Aké SOYINKA, les années d’enfance

Aké, c’est l’écrivain qui se retourne au midi de son
âge pour jeter sur son enfance un long regard et y puiser
de nouveaux élans avant de poursuivre sa marche. C’est
l’entreprise de la réminiscence qui découvre, grâce aux
puissances complices de l’imaginaire, que tout est encore
là, à portée de mémoire, indestructible.
L’ŒUVRE D’UN HOMME ENGAGÉ
Lorsque Soyinka entreprend d’écrire ces premiers souvenirs, il approche de la cinquantaine. Quelques
cheveux gris apparaissent dans « le bitume et la suie », mais il vieillit avec grâce, garde la silhouette svelte et la
démarche souple. Les aventures et les luttes n’ont certes pas manqué, qui auraient dû imprimer en lui leurs
fatigues, mais même la grande épreuve du régime cellulaire des années 1967-1969 ne semble pas avoir laissé
de traces ; et l’on se dit qu’au fond elle était faite pour.

II Aké, les années d’enfance
l’endurcir et non pour l’affaiblir. Soyinka est un lutteur
depuis toujours. Il a le tempérament d’Ogun, le dieu
yorouba du fer et de la violence comme de la créativité
artistique et technique, son dieu personnel, son protec-
teur, ainsi que son grand-père d’Isara le lui a révélé.
Le Soyinka de tous les jours, celui qui se dessine en
pointillés entre les œuvres échelonnées du dramaturge,
du poète et du romancier, est un homme engagé au
service de la vie pour la faire triompher dans un
monde en proie aux forces de mort dont le nom est
injustice, oppression, exploitation et volonté de puis-
sance. Les journaux nigérians témoignent de ses mul-
tiples indignations devant la rapacité d’une élite
assoiffée de biens matériels et devant l’outrecuidance
d’une police prête à toutes les brutalités.
En 1965, il est accusé de s’être introduit dans les
locaux de la radio d’Ibadan et d’avoir substitué à celui
du discours de triomphe du candidat prétendument
élu un enregistrement dénonçant la fraude électorale
et invitant les auditeurs à se battre pour la justice.
En août 1983, les élections prennent en pays
yorouba des allures de soulèvement. La proclamation
de résultats plus qu’inattendus déclenche des émeutes
durement réprimées par la police et par l’armée.
Lorsque, sur le campus de l’université d’Ifé, Soyinka
élève la voix, on envoie des tueurs pour tenter de le
supprimer et il a fort à faire pour empêcher ses étu-
diants de les lyncher. Puis il décide de partir pour les
capitales européennes et les États-Unis afin d’y dénon-
cer la duperie des urnes. Alors on l’accuse d’être allé
chercher des armes pour organiser une rébellion.

Préface III
Rentrer au pays serait suicidaire. Sera-ce un long exil
comme après la secousse profonde des deux ans de
réclusion où l’avaient conduit ses prises de position
pendant la guerre civile ? Existence tourmentée d’un
homme chez qui toute imposture déchaîne la passion
de la vérité et toute inhumanité la violence du bien1.
UN PROPHÈTE ENRACINÉ
DANS L’AFRICANITÉ
Le Soyinka toujours prêt à s’engager ainsi est cepen-
dant tout le contraire d’un idéologue. Son combat naît
de la vie dont il déborde, non d’une doctrine qu’il aurait
décidé de servir. Il se méfie des « dogmanoïdes… insa-
tiables prédateurs de l’humanité », des théoriciens dont
les systèmes politiques tôt ou tard se révèlent asservis-
sants. Il croit tout autant à la liberté qu’à la juste réparti-
tion des biens dans une société fraternelle. Ce dont il
se prend quelquefois à rêver, c’est d’une communauté
enracinée dans la profusion des énergies terriennes,
pénétrée des forces cosmiques, partageant sa production
et vivant les richesses de sa culture dans le débordement
des rites fastueux de ses fêtes saisonnières. Ce qui
s’engage en lui, donc, c’est l’homme tout entier : la tête
qui analyse, juge et réfléchit certes, mais aussi les
entrailles qui s’émeuvent, le cœur qui frémit et le sang
qui bouillonne ; plus profondément encore, ce sont les

