Adolphe

Adolphe

de Benjamin Constant

Préface de la seconde édition ou essai sur le caractère et le résultat moral de l’ouvrage

Le succès de ce petit ouvrage nécessitant une seconde édition, j’en profite pour y joindre quelques réflexions sur le caractère et la morale de cette anecdote à laquelle l’attention du public donne une valeur que j’étais loin d’y attacher.

J’ai déjà protesté contre les allusions qu’une malignité qui aspire au mérite de la pénétration, par d’absurdes conjectures, a cru y trouver. Si j’avais donné lieu réellement à des interprétations pareilles, s’il se rencontrait dans mon livre une seule phrase qui pût les autoriser, je me considérerais comme digne d’un blâme rigoureux.

Mais tous ces rapprochements prétendus sont heureusement trop vagues et trop dénués de vérité, pour avoir fait impression. Aussi n’avaient-ils point pris naissance dans la société. Ils étaient l’ouvrage de ces hommes qui, n’étant pas admis dans le monde, l’observent du dehors, avec une curiosité gauche et une vanité blessée, et cherchent à trouver ou à causer du scandale,dans une sphère au-dessus d’eux.

Ce scandale est si vite oublié que j’ai peut-être tort d’en parler ici. Mais j’en ai ressenti une pénible surprise, qui m’a laissé le besoin de répéter qu’aucun des caractères tracés dans Adolphe n’a de rapport avec aucun des individus que je connais, que je n’ai voulu en peindre aucun, ami ou indifférent ; car envers ceux-ci mêmes, je me crois lié par cet engagement tacite d’égards et de discrétion réciproque, sur lequel la société repose.

Au reste, des écrivains plus célèbres que moi ont éprouvé le même sort. L’on a prétendu que M. de Chateaubriand s’était décrit dans René ; et lafemme la plus spirituelle de notre siècle, en même temps qu’elleest la meilleure, Mme de Staël a étésoupçonnée, non seulement s’être peinte dans Delphine et dansCorinne, mais d’avoir tracé de quelques-unes de ses connaissancesdes portraits sévères ; imputations bien peu méritées ;car, assurément, le génie qui créa Corinne n’avait pas besoin desressources de la méchanceté, et toute perfidie sociale estincompatible avec le caractère deMme de Staël, ce caractère si noble, sicourageux dans la persécution, si fidèle dans l’amitié, si généreuxdans le dévouement.

Cette fureur de reconnaître dans les ouvragesd’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde, est pources ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime unedirection fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité.Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserieà la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœurhumain.

Je pense, je l’avoue, qu’on a pu trouver dansAdolphe un but plus utile et, si j’ose le dire, plus relevé.

Je n’ai pas seulement voulu prouver le dangerde ces liens irréguliers, où l’on est d’ordinaire d’autant plusenchaîné qu’on se croit plus libre. Cette démonstration aurait bieneu son utilité ; mais ce n’était pas là toutefois mon idéeprincipale.

Indépendamment de ces liaisons établies que lasociété tolère et condamne, il y a dans la simple habituded’emprunter le langage de l’amour, et de se donner ou de fairenaître en d’autres des émotions de cœur passagères, un danger quin’a pas été suffisamment apprécié jusqu’ici. L’on s’engage dans uneroute dont on ne saurait prévoir le terme, l’on ne sait ni ce qu’oninspirera, ni ce qu’on s’expose à éprouver. L’on porte en se jouantdes coups dont on ne calcule ni la force, ni la réaction sursoi-même ; et la blessure qui semble effleurer, peut êtreincurable.

Les femmes coquettes font déjà beaucoup demal, bien que les hommes, plus forts, plus distraits du sentimentpar des occupations impérieuses, et destinés à servir de centre àce qui les entoure, n’aient pas au même degré que les femmes, lanoble et dangereuse faculté de vivre dans un autre et pour unautre. Mais combien ce manège, qu’au premier coup d’œil on jugeraitfrivole, devient plus cruel quand il s’exerce sur des êtresfaibles, n’ayant de vie réelle que dans le cœur, d’intérêt profondque dans l’affection, sans activité qui les occupe, et sanscarrière qui les commande, confiantes par nature, crédules par uneexcusable vanité, sentant que leur seule existence est de se livrersans réserve à un protecteur, et entraînées sans cesse à confondrele besoin d’appui et le besoin d’amour !

