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Adolphe

Adolphe

de Benjamin Constant

Préface de la seconde édition ou essai sur le caractère et le résultat moral de l’ouvrage

Le succès de ce petit ouvrage nécessitant une seconde édition, j’en profite pour y joindre quelques réflexions sur le caractère et la morale de cette anecdote à laquelle l’attention du public donne une valeur que j’étais loin d’y attacher.

J’ai déjà protesté contre les allusions qu’une malignité qui aspire au mérite de la pénétration, par d’absurdes conjectures, a cru y trouver. Si j’avais donné lieu réellement à des interprétations pareilles, s’il se rencontrait dans mon livre une seule phrase qui pût les autoriser, je me considérerais comme digne d’un blâme rigoureux.

Mais tous ces rapprochements prétendus sont heureusement trop vagues et trop dénués de vérité, pour avoir fait impression. Aussi n’avaient-ils point pris naissance dans la société. Ils étaient l’ouvrage de ces hommes qui, n’étant pas admis dans le monde, l’observent du dehors, avec une curiosité gauche et une vanité blessée, et cherchent à trouver ou à causer du scandale,dans une sphère au-dessus d’eux.

Ce scandale est si vite oublié que j’ai peut-être tort d’en parler ici. Mais j’en ai ressenti une pénible surprise, qui m’a laissé le besoin de répéter qu’aucun des caractères tracés dans Adolphe n’a de rapport avec aucun des individus que je connais, que je n’ai voulu en peindre aucun, ami ou indifférent ; car envers ceux-ci mêmes, je me crois lié par cet engagement tacite d’égards et de discrétion réciproque, sur lequel la société repose.

Au reste, des écrivains plus célèbres que moi ont éprouvé le même sort. L’on a prétendu que M. de Chateaubriand s’était décrit dans René ; et lafemme la plus spirituelle de notre siècle, en même temps qu’elleest la meilleure, Mme de Staël a étésoupçonnée, non seulement s’être peinte dans Delphine et dansCorinne, mais d’avoir tracé de quelques-unes de ses connaissancesdes portraits sévères ; imputations bien peu méritées ;car, assurément, le génie qui créa Corinne n’avait pas besoin desressources de la méchanceté, et toute perfidie sociale estincompatible avec le caractère deMme de Staël, ce caractère si noble, sicourageux dans la persécution, si fidèle dans l’amitié, si généreuxdans le dévouement.

Cette fureur de reconnaître dans les ouvragesd’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde, est pources ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime unedirection fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité.Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserieà la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœurhumain.

Je pense, je l’avoue, qu’on a pu trouver dansAdolphe un but plus utile et, si j’ose le dire, plus relevé.

Je n’ai pas seulement voulu prouver le dangerde ces liens irréguliers, où l’on est d’ordinaire d’autant plusenchaîné qu’on se croit plus libre. Cette démonstration aurait bieneu son utilité ; mais ce n’était pas là toutefois mon idéeprincipale.

Indépendamment de ces liaisons établies que lasociété tolère et condamne, il y a dans la simple habituded’emprunter le langage de l’amour, et de se donner ou de fairenaître en d’autres des émotions de cœur passagères, un danger quin’a pas été suffisamment apprécié jusqu’ici. L’on s’engage dans uneroute dont on ne saurait prévoir le terme, l’on ne sait ni ce qu’oninspirera, ni ce qu’on s’expose à éprouver. L’on porte en se jouantdes coups dont on ne calcule ni la force, ni la réaction sursoi-même ; et la blessure qui semble effleurer, peut êtreincurable.

Les femmes coquettes font déjà beaucoup demal, bien que les hommes, plus forts, plus distraits du sentimentpar des occupations impérieuses, et destinés à servir de centre àce qui les entoure, n’aient pas au même degré que les femmes, lanoble et dangereuse faculté de vivre dans un autre et pour unautre. Mais combien ce manège, qu’au premier coup d’œil on jugeraitfrivole, devient plus cruel quand il s’exerce sur des êtresfaibles, n’ayant de vie réelle que dans le cœur, d’intérêt profondque dans l’affection, sans activité qui les occupe, et sanscarrière qui les commande, confiantes par nature, crédules par uneexcusable vanité, sentant que leur seule existence est de se livrersans réserve à un protecteur, et entraînées sans cesse à confondrele besoin d’appui et le besoin d’amour !

Je ne parle pas des malheurs positifs quirésultent de liaisons formées et rompues, du bouleversement dessituations, de la rigueur des jugements publics, et de lamalveillance de cette société implacable, qui semble avoir trouvédu plaisir à placer les femmes sur un abîme pour les condamner, sielles y tombent. Ce ne sont là que des maux vulgaires. Je parle deces souffrances du cœur, de cet étonnement douloureux d’une âmetrompée, de cette surprise avec laquelle elle apprend que l’abandondevient un tort, et les sacrifices des crimes aux yeux mêmes decelui qui les reçut. Je parle de cet effroi qui la saisit, quandelle se voit délaissée par celui qui jurait de la protéger ;de cette défiance qui succède à une confiance si entière, et qui,forcée à se diriger contre l’être qu’on élevait au-dessus de tout,s’étend par là même au reste du monde. Je parle de cette estimerefoulée sur elle-même, et qui ne sait où se placer.

Pour les hommes mêmes, il n’est pasindifférent de faire ce mal. Presque tous se croient bien plusmauvais, plus légers qu’ils ne sont. Ils pensent pouvoir rompreavec facilité le lien qu’ils contractent avec insouciance. Dans lelointain, l’image de la douleur paraît vague et confuse, tellequ’un nuage qu’ils traverseront sans peine. Une doctrine defatuité, tradition funeste, que lègue à la vanité de la générationqui s’élève la corruption de la génération qui a vieilli, uneironie devenue triviale, mais qui séduit l’esprit par desrédactions piquantes, comme si les rédactions changeaient le fonddes choses, tout ce qu’ils entendent, en un mot ; et tout cequ’ils disent, semble les armer contre les larmes qui ne coulentpas encore. Mais lorsque ces larmes coulent, la nature revient eneux, malgré l’atmosphère factice dont ils s’étaient environnés. Ilssentent qu’un être qui souffre par ce qu’il aime est sacré. Ilssentent que dans leur cœur même qu’ils ne croyaient pas avoir misde la partie, se sont enfoncées les racines du sentiment qu’ils ontinspiré, et s’ils veulent dompter ce que par habitude ils nommentfaiblesse, il faut qu’ils descendent dans ce cœur misérable, qu’ilsy froissent ce qu’il y a de généreux, qu’ils y brisent ce qu’il y ade fidèle, qu’ils y tuent ce qu’il y a de bon. Ils réussissent,mais en frappant de mort une portion de leur âme, et ils sortent dece travail ayant trompé la confiance, bravé la sympathie, abusé dela faiblesse, insulté la morale en la rendant l’excuse de ladureté, profané toutes les expressions et foulé aux pieds tous lessentiments. Ils survivent ainsi à leur meilleure nature, pervertispar leur victoire, ou honteux de cette victoire, si elle ne les apas pervertis.

Quelques personnes m’ont demandé ce qu’auraitdû faire Adolphe, pour éprouver et causer moins de peine ? Saposition et celle d’Ellénore étaient sans ressource, et c’estprécisément ce que j’ai voulu. Je l’ai montré tourmenté, parcequ’il n’aimait que faiblement Ellénore ; mais il n’eût pas étémoins tourmenté, s’il l’eût aimée davantage. Il souffrait par elle,faute de sentiments : avec un sentiment plus passionné, il eûtsouffert pour elle. La société, désapprobatrice et dédaigneuse,aurait versé tous ses venins sur l’affection que son aveu n’eût passanctionnée : C’est ne pas commencer de telles liaisons qu’ilfaut pour le bonheur de la vie : quand on est entré dans cetteroute, on n’a plus que le choix des maux.

Préface de la troisième édition

Ce n’est pas sans quelque hésitation que j’aiconsenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dixans. Sans la presque certitude qu’on voulait en faire unecontrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupartde celles que répandent en Allemagne et qu’introduisent en Franceles contrefacteurs belges, serait grossie d’additions etd’interpolations auxquelles je n’aurais point eu de part, je ne meserais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l’unique penséede convaincre deux ou trois amis réunis à la campagne de lapossibilité de donner une sorte d’intérêt à un roman dont lespersonnages se réduiraient à deux, et dont la situation seraittoujours la même.

Une fois occupé de ce travail, j’ai vouludévelopper quelques autres idées qui me sont survenues et ne m’ontpas semblé sans une certaine utilité. J’ai voulu peindre le mal quefont éprouver même aux cœurs arides les souffrances qu’ils causent,et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou pluscorrompus qu’ils ne le sont. À distance, l’image de la douleurqu’on impose paraît vague et confuse, telle qu’un nuage facile àtraverser ; on est encouragé par l’approbation d’une sociététoute factice, qui supplée aux principes par les règles et auxémotions par les convenances, et qui hait le scandale commeimportun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vicequand le scandale ne s’y trouve pas. On pense que des liens forméssans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on voitl’angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureuxétonnement d’une âme trompée, cette défiance qui succède à uneconfiance si complète, et qui, forcée de se diriger contre l’être àpart du reste du monde, s’étend à ce monde tout entier, cetteestime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus où se replacer,on sent alors qu’il y a quelque chose de sacré dans le cœur quisouffre, parce qu’il aime ; on découvre combien sont profondesles racines de l’affection qu’on croyait inspirer sans lapartager : et si l’on surmonte ce qu’on appel la faiblesse,c’est en détruisant en soi-même tout ce qu’on a de généreux, endéchirant tout ce qu’on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu’on ade noble et de bon. On se relève de cette victoire, à laquelle lesindifférents et les amis applaudissent, ayant frappé de mort uneportion de son âme, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse,outragé la morale en la prenant pour prétexte de la dureté ;et l’on survit à sa meilleure nature, honteux ou perverti par cetriste succès.

Tel a été le tableau que j’ai voulu tracerdans Adolphe. Je ne sais si j’ai réussi ; ce qui me feraitcroire au moins à un certain mérite de vérité, c’est que presquetous ceux de mes lecteurs que j’ai rencontrés m’ont parléd’eux-mêmes comme ayant été dans la position de mon héros. Il estvrai qu’à travers les regrets qu’ils montraient de toutes lesdouleurs qu’ils avaient causées perçait je ne sais quellesatisfaction de fatuité ; ils aimaient à se peindre, commeayant, de même qu’Adolphe, été poursuivis par les opiniâtresaffections qu’ils avaient inspirées, et victimes de l’amour immensequ’on avait conçu pour eux. Je crois que pour la plupart ils secalomniaient, et que si leur vanité les eût laissés tranquilles,leur conscience eût pu rester en repos.

Quoi qu’il en soit, tout ce qui concerneAdolphe m’est devenu fort indifférent ; je n’attache aucunprix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en lelaissant reparaître devant un public qui l’a probablement oublié,si tant est que jamais il l’ait connu, a été de déclarer que touteédition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé danscelle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n’en serais pasresponsable.

Avis de l’éditeur

Je parcourais l’Italie, il y a bien desannées. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza, petit village dela Calabre, par un débordement du Neto ; il y avait dans lamême auberge un étranger qui se trouvait forcé d’y séjourner pourla même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste. Il netémoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui,comme au seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retardque notre marche éprouvait. « Il m’est égal, me répondit-il,d’être ici ou ailleurs. » Notre hôte, qui avait causé avec undomestique napolitain, qui servait cet étranger sans savoir sonnom, me dit qu’il ne voyageait point par curiosité, car il nevisitait ni les ruines, ni les sites, ni les monuments, ni leshommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d’une manière suivie ;il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait lesjournées entières assis, immobile, la tête appuyée sur les deuxmains.

Au moment où les communications, étantrétablies, nous auraient permis de partir, cet étranger tomba trèsmalade. L’humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprèsde lui pour le soigner. Il n’y avait à Cerenza qu’un chirurgien devillage ; je voulais envoyer à Cozenze chercher des secoursplus efficaces. « Ce n’est pas la peine, me ditl’étranger ; l’homme que voilà est précisément ce qu’il mefaut. » Il avait raison, peut-être plus qu’il ne pensait, carcet homme le guérit. « Je ne vous croyais pas sihabile », lui dit-il avec une sorte d’humeur en lecongédiant ; puis il me remercia de mes soins, et ilpartit.

Plusieurs mois après, je reçus, à Naples, unelettre de l’hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la routequi conduit à Strongoli, route que l’étranger et moi nous avionssuivie, mais séparément. L’aubergiste qui me l’envoyait se croyaitsûr qu’elle appartenait à l’un de nous deux. Elle renfermaitbeaucoup de lettres fort anciennes sans adresses, ou dont lesadresses et les signatures étaient effacées, un portrait de femmeet un cahier contenant l’anecdote ou l’histoire qu’on va lire.L’étranger, propriétaire de ces effets, ne m’avait laissé, en mequittant, aucun moyen de lui écrire ; je les conservais depuisdix ans, incertain de l’usage que je devais en faire, lorsqu’enayant parlé par hasard à quelques personnes dans une villed’Allemagne, l’une d’entre elles me demanda avec instance de luiconfier le manuscrit dont j’étais dépositaire. Au bout de huitjours, ce manuscrit me fut renvoyé avec une lettre que j’ai placéeà la fin de cette histoire, parce qu’elle serait inintelligible sion la lisait avant de connaître l’histoire elle-même.

Cette lettre m’a décidé à la publicationactuelle, en me donnant la certitude qu’elle ne peut offenser nicompromettre personne. Je n’ai pas changé un mot àl’original ; la suppression même des noms propres ne vient pasde moi : ils n’étaient désignés que comme ils sont encore, pardes lettres initiales.

Chapitre 1

 

Je venais de finir à vingt-deux ans mes étudesà l’université de Gottingue. – L’intention de mon père, ministre del’électeur de **, était que je parcourusse les pays les plusremarquables de l’Europe. Il voulait ensuite m’appeler auprès delui, me faire entrer dans le département dont la direction luiétait confiée, et me préparer à le remplacer un jour. J’avaisobtenu, par un travail assez opiniâtre, au milieu d’une vie trèsdissipée, des succès qui m’avaient distingué de mes compagnonsd’étude, et qui avaient fait concevoir à mon père sur moi desespérances probablement fort exagérées.

Ces espérances l’avaient rendu très indulgentpour beaucoup de fautes que j’avais commises. Il ne m’avait jamaislaissé souffrir des suites de ces fautes. Il avait toujoursaccordé, quelquefois prévenu, mes demandes à cet égard.

Malheureusement sa conduite était plutôt nobleet généreuse que tendre. J’étais pénétré de tous ses droits à mareconnaissance et à mon respect. Mais aucune confiance n’avaitexisté jamais entre nous. Il avait dans l’esprit je ne sais quoid’ironique qui convenait mal à mon caractère. Je ne demandais alorsqu’à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses quijettent l’âme hors de la sphère commune, et lui inspirent le dédainde tous les objets qui l’environnent. Je trouvais dans mon père,non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique, quisouriait d’abord de pitié, et qui finissait bientôt la conversationavec impatience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huitpremières années, d’avoir eu jamais un entretien d’une heure aveclui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils,raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous enprésence l’un de l’autre qu’il y avait en lui quelque chose decontraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui réagissait sur moid’une manière pénible. Je ne savais pas alors ce que c’était que latimidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dansl’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressionsles plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notrebouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nousexprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère,comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de ladouleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je nesavais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et quesouvent, après avoir longtemps attendu de moi quelques témoignagesd’affection que sa froideur apparente semblait m’interdire, il mequittait les yeux mouillés de larmes et se plaignait à d’autres dece que je ne l’aimais pas.

Ma contrainte avec lui eut une grandeinfluence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité,parce que j’étais plus jeune, je m’accoutumai à renfermer enmoi-même tout ce que j’éprouvais, à ne former que des planssolitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, àconsidérer les avis, l’intérêt, l’assistance et jusqu’à la seuleprésence des autres comme une gêne et comme un obstacle. Jecontractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui m’occupait, dene me soumettre à la conversation que comme à une nécessitéimportune et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle quime la rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mesvéritables pensées. De là une certaine absence d’abandonqu’aujourd’hui encore mes amis me reprochent, et une difficulté decauser sérieusement que j’ai toujours peine à surmonter. Il enrésulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une grandeimpatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincibled’en former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que toutseul, et tel est même à présent l’effet de cette disposition d’âmeque, dans les circonstances les moins importantes, quand je doischoisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et monmouvement naturel est de la fuir pour délibérer en paix. Je n’avaispoint cependant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère paraîtannoncer : tout en ne m’intéressant qu’à moi, je m’intéressaisfaiblement à moi-même. Je portais au fond de mon cœur un besoin desensibilité dont je ne m’apercevais pas, mais qui, ne trouvantpoint à se satisfaire, me détachait successivement de tous lesobjets qui tour à tour attiraient ma curiosité. Cette indifférencesur tout s’était encore fortifiée par l’idée de la mort, idée quim’avait frappé très jeune, et sur laquelle je n’ai jamais conçu queles hommes s’étourdissent si facilement. J’avais à l’âge dedix-sept ans vu mourir une femme âgée, dont l’esprit, d’unetournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer lemien. Cette femme, comme tant d’autres, s’était, à l’entrée de sacarrière, lancée vers le monde, qu’elle ne connaissait pas, avec lesentiment d’une grande force d’âme et de facultés vraimentpuissantes. Comme tant d’autres aussi, faute de s’être pliée à desconvenances factices, mais nécessaires, elle avait vu sesespérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir ; et lavieillesse enfin l’avait atteinte sans la soumettre. Elle vivaitdans un château voisin d’une de nos terres, mécontente et retirée,n’ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec sonesprit. Pendant près d’un an, dans nos conversations inépuisables,nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces, et la morttoujours pour terme de tout ; et après avoir tant causé de lamort avec elle, j’avais vu la mort la frapper à mes yeux.

Cet événement m’avait rempli d’un sentimentd’incertitude sur la destinée, et d’une rêverie vague qui nem’abandonnait pas. Je lisais de préférence dans les poètes ce quirappelait la brièveté de la vie humaine. Je trouvais qu’aucun butne valait la peine d’aucun effort. Il est assez singulier que cetteimpression se soit affaiblie précisément à mesure que les années sesont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérancequelque chose de douteux, et que, lorsqu’elle se retire de lacarrière de l’homme, cette carrière prend un caractère plus sévère,mais plus positif ? Serait-ce que la vie semble d’autant plusréelle que toutes les illusions disparaissent, comme la cime desrochers se dessine mieux dans l’horizon lorsque les nuages sedissipent ?

Je me rendis, en quittant Gottingue, dans lapetite ville de D**. Cette ville était la résidence d’un princequi, comme la plupart de ceux de l’Allemagne, gouvernait avecdouceur un pays de peu d’étendue, protégeait les hommes éclairésqui venaient s’y fixer, laissait à toutes les opinions une libertéparfaite, mais qui, borné par l’ancien usage à la société de sescourtisans, ne rassemblait par là même autour de lui que des hommesen grande partie insignifiants ou médiocres. Je fus accueilli danscette cour avec la curiosité qu’inspire naturellement tout étrangerqui vient rompre le cercle de la monotonie et de l’étiquette.Pendant quelques mois je ne remarquai rien qui put captiver monattention. J’étais reconnaissant de l’obligeance qu’on metémoignait ; mais tantôt ma timidité m’empêchait d’enprofiter, tantôt la fatigue d’une agitation sans but me faisaitpréférer la solitude aux plaisirs insipides que l’on m’invitait àpartager. Je n’avais de haine contre personne, mais peu de gensm’inspiraient de l’intérêt ; or les hommes se blessent del’indifférence, ils l’attribuent à la malveillance ou àl’affectation ; ils ne veulent pas croire qu’on s’ennuie aveceux, naturellement. Quelquefois je cherchais a contraindre monennui ; je me réfugiais dans une taciturnité profonde :on prenait cette taciturnité pour du dédain. D’autres fois, lassémoi-même de mon silence, je me laissais aller à quelquesplaisanteries, et mon esprit, mis en mouvement, m’entraînaitau-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les ridiculesque j’avais observés durant un mois. Les confidents de mesépanchements subits et involontaires ne m’en savaient aucun gré etavaient raison ; car c’était le besoin de parler qui mesaisissait, et non la confiance. J’avais contracté dans mesconversations avec la femme qui la première avait développé mesidées une insurmontable aversion pour toutes les maximes communeset pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j’entendaisla médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bienétablis, bien incontestables en fait de morale, de convenances oude religion, choses qu’elle met assez volontiers sur la même ligne,je me sentais poussé à la contredire, non que j’eusse adopté desopinions opposées, mais parce que j’étais impatiente d’uneconviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel instinctm’avertissait, d’ailleurs, de me défier de ces axiomes généraux siexempts de toute restriction, si purs de toute nuance. Les sotsfont de leur morale une masse compacte et indivisible, pour qu’ellese mêle le moins possible avec leurs actions et les laisse libresdans tous les détails.