  1. Wole Soyinka est rentré au Nigeria dès avant le coup d’État
    du 31 décembre 1983.

IV Aké, les années d’enfance
puissances obscures entées sur les énergies cachées de
l’univers, c’est l’Afrique forte de sa sagesse plurimillé-
naire dont il porte la voix prophétique.
Pour cette sagesse l’homme et le monde ne font pas
nombre, l’isolement est impensable, la solitude elle-
même conduit au cœur des êtres. Comment
pourrait-on dès lors ne pas s’engager, ne pas lutter
contre le mal qui, de partout, vous vient assiéger par le
dedans, ne pas accomplir le vœu de la vie qui, par vous,
cherche à se manifester ? Si Soyinka est engagé, c’est
parce qu’il est de ce tempérament nocturne et mystique
sensible aux continuités plus qu’aux ruptures, capable
de ressentir en y participant les angoisses des hommes
et leurs grandes espérances comme les forces qui gou-
vernent l’histoire des sociétés et des nations, et jusqu’à
l’élan qui conduit la marche de l’univers.
En lui l’homme et l’écrivain ne peuvent pas non
plus se dissocier. Entre la vie et la littérature l’osmose
est permanente, entre le grouillement populeux des
cités et la sérénité studieuse des campus l’échange est
incessant. La mystique appelle la politique, l’action
relance la poésie.
LE POÈTE MYSTIQUE
Si Soyinka est écrivain, c’est d’abord qu’il est poète,
qu’il ressent la vie, qu’il a reçu et cultivé le don de
l’exprimer, qu’il est Ogun, c’est-à-dire Dionysos et
Apollon tout ensemble.

Préface V
Son œuvre poétique témoigne d’une aisance verbale
aussi capable de raffinement que de truculence, de
satire et d’humour que de profondeur métaphysique.
Son premier recueil, Idanre et autres poèmes, publié en
1967, sonde le secret de la route, du voyage et de la
mort absurde qu’on y trouve ; explore la solitude de
la douleur, de la folie, de la vieillesse et de la foi ;
interroge le mystère de la naissance et de la mort, de
l’enfance fragile et pathétique, de l’âge inéluctable ;
chante la femme dans le délire de l’orgasme, la pléni-
tude du sein gravide et la souffrance royale de la mise
au monde, dans la finesse de sa douceur pacifiante,
dans la subtilité de ses affrontements, dans la force de
son chant passionné. Puis il médite sur les correspon-
dances de l’âme et du cosmos, de la tristesse pure et
de la pluie fouillant la terre et les rochers ; sur le temps
dont les heures grises sont la prison du cœur, dont les
saisons ont l’ambiguïté de tout ce qui pourrit, de tout
ce qui mûrit ; sur la nuit qui scrute l’âme de questions
insidieuses, éveille le chant de l’angoisse devant la vie,
la mort et l’éternel.
Avant de se clore sur « Idanre », le long poème de
l’expérience mystique, ce premier recueil nous rappelle
qu’une sensibilité vibrant aux énergies de l’âme et du
monde ne peut manquer d’éprouver l’atrocité de la
guerre civile, l’absurdité des tueries, la folie récurrente
des carnages. Dans les poèmes d’octobre 1966, l’ironie
swiftienne se mêle à l’amertume, à l’écœurement.
À cette violence invincible, « Idanre » apporte
l’explication du mythe d’Ogun, ivre de vin et de sang,
massacrant amis et ennemis dans le déchaînement de

VI Aké, les années d’enfance
la bataille d’Iré. Le poète inspiré jusqu’à la possession
en revit l’aventure dans une marche nocturne à travers
bois sous l’orage et la pluie. Soyinka est ici le voyant
dont la peau même se fait sensible aux présences invi-
sibles, et qui rapporte parmi les hommes leurs mes-
sages et leurs forces.
Le deuxième recueil, Une navette dans la crypte, s’en-
fonce davantage encore au pays du tourment où le mal
triomphe dans les tueries et les trahisons. Le prisonnier
au secret vit, par-delà les murs de sa cellule transmués
en poèmes, la réalité nue de l’univers carcéral : la folie
où sombre le désespoir, les tortures d’un purgatoire dan-
tesque, l’attente engourdie d’un condamné à mort
s’accrochant au fétu d’une grâce impossible. Il poursuit
le combat de la satire mordante contre les dirigeants
corrompus. Il assure sa survie dans le jeu des images
animistes et des mythes séculaires.
On retrouve dans les écrits de prison, Cet homme
est mort, le douloureux affrontement du lutteur pro-
méthéen qui refuse d’abandonner ses attaques poli-
tiques et de se draper dans la grandeur tragique, et du
mystique plongeant dans la profondeur cosmique
pour en retirer les forces capables de protéger son âme.
Mais ici encore on voit le politique et le mystique
se conjoindre. La vision dernière, après tant de pages
données à l’analyse de la vie de la nation comme après
tant d’autres livrées aux jeux de l’imaginaire, saisit
dans une intuition unitaire la puissance de la nature
et celle de la pensée : le déchaînement de la tempête
qui accompagne la sortie du prisonnier manifeste la

