, lamarche balancée de ce jeune homme.

Et du hasard de cette rencontre, était née une défiante amitiéqui se prolongea durant des mois; des Esseintes n’y pensait plussans frémir; jamais il n’avait supporté un plus attirant et un plusimpérieux fermage; jamais il n’avait connu des périls pareils,jamais aussi il ne s’était senti plus douloureusementsatisfait.

Parmi les rappels qui l’assiégeaient, dans sa solitude, celui dece réciproque attachement dominait les autres. Toute la levured’égarement que peut détenir un cerveau surexcité par la névrose,fermentait, et, à se complaire ainsi dans ces souvenirs, dans cettedélectation morose, comme la théologie appelle cette récurrence desvieux opprobres, il mêlait aux visions physiques des ardeursspirituelles cinglées par l’ancienne lecture des casuistes, desBusembaum et des Diana, des Liguori et des Sanchez, traitant despéchés contre le 6e et le 9e commandement du Décalogue.

En faisant naître un idéal extrahumain dans cette âme qu’elleavait baignée et qu’une hérédité datant du règne de Henri IIIprédisposait peut-être, la religion avait aussi remué l’illégitimeidéal des voluptés; des obsessions libertines et mystiqueshantaient, en se confondant, son cerveau altéré d’un opiniâtredésir d’échapper aux vulgarités du monde, de s’abîmer, loin desusages vénérés, dans d’originales extases, dans des crises célestesou maudites, également écrasantes par les déperditions de phosphorequ’elles entraînent.

Actuellement, il sortait de ces rêveries, anéanti, brisé,presque moribond, et il allumait aussitôt les bougies et leslampes, s’inondant de clarté, croyant entendre ainsi, moinsdistinctement que dans l’ombre, le bruit sourd, persistant,intolérable, des artères qui lui battaient, à coups redoublés, sousla peau du cou.

Chapitre 10

 

Pendant cette singulière maladie qui ravage les races à bout desang, de soudaines accalmies succèdent aux crises; sans qu’il pûts’expliquer pourquoi, des Esseintes se réveilla tout valide, unbeau matin; plus de toux déracinante, plus de coins enfoncés àcoups de maillet dans la nuque, mais une sensation ineffable debien-être, une légèreté de cervelle dont les penséess’éclaircissaient et, d’opaques et glauques, devenaient fluides etirisées, de même que des bulles de savon de nuances tendres.

Cet état dura quelques jours, puis subitement, une après-midi,les hallucinations de l’odorat se montrèrent.

Sa chambre embauma la frangipane, il vérifia si un flacon netraînait pas, débouché; il n’y avait point de flacon dans la pièce;il passa dans son cabinet de travail, dans la salle à manger:l’odeur persista.

Il sonna son domestique: – Vous ne sentez rien, dit-il? L’autrerenifla une prise d’air et déclara ne respirer aucune fleur: ledoute ne pouvait exister; la névrose revenait, une fois de plus,sous l’apparence d’une nouvelle illusion des sens.

Fatigué par la ténacité de cet imaginaire arôme, il résolut dese plonger dans des parfums véritables, espérant que cettehoméopathie nasale le guérirait ou du moins qu’elle retarderait lapoursuite de l’importune frangipane.

Il se rendit dans son cabinet de toilette. Là, près d’un ancienbaptistère qui lui servait de cuvette, sous une longue glace en ferforgé, emprisonnant ainsi que d’une margelle argentée de lune,l’eau verte et comme morte du miroir, des bouteilles de toutegrandeur, de toute forme, s’étageaient sur des rayons d’ivoire.

Il les plaça sur une table et les divisa en deux séries: celledes parfums simples, c’est-à-dire des extraits ou des esprits, etcelle des parfums composés, désignés sous le terme générique debouquets.

Il s’enfonça dans un fauteuil et se recueillit.

Il était, depuis des années, habile dans la science du flair; ilpensait que l’odorat pouvait éprouver des jouissances égales àcelles de l’ouïe et de la vue, chaque sens étant susceptible, parsuite d’une disposition naturelle et d’une érudite culture, depercevoir des impressions nouvelles, de les décupler, de lescoordonner, d’en composer ce tout qui constitue une oeuvre; et iln’était pas, en somme, plus anormal qu’un art existât, en dégageantd’odorants fluides, que d’autres, en détachant des ondes sonores,ou en frappant de rayons diversement colorés la rétine d’un oeil;seulement, si personne ne peut discerner, sans une intuitionparticulière développée par l’étude, une peinture de grand maîtred’une croûte, un air de Beethoven d’un air de Clapisson, personne,non plus, ne peut, sans une initiation préalable, ne pointconfondre, au premier abord, un bouquet créé par un sincèreartiste, avec un pot-pourri fabriqué par un industriel, pour lavente des épiceries et des bazars.

Dans cet art des parfums, un côté l’avait, entre tous, séduit,celui de la précision factice.

Presque jamais, en effet, les parfums ne sont issus des fleursdont ils portent le nom; l’artiste qui oserait emprunter à la seulenature ses éléments, ne produirait qu’une oeuvre bâtarde, sansvérité, sans style, attendu que l’essence obtenue par ladistillation des fleurs ne saurait offrir qu’une très lointaine ettrès vulgaire analogie avec l’arôme même de la fleur vivante,épandant ses effluves, en pleine terre.

Aussi, à l’exception de l’inimitable jasmin, qui n’accepteaucune contrefaçon, aucune similitude, qui repousse jusqu’aux à peuprès, toutes les fleurs sont exactement représentées par desalliances d’alcoolats et d’esprits, dérobant au modèle sapersonnalité même et y ajoutant ce rien, ce ton en plus, ce fumetcapiteux, cette touche rare qui qualifie une oeuvre d’art.

En résumé, dans la parfumerie, l’artiste achève l’odeur initialede la nature dont il taille la senteur, et il la monte ainsi qu’unjoaillier épure l’eau d’une pierre et la fait valoir.

Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé de tous,s’étaient ouverts devant des Esseintes qui déchiffrait maintenantcette langue, variée, aussi insinuante que celle de la littérature,ce style d’une concision inouïe, sous son apparence flottante etvague.

Pour cela, il lui avait d’abord fallu travailler la grammaire,comprendre la syntaxe des odeurs, se bien pénétrer des règles quiles régissent, et, une fois familiarisé avec ce dialecte, comparerles oeuvres des maîtres, des Atkinson et des Lubin, des Chardin etdes Violet, des Legrand et des Piesse, désassembler la constructionde leurs phrases, peser la proportion de leurs mots etl’arrangement de leurs périodes.

Puis, dans cet idiome des fluides, l’expérience devait appuyerles théories trop souvent incomplètes et banales.

La parfumerie classique était, en effet, peu diversifiée,presque incolore, uniformément coulée dans une matrice fondue pard’anciens chimistes; elle radotait, confinée en ses vieux alambics,lorsque la période romantique était éclose et l’avait, elle aussi,modifiée, rendue plus jeune, plus malléable et plus souple.

Son histoire suivait, pas à pas, celle de notre langue. Le styleparfumé Louis XIII, composé des éléments chers à cette époque, dela poudre d’iris, du musc, de la civette, de l’eau de myrte; déjàdésignée sous le nom d’eau des anges, était à peine suffisant pourexprimer les grâces cavalières, les teintes un peu crues du temps,que nous ont conservées certains des sonnets de Saint-Amand. Plustard, avec la myrrhe, l’oliban, les senteurs mystiques, puissanteset austères, l’allure pompeuse du grand siècle, les artificesredondants de l’art oratoire, le style large, soutenu, nombreux, deBossuet et des maîtres de la chaire, furent presque possibles; plustard encore, les grâces fatiguées et savantes de la sociétéfrançaise sous Louis XV, trouvèrent plus facilement leur interprètedans la frangipane et la maréchale qui donnèrent en quelque sortela synthèse même de cette époque; puis, après l’ennui etl’incuriosité du premier Empire, qui abusa des eaux de Cologne etdes préparations au romarin, la parfumerie se jeta, derrière VictorHugo et Gautier, vers les pays du soleil; elle créa des orientales,des selam fulgurants d’épices, découvrit des intonations nouvelles,des antithèses jusqu’alors inosées, tria et reprit d’anciennesnuances qu’elle compliqua, qu’elle subtilisa, qu’elle assortit ellerejeta résolument enfin, cette volontaire décrépitude à laquellel’avaient réduite les Malesherbes, les Boileau, les Andrieux, lesBaour-Lormian, les bas distillateurs de ses poèmes.

Mais cette langue n’était pas demeurée, depuis la période de1830, stationnaire. Elle avait encore évolué, et, se modelant surla marche du siècle, elle s’était avancée parallèlement avec lesautres arts, s’était, elle aussi, pliée aux voeux des amateurs etdes artistes, se lançant sur le Chinois et le Japonais, imaginantdes albums odorants, imitant les bouquets de fleurs de Takéoka,obtenant par des alliances de lavande et de girofle, l’odeur duRondéletia; par un mariage de patchouli et de camphre, l’arômesingulier de l’encre de Chine; par des composés de citron, degirofle et de néroli, l’émanation de l’Hovénia du Japon.

Des Esseintes étudiait, analysait l’âme de ces fluides, faisaitl’exégèse de ces textes; il se complaisait à jouer pour sasatisfaction personnelle, le rôle d’un psychologue, à démonter et àremonter les rouages d’une oeuvre, à dévisser les pièces formant lastructure d’une exhalaison composée, et, dans cet exercice, sonodorat était parvenu à la sûreté d’une touche presqueimpeccable.

De même qu’un marchand de vins reconnaît le cru dont il hume unegoutte; qu’un vendeur de houblon, dès qu’il flaire un sac,détermine aussitôt sa valeur exacte; qu’un négociant chinois peutimmédiatement révéler l’origine des thés qu’il sent, dire dansquelles fermes des monts Bohées, dans quels couvents bouddhiques,il a été cultivé, l’époque où ses feuilles ont été cueillies,préciser le degré de torréfaction, l’influence qu’il a subie dansle voisinage de la fleur de prunier, de l’Aglaia, de l’Oleafragrans, de tous ces parfums qui servent à modifier sa nature, à yajouter un rehaut inattendu, à introduire dans son fumet un peu secun relent de fleurs lointaines et fraîches; de même aussi desEsseintes pouvait en respirant un soupçon d’odeur, vous raconteraussitôt les doses de son mélange, expliquer la psychologie de samixture, presque citer le nom de l’artiste qui l’avait écrit et luiavait imprimé la marque personnelle de son style.

Il va de soi qu’il possédait la collection de tous les produitsemployés par les parfumeurs; il avait même du véritable baume de LaMecque, ce baume si rare qui ne se récolte que dans certainesparties de l’Arabie Pétrée et dont le monopole appartient au GrandSeigneur.

Assis maintenant, dans son cabinet de toilette, devant sa table,il songeait à créer un nouveau bouquet et il était pris de cemoment d’hésitation bien connu des écrivains, qui, après des moisde repos, s’apprêtent à recommencer une nouvelle oeuvre.

Ainsi que Balzac que hantait l’impérieux besoin de noircirbeaucoup de papier pour se mettre en train, des Esseintes reconnutla nécessité de se refaire auparavant la main par quelques travauxsans importance; voulant fabriquer de héliotrope, il soupesa desflacons d’amande et de vanille, puis il changea d’idée et serésolut à aborder le pois de senteur.

Les expressions, les procédés lui échappaient; il tâtonna; ensomme, dans la fragrance de cette fleur, l’oranger domine: il tentade plusieurs combinaisons et il finit par atteindre le ton juste,en joignant à l’oranger de la tubéreuse et de la rose qu’il lia parune goutte de vanille.

Les incertitudes se dissipèrent; une petite fièvre l’agita, ilfut prêt au travail, il composa encore du thé en mélangeant de lacassie et de l’iris, puis, sûr de lui il se détermina à marcher del’avant, à plaquer une phrase fulminante dont le hautain fracaseffondrerait le chuchotement de cette astucieuse frangipane qui sefaufilait encore dans sa pièce.

Il mania l’ambre, le musc-tonkin, aux éclats terribles, lepatchouli, le plus âcre des parfums végétaux et dont la fleur, àl’état brut, dégage un remugle de moisi et de rouille. Quoi qu’ilfît, la hantise du XVIIIe siècle l’obséda; les robes à paniers, lesfalbalas tournèrent devant ses yeux; des souvenirs des « Vénus » deBoucher, tout en chair, sans os, bourrées de coton rose,s’installèrent sur ses murs des rappels du roman de Thémidore, del’exquise Rosette retroussée dans un désespoir couleur feu, lepoursuivirent. Furieux, il se leva et, afin de se libérer, ilrenifla, de toutes ses forces, cette pure essence de spikanard, sichère aux Orientaux et si désagréable aux Européens, à cause de sonrelent trop prononcé de valériane. Il demeura étourdi sous laviolence de ce choc; comme pilées par un coup de marteau, lesfiligranes de la délicate odeur disparurent; il profita de ce tempsde répit pour échapper aux siècles défunts, aux vapeurs surannées,pour entrer, ainsi qu’il le faisait jadis, dans des oeuvres moinsrestreintes ou plus neuves.

Il avait autrefois aimé à se bercer d’accords en parfumerie; ilusait d’effets analogues à ceux des poètes, employait, en quelquesorte, l’admirable ordonnance de certaines pièces de Baudelaire,telles que « l’Irréparable » et « le Balcon », où le dernier des cinqvers qui composent la strophe est l’écho du premier et revient,ainsi qu’un refrain, noyer l’âme dans des infinis de mélancolie etde langueur.

Il s’égarait dans les songes qu’évoquaient pour lui ces stancesaromatiques, ramené soudain à son point de départ, au motif de saméditation, par le retour du thème initial, reparaissant, à desintervalles ménagés, dans l’odorante orchestration du poème.

Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant etvariable paysage, et il débuta par une phrase, sonore, ample,ouvrant tout d’un coup une échappée de campagne immense.

Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essenceformée d’ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, debouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste,mérite le nom qu’on lui décerne, « d’extrait de pré fleuri »; puisdans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, defleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilasnaquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur lesol leurs pâles émanations que simulait l’extrait du tilia deLondres.

Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vuesous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d’essenceshumaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femmepoudrée et fardée, le stéphanotis, l’ayapana, l’opoponax, lechypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa unsoupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice dumaquillage qu’ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur,de joies qui se démènent au plein soleil.

Ensuite il laissa, par un ventilateur, s’échapper ces ondesodorantes, conservant seulement la campagne qu’il renouvela et dontil força la dose pour l’obliger à revenir ainsi qu’une ritournelledans ses strophes.

Les femmes s’étaient peu à peu évanouies; la campagne étaitdevenue déserte; alors, sur l’horizon enchanté, des usines sedressèrent, dont les formidables cheminées brûlaient, à leurssommets, comme des bols de punch.

Un souffle de fabriques, de produits chimiques, passaitmaintenant dans la brise qu’il soulevait avec des éventails, et lanature exhalait encore, dans cette purulence de l’air, ses douxeffluves.

Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une boulettede styrax, et une très bizarre odeur montait dans la pièce, uneodeur tout à la fois répugnante et exquise, tenant de la délicieusesenteur de la jonquille et de l’immonde puanteur de la gutta-perchaet de l’huile de houille. Il se désinfecta les mains, inséra en uneboîte hermétiquement close, sa résine, et les fabriques disparurentà leur tour. Alors, il darda parmi les vapeurs ravivées destilleuls et des prés, quelques gouttes de new mown hay et, aumilieu du site magique momentanément dépouillé de ses lilas, desgerbes de foin s’élevèrent, amenant une saison nouvelle, épandantleur fine affluence dans l’été de ces senteurs.

Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersaprécipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs,accéléra ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et,dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démenteet sublimée, forçant ses haleines, chargeant d’alcoolats en délireune artificielle brise, une nature pas vraie et charmante, touteparadoxale, réunissant les piments des tropiques, les soufflespoivrés du santal de la Chine et de l’hediosmia de la Jamaïque, auxodeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine,poussant, en dépit des saisons et des climats, des arbresd’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances lesplus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, unparfum général, innommé, imprévu, étrange, dans lequelreparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative ducommencement, l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et lestilleuls.

Tout à coup une douleur aiguë le perça; il lui sembla qu’unvilebrequin lui forait les tempes. Il ouvrit les yeux, se retrouvaau milieu de son cabinet de toilette, assis devant sa table;péniblement, il marcha, abasourdi, vers la croisée qu’ilentrebâilla. Une bouffée d’air rasséréna l’étouffante atmosphèrequi l’enveloppait; il se promena, de long en large, pour raffermirses jambes, alla et vint, regardant le plafond où des crabes et desalgues poudrées de sel, s’enlevaient en relief sur un fond grenuaussi blond que le sable d’une plage; un décor pareil revêtait lesplinthes, bordant les cloisons tapissées de crêpe Japonais vertd’eau, un peu chiffonné, simulant le friselis d’une rivière que levent ride et, dans ce léger courant, nageait le pétale d’une roseautour duquel tournoyait une nuée de petits poissons dessinés endeux traits d’encre.

Mais ses paupières demeuraient lourdes; il cessa d’arpenter lecourt espace compris entre le baptistère et la baignoire, et ils’appuya sur la rampe de la fenêtre; son étourdissement cessa; ilreboucha soigneusement les fioles, et il mit à profit cetteoccasion pour remédier au désordre de ses maquillages. Il n’y avaitpoint touché depuis son arrivée à Fontenay, et il s’étonna presque,maintenant, de revoir cette collection naguère visitée par tant defemmes. Les uns sur les autres, des flacon, et des potss’entassaient. Ici, une boîte en porcelaine, de la famille verte,contenait le schnouda, cette merveilleuse crème blanche qui, unefois étendue sur les joues, passe, sous l’influence de l’air, aurose tendre, puis à un incarnat si réel qu’il procure l’illusionvraiment exacte d’une peau colorée de sang; là, des laques,incrustées de burgau, renfermaient de l’or Japonais et du vertd’Athènes, couleur d’aile de cantharide, des ors et des verts quise transmuent en une pourpre profonde dès qu’on les mouille; prèsde pots pleins de pâte d’aveline, de serkis du harem, d’émulsinesau lys de kachemyr, de lotions d’eau de fraise et de sureau pour leteint, et près de petites bouteilles remplies de solutions d’encrede Chine et d’eau de rose à l’usage des yeux, des instruments enivoire, en nacre, en acier, en argent, s’étalaient éparpillés avecdes brosses en luzerne pour les gencives: des pinces, des ciseaux,des strigiles, des estompes, des crêpons et des houppes, desgratte-dos, des mouches et des limes.

Il manipulait tout cet attirail, autrefois acheté sur lesinstances d’une maîtresse qui se pâmait sous l’influence decertains aromates et de certains baumes, une femme détraquée etnerveuse aimant à faire macérer la pointe de ses seins dans lessenteurs, mais n’éprouvant, en somme, une délicieuse et accablanteextase, que lorsqu’on lui ratissait la tête avec un peigne ouqu’elle pouvait humer, au milieu des caresses, l’odeur de la suie,du plâtre des maisons en construction, par les temps de pluie, oude la poussière mouchetée par de grosses gouttes d’orage, pendantl’été.

Il rumina ces souvenirs, et une après-midi écoulée, à Pantin,par désoeuvrement, par curiosité, en compagnie de cette femme, chezl’une de ses soeurs, lui revint, remuant en lui un monde oublié devieilles idées et d’anciens parfums; tandis que les deux femmesjacassaient et se montraient leurs robes, il s’était approché de lafenêtre et, au travers des vitrines poudreuses, il avait vu la ruepleine de boue s’étendre et entendu ses pavés bruire sous le couprépété des galoches battant les mares.

Cette scène déjà lointaine se présenta subitement, avec unevivacité singulière. Pantin était là, devant lui, animé, vivant,dans cette eau verte et comme morte de la glace margée de lune oùses yeux inconscients plongeaient; une hallucination l’emporta loinde Fontenay; le miroir lui répercuta en même temps que la rue lesréflexions qu’elle avait autrefois fait naître et, abîmé dans unsonge, il se répéta cette ingénieuse, mélancolique et consolanteantienne qu’il avait jadis notée dès son retour dans Paris:

– Oui, le temps des grandes pluies est venu; voilà quellesgargouilles dégobillent, en chantant sous les trottoirs, et que lesfumiers marinent dans des flaques qu’emplissent de leur café aulait les bols creusés dans le macadam; partout, pour l’humblepassant, les rince-pieds fonctionnent.

Sous le ciel bas, dans l’air mou, les murs des maisons ont dessueurs noires et leurs soupiraux fétident; la dégoûtation del’existence s’accentue et le spleen écrase; les semailles d’orduresque chacun a dans l’âme éclosent; des besoins de sales ribotesagitent les gens austères et, dans le cerveau des gens considérés,des désirs de forçats vont naître.

Et pourtant, je me chauffe devant un grand feu et, d’unecorbeille de fleurs épanouies sur la table se dégage une exhalaisonde benjoin, de géranium et de vétyver qui remplit la chambre. Enplein mois de novembre, à Pantin, rue de Paris, le printempspersiste et voici que je ris, à part moi, des familles craintivesqui, afin d’éviter les approches du froid, fuient à toute vapeurvers Antibes ou vers Cannes.

L’inclémente nature n’est pour rien dans cet extraordinairephénomène; c’est à l’industrie seule, il faut bien le dire, quePantin est redevable de cette saison factice.

En effet, ces fleurs sont en taffetas, montées sur du fild’archal, et la senteur printanière filtre par les joints de lafenêtre, exhalée des usines du voisinage, des parfumeries de Pinaudet de Saint-James.

Pour les artisans usés par les durs labeurs des ateliers, pourles petits employés trop souvent pères, l’illusion d’un peu de bonair est, grâce à ces commerçants, possible.

Puis de ce fabuleux subterfuge d’une campagne, une médicationintelligente peut sortir; les viveurs poitrinaires qu’on exportedans le Midi, meurent, achevés par la rupture de leurs habitudes,par la nostalgie des excès parisiens qui les ont vaincus. Ici, sousun faux climat, aidé par des bouches de poêles, les souvenirslibertins renaîtront, très doux, avec les languissantes émanationsféminines évaporées par les fabriques. Au mortel ennui de la vieprovinciale, le médecin peut, par cette supercherie, substituerplatoniquement, pour son malade, l’atmosphère des boudoirs deParis, des filles. Le plus souvent, il suffira, pour consommer lacure, que le sujet ait l’imagination un peu fertile.

Puisque, par le temps qui court, il n’existe plus de substancesaine, puisque le vin qu’on boit et que la liberté qu’on proclame,sont frelatés et dérisoires, puisqu’il faut enfin une singulièredose de bonne volonté pour croire que les classes dirigeantes sontrespectables et que les classes domestiquées sont dignes d’êtresoulagées ou plaintes, il ne me semble, conclut des Esseintes, niplus ridicule ni plus fou, de demander à mon prochain une sommed’illusion à peine équivalente à celle qu’il dépense dans des butsimbéciles chaque jour, pour se figurer que la ville de Pantin estune Nice artificielle, une Menton factice.

Tout cela n’empêche pas, fit-il, arraché à ses réflexions, parune défaillance de tout son corps, qu’il va falloir me défier deces délicieux et abominables exercices qui m’écrasent. Il soupira:- Allons, encore des plaisirs à modérer, des précautions à prendre;et il se réfugia dans son cabinet de travail, pensant échapper plusfacilement ainsi à la hantise de ces parfums.

Il ouvrit la croisée toute large, heureux de prendre un baind’air; mais, soudain, il lui parut que la brise soufflait un vaguemontant d’essence de bergamote avec laquelle se coalisait del’esprit de jasmin, de cassie et de l’eau de rose. Il haleta, sedemandant s’il n’était point décidément sous le joug d’une de cespossessions qu’on exorcisait au moyen âge. L’odeur changea et setransforma, tout en persistant. Une indécise senteur de teinture detolu, de baume du Pérou, de safran, soudés par quelques gouttesd’ambre et de musc, s’élevait maintenant du village couché, au basde la côte, et, subitement, la métamorphose s’opéra, ces bribeséparses se relièrent et, à nouveau, la frangipane, dont son odoratavait perçu les éléments et préparé l’analyse, fusa de la vallée deFontenay jusqu’au fort, assaillant ses narines excédées, ébranlantencore ses nerfs rompus, le jetant dans une telle prostration,qu’il s’affaissa évanoui, presque mourant, sur la barre d’appui dela fenêtre.

Chapitre 11

 

Les domestiques effrayés s’empressèrent d’aller chercher lemédecin de Fontenay qui ne comprit absolument rien à l’état de desEsseintes. Il bafouilla quelques termes médicaux, tâta le pouls,examina la langue du malade, tenta mais en vain de le faire parler,ordonna des calmants et du repos, promit de revenir le lendemain,et, sur un signe négatif de des Esseintes qui retrouva assez deforce pour improuver le zèle de ses domestiques et congédier cetintrus, il partit et s’en fut raconter, par tout le village, lesexcentricités de cette maison dont l’ameublement l’avaitpositivement frappé de stupeur et gelé sur place.

Au grand étonnement des serviteurs qui n’osaient plus bouger del’office, leur maître se rétablit en quelques jours et ils lesurprirent, tambourinant sur les vitres, regardant, d’un airinquiet, le ciel.

Une après-midi, les timbres sonnèrent des appels brefs, et desEsseintes prescrivit qu’on lui apprêtât ses malles, pour un longvoyage.

Tandis que l’homme et la femme choisissaient, sur sesindications, les objets utiles à emporter, il arpentaitfiévreusement la cabine de la salle à manger, consultait les heuresdes paquebots, parcourait son cabinet de travail où il continuait àscruter les nuages, d’un air tout à la fois impatient etsatisfait.