Je me donnai bientôt, par cette conduite unegrande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté. Mesparoles amères furent considérées comme des preuves d’une âmehaineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout cequ’il y avait de plus respectable. Ceux dont j’avais eu le tort deme moquer trouvaient commode de faire cause commune avec lesprincipes qu’ils m’accusaient de révoquer en doute : parce quesans le vouloir je les avais fait rire aux dépens les uns desautres, tous se réunirent contre moi. On eût dit qu’en faisantremarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence qu’ilsm’avaient faite. On eût dit qu’en se montrant à mes yeux telsqu’ils étaient, ils avaient obtenu de ma part la promesse dusilence : je n’avais point la conscience d’avoir accepté cetraité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donnerample carrière : j’en trouvais à les observer et à lesdécrire ; et ce qu’ils appelaient une perfidie me paraissaitun dédommagement tout innocent et très légitime.

Je ne veux point ici me justifier : j’airenoncé depuis longtemps à cet usage frivole et facile d’un espritsans expérience ; je veux simplement dire, et cela pourd’autres que pour moi qui suis maintenant à l’abri du monde, qu’ilfaut du temps pour s’accoutumer à l’espèce humaine, telle quel’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur nous l’ont faite.L’étonnement de la première jeunesse, à l’aspect d’une société sifactice et si travaillée, annonce plutôt un cœur naturel qu’unesprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre.Elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellementpuissante, qu’elle ne tarde pas a nous façonner d’après le mouleuniversel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre anciennesurprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme,comme l’on finit par respirer librement dans un spectacle encombrépar la foule, tandis qu’en y entrant on n’y respirait qu’aveceffort.

Si quelques-uns échappent à cette destinéegénérale, ils renferment en eux-mêmes leur dissentimentsecret ; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules legerme des vices : ils n’en plaisantent plus, parce que lemépris remplace la moquerie, et que le mépris est silencieux.

Il s’établit donc, dans le petit public quim’environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On nepouvait citer aucune action condamnable ; on ne pouvait mêmem’en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de lagénérosité ou du dévouement ; mais on disait que j’étais unhomme immoral, un homme peu sûr : deux épithètes heureusementinventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser devinerce qu’on ne sait pas.

Chapitre 2

 

Distrait, inattentif, ennuyé, je nem’apercevais point de l’impression que je produisais, et jepartageais mon temps entre des études que j’interrompais souvent,des projets que je n’exécutais pas, des plaisirs qui nem’intéressaient guère, lorsqu’une circonstance très frivole enapparence produisit dans ma disposition une révolutionimportante.

Un jeune homme avec lequel j’étais assez liécherchait depuis quelques mois à plaire à l’une des femmes lesmoins insipides de la société dans laquelle nous vivions :j’étais le confident très désintéressé de son entreprise. Après delongs efforts il parvint à se faire aimer ; et, comme il nem’avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé deme communiquer ses succès : rien n’égalait ses transports etl’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretterde n’en avoir pas essayé encore ; je n’avais point eujusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter monamour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mesyeux ; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Ily avait dans ce besoin beaucoup de vanité sans doute, mais il n’yavait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-êtremoins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l’homme sontconfus et mélangés ; ils se composent d’une multituded’impressions variées qui échappent à l’observation ; et laparole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servirà les désigner, mais ne sert jamais à les définir.

J’avais, dans la maison de mon père, adoptésur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’ilobservât strictement les convenances extérieures, se permettaitassez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour :il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moinsexcusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux.Il avait pour principe qu’un jeune homme doit éviter avec soin defaire ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire de contracter unengagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitementson égale pour la fortune, la naissance et les avantagesextérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtempsqu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir,sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et jel’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodied’un mot connu : « Cela leur fait si peu de mal, et ànous tant de plaisir ! »

L’on ne sait pas assez combien, dans lapremière jeunesse, les mots de cette espèce font une impressionprofonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encoredouteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voircontredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, lesrègles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus àleurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenusde leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et lesplaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de lavie.

Tourmenté d’une émotion vague, je veux êtreaimé, me disais-je, et je regardais autour de moi ; je nevoyais personne qui m’inspirât de l’amour, personne qui me parûtsusceptible d’en prendre ; j’interrogeais mon cœur et mesgoûts : je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Jem’agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec lecomte de P**, homme de quarante ans, dont la famille était alliée àla mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureusevisite ! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise,célèbre par sa beauté, quoiqu’elle ne fût plus de la premièrejeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avaitmontré dans plusieurs occasions un caractère distingué. Sa famille,assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles decette contrée. Son père avait été proscrit ; sa mère étaitallée chercher un asile en France, et y avait mené sa fille,qu’elle avait laissée, à sa mort, dans un isolement complet. Lecomte de P** en était devenu amoureux. J’ai toujours ignoré comments’était formée une liaison qui, lorsque j’ai vu pour la premièrefois Ellénore, était, dès longtemps, établie et pour ainsi direconsacrée. La fatalité de sa situation ou l’inexpérience de son âgel’avaient-elles jetée dans une carrière qui répugnait également àson éducation, à ses habitudes et à la fierté qui faisait unepartie très remarquable de son caractère ? Ce que je sais, ceque tout le monde a su, c’est que la fortune du comte de P** ayantété presque entièrement détruite et sa liberté menacée, Ellénorelui avait donné de telles preuves de dévouement, avait rejeté avecun tel mépris les offres les plus brillantes, avait partagé sespérils et sa pauvreté avec tant de zèle et même de joie, que lasévérité la plus scrupuleuse ne pouvait s’empêcher de rendrejustice à la pureté de ses motifs et au désintéressement de saconduite. C’était à son activité, à son courage, à sa raison, auxsacrifices de tout genre qu’elle avait supportés sans se plaindre,que son amant devait d’avoir recouvré une partie de ses biens. Ilsétaient venus s’établir à D** pour y suivre un procès qui pouvaitrendre entièrement au comte de P** son ancienne opulence, etcomptaient y rester environ deux ans.

Ellénore n’avait qu’un esprit ordinaire ;mais ses idées étaient justes, et ses expressions, toujourssimples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse etl’élévation de ses sentiments. Elle avait beaucoup depréjugés ; mais tous ses préjugés étaient en sens inverse deson intérêt. Elle attachait le plus grand prix à la régularité dela conduite, précisément parce que la sienne n’était pas régulièresuivant les notions reçues. Elle était très religieuse, parce quela religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Ellerepoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n’auraitparu à d’autres femmes que des plaisanteries innocentes, parcequ’elle craignait toujours qu’on ne se crût autorisé par son état àlui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chezelle que des hommes du rang le plus élevé et de mœursirréprochables, parce que les femmes à qui elle frémissait d’êtrecomparée se forment d’ordinaire une société mélangée, et, serésignant à la perte de la considération, ne cherchent dans leursrelations que l’amusement. Ellénore, en un mot, était en lutteconstante avec sa destinée. Elle protestait, pour ainsi dire, parchacune de ses actions et de ses paroles, contre la classe danslaquelle elle se trouvait rangée ; et comme elle sentait quela réalité était plus forte qu’elle, et que ses efforts nechangeaient rien à sa situation, elle était fort malheureuse. Elleélevait deux enfants qu’elle avait eus du comte de P** avec uneaustérité excessive. On eût dit quelquefois qu’une révolte secrètese mêlait à l’attachement plutôt passionné que tendre qu’elle leurmontrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu’onlui faisait à bonne intention quelque remarque sur ce que sesenfants grandissaient, sur les talents qu’ils promettaient d’avoir,sur la carrière qu’ils auraient à suivre, on la voyait pâlir del’idée qu’il faudrait qu’un jour elle leur avouât leur naissance.Mais le moindre danger, une heure d’absence, la ramenait à eux avecune anxiété où l’on démêlait une espèce de remords, et le désir deleur donner par ses caresses le bonheur qu’elle n’y trouvait paselle-même. Cette opposition entre ses sentiments et la placequ’elle occupait dans le monde avait rendu son humeur fort inégale.Souvent elle était rêveuse et taciturne ; quelquefois elleparlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d’une idéeparticulière, au milieu de la conversation la plus générale, ellene restait jamais parfaitement calme. Mais, par cela même, il yavait dans sa manière quelque chose de fougueux et d’inattendu quila rendait plus piquante qu’elle n’aurait dû l’être naturellement.La bizarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté desidées. On l’examinait avec intérêt et curiosité comme un belorage.

Offerte à mes regards dans un moment où moncœur avait besoin d’amour, ma vanité de succès, Ellénore me parutune conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans lasociété d’un homme différent de ceux qu’elle avait vus jusqu’alors.Son cercle s’était composé de quelques amis ou parents de son amantet de leurs femmes, que l’ascendant du comte de P** avait forcées àrecevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépourvus de sentimentsaussi bien que d’idées ; les femmes ne différaient de leursmaris que par une médiocrité plus inquiète et plus agitée, parcequ’elles n’avaient pas, comme eux, cette tranquillité d’esprit quirésulte de l’occupation et de la régularité des affaires. Uneplaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélangeparticulier de mélancolie et de gaieté, de découragement etd’intérêt, d’enthousiasme et d’ironie étonnèrent et attachèrentEllénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à lavérité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Sesidées semblaient se faire jour à travers les obstacles, et sortirde cette lutte plus agréables, plus naïves et plus neuves ;car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et lesdébarrassent de ces tournures qui les font paraître tour à tourcommunes et affectées. Nous lisions ensemble des poètesanglais ; nous nous promenions ensemble. J’allais souvent lavoir le matin ; j’y retournais le soir ; je causais avecelle sur mille sujets.

Je pensais faire, en observateur froid etimpartial, le tour de son caractère et de son esprit ; maischaque mot qu’elle disait me semblait revêtu d’une grâceinexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie unnouvel intérêt, animait mon existence d’une manière inusitée.J’attribuais à son charme cet effet presque magique : j’enaurais joui plus complètement encore sans l’engagement que j’avaispris envers mon amour-propre. Cet amour-propre était en tiers entreEllénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher au plus vitevers le but que je m’étais proposé : je ne me livrais donc passans réserve à mes impressions. Il me tardait d’avoir parlé, car ilme semblait que je n’avais qu’à parler pour réussir. Je ne croyaispoint aimer Ellénore ; mais déjà je n’aurais pu me résigner àne pas lui plaire. Elle m’occupait sans cesse : je formaismille projets ; j’inventais mille moyens de conquête, aveccette fatuité sans expérience qui se croit sûre du succès parcequ’elle n’a rien essayé.

Cependant une invincible timiditém’arrêtait : tous mes discours expiraient sur mes lèvres, ouse terminaient tout autrement que je ne l’avais projeté. Je medébattais intérieurement : j’étais indigné contremoi-même.

Je cherchai enfin un raisonnement qui pût metirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Je me disqu’il ne fallait rien précipiter, qu’Ellénore était trop peupréparée à l’aveu que je méditais, et qu’il valait mieux attendreencore. Presque toujours, pour vivre en repos avec nous-mêmes, noustravestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nosfaiblesses : cela satisfait cette portion de nous qui est pourainsi dire, spectatrice de l’autre.

Cette situation se prolongea. Chaque jour, jefixais le lendemain comme l’époque invariable d’une déclarationpositive, et chaque lendemain s’écoulait comme la veille. Matimidité me quittait dès que je m’éloignais d’Ellénore ; jereprenais alors mes plans habiles et mes profondescombinaisons : mais à peine me retrouvais-je auprès d’elle,que je me sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque auraitlu dans mon cœur, en son absence, m’aurait pris pour un séducteurfroid et peu sensible ; quiconque m’eût aperçu à ses côtés eûtcru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L’onse serait également trompé dans ces deux jugements : il n’y àpoint d’unité complète dans l’homme, et presque jamais personnen’est tout à fait sincère ni tout à fait de mauvaise foi.

Convaincu par ces expériences réitérées que jen’aurais jamais le courage de parler à Ellénore, je me déterminai àlui écrire. Le comte de P** était absent. Les combats que j’avaislivrés longtemps à mon propre caractère, l’impatience quej’éprouvais de n’avoir pu le surmonter, mon incertitude sur lesuccès de ma tentative, jetèrent dans ma lettre une agitation quiressemblait fort à l’amour. Échauffé d’ailleurs que j’étais par monpropre style, je ressentais, en finissant d’écrire, un peu de lapassion que j’avais cherché à exprimer avec toute la forcepossible.

Ellénore vit dans ma lettre ce qu’il étaitnaturel d’y voir, le transport passager d’un homme qui avait dixans de moins qu’elle, dont le cœur s’ouvrait à des sentiments quilui étaient encore inconnus, et qui méritait plus de pitié que decolère. Elle me répondit avec bonté, me donna des conseilsaffectueux, m’offrit une amitié sincère, mais me déclara que,jusqu’au retour du comte de P**, elle ne pourrait me recevoir.

Cette réponse me bouleversa. Mon imagination,s’irritant de l’obstacle, s’empara de toute mon existence. L’amour,qu’une heure auparavant je m’applaudissais de feindre, je crus toutà coup l’éprouver avec fureur. Je courus chez Ellénore ; on medit qu’elle était sortie. Je lui écrivis ; je la suppliai dem’accorder une dernière entrevue ; je lui peignis en termesdéchirants mon désespoir, les projets funestes que m’inspirait sacruelle détermination. Pendant une grande partie du jour,j’attendis vainement une réponse. Je ne calmai mon inexprimablesouffrance qu’en me répétant que le lendemain je braverais toutesles difficultés pour pénétrer jusqu’à Ellénore et pour lui parler.On m’apporta le soir quelques mots d’elle : ils étaient doux.Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse ;mais elle persistait dans sa résolution, qu’elle m’annonçait commeinébranlable. Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain.Elle était partie pour une campagne dont ses gens ignoraient lenom. Ils n’avaient même aucun moyen de lui faire parvenir deslettres.

Je restai longtemps immobile à sa porte,n’imaginant plus aucune chance de la retrouver. J’étais étonnémoi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait lesinstants où je m’étais dit que je n’aspirais qu’à un succès ;que ce n’était qu’une tentative à laquelle je renoncerais sanspeine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, quidéchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte.J’étais également incapable de distraction et d’étude. J’erraissans cesse devant la porte d’Ellénore. Je me promenais dans laville, comme si, au détour de chaque rue, j’avais pu espérer de larencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but quiservaient à remplacer mon agitation par de la fatigue, j’aperçus lavoiture du comte de P**, qui revenait de son voyage. Il me reconnutet mit pied à terre. Après quelques phrases banales, je lui parlai,en déguisant mon trouble, du départ subit d’Ellénore. « Oui,me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d’ici, à éprouvé jene sais quel événement fâcheux qui a fait croire à Ellénore que sesconsolations lui seraient utiles. Elle est partie sans meconsulter. C’est une personne que tous ses sentiments dominent, etdont l’âme, toujours active, trouve presque du repos dans ledévouement. Mais sa présence ici m’est trop nécessaire ; jevais lui écrire : elle reviendra sûrement dans quelquesjours.

Cette assurance me calma ; je sentis madouleur s’apaiser. Pour la première fois depuis le départd’Ellénore je pus respirer sans peine. Son retour fut moins promptque ne l’espérait le comte de P**. Mais j’avais repris ma viehabituelle et l’angoisse que j’avais éprouvée commençait à sedissiper, lorsqu’au bout d’un mois M. de P** me fitavertir qu’Ellénore devait arriver le soir. Comme il mettait ungrand prix à lui maintenir dans la société la place que soncaractère méritait, et dont sa situation semblait l’exclure, ilavait invité à souper plusieurs femmes de ses parentes et de sesamies qui avaient consenti à voir Ellénore.

Mes souvenirs reparurent, d’abord confus,bientôt plus vifs. Mon amour-propre s’y mêlait. J’étais embarrassé,humilié, de rencontrer une femme qui m’avait traité comme unenfant. Il me semblait la voir, souriant à mon approche de cequ’une courte absence avait calmé l’effervescence d’une jeunetête ; et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pourmoi. Par degrés mes sentiments se réveillèrent. Je m’étais levé, cejour-là même, ne songeant plus à Ellénore ; une heure aprèsavoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image errait devant mesyeux, régnait sur mon cœur, et j’avais la fièvre de la crainte dene pas la voir.

Je restai chez moi toute la journée ; jem’y tins, pour ainsi dire, caché : je tremblais que le moindremouvement ne prévînt notre rencontre. Rien pourtant n’était plussimple, plus certain, mais je la désirais avec tant d’ardeur,qu’elle me paraissait impossible. L’impatience me dévorait : àtous les instants je consultais ma montre. J’étais obligé d’ouvrirla fenêtre pour respirer ; mon sang me brûlait en circulantdans mes veines.

Enfin j’entendis sonner l’heure à laquelle jedevais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout àcoup en timidité ; je m’habillai lentement ; je ne mesentais plus pressé d’arriver : j’avais un tel effroi que monattente ne fût déçue, un sentiment si vif de la douleur que jecourais risque d’éprouver, que j’aurais consenti volontiers à toutajourner.

Il était assez tard lorsque j’entrai chezM. de P**. J’aperçus Ellénore assise au fond de lachambre ; je n’osais avancer ; il me semblait que tout lemonde avait les yeux fixés sur moi. J’allai me cacher dans un coindu salon, derrière un groupe d’hommes qui causaient. De là jecontemplais Ellénore : elle me parut légèrement changée, elleétait plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l’espècede retraite où je m’étais réfugié ; il vint à moi, me prit parla main et me conduisit vers Ellénore. « Je vous présente, luidit-il en riant, l’un des hommes que votre départ inattendu a leplus étonnés ». Ellénore parlait à une femme placée à côted’elle. Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur seslèvres ; elle demeura tout interdite : je l’étaisbeaucoup moi-même.

On pouvait nous entendre, j’adressai àEllénore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux uneapparence de calme. On annonça qu’on avait servi ; j’offris àEllénore mon bras, qu’elle ne put refuser. « Si vous ne mepromettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demainchez vous à onze heures, je pars à l’instant, j’abandonne mon pays,ma famille et mon père, je romps tous mes liens, j’abjure tous mesdevoirs, et je vais, n’importe où, finir au plus tôt une vie quevous vous plaisez à empoisonner. – Adolphe ! » merépondit-elle ; et elle hésitait. Je fis un mouvement pourm’éloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimèrent, mais jen’avais jamais éprouvé de contraction si violente.

Ellénore me regarda. Une terreur mêléed’affection se peignit sur sa figure. « Je vous recevraidemain, me dit-elle, mais je vous conjure… ». Beaucoup depersonnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. Je pressaisa main de mon bras ; nous nous mîmes à table.