Préface VII
liberté sauvage de l’esprit et du principe imprenable
de la vie.
On ne s’étonne donc pas que le poème Ogun Abibi-
man voie les forces évoquées par l’incantation surgir
du passé mythique pour déclencher la violence d’une
lutte de libération. Le dieu yorouba de la guerre vient
joindre ses forces à celles de Chaka, le guerrier légen-
daire. C’est là le moteur de l’histoire.
UN DRAMATURGE AUX MULTIPLES FACETTES
Mais, plus que par sa poésie, Soyinka est connu à
Londres et à New York comme à Lagos et à Dakar par
la puissance de son théâtre. Il y déploie tour à tour sa
verve satirique, sa force comique, son nihilisme tra-
gique, sa profondeur mystique. Les Tribulations de
frère Jéro, le charlatan filou, ont connu un égal succès
de rire dans les lycées et les universités d’Afrique, dans
les théâtres d’Écosse, d’Irlande et d’Angleterre. Dans
La Métamorphose de Jéro, la veine parodique s’est poli-
tisée et durcie en un humour grinçant avant
d’atteindre dans Opéra Wonyosi au cynisme machiavé-
lique ; mais elle revient à des sourires plus détendus
dans le Requiem pour un futurologue.
Avant de produire Frère Jéro, Soyinka avait créé un
petit chef-d’œuvre insurpassé, Le Lion et la Perle, où
la fraîcheur s’allie à la profondeur pour révéler les pro-
blèmes d’une Afrique hésitant entre sa tradition et sa
modernité. Il avait abordé dans Les Gens du marais la

VIII Aké, les années d’enfance
tragédie d’un monde paralysé par ses vieilles peurs, et
il se préparait à inviter ses concitoyens à relever le défi
d’une histoire dominée par la cruauté et la rapacité
dans La Danse de la forêt. Avec cette œuvre de grand
souffle il allait révéler son pouvoir visionnaire et son
pessimisme historique dans une technique de drame
rituel s’inspirant des festivals traditionnels, de leurs
masques, de leurs musiques et de leurs danses. De plus
en plus, son œuvre dramatique retrouvera l’esprit du
théâtre yorouba originel ; elle tendra à devenir une
liturgie, une plongée dans le sous-réel, dans ce que
Soyinka appelle « la chaudière bouillonnante de la
volonté et de la psyché sombre du monde » ; elle sera
un culte de la volonté affrontant la « volonté cos-
mique » en un combat de l’ange pour l’acquisition des
énergies créatrices et régénératrices où le spectateur est
invité à la participation empathique pour sa rénova-
tion intérieure.
Dans La Race forte, le rite du bouc émissaire est
repris, dénoncé et élevé à son sens plénier ; le drama-
turge engage son auditoire, par l’émotion et l’identifi-
cation, dans la démarche où la mort violente du héros
déclenche le retour sur soi-même par le chemin de la
culpabilité. Dans La Mort et l’Écuyer du roi, c’est le
rite du suicide qui permet l’exploration du mystère de
la mort, du passage à travers l’angoisse. Grâce à
l’espace-temps théâtral et à la foi poétique à laquelle
il invite, l’action donne à qui veut bien la vivre de
rejoindre dans l’ébranlement cosmique et la terreur de
l’agonie le monde des forces cachées, « l’essence des
choses où l’apparent et le concret trouvent leur sens ».

Préface IX
Dans la reprise des Bacchantes d’Euripide où Soyinka
découvre une intensité dionysiaque comparable à celle
du mythe d’Ogun et qu’il sous-titre « rite de commu-
nion », un espace se construit où il devient possible
d’évoquer les énergies vitales de la nature, de participer
à leur mouvement pour renverser le pouvoir apollinien
d’une aristocratie hyperrationaliste intolérante et
oppressive.
Une organisation très étudiée des moyens scéniques
permet au dramaturge de donner à ses tragédies leur
dénouement rituel. Par l’accélération du tempo, par la
musique des gestes, par les mouvements d’une danse
hypnotique, par le chant et les rythmes incantatoires,
il crée l’atmosphère propice à la rencontre des forces
psychiques profondes où l’homme se refait. Dans
La Récolte de Kongi, c’est le paroxysme de l’orgie,
s’achevant en un suspens d’horreur par la présentation
au dictateur de la tête d’un condamné qui, en mêlant
la frénésie et la mort, établit la tension propice aux
communications mystiques. Dans La Route, c’est le
rythme d’une danse de possession menant au meurtre
du Professeur qui lui fait prononcer sa propre homélie
funèbre où il peut lancer l’invitation suprême de sa
découverte : « Soyez la Route. » Dans Fous et spécia-
listes, c’est la transe du Vieillard qui donne à la scène
finale ce dépouillement hiératique où les gestes s’orga-
nisent en un ballet si précis et si lourd de sens qu’il
en devient un acte liturgique.
Soit qu’il se déploie en une aimable fantaisie don-
nant tous ses droits à l’humour, ou qu’il se déchaîne en
satire parodique impitoyable, ou qu’il s’élève jusqu’au