Le temps était, depuis une semaine déjà, atroce. Des fleuves desuie roulaient, sans discontinuer, au travers des plaines grises duciel, des blocs de nuées pareils à des rocs déracinés d’un sol.

Par instants, des ondées crevaient et engloutissaient la valléesous des torrents de pluie.

Ce jour-là, le firmament avait changé d’aspect. Les flotsd’encre s’étaient volatilisés et taris, les aspérités des nuagess’étaient fondues, le ciel était uniformément plat, couvert d’unetaie saumâtre. Peu à peu, cette taie parut descendre, une brumed’eau enveloppa la campagne; la pluie ne croula plus, parcataractes, ainsi que la veille, mais elle tomba, sans relâche,fine, pénétrante, aiguë, délayant les allées, gâchant les routes,joignant avec ses fils innombrables la terre au ciel; la lumière sebrouilla; un jour livide éclaira le village maintenant transforméen un lac de boue pointillé par les aiguilles de l’eau quipiquaient de gouttes de vif argent le liquide fangeux des flaques;dans la désolation de la nature, toutes les couleurs se fanèrent,laissant seuls les toits luire sur les tons éteints des murs.

Quel temps! soupira le vieux domestique, en déposant sur unechaise les vêtements que réclamait son maître, un complet jadiscommandé à Londres.

Pour toute réponse des Esseintes se frotta les mains, ets’installa devant une bibliothèque vitrée où un jeu de chaussettesde soie était disposé en éventail; il hésitait sur la nuance, puis,rapidement, considérant la tristesse du jour, le camaïeu morose deses habits, songeant au but à atteindre, il choisit une paire desoie feuille-morte, les enfila rapidement, se chaussa de brodequinsà agrafes et à bouts découpés, revêtit le complet, gris-souris,quadrillé de gris-lave et pointillé de martre, se coiffa d’un petitmelon, s’enveloppa d’un mac-farlane bleu-lin et, suivi dudomestique qui pliait sous le poids d’une malle, d’une valise àsoufflets, d’un sac de nuit, d’un carton à chapeau, d’unecouverture de voyage renfermant des parapluies et des cannes, ilgagna la gare. Là, il déclara au domestique qu’il ne pouvait fixerla date de son retour, qu’il reviendrait dans un an, dans un mois,dans une semaine, plus tôt peut-être, ordonna que rien ne fûtchangé de place au logis, remit l’approximative somme nécessaire àl’entretien du ménage pendant son absence, et il monta en wagon,laissant le vieillard ahuri, bras ballants et bouche béante,derrière la barrière où s’ébranlait le train.

Il était seul dans son compartiment; une campagne indécise,sale, vue telle qu’au travers d’un aquarium d’eau trouble, fuyait àtoute volée derrière le convoi que cinglait la pluie. Plongé dansses réflexions, des Esseintes ferma les yeux.

Une fois de plus, cette solitude si ardemment enviée et enfinacquise, avait abouti à une détresse affreuse; ce silence qui luiétait autrefois apparu comme une compensation des sottises écoutéespendant des ans, lui pesait maintenant d’un poids insoutenable. Unmatin, il s’était réveillé, agité ainsi qu’un prisonnier mis encellule; ses lèvres énervées remuaient pour articuler des sons, deslarmes lui montaient aux yeux, il étouffait de même qu’un homme quiaurait sangloté pendant des heures.

Dévoré du désir de marcher, de regarder une figure humaine, deparler avec un autre être, de se mêler à la vie commune, il en vintà retenir ses domestiques, appelés sous un prétexte; mais laconversation était impossible; outre que ces vieilles gens, ployéspar des années de silence et des habitudes de garde-malades,étaient presque muets, la distance à laquelle les avait toujourstenus des Esseintes n’était point faite pour les engager àdesserrer les dents. D’ailleurs, ils possédaient des cerveauxinertes et étaient incapables de répondre autrement que par desmonosyllabes aux questions qu’on leur posait.

Il ne put donc se procurer aucune ressource, aucun soulagementprès d’eux; mais un nouveau phénomène se produisit. La lecture deDickens qu’il avait naguère consommée pour s’apaiser les nerfs etqui n’avait produit que des effets contraires aux effetshygiéniques qu’il espérait, commença lentement à agir dans un sensinattendu, déterminant des visions de l’existence anglaise qu’ilruminait pendant des heures; peu à peu, dans ces contemplationsfictives, s’insinuèrent des idées de réalité précise, de voyageaccompli, de rêves vérifiés sur lesquels se greffa l’envied’éprouver des impressions neuves et d’échapper ainsi auxépuisantes débauches de l’esprit s’étourdissant à moudre àvide.

Cet abominable temps de brouillard et de pluie aidait encore àces pensées, en appuyant les souvenirs de ses lectures, en luimettant la constante image sous les yeux d’un pays de brume et deboue, en empêchant ses désirs de dévier de leur point de départ, des’écarter de leur source.

Il n’y tint plus, et brusquement il s’était décidé, un jour. Sahâte fut telle qu’il prit la fuite bien avant l’heure, voulant sedérober au présent, se sentir bousculé dans un brouhaha de rue,dans un vacarme de foule et de gare.

Je respire, se disait-il, au moment où le convoi ralentissait savalse et s’arrêtait dans la rotonde du débarcadère de Sceaux, enrythmant ses dernières pirouettes, par le fracas saccadé desplaques tournantes.

Une fois au boulevard d’Enfer, dans la rue, il héla un cocher,jouissant à être ainsi empêtré avec ses malles et ses couvertures.Moyennant la promesse d’un copieux pourboire, il s’entendit avecl’homme au pantalon noisette et au gilet rouge: – à l’heure,fit-il, et, rue de Rivoli, vous vous arrêterez devant leGalignani’s Messenger; car il songeait à acheter, avant son départ,un guide Baedeker ou Murray, de Londres.

La voiture s’ébranla lourdement, soulevant autour de ses rouesdes cerceaux de crotte; on naviguait en plein marécage; sous leciel gris qui semblait s’appuyer sur le toit des maisons, lesmurailles ruisselaient du haut en bas, les gouttières débordaient,les pavés étaient enduits d’une boue de pain d’épice dans laquelleles passants glissaient; sur les trottoirs que râflaient lesomnibus, des gens tassés s’arrêtaient, des femmes retrousséesjusqu’aux genoux, courbées sous des parapluies, s’aplatissaientpour éviter des éclaboussures, contre les boutiques.

La pluie entrait en diagonale par les portières; des Esseintesdut relever les glaces que l’eau raya de ses cannelures tandis quedes gouttes de fange rayonnaient comme un feu d’artifice de tousles côtés du fiacre. Au bruit monotone des sacs de pois secoués sursa tête par l’ondée dégoulinant sur les malles et sur le couverclede la voiture, des Esseintes rêvait à son voyage; c’était déjà unacompte de l’Angleterre qu’il prenait à Paris par cet affreuxtemps; un Londres pluvieux, colossal, immense, puant la fonteéchauffée et la suie, fumant sans relâche dans la brume sedéroulait maintenant devant ses yeux; puis des enfilades de dockss’étendaient à perte de vue, pleins de grues, de cabestans, deballots, grouillant d’hommes perchés sur des mâts, à califourchonsur des vergues, alors que, sur les quais, des myriades d’autreshommes étaient penchés, le derrière en l’air, sur des barriquesqu’ils poussaient dans des caves.

Tout cela s’agitait sur des rives, dans des entrepôtsgigantesques, baignés par l’eau teigneuse et sourde d’uneimaginaire Tamise, dans une futaie de mâts, dans une forêt depoutres crevant les nuées blafardes du firmament, pendant que destrains filaient, à toute vapeur, dans le ciel, que d’autresroulaient dans les égouts, éructant des cris affreux, vomissant desflots de fumée par des bouches de puits, que par tous lesboulevards, par toutes les rues, où éclataient, dans un éternelcrépuscule, les monstrueuses et voyantes infamies de la réclame,des flots de voitures coulaient, entre des colonnes de gens,silencieux, affairés, les yeux en avant, les coudes au corps.

Des Esseintes frissonnait délicieusement à se sentir confondudans ce terrible monde de négociants, dans cet isolant brouillard,dans cette incessante activité, dans cet impitoyable engrenagebroyant des millions de déshérités que des philanthropesexcitaient, en guise de consolation, à réciter des versets et àchanter des psaumes.

Puis, la vision s’éteignit brusquement avec un cahot du fiacrequi le fit rebondir sur la banquette. Il regarda par les portières;la nuit était venue; les becs de gaz clignotaient, au milieu d’unhalo jaunâtre, en pleine brume; des rubans de feux nageaient dansdes mares et semblaient tourner autour des roues des voitures quisautaient dans de la flamme liquide et sale; il tenta de sereconnaître, aperçut le Carrousel et, subitement, sans motif,peut-être par le simple contre-coup de la chute qu’il faisait duhaut d’espaces feints, sa pensée rétrograda jusqu’au souvenir d’unincident trivial: il se rappela que le domestique avait négligé demettre, tandis qu’il le regardait préparer ses malles, une brosse àdents parmi les ustensiles de son nécessaire de toilette; alors ilpassa en revue la liste des objets empaquetés; tous avaient étérangés dans sa valise, mais la contrariété d’avoir omis cettebrosse persista jusqu’à ce que le cocher, en s’arrêtant, rompit lachaîne de ces réminiscences et de ces regrets.

Il était, dans la rue de Rivoli, devant le Galignani’sMessenger. Séparées par une porte aux verres dépolis couvertsd’inscriptions et munis de passe-partout encadrant des découpuresde journaux et des bandes azurées de télégrammes, deux grandesvitrines regorgeaient d’albums et de livres. Il s’approcha, attirépar la vue de ces cartonnages en papier bleu-perruquier etvert-chou gaufrés, sur toutes les coutures, de ramages d’argent etd’or, de ces couvertures en toiles couleur carmélite, poireau, cacad’oie, groseille, estampées au fer froid, sur les plats et le dos,de filets noirs. Tout cela avait une touche antiparisienne, unetournure mercantile, plus brutale et pourtant moins vile que cellesdes reliures de camelote, en France; çà et là, au milieu d’albumsouverts, reproduisant des scènes humoristiques de du Maurier et deJohn Leech, ou lançant au travers de plaines en chromo lesdélirantes cavalcades de Caldecott, quelques romans françaisapparaissaient, mêlant à ces verjus de teintes, des vulgaritésbénignes et satisfaites.

Il finit par s’arracher à cette contemplation, poussa la porte,pénétra dans une vaste bibliothèque, pleine de monde; desétrangères assises dépliaient des cartes et baragouinaient, en deslangues inconnues, des remarques. Un commis lui apporta toute unecollection de guides. à son tour, il s’assit, retournant ces livresdont les flexibles cartonnages pliaient entre ses doigts. Il lesparcourut, s’arrêta sur une page du Baedeker, décrivant les muséesde Londres. Il s’intéressait aux détails laconiques et précis duguide; mais son attention dévia de l’ancienne peinture anglaise surla nouvelle qui le sollicitait davantage. Il se rappelait certainsspécimens qu’il avait vus, dans les expositions internationales, etil songeait qu’il les reverrait peut-être à Londres: des tableauxde Millais, la « Veillée de sainte Agnès », d’un vert argenté silunaire, des tableaux de Watts, aux couleurs étranges, bariolés degomme-gutte et d’indigo, des tableaux esquissés par un GustaveMoreau malade, brossés par un Michel-Ange anémié et retouchés parun Raphaël noyé dans le bleu; entre autres toiles, il se rappelaitune « Dénonciation de Caïn », une « Ida » et des « Eves » où, dans lesingulier et mystérieux amalgame de ces trois maîtres, sourdait lapersonnalité tout à la fois quintessenciée et brute d’un Anglaisdocte et rêveur, tourmenté par des hantises de tons atroces.

Toutes ces toiles assaillaient en foule sa mémoire. Le commisétonné par ce client qui s’oubliait devant une table, lui demandasur lequel de ces guides il fixait son choix. Des Esseintes demeuraébaubi, puis il s’excusa, fit l’emplette d’un Baedeker et franchitla porte. L’humidité le glaça; le vent soufflait de côté, cinglaitles arcades de ses fouets de pluie. – Allez là, fit-il, au cocher,en désignant du doigt au bout d’une galerie, un magasin qui formaitl’angle de la rue de Rivoli et de la rue de Castiglione etressemblait avec ses carreaux blanchâtres, éclairés en dedans, àune gigantesque veilleuse, brûlant dans le malaise de cebrouillard, dans la misère de ce temps malade.

C’était la « Bodéga ». Des Esseintes s’égara dans une grande sallequi s’allongeait, en couloir, soutenue par des piliers de fonte,bardée, de chaque côté de ses murs, de hautes futailles posées toutdebout sur des chantiers.

Cerclées de fer, la panse garnie de créneaux de bois simulant unratelier de pipes dans les crans duquel pendaient des verres enforme de tulipes, le pied en l’air; le bas-ventre troué et emmanchéd’une cannelle de grès, ces barriques armoriées d’un blason royal,étalaient sur des étiquettes en couleur le nom de leur cru, lacontenance de leurs flancs, le prix de leur vin, acheté à la pièce,à la bouteille, ou dégusté au verre.

Dans l’allée restée libre entre ces rangées de tonneaux, sousles flammes du gaz qui bourdonnait aux becs d’un affreux lustrepeint en gris fer, des tables couvertes de corbeilles de biscuitsPalmers, de gâteaux salés et secs, d’assiettes où s’entassaient desmince-pie et des sandwichs cachant sous leurs fades enveloppesd’ardents sinapismes à la moutarde, se succédaient entre une haiede chaises, jusqu’au fond de cette cave encore bardée de nouveauxmuids portant sur leur tête de petits barils, couchés sur le flanc,estampillés de titres gravés au fer chaud, dans le chêne.

Un fumet d’alcool saisit des Esseintes lorsqu’il prit place danscette salle où sommeillaient de puissants vins. Il regarda autourde lui: ici, les foudres s’alignaient, détaillant toute la sériedes porto, des vins âpres ou fruiteux, couleur d’acajou oud’amarante, distingués par de laudatives épithètes: « old port,light delicate, cockburn’s very fine, magnificent old Regina »; là,bombant leurs formidables abdomens, se pressaient, côte à côte, desfûts énormes renfermant le vin martial de l’Espagne, le xérès etses dérivés, couleur de topaze brûlée ou crue, le san lucar, lepasto, le pale dry, l’oloroso, l’amontilla, sucrés ou secs.

La cave était pleine; accoudé sur un coin de table, desEsseintes attendait le verre de porto commandé à un gentleman, entrain de déboucher d’explosifs sodas contenus dans des bouteillesovales qui rappelaient, en les exagérant, ces capsules de gélatineet de gluten employées par les pharmacies pour masquer le goût decertains remèdes.

Tout autour de lui, des Anglais foisonnaient: des dégaines depâles clergymen, vêtus de noir de la tête aux pieds, avec deschapeaux mous, des souliers lacés, des redingotes interminablesconstellées sur la poitrine de petits boutons, des mentons ras, deslunettes rondes, des cheveux graisseux et plats; des trognes detripiers et des mufles de dogues avec des cous apoplectiques, desoreilles comme des tomates, des joues vineuses, des yeux injectéset idiots, des colliers de barbe pareils à ceux de quelques grandssinges; plus loin, au bout du chai, un long dépendent d’andouillesaux cheveux d’étoupe, au menton garni de poils blancs ainsi qu’unfond d’artichaut, déchiffrait, au travers d’un microscope, lesminuscules romains d’un journal anglais; en face, une sorte decommodore américain, boulot et trapu, les chairs boucanées et lenez en bulbe, s’endormait, regardant, un cigare planté dans le trouvelu de sa bouche, des cadres pendus aux murs, renfermant desannonces de vins de Champagne, les marques de Perrier et deRoederer, d’Heidsieck et de Mumm, et une tête encapuchonnée demoine, avec le nom écrit en caractères gothiques de Dom Pérignon, àReims.

Un certain amollissement enveloppa des Esseintes dans cetteatmosphère de corps de garde; étourdi par les bavardages desAnglais causant entre eux, il rêvassait, évoquant devant la pourpredes porto remplissant les verres, les créatures de Dickens quiaiment tant à les boire, peuplant imaginairement la cave depersonnages nouveaux, voyant ici, les cheveux blancs et le teintenflammé de Monsieur Wickfield; là, la mine flegmatique et rusée etl’oeil implacable de Monsieur Tulkinghorn, le funèbre avoué deBleak-house. Positivement, tous se détachaient de sa mémoire,s’installaient, dans la Bodéga, avec leurs faits et leurs gestes;ses souvenirs, ravivés par de récentes lectures, atteignaient uneprécision inouïe. La ville du romancier, la maison bien éclairée,bien chauffée, bien servie, bien close, les bouteilles lentementversées par la petite Dorrit, par Dora Copperfield, par la soeur deTom Pinch, lui apparurent naviguant ainsi qu’une arche tiède, dansun déluge de fange et de suie. Il s’acagnarda dans ce Londresfictif, heureux d’être à l’abri, écoutant naviguer sur la Tamiseles remorqueurs qui poussaient de sinistres hurlements, derrièreles Tuileries, près du pont. Son verre était vide malgré la vapeuréparse dans cette cave encore échauffée par les fumigations descigares et des pipes, il éprouvait, en retombant dans la réalité,par ce temps d’humidité fétide, un petit frisson.

Il demanda un verre d’amontillado, mais alors devant ce vin secet pâle, les lénitives histoires, les douces malvacées de l’auteuranglais se défeuillèrent et les impitoyables révulsifs, lesdouloureux rubéfiants d’Edgar Poe, surgirent; le froid cauchemar dela barrique d’amontillado, de l’homme muré dans un souterrain,l’assaillit, les faces bénévoles et communes des buveurs américainset anglais qui occupaient la salle, lui parurent refléterd’involontaires et d’atroces pensées, d’instinctifs et d’odieuxdesseins, puis il s’aperçut qu’il s’esseulait, que l’heure du dînerétait proche; il paya, s’arracha de sa chaise, et gagna, toutétourdi, la porte. Il reçut un soufflet mouillé dès qu’il mit lespieds dehors; inondés par la pluie et par les rafales, lesréverbères agitaient leurs petits éventails de flamme, sanséclairer; encore descendu de plusieurs crans, le ciel s’étaitabaissé jusqu’au ventre des maisons. Des Esseintes considéra lesarcades de la rue de Rivoli, noyées dans l’ombre et submergées parl’eau, et il lui sembla qu’il se tenait dans le morne tunnel creusésous la Tamise; des tiraillements d’estomac le rappelèrent à laréalité; il rejoignit sa voiture, jeta au cocher l’adresse de lataverne de la rue d’Amsterdam, près de la gare, et il consulta samontre: sept heures. Il avait juste le temps de dîner; le train nepartait qu’à huit heures cinquante minutes, et il comptait sur sesdoigts, supputait les heures de la traversée de Dieppe à Newhaven,se disant: – Si les chiffres de l’indicateur sont exacts, je seraidemain, sur le coup de midi et demi, à Londres.

Le fiacre s’arrêta devant la taverne-, de nouveau, des Esseintesdescendit et il pénétra dans une longue salle, sans dorure, brune,divisée par des cloisons à mi-corps, en une série de compartimentssemblables aux boxs des écuries; dans cette salle, évasée près dela porte, d’abondantes pompes à bières se dressaient sur uncomptoir, près de jambons aussi culottés que de vieux violons, dehomards peints au minium, de maquereaux marinés, avec des rondsd’oignons et de carottes crus, des tranches de citron, des bouquetsde laurier et de thym, des baies de genièvre et du gros poivrenageant dans une sauce trouble.

L’un de ces boxs était vide. Il s’en empara et héla un jeunehomme en habit noir, qui s’inclina en jargonnant des motsincompréhensibles. Pendant que l’on préparait le couvert, desEsseintes contempla ses voisins; de même qu’à la Bodéga, desinsulaires, aux yeux faïence, au teint cramoisi, aux airs réfléchisou rogues, parcouraient des feuilles étrangères; seulement desfemmes, sans cavaliers, dînaient, entre elles, en tête à tête, derobustes Anglaises aux faces de garçon, aux dents larges comme despalettes, aux joues colorées, en pomme, aux longues mains et auxlongs pieds. Elles attaquaient, avec une réelle ardeur, unrumpsteak-pie, une viande chaude, cuite dans une sauce auxchampignons et revêtue de même qu’un pâté, d’une croûte.

Après avoir perdu depuis si longtemps l’appétit, il demeuraconfondu devant ces gaillardes dont la voracité aiguisa sa faim. Ilcommanda un potage oxstail, se régala de cette soupe à la queue deboeuf, tout à la fois onctueuse et veloutée, grasse et ferme; puis,il examina la liste des poissons, demanda un haddock, une sorte demerluche fumée qui lui parut louable et, pris d’une fringale à voirs’empiffrer les autres, il mangea un rosbif aux pommes ets’enfourna deux pintes d’ale, excité par ce petit goût de vacheriemusquée que dégage cette fine et pâle bière.

Sa faim se comblait; il chipota un bout de fromage bleu deStilton dont la douceur s’imprégnait d’amertume, picora une tarte àla rhubarbe, et, pour varier, étancha sa soif avec le porter, cettebière noire qui sent le jus de réglisse dépouillé de sucre.

Il respirait; depuis des années il n’avait et autant bâfré etautant bu; ce changement d’habitude, ce choix de nourrituresimprévues et solides avait tiré l’estomac de son somme. Ils’enfonça dans sa chaise, alluma une cigarette et s’apprêta àdéguster sa tasse de café qu’il trempa de gin.

La pluie continuait à tomber; il l’entendait crépiter sur lesvitres qui plafonnaient le fond de la pièce et dégouliner encascades dans les gargouilles; personne ne bougeait dans la salle;tous se dorlotaient, ainsi que lui, au sec, devant des petitsverres.

Les langues se délièrent; comme presque tous ces Anglaislevaient, en parlant, les yeux en l’air, des Esseintes conclutqu’ils s’entretenaient du mauvais temps; aucun d’eux ne riait ettous étaient vêtus de cheviote grise, réglée de jaune nankin et derose de papier buvard. Il jeta un regard ravi sur ses habits dontla couleur et la coupe ne différaient pas sensiblement de cellesdes autres, et il éprouva le contentement de ne point détonner dansce milieu, d’être, en quelque sorte et superficiellement,naturalisé citoyen de Londres; puis il eut un sursaut. Et l’heuredu train? se dit-il. Il consulta sa montre: huit heures moins dix;j’ai encore près d’une demi-heure à rester là; et une fois de plus,il songea au projet qu’il avait conçu.

Dans sa vie sédentaire, deux pays l’avaient seulement attiré, laHollande et l’Angleterre.

Il avait exaucé le premier de ses souhaits: n’y tenant plus, unbeau jour, il avait quitté Paris et visité les villes des Pays-Bas,une à une.

Somme toute, il était résulté de cruelles désillusions de cevoyage. Il s’était figuré une Hollande, d’après les oeuvres deTeniers et de Steen, de Rembrandt et d’Ostade, se façonnantd’avance, à son usage, d’incomparables juiveries aussi dorées quedes cuirs de Cordoue par le soleil; s’imaginant de prodigieuseskermesses, de continuelles ribotes dans les campagnes; s’attendantà cette bonhomie patriarcale, à cette joviale débauche célébrée parles vieux maîtres.

Certes, Haarlem et Amsterdam l’avaient séduit; le peuple, nondécrassé, vu, dans les vraies campagnes, ressemblait bien à celuipeint par Van Ostade, avec ses enfants non équarris et taillés à laserpe et ses commères grasses à lard, bosselées de gros tetons etde gros ventres; mais de joies effrénées, d’ivrogneries familiales,point; en résumé, il devait le reconnaître, l’école hollandaise duLouvre l’avait égaré; elle avait simplement servi de tremplin à sesrêves; il s’était élancé, avait bondi sur une fausse piste et errédans des visions inégalables, ne découvrant nullement sur la terrece pays magique et réel qu’il espérait, ne voyant point, sur desgazons semés de futailles, des danses de paysans et de paysannespleurant de joie, trépignant de bonheur, s’allégeant à force derire, dans leurs jupes et dans leurs chausses.

Non, décidément, rien de tout cela n’était visible; la Hollandeétait un pays tel que les autres et, qui plus est, un paysnullement primitif, nullement bonhomme, car la religion protestantey sévissait, avec ses rigides hypocrisies et ses solennellesraideurs.

Ce désenchantement lui revenait; il consulta de nouveau samontre: dix minutes le séparaient encore de l’heure du train. Ilest grand temps de demander l’addition et de partir, se dit-il. Ilse sentait une lourdeur d’estomac et une pesanteur, par tout lecorps, extrêmes. Voyons, fit-il, pour se verser du courage, buvonsle coup de l’étrier; et il remplit un verre de brandy, tout enréclamant sa note. Un individu, en habit noir, une serviette sur lebras, une espèce de majordome au crâne pointu et chauve, à la barbegrisonnante et dure, sans moustaches, s’avança, un crayon derrièrel’oreille, se posta, une jambe en avant, comme un chanteur, tira desa poche un calepin, et, sans regarder son papier, les yeux fixéssur le plafond, près d’un lustre, inscrivit et compta la dépense.Voilà, dit-il, en arrachant la feuille de son calepin, et il laremit à des Esseintes qui le considérait curieusement, ainsi qu’unanimal rare. Quel surprenant John Bull, pensait-il, en contemplantce flegmatique personnage à qui sa bouche rasée donnait aussi lavague apparence d’un timonier de la marine américaine.