J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore,mais le maître de la maison l’avait autrement décidé : je fusplacé à peu près vis-à-vis d’elle. Au commencement du souper, elleétait rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondaitavec douceur ; mais elle retombait bientôt dans ladistraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de sonabattement, lui demanda si elle était malade. « Je n’ai pasété bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présentje suis fort ébranlée ». J’aspirais à produire dans l’espritd’Ellénore une impression agréable ; je voulais, en memontrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et lapréparer à l’entrevue qu’elle m’avait accordée. J’essayai donc demille manières de fixer son attention. Je ramenai la conversationsur des sujets que je savais l’intéresser ; nos voisins s’ymêlèrent : j’étais inspiré par sa présence ; je parvins àme faire écouter d’elle, je la vis bientôt sourire : j’enressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant dereconnaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. Satristesse et sa distraction se dissipèrent : elle ne résistaplus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheurque je lui devais ; et quand nous sortîmes de table, nos cœursétaient d’intelligence comme si nous n’avions jamais été séparés.« Vous voyez, lui dis-je, en lui donnant la main pour rentrerdans le salon, que vous disposez de toute mon existence ; quevous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à latourmenter ? »

Chapitre 3

 

Je passai la nuit sans dormir. Il n’était plusquestion dans mon âme ni de calculs ni de projets ; je mesentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Cen’était plus l’espoir du succès qui me faisait agir : lebesoin de voir celle que j’aimais, de jouir de sa présence, medominait exclusivement. Onze heures sonnèrent, je me rendis auprèsd’Ellénore ; elle m’attendait. Elle voulut parler : jelui demandai de m’écouter. Je m’assis auprès d’elle, car je pouvaisà peine me soutenir, et je continuai en ces termes, non sans êtreobligé de m’interrompre souvent :

« Je ne viens point réclamer contre lasentence que vous avez prononcée ; je ne viens point rétracterun aveu qui a pu vous offenser : je le voudrais en vain. Cetamour que vous repoussez est indestructible : l’effort mêmeque je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de calmeest une preuve de la violence d’un sentiment qui vous blesse. Maisce n’est plus pour vous en entretenir que je vous ai priée dem’entendre ; c’est, au contraire, pour vous demander del’oublier, de me recevoir comme autrefois, d’écarter le souvenird’un instant de délire, de ne pas me punir de ce que vous savez unsecret que j’aurais dû renfermer au fond de mon âme. Vousconnaissez ma situation, ce caractère qu’on dit bizarre et sauvage,ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieudes hommes, et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il estcondamné. Votre amitié me soutenait : sans cette amitié je nepuis vivre. J’ai pris l’habitude de vous voir ; vous avezlaissé naître et se former cette douce habitude : qu’ai-jefait pour perdre cette unique consolation d’une existence si tristeet si sombre ? Je suis horriblement malheureux ; je n’aiplus le courage de supporter un si long malheur ; je n’espèrerien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir : mais jedois vous voir s’il faut que je vive. »

Ellénore gardait le silence. « Quecraignez-vous ? repris-je. Qu’est-ce que j’exige ? Ce quevous accordez à tous les indifférents. Est-ce le monde que vousredoutez ? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles,ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pasprudent ? N’y va-t-il pas de ma vie ? Ellénore,rendez-vous à ma prière : vous y trouverez quelque douceur. Ily aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voirauprès de vous, occupé de vous seule, n’existant que pour vous,vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encoresusceptible, arraché par votre présence à la souffrance et audésespoir. »

Je poursuivis longtemps de la sorte, levanttoutes les objections, retournant de mille manières tous lesraisonnements qui plaidaient en ma faveur. J’étais si soumis, sirésigné, je demandais si peu de chose, j’aurais été si malheureuxd’un refus !

Ellénore fut émue. Elle m’imposa plusieursconditions. Elle ne consentit à me recevoir que rarement, au milieud’une société nombreuse, avec l’engagement que je ne lui parleraisjamais d’amour. Je promis ce qu’elle voulut. Nous étions contentstous les deux : moi, d’avoir reconquis le bien que j’avais étémenacé de perdre, Ellénore, de se trouver à la fois généreuse,sensible et prudente.

Je profitai des le lendemain de la permissionque j’avais obtenue ; je continuai de même les jours suivants.Ellénore ne songea plus à la nécessité que mes visites fussent peufréquentes : bientôt rien ne lui parut plus simple que de mevoir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient inspiré àM. de P** une confiance entière ; il laissait àEllénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contrel’opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde où il étaitappelé à vivre, il aimait à voir s’augmenter la sociétéd’Ellénore ; sa maison remplie constatait à ses yeux sonpropre triomphe sur l’opinion.

Lorsque j’arrivais, j’apercevais dans lesregards d’Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s’amusaitdans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement versmoi. L’on ne racontait rien d’intéressant qu’elle ne m’appelât pourl’entendre. Mais elle n’était jamais seule : des soiréesentières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose enparticulier que quelques mots insignifiants ou interrompus. Je netardai pas à m’irriter de tant de contrainte. Je devins sombre,taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je mecontenais à peine lorsqu’un autre que moi s’entretenait à part avecEllénore ; j’interrompais brusquement ces entretiens. Ilm’importait peu qu’on pût s’en offenser, et je n’étais pas toujoursarrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi dece changement.

« Que voulez-vous ? lui dis je avecimpatience : vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pourmoi ; je suis forcé de vous dire que vous vous trompez. Je neconçois rien à votre nouvelle manière d’être. Autrefois vous viviezretirée ; vous fuyiez une société fatigante ; vousévitiez ces éternelles conversations qui se prolongent précisémentparce qu’elles ne devraient jamais commencer. Aujourd’hui votreporte est ouverte à la terre entière. On dirait qu’en vousdemandant de me recevoir, j’ai obtenu pour tout l’univers la mêmefaveur que pour moi. Je vous l’avoue, en vous voyant jadis siprudente, je ne m’attendais pas à vous trouver sifrivole. »

Je démêlai dans les traits d’Ellénore uneimpression de mécontentement et de tristesse. « ChèreEllénore, lui dis-je en me radoucissant tout à coup, ne mérité-jedonc pas d’être distingué des mille importuns qui vousassiègent ? L’amitié n’a-t-elle pas ses secrets ?N’est-elle pas ombrageuse et timide au milieu du bruit et de lafoule ? »

Ellénore craignait, en se montrant inflexible,de voir se renouveler des imprudences qui l’alarmaient pour elle etpour moi. L’idée de rompre n’approchait plus de son cœur :elle consentit à me recevoir quelquefois seule.

Alors se modifièrent rapidement les règlessévères qu’elle m’avait prescrites. Elle me permit de lui peindremon amour ; elle se familiarisa par degrés avec celangage : bientôt elle m’avoua qu’elle m’aimait.

Je passai quelques heures à ses pieds, meproclamant le plus heureux des hommes, lui prodiguant milleassurances de tendresse, de dévouement et de respect éternel. Elleme raconta ce qu’elle avait souffert en essayant de s’éloigner demoi ; que de fois elle avait espéré que je la découvriraismalgré ses efforts ; comment le moindre bruit qui frappait sesoreilles lui paraissait annoncer mon arrivée ; quel trouble,quelle joie, quelle crainte elle avait ressentis en merevoyant ; par quelle défiance d’elle-même, pour concilier lepenchant de son cœur avec la prudence, elle s’était livrée auxdistractions du monde, et avait recherché la foule qu’elle fuyaitauparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, etcette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d’unevie entière. L’amour supplée aux longs souvenirs, par une sorte demagie. Toutes les autres affections ont besoin du passé :l’amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nousentoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d’avoirvécu, durant des années, avec un être qui naguère nous étaitpresque étranger. L’amour n’est qu’un point lumineux, et néanmoinsil semble s’emparer du temps. Il y a peu de jours qu’il n’existaitpas, bientôt il n’existera plus ; mais, tant qu’il existe, ilrépand sa clarté sur l’époque qui l’a précédé, comme sur celle quidoit le suivre.

Ce calme pourtant dura peu. Ellénore étaitd’autant plus en garde contre sa faiblesse qu’elle était poursuiviedu souvenir de ses fautes : et mon imagination, mes désirs,une théorie de fatuité dont je ne m’apercevais pas moi-même serévoltaient contre un tel amour. Toujours timide, souvent irrité,je me plaignais, je m’emportais, j’accablais Ellénore de reproches.Plus d’une fois elle forma le projet de briser un lien qui nerépandait sur sa vie que de l’inquiétude et du trouble ; plusd’une fois je l’apaisai par mes supplications, mes désaveux et mespleurs.

« Ellénore, lui écrivais-je un jour, vousne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, jesuis également malheureux. Pendant les heures qui nous séparent,j’erre au hasard, courbé sous le fardeau d’une existence que je nesais comment supporter. La société m’importune, la solitudem’accable. Ces indifférents qui m’observent, qui ne connaissentrien de ce qui m’occupe, qui me regardent avec une curiosité sansintérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent meparler d’autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleurmortelle. Je les fuis ; mais, seul, je cherche en vain un airqui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cetteterre qui devrait s’entrouvrir pour m’engloutir à jamais ; jepose ma tête sur la pierre froide qui devrait calmer la fièvreardente qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d’où l’onaperçoit votre maison ; je reste là, les yeux fixés sur cetteretraite que je n’habiterai jamais avec vous. Et si je vous avaisrencontrée plus tôt, vous auriez pu être à moi ! J’auraisserré dans mes bras la seule créature que la nature ait formée pourmon cœur, pour ce cœur qui a tant souffert parce qu’il vouscherchait et qu’il ne vous a trouvée que trop tard ! Lorsqueenfin ces heures de délire sont passées, lorsque le moment arriveoù je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votredemeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent lessentiments que je porte en moi ; je m’arrête ; je marcheà pas lents : je retarde l’instant du bonheur, de ce bonheurque tout menace, que je me crois toujours sur le point deperdre ; bonheur imparfait et troublé, contre lequelconspirent peut-être à chaque minute et les événements funestes etles regards jaloux, et les caprices tyranniques, et votre proprevolonté. Quand je touche au seuil de votre porte, quand jel’entrouvre, une nouvelle terreur me saisit : je m’avancecomme un coupable, demandant grâce à tous les objets qui frappentma vue, comme si tous étaient ennemis, comme si tous m’enviaientl’heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre sonm’effraie, le moindre mouvement autour de moi m’épouvante, le bruitmême de mes pas me fait reculer. Tout près de vous, je crainsencore quelque obstacle qui se place soudain entre vous et moi.Enfin je vous vois, je vous vois et je respire, et je vouscontemple et je m’arrête, comme le fugitif qui touche au solprotecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même,lorsque tout mon être s’élance vers vous, lorsque j’aurais un telbesoin de me reposer de tant d’angoisses, de poser ma tête sur vosgenoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que je mecontraigne avec violence, que même auprès de vous je vive encored’une vie d’effort : pas un instant d’épanchement, pas uninstant d’abandon ! Vos regards m’observent. Vous êtesembarrassée, presque offensée de mon trouble. Je ne sais quellegêne a succédé à ces heures délicieuses où du moins vous m’avouiezvotre amour. Le temps s’enfuit, de nouveaux intérêts vousappellent : vous ne les oubliez jamais ; vous ne retardezjamais l’instant qui m’éloigne. Des étrangers viennent : iln’est plus permis de vous regarder ; je sens qu’il faut fuirpour me dérober aux soupçons qui m’environnent. Je vous quitte plusagité, plus déchiré, plus insensé qu’auparavant ; je vousquitte, et je retombe dans cet isolement effroyable, où je medébats, sans rencontrer un seul être sur lequel je puissem’appuyer, me reposer un moment. »

Ellénore n’avait jamais été aimée de la sorte.M. de P** avait pour elle une affection très vraie,beaucoup de reconnaissance pour son dévouement, beaucoup de respectpour son caractère ; mais il y avait toujours dans sa manièreune nuance de supériorité sur une femme qui s’était donnéepubliquement à lui sans qu’il l’eût épousée. Il aurait pucontracter des liens plus honorables, suivant l’opinioncommune : il ne le lui disait point, il ne se le disaitpeut-être pas à lui-même ; mais ce qu’on ne dit pas n’enexiste pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n’avait eujusqu’alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cetteexistence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mesinjustices et mes reproches, n’étaient que des preuves plusirréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations,toutes mes idées : je revenais des emportements quil’effrayaient, à une soumission, à une tendresse, à une vénérationidolâtre. Je la considérais comme une créature céleste. Mon amourtenait du culte, et il avait pour elle d’autant plus de charmequ’elle craignait sans cesse de se voir humiliée dans un sensopposé. Elle se donna enfin tout entière.

Malheur à l’homme qui, dans les premiersmoments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doitêtre éternelle ! Malheur à qui, dans les bras de la maîtressequ’il vient d’obtenir, conserve une funeste prescience, et prévoitqu’il pourra s’en détacher ! Une femme que son cœur entraînea, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. Cen’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas lessens qui sont corrupteurs ; ce sont les calculs auxquels lasociété nous accoutume, et les réflexions que l’expérience faitnaître. J’aimai, je respectai mille fois plus Ellénore aprèsqu’elle se fût donnée. Je marchais avec orgueil au milieu deshommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. L’air queje respirais était à lui seul une jouissance. Je m’élançaisau-devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespéré, dubienfait immense qu’elle avait daigné m’accorder.

Chapitre 4

 

– Charme de l’amour, qui pourrait vouspeindre ! Cette persuasion que nous avons trouvé l’être que lanature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie,et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnueattachée aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tousles détails échappent au souvenir par leur douceur même, et qui nelaissent dans notre âme qu’une longue trace de bonheur, cettegaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à unattendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence, et dansl’absence tant d’espoir, ce détachement de tous les soinsvulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cettecertitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nousvivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et quirépond à chaque émotion, charme de l’amour, qui vous éprouva nesaurait vous décrire !

M. de P** fut obligé, pour desaffaires pressantes, de s’absenter pendant six semaines. Je passaice temps chez Ellénore presque sans interruption. Son attachementsemblait s’être accru du sacrifice qu’elle m’avait fait. Elle ne melaissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque jesortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures deséparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec uneprécision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avecjoie, j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elleme témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne selaissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’étaitquelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance et tousmes moments ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mesdémarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savaisque répondre à mes connaissances lorsqu’on me proposait quelquepartie que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu demotif pour refuser. Je ne regrettais point auprès d’Ellénore cesplaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eubeaucoup d’intérêt, mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’yrenoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur àretourner auprès d’elle, de ma propre volonté, sans me dire quel’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sansque l’idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur quej’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vifplaisir dans mon existence, mais elle n’était plus un but :elle était devenue un lien. Je craignais d’ailleurs de lacompromettre. Ma présence continuelle devait étonner ses gens, sesenfants, qui pouvaient m’observer. Je tremblais de l’idée dedéranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions être unispour toujours, et que c’était un devoir sacré pour moi de respecterson repos : je lui donnais donc des conseils de prudence, touten l’assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseilsde ce genre, moins elle était disposée à m’écouter. En même tempsje craignais horriblement de l’affliger. Dès que je voyais sur sonvisage une expression de douleur, sa volonté devenait lamienne : je n’étais à mon aise que lorsqu’elle était contentede moi. Lorsqu’en insistant sur la nécessité de m’éloigner pourquelques instants, j’étais parvenu à la quitter, l’image de lapeine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait unefièvre de remords qui redoublait à chaque minute, et qui enfindevenait irrésistible ; je volais vers elle, je me faisais unefête de la consoler, de l’apaiser. Mais à mesure que jem’approchais de sa demeure, un sentiment d’humeur contre cet empirebizarre se mêlait à mes autres sentiments. Ellénore elle-même étaitviolente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi ce qu’elle n’avaitéprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son cœuravait été froissé par une dépendance pénible ; elle était avecmoi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans uneparfaite égalité ; elle s’était relevée à ses propres yeux parun amour pur de tout calcul, de tout intérêt ; elle savait quej’étais bien sûr qu’elle ne m’aimait que pour moi-même. Mais ilrésultait de son abandon complet avec moi qu’elle ne me déguisaitaucun de ses mouvements ; et lorsque je rentrais dans sachambre, impatient d’y rentrer plus tôt que je ne l’aurais voulu,je la trouvais triste ou irritée. J’avais souffert deux heures loind’elle de l’idée qu’elle souffrait loin de moi : je souffraisdeux heures près d’elle avant de pouvoir l’apaiser.

Cependant je n’étais pas malheureux ; jeme disais qu’il était doux d’être aimé, même avec exigence ;je sentais que je lui faisais du bien : son bonheur m’étaitnécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur.

D’ailleurs l’idée confuse que, par la seulenature des choses, cette liaison ne pouvait durer, idée triste sousbien des rapports, servait néanmoins à me calmer dans mes accès defatigue ou d’impatience. Les liens d’Ellénore avec le comte de P**,la disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mondépart que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dontl’époque était prochaine, toutes ces considérations m’engageaient àdonner et à recevoir encore le plus de bonheur qu’il étaitpossible : je me croyais sûr des années, je ne disputais pasles jours.

Le comte de P** revint. Il ne tarda pas àsoupçonner mes relations avec Ellénore ; il me reçut chaquejour d’un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement àEllénore des dangers qu’elle courait ; je la suppliai depermettre que j’interrompisse pour quelques jours mesvisites ; je lui représentai l’intérêt de sa réputation, de safortune, de ses enfants. Elle m’écouta longtemps en silence ;elle était pâle comme la mort. « De manière ou d’autre, medit-elle enfin, vous partirez bientôt ; ne devançons pas cemoment ; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons desjours, gagnons des heures : des jours, des heures, c’est toutce qu’il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe,que je mourrai dans vos bras. »

Nous continuâmes donc à vivre commeauparavant, moi toujours inquiet, Ellénore toujours triste, lecomte de P** taciturne et soucieux. Enfin la lettre que j’attendaisarriva : mon père m’ordonnait de me rendre auprès de lui. Jeportai cette lettre à Ellénore. « Déjà ! me dit-elleaprès l’avoir lue ; je ne croyais pas que ce fût sitôt ». Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elleme dit : « Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sansvous ; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vousconjure de ne pas partir encore : trouvez des prétextes pourrester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votreséjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long ? »Je voulus combattre sa résolution ; mais elle pleurait siamèrement, et elle était si tremblante, ses traits portaientl’empreinte d’une souffrance si déchirante que je ne pus continuer.Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l’assuraide mon amour, et je sortis pour aller écrire à mon père. J’écrivisen effet avec le mouvement que la douleur d’Ellénore m’avaitinspiré. J’alléguai mille causes de retard ; je fis ressortirl’utilité de continuer à D** quelques cours que je n’avais pusuivre à Gottingue ; et lorsque j’envoyai ma lettre à laposte, c’était avec ardeur que je désirais obtenir le consentementque je demandais.