X Aké, les années d’enfance
paroxysme du passage rituel vers l’au-delà des forces
occultes, le théâtre de Soyinka apparaît comme une
contribution unique à la culture moderne en sa redé-
couverte des valeurs esthétiques primordiales.
SOYINKA ROMANCIER,
EXPLORATEUR DE L’ÂME HUMAINE
Dans le roman, Soyinka cherche périodiquement
une autre voie d’expression, plus complexe et plus
nuancée. Les Interprètes est une œuvre que l’on n’achève
pas de découvrir, à laquelle on revient par de nouveaux
chemins sans avoir jamais fini d’en explorer les perspec-
tives. Au-delà de la critique de la société nigériane du
début des années 1960, l’auteur plonge avec audace
dans l’inextricable forêt de l’âme humaine et tente d’y
donner sens en la forçant à se rassembler sur la toile du
peintre qui, pour représenter les dieux du panthéon
yorouba, choisit ses amis comme modèles. La chronolo-
gie est celle du temps cyclique et rayonnant, la topogra-
phie celle de l’espace moral. Les interprètes cherchent
leur art de vivre et de mourir dans la lutte contre une
société de façade, dans le compromis avec les forces
mythiques qui les habitent ou dans la sagesse totale qui,
après l’expression artistique, n’a plus d’autre ressource
que de rejoindre l’invisible des disparus. Comme dans
le théâtre et dans la poésie, la langue se plie en mille
inflexions aux besoins de la satire ou de la mystification,
de l’angoisse ou de l’orgasme, des dialogues banals ou
de la splendeur poétique.

Préface XI
Avec Une saison d’anomie l’épouvante de la guerre
civile et des massacres de la fin des années 1960 fait
irruption dans la fiction romanesque soyinkaïenne.
Mais l’espoir d’un monde plus humain repose ici encore
dans les profondeurs psychocosmiques. Le communa-
lisme du bourg d’Aiyéró fondé sur la rencontre pério-
dique des énergies mythiques essaime à travers le pays
pour créer d’autres foyers de vie. La quête orphique qui
naît dans la recherche de l’héroïne enlevée par le cartel
exploiteur est une descente dans des profondeurs infer-
nales où toute espérance reste permise. La vie ne cesse
de resurgir de sa semence. Le rite est l’élan d’une révolu-
tion dont on espère qu’elle saura échapper au durcisse-
ment d’une étatisation tyrannique comme à
l’aveulissement d’une libéralisation jouisseuse.
Car, face à ses amis marxistes ou libéraux, Soyinka
maintient une foi cosmique où il puise la force de son
combat et la vision de son message. Sa tâche d’écrivain,
d’universitaire, d’homme parmi les autres s’enracine
dans une pensée qui ne se veut réflexive qu’autant
qu’elle se nourrit des intuitions de l’élan vital. La parti-
cipation mystique y est le secret de la fraternité œcu-
ménique et la communion aux forces de la nature la
source de l’authenticité humaniste.
« Tout absorbé par le métier de vivre », Soyinka
déploie son œuvre en manifestation débordante de son
africanité. S’il s’est autrefois élevé contre une négritude
qu’il jugeait par trop narcissique – « le tigre ne pro-
clame pas sa tigritude, il bondit » -, il s’est vu récem-
ment accusé de néo-senghorisme. C’est qu’il refuse de

XII Aké, les années d’enfance
renier la culture africaine au nom d’un prétendu uni-
versalisme qui porte toutes les marques de la vision du
monde, de l’histoire spécifique et des névroses sociales
de ses promoteurs occidentaux. Au premier rang de
la littérature de l’Afrique moderne il manifeste avec
assurance la permanence de ses valeurs, seul fonde-
ment possible de son progrès technologique et social
comme de son dialogue fécond avec un monde uni-
taire et pluraliste.
AKÉ, UNE INITIATION À LA MÉMOIRE
C’est dans cet esprit qu’il en est venu à la recherche
et à l’écriture de ses Mémoires d’enfance, qui ne sont
ni nostalgie ni inventaire, mais une écoute parmi tant
d’autres des voix toujours chargées de force d’un passé
inaltérable par nature. Plus que par un anecdotique
admirablement dit, Aké étonne et séduit par le spec-
tacle qu’il nous donne d’une Afrique en transition,
passant pour nous, grâce aux yeux d’un enfant, de ses
traditions chaudes et sombres à sa modernité trouble
et dure. Ces premiers Mémoires nous saisissent par
leurs arrangements de tendresse et d’humour, de vio-
lence et d’émotion, d’étrangeté et de désinvolture, par
la fraîcheur du regard que le jeune Wole pose sur le
monde, par la finesse de sa sensibilité aux odeurs, aux
scènes et aux bruits, à l’âme secrète rayonnant des êtres
et des choses, par le jugement impitoyable qu’il porte
sur le comportement souvent si peu raisonnable des
adultes.