À ce moment, la lierre de la taverne s’ouvrit; des gensentrèrent apportant avec eux une odeur de chien mouillé à laquellese mêla une fumée de houille, rabattue par le vent dans la cuisinedont la porte sans loquet claqua; des Esseintes était incapable deremuer les jambes; un doux et tiède anéantissement se glissait partous ses membres, l’empêchait même d’étendre la main pour allumerun cigare. Il se disait: Allons, voyons, debout, il faut filer; etd’immédiates objections contrariaient ses ordres. à quoi bonbouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise?N’était-il pas à Londres dont les senteurs, dont l’atmosphère, dontles habitants, dont les pâtures, dont les ustensiles,l’environnaient? Que pouvait-il donc espérer, sinon de nouvellesdésillusions, comme en Hollande?

Il n’avait plus que le temps de courir à la gare, et une immenseaversion pour le voyage, un impérieux besoin de rester tranquilles’imposaient avec une volonté de plus en plus accusée, de plus enplus tenace. Pensif, il laissa s’écouler les minutes, se coupantainsi la retraite, se disant: Maintenant il faudrait se précipiteraux guichets, se bousculer aux bagages; quel ennui! quelle corvéeça serait! – Puis, se répétant, une fois de plus: En somme, j’aiéprouvé et j’ai vu ce que je voulais éprouver et voir. Je suissaturé de vie anglaise depuis mon départ; il faudrait être fou pouraller perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissablessensations. Enfin quelle aberration ai-je donc eue pour avoir tentéde renier des idées anciennes, pour avoir condamné les docilesfantasmagories de ma cervelle, pour avoir, ainsi qu’un véritablebéjaune, cru à la nécessité, à la curiosité, à l’intérêt d’uneexcursion? – Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l’heure estvenue de rentrer au logis; cette fois, il se dressa sur ses jambes,sortit, commanda au cocher de le reconduire à la gare de Sceaux, etil revint avec ses malles, ses paquets, ses valises, sescouvertures, ses parapluies et ses cannes, à Fontenay, ressentantl’éreintement physique et la fatigue morale d’un homme qui rejointson chez soi, après un long et périlleux voyage.

Chapitre 12

 

Durant les jours qui suivirent son retour, des Esseintesconsidéra ses livres, et à la pensée qu’il aurait pu se séparerd’eux pendant longtemps, il goûta une satisfaction aussi effectiveque celle dont il eût joui s’il les avait retrouvés, après unesérieuse absence. Sous l’impulsion de ce sentiment, ces objets luisemblèrent nouveaux, car il perçut en eux des beautés oubliéesdepuis l’époque où il les avait acquis.

Tout, volumes, bibelots, meubles, prit à ses yeux un charmeparticulier, son lit lui parut plus moelleux, en comparaison de lacouchette qu’il aurait occupée à Londres; le discret et silencieuxservice de ses domestiques l’enchanta, fatigué qu’il était, par lapensée, de la loquacité bruyante des garçons d’hôtel;l’organisation méthodique de sa vie lui fit l’effet d’être plusenviable, depuis que le hasard des pérégrinations devenaitpossible.

Il se retrempa dans ce bain de l’habitude auquel d’artificielsregrets insinuaient une qualité plus roborative et plustonique.

Mais ses volumes le préoccupèrent principalement. Il lesexamina, les rangea à nouveau sur les rayons, vérifiant si, depuisson arrivée à Fontenay, les chaleurs et les pluies n’avaient pointendommagé leurs reliures et piqué leurs papiers rares.

Il commença par remuer toute sa bibliothèque latine, puis ildisposa dans un nouvel ordre les ouvrages spéciaux d’Archélaüs,d’Albert le Grand, de Lulle, d’Arnaud de Villanova traitant dekabbale et de sciences occultes; enfin il compulsa, un à un, seslivres modernes, et joyeusement il constata que tous étaientdemeurés, au sec, intacts.

Cette collection lui avait coûté de considérables sommes; iln’admettait pas, en effet, que les auteurs qu’il choyait fussent,dans sa bibliothèque, de même que dans celles des autres, gravéssur du papier de coton, avec les souliers à clous d’unAuvergnat.

à Paris, jadis, il avait fait composer, pour lui seul, certainsvolumes que des ouvriers spécialement embauchés, tiraient auxpresses à bras; tantôt il recourait à Perrin de Lyon dont lessveltes et purs caractères convenaient aux réimpressions archaïquesdes vieux bouquins; tantôt il faisait venir d’Angleterre oud’Amérique, pour la confection des ouvrages du présent siècle, deslettres neuves; tantôt encore il s’adressait à une maison de Lillequi possédait, depuis des siècles, tout un jeu de corps gothiques;tantôt enfin il réquisitionnait l’ancienne imprimerie Enschedé, deHaarlem, dont la fonderie conserve les poinçons et les frappes descaractères dits de civilité.

Et il avait agi de même pour ses papiers. Las, un beau jour, deschines argentés, des japons nacrés et dorés, des blancs whatmans,des hollandes bis, des turkeys et des seychal-mills teints enchamois, et dégoûté aussi par les papiers fabriqués à la mécanique,il avait commandé des vergés à la forme, spéciaux, dans lesvieilles manufactures de Vire où l’on se sert encore des pilonsnaguère usités pour broyer le chanvre. Afin d’introduire un peu devariété dans ses collections il s’était, à diverses reprises, faitexpédier de Londres, des étoffes apprêtées, des papiers à poils,des papiers reps et, pour aider à son dédain des bibliophiles, unnégociant de Lubeck lui préparait un papier à chandelleperfectionné, bleuté, sonore, un peu cassant, dans la pâte duquelles fétus étaient remplacés par des paillettes d’or semblables àcelles qui pointillent l’eau-de-vie de Dantzick.

Il s’était procuré, dans ces conditions, des livres uniques,adoptant des formats inusités qu’il faisait revêtir par Lortic, parTrautz-Bauzonnet, par Chambolle, par les successeurs de Capé,d’irréprochables reliures en soie antique, en peau de boeufestampée, en peau de bouc du Cap, des reliures pleines, àcompartiments et à mosaïques, doublées de tabis ou de moire,ecclésiastiquement ornées de fermoirs et de coins, parfois mêmeémaillées par Gruel-Engelmann d’argent oxydé et d’émauxlucides.

Il s’était fait ainsi imprimer avec les admirables lettresépiscopales de l’ancienne maison Le Clerc, les oeuvres deBaudelaire dans un large format rappelant celui des missels, sur unfeutre très léger du Japon, spongieux, doux comme une moelle desureau et imperceptiblement teinté, dans sa blancheur laiteuse,d’un peu de rose. Cette édition tirée à un exemplaire d’un noirvelouté d’encre de Chine, avait été vêtue en dehors et recouverteen dedans d’une mirifique et authentique peau de truie choisieentre mille, couleur chair, toute piquetée à la place de ses poils,et ornée de dentelles noires au fer froid, miraculeusementassorties par un grand artiste.

Ce jour-là, des Esseintes ôta cet incomparable livre de sesrayons et il le palpait dévotement, relisant certaines pièces quilui semblaient, dans ce simple mais inestimable cadre, pluspénétrantes que de coutume.

Son admiration pour cet écrivain était sans borne. Selon lui, enlittérature, on s’était jusqu’alors borné à explorer lessuperficies de l’âme ou à pénétrer dans ses souterrains accessibleset éclairés, relevant, çà et là, les gisements des péchés capitaux,étudiant leurs, filons, leur croissance, notant, ainsi que Balzac,par exemple, les stratifications de l’âme possédée par la monomanied’une passion, par l’ambition, par l’avarice, par la bêtisepaternelle, par l’amour sénile.

C’était, au demeurant, l’excellente santé des vertus et desvices, le tranquille agissement des cervelles communémentconformées, la réalité pratique des idées courantes, sans idéal demaladive dépravation, sans au-delà; en somme, les découvertes desanalystes s’arrêtaient aux spéculations mauvaises ou bonnes,classifiées par l’église; c’était la simple investigation,l’ordinaire surveillance d’un botaniste qui suit de près ledéveloppement prévu, de floraisons normales plantées dans de lanaturelle terre.

Baudelaire était allé plus loin; il était descendu jusqu’au fondde l’inépuisable mine, s’était engagé à travers des galeriesabandonnées ou inconnues, avait abouti à ces districts de l’âme oùse ramifient les végétations monstrueuses de la pensée.

Là, près de ces confins où séjournent les aberrations et lesmaladies, le tétanos mystique, la fièvre chaude de la luxure, lestyphoïdes et les vomitos du crime, il avait trouvé, couvant sous lamorne cloche de l’Ennui, l’effrayant retour d’âge des sentiments etdes idées.

Il avait révélé la psychologie morbide de l’esprit qui a atteintl’octobre de ses sensations; raconté les symptômes des âmesrequises par la douleur, privilégiées par le spleen; montré lacarie grandissante des impressions, alors que les enthousiasmes,les croyances de la jeunesse sont taris, alors qu’il ne reste plusque l’aride souvenir des misères supportées, des intolérancessubies, des froissements encourus, par des intelligences qu’opprimeun sort absurde.

Il avait suivi toutes les phases de ce lamentable automne,regardant la créature humaine, docile à s’aigrir, habile à sefrauder, obligeant ses pensées à tricher entre elles, pour mieuxsouffrir, gâtant d’avance, grâce à l’analyse et à l’observation,toute joie possible.

Puis, dans cette sensibilité irritée de l’âme, dans cetteférocité de la réflexion qui repousse la gênante ardeur desdévouements, les bienveillants outrages de la charité, il voyait,peu à peu, surgir l’horreur de ces passions âgées, de ces amoursmûres, où l’un se livre encore quand l’autre se tient déjà engarde, où la lassitude réclame aux couples des caresses filialesdont l’apparente juvénilité paraît neuve, des candeurs maternellesdont la douceur repose et concède, pour ainsi dire, lesintéressants remords d’un vague inceste.

En de magnifiques pages il avait exposé ces amours hybrides,exaspérées par l’impuissance où elles sont de se combler, cesdangereux mensonges des stupéfiants et des toxiques appelés àl’aide pour endormir la souffrance et mater l’ennui. à une époqueoù la littérature attribuait presque exclusivement la douleur devivre aux malchances d’un amour méconnu ou aux jalousies del’adultère, il avait négligé ces maladies infantiles et sondé cesplaies plus incurables, plus vivaces, plus profondes, qui sontcreusées par la satiété, la désillusion, le mépris, dans les âmesen ruine que le présent torture, que le passé répugne, que l’avenireffraye et désespère.

Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissaitun indicible charme à cet écrivain qui, dans un temps où le vers neservait plus qu’à peindre l’aspect extérieur des êtres et deschoses, était parvenu à exprimer l’inexprimable, grâce à une languemusculeuse et charnue, qui, plus que toute autre, possédait cettemerveilleuse puissance de fixer avec une étrange santéd’expressions, les états morbides les plus fuyants, les plustremblés, des esprits épuisés et des âmes tristes.

Après Baudelaire le nombre était assez restreint, des livresfrançais rangés sur ses rayons. Il était assurément insensible auxoeuvres sur lesquelles il est d’un goût adroit de se pâmer. Legrand rire de Rabelais et le solide comique de Molière neréussissaient pas à le dérider, et son antipathie envers ces farcesallait même assez loin pour qu’il ne craignît pas de les assimiler,au point de vue de l’art, à ces parades des bobèches qui aident àla joie des foires.

En fait de poésies anciennes, il ne lisait guère que Villon,dont les mélancoliques ballades le touchaient et, çà et là,quelques morceaux de d’Aubigné qui lui fouettaient le sang avec lesincroyables virulences de leurs apostrophes et de leursanathèmes.

En prose, il se souciait fort peu de Voltaire et de Rousseau,voire même de Diderot, dont les « Salons » tant vantés luiparaissaient singulièrement remplis de fadaises morales etd’aspirations jobardes; en haine de tous ces fatras, il seconfinait presque exclusivement dans la lecture de l’éloquencechrétienne, dans la lecture de Bourdaloue et de Bossuet dont lespériodes sonores et parées lui imposaient; mais, de préférenceencore, il savourait ces moelles condensées en de sévères et fortesphrases, telles que les façonnèrent Nicole, dans ses pensées, etsurtout Pascal dont l’austère pessimisme, dont la douloureuseattrition lui allaient au coeur.

à part ces quelques livres, la littérature française commençait,dans sa bibliothèque, avec le siècle.

Elle se divisait en deux groupes: l’un comprenait la littératureordinaire, profane; l’autre la littérature catholique, unelittérature spéciale, à peu près inconnue, divulguée pourtant parde séculaires et d’immenses maisons de librairie, aux quatre coinsdu monde.

Il avait eu le courage d’errer parmi ces cryptes, et, ainsi quedans l’art séculier, il avait découvert, sous un gigantesque amasd’insipidités, quelques oeuvres écrites par de vrais maîtres.

Le caractère distinctif de cette littérature, c’était laconstante immuabilité de ses idées et de sa langue; de même quel’église avait perpétué la forme primordiale des objets saints, demême aussi, elle avait gardé les reliques de ses dogmes etpieusement conservé la châsse qui les enfermait, la langue oratoiredu grand siècle. Ainsi que le déclarait même l’un de ses écrivains,Ozanam, le style chrétien n’avait que faire de la langue deRousseau; il devait exclusivement se servir du dialecte employé parBourdaloue et par Bossuet.

En dépit de cette affirmation, l’église, plus tolérante, fermaitles yeux sur certaines expressions, sur certaines tournuresempruntées à la langue laïque du même siècle, et l’idiomecatholique s’était un peu dégorgé de ses phrases massives,alourdies, chez Bossuet surtout, par la longueur de ces incidenteset par le pénible ralliement de ses pronoms; mais là s’étaientbornées les concessions, et d’autres n’eussent sans doute mené àrien, car, ainsi délestée, cette prose pouvait suffire aux sujetsrestreints que l’église se condamnait à traiter.

Incapable de s’attaquer à la vie contemporaine, de rendrevisible et palpable l’aspect le plus simple des êtres et deschoses, inapte à expliquer les ruses compliquées d’une cervelleindifférente à l’état de grâce, cette langue excellait cependantaux sujets abstraits; utile dans la discussion d’une controverse,dans la démonstration d’une théorie, dans l’incertitude d’uncommentaire, elle avait, plus que toute autre aussi, l’autoriténécessaire pour affirmer, sans discussion, la valeur d’unedoctrine.

Malheureusement, là comme partout, une innombrable armée decuistres avait envahi le sanctuaire et sali par son ignorance etson manque de talent, sa tenue rigide et noble; pour comble demalchance, des dévotes s’en étaient mêlées et de maladroitessacristies et d’imprudents salons avaient exalté ainsi que desoeuvres de génie, les misérables bavardages de ces femmes.

Des Esseintes avait eu la curiosité de lire parmi ces oeuvres,celles de madame Swetchine, cette générale russe, dont la maisonfut, à Paris, recherchée par les plus fervents des catholiques;elles avaient dégagé pour lui un inaltérable et un accablant ennui;elles étaient plus que mauvaises, elles étaient quelconques; celadonnait l’idée d’un écho retenu dans une petite chapelle où tout unmonde gourmé et confit, marmottait ses prières, se demandait, àvoix basse, de ses nouvelles, se répétait, d’un air mystérieux etprofond, quelques lieux communs sur la politique, sur lesprévisions du baromètre, sur l’état actuel de l’atmosphère.

Mais il y avait pis: une lauréate brevetée de l’Institut, madameAugustus Craven, l’auteur du Récit d’une soeur, d’une éliane, d’unFleurange, soutenus à grand renfort de serpent et d’orgue, par lapresse apostolique tout entière. Jamais, non, jamais des Esseintesn’avait imaginé qu’on pût écrire de pareilles insignifiances. Ceslivres étaient, au point de vue de la conception, d’une tellenigauderie et ils étaient écrits dans une langue si nauséeuse,qu’ils en devenaient presque personnels, presque rares.

Du reste, ce n’était point parmi les femmes que des Esseintes,qui avait l’âme peu fraîche et qui était peu sentimental de sanature, pouvait rencontrer un retrait littéraire adapté suivant sesgoûts.

Il s’ingénia pourtant et, avec une attention qu’aucuneimpatience ne put réduire, à savourer l’oeuvre de la fille degénie, de la Vierge aux bas bleus du groupe; ses effortséchouèrent; il ne mordit point à ce Journal et à ces Lettres oùEugénie de Guérin célèbre sans discrétion le prodigieux talent d’unfrère qui rimait, avec une telle ingénuité, avec une telle grâce,qu’il fallait, à coup sûr, remonter aux oeuvres de M. de Jouy et deM. écouchard Lebrun, afin d’en trouver et d’aussi hardies etd’aussi neuves!

Il avait inutilement aussi tenté de comprendre les délices deces ouvrages où l’on découvre des récits tels que ceux-ci: « J’aisuspendu, ce matin, à côté du lit de papa, une croix qu’une petitefille lui donna hier. » – « Nous sommes invitées, Mimi et moi, àassister, demain, chez M. Roquiers, à la bénédiction d’une cloche;cette course ne me déplaît pas »; – où l’on relève des événements decette importance: « Je viens de suspendre à mon cou une médaille dela sainte Vierge que Louise m’a envoyée, pour préservatif ducholéra »; – de la poésie de ce genre: « O le beau rayon de lune quivient de tomber sur l’évangile que je lisais! » – enfin, desobservations aussi pénétrantes et aussi fines que celle-ci « Quandje vois passer devant une croix un homme qui se signe ou ôte sonchapeau, je me dis: Voilà un chrétien qui passe. »

Et cela continuait de la sorte, sans arrêt, sans trêve, jusqu’àce que Maurice de Guérin mourût et que sa soeur le pleurât en denouvelles pages, écrites dans une prose aqueuse que parsemaient, çàet là, des bouts de poèmes dont l’humiliante indigence finissaitpar apitoyer des Esseintes.

Ah! ce n’était pas pour dire, mais le parti catholique étaitbien peu difficile dans le choix de ses protégées et bien peuartiste! Ces lymphes qu’il avait tant choyées et pour lesquelles ilavait épuisé l’obéissance de ses feuilles, écrivaient toutes commedes pensionnaires de couvent, dans une langue blanche, dans un deces flux de la phrase qu’aucun astringent n’arrête!

Aussi des Esseintes se détournait-il de cette littérature, avechorreur; mais, ce n’étaient pas non plus les maîtres modernes dusacerdoce, qui lui offraient des compensations suffisantes pourremédier à ses déboires. Ceux-là étaient des prédicateurs ou despolémistes impeccables et corrects, mais la langue chrétienne avaitfini, dans leurs discours et dans leurs livres, par devenirimpersonnelle, par se figer dans une rhétorique aux mouvements etaux repos prévus, dans une série de périodes construites d’après unmodèle unique. Et en effet, tous les ecclésiastiques écrivaient demême, avec un peu plus ou un peu moins d’abandon ou d’emphase, etla différence était presque nulle entre les grisailles tracées parNN. SS. Dupanloup ou Landriot, La Bouillerie ou Gaume, par DomGuéranger ou le père Ratisbonne, par Monseigneur Freppel ouMonseigneur Perraud, par les RR. PP. Ravignan ou Gratry, par lejésuite Olivain, le carme Dosithée, le dominicain Didon ou parl’ancien prieur de Saint-Maximin, le Révérend Chocarne.

Souvent des Esseintes y avait songé: il fallait un talent bienauthentique, une originalité bien profonde, une conviction bienancrée, pour dégeler cette langue si froide, pour animer ce stylepublic que ne pouvait soutenir aucune pensée qui fût imprévue,aucune thèse qui fût brave.

Cependant quelques écrivains existaient dont l’ardente éloquencefondait et tordait cette langue, Lacordaire surtout, l’un des seulsécrivains qu’ait, depuis des années, produits l’église.

Enfermé, de même que tous ses confrères, dans le cercle étroitdes spéculations orthodoxes, obligé, ainsi qu’eux, de piétiner surplace et de ne toucher qu’aux idées émises et consacrées par lesPères de l’église et développées par les maîtres de la chaire, ilparvenait à donner le change, à les rajeunir, presque à lesmodifier, par une forme plus personnelle et plus vive. çà et là,dans ses Conférences de Notre-Dame, des trouvailles d’expressions,des audaces de mots, des accents d’amour, des bondissements, descris d’allégresse, des effusions éperdues qui faisaient fumer lestyle séculaire sous sa plume. Puis, en sus de l’orateur de talent,qu’était cet habile et doux moine dont les adresses et dont lesefforts s’étaient épuisés dans l’impossible tâche de concilier lesdoctrines libérales d’une société avec les dogmes autoritaires del’église, il y avait en lui un tempérament de fervente dilection,de diplomatique tendresse. Alors, dans les lettres qu’il écrivait àdes jeunes gens, passaient des caresses de père exhortant ses fils,de souriantes réprimandes, de bienveillants conseils, d’indulgentspardons. D’aucunes étaient charmantes, où il avouait toute sagourmandise d’affection, et d’autres étaient presque imposanteslorsqu’il soutenait le courage et dissipait les doutes, par lesinébranlables certitudes de sa Foi. En somme, ce sentiment depaternité qui prenait sous sa plume quelque chose de délicat et deféminin imprimait à sa prose un accent unique parmi toute lalittérature cléricale.

Après lui, bien rares se faisaient les ecclésiastiques et lesmoines qui eussent une individualité quelconque. Tout au plus,quelques pages de son élève l’abbé Peyreyve, pouvaient-ellessupporter une lecture. Il avait laissé de touchantes biographies deson maître, écrit quelques aimables lettres, composé des articles,dans la langue sonore des discours, prononcé des panégyriques où leton déclamatoire dominait trop. Certes, l’abbé Peyreyve n’avait niles émotions, ni les flammes de Lacordaire. Il était trop prêtre ettrop peu homme; çà et là pourtant dans sa rhétorique de sermonéclataient des rapprochements curieux, des phrases larges etsolides, des élévations presque augustes.

Mais, il fallait arriver aux écrivains qui n’avaient point subil’ordination, aux écrivains séculiers, attachés aux intérêts ducatholicisme et dévoués à sa cause, pour retrouver des prosateursqui valussent qu’on s’arrêtât.

Le style épiscopal, si banalement manié par les prélats, s’étaitretrempé et avait, en quelque sorte, reconquis une mâle vigueuravec le comte de Falloux. Sous son apparence modérée, cetacadémicien exsudait du fiel; ses discours prononcés, en 1848, auParlement, étaient diffus et ternes, mais ses articles insérés dansle Correspondant et réunis depuis en livres, étaient mordants etâpres, sous la politesse exagérée de leur forme. Conçus comme desharangues, ils contenaient une certaine verve amère et surprenaientpar l’intolérance de leur conviction.

Polémiste dangereux à cause de ses embuscades, logicien retors,marchant de côté, frappant à l’improviste, le comte de Fallouxavait aussi écrit de pénétrantes pages sur la mort de madameSwetchine, dont il avait recueilli les opuscules et qu’il révéraità l’égal d’une sainte.

Mais, où le tempérament de l’écrivain s’accusait vraiment,c’était dans deux brochures parues, l’une en 1846 et l’autre en1880, cette dernière intitulée: l’Unité nationale.

Animé d’une rage froide, l’implacable légitimiste combattait,cette fois, contrairement à ses habitudes, en face, et jetait auxincrédules, en guise de péroraison, ces fulminantes invectives:

« Et vous, utopistes systématiques, qui faites abstraction de lanature humaine, fauteurs d’athéisme, nourris de chimères et dehaines, émancipateurs de la femme, destructeurs de la famille,généalogistes de la race simienne, vous, dont le nom était naguèreune injure, soyez contents: vous aurez été les prophètes et vosdisciples seront les pontifes d’un abominable avenir! »

L’autre brochure portait ce titre: Le Parti catholique, et elleétait dirigée contre le despotisme de l’Univers, et contre Veuillotdont elle se refusait à prononcer le nom. Ici les attaquessinueuses recommençaient, le venin filtrait sous chacune de ceslignes où le gentilhomme, couvert de bleus, répondait par deméprisants sarcasmes aux coups de savate du lutteur.

à eux deux, ils représentaient bien les deux partis de l’égliseoù les dissidences se résolvent en d’intraitables haines; deFalloux, plus hautain et plus cauteleux, appartenait à cette sectelibérale dans laquelle étaient déjà réunis et de Montalembert etCochin, et Lacordaire et de Broglie; il appartenait, tout entier,aux idées du Correspondant, une revue qui s’efforçait de couvrird’un vernis de tolérance les théories impérieuses de l’église;Veuillot, plus débraillé, plus franc, rejetait ces masques,attestait sans hésiter la tyrannie des volontés ultramontaines,avouait et réclamait tout haut l’impitoyable joug de sesdogmes.

Celui-là s’était fabriqué, pour la lutte, une langueparticulière, où il entrait du La Bruyère et du faubourien duGros-Caillou. Ce style mi-solennel, mi-canaille, brandi par cettepersonnalité brutale, prenait un poids redoutable de casse-tête.Singulièrement entêté et brave, il avait assommé avec ce terribleoutil, et les libres penseurs et les évêques, tapant à tour debras, frappant comme un boeuf sur ses ennemis, à quelque partiqu’ils appartinssent. Tenu en défiance par l’église qui n’admettaitni ce style de contrebande ni ces poses de barrière, ce religieuxarsouille s’était quand même imposé par son grand talent, ameutantaprès lui toute la presse qu’il étrillait jusqu’au sang dans sesOdeurs de Paris, tenant tête à tous les assauts, se débarrassant àcoups de soulier de tous les bas plumitifs qui s’essayaient à luisauter aux jambes.

Malheureusement, ce talent incontesté n’existait que dans lepugilat; au calme, Veuillot n’était plus qu’un écrivain médiocre;ses poésies et ses romans inspiraient la pitié; sa langue à lapoivrade s’éventait à ne pas cogner; l’arpin catholique sechangeait, au repos, en un cacochyme qui toussait de banaleslitanies et balbutiait d’enfantins cantiques.