Je retournai le soir chez Ellénore. Elle étaitassise sur un sofa ; le comte de P** était près de lacheminée, et assez loin d’elle ; les deux enfants étaient aufond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cetétonnement de l’enfance lorsqu’elle remarque une agitation dontelle ne soupçonne pas la cause. J’instruisis Ellénore par un gesteque j’avais fait ce qu’elle voulait. Un rayon de joie brilla dansses yeux, mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne disions rien. Lesilence devenait embarrassant pour tous trois. « On m’assure,monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêt àpartir ». Je lui répondis que je l’ignorais. « Il mesemble, répliqua-t-il, qu’à votre âge, on ne doit pas tarder àentrer dans une carrière ; au reste, ajouta-t-il en regardantEllénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici commemoi. »

La réponse de mon père ne se fit pas attendre.Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refuscauserait à Ellénore. Il me semblait même que j’aurais partagécette douleur avec une égale amertume ; mais en lisant leconsentement qu’il m’accordait, tous les inconvénients d’uneprolongation de séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit.« Encore six mois de gêne et de contrainte !m’écriai-je ; six mois pendant lesquels j’offense un homme quim’avait témoigné de l’amitié, j’expose une femme qui m’aime ;je cours le risque de lui ravir la seule situation où elle puissevivre tranquille et considérée ; je trompe mon père ; etpourquoi ? Pour ne pas braver un instant une douleur qui, tôtou tard, est inévitable ! Ne l’éprouvons-nous pas chaque jouren détail et goutte à goutte, cette douleur ? Je ne fais quedu mal à Ellénore ; mon sentiment, tel qu’il est, ne peut lasatisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour sonbonheur ; et moi, je vis ici sans utilité, sans indépendance,n’ayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure enpaix ». J’entrai chez Ellénore tout occupé de ces réflexions.Je la trouvai seule. « Je reste encore six mois, lui dis-je. –Vous m’annoncez cette nouvelle bien sèchement. – C’est que jecrains beaucoup, je l’avoue, les conséquences de ce retard pourl’un et pour l’autre. – Il me semble que pour vous du moins ellesne sauraient être bien fâcheuses. – Vous savez fort bien, Ellénore,que ce n’est jamais de moi que je m’occupe le plus. – Ce n’estguère non plus du bonheur des autres ». La conversation avaitpris une direction orageuse. Ellénore était blessée de mes regretsdans une circonstance où elle croyait que je devais partager sajoie : je l’étais du triomphe qu’elle avait remporté sur mesrésolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmesen reproches mutuels. Ellénore m’accusa de l’avoir trompée, den’avoir eu pour elle qu’un goût passager, d’avoir aliéné d’ellel’affection du comte ; de l’avoir remise, aux yeux du public,dans la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie àsortir. Je m’irritai de voir qu’elle tournât contre moi ce que jen’avais fait que par obéissance pour elle et par crainte del’affliger. Je me plaignis de ma vive contrainte, de ma jeunesseconsumée dans l’inaction, du despotisme qu’elle exerçait sur toutesmes démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout àcoup de pleurs : je m’arrêtai, je revins sur mes pas, jedésavouai, j’expliquai. Nous nous embrassâmes : mais unpremier coup était porté, une première barrière était franchie.Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables ; nouspouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu’onest longtemps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites,on ne cesse jamais de les répéter.

Nous vécûmes ainsi quatre mois dans desrapports forcés, quelquefois doux, jamais complètement libres, yrencontrant encore du plaisir, mais n’y trouvant plus de charme.Ellénore cependant ne se détachait pas de moi. Après nos querellesles plus vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixaitaussi soigneusement l’heure de nos entrevues que si notre union eûtété la plus paisible et la plus tendre. J’ai souvent pensé que maconduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cettedisposition. Si je l’avais aimée comme elle m’aimait, elle auraiteu plus de calme ; elle aurait réfléchi de son côté sur lesdangers qu’elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse,parce que la prudence venait de moi ; elle ne calculait pointses sacrifices, parce qu’elle était occupée à me les faireaccepter ; elle n’avait pas le temps de se refroidir à monégard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaientemployés à me conserver. L’époque fixée de nouveau pour mon départapprochait ; et j’éprouvais, en y pensant, un mélange deplaisir et de regret ; semblable à ce que ressent un homme quidoit acheter une guérison certaine par une opérationdouloureuse.

Un matin, Ellénore m’écrivit de passer chezelle à l’instant. « Le comte, me dit-elle, me défend de vousrecevoir : je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J’aisuivi cet homme dans la proscription, j’ai sauvé sa fortune :je l’ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moimaintenant : moi, je ne puis me passer de vous ». Ondevine facilement quelles furent mes instances pour la détournerd’un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l’opinion dupublic : « Cette opinion, me répondit-elle, n’a jamaisété juste pour moi. J’ai rempli pendant dix ans mes devoirs mieuxqu’aucune femme, et cette opinion ne m’en a pas moins repoussée durang que je méritais ». Je lui rappelai ses enfants.« Mes enfants sont ceux de M. de P**. Il les areconnus : il en aura soin. Ils seront trop heureux d’oublierune mère dont ils n’ont à partager que la honte ». Jeredoublai mes prières. « Écoutez, me dit-elle, si je rompsavec le comte, refuserez-vous de me voir ? Lerefuserez-vous ? reprit-elle en saisissant mon bras avec uneviolence qui me fit frémir. – Non, assurément, luirépondis-je ; et plus vous serez malheureuse, plus je vousserai dévoué. Mais considérez… – Tout est considéré,interrompit-elle. Il va rentrer, retirez-vous maintenant ; nerevenez plus ici. »

Je passai le reste de la journée dans uneangoisse inexprimable. Deux jours s’écoulèrent sans quej’entendisse parler d’Ellénore. Je souffrais d’ignorer sonsort ; je souffrais même de ne pas la voir, et j’étais étonnéde la peine que cette privation me causait. Je désirais cependantqu’elle eût renoncé à la résolution que je craignais tant pourelle, et je commençais à m’en flatter, lorsqu’une femme me remit unbillet par lequel Ellénore me priait d’aller la voir dans tellerue, dans telle maison, au troisième étage. J’y courus, espérantencore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P**, elleavait voulu m’entretenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvaifaisant les apprêts d’un établissement durable. Elle vint à moi,d’un air à la fois content et timide, cherchant à lire dans mesyeux mon impression. « Tout est rompu, me dit-elle, je suisparfaitement libre. J’ai de ma fortune particulière soixante-quinzelouis de rente ; c’est assez pour moi. Vous restez encore icisix semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-être merapprocher de vous ; vous reviendrez peut-être me voir ».Et, comme si elle eût redouté une réponse, elle entra dans unefoule de détails relatifs à ses projets. Elle chercha de millemanières à me persuader qu’elle serait heureuse, qu’elle ne m’avaitrien sacrifié ; que le parti qu’elle avait pris lui convenait,indépendamment de moi. Il était visible qu’elle se faisait un grandeffort, et qu’elle ne croyait qu’à moitié ce qu’elle me disait.Elle s’étourdissait de ses paroles, de peur d’entendre lesmiennes ; elle prolongeait son discours avec activité pourretarder le moment où mes objections la replongeraient dans ledésespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faire aucune.J’acceptai son sacrifice, je l’en remerciai ; je lui dis quej’en étais heureux : je lui dis bien plus encore, je l’assuraique j’avais toujours désiré qu’une détermination irréparable me fîtun devoir de ne jamais la quitter ; j’attribuai mesindécisions à un sentiment de délicatesse qui me défendait deconsentir à ce qui bouleversait sa situation. Je n’eus, en un mot,d’autres pensée que de chasser loin d’elle toute peine, toutecrainte, tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendantque je lui parlais, je n’envisageais rien au-delà de ce but etj’étais sincère dans mes promesses.

Chapitre 5

 

La séparation d’Ellénore et du comte de P**produisit dans le public un effet qu’il n’était pas difficile deprévoir. Ellénore perdit en un instant le fruit de dix années dedévouement et de constance : on la confondit avec toutes lesfemmes de sa classe qui se livrent sans scrupule à milleinclinations successives. L’abandon de ses enfants la fit regardercomme une mère dénaturée, et les femmes d’une réputationirréprochable répétèrent avec satisfaction que l’oubli de la vertula plus essentielle à leur sexe s’étendait bientôt sur toutes lesautres. En même temps on la plaignit, pour ne pas perdre le plaisirde me blâmer. On vit dans ma conduite celle d’un séducteur, d’uningrat qui avait violé l’hospitalité, et sacrifié, pour contenterune fantaisie momentanée, le repos de deux personnes, dont ilaurait dû respecter l’une et ménager l’autre. Quelques amis de monpère m’adressèrent des représentations sérieuses ; d’autres,moins libres avec moi, me firent sentir leur désapprobation par desinsinuations détournées. Les jeunes gens, au contraire, semontrèrent enchantés de l’adresse avec laquelle j’avais supplantéle comte ; et, par mille plaisanteries que je voulais en vainréprimer, ils me félicitèrent de ma conquête et me promirent dem’imiter. Je ne saurais peindre ce que j’eus à souffrir et de cettecensure sévère et de ces honteux éloges. Je suis convaincu que, sij’avais eu de l’amour pour Ellénore, j’aurais ramené l’opinion surelle et sur moi. Telle est la force d’un sentiment vrai, que,lorsqu’il parle, les interprétations fausses et les convenancesfactices se taisent. Mais je n’étais qu’un homme faible,reconnaissant et dominé ; je n’étais soutenu par aucuneimpulsion qui partît du cœur. Je m’exprimais donc avecembarras ; je tâchais de finir la conversation ; et sielle se prolongeait, je la terminais par quelques mots âpres, quiannonçaient aux autres que j’étais prêt à leur chercher querelle.En effet, j’aurais beaucoup mieux aimé me battre avec eux que deleur répondre.

Ellénore ne tarda pas à s’apercevoir quel’opinion s’élevait contre elle. Deux parentes deM. de P**, qu’il avait forcées par son ascendant à selier avec elle, mirent le plus grand éclat dans leur rupture ;heureuses de se livrer à leur malveillance, longtemps contenue àl’abri des principes austères de la morale. Les hommes continuèrentà voir Ellénore ; mais il s’introduisit dans leur ton quelquechose d’une familiarité qui annonçait qu’elle n’était plus appuyéepar un protecteur puissant, ni justifiée par une union presqueconsacrée. Les uns venaient chez elle parce que, disaient-ils, ilsl’avaient connue de tout temps ; les autres, parce qu’elleétait belle encore, et que sa légèreté récente leur avait rendu desprétentions qu’ils ne cherchaient pas à lui déguiser. Chacunmotivait sa liaison avec elle ; c’est-à-dire que chacunpensait que cette liaison avait besoin d’excuse. Ainsi lamalheureuse Ellénore se voyait tombée pour jamais dans l’état dont,toute sa vie, elle avait voulu sortir. Tout contribuait à froisserson âme et à blesser sa fierté. Elle envisageait l’abandon des unscomme une preuve de mépris, l’assiduité des autres comme l’indicede quelque espérance insultante. Elle souffrait de la solitude,elle rougissait de la société. Ah ! sans doute, j’aurais dû laconsoler ; j’aurais dû la serrer contre mon cœur, luidire : « Vivons l’un pour l’autre, oublions les hommesqui nous méconnaissent, soyons heureux de notre seule estime et denotre seul amour » ; je l’essayais aussi ; mais quepeut, pour ranimer un sentiment qui s’éteint, une résolution prisepar devoir ?

Ellénore et moi nous dissimulions l’un avecl’autre. Elle n’osait me confier ces peines, résultat d’unsacrifice qu’elle savait bien que je ne lui avais pas demandé.J’avais accepté ce sacrifice : je n’osais me plaindre d’unmalheur que j’avais prévu, et que je n’avais pas eu la force deprévenir. Nous nous taisions donc sur la pensée unique qui nousoccupait constamment. Nous nous prodiguions des caresses, nousparlions d’amour ; mais nous parlions d’amour de peur de nousparler d’autre chose.

Dès qu’il existe un secret entre deux cœursqui s’aiment, dès que l’un d’eux a pu se résoudre à cacher àl’autre une seule idée, le charme est rompu, le bonheur estdétruit. L’emportement, l’injustice, la distraction même, seréparent ; mais la dissimulation jette dans l’amour un élémentétranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux. Par uneinconséquence bizarre, tandis que je repoussais avec l’indignationla plus violente la moindre insinuation contre Ellénore, jecontribuais moi-même à lui faire tort dans mes conversationsgénérales. Je m’étais soumis à ses volontés, mais j’avais pris enhorreur l’empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leurfaiblesse, leur exigence, le despotisme de leur douleur.J’affichais les principes les plus durs ; et ce même homme quine résistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, quiétait poursuivi dans l’absence par l’image de la souffrance qu’ilavait causée, se montrait, dans tous ses discours, méprisant etimpitoyable. Tous mes éloges directs en faveur d’Ellénore nedétruisaient pas l’impression que produisaient des propossemblables. On me haïssait, on la plaignait, mais on ne l’estimaitpas. On s’en prenait à elle de n’avoir pas inspiré à son amant plusde considération pour son sexe et plus de respect pour les liens ducœur.

Un homme, qui venait habituellement chezEllénore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P**, lui avaittémoigné la passion la plus vive, l’ayant forcée, par sespersécutions indiscrètes, à ne plus le recevoir, se permit contreelle des railleries outrageantes qu’il me parut impossible desouffrir. Nous nous battîmes ; je le blessai dangereusement,je fus blessé moi-même. Je ne puis décrire le mélange de trouble,de terreur, de reconnaissance et d’amour qui se peignit sur lestraits d’Ellénore lorsqu’elle me revit après cet événement. Elles’établit chez moi, malgré mes prières ; elle ne me quitta pasun seul instant jusqu’à ma convalescence. Elle me lisait pendant lejour, elle me veillait durant la plus grande partie desnuits ; elle observait mes moindres mouvements, elle prévenaitchacun de mes désirs ; son ingénieuse bonté multipliait sesfacultés et doublait ses forces. Elle m’assurait sans cesse qu’ellene m’aurait pas survécu ; j’étais pénétré d’affection, j’étaisdéchiré de remords. J’aurais voulu trouver en moi de quoirécompenser un attachement si constant et si tendre ;j’appelais à mon aide les souvenirs, l’imagination, la raison même,le sentiment du devoir : efforts inutiles ! La difficultéde la situation, la certitude d’un avenir qui devait nous séparer,peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu’il m’étaitimpossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je mereprochais l’ingratitude que je m’efforçais de lui cacher. Jem’affligeais quand elle paraissait douter d’un amour qui lui étaitsi nécessaire ; je ne m’affligeais pas moins quand ellesemblait y croire. Je la sentais meilleure que moi ; je meméprisais d’être indigne d’elle. C’est un affreux malheur de n’êtrepas aimé quand on aime ; mais c’en est un bien grand d’êtreaimé avec passion quand on n’aime plus. Cette vie que je venaisd’exposer pour Ellénore, je l’aurais mille fois donnée pour qu’ellefût heureuse sans moi.

Les six mois que m’avait accordés mon pèreétaient expirés ; il fallut songer à partir. Ellénore nes’opposa point à mon départ, elle n’essaya pas même de leretarder ; mais elle me fit promettre que, deux mois après, jereviendrais près d’elle, ou que je lui permettrais de merejoindre : je le lui jurai solennellement. Quel engagementn’aurais-je pas pris dans un moment où je la voyais lutter contreelle-même et contenir sa douleur ! Elle aurait pu exiger demoi de ne pas la quitter ; je savais au fond de mon âme queses larmes n’auraient pas été désobéies. J’étais reconnaissant dece qu’elle n’exerçait pas sa puissance ; il me semblait que jel’en aimais mieux. Moi-même, d’ailleurs, je ne me séparais pas sansun vif regret d’un être qui m’était si uniquement dévoué. Il y adans les liaisons qui se prolongent quelque chose de siprofond ! Elles deviennent à notre insu une partie si intimede notre existence ! Nous formons de loin, avec calme, larésolution de les rompre ; nous croyons attendre avecimpatience l’époque de l’exécuter : mais quand ce momentarrive, il nous remplit de terreur ; et telle est labizarrerie de notre cœur misérable que nous quittons avec undéchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sansplaisir.

Pendant mon absence, j’écrivis régulièrement àEllénore. J’étais partagé entre la crainte que mes lettres ne luifissent de la peine, et le désir de ne lui peindre que le sentimentque j’éprouvais. J’aurais voulu qu’elle me devinât, mais qu’elle medevinât sans s’affliger ; je me félicitais quand j’avais pusubstituer les mots d’affection, d’amitié, de dévouement, à celuid’amour ; mais soudain je me représentais la pauvre Ellénoretriste et isolée ; n’ayant que mes lettres pourconsolation ; et, à la fin de deux pages froides etcompassées, j’ajoutais rapidement quelques phrases ardentes outendres, propres à la tromper de nouveau. De la sorte, sans en direjamais assez pour la satisfaire, j’en disais toujours assez pourl’abuser. Étrange espèce de fausseté, dont le succès même setournait contre moi, prolongeait mon angoisse, et m’étaitinsupportable !

Je comptais avec inquiétude les jours, lesheures qui s’écoulaient ; je ralentissais de mes vœux lamarche du temps ; je tremblais en voyant se rapprocherl’époque d’exécuter ma promesse. Je n’imaginais aucun moyen departir. Je n’en découvrais aucun pour qu’Ellénore pût s’établirdans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère,peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendanteet tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourmentà laquelle sa passion me condamnait. Je me trouvais si bien d’êtrelibre, d’aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personnes’en occupât ! Je me reposais, pour ainsi dire, dansl’indifférence des autres, de la fatigue de son amour.

Je n’osais cependant laisser soupçonner àEllénore que j’aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avaitcompris par mes lettres qu’il me serait difficile de quitter monpère ; elle m’écrivit qu’elle commençait en conséquence lespréparatifs de son départ. Je fus longtemps sans combattre sarésolution ; je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Jelui marquais vaguement que je serais toujours charmé de la savoir,puis j’ajoutais, de la rendre heureuse : tristes équivoques,langage embarrassé que je gémissais de voir si obscur, et que jetremblais de rendre plus clair ! Je me déterminai enfin à luiparler avec franchise ; je me dis que je le devais ; jesoulevai ma conscience contre ma faiblesse ; je me fortifiaide l’idée de son repos contre l’image de sa douleur. Je mepromenais à grands pas dans ma chambre, récitant tout haut ce queje me proposais de lui dire. Mais à peine eus-je tracé quelqueslignes, que ma disposition changea : je n’envisageai plus mesparoles d’après le sens qu’elles devaient contenir, mais d’aprèsl’effet qu’elles ne pouvaient manquer de produire ; et unepuissance surnaturelle dirigeant, comme malgré moi, une maindominée, je me bornai à lui conseiller un retard de quelques mois.Je n’avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucuncaractère de sincérité. Les raisonnements que j’alléguais étaientfaibles, parce qu’ils n’étaient pas les véritables.

La réponse d’Ellénore fut impétueuse ;elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que medemandait-elle ? De vivre inconnue auprès de moi. Quepouvais-je redouter de sa présence dans une retraite ignorée, aumilieu d’une grande ville où personne ne la connaissait ? Ellem’avait tout sacrifié, fortune, enfants, réputation ; ellen’exigeait d’autre prix de ses sacrifices que de m’attendre commeune humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelquesminutes, de jouir des moments que je pourrais lui donner. Elles’était résignée à deux mois d’absence, non que cette absence luiparût nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter ; etlorsqu’elle était parvenue, en entassant péniblement les jours surles jours, au terme que j’avais fixé moi-même, je lui proposais derecommencer ce long supplice ! Elle pouvait s’être trompée,elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride ;j’étais le maître de mes actions ; mais je n’étais pas lemaître de la forcer à souffrir, délaissée par celui pour lequelelle avait tout immolé.

Ellénore suivit de près cette lettre ;elle m’informa de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la fermerésolution de lui témoigner beaucoup de joie ; j’étaisimpatient de rassurer son cœur et de lui procurer, momentanément aumoins, du bonheur et du calme. Mais elle avait été blessée ;elle m’examinait avec défiance : elle démêla bientôt mesefforts ; elle irrita ma fierté par ses reproches ; elleoutragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans mafaiblesse qu’elle me révolta contre elle encore plus que contremoi. Une fureur insensée s’empara de nous : tout ménagementfut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nous étionspoussés l’un contre l’autre par des furies. Tout ce que la haine laplus implacable avait inventé contre nous, nous nous l’appliquionsmutuellement, et ces deux êtres malheureux qui seuls seconnaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice,se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemisirréconciliables, acharnés à se déchirer.