Préface XIII
Dans le contrepoint des paroles enfantines qui peu
à peu s’élèvent et s’enrichissent, et des raffinements du
langage de l’écrivain maître de son art, de ses sonorités
et de la courbe de ses phrases, un monde se met à
vivre : le grand enclos de la mission anglicane d’Abeo-
kuta, les écoles, les rochers et les demeures adossées à
des bois peuplés d’esprits et de mystère, les coins et
les refuges invitant aux jeux et aux rêves. Et ce monde
est surtout celui des hommes : de la mère, celle que
Soyinka a baptisée Chrétienne Sauvage, figure diony-
siaque d’une énorme vitalité qui, comme malgré elle
et à travers la discipline que dans sa foi elle s’imposait
et imposait à ses enfants, lui a transmis son amour de
la vie ; du père, Essay, personnage tout apollinien et
diurne qui a su lui infuser sa passion des livres, son
goût de la controverse, son sens de la rigueur. Les
photos de ses parents nous révèlent bien ce couple de
contraires : l’homme élancé dans son grand boubou
élégant, le front sévère et la bouche ferme, la tête
coiffée d’un bonnet sobre posé avec une impeccable
précision ; la petite dame au visage dilaté, les cheveux
en bataille, la bouche et les yeux plissés en un large
sourire que l’on sent aussi prêt à exploser en rire
bruyant qu’à se durcir en mine intraitable. La figure
menue du grand-père est également significative :
« Père » est resté jusqu’à sa mort le maître à vivre de
Wole Soyinka, le révélateur des combats, le protec-
teur ; personnage rayonnant de force et d’amour,
dominant sans effort par sa présence tous ceux qui
l’approchaient, il avait été pour l’enfant le mystagogue
du dieu Ogun, l’initiateur des mystères de la volonté.

XIV Aké, les années d’enfance
Mais Aké est peuplé de bien d’autres figures inou-
bliables : le petit libraire chauve au visage ratatiné,
polémiste redoutable des débats dominicaux ; sa
femme aux hanches si généreuses qu’elle servait de
rempart aux enfants poursuivis par le bâton de Chré-
tienne Sauvage ; Bukola, l’étrange petite fille aux com-
pagnons invisibles ; le Révérend Ransome-Kuti,
éducateur aux méthodes insolites dont le rire triom-
phant retentissait sur les terrains de jeux du lycée ;
Iku, le collégien casse-cou, le plaideur impudent ;
Moâ-même, le parasite gentleman ; Paa-Adatan, le
matamore invincible hérissé de gris-gris protecteurs ;
Dipo, le vétéran de Birmanie, grossier et désinvolte ;
Sorowanke, la folle pitoyable aux mille démons noc-
turnes ; Mme Ransome-Kuti, fine connaisseuse des
délices de la cuisine yorouba, grande dame tenant tête
et donnant des leçons de savoir-vivre au représentant
de Sa Majesté britannique…
Au milieu de cette constellation de personnages,
l’enfant se cherche et grandit. Les événements opèrent
sur lui comme des rites de passage : l’accident où il
manque de si peu perdre un œil que les témoins crient
au miracle ; la marche derrière la fanfare qui le conduit
à l’âge de quatre ans jusqu’à l’autre bout d’Abeokuta ;
la mort bouleversante le jour même de son premier
anniversaire de sa petite sœur Folasade ; les paroles
graves de son père convaincu de sa disparition pro-
chaine ; l’incision des chevilles et des poignets par
laquelle son grand-père le prépare aux combats de la
vie ; le soulèvement des femmes accablées de taxes
allant mettre le siège devant le palais de l’Alake…

Préface XV
Ces figures et l’histoire qu’elles animent sont autant
de matrices où l’écrivain qui se souvient saisit le secret
et la force de son existence présente. Alors le lecteur
se prend à désirer regarder sa propre enfance avec les
mêmes yeux, à s’en aller lui aussi à la découverte de
son âme cachée dans le repli des souvenirs. Aké est
une initiation à la mémoire source de vie.
Étienne GALLE

Aké,
les années d’enfance

Pour Eniola (la « Chrétienne Sauvage »),
et à la mémoire d’Essay.
Et aussi pour Yeside, Koyode et Folabo,
qui n’habitent pas l’espace de mémoire raconté
dans ces pages.