Plus guindé, plus contraint, plus grave, était l’apologistechéri de l’église, l’inquisiteur de la langue chrétienne, Ozanam.Encore qu’il fût difficile à surprendre, des Esseintes ne laissaitpas que d’être étonné par l’aplomb de cet écrivain qui parlait desdesseins impénétrables de Dieu, alors qu’il eût fallu administrerles preuves des invraisemblables assertions qu’il avançait; avec leplus beau sang-froid, celui-là déformait les événements,contredisait, plus impudemment encore que les panégyristes desautres partis, les actes reconnus de l’histoire, certifiait quel’église n’avait jamais caché l’estime qu’elle faisait de lascience, qualifiait les hérésies de miasmes impurs, traitait lebouddhisme et les autres religions avec un tel mépris qu’ils’excusait de souiller la prose catholique par l’attaque même deleurs doctrines.

Par instants, la passion religieuse insufflait une certaineardeur à sa langue oratoire sous les glaces de laquellebouillonnait un courant de violence sourde; dans ses nombreuxécrits sur le Dante, sur saint François, sur l’auteur du « Stabat »,sur les poètes franciscains, sur le socialisme, sur le droitcommercial, sur tout, cet homme plaidait la défense du Vaticanqu’il estimait indéfectible, appréciait indifféremment toutes lescauses suivant qu’elles se rapprochaient ou s’écartaient plus oumoins de la sienne.

Cette manière d’envisager les questions à un seul point de vueétait celle aussi de ce piètre écrivassier que d’aucuns luiopposaient comme un rival, Nettement. Celui-là était moins sangléet il affectait des prétentions moins altières et plus mondaines; àdiverses reprises, il était sorti du cloître littéraire oùs’emprisonnait Ozanam, et il avait parcouru les oeuvres profanes,pour les juger. Il était entré là-dedans à tâtons, ainsi qu’unenfant dans une cave, ne voyant autour de lui que des ténèbres, nepercevant au milieu de ce noir que la lueur du cierge quil’éclairait en avant, à quelques pas.

Dans cette ignorance des lieux, dans cette ombre, il avaitachoppé à tout bout de champ, parlant de Mürger qui avait « le soucidu style ciselé et soigneusement fini », d’Hugo qui recherchaitl’infect et l’immonde et auquel il osait comparer M. de Laprade, deDelacroix qui dédaignait la règle, de Paul Delaroche et du poèteReboul qu’il exaltait, parce qu’ils lui semblaient posséder lafoi.

Des Esseintes ne pouvait s’empêcher de hausser les épaulesdevant ces malheureuses opinions que recouvrait une prose assistée,dont l’étoffe déjà portée, s’accrochait et se déchirait, à chaquecoin de phrases.

D’un autre côté, les ouvrages de Poujoulat et de Genoude, deMontalembert, de Nicolas et de Carné ne lui inspiraient pas unesollicitude beaucoup plus vive; son inclination pour l’histoiretraitée avec un soin érudit et dans une langue honorable par le ducde Broglie, et son penchant pour les questions sociales etreligieuses abordées par Henry Cochin qui s’était pourtant révélédans une lettre où il racontait une émouvante prise de voile auSacré-Coeur, ne se prononçaient guère. Depuis longtemps, il n’avaitplus touché à ces livres, et l’époque était déjà lointaine où ilavait jeté aux vieux papiers les puériles élucubrations dusépulcral Pontmartin et du minable Féval, et où il avait confié auxdomestiques, pour un commun usage, les historiettes des Aubineau etdes Lasserre, ces bas hagiographes des miracles opérés par M.Dupont de Tours et par la Vierge.

En somme, des Esseintes n’extrayait même point de cettelittérature, une passagère distraction à ses ennuis, aussirepoussait-il dans les angles obscurs de sa bibliothèque ces amasde livres qu’il avait jadis étudiés, lorsqu’il était sorti de chezles Pères. – J’aurais bien dû abandonner ceux-là à Paris, sedit-il, en dénichant derrière les autres, des livres qui luiétaient plus particulièrement insupportables, ceux de l’abbéLamennais et ceux de cet imperméable sectaire, si magistralement,si pompeusement ennuyeux et vide, le comte Joseph de Maistre.

Un seul volume restait installé sur un rayon, à portée de samain, l’_Homme_ d’Ernest Hello.

Celui-là était l’antithèse absolue de ses confrères en religion.Presque isolé dans le groupe pieux que ses allures effarouchaient,Ernest Hello avait fini par quitter ce chemin de grandecommunication qui mène de la terre au ciel; sans doute écoeuré parla banalité de cette voie, et par la cohue de ces pèlerins delettres qui suivaient à la queue leu-leu, depuis des siècles, lamême chaussée, marchant dans les pas les uns des autres, s’arrêtantaux mêmes endroits, pour échanger les mêmes lieux communs sur lareligion, sur les Pères de l’église, sur leurs mêmes croyances, surleurs mêmes maîtres, il était parti par les sentiers de traverse,avait débouché dans la morne clairière de Pascal où il s’étaitlonguement arrêté pour reprendre haleine, puis il avait continué saroute et était entré plus avant que le janséniste, qu’il huaitd’ailleurs, dans les régions de la pensée humaine.

Tortillé et précieux, doctoral et complexe, Hello, par lespénétrantes arguties de son analyse, rappelait à des Esseintes lesétudes fouillées et pointues de quelques-uns des psychologuesincrédules du précédent et du présent siècle. Il y avait en lui unesorte de Duranty catholique, mais plus dogmatique et plus aigu, unmanieur expérimenté de loupe, un ingénieur savant de l’âme, unhabile horloger de la cervelle, se plaisant à examiner le mécanismed’une passion et à l’expliquer par le menu des rouages.

Dans cet esprit bizarrement conformé, il existait des relationsde pensées, des rapprochements et des oppositions imprévus; puis,tout un curieux procédé qui faisait de l’étymologie des mots, untremplin aux idées dont l’association devenait parfois ténue, maisdemeurait presque constamment ingénieuse et vive.

Il avait ainsi, et malgré le mauvais équilibre de sesconstructions, démonté avec une singulière perspicacité, « l’Avare », »l’homme médiocre », analysé « le Goût du monde », « la passion dumalheur », révélé les intéressantes comparaisons qui peuvents’établir entre les opérations de la photographie et celles dusouvenir.

Mais cette adresse à manier cet outil perfectionné de l’analysequ’il avait dérobé aux ennemis de l’église, ne représentait quel’un des côtés du tempérament de cet homme.

Un autre être existait encore, en lui: cet esprit se dédoublait,et, après l’endroit apparaissait l’envers de l’écrivain, unfanatique religieux et un prophète biblique.

De même que Hugo dont il rappelait çà et là les luxations etd’idées et de phrases, Ernest Hello s’était plu à jouer les petitssaint Jean à Pathmos; il pontifiait et vaticinait du haut d’unrocher fabriqué dans les bondieuseries de la rue Saint-Sulpice,haranguant le lecteur avec une langue apocalyptique que salait, parplaces, l’amertume d’un Isaïe.

Il affectait alors des prétentions démesurées à la profondeur;quelques complaisants criaient au génie, feignaient de leconsidérer comme le grand homme, comme le puits de science dusiècle, un puits peut-être, mais au fond duquel l’on ne voyait biensouvent goutte.

Dans son volume, Paroles de Dieu, où il paraphrasait lesécritures et s’efforçait de compliquer leur sens à peu près clair;dans son autre livre, l’Homme, dans sa brochure, le Jour duSeigneur, rédigée dans un style biblique, entrecoupé et obscur, ilapparaissait ainsi qu’un apôtre vindicatif, orgueilleux, rongé debile, et il se révélait également tel qu’un diacre atteint del’épilepsie mystique, tel qu’un de Maistre qui aurait du talent,tel qu’un sectaire hargneux et féroce.

Seulement, pensait des Esseintes, ce dévergondage maladifbouchait souvent les échappées inventives du casuiste; avec plusd’intolérance encore qu’Ozanam, il niait résolument tout ce quin’appartenait pas à son clan, proclamait les axiomes les plusstupéfiants, soutenait, avec une déconcertante autorité que « lagéologie s’était retournée vers Moïse », que l’histoire naturelle,que la chimie, que toute la science contemporaine vérifiaientl’exactitude scientifique de la Bible; à chaque page, il étaitquestion de l’unique vérité, du savoir surhumain de l’église, letout, semé d’aphorismes plus que périlleux et d’imprécationsfuribondes, vomies à plein pot sur l’art du dernier siècle.

à cet étrange alliage s’ajoutaient l’amour des douceurs béates,des traductions du livre des Visions d’Angèle de Foligno, un livred’une sottise fluide sans égale, et des oeuvres choisies de JeanRusbrock l’Admirable, un mystique du XIIIe siècle, dont la proseoffrait un incompréhensible mais attirant amalgame d’exaltationsténébreuses, d’effusions caressantes, de transports âpres.

Toute la pose de l’outrecuidant pontife qu’était Hello, avaitjailli d’une abracadabrante préface écrite à propos de ce livre.Ainsi qu’il le faisait remarquer, « les choses extraordinaires nepeuvent que se balbutier », et il balbutiait en effet, déclarant que »la ténèbre sacrée où Rusbrock étend ses ailes d’aigle, est sonocéan, sa proie, sa gloire, et que les quatre horizons seraientpour lui un vêtement trop étroit ».

Quoi qu’il en fût, des Esseintes se sentait attiré par cetesprit mal équilibré, mais subtil; la fusion n’avait pu s’accomplirentre l’adroit psychologue et le pieux cuistre, et ces cahots, cesincohérences mêmes constituaient la personnalité de cet homme.

Avec lui, s’était recruté le petit groupe des écrivains quitravaillaient sur le front de bandière du camp clérical. Ilsn’appartenaient pas au gros de l’armée, étaient, à proprementparler, les batteurs d’estrade d’une Religion qui se défiait desgens de talent, tels que Veuillot, tels que Hello, parce qu’ils nelui semblaient encore ni assez asservis ni assez plats; au fond, illui fallait des soldats qui ne raisonnassent point, des troupes deces combattants aveugles, de ces médiocres dont Hello parlait avecla rage d’un homme qui a subi leur joug; aussi le catholicismes’était-il empressé d’écarter de ses feuilles l’un de sespartisans, un pamphlétaire enragé, qui écrivait une langue tout àla fois exaspérée et précieuse, coquebine et farouche, Léon Bloy,et avait-il jeté à la porte de ses librairies comme un pestiféré etcomme un malpropre, un autre écrivain qui s’était pourtant égosilléà célébrer ses louanges, Barbey d’Aurevilly.

Il est vrai que celui-là était par trop compromettant et partrop peu docile; les autres courbaient, en somme, la tête sous lessemonces, et rentraient dans le rang; lui, était l’enfant terribleet non reconnu du parti; il courait littérairement la fille, qu’ilamenait toute dépoitraillée dans le sanctuaire. Il fallait même cetimmense mépris dont le catholicisme couvre le talent, pour qu’uneexcommunication en bonne et due forme n’eût point mis hors la loicet étrange serviteur qui, sous prétexte d’honorer ses maîtres,cassait les vitres de la chapelle, jonglait avec les saintsciboires, exécutait des danses de caractère autour dutabernacle.

Deux ouvrages de Barbey d’Aurevilly attisaient spécialement desEsseintes, Le Prêtre marié et Les Diaboliques. D’autres, tels queL’Ensorcelée, Le Chevalier des Touches, Une vieille maîtresse,étaient certainement plus pondérés et plus complets, mais ilslaissaient plus froid des Esseintes qui ne s’intéressait réellementqu’aux oeuvres mal portantes, minées et irritées par la fièvre.

Avec ces volumes presque sains, Barbey d’Aurevilly avaitconstamment louvoyé entre ces deux fossés de la religion catholiquequi arrivent à se joindre: le mysticisme et le sadisme.

Dans ces deux livres que feuilletait des Esseintes Barbey avaitperdu toute prudence, avait lâché bride à sa monture, était parti,ventre à terre, sur les routes qu’il avait parcourues jusqu’à leurspoints les plus extrêmes.

Toute la mystérieuse horreur du moyen âge planait au-dessus decet invraisemblable livre Le Prêtre marié; la magie se mêlait à lareligion, le grimoire à la prière, et, plus impitoyable, plussauvage que le Diable, le Dieu du péché originel torturait sansrelâche l’innocente Calixte, sa réprouvée, la désignant par unecroix rouge au front, comme jadis il fit marquer par l’un de sesanges les maisons des infidèles qu’il voulait tuer.

Conçues par un moine à jeun, pris de délire, ces scènes sedéroulaient dans le style capricant d’un agité; malheureusementparmi ces créatures détraquées ainsi que des Coppélia galvaniséesd’Hoffmann, d’aucunes, telles que le Néel de Néhou, semblaientavoir été imaginées dans ces moments d’affaissement qui succèdentaux crises, et elles détonnaient dans cet ensemble de folie, ombreoù elles apportaient l’involontaire comique que dégage la vue d’unpetit seigneur de zinc, qui joue du cor, en bottes molles, sur lesocle d’une pendule.

Après ces divagations mystiques, l’écrivain avait eu une périoded’accalmie; puis une terrible rechute s’était produite.

Cette croyance que l’homme est un âne de Buridan, un êtretiraillé entre deux puissances d’égale force, qui demeurent, à tourde rôle, victorieuses de son âme et vaincues; cette conviction quela vie humaine n’est plus qu’un incertain combat livré entrel’enfer et le ciel; cette foi en deux entités contraires, Satan etle Christ, devaient fatalement engendrer ces discordes intérieuresoù l’âme, exaltée par une incessante lutte, échauffée en quelquesorte par les promesses et les menaces, finit par s’abandonner etse prostitue à celui des deux partis dont la poursuite a été laplus tenace.

Dans Le Prêtre marié, les louanges du Christ dont les tentationsavaient réussi, étaient chantées par Barbey d’Aurevilly; dans LesDiaboliques, l’auteur avait cédé au Diable qu’il célébrait, etalors apparaissait le sadisme, ce bâtard du catholicisme, que cettereligion a, sous toutes ses formes, poursuivi de ses exorcismes etde ses bûchers, pendant des siècles.

Cet état si curieux et si mal défini ne peut, en effet, prendrenaissance dans l’âme d’un mécréant; il ne consiste point seulementà se vautrer parmi les excès de la chair, aiguisés par de sanglantssévices, car il ne serait plus alors qu’un écart des sensgénésiques, qu’un cas de satyriasis arrivé à son point de maturitésuprême; il consiste avant tout dans une pratique sacrilège, dansune rébellion morale, dans une débauche spirituelle, dans uneaberration tout idéale, toute chrétienne; il réside aussi dans unejoie tempérée par la crainte, dans une joie analogue à cettesatisfaction mauvaise des enfants qui désobéissent et jouent avecdes matières défendues, par ce seul motif que leurs parents leur enont expressément interdit l’approche.

En effet, s’il ne comportait point un sacrilège, le sadismen’aurait pas de raison d’être; d’autre part, le sacrilège quidécoule de l’existence même d’une religion, ne peut êtreintentionnellement et pertinemment accompli que par un croyant, carl’homme n’éprouverait aucune allégresse à profaner une foi qui luiserait ou indifférente ou inconnue.

La force du sadisme, l’attrait qu’il présente, gît donc toutentier dans la jouissance prohibée de transférer à Satan leshommages et les prières qu’on doit à Dieu; il gît donc dansl’inobservance des préceptes catholiques qu’on suit même à rebours,en commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchésqu’il a le plus expressément maudits: la pollution du culte etl’orgie charnelle.

Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a légué son nom,était aussi vieux que l’église; il avait sévi dans le XVIIIesiècle, ramenant, pour ne pas remonter plus haut, par un simplephénomène d’atavisme, les pratiques impies du sabbat au moyenâge.

à avoir seulement consulté le Malleus maleficorum, ce terriblecode de Jacob Sprenger, qui permit à l’église d’exterminer, par lesflammes, des milliers de nécromans et de sorciers, des Esseintesreconnaissait, dans le sabbat, toutes les pratiques obscènes ettous les blasphèmes du sadisme. En sus des scènes immondes chèresau Malin, des nuits successivement consacrées aux accouplementslicites et indus des nuits ensanglantées par les bestialités durut, il retrouvait la parodie des processions, les insultes et lesmenaces permanentes à Dieu, le dévouement à son Rival, alors qu’oncélébrait, en maudissant le pain et le vin, la messe noire, sur ledos d’une femme, à quatre pattes, dont la croupe nue et constammentsouillée servait d’autel et que les assistants communiaient, pardérision, avec une hostie noire dans la pâte de laquelle une imagede bouc était empreinte.

Ce dégorgement d’impures railleries, de salissants opprobresétait manifeste chez le marquis de Sade qui épiçait ses redoutablesvoluptés de sacrilèges outrages.

Il hurlait au ciel, invoquait Lucifer, traitait Dieu deméprisable, de scélérat, d’imbécile, crachait sur la communion,s’essayait à contaminer par de basses ordures une Divinité qu’ilespérait vouloir bien le damner, tout en déclarant, pour la braverencore, qu’elle n’existait pas.

Cet état psychique, Barbey d’Aurevilly le côtoyait. S’iln’allait pas aussi loin que de Sade, en proférant d’atrocesmalédictions contre le Sauveur; si, plus prudent ou plus craintif,il prétendait toujours honorer l’église, il n’en adressait pasmoins, comme au moyen âge, ses postulations au Diable et ilglissait, lui aussi, afin d’affronter Dieu, à l’érotomaniedémoniaque, forgeant des monstruosités sensuelles, empruntant mêmeà La Philosophie dans le boudoir un certain épisode qu’ilassaisonnait de nouveaux condiments, lorsqu’il écrivait ce conte:Le Dîner d’un athée.

Ce livre excessif délectait des Esseintes; aussi avait-il faittirer, en violet d’évêque, dans un encadrement de pourprecardinalice, sur un authentique parchemin que les auditeurs de Roteavaient béni, un exemplaire des Diaboliques imprimé avec cescaractères de civilité dont les croches biscornues, dont lesparaphes en queues retroussées et en griffes, affectent une formesatanique.

Après certaines pièces de Baudelaire qui, à l’imitation deschants clamés pendant les nuits du sabbat, célébraient des litaniesinfernales, ce volume était, parmi toutes les oeuvres de lalittérature apostolique contemporaine, le seul qui témoignât decette situation d’esprit tout à la fois dévote et impie, verslaquelle les revenez-y du catholicisme, stimulés par les accès dela névrose, avaient souvent poussé des Esseintes.

Avec Barbey d’Aurevilly, prenait fin la série des écrivainsreligieux; à vrai dire, ce paria appartenait plus, à tous lespoints de vue, à la littérature séculière qu’à cette autre chezlaquelle il revendiquait une place qu’on lui déniait; sa langued’un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournuresinusitées, de comparaisons outrées, enlevait, à coups de fouet, sesphrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes sonnailles, toutle long du texte. En somme, d’Aurevilly apparaissait, ainsi qu’unétalon, parmi ces hongres qui peuplent les écuriesultramontaines.

Des Esseintes se faisait ces réflexions, en relisant, çà et là,quelques passages de ce livre et, comparant ce style nerveux etvarié au style lymphatique et fixé de ses confrères, il songeaitaussi à cette évolution de la langue qu’a si justement révéléeDarwin.

Mêlé aux profanes, élevé au milieu de l’école romantique, aucourant des oeuvres nouvelles, habitué au commerce des publicationsmodernes, Barbey était forcément en possession d’un dialecte quiavait supporté de nombreuses et profondes modifications, quis’était renouvelé, depuis le grand siècle.

Confinés au contraire sur leur territoire, écroués dansd’identiques et d’anciennes lectures, ignorant le mouvementlittéraire des siècles et bien décidés, au besoin, à se crever lesyeux pour ne pas le voir, les ecclésiastiques employaientnécessairement une langue immuable, comme cette langue du XVIIIe,siècle que les descendants des Français établis au Canada parlentet écrivent couramment encore, sans qu’aucune sélection detournures ou de mots ait pu se produire dans leur idiome isolé del’ancienne métropole et enveloppé, de tous les côtés, par la langueanglaise.

Sur ces entrefaites, le son argentin d’une cloche qui tintait unpetit angélus, annonça à des Esseintes que le déjeuner était prêt.Il laissa là ses livres, s’essuya le front et se dirigea vers lasalle à manger, se disant que, parmi tous ces volumes qu’il venaitde ranger, les oeuvres de Barbey d’Aurevilly étaient encore lesseules dont les idées et le style présentassent ces faisandages,ces taches morbides, ces épidermes talés et ce goût blet, qu’ilaimait tant à savourer parmi les écrivains décadents, latins etmonastiques des vieux âges.

Chapitre 13

 

La saison allait en se détraquant; toutes se confondaient, cetteannée-là; après les rafales et les brumes, des ciels chauffés àblanc, tels que des plaques de tôle, sortirent de l’horizon. Endeux jours, sans aucune transition, au froid humide desbrouillards, au ruissellement des pluies, succéda une chaleurtorride, une atmosphère d’une lourdeur atroce. Attisé comme par defurieux ringards, le soleil s’ouvrit, en gueule de four, dardantune lumière presque blanche qui brûlait la vue; une poussière deflammes s’éleva des routes calcinées, grillant les arbres secs,rissolant les gazons jaunis; la réverbération des murs peints aulait de chaux, les foyers allumés sur le zinc des toits et sur lesvitres des fenêtres, aveugla; une température de fonderie enchauffe pesa sur le logis de des Esseintes.

à moitié nu, il ouvrit une croisée, reçut une bouffée defournaise en pleine face; la salle à manger, où il se réfugia,était ardente, et l’air raréfié bouillait. Il s’assit, désolé, carla surexcitation qui le soutenait, depuis qu’il se plaisait àrêvasser, en classant ses livres, avait pris fin.

Semblable à tous les gens tourmentés par la névrose, la chaleurl’écrasait; l’anémie, maintenue par le froid, reprenait son cours,affaiblissant le corps débilité par d’abondantes sueurs.

La chemise collée au dos trempé, le périnée humide, les jambeset les bras moites, le front inondé, découlant en larmes salées lelong des joues, des Esseintes gisait anéanti, sur sa chaise; à cemoment, la vue de la viande déposée sur la table, lui souleva lecoeur; il prescrivit qu’on la fît disparaître, commanda des oeufs àla coque, tenta d’avaler des mouillettes, mais elles lui barrèrentla gorge; des nausées lui venaient aux lèvres; il but quelquesgouttes de vin qui lui piquèrent, comme des pointes de feu,l’estomac. Il s’étancha la figure; la sueur, tout à l’heure tiède,fluait, maintenant froide, le long des tempes; il se prit à sucerquelques morceaux de glace, pour tromper le mal de coeur; ce fut envain.

Un affaissement sans bornes le coucha contre la table; manquantd’air, il se leva, mais les mouillettes avaient gonflé, etremontaient lentement dans le gosier qu’elles obstruaient. Jamaisil ne s’était senti aussi inquiet, aussi délabré, aussi mal àl’aise; avec cela, ses yeux se troublèrent, il vit les objetsdoubles, tournant sur eux-mêmes; bientôt les distances seperdirent; son verre lui parut à une lieue de lui; il se disaitbien qu’il était le jouet d’illusions sensorielles et il étaitincapable de réagir; il fut s’étendre sur le canapé du salon, maisalors un tangage de navire en marche le berça et le mal de coeurs’accrut; il se releva, et résolut de précipiter par un digestifces oeufs qui l’étouffaient.

Il regagna la salle à manger et mélancoliquement se compara,dans cette cabine, aux passagers atteints du mal de mer; il sedirigea, en trébuchant, vers l’armoire, examina l’orgue à bouche,ne l’ouvrit point, et saisit sur le rayon, plus haut, une bouteillede bénédictine qu’il gardait, à cause de sa forme qui lui semblaitsuggestive en pensées tout à la fois doucement luxurieuses etvaguement mystiques.

Mais, pour l’instant, il demeurait indifférent, regardant d’unoeil atone cette bouteille trapue, d’un vert sombre, qui, àd’autres moments, évoquait, en lui, les prieurés du moyen âge, avecson antique panse monacale, sa tête et son col vêtus d’une capuchede parchemin, son cachet de cire rouge écartelé de trois mitresd’argent sur champ d’azur et scellé, au goulot, ainsi qu’une bulle,par des liens de plomb, avec son étiquette écrite en un latinretentissant, sur un papier jauni et comme déteint par les temps:liquor Monachorum Benedictinorum Abbatiae Fiscanensis.

Sous cette robe toute abbatiale, signée d’une croix et desinitiales ecclésiastiques: D.O.M.; serrée dans ses parchemins etdans ses ligatures, de même qu’une authentique charte, dormait uneliqueur couleur de safran, d’une finesse exquise. Elle distillaitun arôme quintessencié d’angélique et d’hysope mêlées à des herbesmarines aux iodes et aux bromes alanguis par des sucres, et ellestimulait le palais avec une ardeur spiritueuse dissimulée sous unefriandise toute virginale, toute novice, flattait l’odorat par unepointe de corruption enveloppée dans une caresse tout à la foisenfantine et dévote.

Cette hypocrisie qui résultait de l’extraordinaire désaccordétabli entre le contenant et le contenu, entre le contourliturgique du flacon et son âme, toute féminine, toute moderne,l’avait jadis fait rêver; enfin il avait longuement aussi songédevant cette bouteille aux moines mêmes qui la vendaient, auxbénédictins de l’abbaye de Fécamp qui, appartenant à cettecongrégation de Saint-Maur, célèbre par ses travaux d’histoire,militaient sous la règle de saint Benoît, mais ne suivaient pointles observances des moines blancs de Cîteaux et des moines noirs deCluny. Invinciblement, ils lui apparaissaient, ainsi qu’au moyenâge, cultivant des simples, chauffant des cornues, résumant dansdes alambics de souveraines panacées, d’incontestablesmagistères.