Nous nous quittâmes après une scène de troisheures ; et, pour la première fois de la vie, nous nousquittâmes sans explication, sans réparation. À peine fus-je éloigned’Ellénore qu’une douleur profonde remplaça ma colère. Je metrouvai dans une espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui s’étaitpassé. Je me répétais mes paroles avec étonnement ; je neconcevais pas ma conduite ; je cherchais en moi-même ce quiavait pu m’égarer. Il était fort tard ; je n’osai retournerchez Ellénore. Je me promis de la voir le lendemain de bonne heure,et je rentrai chez mon père. Il y avait beaucoup de monde : ilme fut facile, dans une assemblée nombreuse, de me tenir à l’écartet de déguiser mon trouble. Lorsque nous fûmes seuls, il medit : « On m’assure que l’ancienne maîtresse du comte deP** est dans cette ville. Je vous ai toujours laissé une grandeliberté, et je n’ai jamais rien voulu savoir sur vosliaisons ; mais il ne vous convient pas, à votre âge, d’avoirune maîtresse avouée ; et je vous avertis que j’ai pris desmesures pour qu’elle s’éloigne d’ici ». En achevant ces mots,il me quitta. Je le suivis jusque dans sa chambre ; il me fitsigne de me retirer. « Mon père, lui dis-je, Dieu m’est témoinque je n’ai point fait venir Ellénore. Dieu m’est témoin que jevoudrais qu’elle fût heureuse, et que je consentirais à ce prix àne jamais la revoir : mais prenez garde à ce que vousferez ; en croyant me séparer d’elle, vous pourriez bien m’yrattacher à jamais. »

Je fis aussitôt venir chez moi un valet dechambre qui m’avait accompagné dans mes voyages, et qui connaissaitmes liaisons avec Ellénore. Je le chargeai de découvrir à l’instantmême, s’il était possible, quelles étaient les mesures dont monpère m’avait parlé. Il revint au bout de deux heures. Le secrétairede mon père lui avait confié, sous le sceau du secret, qu’Ellénoredevait recevoir le lendemain l’ordre de partir. « Ellénorechassée ! m’écriai-je, chassée avec opprobre ! Elle quin’est venue ici que pour moi, elle dont j’ai déchiré le cœur, elledont j’ai sans pitié vu couler les larmes ! Où doncreposerait-elle sa tête, l’infortunée, errante et seule dans unmonde dont je lui ai ravi l’estime ? À qui dirait-elle sadouleur ? » Ma résolution fut bientôt prise. Je gagnail’homme qui me servait ; je lui prodiguai l’or et lespromesses. Je commandai une chaise de poste pour six heures dumatin à la porte de la ville. Je formais mille projets pour monéternelle réunion avec Ellénore : je l’aimais plus que je nel’avais jamais aimée ; tout mon cœur était revenu àelle ; j’étais fier de la protéger. J’étais avide de la tenirdans mes bras ; l’amour était rentré tout entier dans monâme ; j’éprouvais une fièvre de tête, de cœur, de sens, quibouleversait mon existence. Si, dans ce moment, Ellénore eût vouluse détacher de moi, je serais mort à ses pieds pour la retenir.

Le jour parut ; je courus chez Ellénore.Elle était couchée, ayant passé la nuit à pleurer ; ses yeuxétaient encore humides, et ses cheveux étaient épars ; elle mevit entrer avec surprise. « Viens, lui dis-je, partons ».Elle voulut répondre. « Partons, repris-je. As-tu sur la terreun autre protecteur, un autre ami que moi ? Mes bras nesont-ils pas ton unique asile ? » Elle résistait.« J’ai des raisons importantes, ajoutai-je, et qui me sontpersonnelles. Au nom du ciel, suis-moi ». Je l’entraînai.Pendant la route, je l’accablais de caresses, je la pressais surmon cœur, je ne répondais à ses questions que par mesembrassements. Je lui dis enfin qu’ayant aperçu dans mon pèrel’intention de nous séparer, j’avais senti que je ne pouvais êtreheureux sans elle ; que je voulais lui consacrer ma vie etnous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance futd’abord extrême, mais elle démêla bientôt des contradictions dansmon récit. À force d’instance elle m’arracha la vérité ; sajoie disparut, sa figure se couvrit d’un sombre nuage.

« Adolphe, me dit-elle, vous vous trompezsur vous-même ; vous êtes généreux, vous vous dévouez à moiparce que je suis persécutée ; vous croyez avoir de l’amour,et vous n’avez que de la pitié ». Pourquoi prononça-t-elle cesmots funestes ? Pourquoi me révéla-t-elle un secret que jevoulais ignorer ? Je m’efforçai de la rassurer, j’y parvinspeut-être ; mais la vérité avait traversé mon âme ; lemouvement était détruit ; j’étais déterminé dans monsacrifice, mais je n’en étais pas plus heureux ; et déjà il yavait en moi une pensée que de nouveau j’étais réduit à cacher.

Chapitre 6

 

Quand nous fûmes arrivés sur les frontières,j’écrivis à mon père. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avaitun fond d’amertume. Je lui savais mauvais gré d’avoir resserré mesliens en prétendant les rompre. Je lui annonçais que je nequitterais Ellénore que lorsque, convenablement fixée, ellen’aurait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer,en s’acharnant sur elle, à lui rester toujours attaché. J’attendissa réponse pour prendre une détermination sur notre établissement.« Vous avez vingt-quatre ans, me répondit-il : jen’exercerai pas contre vous une autorité qui touche à son terme, etdont je n’ai jamais fait usage ; je cacherai même, autant queje le pourrai, votre étrange démarche ; je répandrai le bruitque vous êtes parti par mes ordres et pour mes affaires. Jesubviendrai libéralement à vos dépenses. Vous sentirez vous-mêmebientôt que la vie que vous menez n’est pas celle qui vousconvenait. Votre naissance, vos talents, votre fortune, vousassignaient dans le monde une autre place que celle de compagnond’une femme sans patrie et sans aveu. Votre lettre me prouve déjàque vous n’êtes pas content de vous. Songez que l’on ne gagne rienà prolonger une situation dont on rougit. Vous consumez inutilementles plus belles années de votre jeunesse, et cette perte estirréparable. »

La lettre de mon père me perça de mille coupsde poignard. Je m’étais dit cent fois ce qu’il me disait :j’avais eu cent fois honte de ma vie s’écoulant dans l’obscurité etdans l’inaction. J’aurais mieux aimé des reproches, desmenaces ; j’aurais mis quelque gloire à résister, et j’auraissenti la nécessité de rassembler mes forces pour défendre Ellénoredes périls qui l’auraient assaillie. Mais il n’y avait point depérils ; on me laissait parfaitement libre ; et cetteliberté ne me servait qu’à porter plus impatiemment le joug quej’avais l’air de choisir.

Nous nous fixâmes à Caden, petite ville de laBohême. Je me répétai que, puisque j’avais pris la responsabilitédu sort d’Ellénore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvinsà me contraindre ; je renfermai dans mon sein jusqu’auxmoindres signes de mécontentement, et toutes les ressources de monesprit furent employées à me créer une gaieté factice qui pûtvoiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effetinespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles, que, lessentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver. Leschagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mesplaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie ;et les assurances de tendresse dont j’entretenais Ellénorerépandaient dans mon cœur une émotion douce qui ressemblait presqueà l’amour.

De temps en temps des souvenirs importunsvenaient m’assiéger. Je me livrais, quand j’étais seul, à des accèsd’inquiétude ; je formais mille plans bizarres pour m’élancertout à coup hors de la sphère dans laquelle j’étais déplacé. Maisje repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénoreparaissait heureuse ; pouvais-je troubler son bonheur ?Près de cinq mois se passèrent de la sorte.

Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant àme taire une idée qui l’occupait. Après de longues sollicitations,elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolutionqu’elle avait prise, et m’avoua que M. de P** lui avaitécrit : son procès était gagné ; il se rappelait avecreconnaissance les services qu’elle lui avait rendus, et leurliaison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune, nonpour se réunir avec elle, ce qui n’était plus possible, mais àcondition qu’elle quitterait l’homme ingrat et perfide qui lesavait séparés. « J’ai répondu, me dit-elle, et vous devinezbien que j’ai refusé ». Je ne le devinais que trop. J’étaistouché, mais au désespoir du nouveau sacrifice que me faisaitEllénore. Je n’osai toutefois lui rien objecter : mestentatives en ce sens avaient toujours été tellementinfructueuses ! Je m’éloignai pour réfléchir au parti quej’avais à prendre. Il m’était clair que nos liens devaient serompre. Ils étaient douloureux pour moi, ils lui devenaientnuisibles ; j’étais le seul obstacle à ce qu’elle retrouvât unétat convenable et la considération, qui, dans le monde, suit tôtou tard l’opulence ; j’étais la seule barrière entre elle etses enfants : je n’avais plus d’excuse à mes propres yeux. Luicéder dans cette circonstance n’était plus de la générosité, maisune coupable faiblesse. J’avais promis à mon père de redevenirlibre aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. Ilétait temps enfin d’entrer dans une carrière, de commencer une vieactive, d’acquérir quelques titres à l’estime des hommes, de faireun noble usage de mes facultés. Je retournai chez Ellénore, mecroyant inébranlable dans le dessein de la forcer à ne pas rejeterles offres du comte de P** et pour lui déclarer, s’il le fallait,que je n’avais plus d’amour pour elle. « Chère amie, luidis-je, on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finittoujours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que lesvolontés des hommes ; les sentiments les plus impérieux sebrisent contre la fatalité des circonstances. En vain l’ons’obstine à ne consulter que son cœur ; on est condamné tôt outard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus longtempsdans une position également indigne de vous et de moi ; je nele puis ni pour vous ni pour moi-même ». A mesure que jeparlais sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plusvagues et ma résolution faiblir. Je voulus ressaisir mes forces, etje continuai d’une voix précipitée : « Je serai toujoursvotre ami ; j’aurai toujours pour vous l’affection la plusprofonde. Les deux années de notre liaison ne s’effaceront pas dema mémoire ; elles seront à jamais l’époque la plus belle dema vie. Mais l’amour, ce transport des sens, cette ivresseinvolontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs,Ellénore, je ne l’ai plus ». J’attendis longtemps sa réponsesans lever les yeux sur elle. Lorsque enfin je la regardai, elleétait immobile ; elle contemplait tous les objets comme sielle n’en eût reconnu aucun ; je pris sa main : je latrouvai froide. Elle me repoussa. « Que me voulez-vous ?me dit-elle ; ne suis-je pas seule, seule dans l’univers,seule sans un être qui m’entende ? Qu’avez-vous encore à medire ? ne m’avez-vous pas tout dit ? Tout n’est-il pasfini, fini sans retour ? Laissez-moi, quittez-moi ;n’est-ce pas là ce que vous désirez ? » Elle vouluts’éloigner, elle chancela ; j’essayai de la retenir, elletomba sans connaissance à mes pieds ; je la relevai, jel’embrassai, je rappelai ses sens. « Ellénore, m’écriai-je,revenez à vous, revenez à moi ; je vous aime d’amour, del’amour le plus tendre, je vous avais trompée pour que vous fussiezplus libre dans votre choix ». Crédulités du cœur, vous êtesinexplicables ! Ces simples paroles, démenties par tant deparoles précédentes, rendirent Ellénore à la vie et à laconfiance ; elle me les fit répéter plusieurs fois : ellesemblait respirer avec avidité. Elle me crut : elle s’enivrade son amour, qu’elle prenait pour le nôtre ; elle confirma saréponse au comte de P**, et je me vis plus engagé que jamais.

Trois mois après, une nouvelle possibilité dechangement s’annonça dans la situation d’Ellénore. Une de cesvicissitudes communes dans les républiques que des factions agitentrappela son père en Pologne, et le rétablit dans ses biens.Quoiqu’il ne connût qu’à peine sa fille, que sa mère avait emmenéeen France à l’âge de trois ans, il désira la fixer auprès de lui.Le bruit des aventures d’Ellénore ne lui était parvenu quevaguement en Russie, où, pendant son exil, il avait toujourshabité. Ellénore était son enfant unique : il avait peur del’isolement, il voulait être soigné : il ne chercha qu’àdécouvrir la demeure de sa fille, et, dès qu’il l’eut apprise, ill’invita vivement à venir le joindre. Elle ne pouvait avoird’attachement réel pour un père qu’elle ne se souvenait pas d’avoirvu. Elle sentait néanmoins qu’il était de son devoir d’obéir ;elle assurait de la sorte à ses enfants une grande fortune, etremontait elle-même au rang que lui avaient ravi ses malheurs et saconduite ; mais elle me déclara positivement qu’elle n’iraiten Pologne que si je l’accompagnais. « Je ne suis plus, medit-elle, dans l’âge où l’âme s’ouvre à des impressions nouvelles.Mon père est un inconnu pour moi. Si je reste ici, d’autresl’entoureront avec empressement ; il en sera tout aussiheureux. Mes enfants auront la fortune de M. de P**. Jesais bien que je serai généralement blâmée ; je passerai pourune fille ingrate et pour une mère peu sensible : mais j’aitrop souffert ; je ne suis plus assez jeune pour que l’opiniondu monde ait une grande puissance sur moi. S’il y a dans marésolution quelque chose de dur, c’est à vous, Adolphe, que vousdevez vous en prendre. Si je pouvais me faire illusion sur vous, jeconsentirais peut-être à une absence, dont l’amertume seraitdiminuée par la perspective d’une réunion douce et durable ;mais vous ne demanderiez pas mieux que de me supposer à deux centslieues de vous, contente et tranquille, au sein de ma famille et del’opulence. Vous m’écririez là-dessus des lettres raisonnables queje vois d’avance ; elles déchireraient mon cœur ; je neveux pas m’y exposer. Je n’ai pas la consolation de me dire que,par le sacrifice de toute ma vie, je sois parvenue à vous inspirerle sentiment que je méritais ; mais enfin vous l’avez accepté,ce sacrifice. Je souffre déjà suffisamment par l’aridité de vosmanières et la sécheresse de nos rapports ; je subis cessouffrances que vous m’infligez ; je ne veux pas en braver devolontaires. »

Il y avait dans la voix et dans le tond’Ellénore je ne sais quoi d’âpre et de violent qui annonçaitplutôt une détermination ferme qu’une émotion profonde outouchante. Depuis quelque temps elle s’irritait d’avancelorsqu’elle me demandait quelque chose, comme si je le lui avaisdéjà refusé. Elle disposait de mes actions, mais elle savait quemon jugement les démentait. Elle aurait voulu pénétrer dans lesanctuaire intime de ma pensée pour y briser une opposition sourdequi la révoltait contre moi. Je lui parlai de ma situation, du vœude mon père, de mon propre désir ; je priai, je m’emportai.Ellénore fut inébranlable. Je voulus réveiller sa générosité, commesi l’amour n’était pas de tous les sentiments le plus égoïste, et,par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. Je tâchaipar un effort bizarre de l’attendrir sur le malheur que j’éprouvaisen restant près d’elle ; je ne parvins qu’à l’exaspérer. Jelui promis d’aller la voir en Pologne ; mais elle ne vit dansmes promesses, sans épanchement et sans abandon, que l’impatiencede la quitter.

La première année de notre séjour à Cadenavait atteint son terme, sans que rien changeât dans notresituation. Quand Ellénore me trouvait sombre ou abattu, elles’affligeait d’abord, se blessait ensuite, et m’arrachait par sesreproches l’aveu de la fatigue que j’aurais voulu déguiser. De moncôté, quand Ellénore paraissait contente, je m’irritais de la voirjouir d’une situation qui me coûtait mon bonheur, et je latroublais dans cette courte jouissance par des insinuations quil’éclairaient sur ce que j’éprouvais intérieurement. Nous nousattaquions donc tour à tour par des phrases indirectes, pourreculer ensuite dans des protestations générales et de vaguesjustifications, et pour regagner le silence. Car nous savions sibien mutuellement tout ce que nous allions nous dire que nous noustaisions pour ne pas l’entendre. Quelquefois l’un de nous étaitprêt à céder, mais nous manquions le moment favorable pour nousrapprocher. Nos cœurs défiants et blessés ne se rencontraientplus.

Je me demandais souvent pourquoi je restaisdans un état si pénible : je me répondais que, si jem’éloignais d’Ellénore, elle me suivrait, et que j’aurais provoquéun nouveau sacrifice. Je me dis enfin qu’il fallait la satisfaireune dernière fois, et qu’elle ne pourrait plus rien exiger quand jel’aurais replacée au milieu de sa famille. J’allais lui proposer dela suivre en Pologne, quand elle reçut la nouvelle que son pèreétait mort subitement. Il l’avait instituée son unique héritière,mais son testament était contredit par des lettres postérieures quedes parents éloignés menaçaient de faire valoir. Ellénore, malgréle peu de relations qui subsistaient entre elle et son père, futdouloureusement affectée de cette mort : elle se reprocha del’avoir abandonné. Bientôt elle m’accusa de sa faute. « Vousm’avez fait manquer, me dit-elle, à un devoir sacré. Maintenant, ilne s’agit que de ma fortune : je vous l’immolerai plusfacilement encore. Mais, certes, je n’irai pas seule dans un paysoù je n’ai que des ennemis à rencontrer. – Je n’ai voulu, luirépondis-je, vous faire manquer à aucun devoir ; j’auraisdésiré, je l’avoue, que vous daignassiez réfléchir que, moi aussi,je trouvais pénible de manquer aux miens ; je n’ai pu obtenirde vous cette justice. Je me rends, Ellénore : votre intérêtl’emporte sur tout autre considération. Nous partirons ensemblequand vous le voudrez. »

Nous nous mîmes effectivement en route. Lesdistractions du voyage, la nouveauté des objets, les efforts quenous faisions sur nous-mêmes ramenaient de temps en temps entrenous quelques restes d’intimité. La longue habitude que nous avionsl’un de l’autre, les circonstances variées que nous avionsparcourues ensemble avaient attaché à chaque parole, presque àchaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout à coup dansle passé, et nous remplissaient d’un attendrissement involontaire,comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nousvivions, pour ainsi dire, d’une espèce de mémoire du cœur, assezpuissante pour que l’idée de nous séparer nous fût douloureuse,trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. Jeme livrais à ces émotions, pour me reposer de ma contraintehabituelle. J’aurais voulu donner à Ellénore des témoignages detendresse qui la contentassent ; je reprenais quelquefois avecelle le langage de l’amour ; mais ces émotions et ce langageressemblaient à ces feuilles pâles et décolorées qui, par un restede végétation funèbre, croissent languissamment sur les branchesd’un arbre déraciné.