I
Ce terrain qui s’étale et ondule appartient tout
entier à Aké. Ce n’était pas seulement la fidélité à la
mission qui me remplissait de perplexité et d’irritation
à la pensée que Dieu avait choisi de plonger ses regards
sur son propre lieu saint, la concession de la mission,
des hauteurs impies d’Itoko. Il y avait, bien sûr, le
mystère des écuries du Chef, avec leurs chevaux
vivants, presque au faîte de la colline ; mais, au-delà,
cette route vertigineuse montait raide d’un marché
bruyant à l’autre, donnant vue à travers Ibàràpa et Ita
Aké jusque dans les recoins les plus secrets de la mis-
sion elle-même.
Par les jours de brume, la côte abrupte qui montait
vers Itoko rejoignait le ciel. Si Dieu n’habitait pas là
réellement, il ne faisait guère de doute qu’il descendait
d’abord sur le faîte de la colline, avant d’enjamber
d’un pas de géant ces marchés babillards – qui osaient
vendre le dimanche – et d’entrer dans l’église Saint-
Pierre, puis de passer à la mission pour prendre le thé
avec le Chanoine. Il y avait une maigre consolation :
malgré la tentation d’arriver à cheval, sa première visite
n’était jamais pour le Chef, dont on savait bien qu’il

12 Aké, les années d’enfance
était païen ; en tout cas, on ne voyait jamais le Chef
aux offices, sauf aux anniversaires du couronnement de
l’Alake. Dieu donc se rendait directement à Saint-Pierre
pour l’office du matin, faisait une brève apparition à
l’office de l’après-midi, mais réservait sa présence la plus
protocolaire et la plus exotique pour l’office du soir qui,
en son honneur, se faisait toujours en langue anglaise.
L’orgue prenait une sonorité sombre pour cet office du
soir, et l’on ne doutait pas qu’il adaptât ses sons nor-
maux aux réponses sépulcrales de Dieu lui-même, ces
réponses aux timbres d’egúngún1 qu’il faisait aux prières
qu’on lui présentait.
Seule la résidence du Chanoine pouvait accueillir
l’hôte dominical. D’abord, c’était le seul bâtiment à
étage de la mission, et puis elle était carrée et trapue
comme le Chanoine lui-même, et percée de multiples
fenêtres aux boiseries noires. L’Évêché aussi était un
bâtiment à étage mais, comme il n’abritait que des
élèves, ce n’était pas une maison. De l’étage supérieur
de la demeure du Chanoine on pouvait presque regar-
der droit dans les yeux le sommet d’Itoko le païen.
Elle était située à l’endroit le plus élevé du territoire
habité de la mission et il s’en fallait de peu qu’elle ne
dominât la grille. Elle tournait le dos au monde des
esprits et des ghommides2 qui habitaient les bois épais
et pourchassaient jusque chez eux les enfants qui s’y

  1. Cortège d’ancêtres masqués. (N.d.A.)
  2. Sortes de génies des arbres. (N.d.T. Le traducteur est redevable
    à Mme Folabo Ajayi Soyinka de la traduction d’un grand nombre
    de termes et d’expressions yoroubas.)

Chapitre I 13
étaient aventurés trop profondément en allant cher-
cher du bois, des champignons ou des escargots. La
maison blanche carrée du Chanoine était un rempart
contre la menace et contre le siège des esprits des bois.
Son mur de derrière délimitait leur territoire, les
empêchait de prendre des libertés avec le monde des
humains.
Seules les salles de classe de l’école primaire parta-
geaient cette proximité des bois, et elles étaient vides
la nuit. Enclose de ses murs grossièrement crépis, des
murs de derrière aveugles de ses maisons et d’un
amoncellement de rochers que des arbres géants ten-
taient en vain de dissimuler, la mission d’Aké, avec
ses toits de tôle ondulée, donnait l’impression d’une
forteresse. Nous y sentant en sécurité, nous montions
et descendions librement, passant de l’un à l’autre de
ses niveaux enchevêtrés et emmêlés de feuilles, de ses
falaises abruptes, de ses sous-bois, de ses bosquets inat-
tendus d’arbres fruitiers cachés. Les hibiscus pous-
saient partout. L’air était lourd des senteurs de feuilles
de citronniers, de goyaves et de mangues, gluant de la
sève des boum-boum et des sécrétions de l’arbre à pluie.
Les cours de l’école étaient bordées de ces arbres à
pluie aux larges branches emplies d’ombre. Des pins à
aiguilles s’élevaient au-dessus des acacias et les bam-
bous touffus nous remplissaient d’une inquiétude per-
manente : si les serpents monstrueux avaient eu le
choix, c’est dans ces massifs de bambous qu’ils
auraient établi leur demeure idéale.
Entre le flanc gauche de la maison du Chanoine et
les terrains de jeux de l’école, il y avait le Verger. Il