Il but une goutte de cette liqueur et il éprouva, durantquelques minutes, un soulagement; mais bientôt ce feu qu’une larmede vin avait allumé dans ses entrailles, se raviva. Il jeta saserviette, revint dans son cabinet, se promena de long en large; illui semblait être sous une cloche pneumatique où le vide se faisaità mesure, et une défaillance d’une douceur atroce lui coulait ducerveau par tous les membres. Il se roidit et, n’y tenant plus,pour la première fois peut-être depuis son arrivée à Fontenay, ilse réfugia dans son jardin et s’abrita sous un arbre d’où tombaitune rondelle d’ombre. Assis sur le gazon, il regarda, d’un airhébété, les carrés de légumes que les domestiques avaient plantés.Il les regardait et ce ne fut qu’au bout d’une heure qu’il lesaperçut, car un brouillard verdâtre flottait devant ses yeux et nelui laissait voir, comme au fond de l’eau, que des images indécisesdont l’aspect et les tons changeaient.

à la fin pourtant, il reprit son équilibre, il distinguanettement des oignons et des choux; plus loin, un champ de laitueet, au fond, tout le long de la haie, une série de lys blancsimmobiles dans l’air lourd.

Un sourire lui plissa les lèvres, car subitement il se rappelaitl’étrange comparaison du vieux Nicandre qui assimilait, au point devue de la forme, le pistil des lys aux génitoires d’un âne, et unpassage d’Albert le Grand lui revenait également, celui où cethaumaturge enseigne un bien singulier moyen de connaître, en seservant d’une laitue, si une fille est encore vierge.

Ces souvenirs l’égayèrent un peu; il examina le jardin,s’intéressant aux plantes flétries par la chaleur, et aux terresardentes qui fumaient dans la pulvérulence embrasée de l’air; puis,au-dessus de la haie séparant le jardin en contrebas de la routesurélevée montant au fort, il aperçut des gamins qui se roulaient,en plein soleil, dans la lumière.

Il concentrait son attention sur eux quand un autre, plus petit,parut, sordide à voir; il avait des cheveux de varech remplis desable, deux bulles vertes au-dessous du nez, des lèvresdégoûtantes, entourées de crasse blanche par du fromage à la pieécrasé sur du pain et semé de hachures de ciboule verte.

Des Esseintes huma l’air; un pica, une perversion s’empara delui; cette immonde tartine lui fit venir l’eau à la bouche. Il luisembla que son estomac, qui se refusait à toute nourriture,digérerait cet affreux mets et que son palais en jouirait commed’un régal.

Il se leva d’un bond, courut à la cuisine, ordonna de chercherdans le village, une miche, du fromage blanc, de la ciboule,prescrivit qu’on lui apprêtât une tartine absolument pareille àcelle que rongeait l’enfant, et il retourna s’asseoir sous sonarbre.

Les marmots se battaient maintenant. Ils s’arrachaient deslambeaux de pain qu’ils s’enfonçaient, dans les joues, en se suçantles doigts. Des coups de pied et des coups de poing pleuvaient etles plus faibles, foulés par terre, ruaient, et pleuraient, lederrière raboté par les caillasses.

Ce spectacle ranima des Esseintes; l’intérêt qu’il prit à cecombat détournait ses pensées de son mal; devant l’acharnement deces méchants mômes, il songea à la cruelle et abominable loi de lalutte pour l’existence, et bien que ces enfants fussent ignobles,il ne put s’empêcher de s’intéresser à leur sort et de croire quemieux eût valu pour eux que leur mère n’eût point mis bas.

En effet, c’était de la gourme, des coliques et des fièvres, desrougeoles et des gifles dès le premier âge; des coups de bottes etdes travaux abêtissants, vers les treize ans; des duperies defemmes, des maladies et des cocuages dès l’âge d’homme; c’étaitaussi, vers le déclin, des infirmités et des agonies, dans un dépôtde mendicité ou dans un hospice.

Et l’avenir était, en somme, égal pour tous et, ni les uns, niles autres, s’ils avaient eu un peu de bon sens, n’auraient pus’envier. Pour les riches, c’étaient dans un milieu différent, lesmêmes passions, les mêmes tracas, les mêmes peines, les mêmesmaladies, et c’étaient aussi, les mêmes jouissances médiocres,qu’elles fussent alcooliques, littéraires ou charnelles. Il y avaitmême une vague compensation à tous les maux, une sorte de justicequi rétablissait l’équilibre du malheur entre les classes, endispensant plus aisément les pauvres des souffrances physiques quiaccablaient plus implacablement le corps plus débile et plus émaciédes riches.

Quelle folie que de procréer des gosses! pensait des Esseintes.Et dire que les ecclésiastiques qui ont fait voeu de stérilité ontpoussé l’inconséquence jusqu’à canoniser saint Vincent de Paulparce qu’il réservait pour d’inutiles tortures des innocents!

Grâce à ses odieuses précautions, celui-là avait reculé, pendantdes années, la mort d’êtres inintelligents et insensibles, de tellefaçon que, devenus, plus tard, presque compréhensifs et, en toutcas, aptes à la douleur, ils pussent prévoir l’avenir, attendre etredouter cette mort dont ils ignoraient naguère jusqu’au nom,quelques-uns même, l’appeler, en haine de cette condamnation àl’existence qu’il leur infligeait en vertu d’un code théologiqueabsurde!

Et depuis que ce vieillard était décédé, ses idées avaientprévalu; on recueillait des enfants abandonnés au lieu de leslaisser doucement périr sans qu’ils s’en aperçussent, et cependantcette vie qu’on leur conservait, devenait, de jours en jours, plusrigoureuse et plus aride!

Sous prétexte de liberté et de progrès, la Société avait encoredécouvert le moyen d’aggraver la misérable condition de l’homme, enl’arrachant à son chez lui, en l’affublant d’un costume ridicule,en lui distribuant des armes particulières, en l’abrutissant sousun esclavage identique à celui dont on avait jadis affranchi, parcompassion, les nègres, et tout cela pour le mettre à mêmed’assassiner son prochain, sans risquer l’échafaud, comme lesordinaires meurtriers qui opèrent, seuls, sans uniformes, avec desarmes moins bruyantes et moins rapides.

Quelle singulière époque, se disait des Esseintes, que cellequi, tout en invoquant les intérêts de l’humanité, cherche àperfectionner les anesthésiques pour supprimer la souffrancephysique et prépare, en même temps, de tels stimulants pouraggraver la douleur morale!

Ah! si jamais, au nom de la pitié, l’inutile procréation devaitêtre abolie, c’était maintenant! Mais ici, encore, les loisédictées par des Portalis ou des Homais apparaissaient, féroces etétranges.

La Justice trouvait toutes naturelles les fraudes en matière degénération; c’était un fait, reconnu, admis il n’était point deménage, si riche qu’il fût, qui ne confiât ses enfants à la lessiveou qui n’usât d’artifices qu’on vendait librement et qu’il neserait d’ailleurs venu à l’esprit de personne, de réprouver. Etpourtant, si ces réserves ou si ces subterfuges demeuraientinsuffisants, si la fraude ratait et, qu’afin de la réparer, l’onrecourût à des mesures plus efficaces, ah! alors, il n’y avait pasassez de prisons, pas assez de maisons centrales, pas assez debagnes, pour enfermer les gens que condamnaient, de bonne foi, dureste, d’autres individus qui, le soir même, dans le lit conjugal,trichaient de leur mieux pour ne pas enfanter des mômes!

La supercherie elle-même n’était donc pas un crime, mais laréparation de cette supercherie en était un.

En somme, pour la Société, était réputé crime l’acte quiconsistait à tuer un être doué de vie; et cependant, en expulsantun foetus, on détruisait un animal, moins formé, moins vivant, et,à coup sûr, moins intelligent et plus laid qu’un chien ou qu’unchat qu’on peut se permettre impunément d’étrangler dès sanaissance!

Il est bon d’ajouter, pensait des Esseintes, que, pour plusd’équité, ce n’est point l’homme maladroit, qui s’empressegénéralement de disparaître, mais bien la femme, victime de lamaladresse, qui expie le forfait d’avoir sauvé de la vie uninnocent!

Fallait-il, tout de même, que le monde fût rempli de préjugéspour vouloir réprimer des manoeuvres si naturelles, que l’hommeprimitif, que le sauvage de la Polynésie est amené à les pratiquer,par le fait de son seul instinct!

Le domestique interrompit les charitables réflexions queruminait des Esseintes, en lui apportant sur un plat de vermeil latartine qu’il avait souhaitée. Un haut de coeur le tordit; il n’eutpas le courage de mordre ce pain, car l’excitation maladive del’estomac avait cessé; une sensation de délabrement affreux luirevenait; il dut se lever; le soleil tournait et gagnait peu à peusa place; la chaleur devenait à la fois plus pesante et plusactive.

– Jetez cette tartine, dit-il au domestique, à ces enfants quise massacrent sur la route; que les plus faibles soient estropiés,n’aient part à aucun morceau et soient, de plus, rossésd’importance par leurs familles quand ils rentreront chez elles lesculottes déchirées et les yeux meurtris; cela leur donnera unaperçu de la vie qui les attend! Et il rejoignit sa maison ets’affaissa, défaillant, dans un fauteuil.

– Il faut pourtant que j’essaie de manger un peu, se dit-il. Etil tenta de tremper un biscuit dans un vieux Constantia de J.-P.Cloete, dont il lui restait en cave quelques bouteilles.

Ce vin, couleur de pelure d’oignons un tantinet brûlé, tenant duMalaga rassis et du Porto, mais avec un bouquet sucré, spécial, etun arrière-goût de raisins aux sucs condensés et sublimés pard’ardents soleils, l’avait parfois réconforté, et souvent mêmeavait infusé une énergie nouvelle à son estomac affaibli par lesjeûnes forcés qu’il subissait; mais ce cordial, d’ordinaire sifidèle, échoua. Alors, il espéra qu’un émollient refroidiraitpeut-être les fers chauds qui le brûlaient, et il recourut auNalifka, une liqueur russe, contenue dans une bouteille glacée d’ormat; ce sirop onctueux et framboisé fut, lui aussi, inefficace.Hélas! le temps était loin, où, jouissant d’une bonne santé, desEsseintes montait, chez lui, en pleine canicule, dans un traîneau,et, là, enveloppé de fourrures, les ramenant sur sa poitrine,s’efforçait de grelotter, se disait, en s’étudiant à claquer desdents: – Ah! ce vent est glacial, mais on gèle ici, on gèle!parvenait presque à se convaincre qu’il faisait froid!

Ces remèdes n’agissaient malheureusement plus depuis que sesmaux devenaient réels.

Il n’avait point, avec cela, la ressource d’employer lelaudanum; au lieu de l’apaiser, ce calmant l’irritait jusqu’à lepriver de repos. Jadis, il avait voulu se procurer avec l’opium etle haschisch des visions, mais ces deux substances avaient amenédes vomissements et des perturbations nerveuses intenses; il avaitdû, tout aussitôt, renoncer à les absorber et, sans le secours deces grossiers excitants, demander à sa cervelle seule, del’emporter loin de la vie, dans les rêves.

Quelle journée! se disait-il, maintenant, s’épongeant le cou,sentant ce qui pouvait lui rester de forces, se dissoudre en denouvelles sueurs; une agitation fébrile l’empêchait encore dedemeurer en place; une fois de plus, il errait au travers de sespièces, essayant, les uns après les autres, tous les sièges. Deguerre lasse, il finit par s’abattre devant son bureau et, appuyésur la table, machinalement, sans songer à rien, il mania unastrolabe placé, en guise de presse-papier, sur un amas de livreset de notes.

Il avait acheté cet instrument en cuivre gravé et doré,d’origine allemande et datant du XVIIe siècle, chez un brocanteurde Paris, après une visite au Musée de Cluny, où longuement ils’était pâmé devant un merveilleux astrolabe, en ivoire ciselé,dont l’allure cabalistique l’avait ravi.

Ce presse-papier remua, en lui, tout un essaim de réminiscences.Déterminée et mue par l’aspect de ce joyau, sa pensée partit deFontenay, pour Paris, chez le bric-à-brac qui l’avait vendu, puisrétrograda jusqu’au Musée des Thermes et, mentalement, il revitl’astrolabe d’ivoire, alors que ses yeux continuaient à considérer,mais sans plus le voir, l’astrolabe de cuivre, sur sa table. Puis,il sortit du Musée et, sans quitter la ville, flâna en chemin,vagabonda par la rue du Sommerard et le boulevard Saint-Michel,s’embrancha dans les rues avoisinantes et s’arrêta devant certainesboutiques dont la fréquence et dont la tenue toute spécialel’avaient maintes fois frappé.

Commencé à propos d’un astrolabe, ce voyage spirituelaboutissait aux caboulots du quartier Latin.

Il se rappelait la foison de ces établissements, dans toute larue Monsieur-le-Prince et dans ce bout de la rue de Vaugirard quitouche à l’Odéon; parfois, ils se suivaient, ainsi que les anciensriddecks de la rue du Canal-aux-Harengs, d’Anvers, s’étalaient, àla queue leu leu, surmontant les trottoirs de devantures presquesemblables.

Au travers des portes entrouvertes et des fenêtres malobscurcies par des carreaux de couleur ou par des rideaux, il sesouvenait d’avoir entrevu des femmes qui marchaient, en se traînantet en avançant le cou, comme font les oies; d’autres, prostrées surdes banquettes, usaient leurs coudes au marbre des tables etruminaient, en chantonnant, les tempes entre les poings; d’autresencore se dandinaient devant des glaces, en pianotant, du bout desdoigts, leurs faux cheveux lustrés par un coiffeur; d’autres enfintiraient d’escarcelles aux ressorts dérangés, des piles de piècesblanches et de sous qu’elles alignaient, méthodiquement, en despetits tas.

La plupart avaient des traits massifs, des voix enrouées, desgorges molles et des yeux peints, et toutes, pareilles à desautomates remontés à la fois par la même clef, lançaient du mêmeton les mêmes invites, débitaient avec le même sourire les mêmespropos biscornus, les mêmes réflexions baroques.

Des associations d’idées se formaient dans l’esprit de desEsseintes qui arrivait à une conclusion, maintenant qu’ilembrassait par le souvenir, à vol d’oiseau, ces tas d’estaminets etde rues.

Il comprenait la signification de ces cafés qui répondaient àl’état d’âme d’une génération tout entière, et il en dégageait lasynthèse de l’époque.

Et, en effet, les symptômes étaient manifestes et certains; lesmaisons de tolérance disparaissaient, et à mesure que l’une d’ellesse fermait, un caboulot opérait son ouverture.

Cette diminution de la prostitution soumise au profit des amoursclandestines, résidait évidemment dans les incompréhensiblesillusions des hommes, au point de vue charnel.

Si monstrueux que cela pût paraître, le caboulot satisfaisait unidéal.

Bien que les penchants utilitaires transmis par l’hérédité etdéveloppés par les précoces impolitesses et les constantesbrutalités des collèges, eussent rendu la jeunesse contemporainesingulièrement mal élevée et aussi singulièrement positive etfroide, elle n’en avait pas moins gardé, au fond du coeur, unevieille fleur bleue, un vieil idéal d’une affection rance etvague.

Aujourd’hui, quand le sang la travaillait, elle ne pouvait serésoudre à entrer, à consommer, à payer et à sortir; c’était, à sesyeux, de la bestialité, du rut de chien couvrant sans préambulesune chienne; puis la vanité fuyait, inassouvie, de ces maisonstolérées où il n’y avait eu, ni simulacre de résistance, nisemblant de victoire, ni préférence espérée, ni même de largesseobtenue de la part de la marchande qui aurait ses tendresses,suivant les prix. Au contraire, la cour faite à une fille debrasserie, ménageait toutes les susceptibilités de l’amour, toutesles délicatesses du sentiment. Celle-là, on se la disputait, etceux auxquels elle consentait à octroyer, moyennant de copieuxsalaires, un rendez-vous, s’imaginaient, de bonne foi, l’avoiremporté sur un rival, être l’objet d’une distinction honorifique,d’une faveur rare.

Cependant, cette domesticité était aussi bête, aussi intéressée,aussi vile et aussi repue que celle qui desservait les maisons ànuméros. Comme elle, elle buvait sans soif, riait sans motif,raffolait des caresses d’un blousier, s’insultait et se crêpait lechignon, sans cause; malgré tout, depuis le temps, la jeunesseparisienne ne s’était pas encore aperçue que les bonnes descaboulots étaient, au point de vue de la beauté plastique, au pointde vue des attitudes savantes et des atours nécessaires bieninférieures aux femmes enfermées dans des salons de luxe! Mon Dieu,se disait des Esseintes, qu’ils sont donc godiches ces gens quipapillonnent autour des brasseries; car, en sus de leurs ridiculesillusions, ils en viennent même à oublier le péril des appâtsdégradés et suspects, à ne plus tenir compte de l’argent dépensédans un nombre de consommations tarifé d’avance par la patronne, dutemps perdu à attendre une livraison différée pour en augmenter leprix, des atermoiements répétés pour décider et activer le jeu despourboires!

Ce sentimentalisme imbécile combiné avec une férocité pratique,représentait la pensée dominante du siècle; ces mêmes gens quiauraient éborgné leur prochain, pour gagner dix sous, perdaienttoute lucidité, tout flair, devant ces louches cabaretières qui lesharcelaient sans pitié et les rançonnaient sans trêve. Desindustries travaillaient, des familles se grugeaient entre ellessous prétexte de commerce, afin de se laisser chiper de l’argentpar leurs fils qui se laissaient, à leur tour, escroquer par cesfemmes que dépouillaient, en dernier ressort, les amants decoeur.

Dans tout Paris, de l’est à l’ouest, et du nord au sud, c’étaitune chaîne ininterrompue de carottes, un carambolage de volsorganisés qui se répercutait de proche en proche, et tout celaparce qu’au lieu de contenter les gens tout de suite, on savait lesfaire patienter et les faire attendre.

Au fond, le résumé de la sagesse humaine consistait à traînerles choses en longueur; à dire non puis enfin oui; car l’on nemaniait vraiment les générations qu’en les lanternant!

– Ah! s’il en était de même de l’estomac, soupira des Esseintes,tordu par une crampe qui ramenait vivement son esprit égaré auloin, à Fontenay.

Chapitre 14

 

Cahin-caha, quelques jours s’écoulèrent, grâce à des ruses quiréussirent à leurrer la défiance de l’estomac, mais un matin, lesmarinades qui masquaient l’odeur de graisse et le fumet de sang desviandes ne furent plus acceptées et des Esseintes anxieux, sedemanda si sa faiblesse déjà grande, n’allait pas s’accroître etl’obliger à garder le lit. Une lueur jaillit soudain dans sadétresse; il se rappela que l’un de ses amis, jadis bien malade,était parvenu, à l’aide d’un sustenteur, à enrayer l’anémie, àmaintenir le dépérissement, à conserver son peu de force.

Il dépêcha son domestique à Paris, à la recherche de ce précieuxinstrument et, d’après le prospectus que le fabricant y joignit, ilenseigna lui-même à la cuisinière la façon de couper le rosbif enpetits morceaux, de le jeter à sec, dans cette marmite d’étain,avec une tranche de poireau et de carotte, puis de visser lecouvercle et de mettre le tout bouillir, au bain-marie, pendantquatre heures.

Au bout de ce temps, on pressait les filaments et l’on buvaitune cuillerée du jus bourbeux et salé, déposé au fond de lamarmite. Alors, on sentait comme une tiède moelle, comme unecaresse veloutée, descendre.

Cette essence de nourriture arrêtait les tiraillements et lesnausées du vide, incitait même l’estomac qui ne se refusait pas àaccepter quelques cuillerées de soupe.

Grâce à ce sustenteur, la névrose stationna, et des Esseintes sedit: – C’est toujours autant de gagné; peut-être que la températurechangera, que le ciel versera un peu de cendre sur cet exécrablesoleil qui m’épuise, et que j’atteindrai ainsi, sans tropd’encombre, les premiers brouillards et les premiers froids.

Dans cet engourdissement, dans cet ennui désoeuvré où ilplongeait, sa bibliothèque dont le rangement demeurait inachevé,l’agaça; ne bougeant plus de son fauteuil, il avait constammentsous les yeux ses livres profanes, posés de guingois sur lestablettes, empiétant les uns sur les autres, s’étayant entre eux ougisant de même que des capucins de cartes, sur le flanc, à plat; cedésordre le choqua d’autant plus qu’il contrastait avec le parfaitéquilibre des oeuvres religieuses, soigneusement alignées à laparade, le long des murs.

Il tenta de faire cesser cette confusion, mais après dix minutesde travail, des sueurs l’inondèrent; cet effort l’épuisait; il futs’étendre, brisé, sur un divan, et il sonna son domestique.

Sur ses indications, le vieillard se mit à l’oeuvre, luiapportant, un à un, les livres qu’il examinait et dont il désignaitla place.

Cette besogne fut de courte durée, car la bibliothèque de desEsseintes ne renfermait qu’un nombre singulièrement restreintd’oeuvres laïques, contemporaines.

À force de les avoir passées, dans son cerveau, comme on passedes bandes de métal dans une filière d’acier d’où elles sortentténues, légères, presque réduites en d’imperceptibles fils, ilavait fini par ne plus posséder de livres qui résistassent à un teltraitement et fussent assez solidement trempés pour supporter lenouveau laminoir d’une lecture; à avoir ainsi voulu raffiner, ilavait restreint et presque stérilisé toute jouissance, enaccentuant encore l’irrémédiable conflit qui existait entre sesidées et celles du monde où le hasard l’avait fait naître. Il étaitarrivé maintenant à ce résultat, qu’il ne pouvait plus découvrir unécrit qui contentât ses secrets désirs; et même son admiration sedétachait des volumes qui avaient certainement contribué à luiaiguiser l’esprit, à le rendre aussi soupçonneux et aussisubtil.

En art, ses idées étaient pourtant parties d’un point de vuesimple; pour lui, les écoles n’existaient point; seul letempérament de l’écrivain importait; seul le travail de sa cervelleintéressait, quel que fût le sujet qu’il abordât. Malheureusement,cette vérité d’appréciation, digne de La Palisse, était à peu prèsinapplicable, par ce simple motif que, tout en désirant se dégagerdes préjugés, s’abstenir de toute passion, chacun va de préférenceaux oeuvres qui correspondent le plus intimement à son propretempérament et finit par reléguer en arrière toutes les autres.

Ce travail de sélection s’était lentement opéré en lui; il avaitnaguère adoré le grand Balzac, mais en même temps que son organismes’était déséquilibré, que ses nerfs avaient pris le dessus, sesinclinations s’étaient modifiées et ses admirations avaient changé.Bientôt même, et quoiqu’il se rendît compte de son injustice enversle prodigieux auteur de La Comédie humaine, il en était venu à neplus ouvrir ses livres dont l’art valide le froissait; d’autresaspirations l’agitaient maintenant, qui devenaient, en quelquesorte, indéfinissables.

En se sondant bien, néanmoins, il comprenait d’abord que, pourl’attirer, une oeuvre devait revêtir ce caractère d’étrangeté queréclamait Edgar Poe, mais il s’aventurait volontiers plus loin, surcette route et appelait des flores byzantines de cervelle et desdéliquescences compliquées de langue; il souhaitait une indécisiontroublante sur laquelle il pût rêver, jusqu’à ce qu’il la fit, à savolonté, plus vague ou plus ferme selon l’état momentané de sonâme. Il voulait, en somme, une oeuvre d’art et pour ce qu’elleétait par elle-même et pour ce qu’elle pouvait permettre de luiprêter, il voulait aller avec elle, grâce à elle, comme soutenu parun adjuvant, comme porté par un véhicule, dans une sphère où lessensations sublimées lui imprimeraient une commotion inattendue etdont il chercherait longtemps et même vainement à analyser lescauses.

Enfin, depuis son départ de Paris, il s’éloignait, de plus enplus, de la réalité et surtout du monde contemporain qu’il tenaiten une croissante horreur; cette haine avait forcément agi sur sesgoûts littéraires et artistiques, et il se détournait le pluspossible des tableaux et des livres dont les sujets délimités sereléguaient dans la vie moderne.

Aussi, perdant la faculté d’admirer indifféremment la beautésous quelque forme qu’elle se présente, préférait-il, chezFlaubert, La Tentation de saint Antoine à L’éducation sentimentale;chez de Goncourt, La Faustin à Germinie Lacerteux; chez Zola, LaFaute de l’abbé Mouret à L’Assommoir.

Ce point de vue lui paraissait logique; ces oeuvres moinsimmédiates, mais aussi vibrantes, aussi humaines, le faisaientpénétrer plus loin dans le tréfonds du tempérament de ces maîtresqui livraient avec un plus sincère abandon les élans les plusmystérieux de leur être, et elles l’enlevaient, lui aussi, plushaut que les autres, hors de cette vie triviale dont il était silas.

Puis il entrait, avec elles, en complète communion d’idées avecles écrivains qui les avaient conçues, parce qu’ils s’étaient alorstrouvés dans une situation d’esprit analogue à la sienne.

En effet, lorsque l’époque où un homme de talent est obligé devivre, est plate et bête, l’artiste est, à son insu même, hanté parla nostalgie d’un autre siècle.