Chapitre 7

 

Ellénore obtint dès son arrivée d’êtrerétablie dans la jouissance des biens qu’on lui disputait, ens’engageant à n’en pas disposer que son procès ne fût décidé. Elles’établit dans une des possessions de son père. Le mien, quin’abordait jamais avec moi dans ses lettres aucune questiondirectement, se contenta de les remplir d’insinuations contre monvoyage. « Vous m’aviez mandé, me disait-il, que vous nepartiriez pas. Vous m’aviez développé longuement toutes les raisonsque vous aviez de ne pas partir ; j’étais, en conséquence,bien convaincu que vous partiriez. Je ne puis que vous plaindre dece qu’avec votre esprit d’indépendance, vous faites toujours ce quevous ne voulez pas. Je ne juge point, au reste, d’une situation quine m’est qu’imparfaitement connue. Jusqu’à présent vous m’aviezparu le protecteur d’Ellénore, et sous ce rapport il y avait dansvos procédés quelque chose de noble, qui relevait votre caractère,quel que fût l’objet auquel vous vous attachiez. Aujourd’hui, vosrelations ne sont plus les mêmes ; ce n’est plus vous qui laprotégez, c’est elle qui vous protège ; vous vivez chez elle,vous êtes un étranger qu’elle introduit dans sa famille. Je neprononce point sur une position que vous choisissez ; maiscomme elle peut avoir ses inconvénients, je voudrais les diminuerautant qu’il est en moi. J’écris au baron de T**, notre ministredans le pays où vous êtes, pour vous recommander à lui ;j’ignore s’il vous conviendra de faire usage de cetterecommandation ; n’y voyez au moins qu’une preuve de mon zèle,et nullement une atteinte à l’indépendance que vous avez toujourssu défendre avec succès contre votre père. »

J’étouffai les réflexions que ce style faisaitnaître en moi. La terre que j’habitais avec Ellénore était située àpeu de distance de Varsovie ; je me rendis dans cette ville,chez le baron de T**. Il me reçut avec amitié, me demanda lescauses de mon séjour en Pologne, me questionna sur mesprojets : je ne savais trop que lui répondre. Après quelquesminutes d’une conversation embarrassée : « Je vais, medit-il, vous parler avec franchise : je connais les motifs quivous ont amené dans ce pays, votre père me les a mandés ; jevous dirai même que je les comprends : il n’y a pas d’hommequi ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désirde rompre une liaison inconvenable et la crainte d’affliger unefemme qu’il avait aimée. L’inexpérience de la jeunesse fait quel’on s’exagère beaucoup les difficultés d’une positionpareille ; on se plaît à croire à la vérité de toutes cesdémonstrations de douleur, qui remplacent, dans un sexe faible etemporté, tous les moyens de la force et tous ceux de la raison. Lecœur en souffre, mais l’amour-propre s’en applaudit ; et telhomme qui pense de bonne foi s’immoler au désespoir qu’il a causéne se sacrifie dans le fait qu’aux illusions de sa propre vanité.Il n’y a pas une de ces femmes passionnées dont le monde est pleinqui n’ait protesté qu’on la ferait mourir en l’abandonnant ;il n’y en a pas une qui ne soit encore en vie et qui ne soitconsolée ». Je voulus l’interrompre. « Pardon, me dit-il,mon jeune ami, si je m’exprime avec trop peu de ménagement :mais le bien qu’on m’a dit de vous, les talents que vous annoncez,la carrière que vous devriez suivre, tout me fait une loi de nerien vous déguiser. Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux quevous ; vous n’êtes plus amoureux de la femme qui vous domineet qui vous traîne après elle ; si vous l’aimiez encore, vousne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m’avaitécrit ; il vous était aisé de prévoir ce que j’avais à vousdire : vous n’avez pas été fâché d’entendre de ma bouche desraisonnements que vous vous répétez sans cesse à vous-même, ettoujours inutilement. La réputation d’Ellénore est loin d’êtreintacte. – Terminons, je vous prie, répondis-je, une conversationinutile. Des circonstances malheureuses ont pu disposer despremières années d’Ellénore ; on peut la juger défavorablementsur des apparences mensongères : mais je la connais depuistrois ans, et il n’existe pas sur la terre une âme plus élevée, uncaractère plus noble, un cœur plus pur et plus généreux. – Commevous voudrez, répliqua-t-il ; mais ce sont des nuances quel’opinion n’approfondit pas. Les faits sont positifs, ils sontpublics ; en m’empêchant de les rappeler, pensez-vous lesdétruire ? Écoutez, poursuivit-il, il faut dans ce mondesavoir ce qu’on veut. Vous n’épouserez pas Ellénore ? Non,sans doute, m’écriai-je ; elle-même ne l’a jamais désiré. –Que voulez-vous donc faire ? Elle a dix ans de plus quevous ; vous en avez vingt-six ; vous la soignerez dix ansencore ; elle sera vieille ; vous serez parvenu au milieude votre vie, sans avoir rien commencé, rien achevé qui voussatisfasse. L’ennui s’emparera de vous, l’humeur s’emparerad’elle ; elle vous sera chaque jour moins agréable, vous luiserez chaque jour plus nécessaire ; et le résultat d’unenaissance illustre, d’une fortune brillante, d’un esprit distingué,sera de végéter dans un coin de la Pologne, oublié de vos amis,perdu pour la gloire, et tourmenté par une femme qui ne sera, quoique vous fassiez, jamais contente de vous. Je n’ajoute qu’un mot,et nous ne reviendrons plus sur un sujet qui vous embarrasse.Toutes les routes vous sont ouvertes : les lettres, les armes,l’administration ; vous pouvez aspirer aux plus illustresalliances ; vous êtes fait pour aller à tout : maissouvenez-vous bien qu’il y a, entre vous et tous les genres desuccès, un obstacle insurmontable, et que cet obstacle estEllénore. – J’ai cru vous devoir, monsieur, lui répondis-je, devous écouter en silence ; mais je me dois aussi de vousdéclarer que vous ne m’avez point ébranlé. Personne que moi, je lerépète, ne peut juger Ellénore ; personne n’apprécie assez lavérité de ses sentiments et la profondeur de ses impressions. Tantqu’elle aura besoin de moi, je resterai près d’elle. Aucun succèsne me consolerait de la laisser malheureuse ; et dussé-jeborner ma carrière à lui servir d’appui, à la soutenir dans sespeines, à l’entourer de mon affection contre l’injustice d’uneopinion qui la méconnaît, je croirais encore n’avoir pas employé mavie inutilement. »

Je sortis en achevant ces paroles : maisqui m’expliquera par quelle mobilité le sentiment qui me lesdictait s’éteignit avant même que j’eusse fini de lesprononcer ? Je voulus, en retournant à pied, retarder lemoment de revoir cette Ellénore que je venais de défendre ; jetraversai précipitamment la ville ; il me tardait de metrouver seul.

Arrivé au milieu de la campagne, je ralentisma marche, et mille pensées m’assaillirent. Ces motsfunestes : « Entre tous les genres de succès et vous, ilexiste un obstacle insurmontable, et cet obstacle c’estEllénore », retentissaient autour de moi. Je jetais un long ettriste regard sur le temps qui venait de s’écouler sansretour ; je me rappelais les espérances de ma jeunesse, laconfiance avec laquelle je croyais autrefois commander à l’avenir,les éloges accordés à mes premiers essais, l’aurore de réputationque j’avais vue briller et disparaître. Je me répétais les noms deplusieurs de mes compagnons d’étude, que j’avais traités avec undédain superbe, et qui, par le seul effet d’un travail opiniâtre etd’une vie régulière, m’avaient laissé loin derrière eux dans laroute de la fortune, de la considération et de la gloire :j’étais oppressé de mon inaction. Comme les avares se représententdans les trésors qu’ils entassent tous les biens que ces trésorspourraient acheter, j’apercevais dans Ellénore la privation de tousles succès auxquels j’aurais pu prétendre. Ce n’était pas unecarrière seule que je regrettais : comme je n’avais essayéd’aucune, je les regrettais toutes. N’ayant jamais employé mesforces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais ;j’aurais voulu que la nature m’eût crée faible et médiocre, pour mepréserver au moins du remords de me dégrader volontairement. Toutelouange, toute approbation pour mon esprit ou mes connaissances, mesemblaient un reproche insupportable : je croyais entendreadmirer les bras vigoureux d’un athlète chargé de fers au fond d’uncachot. Si je voulais ressaisir mon courage, me dire que l’époquede l’activité n’était pas encore passée, l’image d’Ellénores’élevait devant moi comme un fantôme, et me repoussait dans lenéant ; je ressentais contre elle des accès de fureur, et, parun mélange bizarre, cette fureur ne diminuait en rien la terreurque m’inspirait l’idée de l’affliger.

Mon âme, fatiguée de ces sentiments amers,chercha tout à coup un refuge dans des sentiments contraires.Quelques mots, prononcés au hasard par le baron de T** sur lapossibilité d’une alliance douce et paisible, me servirent à mecréer l’idéal d’une compagne. Je réfléchis au repos, à laconsidération, à l’indépendance même que m’offrirait un sortpareil ; car les liens que je traînais depuis si longtemps merendaient plus dépendant mille fois que n’aurait pu le faire uneunion reconnue et constatée. J’imaginais la joie de mon père ;j’éprouvais un désir impatient de reprendre dans ma patrie et dansla société de mes égaux la place qui m’était due ; je mereprésentais opposant une conduite austère et irréprochable à tousles jugements qu’une malignité froide et frivole avait prononcéscontre moi, à tous les reproches dont m’accablait Ellénore.

« Elle m’accuse sans cesse, disais-je,d’être dur, d’être ingrat, d’être sans pitié. Ah ! si le cielm’eût accordé une femme que les convenances sociales me permissentd’avouer, que mon père ne rougît pas d’accepter pour fille,j’aurais été mille fois heureux de la rendre heureuse. Cettesensibilité que l’on méconnaît parce qu’elle est souffrante etfroissée, cette sensibilité dont on exige impérieusement destémoignages que mon cœur refuse à l’emportement et à la menace,qu’il me serait doux de m’y livrer avec l’être chéri, compagnond’une vie régulière et respectée ! Que n’ai-je pas fait pourEllénore ? Pour elle j’ai quitté mon pays et ma famille ;j’ai pour elle affligé le cœur d’un vieux père qui gémit encoreloin de moi ; pour elle j’habite ces lieux où ma jeunesses’enfuit solitaire, sans gloire, sans honneur et sansplaisir : tant de sacrifices faits sans devoir et sans amourne prouvent-ils pas ce que l’amour et le devoir me rendraientcapable de faire ? Si je crains tellement la douleur d’unefemme qui ne me domine que par sa douleur, avec quel soinj’écarterais toute affliction, toute peine, de celle à qui jepourrais hautement me vouer sans remords et sans réserve !Combien alors on me verrait différent de ce que je suis !Comme cette amertume dont on me fait un crime, parce que la sourceen est inconnue, fuirait rapidement loin de moi ! Combien jeserais reconnaissant pour le ciel et bienveillant pour leshommes ! »

Je parlais ainsi ; mes yeux semouillaient de larmes, mille souvenirs rentraient comme partorrents dans mon âme : mes relations avec Ellénore m’avaientrendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui me rappelait monenfance, les lieux où s’étaient écoulées mes premières années, lescompagnons de mes premiers jeux, les vieux parents qui m’avaientprodigué les premières marques d’intérêt, me blessait et me faisaitmal ; j’étais réduit à repousser, comme des pensées coupables,les images les plus attrayantes et les vœux les plus naturels. Lacompagne que mon imagination m’avait soudain créée s’alliait aucontraire à toutes ces images et sanctionnait tous ces vœux ;elle s’associait à tous mes devoirs, à tous mes plaisirs, à tousmes goûts ; elle rattachait ma vie actuelle à cette époque dema jeunesse où l’espérance ouvrait devant moi un si vaste avenir,l’époque dont Ellénore m’avait séparé par un abîme. Les plus petitsdétails, les plus petits objets se retraçaient à ma mémoire ;je revoyais l’antique château que j’avais habité avec mon père, lesbois qui l’entouraient, la rivière qui baignait le pied de sesmurailles, les montagnes qui bordaient son horizon ; toutesces choses me paraissaient tellement présentes, pleines d’une tellevie, qu’elles me causaient un frémissement que j’avais peine àsupporter ; et mon imagination plaçait a côté d’elles unecréature innocente et jeune qui les embellissait, qui les animaitpar l’espérance. J’errais plongé dans cette rêverie, toujours sansplan fixe, ne me disant point qu’il fallait rompre avec Ellénore,n’ayant de la réalité qu’une idée sourde et confuse, et dans l’étatd’un homme accablé de peine, que le sommeil a consolé par un songe,et qui pressent que ce songe va finir. Je découvris tout à coup lechâteau d’Ellénore, dont insensiblement je m’étais rapproché ;je m’arrêtai ; je pris une autre route : j’étais heureuxde retarder le moment où j’allais entendre de nouveau savoix. »

Le jour s’affaiblissait : le ciel étaitserein ; la campagne devenait déserte ; les travaux deshommes avaient cessé, ils abandonnaient la nature à elle-même. Mespensées prirent graduellement une teinte plus grave et plusimposante. Les ombres de la nuit qui s’épaississaient à chaqueinstant, le vaste silence qui m’environnait et qui n’étaitinterrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder àmon agitation un sentiment plus calme et plus solennel. Jepromenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont je n’apercevaisplus les limites, et qui par là même me donnait, en quelque sorte,la sensation de l’immensité. Je n’avais rien éprouvé de pareildepuis longtemps : sans cesse absorbé dans des réflexionstoujours personnelles, la vue toujours fixée sur ma situation,j’étais devenu étranger à toute idée générale ; je nem’occupais que d’Ellénore et de moi ; d’Ellénore qui nem’inspirait qu’une pitié mêlée de fatigue, de moi, pour qui jen’avais plus aucune estime. Je m’étais rapetissé, pour ainsi dire,dans un nouveau genre d’égoïsme, dans un égoïsme sans courage,mécontent et humilié ; je me sus bon gré de renaître à despensées d’un autre ordre, et de me retrouver la faculté dem’oublier moi-même, pour me livrer à des méditationsdésintéressées : mon âme semblait se relever d’une dégradationlongue et honteuse.

La nuit presque entière s’écoula ainsi. Jemarchais au hasard ; je parcourus des champs, des bois, deshameaux où tout était immobile. De temps en temps, j’apercevaisdans quelque habitation éloignée une pâle lumière qui perçaitl’obscurité. « Là, me disais-je, là, peut-être, quelqueinfortuné s’agite sous la douleur, ou lutte contre la mort ;mystère inexplicable dont une expérience journalière paraît n’avoirpas encore convaincu les hommes ; terme assuré qui ne nousconsole ni ne nous apaise, objet d’une insouciance habituelle etd’un effroi passager ! Et moi aussi, poursuivais-je, je melivre à cette inconséquence insensée ! Je me révolte contre lavie, comme si la vie devait ne pas finir ! Je répands dumalheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérablesque le temps viendra bientôt m’arracher ! Ah ! renonçonsà ces efforts inutiles ; jouissons de voir ce temps s’écouler,mes jours se précipiter les uns sur les autres ; demeuronsimmobile, spectateur indifférent d’une existence à demipassée ; qu’on s’en empare, qu’on la déchire, on n’enprolongera pas la durée ! vaut-il la peine de ladisputer ? »

L’idée de la mort a toujours eu sur moibeaucoup d’empire. Dans mes affections les plus vives ; elle atoujours suffi pour me calmer aussitôt ; elle produisit surmon âme son effet accoutumé ; ma disposition pour Ellénoredevint moins amère. Toute mon irritation disparut ; il ne merestait de l’impression de cette nuit de délire qu’un sentimentdoux et presque tranquille : peut-être la lassitude physiqueque j’éprouvais contribuait-elle à cette tranquillité.

Le jour allait renaître ; je distinguaisdéjà les objets. Je reconnus que j’étais assez loin de la demeured’Ellénore. Je me peignis son inquiétude, et je me pressais pourarriver près d’elle, autant que la fatigue pouvait me le permettre,lorsque je rencontrai un homme à cheval, qu’elle avait envoyé pourme chercher. Il me raconta qu’elle était depuis douze heures dansles craintes les plus vives ; qu’après être allée à Varsovie,et avoir parcouru les environs, elle était revenue chez elle dansun état inexprimable d’angoisse, et que de toutes parts leshabitants du village étaient répandus dans la campagne pour medécouvrir. Ce récit me remplit d’abord d’une impatience assezpénible. Je m’irritais de me voir soumis par Ellénore à unesurveillance importune. En vain me répétais-je que son amour seulen était la cause ; cet amour n’était-il pas aussi la cause detout mon malheur ? Cependant je parvins à vaincre ce sentimentque je me reprochais. Je la savais alarmée et souffrante. Je montaià cheval. Je franchis avec rapidité la distance qui nous séparait.Elle me reçut avec des transports de joie. Je fus ému de sonémotion. Notre conversation fut courte, parce que bientôt ellesongea que je devais avoir besoin de repos ; et je la quittai,cette fois du moins, sans avoir rien dit qui pût affliger soncœur.

Chapitre 8

 

Le lendemain je me relevai poursuivi des mêmesidées qui m’avaient agité la veille. Mon agitation redoubla lesjours suivants ; Ellénore voulut inutilement en pénétrer lacause : je répondais par des monosyllabes contraints à sesquestions impétueuses ; je me raidissais contre soninsistance, sachant trop qu’à ma franchise succéderait sa douleur,et que sa douleur m’imposerait une dissimulation nouvelle.

Inquiète et surprise, elle recourut à l’une deses amies pour découvrir le secret qu’elle m’accusait de luicacher ; avide de se tromper elle-même, elle cherchait un faitoù il n’y avait qu’un sentiment. Cette amie m’entretint de monhumeur bizarre, du soin que je mettais à repousser toute idée d’unlien durable, de mon inexplicable soif de rupture et d’isolement.Je l’écoutai longtemps en silence ; je n’avais dit jusqu’à cemoment à personne que je n’aimais plus Ellénore ; ma boucherépugnait à cet aveu qui me semblait une perfidie. Je vouluspourtant me justifier ; je racontai mon histoire avecménagement, en donnant beaucoup d’éloges à Ellénore, en convenantdes inconséquences de ma conduite, en les rejetant sur lesdifficultés de notre situation, et sans me permettre une parole quiprononçât clairement que la difficulté véritable était de ma partl’absence de l’amour. La femme qui m’écoutait fut émue de monrécit : elle vit de la générosité dans ce que j’appelais de lafaiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la dureté. Lesmêmes explications qui mettaient en fureur Ellénore passionnée,portaient la conviction dans l’esprit de son impartiale amie. Onest si juste lorsqu’on est désintéressé ! Qui que vous soyez,ne remettez jamais à un autre les intérêts de votre cœur ; lecœur seul peut plaider sa cause : il sonde seul sesblessures ; tout intermédiaire devient un juge ; ilanalyse, il transige, il conçoit l’indifférence ; il l’admetcomme possible, il la reconnaît pour inévitable ; par là mêmeil l’excuse, et l’indifférence se trouve ainsi, à sa grandesurprise, légitime à ses propres yeux. Les reproches d’Ellénorem’avaient persuadé que j’étais coupable ; j’appris de cellequi croyait la défendre que je n’étais que malheureux. Je fusentraîné à l’aveu complet de mes sentiments : je convins quej’avais pour Ellénore du dévouement, de la sympathie, de lapitié ; mais j’ajoutai que l’amour n’entrait pour rien dansles devoirs que je m’imposais. Cette vérité, jusqu’alors renferméedans mon cœur, et quelquefois seulement révélée à Ellénore aumilieu du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus deréalité et de force par cela seul qu’un autre en était devenudépositaire. C’est un grand pas, c’est un pas irréparable,lorsqu’on dévoile tout à coup aux yeux d’un tiers les replis cachésd’une relation intime ; le jour qui pénètre dans ce sanctuaireconstate et achève les destructions que la nuit enveloppait de sesombres : ainsi les corps renfermés dans les tombeauxconservent souvent leur première forme, jusqu’à ce que l’airextérieur vienne les frapper et les réduire en poudre.

L’amie d’Ellénore me quitta : j’ignorequel compte elle lui rendit de notre conversation, mais, enapprochant du salon, j’entendis Ellénore qui parlait d’une voixtrès animée ; en m’apercevant, elle se tut. Bientôt ellereproduisit sous diverses formes des idées générales, qui n’étaientque des attaques particulières. « Rien n’est plus bizarre,disait-elle, que le zèle de certaines amitiés ; il y a desgens qui s’empressent de se charger de vos intérêts pour mieuxabandonner votre cause ; ils appellent cela del’attachement : j’aimerais mieux de la haine ». Jecompris facilement que l’amie d’Ellénore avait embrassé mon particontre elle, et l’avait irritée en ne paraissant pas me juger assezcoupable. Je me sentis ainsi d’intelligence avec un autre contreEllénore : c’était entre nos cœurs une barrière de plus.

Quelques jours après, Ellénore alla plusloin : elle était incapable de tout empire surelle-même ; dès qu’elle croyait avoir un sujet de plainte,elle marchait droit à l’explication, sans ménagement et sanscalcul, et préférait le danger de rompre à la contrainte dedissimuler. Les deux amies se séparèrent à jamais brouillées.