14 Aké, les années d’enfance
était trop varié, beaucoup trop touffu pour qu’on pût
l’appeler un jardin, même un jardin fruitier. Et l’on y
trouvait des plantes et des fruits qui en faisaient un
prolongement des classes d’Écriture sainte, des leçons
de l’église et des sermons. Il y avait une plante feuillue,
mouchetée de blanc et de rouge, qui s’appelait lis de
Cana. Au moment où le Christ était cloué à la croix et
que le sang jaillissait de ses blessures, quelques gouttes
s’étaient collées aux feuilles du lis, le stigmatisant à
jamais. Personne ne se souciait d’expliquer pourquoi
d’abondantes taches blanches étaient également appa-
rues sur toutes les feuilles. C’était peut-être parce que
le sang du Christ avait lavé les péchés, donnant aux
plus graves mouchetures de l’âme la blancheur de la
neige. Il y avait aussi le fruit de la passion, né d’une
autre section de la même histoire, mais que nous
autres enfants nous n’aimions guère. Sa peau verte
pleine de sève était agréable à caresser dans la paume,
mais lorsqu’il mûrissait ce n’était plus qu’une chose
jaune toute desséchée, effondrée comme le visage des
vieux et des vieilles que nous connaissions. Et il réus-
sissait à peine à être sucré, échouant ainsi au test
infaillible du fruit véritable. Mais le roi du Verger,
c’était le grenadier, né non d’une graine de l’église de
pierre mais du lyrisme de l’École du Dimanche. Car
c’était à l’École du Dimanche que l’on racontait les
vraies histoires, les histoires qui vivaient dans les évé-
nements eux-mêmes, franchissaient les limites des
dimanches et des pages de la Bible pour entrer dans
l’univers des pays, des femmes et des hommes fabu-
leux. Le grenadier ne produisait que très chichement.

Chapitre I 15
Il ne donnait son fruit de robuste apparence qu’à de
longs intervalles, et grâce aux soins patients des mains
et du visage veineux de celui que nous ne connaissions
que sous le nom de Jardinier. On ne pouvait compter
que sur Jardinier pour distribuer ses fruits rares à la
petite bande des guetteurs assidus du grenadier, mais
le quartier le plus minuscule nous transportait jusque
dans le monde illustré des Belles Histoires de la Bible.
La grenade, c’était la reine de Saba, les révoltes et les
guerres, la passion de Salomé, le siège de Troie, l’Éloge
de la beauté du Cantique des cantiques. Ce fruit, qui
au regard et au toucher donnait l’impression d’avoir
un cœur de pierre, ouvrait la caverne d’Ali Baba, réus-
sissait à faire sortir le génie de la lampe d’Aladin, pin-
çait les cordes de la harpe qui calmait la folie de
David, divisait les eaux du Nil et remplissait notre
mission de l’encens du temple obscur de Jérusalem.
On ne le trouvait que dans le Verger, disait Jardi-
nier. Le grenadier était étranger au pays des Noirs,
mais un évêque d’autrefois, un Blanc, avait amené les
graines et les avait semées dans le Verger. Nous deman-
dions si c’était le célèbre pommier, mais Jardinier se
contentait de rire et de dire non ; et il ajoutait qu’on
ne trouvait pas ce pommier au pays des Noirs. Nous
décrétâmes que Jardinier était un ignorant. Il était clair
que seul le grenadier pouvait être le pommier qui avait
fait perdre à Adam et Ève les joies du paradis. Il exis-
tait encore un autre fruit que les gens appelaient
pomme ; doux, et croquant cependant, il avait une
peau tendre et rose et il était raisonnablement juteux.