Ne pouvant s’harmoniser qu’à de rares intervalles avec le milieuoù il évolue; ne découvrant plus dans l’examen de ce milieu et descréatures qui le subissent, des jouissances d’observation etd’analyse suffisantes à le distraire, il sent sourdre et éclore enlui de particuliers phénomènes. De confus désirs de migration selèvent qui se débrouillent dans la réflexion et dans l’étude. Lesinstincts, les sensations, les penchants légués par l’hérédité seréveillent, se déterminent, s’imposent avec une impérieuseassurance. Il se rappelle des souvenirs d’êtres et de choses qu’iln’a pas personnellement connus, et il vient un moment où il s’évadeviolemment du pénitencier de son siècle et rôde, en toute liberté,dans une autre époque avec laquelle, par une dernière illusion, illui semble qu’il eût été mieux en accord.

Chez les uns, c’est un retour aux âges consommés, auxcivilisations disparues, aux temps morts; chez les autres, c’est unélancement vers le fantastique et vers le rêve, c’est une visionplus ou moins intense d’un temps à éclore dont l’image reproduit,sans qu’il le sache, par un effet d’atavisme, celle des époquesrévolues.

Chez Flaubert, c’étaient des tableaux solennels et immenses, despompes grandioses dans le cadre barbare et splendide desquelsgravitaient des créatures palpitantes et délicates, mystérieuses ethautaines, des femmes pourvues, dans la perfection de leur beauté,d’âmes en souffrance, au fond desquelles il discernait d’affreuxdétraquements, de folles aspirations, désolées qu’elles étaientdéjà par la menaçante médiocrité des plaisirs qui pouvaientnaître.

Tout le tempérament du grand artiste éclatait en cesincomparables pages de La Tentation de saint Antoine et de Salammbôoù, loin de notre vie mesquine, il évoquait les éclats asiatiquesdes vieux âges, leurs éjaculations et leurs abattements mystiques,leurs démences oisives, leurs férocités commandées par ce lourdennui qui découle, avant même qu’on les ait épuisées, de l’opulenceet de la prière.

Chez de Goncourt, c’était la nostalgie du siècle précédent, unretour vers les élégances d’une société à jamais perdue. Legigantesque décor des mers battant les môles, des déserts sedéroulant à perte de vue sous de torrides firmaments, n’existaitpas dans son oeuvre nostalgique qui se confinait, près d’un parcaulique, dans un boudoir attiédi par les voluptueux effluves d’unefemme au sourire fatigué, à la moue perverse, aux prunellesirrésignées et pensives. L’âme dont il animait ses personnages,n’était plus cette âme insufflée par Flaubert à ses créatures,cette âme révoltée d’avance par l’inexorable certitude qu’aucunbonheur nouveau n’était possible; c’était une âme révoltée aprèscoup, par l’expérience, de tous les inutiles efforts qu’elle avaittentés pour inventer des liaisons spirituelles plus inédites etpour remédier à cette immémoriale jouissance qui se répercute, desiècles en siècles, dans l’assouvissement plus ou moins ingénieuxdes couples.

Bien qu’elle vécût parmi nous et qu’elle fût bien et de vie etde corps de notre temps, la Faustin était, par les influencesancestrales, une créature du siècle passé, dont elle avait lesépices d’âme, la lassitude cérébrale, l’excèdement sensuel.

Ce livre d’Edmond de Goncourt était l’un des volumes les pluscaressés par des Esseintes; et, en effet, cette suggestion au rêvequ’il réclamait, débordait de cette oeuvre où sous la ligne écrite,perçait une autre ligne visible à l’esprit seul, indiquée par unqualificatif qui ouvrait des échappées de passion, par uneréticence qui laissait deviner des infinis d’âme qu’aucun idiomen’eût pu combler; puis, ce n’était plus la langue de Flaubert,cette langue d’une inimitable magnificence, c’était un styleperspicace et morbide, nerveux et retors, diligent à noterl’impalpable impression qui frappe les sens et détermine lasensation, un style expert à moduler les nuances compliquées d’uneépoque qui était par elle-même singulièrement complexe. En somme,c’était le verbe indispensable aux civilisations décrépites qui,pour l’expression de leurs besoins, exigent, à quelque âge qu’ellesse produisent, des acceptions, des tournures, des fontes nouvelleset de phrases et de mots.

À Rome, le paganisme mourant avait modifié sa prosodie, transmuésa langue, avec Ausone, avec Claudien, avec Rutilius dont le styleattentif et scrupuleux, capiteux et sonnant, présentait, surtoutdans ses parties descriptives de reflets, d’ombres, de nuances, unenécessaire analogie avec le style des de Goncourt.

À Paris, un fait unique dans l’histoire littéraire s’étaitproduit; cette société agonisante du XVIIIe siècle, qui avait eudes peintres, des sculpteurs, des musiciens, des architectes,pénétrés de ses goûts, imbus de ses doctrines, n’avait pu façonnerun réel écrivain qui rendît ses élégances moribondes, qui exprimâtle suc de ses joies fébriles, si durement expiées; il avait falluattendre l’arrivée de de Goncourt, dont le tempérament était faitde souvenirs, de regrets avivés encore par le douloureux spectaclede la misère intellectuelle et des basses aspirations de son temps,pour Que, non seulement dans ses livres d’histoire, mais encoredans une oeuvre nostalgique comme La Faustin, il pût ressusciterl’âme même de cette époque, incarner ses nerveuses délicatessesdans cette actrice, si tourmentée à se presser le coeur et às’exacerber le cerveau, afin de savourer jusqu’à l’épuisement, lesdouloureux révulsifs de l’amour et de l’art!

Chez Zola, la nostalgie des au-delà était différente. Il n’yavait en lui aucun désir de migration vers les régimes disparus,vers les univers égarés dans la nuit des temps; son tempérament,puissant, solide, épris des luxuriances de la vie, des forcessanguines, des santés morales, le détournait des grâcesartificielles et des chloroses fardées du dernier siècle, ainsi quede la solennité hiératique, de la férocité brutale et des rêvesefféminés et ambigus du vieil Orient. Le jour où, lui aussi, ilavait été obsédé par cette nostalgie, par ce besoin qui est ensomme la poésie même, de fuir loin de ce monde contemporain qu’ilétudiait, il s’était rué dans une idéale campagne, où la sèvebouillait au plein soleil; il avait songé à de fantastiques ruts deciel, à de longues pâmoisons de terre, à de fécondantes pluies depollen tombant dans les organes haletants des fleurs: il avaitabouti à un panthéisme gigantesque, avait, à son insu peut-être,créé, avec ce milieu édénique où il plaçait son Adam et son Eve, unprodigieux poème hindou, célébrant en un style dont les largesteintes, plaquées à cru, avaient comme un bizarre éclat de peintureindienne, l’hymne de la chair, la matière, animée, vivante,révélant par sa fureur de génération, à la créature humaine, lefruit défendu de l’amour, ses suffocations, ses caressesinstinctives, ses naturelles poses.

Avec Baudelaire, ces trois maîtres étaient, dans la littératurefrançaise, moderne et profane, ceux qui avaient le mieux interné etle mieux pétri l’esprit de des Esseintes, mais à force de lesrelire, de s’être saturé de leurs oeuvres, de les savoir, parcoeur, tout entières, il avait dû, afin de les pouvoir absorberencore, s’efforcer de les oublier et les laisser pendant quelquetemps sur ses rayons, au repos.

Aussi les ouvrait-il à peine, maintenant que le domestique leslui tendait. Il se bornait à indiquer la place qu’elles devaientoccuper, veillant à ce qu’elles fussent classées, en bon ordre, età l’aise.

Le domestique lui apporta une nouvelle série de livres; ceux-làl’opprimèrent davantage; c’étaient des livres vers lesquels soninclination s’était peu à peu portée, des livres qui le délassaientde la perfection des écrivains de plus vaste encolure, par leursdéfauts mêmes; ici, encore, à avoir voulu raffiner, des Esseintesétait arrivé à chercher parmi de troubles pages des phrasesdégageant une sorte d’électricité qui le faisait tressaillir alorsqu’elles déchargeaient leur fluide dans un milieu qui paraissaittout d’abord réfractaire.

L’imperfection même lui plaisait, pourvu qu’elle ne fût, niparasite, ni servile, et peut-être y avait-il une dose de véritédans sa théorie que l’écrivain subalterne de la décadence, quel’écrivain encore personnel mais incomplet, alambique un baume plusirritant, plus apéritif, plus acide, que l’artiste de la mêmeépoque qui est vraiment grand, vraiment parfait. à son avis,c’était parmi leurs turbulentes ébauches que l’on apercevait lesexaltations de la sensibilité les plus suraiguës, les caprices dela psychologie les plus morbides, les dépravations les plus outréesde la langue sommée dans ses derniers refus de contenir, d’enroberles sels effervescents des sensations et des idées.

Aussi, forcément, après les maîtres, s’adressait-il à quelquesécrivains que lui rendait encore plus propices et plus chers, lemépris dans lequel les tenait un public incapable de lescomprendre.

L’un d’eux, Paul Verlaine, avait jadis débuté par un volume devers, les Poèmes Saturniens, un volume presque débile, où secoudoyaient des pastiches de Leconte de Lisle et des exercices derhétorique romantique, mais où filtrait déjà, au travers decertaines pièces, telles que le sonnet intitulé « Rêve familier », laréelle personnalité du poète.

À chercher ses antécédents, des Esseintes retrouvait sous lesincertitudes des esquisses, un talent déjà profondément imbibé deBaudelaire, dont l’influence s’était plus tard mieux accentuée sansque néanmoins la sportule consentie par l’indéfectible maître, fûtflagrante.

Puis, d’aucuns de ses livres, La Bonne Chanson, Les Fêtesgalantes, Romances sans paroles, enfin son dernier volume, Sagesse,renfermaient des poèmes où l’écrivain original se révélait,tranchant sur la multitude de ses confrères.

Muni de rimes obtenues par des temps de verbes, quelquefois mêmepar de longs adverbes précédés d’un monosyllabe d’où ils tombaientcomme du rebord d’une pierre, en une cascade pesante d’eau, sonvers, coupé par d’invraisemblables césures, devenait souventsingulièrement abstrus, avec ses ellipses audacieuses et sesétranges incorrections qui n’étaient point cependant sansgrâce.

Maniant mieux que pas un la métrique, il avait tenté de rajeunirles poèmes à forme fixe: le sonnet qu’il retournait, la queue enl’air, de même que certains poissons japonais en terre polychromequi posent sur leur socle, les ouïes en bas; ou bien il ledépravait, en n’accouplant que des rimes masculines pour lesquellesil semblait éprouver une affection; il avait également et souventusé d’une forme bizarre, d’une strophe de trois vers dont le médianrestait privé de rime, et d’un tercet, monorime, suivi d’un uniquevers, jeté en guise de refrain et se faisant écho avec lui-mêmetels que les streets: « Dansons la Gigue »; il avait employé d’autresrythmes encore où le timbre presque effacé ne s’entendait plus quedans des strophes lointaines, comme un son éteint de cloche.

Mais sa personnalité résidait surtout en ceci: qu’il avait puexprimer de vagues et délicieuses confidences, à mi-voix, aucrépuscule. Seul, il avait pu laisser deviner certains au-delàtroublants d’âme, des chuchotements si bas de pensées, des aveux simurmurés, si interrompus, que l’oreille qui les percevait,demeurait hésitante, coulant à l’âme des langueurs avivées par lemystère de ce souffle plus deviné que senti. Tout l’accent deVerlaine était dans ces adorables vers des Fêtes galantes: Le soirtombait, un soir équivoque d’automne, Les belles se pendantrêveuses à nos bras, Dirent alors des mots si spécieux tout bas,Que notre âme depuis ce temps tremble et s’étonne.

Ce n’était plus l’horizon immense ouvert par les inoubliablesportes de Baudelaire, c’était, sous un clair de lune, une fenteentrebâillée sur un champ plus restreint et plus intime, en sommeparticulier à l’auteur qui avait, du reste, en ces vers dont desEsseintes était friand, formulé son système poétique: Car nousvoulons la nuance encore, Pas la couleur, rien que la nuance … …  …  …  …  … Et tout le reste estlittérature.

Volontiers, des Esseintes l’avait accompagné dans ses oeuvresles plus diverses. Après ses _Romances sans paroles_ parues dansl’imprimerie d’un journal à Sens, Verlaine s’était assez longuementtu, puis en des vers charmants où passait l’accent doux et transide Villon, il avait reparu, chantant la Vierge, « loin de nos joursd’esprit charnel, et de chair triste ». Des Esseintes relisaitsouvent ce livre de _Sagesse_ et se suggérait devant ses poèmes desrêveries clandestines, des fictions d’un amour occulte pour uneMadone byzantine qui se muait, à un certain moment, en une Cydaliseégarée dans notre siècle, et si mystérieuse et si troublante, qu’onne pouvait savoir si elle aspirait à des dépravations tellementmonstrueuses qu’elles deviendraient, aussitôt accomplies,irrésistibles; ou bien, si elle s’élançait, elle-même, dans lerêve, dans un rêve immaculé, où l’adoration de l’âme flotteraitautour d’elle, à l’état continuellement inavoué, continuellementpur.

D’autres poètes l’incitaient encore à se confier à eux: TristanCorbière, qui, en 1873, dans l’indifférence générale, avait lancéun volume des plus excentriques, intitulé: Les Amours jaunes. DesEsseintes qui, en haine du banal et du commun, eût accepté lesfolies les plus appuyées, les extravagances les plus baroques,vivait de légères heures avec ce livre où le cocasse se mêlait àune énergie désordonnée, où des vers déconcertants éclataient dansdes poèmes d’une parfaite obscurité, telles que les litanies duSommeil, qu’il qualifiait, à un certain moment, d’

Obscène confesseur des dévotes mort-nées.

C’était à peine français, l’auteur parlait nègre, procédait parun langage de télégramme, abusait des suppressions de verbes,affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets decommis-voyageur insupportable, puis tout à coup, dans ce fouillis,se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes, etsoudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde devioloncelle qui se brise. Avec cela, dans ce style rocailleux, sec,décharné à plaisir, hérissé de vocables inusités, de néologismesinattendus, fulguraient des trouvailles d’expression, des versnomades amputés de leur rime, superbes; enfin, en sus de ses Poèmesparisiens où des Esseintes relevait cette profonde définition de lafemme:

éternel féminin de l’éternel jocrisse,

Tristan Corbière avait, en un style d’une concision presquepuissante, célébré la mer de Bretagne, les sérails marins, lePardon de Sainte-Anne, et il s’était même élevé jusqu’à l’éloquencede la haine, dans l’insulte dont il abreuvait, à propos du camp deGonlie, les individus qu’il désignait sous le nom de « forains duQuatre-Septembre ».

Ce faisandage dont il était gourmand et que lui présentait cepoète, aux épithètes crispées, aux beautés qui demeuraient toujoursà l’état un peu suspect, des Esseintes le retrouvait encore dans unautre poète, Théodore Hannon, un élève de Baudelaire et de Gautier,mû par un sens très spécial des élégances recherchées et des joiesfactices.

À l’encontre de Verlaine qui dérivait, sans croisement, deBaudelaire, surtout par le côté psychologique, par la nuancecaptieuse de la pensée, par la docte quintessence du sentiment,Théodore Hannon descendait du maître, surtout par le côtéplastique, par la vision extérieure des êtres et des choses.

Sa corruption charmante correspondait fatalement aux penchantsde des Esseintes qui, par les jours de brume, par les jours depluie, s’enfermait dans le retrait imaginé par ce poète et segrisait les yeux avec les chatoiements de ses étoffes, avec lesincandescences de ses pierres, avec ses somptuosités, exclusivementmatérielles, qui concouraient aux incitations cérébrales etmontaient comme une poudre de cantharide dans un nuage de tièdeencens vers une Idole Bruxelloise, au visage fardé, au ventre tannépar des parfums.

À l’exception de ces poètes et de Stéphane Mallarmé qu’ilenjoignit à son domestique de mettre de côté, pour le classer àpart, des Esseintes n’était que bien faiblement attiré par lespoètes.

En dépit de sa forme magnifique, en dépit de l’imposante allurede ses vers qui se dressaient avec un tel éclat que les hexamètresd’Hugo même semblaient, en comparaison, mornes et sourds, Lecontede Lisle ne pouvait plus maintenant le satisfaire. L’antiquité simerveilleusement ressuscitée par Flaubert, restait entre ses mainsimmobile et froide. Rien ne palpitait dans ses vers tout en façadeque n’étayait, la plupart du temps, aucune idée; rien ne vivaitdans ces poèmes déserts dont les impassibles mythologiesfinissaient par le glacer. D’autre part, après l’avoir longtempschoyée, des Esseintes arrivait aussi à se désintéresser de l’oeuvrede Gautier; son admiration pour l’incomparable peintre qu’était cethomme, était allée en se dissolvant de jours en jours, etmaintenant il demeurait plus étonné que ravi, par ses descriptionsen quelque sorte indifférentes. L’impression des objets s’étaitfixée sur son oeil si perceptif, mais elle s’y était localisée,n’avait pas pénétré plus avant dans sa cervelle et dans sa chair;de même qu’un prodigieux réflecteur, il s’était constamment borné àréverbérer, avec une impersonnelle netteté, des alentours.

Certes, des Esseintes aimait encore les oeuvres de ces deuxpoètes, ainsi qu’il aimait les pierres rares, les matièresprécieuses et mortes, mais aucune des variations de ces parfaitsinstrumentistes ne pouvait plus l’extasier, car aucune n’étaitductile au rêve, aucune n’ouvrait, pour lui du moins, l’une de cesvivantes échappées qui lui permettaient d’accélérer le vol lent desheures.

Il sortait de leurs livres à jeun, et il en était de même deceux d’Hugo; le côté Orient et patriarche était trop convenu, tropvide, pour le retenir; et le côté tout à la fois bonne d’enfant etgrand-père, l’exaspérait; il lui fallait arriver aux Chansons desrues et des bois pour hennir devant l’impeccable jonglerie de samétrique, mais combien, en fin de compte, il eût échangé tous cestours de force pour une nouvelle oeuvre de Baudelaire qui fûtl’égale de l’ancienne, car décidément celui-là était à peu près leseul dont les vers continssent, sous leur splendide écorce, unebalsamique et nutritive moelle!

En sautant d’un extrême à l’autre, de la forme privée d’idées,aux idées privées de forme, des Esseintes demeurait non moinscirconspect et non moins froid. Les labyrinthes psychologiques deStendhal, les détours analytiques de Duranty le séduisaient, maisleur langue administrative, incolore, aride, leur prose enlocation, tout au plus bonne pour l’ignoble industrie du théâtre,le repoussait. Puis les intéressants travaux de leurs astucieuxdémontages s’exerçaient, pour tout dire, sur des cervelles agitéespar des passions qui ne l’émouvaient plus. Il se souciait peu desaffections générales, des associations d’idées communes, maintenantque la rétention de son esprit s’exagérait et qu’il n’admettaitplus que les sensations superfines et que les tourmentescatholiques et sensuelles.

Afin de jouir d’une oeuvre qui joignît, suivant ses voeux, à unstyle incisif, une analyse pénétrante et féline, il lui fallaitarriver au maître de l’Induction, à ce profond et étrange EdgarPoe, pour lequel, depuis le temps qu’il le relisait sa dilectionn’avait pu déchoir.

Plus que tout autre, celui-là peut-être répondait par d’intimesaffinités aux postulations méditatives de des Esseintes.

Si Baudelaire avait déchiffré dans les hiéroglyphes de l’âme leretour d’âge des sentiments et des idées, lui avait, dans la voiede la psychologie morbide, plus particulièrement scruté le domainede la volonté.

En littérature, il avait, le premier, sous ce titreemblématique: « Le démon de la Perversité », épié ces impulsionsirrésistibles que la volonté subit sans les connaître et que lapathologie cérébrale explique maintenant d’une façon à peu prèssûre; le premier aussi, il avait sinon signalé, du moins divulguél’influence dépressive de la peur qui agit sur la volonté, de mêmeque les anesthésiques qui paralysent la sensibilité et que lecurare qui anéantit les éléments nerveux moteurs; c’était sur cepoint, sur cette léthargie de la volonté, qu’il avait faitconverger ses études, analysant les effets de ce poison moral,indiquant les symptômes de sa marche, les troubles commençant avecl’anxiété, se continuant par l’angoisse, éclatant enfin dans laterreur qui stupéfie les volitions, sans que l’intelligence, bienqu’ébranlée, fléchisse.

La mort dont tous les dramaturges avaient tant abusé, ill’avait, en quelque sorte, aiguisée, rendue autre, en yintroduisant un élément algébrique et surhumain; mais c’était, àvrai dire, moins l’agonie réelle du moribond qu’il décrivait, quel’agonie morale du survivant hanté, devant le lamentable lit, parles monstrueuses hallucinations qu’engendrent la douleur et lafatigue. Avec une fascination atroce, il s’appesantissait sur lesactes de l’épouvante, sur les craquements de la volonté, lesraisonnait froidement, serrant peu à peu la gorge du lecteur,suffoqué, pantelant devant ces cauchemars mécaniquement agencés defièvre chaude.

Convulsées par d’héréditaires névroses, affolées par des choréesmorales, ses créatures ne vivaient que par les nerfs; ses femmes,les Morella, les Ligeia, possédaient une érudition immense, trempéedans les brumes de la philosophie allemande et dans les mystèrescabalistiques du vieil Orient, et toutes avaient des poitrinesgarçonnières et inertes d’anges, toutes étaient, pour ainsi dire,insexuelles.

Baudelaire et Poe, ces deux esprits qu’on avait souventappariés, à cause de leur commune poétique, de leur inclinationpartagée pour l’examen des maladies mentales, différaientradicalement par les conceptions affectives qui tenaient une silarge place dans leurs oeuvres; Baudelaire avec son amour, altéréet inique, dont le cruel dégoût faisait songer aux représaillesd’une inquisition; Poe, avec ses amours chastes, aériennes, où lessens n’existaient pas, où la cervelle solitaire s’érigeait, sanscorrespondre à des organes qui, s’ils existaient, demeuraient àjamais glacés et vierges.

Cette clinique cérébrale où, vivisectant dans une atmosphèreétouffante, ce chirurgien spirituel devenait, dès que son attentionse lassait, la proie de son imagination qui faisait poudroir commede délicieux miasmes, des apparitions somnambulesques etangéliques, était pour des Esseintes une source d’infatigablesconjectures; mais maintenant que sa névrose s’était exaspérée, il yavait des jours où ces lectures le brisaient, des jours où ilrestait, les mains tremblantes, l’oreille au guet, se sentant,ainsi que le désolant Usher, envahi par une transe irraisonnée, parune frayeur sourde.

Aussi devait-il se modérer, toucher à peine à ces redoutablesélixirs, de même qu’il ne pouvait plus visiter impunément son rougevestibule et s’enivrer la vue des ténèbres d’Odilon Redon et dessupplices de Jan Luyken.

Et cependant, lorsqu’il était dans ces dispositions d’esprit,toute littérature lui semblait fade après ces terribles philtresimportés de l’Amérique. Alors, il s’adressait à Villiers del’Isle-Adam, dans l’oeuvre éparse duquel il notait des observationsencore séditieuses, des vibrations encore spasmodiques, mais qui nedardaient plus, à l’exception de sa Claire Lenoir du moins, une sibouleversante horreur.

Parue, en 1867, dans la Revue des lettres et des arts, cetteClaire Lenoir ouvrait une série de nouvelles comprises sous letitre générique d' »Histoires moroses ». Sur un fond de spéculationsobscures empruntées au vieil Hegel, s’agitaient des êtresdémantibulés, un docteur Tribulat Bonhomet, solennel et puéril, uneClaire Lenoir, farce et sinistre, avec les lunettes bleues rondes,et grandes comme des pièces de cent sous, qui couvraient ses yeux àpeu près morts.

Cette nouvelle roulait sur un simple adultère et concluait à unindicible effroi, alors que Bonhomet, déployant les prunelles deClaire, à son lit de mort, et les pénétrant avec de monstrueusessondes, apercevait distinctement réfléchi le tableau du mari quibrandissait, au bout du bras, la tête coupée de l’amant, enhurlant, tel qu’un Canaque, un chant de guerre.

Basé sur cette observation plus ou moins juste que les yeux decertains animaux, des boeufs, par exemple, conservent jusqu’à ladécomposition, de même que des plaques photographiques, l’image desêtres et des choses situés, au moment où ils expiraient, sous leurdernier regard, ce conte dérivait évidemment de ceux d’Edgar Poe,dont il s’appropriait la discussion pointilleuse etl’épouvante.

Il en était de même de l' »Intersigne » qui avait été plus tardréuni aux Contes cruels, un recueil d’un indiscutable talent, danslequel se trouvait « Véra », une nouvelle, que des Esseintesconsidérait ainsi qu’un petit chef-d’oeuvre.

Ici, l’hallucination était empreinte d’une tendresse exquise; cen’était plus les ténébreux mirages de l’auteur américain, c’étaitune vision tiède et fluide, presque céleste; c’était, dans un genreidentique, le contre-pied des Béatrice et des Ligeia, ces mornes etblancs fantômes engendrés par l’inexorable cauchemar du noiropium!

Cette nouvelle mettait aussi en jeu les opérations de lavolonté, mais elle ne traitait plus de ses affaiblissements et deses défaites, sous l’effet de la peur; elle étudiait, au contraire,ses exaltations, sous l’impulsion d’une conviction tournée à l’idéefixe; elle démontrait sa puissance qui parvenait même à saturerl’atmosphère, à imposer sa foi aux choses ambiantes.