« Pourquoi mêler des étrangers à nosdiscussions intimes ? dis-je à Ellénore. Avons-nous besoind’un tiers pour nous entendre ? et si nous ne nous entendonsplus, quel tiers pourrait y porter remède ? – Vous avezraison, me répondit-elle : mais c’est votre faute ;autrefois je ne m’adressais à personne pour arriver jusqu’à votrecœur. »

Tout à coup Ellénore annonça le projet dechanger son genre de vie. Je démêlai par ses discours qu’elleattribuait à la solitude dans laquelle nous vivions lemécontentement qui me dévorait : elle épuisait toutes lesexplications fausses avant de se résigner à la véritable. Nouspassions tête à tête de monotones soirées entre le silence etl’humeur ; la source des longs entretiens était tarie.

Ellénore résolut d’attirer chez elle lesfamilles nobles qui résidaient dans son voisinage ou à Varsovie.J’entrevis facilement les obstacles et les dangers de sestentatives. Les parents qui lui disputaient son héritage avaientrévélé ses erreurs passées, et répandu contre elle mille bruitscalomnieux. Je frémis des humiliations qu’elle allait braver, et jetâchai de la dissuader de cette entreprise. Mes représentationsfurent inutiles ; je blessai sa fierté par mes craintes, bienque je ne les exprimasse qu’avec ménagement. Elle supposa quej’étais embarrassé de nos liens, parce que son existence étaitéquivoque ; elle n’en fut que plus empressée a reconquérir uneplace honorable dans le monde : ses efforts obtinrent quelquesuccès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté, que le tempsn’avait encore que légèrement diminuée, le bruit même de sesaventures, tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit entouréebientôt d’une société nombreuse ; mais elle était poursuivied’un sentiment secret d’embarras et d’inquiétude. J’étais mécontentde ma situation, elle s’imaginait que je l’étais de lasienne ; elle s’agitait pour en sortir ; son désir ardentne lui permettait point de calcul, sa position fausse jetait del’inégalité dans sa conduite et de la précipitation dans sesdémarches. Elle avait l’esprit juste, mais peu étendu ; lajustesse de son esprit était dénaturée par l’emportement de soncaractère, et son peu d’étendue l’empêchait d’apercevoir la lignela plus habile, et de saisir des nuances délicates. Pour lapremière fois elle avait un but ; et comme elle se précipitaitvers ce but, elle le manquait. Que de dégoûts elle dévora sans meles communiquer ! que de fois je rougis pour elle sans avoirla force de le lui dire ! Tel est, parmi les hommes, lepouvoir de la réserve et de la mesure, que je l’avais vue plusrespectée par les amis du comte de P** comme sa maîtresse, qu’ellene l’était par ses voisins comme héritière d’une grande fortune, aumilieu de ses vassaux. Tour à tour haute et suppliante, tantôtprévenante, tantôt susceptible, il y avait dans ses actions et dansses paroles je ne sais quelle fougue destructive de laconsidération qui ne se compose que du calme.

En relevant ainsi les défauts d’Ellénore,c’est moi que j’accuse et que je condamne. Un mot de moi l’auraitcalmée : pourquoi n’ai-je pu prononcer ce mot ?

Nous vivions cependant plus doucementensemble ; la distraction nous soulageait de nos penséeshabituelles. Nous n’étions seuls que par intervalles ; etcomme nous avions l’un dans l’autre une confiance sans nombre,excepté sur nos sentiments intimes, nous mettions les observationset les faits à la place de ces sentiments, et nos conversationsavaient repris quelque charme. Mais bientôt ce nouveau genre de viedevint pour moi la source d’une nouvelle perplexité. Perdu dans lafoule qui environnait Ellénore, je m’aperçus que j’étais l’objet del’étonnement et du blâme. L’époque approchait où son procès devaitêtre jugé : ses adversaires prétendaient qu’elle avait aliénéle cœur paternel par des égarements sans nombre ; ma présencevenait à l’appui de leurs assertions. Ses amis me reprochaient delui faire tort. Ils excusaient sa passion pour moi ; mais ilsm’accusaient d’indélicatesse : j’abusais, disaient-ils, d’unsentiment que j’aurais dû modérer. Je savais seul qu’enl’abandonnant je l’entraînerais sur mes pas, et qu’elle négligeraitpour me suivre tout le soin de sa fortune et tous les calculs de laprudence. Je ne pouvais rendre le public dépositaire de cesecret ; je ne paraissais donc dans la maison d’Ellénore qu’unétranger nuisible au succès même des démarches qui allaient déciderde son sort ; et, par un étrange renversement de la vérité,tandis que j’étais la victime de ses volontés inébranlables,c’était elle que l’on plaignait comme victime de mon ascendant.

Une nouvelle circonstance vint compliquerencore cette situation douloureuse.

Une singulière révolution s’opéra tout à coupdans la conduite et les manières d’Ellénore : jusqu’à cetteépoque elle n’avait paru occupée que de moi ; soudain je lavis recevoir et rechercher les hommages des hommes quil’entouraient. Cette femme si réservée, si froide, si ombrageuse,sembla subitement changer de caractère. Elle encourageait lessentiments et même les espérances d’une foule de jeunes gens, dontles uns étaient séduits par sa figure, et dont quelques autres,malgré ses erreurs passées, aspiraient sérieusement à samain ; elle leur accordait de longs tête-à-tête ; elleavait avec eux ces formes douteuses, mais attrayantes, qui nerepoussent mollement que pour retenir, parce qu’elles annoncentplutôt l’indécision que l’indifférence, et des retards que desrefus. J’ai su par elle dans la suite, et les faits me l’ontdémontré, qu’elle agissait ainsi par un calcul faux et déplorable.Elle croyait ranimer mon amour en excitant ma jalousie ; maisc’était agiter des cendres que rien ne pouvait réchauffer.Peut-être aussi se mêlait-il à ce calcul, sans qu’elle s’en rendîtcompte, quelque vanité de femme ; elle était blessée de mafroideur, elle voulait se prouver à elle-même qu’elle avait encoredes moyens de plaire. Peut-être enfin, dans l’isolement où jelaissais son cœur, trouvait-elle une sorte de consolation às’entendre répéter des expressions d’amour que depuis longtemps jene prononçais plus.

Quoi qu’il en soit, je me trompai quelquetemps sur ses motifs. J’entrevis l’aurore de ma libertéfuture ; je m’en félicitai. Tremblant d’interrompre parquelque mouvement inconsidéré cette grande crise à laquellej’attachais ma délivrance, je devins plus doux, je parus pluscontent. Ellénore prit ma douceur pour de la tendresse, mon espoirde la voir enfin heureuse sans moi pour le désir de la rendreheureuse. Elle s’applaudit de son stratagème. Quelquefois pourtantelle s’alarmait de ne me voir aucune inquiétude ; elle mereprochait de ne mettre aucun obstacle à ces liaisons qui, enapparence, menaçaient de me l’enlever. Je repoussais cesaccusations par des plaisanteries, mais je ne parvenais pastoujours à l’apaiser ; son caractère se faisait jour à traversla dissimulation qu’elle s’était imposée. Les scènes recommençaientsur un autre terrain, mais non moins orageuses. Ellénore m’imputaitses propres torts, elle m’insinuait qu’un seul mot la ramènerait àmoi tout entière ; puis, offensée de mon silence, elle seprécipitait de nouveau dans la coquetterie avec une espèce defureur.

C’est ici surtout, je le sens, que l’onm’accusera de faiblesse. Je voulais être libre, et je le pouvaisavec l’approbation générale ; je le devais peut-être : laconduite d’Ellénore m’y autorisait et semblait m’y contraindre.Mais ne savais-je pas que cette conduite était mon ouvrage ?Ne savais-je pas qu’Ellénore, au fond de son cœur, n’avait pascessé de m’aimer ? Pouvais-je la punir des imprudences que jelui faisais commettre, et, froidement hypocrite, chercher unprétexte dans ces imprudences pour l’abandonner sanspitié ?

Certes, je ne veux point m’excuser, je mecondamne plus sévèrement qu’un autre peut-être ne le ferait à maplace ; mais je puis au moins me rendre ici ce solenneltémoignage, que je n’ai jamais agi par calcul, et que j’ai toujoursété dirigé par des sentiments vrais et naturels. Comment se fait-ilqu’avec ces sentiments je n’aie fait si longtemps que mon malheuret celui des autres ? La société cependant m’observait avecsurprise. Mon séjour chez Ellénore ne pouvait s’expliquer que parun extrême attachement pour elle, et mon indifférence sur les liensqu’elle semblait toujours prête à contracter démentait cetattachement. L’on attribua ma tolérance inexplicable à une légèretéde principes, à une insouciance pour la morale, qui annonçaient,disait-on, un homme profondément égoïste, et que le monde avaitcorrompu. Ces conjectures, d’autant plus propres à faire impressionqu’elles étaient plus proportionnées aux âmes qui les concevaient,furent accueillies et répétées. Le bruit en parvint enfin jusqu’àmoi ; je fus indigné de cette découverte inattendue :pour prix de mes longs services, j’étais méconnu, calomnié ;j’avais, pour une femme, oublié tous les intérêts et repoussé tousles plaisirs de la vie, et c’était moi que l’on condamnait.

Je m’expliquai vivement avec Ellénore :un mot fit disparaître cette tourbe d’adorateurs qu’elle n’avaitappelés que pour me faire craindre sa perte. Elle restreignit sasociété à quelques femmes et à un petit nombre d’hommes âgés. Toutreprit autour de nous une apparence régulière ; mais nous n’enfûmes que plus malheureux : Ellénore se croyait de nouveauxdroits ; je me sentais chargé de nouvelles chaînes.

Je ne saurais peindre quelles amertumes etquelles fureurs résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notrevie ne fut qu’un perpétuel orage ; l’intimité perdit tous sescharmes, et l’amour toute sa douceur ; il n’y eut plus mêmeentre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelquesinstants d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutesparts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions lesplus dures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lorsqueje voyais Ellénore dans les larmes, et ses larmes mêmes n’étaientqu’une lave brûlante qui, tombant goutte à goutte sur mon cœur,m’arrachait des cris, sans pouvoir m’arracher un désaveu. Ce futalors que, plus d’une fois, je la vis se lever pâle etprophétique : « Adolphe, s’écriait-elle, vous ne savezpas le mal que vous faites ; vous l’apprendrez un jour, vousl’apprendrez par moi, quand vous m’aurez précipitée dans latombe ». Malheureux ! lorsqu’elle parlait ainsi, que nem’y suis-je jeté moi-même avant elle !

Chapitre 9

 

Je n’étais pas retourné chez le baron de T**depuis ma dernière visite. Un matin je reçus de lui le billetsuivant :

« Les conseils que je vous avais donnésne méritaient pas une si longue absence. Quelque parti que vouspreniez sur ce qui vous regarde, vous n’en êtes pas moins le filsde mon ami le plus cher, je n’en jouirai pas moins avec plaisir devotre société, et j’en aurai beaucoup à vous introduire dans uncercle dont j’ose vous promettre qu’il vous sera agréable de fairepartie. Permettez-moi d’ajouter que, plus votre genre de vie, queje ne veux point désapprouver, a quelque chose de singulier, plusil vous importe de dissiper des préventions mal fondées, sansdoute, en vous montrant dans le monde. »

Je fus reconnaissant de la bienveillance qu’unhomme âgé me témoignait. Je me rendis chez lui ; il ne futpoint question d’Ellénore. Le baron me retint à dîner : il n’yavait, ce jour-là, que quelques hommes assez spirituels et assezaimables. Je fus d’abord embarrassé, mais je fis effort surmoi-même ; je me ranimai, je parlai ; je déployai le plusqu’il me fut possible de l’esprit et des connaissances. Jem’aperçus que je réussissais à captiver l’approbation. Je retrouvaidans ce genre de succès une jouissance d’amour-propre dont j’avaisété prive dès longtemps ; cette jouissance me rendit lasociété du baron de T** plus agréable.

Mes visites chez lui se multiplièrent. Il mechargea de quelques travaux relatifs à sa mission, et qu’il croyaitpouvoir me confier sans inconvénient. Ellénore fut d’abord surprisede cette révolution dans ma vie ; mais je lui parlai del’amitié du baron pour mon père, et du plaisir que je goûtais àconsoler ce dernier de mon absence, en ayant l’air de m’occuperutilement. La pauvre Ellénore, je l’écris dans ce moment avec unsentiment de remords, éprouva plus de joie de ce que je paraissaisplus tranquille, et se résigna, sans trop se plaindre, à passersouvent la plus grande partie de la journée séparée de moi. Lebaron, de son côté, lorsqu’un peu de confiance se fut établie entrenous, me reparla d’Ellénore. Mon intention positive était toujoursd’en dire du bien, mais, sans m’en apercevoir, je m’exprimais surelle d’un ton plus leste et plus dégagé : tantôt j’indiquais,par des maximes générales, que je reconnaissais la nécessité dem’en détacher ; tantôt la plaisanterie venait à monsecours ; je parlais en riant des femmes et de la difficultéde rompre avec elles. Ces discours amusaient un vieux ministre dontl’âme était usée, et qui se rappelait vaguement que, dans sajeunesse, il avait aussi été tourmenté par des intrigues d’amour.De la sorte, par cela seul que j’avais un sentiment caché, jetrompais plus ou moins tout le monde : je trompais Ellénore,car je savais que le baron voulait m’éloigner d’elle, et je le luitaisais ; je trompais M. de T**, car je lui laissaisespérer que j’étais prêt à briser mes liens. Cette duplicité étaitfort éloignée de mon caractère naturel ; mais l’homme sedéprave dès qu’il a dans le cœur une seule pensée qu’il estconstamment forcé de dissimuler.

Jusqu’alors je n’avais fait connaissance chezle baron de T**, qu’avec les hommes qui composaient sa sociétéparticulière. Un jour il me proposa de rester à une grande fêtequ’il donnait pour la naissance de son maître. « Vous yrencontrerez, me dit-il, les plus jolies femmes de Pologne :vous n’y trouverez pas, il est vrai, celle que vous aimez ;j’en suis fâché, mais il y a des femmes que l’on ne voit que chezelles ». Je fus péniblement affecté de cette phrase ; jegardai le silence, mais je me reprochais intérieurement de ne pasdéfendre Ellénore, qui, si l’on m’eût attaqué en sa présence,m’aurait si vivement défendu.

L’assemblée était nombreuse ; onm’examinait avec attention. J’entendais répéter tout bas, autour demoi, le nom de mon père, celui d’Ellénore, celui du comte de P**.On se taisait à mon approche ; on recommençait quand jem’éloignais. Il m’était démontré que l’on se racontait monhistoire, et chacun, sans doute, la racontait à sa manière ;ma situation était insupportable ; mon front était couvertd’une sueur froide. Tour à tour je rougissais et je pâlissais.

Le baron s’aperçut de mon embarras. Il vint àmoi, redoubla d’attentions et de prévenances, chercha toutes lesoccasions de me donner des éloges, et l’ascendant de saconsidération força bientôt les autres à me témoigner les mêmeségards.

Lorsque tout le monde se fut retiré :« Je voudrais, me dit M. de T**, vous parler encoreune fois à cœur ouvert. Pourquoi voulez-vous rester dans unesituation dont vous souffrez ? À qui faites-vous dubien ? Croyez-vous que l’on ne sache pas ce qui se passe entrevous et Ellénore ? Tout le monde est informé de votre aigreuret de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites du tort parvotre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par votredureté ; car, pour comble d’inconséquence, vous ne la rendezpas heureuse, cette femme qui vous rend si malheureux. »

J’étais encore froissé de la douleur quej’avais éprouvée. Le baron me montra plusieurs lettres de mon père.Elles annonçaient une affliction bien plus vive que je ne l’avaissupposée. Je fus ébranlé. L’idée que je prolongeais les agitationsd’Ellénore vint ajouter à mon irrésolution. Enfin, comme si touts’était réuni contre elle, tandis que j’hésitais, elle-même, par savéhémence, acheva de me décider. J’avais été absent tout lejour ; le baron m’avait retenu chez lui aprèsl’assemblée ; la nuit s’avançait. On me remit, de la partd’Ellénore, une lettre en présence du baron de T**. Je vis dans lesyeux de ce dernier une sorte de pitié de ma servitude. La lettred’Ellénore était pleine d’amertume. « Quoi ! me dis-je,je ne puis passer un jour libre ! Je ne puis respirer uneheure en paix ! Elle me poursuit partout, comme un esclavequ’on doit ramener à ses pieds » ; et, d’autant plusviolent que je me sentais plus faible : « Oui,m’écriai-je, je le prends, l’engagement de rompre avec Ellénore,j’oserai le lui déclarer moi-même, vous pouvez d’avance eninstruire mon père. »

En disant ces mots, je m’élançai loin dubaron. J’étais oppressé des paroles que je venais de prononcer, etje ne croyais qu’à peine à la promesse que j’avais donnée.

Ellénore m’attendait avec impatience. Par unhasard étrange, on lui avait parlé, pendant mon absence, pour lapremière fois, des efforts du baron de T** pour me détacher d’elle.On lui avait rapporté les discours que j’avais tenus, lesplaisanteries que j’avais faites. Ses soupçons étant éveillés, elleavait rassemblé dans son esprit plusieurs circonstances qui luiparaissaient les confirmer. Ma liaison subite avec un homme que jene voyais jamais autrefois, l’intimité qui existait entre cet hommeet mon père, lui semblaient des preuves irréfragables. Soninquiétude avait fait tant de progrès en peu d’heures que je latrouvai pleinement convaincue de ce qu’elle nommait maperfidie.

J’étais arrivé auprès d’elle, décidé à toutlui dire. Accusé par elle, le croira-t-on ? je ne m’occupaiqu’à tout éluder. Je niai même, oui, je niai ce jour-là ce quej’étais déterminé à lui déclarer le lendemain.

Il était tard ; je la quittai ; jeme hâtai de me coucher pour terminer cette longue journée ; etquand je fus bien sûr qu’elle était finie, je me sentis, pour lemoment, délivré d’un poids énorme.

Je ne me levai le lendemain que vers le milieudu jour, comme si, en retardant le commencement de notre entrevue,j’avais retardé l’instant fatal.

Ellénore s’était rassurée pendant la nuit, etpar ses propres réflexions et par mes discours de la veille. Elleme parla de ses affaires avec un air de confiance qui n’annonçaitque trop qu’elle regardait nos existences comme indissolublementunies. Où trouver des paroles qui la repoussassent dansl’isolement ?

Le temps s’écoulait avec une rapiditéeffrayante. Chaque minute ajoutait à la nécessité d’uneexplication. Des trois jours que j’avais fixés, déjà le secondétait près de disparaître ; M. de T** m’attendait auplus tard le surlendemain. Sa lettre pour mon père était partie etj’allais manquer à ma promesse sans avoir fait pour l’exécuter lamoindre tentative. Je sortais, je rentrais, je prenais la maind’Ellénore, je commençais une phrase que j’interrompais aussitôt,je regardais la marche du soleil qui s’inclinait vers l’horizon. Lanuit revint, j’ajournai de nouveau. Un jour me restait :c’était assez d’une heure.

Ce jour se passa comme le précédent. J’écrivisà M. de T** pour lui demander du temps encore : et,comme il est naturel aux caractères faibles de le faire, j’entassaidans ma lettre mille raisonnements pour justifier mon retard, pourdémontrer qu’il ne changeait rien à la résolution que j’avaisprise, et que, dès l’instant même, on pouvait regarder mes liensavec Ellénore comme brisés pour jamais.

Chapitre 10

 

Je passai les jours suivants plus tranquille.J’avais rejeté dans le vague la nécessité d’agir ; elle ne mepoursuivait plus comme un spectre ; je croyais avoir tout letemps de préparer Ellénore. Je voulais être plus doux, plus tendreavec elle, pour conserver au moins des souvenirs d’amitié. Montrouble était tout différent de celui que j’avais connujusqu’alors. J’avais imploré le ciel pour qu’il élevât soudainentre Ellénore et moi un obstacle que je ne pusse franchir. Cetobstacle s’était élevé. Je fixais mes regards sur Ellénore commesur un être que j’allais perdre. L’exigence, qui m’avait paru tantde fois insupportable, ne m’effrayait plus ; je m’en sentaisaffranchi d’avance. J’étais plus libre en lui cédant encore, et jen’éprouvais plus cette révolte intérieure qui jadis me portait sanscesse à tout déchirer. Il n’y avait plus en moi d’impatience :il y avait, au contraire, un désir secret de retarder le momentfuneste.