Je ne parle pas des malheurs positifs quirésultent de liaisons formées et rompues, du bouleversement dessituations, de la rigueur des jugements publics, et de lamalveillance de cette société implacable, qui semble avoir trouvédu plaisir à placer les femmes sur un abîme pour les condamner, sielles y tombent. Ce ne sont là que des maux vulgaires. Je parle deces souffrances du cœur, de cet étonnement douloureux d’une âmetrompée, de cette surprise avec laquelle elle apprend que l’abandondevient un tort, et les sacrifices des crimes aux yeux mêmes decelui qui les reçut. Je parle de cet effroi qui la saisit, quandelle se voit délaissée par celui qui jurait de la protéger ;de cette défiance qui succède à une confiance si entière, et qui,forcée à se diriger contre l’être qu’on élevait au-dessus de tout,s’étend par là même au reste du monde. Je parle de cette estimerefoulée sur elle-même, et qui ne sait où se placer.

Pour les hommes mêmes, il n’est pasindifférent de faire ce mal. Presque tous se croient bien plusmauvais, plus légers qu’ils ne sont. Ils pensent pouvoir rompreavec facilité le lien qu’ils contractent avec insouciance. Dans lelointain, l’image de la douleur paraît vague et confuse, tellequ’un nuage qu’ils traverseront sans peine. Une doctrine defatuité, tradition funeste, que lègue à la vanité de la générationqui s’élève la corruption de la génération qui a vieilli, uneironie devenue triviale, mais qui séduit l’esprit par desrédactions piquantes, comme si les rédactions changeaient le fonddes choses, tout ce qu’ils entendent, en un mot ; et tout cequ’ils disent, semble les armer contre les larmes qui ne coulentpas encore. Mais lorsque ces larmes coulent, la nature revient eneux, malgré l’atmosphère factice dont ils s’étaient environnés. Ilssentent qu’un être qui souffre par ce qu’il aime est sacré. Ilssentent que dans leur cœur même qu’ils ne croyaient pas avoir misde la partie, se sont enfoncées les racines du sentiment qu’ils ontinspiré, et s’ils veulent dompter ce que par habitude ils nommentfaiblesse, il faut qu’ils descendent dans ce cœur misérable, qu’ilsy froissent ce qu’il y a de généreux, qu’ils y brisent ce qu’il y ade fidèle, qu’ils y tuent ce qu’il y a de bon. Ils réussissent,mais en frappant de mort une portion de leur âme, et ils sortent dece travail ayant trompé la confiance, bravé la sympathie, abusé dela faiblesse, insulté la morale en la rendant l’excuse de ladureté, profané toutes les expressions et foulé aux pieds tous lessentiments. Ils survivent ainsi à leur meilleure nature, pervertispar leur victoire, ou honteux de cette victoire, si elle ne les apas pervertis.

Quelques personnes m’ont demandé ce qu’auraitdû faire Adolphe, pour éprouver et causer moins de peine ? Saposition et celle d’Ellénore étaient sans ressource, et c’estprécisément ce que j’ai voulu. Je l’ai montré tourmenté, parcequ’il n’aimait que faiblement Ellénore ; mais il n’eût pas étémoins tourmenté, s’il l’eût aimée davantage. Il souffrait par elle,faute de sentiments : avec un sentiment plus passionné, il eûtsouffert pour elle. La société, désapprobatrice et dédaigneuse,aurait versé tous ses venins sur l’affection que son aveu n’eût passanctionnée : C’est ne pas commencer de telles liaisons qu’ilfaut pour le bonheur de la vie : quand on est entré dans cetteroute, on n’a plus que le choix des maux.

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