Un autre livre de Villiers, Isis, lui semblait curieux àd’autres titres. Le fatras philosophique de Claire Lenoir obstruaitégalement celui-là qui offrait un incroyable tohu-bohud’observations verbeuses et troubles et de souvenirs de vieuxmélodrames, d’oubliettes, de poignards, d’échelles de corde, detous ces ponts-neuf romantiques que Villiers ne devait pointrajeunir dans son « Elën », dans sa « Morgane », des pièces oubliées,éditées chez un inconnu, le sieur Francisque Guyon, imprimeur àSaint-Brieuc.

L’héroïne de ce livre, une marquise Tullia Fabriana, qui étaitcensée s’être assimilé la science chaldéenne des femmes d’Edgar Poeet les sagacités diplomatiques de la Sanseverina-Taxis de Stendhal,s’était, en sus, composé l’énigmatique contenance d’une Bradamantemâtinée d’une Circé antique. Ces mélanges insolubles développaientune vapeur fuligineuse au travers de laquelle des influencesphilosophiques et littéraires se bousculaient, sans avoir pus’ordonner, dans le cerveau de l’auteur, au moment où il écrivaitles prolégomènes de cette oeuvre qui ne devait pas comprendre moinsde sept volumes.

Mais, dans le tempérament de Villiers, un autre coin, bienautrement perçant, bien autrement net, existait, un coin deplaisanterie noire et de raillerie féroce; ce n’étaient plus alorsles paradoxales mystifications d’Edgar Poe, c’était un bafouaged’un comique lugubre, tel qu’en ragea Swift. Une série de pièces,Les Demoiselles de Bienfilâtre, L’Affichage céleste, La Machine àgloire, Le Plus beau dîner du monde, décelaient un esprit degoguenardise singulièrement inventif et âcre. Toute l’ordure desidées utilitaires contemporaines, toute l’ignominie mercantile dusiècle, étaient glorifiées en des pièces dont la poignante ironietransportait des Esseintes.

Dans ce genre de la fumisterie grave et acerbe, aucun autrelivre n’existait en France; tout au plus, une nouvelle de CharlesCros, La Science de l’amour, insérée jadis dans la Revue du MondeNouveau, pouvait-elle étonner par ses folies chimiques, son humourpincé, ses observations froidement bouffonnes, mais le plaisirn’était plus que relatif, car l’exécution péchait d’une façonmortelle. Le style ferme, coloré, souvent original de Villiers,avait disparu pour faire place à une rillette raclée sur l’établilittéraire du premier venu.

– Mon Dieu! mon Dieu! qu’il existe donc peu de livres qu’onpuisse relire, soupira des Esseintes, regardant le domestique quidescendait de l’escabelle où il était juché et s’effaçait pour luipermettre d’embrasser d’un coup d’oeil tous les rayons.

Des Esseintes approuva de la tête. Il ne restait plus sur latable que deux plaquettes. D’un signe, il congédia le vieillard etil parcourut quelques feuilles reliées en peau d’onagre,préalablement satinée à la presse hydraulique, pommelée àl’aquarelle de nuées d’argent et nantie de gardes de vieux lampas,dont les ramages un peu éteints, avaient cette grâce des chosesfanées que Mallarmé célébra dans un si délicieux poème.

Ces pages, au nombre de neuf, étaient extraites d’uniquesexemplaires des deux premiers Parnasses, tirés sur parchemin, etprécédées de ce titre: Quelques vers de Mallarmé, dessiné par unsurprenant calligraphe, en lettres onciales, coloriées, relevées,comme celles des vieux manuscrits, de points d’or.

Parmi les onze pièces réunies sous cette couverture,quelques-unes, Les Fenêtres, L’épilogue, Azur, le requéraient; maisune entre autres, un fragment de l’Hérodiade, le subjuguait de mêmequ’un sortilège, à certaines heures.

Combien de soirs, sous la lampe éclairant de ses lueurs baisséesla silencieuse chambre, ne s’était-il point senti effleuré parcette Hérodiade qui, dans l’oeuvre de Gustave Moreau maintenantenvahie par l’ombre, s’effaçait plus légère, ne laissant plusentrevoir qu’une confuse statue, encore blanche, dans un brasieréteint de pierres!

L’obscurité cachait le sang, endormait les reflets et les ors,enténébrait les lointains du temple, noyait les comparses du crimeensevelis dans leurs couleurs mortes, et, n’épargnant que lesblancheurs de l’aquarelle, sortait la femme du fourreau de sesjoailleries et la rendait plus nue.

Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la discernait àses contours inoubliés et elle revivait, évoquant sur ses lèvresces bizarres et doux vers que Mallarmé lui prête:

« O miroir! « Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée « Que defois, et pendant les heures, désolée « Des songes et cherchant messouvenirs qui sont « Comme des feuilles sous ta glace au trouprofond, « Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine! « Mais,horreur! des soirs, dans ta sévère fontaine, « J’ai de mon rêveépars connu la nudité! »

Ces vers, il les aimait comme il aimait les oeuvres de ce poètequi, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps delucre, vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottiseenvironnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, auxsurprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant surdes pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines,les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait àpeine un imperceptible fil.

Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une langueadhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions de phrases,de tournures elliptiques, d’audacieux tropes.

Percevant les analogies les plus lointaines, il désignaitsouvent d’un terme donnant à la fois, par un effet de similitude,la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l’éclat, l’objet oul’être auquel il eût fallu accoler de nombreuses et de différentesépithètes pour en dégager toutes les faces, toutes les nuances,s’il avait été simplement indiqué par son nom technique. Ilparvenait ainsi à abolir l’énoncé de la comparaison quis’établissait, toute seule, dans l’esprit du lecteur, parl’analogie, dès qu’il avait pénétré le symbole, et il se dispensaitd’éparpiller l’attention sur chacune des qualités qu’auraient puprésenter, un à un, les adjectifs placés à la queue leu leu, laconcentrait sur un seul mot, sur un tout, produisant, comme pour untableau par exemple, un aspect unique et complet, un ensemble.

Cela devenait une littérature condensée, un coulis essentiel, unsublimé d’art; cette tactique d’abord employée d’une façonrestreinte, dans ses première oeuvres, Mallarmé l’avait hardimentarborée dans une pièce sur Théophile Gautier et dans L’Après-mididu faune, une églogue, où les subtilités des joies sensuelles sedéroulaient en des vers mystérieux et câlins que trouait tout àcoup ce cri fauve et délirant du faune: « Alors m’éveillerai-je à laferveur première, « Droit et seul sous un flot antique de lumière, »Lys! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.

Ce vers qui avec le monosyllabe lys! en rejet, évoquait l’imagede quelque chose de rigide, d’élancé, de blanc, sur le sens duquelappuyait encore le substantif ingénuité mis à la rime, exprimaitallégoriquement, en un seul terme, la passion, l’effervescence,l’état momentané du faune vierge, affolé de rut par la vue desnymphes.

Dans cet extraordinaire poème, des surprises d’images nouvelleset invues surgissaient, à tout bout de vers, alors que le poètedécrivait les élans, les regrets du chèvre-pied contemplant sur lebord du marécage les touffes des roseaux-gardant encore, en unmoule éphémère, la forme creuse des naïades qui l’avaientempli.

Puis, des Esseintes éprouvait aussi de captieuses délices àpalper cette minuscule plaquette, dont la couverture en feutre duJapon, aussi blanche qu’un lait caillé, était fermée par deuxcordons de soie, l’un rose de Chine, et l’autre noir.

Dissimulée derrière la couverture, la tresse noire rejoignait latresse rose qui mettait comme un souffle de veloutine, comme unsoupçon de fard japonais moderne, comme un adjuvant libertin, surl’antique blancheur, sur la candide carnation du livre, et ellel’enlaçait, nouant en une légère rosette, sa couleur sombre à lacouleur claire, insinuant un discret avertissement de ce regret,une vague menace de cette tristesse qui succèdent aux transportséteints et aux surexcitations apaisées des sens.

Des Esseintes reposa sur la table L’Après-midi du faune, et ilfeuilleta une autre plaquette qu’il avait fait imprimer, à sonusage, une anthologie du poème en prose, une petite chapelle,placée sous l’invocation de Baudelaire, et ouverte sur le parvis deses poèmes.

Cette anthologie comprenait un selectae du Gaspard de la Nuit dece fantasque Aloysius Bertrand qui a transféré les procédés duLéonard dans la prose et peint, avec ses oxydes métalliques, depetits tableaux dont les vives couleurs chatoient, ainsi que cellesdes émaux lucides. Des Esseintes y avait joint Le Vox populi, deVilliers, une pièce superbement frappée dans un style d’or, àl’effigie de Leconte de Lisle et de Flaubert, et quelques extraitsde ce délicat Livre de Jade dont l’exotique parfum de ginseng et dethé se mêle à l’odorante fraîcheur de l’eau qui babille sous unclair de lune, tout le long du livre.

Mais, dans ce recueil, avaient été colligés certains poèmessauvés de revues mortes: Le Démon de l’analogie, La Pipe, Le PauvreFnfant pâle, Le Spectacle interrompu, Le Phénomène futur, etsurtout Plaintes d’automne et Frisson d’hiver, qui étaient leschefs-d’oeuvre de Mallarmé et comptaient également parmi leschefs-d’oeuvre du poème en prose, car ils unissaient une langue simagnifiquement ordonnée qu’elle berçait, par elle-même, ainsiqu’une mélancolique incantation, qu’une enivrante mélodie, à despensées d’une suggestion irrésistible, à des pulsations d’âme desensitif dont les nerfs en émoi vibrent avec une acuité qui vouspénètre jusqu’au ravissement, jusqu’à la douleur.

De toutes les formes de la littérature, celle du poème en proseétait la forme préférée de des Esseintes. Maniée par un alchimistede génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petitvolume, à l’état d’of meat, la puissance du roman dont ellesupprimait les longueurs analytiques et les superfétationsdescriptives. Bien souvent, des Esseintes avait médité sur cetinquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrasesqui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujoursemployées à établir le milieu, à dessiner les caractères, àentasser à l’appui les observations et les menus faits. Alors lesmots choisis seraient tellement impermutables qu’ils suppléeraientà tous les autres; l’adjectif posé d’une si ingénieuse et d’une sidéfinitive façon qu’il ne pourrait être légalement dépossédé de saplace, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourraitrêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la foisprécis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait lepassé, devinerait l’avenir d’âmes des personnages, révélés par leslueurs de cette épithète unique.

Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux,deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et unidéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre dixpersonnes supérieures éparses dans l’univers, une délectationofferte aux délicats, accessible à eux seuls.

En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes,le suc concret, l’osmazome de la littérature, l’huile essentiellede l’art.

Cette succulence développée et réduite en une goutte, elleexistait déjà chez Baudelaire, et aussi dans ces poèmes de Mallarméqu’il humait avec une si profonde joie.

Quand il eut fermé son anthologie, des Esseintes se dit que sabibliothèque arrêtée sur ce dernier livre, ne s’augmenteraitprobablement jamais plus.

En effet, la décadence d’une littérature, irréparablementatteinte dans son organisme, affaiblie par l’âge des idées, épuiséepar les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités quienfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à sondéclin, acharnée à vouloir réparer toutes les omissions dejouissance, à léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à sonlit de mort, s’était incarnée en Mallarmé, de la façon la plusconsommée et la plus exquise.

C’étaient, poussées jusqu’à leur dernière expression, lesquintessences de Baudelaire et de Poe; c’étaient leurs fines etpuissantes substances encore distillées et dégageant de nouveauxfumets, de nouvelles ivresses.

C’était l’agonie de la vieille langue qui, après s’êtrepersillée de siècle en siècle, finissait par se dissoudre, paratteindre ce déliquium de la langue latine qui expirait dans lesmystérieux concepts et les énigmatiques expressions de saintBoniface et de saint Adhelme.

Au demeurant, la décomposition de la langue française s’étaitfaite d’un coup. Dans la langue latine, une longue transition, unécart de quatre cents ans existait entre le verbe tacheté etsuperbe de Claudien et de Rutilius, et le verbe faisandé du VIIIesiècle. Dans la langue française aucun laps de temps, aucunesuccession d’âges n’avait eu lieu; le style tacheté et superbe desde Goncourt et le style faisandé de Verlaine et de Mallarmé secoudoyaient à Paris, vivant en même temps, à la même époque, aumême siècle.

Et des Esseintes sourit, regardant l’un des in-folios ouvertssur son pupitre de chapelle, pensant que le moment viendrait où unérudit préparerait pour la décadence de la langue française, unglossaire pareil à celui dans lequel le savant du Cange a noté lesdernières balbuties, les derniers spasmes, les derniers éclats, dela langue latine râlant de vieillesse au fond des cloîtres.

Chapitre 15

 

Allumé comme un feu de paille, son enthousiasme pour lesustenteur tomba de même. D’abord engourdie, la dyspepsie nerveusese réveilla; puis, cette échauffante essence de nourrituredétermina une telle irritation dans ses entrailles que desEsseintes dut, au plus tôt, en cesser l’usage.

La maladie reprit sa marche; des phénomènes inconnusl’escortèrent. Après les cauchemars, les hallucinations del’odorat, les troubles de la vue, la toux rèche, réglée de mêmequ’une horloge, les bruits des artères et du coeur et les suéesfroides, surgirent les illusions de l’ouïe, ces altérations qui nese produisent que dans la dernière période du mal.

Rongé par une ardente fièvre, des Esseintes entendit subitementdes murmures d’eau, des vols de guêpes, puis ces bruits sefondirent en un seul qui ressemblait au ronflement d’un tour; ceronflement s’éclaircit, s’atténua et peu à peu se décida en un sonargentin de cloche.

Alors, il sentit son cerveau délirant emporté dans des ondesmusicales, roulé dans les tourbillons mystiques de son enfance. Leschants appris chez les jésuites reparurent, établissant pareux-mêmes, le pensionnat, la chapelle, où ils avaient retenti,répercutant leurs hallucinations aux organes olfactifs et visuels,les voilant de fumée d’encens et de ténèbres irradiées par deslueurs de vitraux, sous de hauts cintres.

Chez les Pères, les cérémonies religieuses se pratiquaient engrande pompe; un excellent organiste et une remarquable maîtrisefaisaient de ces exercices spirituels un délice artistiqueprofitable au culte. L’organiste était amoureux des vieux maîtreset, aux jours fériés, il célébrait des messes de Palestrina etd’Orlando Lasso, des psaumes de Marcello, des oratorios de Haendel,des motets de Sébastien Bach, exécutait de préférence aux molles etfaciles compilations du père Lambillotte si en faveur auprès desprêtres, des « Laudi spirituali » du XVIe siècle dont la sacerdotalebeauté avait mainte fois capté des Esseintes.

Mais il avait surtout éprouvé d’ineffables allégresses à écouterle plain-chant que l’organiste avait maintenu en dépit des idéesnouvelles.

Cette forme maintenant considérée comme une forme caduque etgothique de la liturgie chrétienne, comme une curiositéarchéologique, comme une relique des anciens temps, c’était leverbe de l’antique église, l’âme du moyen âge; c’était la prièreéternelle chantée, modulée suivant les élans de l’âme, l’hymnepermanente élancée depuis des siècles vers le Très-Haut.

Cette mélodie traditionnelle était la seule qui, avec sonpuissant unisson, ses harmonies solennelles et massives, ainsi quedes pierres de taille, put s’accoupler avec les vieilles basiliqueset emplir les voûtes romanes dont elle semblait l’émanation et lavoix même.

Combien de fois des Esseintes n’avait-il pas été saisi et courbépar un irrésistible souffle, alors que le « Christus factus est » duchant grégorien s’élevait dans la nef dont les piliers tremblaientparmi les mobiles nuées des encensoirs, ou que le faux-bourdon du »De profundis » gémissait, lugubre de même qu’un sanglot contenu,poignant ainsi qu’un appel désespéré de l’humanité pleurant sadestinée mortelle, implorant la miséricorde attendrie de sonSauveur!

En comparaison de ce chant magnifique, créé par le génie del’église, impersonnel, anonyme comme l’orgue même dont l’inventeurest inconnu, toute musique religieuse lui paraissait profane. Aufond, dans toutes les oeuvres de Jomelli et de Porpora, deCarissimi et de Durante, dans les conceptions les plus admirablesde Haendel et de Bach, il n’y avait pas la renonciation d’un succèspublic, le sacrifice d’un effet d’art, l’abdication d’un orgueilhumain s’écoutant prier; tout au plus, avec les imposantes messesde Lesueur célébrées à Saint-Roch, le style religieuxs’affirmait-il, grave et auguste, se rapprochant au point de vue del’âpre nudité, de l’austère majesté du vieux plain-chant.

Depuis lors, absolument révolté par ces prétextes à Stabat,imaginés par les Pergolèse et les Rossini, par toute cetteintrusion de l’art mondain dans l’art liturgique, des Esseintess’était tenu à l’écart de ces oeuvres équivoques que tolèrel’indulgente église.

D’ailleurs, cette faiblesse consentie par désir de recettes etsous une fallacieuse apparence d’attrait pour les fidèles, avaitaussitôt abouti à des chants empruntés à des opéras italiens, àd’abjectes cavatines, à d’indécents quadrilles, enlevés à grandorchestre dans les églises elles-mêmes converties en boudoirs,livrées aux histrions des théâtres qui bramaient dans les combles,alors qu’en bas les femmes combattaient à coups de toilettes et sepâmaient aux cris des cabots dont les impures voix souillaient lessons sacrés de l’orgue!

Depuis des années, il s’était obstinément refusé à prendre partà ces pieuses régalades, restant sur ses souvenirs d’enfance,regrettant même d’avoir entendu quelques Te Deum, inventés par degrands maîtres, car il se rappelait cet admirable Te Deum duplain-chant, cette hymne si simple, si grandiose, composée par unsaint quelconque, un saint Ambroise ou un saint Hilaire, qui, àdéfaut des ressources compliquées d’un orchestre, à défaut de lamécanique musicale de la science moderne, révélait une ardente foi,une délirante jubilation, échappées, de l’âme de l’humanité toutentière, en des accents pénétrés, convaincus, presque célestes!

D’ailleurs, les idées de des Esseintes sur la musique étaient enflagrante contradiction avec les théories qu’il professait sur lesautres arts. En fait de musique religieuse, il n’approuvaitréellement que la musique monastique du moyen âge, cette musiqueémaciée qui agissait instinctivement sur ses nerfs, de même quecertaines pages de la vieille latinité chrétienne; puis, ill’avouait lui-même, il était incapable de comprendre les ruses queles maîtres contemporains pouvaient avoir introduites dans l’artcatholique; d’abord, il n’avait pas étudié la musique avec cettepassion qui l’avait porté vers la peinture et vers les lettres. Iljouait, ainsi que le premier venu, du piano, était, après de longsânonnements, à peu près apte à mal déchiffrer une partition, maisil ignorait l’harmonie, la technique nécessaire pour saisirréellement une nuance, pour apprécier une finesse, pour savourer,en toute connaissance de cause, un raffinement. D’autre part, lamusique profane est un art de promiscuité lorsqu’on ne peut la lirechez soi, seul, ainsi qu’on lit un livre; afin de la déguster, ileût fallu se mêler à cet invariable public qui regorge dans lesthéâtres et qui assiège ce Cirque d’hiver où, sous un soleilfrisant, dans une atmosphère de lavoir, l’on aperçoit un homme àtournure de charpentier, qui bat en l’air une rémolade et massacredes épisodes dessoudés de Wagner, à l’immense joie d’uneinconsciente foule!

Il n’avait pas eu le courage de se plonger dans ce bain demultitude, pour aller écouter du Berlioz dont quelques fragmentsl’avaient pourtant subjugué par leurs exaltations passionnées etleurs bondissantes fougues, et il savait pertinemment aussi qu’iln’était pas une scène, pas même une phrase d’un opéra du prodigieuxWagner qui pût être impunément détachée de son ensemble.

Les morceaux, découpés et servis sur le plat d’un concert,perdaient toute signification, demeuraient privés de sens, attenduque, semblables à des chapitres qui se complètent les uns lesautres et concourent tous à la même conclusion, au même but, sesmélodies lui servaient à dessiner le caractère de ses personnages,à incarner leurs pensées, à exprimer leurs mobiles, visibles ousecrets, et que leurs ingénieux et persistants retours n’étaientcompréhensibles que pour les auditeurs qui suivaient le sujetdepuis son exposition et voyaient peu à peu les personnages sepréciser et grandir dans un milieu d’où l’on ne pouvait les enleversans les voir dépérir, tels que des rameaux séparés d’un arbre.

Aussi des Esseintes pensait-il que, parmi cette tourbe demélomanes qui s’extasiait, le dimanche, sur les banquettes, vingt àpeine connaissaient la partition qu’on massacrait, quand lesouvreuses consentaient à se taire pour permettre d’écouterl’orchestre.

Etant donné également que l’intelligent patriotisme empêchait unthéâtre français de représenter un opéra de Wagner, il n’y avaitpour les curieux qui ignorent les arcanes de la musique et nepeuvent ou ne veulent se rendre à Bayreuth, qu’à rester chez soi,et c’est le raisonnable parti qu’il avait su prendre.

D’un autre côté, la musique plus publique, plus facile et lesmorceaux indépendants des vieux opéras ne le retenaient guère; lesbas fredons d’Auber et de Boieldieu, d’Adam et de Flotow et leslieux communs de rhétorique professés par les Ambroise Thomas etles Bazin lui répugnaient au même titre que les minauderiessurannées et que les grâces populacières des Italiens. Il s’étaitdonc résolument écarté de l’art musical, et, depuis des années quedurait son abstention, il ne se rappelait avec plaisir quecertaines séances de musique de chambre où il avait entendu duBeethoven et surtout du Schumann et du Schubert qui avaient trituréses nerfs à la façon des plus intimes et des plus tourmentés poèmesd’Edgar Poe.

Certaines parties pour violoncelle de Schumann l’avaientpositivement laissé haletant et étranglé par l’étouffante boule del’hystérie; mais c’étaient surtout des lieders de Schubert quil’avaient soulevé, jeté hors de lui, puis prostré de même qu’aprèsune déperdition de fluide nerveux, après une ribote mystiqued’âme.

Cette musique lui entrait, en frissonnant, jusqu’aux os etrefoulait un infini de souffrances oubliées, de vieux spleen, dansle coeur étonné de contenir tant de misères confuses et de douleursvagues. Cette musique de désolation, criant du plus profond del’être, le terrifiait en le charmant. Jamais, sans que de nerveuseslarmes lui montassent aux yeux, il n’avait pu se répéter « lesPlaintes de la jeune fille », car il y avait dans ce lamento,quelque chose de plus que de navré, quelque chose d’arraché qui luifouillait les entrailles, quelque chose comme une fin d’amour dansun paysage triste.

Et toujours lorsqu’elles lui revenaient aux lèvres, ces exquiseset funèbres plaintes évoquaient pour lui un site de banlieue, unsite avare, muet, où, sans bruit, au loin, des files de gens,harassés par la vie, se perdaient, courbés en deux, dans lecrépuscule, alors qu’abreuvé d’amertumes, gorgé de dégoût, il sesentait, dans la nature éplorée, seul, tout seul, terrassé par uneindicible mélancolie, par une opiniâtre détresse, dont lamystérieuse intensité excluait toute consolation, toute pitié, toutrepos. Pareil à un glas de mort, ce chant désespéré le hantait,maintenant qu’il était couché, anéanti par la fièvre et agité parune anxiété d’autant plus inapaisable qu’il n’en discernait plus lacause. Il finissait par s’abandonner à la dérive, culbuté par letorrent d’angoisses que versait cette musique tout d’un coupendiguée, pour une minute, par le chant des psaumes qui s’élevait,sur un ton lent et bas, dans sa tête dont les tempes meurtries luisemblaient frappées par des battants de cloches.

Un matin, pourtant, ces bruits se calmèrent; il se posséda mieuxet demanda au domestique de lui présenter une glace; elle luiglissa aussitôt des mains; il se reconnaissait à peine -, la figureétait couleur de terre, les lèvres boursouflées et sèches, lalangue ridée, la peau rugueuse; ses cheveux et sa barbe que ledomestique n’avait plus taillés depuis la maladie, ajoutaientencore à l’horreur de la face creuse, des yeux agrandis etliquoreux qui brûlaient d’un éclat fébrile dans cette tête desquelette, hérissée de poils. Plus que sa faiblesse, que sesvomissements incoercibles qui rejetaient tout essai de nourriture,plus que ce marasme où il plongeait, ce changement de visagel’effraya. Il se crut perdu, puis, dans l’accablement qui l’écrasa,une énergie d’homme acculé le mit sur son séant, lui donna la forced’écrire une lettre à son médecin de Paris et de commander audomestique de partir à l’instant à sa recherche et de le ramener,coûte que coûte, le jour même.

Subitement, il passa de l’abandon le plus complet au plusfortifiant espoir; ce médecin était un spécialiste célèbre, undocteur renommé pour ses cures des maladies nerveuses: « il doitavoir guéri des cas plus têtus et plus périlleux que les miens, sedisait des Esseintes; à coup sur, je serai sur pied, dans quelquesjours »; puis, à cette confiance, un désenchantement absolusuccédait; si savants, si intuitifs qu’ils puissent être, lesmédecins ne connaissent rien aux névroses, dont ils ignorentjusqu’aux origines. De même que les autres, celui-là luiprescrirait l’éternel oxyde de zinc et la quinine, le bromure depotassium et la valériane; qui sait, continuait-il, se raccrochantaux dernières branches, si ces remèdes m’ont été jusqu’alorsinfidèles, c’est sans doute parce que je n’ai pas su les utiliser àde justes doses.