16 Aké, les années d’enfance
Avant l’avènement de la grenade il avait assumé l’iden-
tité de la pomme qui provoqua la chute du couple nu.
Mais, dès que nous eûmes goûté à la grenade, elle
démasqua l’imposteur et prit sa place.
Des nuées de chauves-souris habitaient le figuier,
leurs crottes criblées de graines durcissaient sur les
pierres, les pelouses, les sentiers et les buissons dès
avant l’aube. Cet arbre au feuillage persistant, doux et
luxuriant, poussait au bord du terrain de jeu à côté
de la concession du libraire, défiant l’harmattan ; il
remplissait la mission d’un concert infatigable de tis-
serins.
Il est arrivé malheur à la mission d’Aké. Le sol s’est
érodé, les pelouses se sont dénudées et le mystère a été
chassé des hauteurs autrefois si secrètes. À l’époque
dont je parle il ne se passait pas de jour où ne s’ouvrît
au regard un enclos, une poche de rochers, un bosquet
buissonneux, une colonie d’escargots. La carcasse de
voiture n’a pas changé de place, elle trône toujours à
l’endroit où les enfants y grimpaient pour leurs
voyages vers des pays fabuleux. Mais ce n’est plus
qu’une épave : ses yeux se sont changés en orbites
rouillées, son visage de dragon s’est effondré, ses dents
sont peu à peu tombées. Quant à l’incinérateur aban-
donné où poussaient des herbes touffues et où se glis-
saient des serpents aux corps luisants, il n’est plus
signalé que par un monticule de boue. Les maisons
qui survivent, et qui formaient les remparts de la mis-
sion d’Aké, ne sont plus que des caisses d’emballage

Chapitre I 17
sur un paysage affaissé, plein de fissures, mis à nu, sans
force.
On ne retrouve plus cette atmosphère où même les
pelouses ouvertes et les larges sentiers bordés de pierres
blanchies à la chaux, les lis et les touffes de citronnelle
changeaient de nature au rythme des saisons, selon
que c’était dimanche ou la semaine, midi ou la tombée
de la nuit. À cette époque, les échos que renvoyaient
les murs de la Mission d’en Bas prenaient avec les
diverses périodes de l’année des tonalités différentes,
changeaient le jour où les écoliers se dispersaient pour
les vacances et que les pelouses se vidaient.
Lorsque je me couchais sur celle qui se trouvait
devant notre maison, les yeux tournés vers le ciel et la
tête vers l’Évêché, mes jambes écartées indiquaient la
direction des concessions intérieures de la Mission
d’en Bas. La moitié de l’école des filles anglicane cou-
vrait l’une de ces parties basses, l’autre moitié s’étant
emparée de l’Évêché. En bas, c’étaient les classes des
petits, un dortoir, un jardinet où poussaient des papa-
yers, des goyaviers, quelques bambous et des sous-bois
sauvages. Pendant la saison des pluies, on était sûr d’y
ramasser des escargots. Dans l’autre concession du bas
habitait le libraire de la mission, personnage ratatiné
marié à une femme paisible, sur le vaste dos de
laquelle il nous arrivait tous à un moment ou à un
autre de dormir ou d’inspecter l’univers. Sa concession
était devenue un raccourci pour rejoindre la route qui
menait à Ibarà, Lafenwá ou Igbèin et au lycée sur
lequel régnait Ransome-Kuti et où il habitait avec sa
famille. Dans la concession du libraire se trouvait le

18 Aké, les années d’enfance
seul puits de la mission ; en saison sèche il y avait
toujours du monde. Et c’était le seul endroit où il
semblait qu’il fût possible de faire pousser des coco-
tiers.
L’Évêché de la Mission d’en Haut n’est plus. À cette
époque, Mgr Ajayi Crowther apparaissait parfois, sor-
tant du bouquet d’hortensias et de bougainvillées, avec
un visage de gnome aux yeux globuleux, lui dont nous
avions d’abord rencontré la photo officielle au frontis-
pice de l’histoire de sa vie. Dès l’instant où le maître
nous avait dit qu’il avait habité l’Évêché, il s’était mis
à m’observer derrière les plantes grimpantes chaque
fois que je passais près de la maison pour aller faire
une commission chez notre grand-tante, Mme Lijadu.
L’Évêché était devenu l’internat de l’école des filles et,
pour nous autres, un terrain de jeu supplémentaire
pendant les vacances. L’Évêque était assis silencieux
sur le banc installé sous le porche de bois, sa soutane
tout emmêlée aux vrilles nouvelles de la bougainvillée.
Un jour je m’approchai, et ses yeux se changèrent en
orbites vides. Mon imagination me rappela alors une
autre photo où il portait un costume de clergyman
avec un gilet, et je me demandai ce qu’il pouvait bien
y avoir au bout de la chaîne d’argent qui disparaissait
dans son gousset. Il me fit un grand sourire et me dit :
« Approche, je vais te montrer. » Tandis que j’avançais
vers le porche, il tira sur la chaîne et finit par sortir
une montre toute ronde aux reflets d’argent massif. Il
appuya sur un bouton et le couvercle s’ouvrit, mon-
trant non pas un verre et un cadran, mais un espace
profond rempli de nuages. Puis il cligna d’un œil et

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