Ellénore s’aperçut de cette disposition plusaffectueuse et plus sensible : elle-même devint moins amère.Je recherchais des entretiens que j’avais évités ; jejouissais de ses expressions d’amour, naguère importunes,précieuses maintenant, comme pouvant chaque fois être lesdernières.

Un soir, nous nous étions quittés après uneconversation plus douce que de coutume. Le secret que je renfermaisdans mon sein me rendait triste, mais ma tristesse n’avait rien deviolent. L’incertitude sur l’époque de la séparation que j’avaisvoulue me servait à en écarter l’idée. La nuit j’entendis dans lechâteau un bruit inusité. Ce bruit cessa bientôt, et je n’yattachai point d’importance. Le matin cependant, l’idée m’enrevint ; j’en voulus savoir la cause, et je dirigeai mes pasvers la chambre d’Ellénore. Quel fut mon étonnement, lorsqu’on medit que depuis douze heures elle avait une fièvre ardente, qu’unmédecin que ses gens avaient fait appeler déclarait sa vie endanger, et qu’elle avait défendu impérieusement que l’on m’avertîtou qu’on me laissât pénétrer jusqu’à elle !

Je voulus insister. Le médecin sortit lui-mêmepour me représenter la nécessité de ne lui causer aucune émotion.Il attribuait sa défense, dont il ignorait le motif, au désir de nepas me causer d’alarmes. J’interrogeai les gens d’Ellénore avecangoisse sur ce qui avait pu la plonger d’une manière si subitedans un état si dangereux. La veille, après m’avoir quitté, elleavait reçu de Varsovie une lettre apportée par un homme àcheval ; l’ayant ouverte et parcourue, elle s’étaitévanouie ; revenue à elle, elle s’était jetée sur son lit sansprononcer une parole. L’une de ses femmes, inquiète de l’agitationqu’elle remarquait en elle, était restée dans sa chambre à soninsu ; vers le milieu de la nuit, cette femme l’avait vuesaisie d’un tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle étaitcouchée : elle avait voulu m’appeler. Ellénore s’y étaitopposée avec une espèce de terreur tellement violente qu’on n’avaitosé lui désobéir. On avait envoyé chercher un médecin ;Ellénore avait refusé, refusait encore de lui répondre ; elleavait passé la nuit, prononçant des mots entrecoupés qu’on n’avaitpu comprendre, et appuyant souvent son mouchoir sur sa bouche,comme pour s’empêcher de parler.

Tandis qu’on me donnait ces détails, une autrefemme, qui était restée près d’Ellénore, accourut tout effrayée.Ellénore paraissait avoir perdu l’usage de ses sens. Elle nedistinguait rien de ce qui l’entourait. Elle poussait quelquefoisdes cris, elle répétait mon nom ; puis, épouvantée, ellefaisait signe de la main, comme pour que l’on éloignât d’ellequelque objet qui lui était odieux.

J’entrai dans sa chambre. Je vis au pied deson lit deux lettres. L’une était la mienne au baron de T**,l’autre était de lui-même à Ellénore. Je ne conçus que trop alorsle mot de cette affreuse énigme. Tous mes efforts pour obtenir letemps que je voulais consacrer encore aux derniers adieux s’étaienttournés de la sorte contre l’infortunée que j’aspirais à ménager.Ellénore avait lu, tracées de ma main, mes promesses del’abandonner, promesses qui n’avaient été dictées que par le désirde rester plus longtemps près d’elle, et que la vivacité de cedésir même m’avait porte à répéter, à développer de mille manières.L’œil indifférent de M. de T** avait facilement démêlédans ces protestations réitérées à chaque ligne l’irrésolution queje déguisais et les ruses de ma propre incertitude ; mais lecruel avait trop bien calculé qu’Ellénore y verrait un arrêtirrévocable. Je m’approchai d’elle : elle me regarda sans mereconnaître. Je lui parlai : elle tressaillit. « Quel estce bruit ? s’écria-t-elle ; c’est la voix qui m’a fait dumal ». Le médecin remarqua que ma présence ajoutait à sondélire, et me conjura de m’éloigner. Comment peindre ce quej’éprouvai pendant trois longues heures ? Le médecin sortitenfin. Ellénore était tombée dans un profond assoupissement. Il nedésespérait pas de la sauver, si, à son réveil, la fièvre étaitcalmée.

Ellénore dormit longtemps. Instruit de sonréveil, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle mefit dire d’entrer. Je voulus parler ; elle m’interrompit.« Que je n’entende de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je neréclame plus, je ne m’oppose à rien ; mais que cette voix quej’ai tant aimée, que cette voix qui retentissait au fond de moncœur n’y pénètre pas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j’ai étéviolente, j’ai pu vous offenser ; mais vous ne savez pas ceque j’ai souffert. Dieu veuille que jamais vous ne lesachiez ! »

Son agitation devint extrême. Elle posa sonfront sur ma main ; il était brûlant ; une contractionterrible défigurait ses traits. « Au nom du ciel, m’écriai-je,chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable : cettelettre… ». Elle frémit et voulut s’éloigner. Je la retins.« Faible, tourmenté, continuai-je, j’ai pu céder un moment àune instance cruelle ; mais n’avez-vous pas vous-même millepreuves que je ne puis vouloir ce qui nous sépare ? J’ai étémécontent, malheureux, injuste ; peut-être, en luttant avectrop de violence contre une imagination rebelle, avez-vous donné dela force à des velléités passagères que je mépriseaujourd’hui ; mais pouvez-vous douter de mon affectionprofonde ? nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l’une àl’autre par mille liens que rien ne peut rompre ? Tout lepassé ne nous est-il pas commun ? Pouvons-nous jeter un regardsur les trois années qui viennent de finir, sans nous retracer desimpressions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avonsgoûtés, des peines que nous avons supportées ensemble ?Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons lesheures du bonheur et de l’amour ». Elle me regarda quelquetemps avec l’air du doute. « Votre père, reprit-elle enfin,vos devoirs, votre famille, ce qu’on attend de vous !… – Sansdoute, répondis-je, une fois, un jour peut-être… ». Elleremarqua que j’hésitais. « Mon Dieu, s’écria-t-elle, pourquoim’avait-il rendu l’espérance pour me la ravir aussitôt ?Adolphe, je vous remercie de vos efforts : ils m’ont fait dubien, d’autant plus de bien qu’ils ne vous coûteront, je l’espère,aucun sacrifice ; mais, je vous en conjure, ne parlons plus del’avenir… Ne vous reprochez rien, quoi qu’il arrive. Vous avez étébon pour moi. J’ai voulu ce qui n’était pas possible. L’amour étaittoute ma vie : il ne pouvait être la vôtre. Soignez-moimaintenant quelques jours encore ». Des larmes coulèrentabondamment de ses yeux ; sa respiration fut moinsoppressée ; elle appuya sa tête sur mon épaule. « C’estici, dit-elle, que j’ai toujours désiré mourir ». Je la serraicontre mon cœur, j’abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mesfureurs cruelles. « Non, reprit-elle, il faut que vous soyezlibre et content. – Puis-je l’être si vous êtes malheureuse ?– Je ne serai pas longtemps malheureuse, vous n’aurez pas longtempsà me plaindre ». Je rejetai loin de moi des craintes que jevoulais croire chimériques. « Non, non, cher Adolphe, medit-elle, quand on a longtemps invoqué la mort, le Ciel nousenvoie, à la fin, je ne sais quel pressentiment infaillible quinous avertit que notre prière est exaucée ». Je lui jurai dene jamais la quitter. « Je l’ai toujours espéré, maintenantj’en suis sûre. »

C’était une de ces journées d’hiver où lesoleil semble éclairer tristement la campagne grisâtre, comme s’ilregardait en pitié la terre qu’il a cessé de réchauffer. Ellénoreme proposa de sortir. « Il fait bien froid, lui dis-je. –N’importe, je voudrais me promener avec vous ». Elle prit monbras ; nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elleavançait avec peine, et se penchait sur moi presque tout entière.« Arrêtons-nous un instant. – Non, me répondit-elle, j’ai duplaisir à me sentir encore soutenue par vous ». Nousretombâmes dans le silence. Le ciel était serein ; mais lesarbres étaient sans feuilles ; aucun souffle n’agitait l’air,aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et leseul bruit qui se fît entendre était celui de l’herbe glacée qui sebrisait sous nos pas. « Comme tout est calme, me ditEllénore ; comme la nature se résigne ! Le cœur aussi nedoit-il pas apprendre à se résigner ? » Elle s’assit surune pierre ; tout à coup elle se mit à genoux, et, baissant latête, elle l’appuya sur ses deux mains. J’entendis quelques motsprononces à voix basse. Je m’aperçus qu’elle priait. Se relevantenfin : « Rentrons, dit-elle, le froid m’a saisie. J’aipeur de me trouver mal. Ne me dites rien ; je ne suis pas enétat de vous entendre. »

À dater de ce jour, je vis Ellénores’affaiblir et dépérir. Je rassemblai de toutes parts des médecinsautour d’elle : les uns m’annoncèrent un mal sans remède,d’autres me bercèrent d’espérances vaines ; mais la naturesombre et silencieuse poursuivait d’un bras invisible son travailimpitoyable. Par moments, Ellénore semblait reprendre à la vie. Oneût dit quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s’étaitretirée. Elle relevait sa tête languissante ; ses joues secouvraient de couleurs un peu plus vives ; ses yeux seranimaient : mais tout à coup, par le jeu cruel d’unepuissance inconnue, ce mieux mensonger disparaissait, sans quel’art en pût deviner la cause. Je la vis de la sorte marcher pardegrés à la destruction. Je vis se graver sur cette figure si nobleet si expressive les signes avant-coureurs de la mort. Je vis,spectacle humiliant et déplorable, ce caractère énergique et fierrecevoir de la souffrance physique mille impressions confuses etincohérentes, comme si, dans ces instants terribles, l’âme,froissée par le corps, se métamorphosait en tous sens pour se plieravec moins de peine à la dégradation des organes.

Un seul sentiment ne varia jamais dans le cœurd’Ellénore : ce fut sa tendresse pour moi. Sa faiblesse luipermettait rarement de me parler ; mais elle fixait sur moises yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards medemandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignaisde lui causer une émotion violente ; j’inventais des prétextespour sortir : je parcourais au hasard tous les lieux où jem’étais trouvé avec elle ; j’arrosais de mes pleurs lespierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient sonsouvenir.

Ce n’était pas les regrets de l’amour, c’étaitun sentiment plus sombre et plus triste ; l’amour s’identifietellement à l’objet aimé que dans son désespoir même il y a quelquecharme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée ;l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte aumilieu de sa douleur. La mienne était morne et solitaire ; jen’espérais point mourir avec Ellénore ; j’allais vivre sanselle dans ce désert du monde, que j’avais souhaité tant de fois detraverser indépendant. J’avais brisé l’être qui m’aimait ;j’avais brisé ce cœur, compagnon du mien, qui avait persisté à sedévouer à moi, dans sa tendresse infatigable ; déjàl’isolement m’atteignait. Ellénore respirait encore, mais je nepouvais déjà plus lui confier mes pensées ; j’étais déjà seulsur la terre ; je ne vivais plus dans cette atmosphère d’amourqu’elle répandait autour de moi ; l’air que je respirais meparaissait plus rude, les visages des hommes que je rencontraisplus indifférents ; toute la nature semblait me dire quej’allais à jamais cesser d’être aimé.

Le danger d’Ellénore devint tout à coup plusimminent ; des symptômes qu’on ne pouvait méconnaîtreannoncèrent sa fin prochaine : un prêtre de sa religion l’enavertit. Elle me pria de lui apporter une cassette qui contenaitbeaucoup de papiers ; elle en fit brûler plusieurs devantelle, mais elle paraissait en chercher un qu’elle ne trouvaitpoint, et son inquiétude était extrême. Je la suppliai de cessercette recherche qui l’agitait, et pendant laquelle, deux fois, elles’était évanouie. « J’y consens, me répondit-elle ; mais,cher Adolphe, ne me refusez pas une prière. Vous trouverez parmimes papiers, je ne sais où, une lettre qui vous est adressée ;brûlez-la sans la lire, je vous en conjure au nom de notre amour,au nom de ces derniers moments que vous avez adoucis ». Je lelui promis ; elle fut tranquille. « Laissez-moi me livrerà présent, me dit-elle, aux devoirs de ma religion ; j’ai biendes fautes à expier : mon amour pour vous fut peut-être unefaute ; je ne le croirais pourtant pas, si cet amour avait puvous rendre heureux. »

Je la quittai : je ne rentrai qu’avectous ses gens pour assister aux dernières et solennellesprières ; à genoux dans un coin de sa chambre, tantôt jem’abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais, par unecuriosité involontaire, tous ces hommes réunis, la terreur des uns,la distraction des autres, et cet effet singulier de l’habitude quiintroduit l’indifférence dans toutes les pratiques prescrites, etqui fait regarder les cérémonies les plus augustes et les plusterribles comme des choses convenues et de pure forme ;j’entendais ces hommes répéter machinalement les paroles funèbres,comme si eux aussi n’eussent pas dû être acteurs un jour dans unescène pareille, comme si eux aussi n’eussent pas dû mourir un jour.J’étais loin cependant de dédaigner ces pratiques ; en est-ilune seule dont l’homme, dans son ignorance, ose prononcerl’inutilité ? Elles rendaient du calme à Ellénore ; ellesl’aidaient à franchir ce pas terrible vers lequel nous avançonstous, sans qu’aucun de nous puisse prévoir ce qu’il doit éprouveralors. Ma surprise n’est pas que l’homme ait besoin d’unereligion ; ce qui m’étonne, c’est qu’il se croie jamais assezfort, assez à l’abri du malheur pour oser en rejeter une : ildevrait, ce me semble, être porté, dans sa faiblesse, à lesinvoquer toutes ; dans la nuit épaisse qui nous entoure,est-il une lueur que nous puissions repousser ? Au milieu dutorrent qui nous entraîne, est-il une branche à laquelle nousosions refuser de nous retenir ?

L’impression produite sur Ellénore par unesolennité si lugubre parut l’avoir fatiguée. Elle s’assoupit d’unsommeil assez paisible ; elle se réveilla moinssouffrante ; j’étais seul dans sa chambre ; nous nousparlions de temps en temps à de longs intervalles. Le médecin quis’était montré le plus habile dans ses conjectures m’avait préditqu’elle ne vivrait pas vingt-quatre heures ; je regardais tourà tour une pendule qui marquait les heures, et le visaged’Ellénore, sur lequel je n’apercevais nul changement nouveau.Chaque minute qui s’écoulait ranimait mon espérance, et jerévoquais en doute les présages d’un art mensonger. Tout à coupEllénore s’élança par un mouvement subit ; je la retins dansmes bras : un tremblement convulsif agitait tout soncorps ; ses yeux me cherchaient, mais dans ses yeux sepeignait un effroi vague, comme si elle eût demandé grâce à quelqueobjet menaçant qui se dérobait à mes regards : elle serelevait, elle retombait, on voyait qu’elle s’efforçait defuir ; on eût dit qu’elle luttait contre une puissancephysique invisible qui, lassée d’attendre le moment funeste,l’avait saisie et la retenait pour l’achever sur ce lit de mort.Elle céda enfin à l’acharnement de la nature ennemie ; sesmembres s’affaissèrent, elle sembla reprendre quelqueconnaissance : elle me serra la main ; elle voulutpleurer, il n’y avait plus de larmes ; elle voulut parler, iln’y avait plus de voix : elle laissa tomber, comme résignée,sa tête sur le bras qui l’appuyait ; sa respiration devintplus lente ; quelques instants après elle n’était plus.

Je demeurai longtemps immobile près d’Ellénoresans vie. La conviction de sa mort n’avait pas encore pénétré dansmon âme ; mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide cecorps inanimé. Une de ses femmes étant entrée répandit dans lamaison la sinistre nouvelle. Le bruit qui se fit autour de moi metira de la léthargie où j’étais plongé ; je me levai : cefut alors que j’éprouvai la douleur déchirante et toute l’horreurde l’adieu sans retour. Tant de mouvement, cette activité de la vievulgaire, tant de soins et d’agitations qui ne la regardaient plus,dissipèrent cette illusion que je prolongeais, cette illusion parlaquelle je croyais encore exister avec Ellénore. Je sentis ledernier lien se rompre, et l’affreuse réalité se placer à jamaisentre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté quej’avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur,cette dépendance qui m’avait révolté souvent ! Naguère toutesmes actions avaient un but ; j’étais sûr, par chacune d’elles,d’épargner une peine ou de causer un plaisir : je m’enplaignais alors ; j’étais impatienté qu’un œil ami observâtmes démarches, que le bonheur d’un autre y fût attaché. Personnemaintenant ne les observait ; elles n’intéressaientpersonne ; nul ne me disputait mon temps ni mes heures ;aucune voix ne me rappelait quand je sortais. J’étais libre, eneffet, je n’étais plus aimé : j’étais étranger pour tout lemonde.

L’on m’apporta tous les papiers d’Ellénore,comme elle l’avait ordonné ; à chaque ligne, j’y rencontrai denouvelles preuves de son amour, de nouveaux sacrifices qu’ellem’avait faits et qu’elle m’avait cachés. Je trouvai enfin cettelettre que j’avais promis de brûler ; je ne la reconnus pasd’abord ; elle était sans adresse, elle était ouverte :quelques mots frappèrent mes regards malgré moi ; je tentaivainement de les en détourner, je ne pus résister au besoin de lalire tout entière. Je n’ai pas la force de la transcrire. Ellénorel’avait écrite après une des scènes violentes qui avaient précédésa maladie.

« Adolphe, me disait-elle, pourquoi vousacharnez-vous sur moi ? Quel est mon crime ? De vousaimer, de ne pouvoir exister sans vous. Par quelle pitié bizarren’osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l’êtremalheureux près de qui votre pitié vous retient ? Pourquoi merefusez-vous le triste plaisir de vous croire au moinsgénéreux ? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible ?L’idée de ma douleur vous poursuit, et le spectacle de cettedouleur ne peut vous arrêter ! Qu’exigez-vous ? Que jevous quitte ? Ne voyez-vous pas que je n’en ai pas laforce ? Ah ! c’est à vous, qui n’aimez pas, c’est à vousà la trouver, cette force, dans ce cœur lassé de moi, que tantd’amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous meferez languir dans les larmes, vous me ferez mourir à vospieds ». – « Dites un mot, écrivait-elle ailleurs. Est-ilun pays où je ne vous suive ? Est-il une retraite où je ne mecache pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votrevie ? Mais non, vous ne le voulez pas. Tous les projets que jepropose, timide et tremblante, car vous m’avez glacée d’effroi,vous les repoussez avec impatience. Ce que j’obtiens de mieux,c’est votre silence. Tant de dureté ne convient pas à votrecaractère. Vous êtes bon ; vos actions sont nobles etdévouées : mais quelles actions effaceraient vosparoles ? Ces paroles acérées retentissent autour demoi : je les entends la nuit ; elles me suivent, elle medévorent, elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il doncque je meure, Adolphe ? Eh bien, vous serez content ;elle mourra, cette pauvre créature que vous avez protégée, mais quevous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importuneEllénore que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vousregardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur laterre une place qui ne vous fatigue ; elle mourra : vousmarcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtesimpatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes quevous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-êtreun jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœurdont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravémille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plusrécompenser d’un regard ».

FIN

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