Malgré tout, cette attente d’un soulagement le ravitaillait,mais il eut une appréhension nouvelle: pourvu que le médecin soit àParis et qu’il veuille se déranger, et aussitôt la peur que sondomestique ne l’eût pas rencontré, l’atterra. Il recommençait àdéfaillir, sautant, d’une seconde à l’autre, de l’espoir le plusinsensé aux transes les plus folles, s’exagérant et ses chances desoudaine guérison et ses craintes de prompt danger; les heuress’écoulèrent et le moment vint où, désespéré, à bout de force,convaincu que décidément le médecin n’arriverait pas, il se répétarageusement que, s’il avait été secouru à temps, il eût étécertainement sauvé; puis sa colère contre le domestique, contre lemédecin qu’il accusait de le laisser mourir, s’évanouit, et enfinil s’irrita contre lui-même, se reprochant d’avoir attendu aussilongtemps pour requérir un aide, se persuadant qu’il seraitactuellement guéri s’il avait, depuis la veille seulement, réclamédes médicaments vigoureux et des soins utiles.

Peu à peu, ces alternatives d’alarmes et d’espérances quicahotaient dans sa tête vide s’apaisèrent; ces chocs achevèrent dele briser; il tomba dans un sommeil de lassitude traversé par desrêves incohérents, dans une sorte de syncope entrecoupée par desréveils sans connaissance; il avait tellement fini par perdre lanotion de ses désirs et de ses peurs qu’il demeura ahuri,n’éprouvant aucun étonnement, aucune joie, alors que tout à coup lemédecin entra.

Le domestique l’avait sans doute mis au courant de l’existencemenée par des Esseintes et des divers symptômes qu’il avait pului-même observer depuis le jour où il avait ramassé son maître,assommé par la violence des parfums, près de la fenêtre, car ilquestionna peu le malade dont il connaissait d’ailleurs et depuisde longues années les antécédents; mais il l’examina, l’ausculta etobserva avec attention les urines où certaines traînées blancheslui révélèrent l’une des causes les plus déterminantes de sanévrose. Il écrivit une ordonnance et, sans dire mot, partit,annonçant son prochain retour.

Cette visite réconforta des Esseintes qui s’effara pourtant dece silence et adjura le domestique de ne pas lui cacher pluslongtemps la vérité. Celui-ci lui affirma que le docteur nemanifestait aucune inquiétude et, si défiant qu’il fût, desEsseintes ne put saisir un signe quelconque qui décelâtl’hésitation d’un mensonge sur le tranquille visage du vieilhomme.

Alors ses pensées se déridèrent; d’ailleurs ses souffrancess’étaient tues et la faiblesse qu’il ressentait par tous lesmembres s’entait d’une certaine douceur, d’un certain dorlotementtout à la fois indécis et lent; il fut enfin stupéfié et satisfaitde ne pas être encombré de drogues et de fioles, et un pâle sourireremua les lèvres quand le domestique apporta un lavementnourrissant à la peptone et le prévint qu’il répéterait cetexercice trois fois dans les vingt-quatre heures.

L’opération réussit et des Esseintes ne put s’empêcher des’adresser de tacites félicitations à propos de cet événement quicouronnait, en quelque sorte, l’existence qu’il s’était créée; sonpenchant vers l’artificiel avait maintenant, et sans même qu’ill’eût voulu, atteint l’exaucement suprême; on n’irait pas plusloin; la nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernièredéviation qu’on pût commettre.

Ce serait délicieux, se disait-il, si l’on pouvait, une fois enpleine santé, continuer ce simple régime. Quelle économie de temps,quelle radicale délivrance de l’aversion qu’inspire aux gens sansappétit, la viande! quel définitif débarras de la lassitude quidécoule toujours du choix forcément restreint des mets! quelleénergique protestation contre le bas péché de la gourmandise! enfinquelle décisive insulte jetée à la face de cette vieille naturedont les uniformes exigences seraient pour jamais éteintes!

Et il poursuivait, se parlant à mi-voix: il serait facile des’aiguiser la faim, en s’ingurgitant un sévère apéritif, puislorsqu’on pourrait logiquement se dire: « Quelle heure se fait-ildonc? il me semble qu’il serait temps de se mettre à table, j’ail’estomac dans les talons », on dresserait le couvert en déposant lemagistral instrument sur la nappe et alors, le temps de réciter lebénédicité, et l’on aurait supprimé l’ennuyeuse et vulgaire corvéedu repas.

Quelques jours après, le domestique présenta un lavement dont lacouleur et dont l’odeur différaient absolument de celles de lapeptone.

– Mais ce n’est plus le même! s’écria des Esseintes qui regardatrès ému le liquide versé dans l’appareil. Il demanda, comme dansun restaurant, la carte, et, dépliant l’ordonnance du médecin, illut Huile de foie de morue 20 grammes Thé de boeuf 200 grammes Vinde Bourgogne 200 grammes Jaune d’oeuf no 1.

Il resta rêveur. Lui qui n’avait pu, en raison du délabrement deson estomac, s’intéresser sérieusement à l’art de la cuisine, il sesurprit tout à coup à méditer sur des combinaisons de faux gourmet;puis, une idée biscornue lui traversa la cervelle. Peut-être lemédecin avait-il cru que l’étrange palais de son client était déjàfatigué par le goût de la peptone; peut-être avait-il voulu, pareilà un chef habile, varier la saveur des aliments, empêcher que lamonotonie des plats n’amenât une complète inappétence. Une foislancé dans ces réflexions, des Esseintes rédigea des recettesinédites, préparant des dîners maigres, pour le vendredi, forçantla dose d’huile de foie de morue et de vin et rayant le thé deboeuf ainsi qu’un manger gras, expressément interdit par l’église;mais il n’eut bientôt plus à délibérer de ces boissonsnourrissantes, car le médecin parvenait, peu à peu à dompter lesvomissements et à lui faire avaler, par les voies ordinaires, unsirop de punch à la poudre de viande dont le vague arôme de cacaoplaisait à sa réelle bouche.

Des semaines s’écoulèrent, et l’estomac se décida à fonctionner;à certains instants, des nausées revenaient encore, que la bière degingembre et la potion antiémétique de Rivière arrivaient pourtantà réduire.

Enfin, peu à peu, les organes se restaurèrent; aidées par lespepsines, les véritables viandes furent digérées, les forces serétablirent et des Esseintes put se tenir debout dans sa chambre ets’essayer à marcher, en s’appuyant sur une canne et en se soutenantaux coins des meubles; au lieu de se réjouir de ce succès, iloublia ses souffrances défuntes, s’irrita de la longueur de laconvalescence, et reprocha au médecin de le traîner ainsi à petitspas. Des essais infructueux ralentirent, il est vrai, la cure; pasmieux que le quinquina, le fer, même mitigé par le laudanum,n’était accepte et l’on dut les remplacer par les arséniates, aprèsquinze jours perdus en d’inutiles efforts, comme le constataitimpatiemment des Esseintes.

Enfin, le moment échut où il put demeurer levé pendant desaprès-midi entières et se promener, sans aide, parmi ses pièces.Alors son cabinet de travail l’agaça; des défauts auxquelsl’habitude l’avait accoutumé lui sautèrent aux yeux, dès qu’il yrevint après une longue absence.

Les couleurs choisies pour être vues aux lumières des lampes luiparurent se désaccorder aux lueurs du jour; il pensa à les changeret combina pendant des heures de factieuses harmonies de teintes,d’hybrides accouplements d’étoffes et de cuirs.

– Décidément, je m’achemine vers la santé, se dit-il, relatantle retour de ses anciennes préoccupations, de ses vieuxattraits.

Un matin, tandis qu’il contemplait ses murs orange et bleu,songeant à d’idéales tentures fabriquées avec des étoles del’église grecque, rêvant à des dalmatiques russes d’orfroi, à deschapes en brocart, ramagées de lettres slavones figurées par despierres de l’Oural et des rangs de perles, le médecin entra et,observant les regards de son malade, l’interrogea.

Des Esseintes lui fit part de ses irréalisables souhaits, et ilcommençait à manigancer de nouvelles investigations de couleurs, àparler des concubinages et des ruptures de tons qu’il ménagerait,quand le médecin lui assena une douche glacée sur la tête, en luiaffirmant d’une façon péremptoire, que ce ne serait pas, en toutcas dans ce logis qu’il mettrait à exécution ses projets.

Et, sans lui laisser le temps de respirer, il déclara qu’ilétait allé au plus pressé en rétablissant les fonctions digestiveset qu’il fallait maintenant attaquer la névrose qui n’étaitnullement guérie et nécessiterait des années de régime et de soins.Il ajouta enfin qu’avant de tenter tout remède, avant de commencertout traitement hydrothérapique, impossible d’ailleurs à suivre àFontenay, il fallait quitter cette solitude, revenir à Paris,rentrer dans la vie commune, tâcher enfin de se distraire comme lesautres.

– Mais, ça ne me distrait pas, moi, les plaisirs des autres,s’écria des Esseintes indigné!

Sans discuter cette opinion, le médecin assura simplement que cechangement radical d’existence qu’il exigeait était, à ses yeux,une question de vie ou de mort, une question de santé ou de foliecompliquée à brève échéance de tubercules.

– Alors c’est la mort ou l’envoi au bagne! s’exclama desEsseintes exaspéré.

Le médecin, qui était imbu de tous les préjugés d’un homme dumonde, sourit et gagna la porte sans lui répondre.

Chapitre 16

 

Des Esseintes s’enferma dans sa chambre à coucher, se bouchantles oreilles aux coups de marteaux qui clouaient les caissesd’emballage apprêtées par les domestiques; chaque coup lui frappaitle coeur, lui enfonçait une souffrance vive, en pleine chair.L’arrêt rendu par le médecin s’accomplissait; la crainte de subir,une fois de plus, les douleurs qu’il avait supportées, la peurd’une atroce agonie avaient agi plus puissamment sur des Esseintesque la haine de la détestable existence à laquelle la juridictionmédicale le condamnait.

Et pourtant, se disait-il, il y a des gens qui viventsolitaires, sans parler à personne, qui s’absorbent à l’écart dumonde, tels que les réclusionnaires et les trappistes, et rien neprouve que ces malheureux et que ces sages deviennent des démentsou des phtisiques. Ces exemples, il les avait cités au docteur sansrésultat; celui-ci avait répété d’un ton sec et qui n’admettaitplus aucune réplique, que son verdict, d’ailleurs confirmé parl’avis de tous les nosographes de la névrose, était que ladistraction, que l’amusement, que la joie, pouvaient seuls influersur cette maladie dont tout le côté spirituel échappait à la forcechimique des remèdes; et, impatienté par les récriminations de sonmalade, il avait, une dernière fois, déclaré qu’il se refusait àlui continuer ses soins s’il ne consentait pas à changer d’air, àvivre dans de nouvelles conditions d’hygiène.

Des Esseintes s’était aussitôt rendu à Paris, avait consultéd’autres spécialistes, leur avait impartialement soumis son cas,et, tous ayant, sans hésiter, approuvé les prescriptions de leurconfrère, il avait loué un appartement encore inoccupé dans unemaison neuve, était revenu à Fontenay et, blanc de rage, avaitdonné des ordres pour que le domestique préparât les malles.

Enfoui dans son fauteuil, il ruminait maintenant sur cetteexpresse observance qui bouleversait ses plans, rompait lesattaches de sa vie présente, enterrait ses projets futurs. Ainsi,sa béatitude était finie! ce havre qui l’abritait, il fallaitl’abandonner, rentrer en plein dans cette intempérie de bêtise quil’avait autrefois battu!

Les médecins parlaient d’amusement, de distraction; et avec qui,et, avec quoi, voulaient-ils donc qu’il s’égayât et qu’il seplût?

Est-ce qu’il ne s’était pas mis lui-même au ban de la société?est-ce qu’il connaissait un homme dont l’existence essayerait,telle que la sienne, de se reléguer dans la contemplation, de sedétenir dans le rêve? est-ce qu’il connaissait un homme capabled’apprécier la délicatesse d’une phrase, le subtil d’une peinture,la quintessence d’une idée, un homme dont l’âme fût assezchantournée, pour comprendre Mallarmé et aimer Verlaine?

Où, quand, dans quel monde devait-il sonder pour découvrir unesprit jumeau, un esprit détaché des lieux communs, bénissant lesilence comme un bienfait, l’ingratitude comme un soulagement, ladéfiance comme un garage, comme un port?

Dans le monde où il avait vécu, avant son départ pour Fontenay?- Mais la plupart des hobereaux qu’il avait fréquentés, avaient dû,depuis cette époque, se déprimer davantage dans les salons,s’abêtir devant les tables de jeux, s’achever dans les lèvres desfilles; la plupart même devaient s’être mariés; après avoir eu,leur vie durant, les restants des voyous, c’était leurs femmes quipossédaient maintenant les restes des voyoutes, car, maître desprémices, le peuple était le seul qui n’eût pas du rebut!

Quel joli chassé-croisé, quel bel échange que cette coutumeadoptée par une société pourtant bégueule! se disait desEsseintes.

Puis, la noblesse décomposée était morte; l’aristocratie avaitversé dans l’imbécillité ou dans l’ordure! Elle s’éteignait dans legâtisme de ses descendants dont les facultés baissaient à chaquegénération et aboutissaient à des instincts de gorilles fermentésdans des crânes de palefreniers et de jockeys, ou bien encore,ainsi que les Choiseul-Praslin, les Polignac, les Chevreuse, elleroulait dans la boue de procès qui la rendaient égale en turpitudeaux autres classes.

Les hôtels mêmes, les écussons séculaires, la tenue héraldique,le maintien pompeux de cette antique caste avaient disparu. Lesterres ne rapportant plus, elles avaient été avec les châteauxmises à l’encan, car l’or manquait pour acheter les maléficesvénériens aux descendants hébétés des vieilles races!

Les moins scrupuleux, les moins obtus, jetaient toute vergogne àbas; ils trempaient dans des gabegies, vannaient la bourbe desaffaires, comparaissaient, ainsi que de vulgaires filous, en courd’assises, et ils servaient à rehausser un peu la justice humainequi, ne pouvant se dispenser toujours d’être partiale, finissaitpar les nommer bibliothécaires dans les maisons de force.

Cette âpreté de gain, ce prurit de lucre, s’étaient aussirépercutés dans cette autre classe qui s’était constamment étayéesur la noblesse, dans le clergé. Maintenant on apercevait, auxquatrièmes pages des journaux, des annonces de cors aux piedsguéris par un prêtre. Les monastères s’étaient métamorphosés en desusines d’apothicaires et de liquoristes. Ils vendaient des recettesou fabriquaient eux-mêmes: l’ordre de Cîteaux, du chocolat, de latrappistine, de la semouline et de l’alcoolature d’arnica; les ff.maristes du biphosphate de chaux médicinal et de l’eau d’arquebuse;les jacobins de l’élixir antiapoplectique; les disciples de saintBenoît, de la bénédictine; les religieux de saint Bruno, de lachartreuse.

Le négoce avait envahi les cloîtres où, en guised’antiphonaires, les grands livres de commerce posaient sur deslutrins. De même qu’une lèpre, l’avidité du siècle ravageaitl’église, courbait des moines sur des inventaires et des factures,transformait les supérieurs en des confiseurs et des médicastres,les frères lais et les convers, en de vulgaires emballeurs et debas potards.

Et cependant, malgré tout, il n’y avait encore que lesecclésiastiques parmi lesquels des Esseintes pouvait espérer desrelations appariées jusqu’à un certain point avec ses goûts; dansla société de chanoines généralement doctes et bien élevés, ilaurait pu passer quelques soirées affables et douillettes; maisencore eût-il fallu qu’il partageât leurs croyances, qu’il neflottât point entre des idées sceptiques et des élans de convictionqui remontaient de temps à autre, sur l’eau, soutenus par lessouvenirs de son enfance.

Il eût fallu avoir des opinions identiques, ne pas admettre, etil le faisait volontiers dans ses moments d’ardeur, un catholicismesalé d’un peu de magie, comme sous Henri III, et d’un peu desadisme, comme à la fin du dernier siècle. Ce cléricalisme spécial,ce mysticisme dépravé et artistement pervers vers lequel ils’acheminait, à certaines heures, ne pouvait même être discuté avecun prêtre qui ne l’eût pas compris ou l’eût aussitôt banni avechorreur.

Pour la vingtième fois, cet irrésoluble problème l’agitait. Ileût voulu que cet état de suspicion dans lequel il s’étaitvainement débattu, à Fontenay, prît fin; maintenant qu’il devaitfaire peau neuve, il eût voulu se forcer à posséder la foi, à sel’incruster dès qu’il la tiendrait, à se la visser par des cramponsdans l’âme, à la mettre enfin à l’abri de toutes ces réflexions quil’ébranlent et qui la déracinent; mais plus il la souhaitait etmoins la vacance de son esprit se comblait, plus la visitation duChrist tardait à venir. à mesure même que sa faim religieuses’augmentait, à mesure qu’il appelait de toutes ses forces, commeune rançon pour l’avenir, comme un subside pour sa vie nouvelle,cette foi qui se laissait voir, mais dont la distance à franchirl’épouvantait, des idées se pressaient dans son esprit toujours enignition, repoussant sa volonté mal assise, rejetant par des motifsde bon sens, par des preuves de mathématique, les mystères et lesdogmes!

Il faudrait pouvoir s’empêcher de discuter avec soi-même, sedit-il douloureusement; il faudrait pouvoir fermer les yeux, selaisser emporter par ce courant, oublier ces maudites découvertesqui ont détruit l’édifice religieux, du haut en bas, depuis deuxsiècles.

Et encore, soupira-t-il, ce ne sont ni les physiologistes ni lesincrédules qui démolissent le catholicisme, ce sont les prêtres,eux-mêmes, dont les maladroits ouvrages extirperaient lesconvictions les plus tenaces.

Dans la bibliothèque dominicaine, un docteur en théologie, unfrère prêcheur, le R.P. Rouard de Card, ne s’était-il pas trouvéqui, à l’aide d’une brochure intitulée: « De la falsification dessubstances sacramentelles » avait péremptoirement démontré que lamajeure partie des messes n’était pas valide, par ce motif que lesmatières servant au culte étaient sophistiquées par descommerçants.

Depuis des années, les huiles saintes étaient adultérées par dela graisse de volaille; la cire, par des os calcinés; l’encens, parde la vulgaire résine et du vieux benjoin. Mais ce qui était pis,c’était que les substances, indispensables au saint sacrifice, lesdeux substances sans lesquelles aucune oblation n’est possible,avaient, elles aussi, été dénaturées: le vin, par de multiplescoupages, par d’illicites introductions de bois de Fernambouc, debaies d’hièble, d’alcool, d’alun, de salicylate, de litharge; lepain, ce pain de l’eucharistie qui doit être pétri avec la finefleur des froments, par de la farine de haricots, de la potasse etde la terre de pipe!

Maintenant enfin, l’on était allé plus loin; l’on avait osésupprimer complètement le blé et d’éhontés marchands fabriquaientpresque toutes les hosties avec de la fécule de pomme de terre!

Or, Dieu se refusait à descendre dans la fécule. C’était un faitindéniable, sûr; dans le second tome de sa théologie morale, S.E.le cardinal Gousset, avait, lui aussi, longuement traité cettequestion de la fraude au point de vue divin; et, suivantl’incontestable autorité de ce maître, l’on ne pouvait consacrer lepain composé de farine d’avoine, de blé sarrasin, ou d’orge, et sile cas demeurait au moins douteux pour le pain de seigle, il nepouvait soutenir aucune discussion, prêter à aucun litige, quand ils’agissait d’une fécule qui, selon l’expression ecclésiastique,n’était, à aucun titre, matière compétente du sacrement.

Par suite de la manipulation rapide de la fécule et de la belleapparence que présentaient les pains azymes créés avec cettematière, cette indigne fourberie s’était tellement propagée que lemystère de la transsubstantiation n’existait presque jamais plus etque les prêtres et les fidèles communiaient, sans le savoir, avecdes espèces neutres.

Ah! le temps était loin où Radegonde, reine de France, préparaitelle-même le pain destiné aux autels, le temps où, d’après lescoutumes de Cluny, trois prêtres ou trois diacres, à jeun, vêtus del’aube et de l’amict, se lavaient le visage et les doigts, triaientle froment, grain à grain, l’écrasaient sous la meule, pétrissaientla pâte dans une eau froide et pure et la cuisaient eux-mêmes surun feu clair, en chantant des psaumes!

Tout cela n’empêche, se dit des Esseintes, que cette perspectived’être constamment dupé, même à la sainte table, n’est point faitepour enraciner des croyances déjà débiles; puis, comment admettrecette omnipotence qu’arrêtent une pincée de fécule et un soupçond’alcool? Ces réflexions assombrirent encore l’aspect de sa viefuture, rendirent son horizon plus menaçant et plus noir.

Décidément, il ne lui restait aucune rade, aucune berge.Qu’allait-il devenir dans ce Paris où il n’avait ni famille niamis? Aucun lien ne l’attachait plus à ce faubourg Saint-Germainqui chevrotait de vieillesse, s’écaillait en une poussière dedésuétude, gisait dans une société nouvelle comme une écaledécrépite et vide! Et quel point de contact pouvait-il existerentre lui et cette classe bourgeoise qui avait peu à peu monté,profitant de tous les désastres pour s’enrichir, suscitant toutesles catastrophes pour imposer le respect de ses attentats et de sesvols?

Après l’aristocratie de la naissance, c’était maintenantl’aristocratie de l’argent; c’était le califat des comptoirs, ledespotisme de la rue du Sentier, la tyrannie du commerce aux idéesvénales et étroites, aux instincts vaniteux et fourbes.

Plus scélérate, plus vile que la noblesse dépouillée et que leclergé déchu, la bourgeoisie leur empruntait leur ostentationfrivole, leur jactance caduque, qu’elle dégradait par son manque desavoir-vivre, leur volait leurs défauts qu’elle convertissait end’hypocrites vices; et, autoritaire et sournoise, basse et couarde,elle mitraillait sans pitié son éternelle et nécessaire dupe, lapopulace, qu’elle avait elle-même démuselée et apostée pour sauterà la gorge des vieilles castes!

Maintenant, c’était un fait aquis.Une fois sa besogne terminée,la plèbe avait été, par mesure d’hygiène, saignée à blanc; lebourgeois, rassurée, trônait, jovial, de par la force de son argentet la contagion de sa sottise. Le résultat de son avènement avaitété l’écrasement de toute intelligence, la négation de touteprobité, la mort de tout art, et, en effet, les artistes aviliss’étaient agenouillés, et ils mangeaient, ardemment, de baisers lespieds fétides des hauts maquignons et des bas satrapes dont lesaumônes les faisaient vivre!

C’était, en peinture, un déluge de niaiseries molles; enlittérature, une imtempérence de style plat et d’idées lâches, caiil lui fallait de l’honnêteté au tripoteur d’affaires, de la vertuau flibustier qui pourchassait une dot pour son fils et refusait depayer celle de sa fille; de l’amour chaste au voltairien quiaccusait le clergé de viols, et s’en allait renifler hypocritement,bêtement, sans dépravation réelle d’art, dans les chambrestroubles, l’eau grasse des cuvettes et le poivre tiède des jupessales!

C’était le grand bagne de l’Amérique transporté sur notrecontinent; c’était enfin, l’immense, la profonde, l’inconmensurablegoujaterie du financier et du parvenu, rayonnant, tel qu’un abjectsoleil, sur la ville idolâtre qui éjaculait, à plat ventre,d’impurs cantiques devant le tabernacle impie des banques!

Eh! croule donc, société! meurs donc, vieux monde! s’écria desEsseintes, indigné par l’ignominie du spectacle qu’il évoquait; cecri rompit le cauchemar qui l’opprimait

Ah! fit-il, dire que tout cela n’est pas un rêve! dire que jevais rentrer dans la turpide et servile cohue du siècle! Ilappelait à l’aide pour se cicatriser, les consolantes maximes deSchopenhauer, il se répétait le douloureux axiome de Pascal « L’âmene voit rien qui ne l’afflige quand elle y pense », mais les motsrésonnaient, dans son esprit comme des sons privés de sens sonennui les désagrégeait, leur ôtait toute signification, toute vertusédative, toute vigueur effective et douce.

Il s’apercevait enfin que les raisonnements du pessimismeétaient impuissants à le soulager, que l’impossible croyance en unevie future serait seule apaisante.

Un accès de rage balayait, ainsi qu’un ouragan, ses essais derésignation, ses tentatives d’indifférence. Il ne pouvait se ledissimuler, il n’y avait rien, plus rien, tout était par terre; lesbourgeois bâfraient de même qu’à Clamart sur leurs genoux, dans dupapier, sous les ruines grandioses de l’église qui étaient devenuesun lieu de rendez-vous, un amas de décombres, souillées pard’inqualifiables quolibets et de scandaleuses gaudrioles. Est-ceque, pour montrer une bonne fois qu’il existait, le terrible Dieude la Genèse et le pâle Décloué du Golgotha n’allaient pointranimer les cataclysmes éteints, rallumer les pluies de flamme quiconsumèrent les cités jadis réprouvées et les villes mortes? Est-ceque cette fange allait continuer à couler et à couvrir de sapestilence ce vieux monde où ne poussaient plus que des semaillesd’iniquités et des moissons d’opprobres?

La porte s’ouvrit brusquement; dans le lointain, encadrés par lechambranle, des hommes coiffés d’un lampion, avec des joues raséeset une mouche sous la lèvre, parurent, maniant des caisses etcharriant des meubles, puis la porte se referma sur le domestiquequi emportait des paquets de livres. Des Esseintes tomba, accablé,sur une chaise. – Dans deux jours je serai à Paris; allons, fit-il,tout est bien fini; comme un raz de marée, les vagues de lamédiocrité humaine montent jusqu’au ciel et elles vont engloutir lerefuge dont j’ouvre, malgré moi, les digues. Ah! le courage me faitdéfaut et le coeur me lève! – Seigneur, prenez pitié du chrétienqui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la viequi s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament quen’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir!

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