Aké SOYINKA, les années d’enfance

Chapitre I 19
celui-ci tomba de son visage dans le boîtier de la
montre. Il cligna de l’autre, qui rejoignit son compa-
gnon. Alors il referma brusquement le couvercle,
hocha de nouveau sa tête, qui devint chauve. Ses dents
disparurent et la peau se retira de son visage, laissant
à nu les os blanchis de ses pommettes. Puis il se leva
et, replaçant la montre dans son gousset, fit un pas
vers moi. Je pris la fuite.
L’Évêché semblait parfois vouloir rivaliser avec la
demeure du Chanoine. On aurait dit un bateau amé-
nagé, en dépit de sa garde de pierres blanchies et de ses
fleurs exubérantes, de sa façade au treillis de bois dispa-
raissant presque entièrement sous les bougainvillées. Et
il était également ombragé par ces rochers omnipré-
sents dans les fentes desquels poussaient miraculeuse-
ment de grands arbres aux fûts massifs. Les nuages
s’amoncelaient et les rochers se fondaient en leurs tur-
bulences grises habituelles, puis les arbres se portaient
çà et là avant de s’immobiliser au-dessus de l’Évêché.
Cela ne se produisait qu’au cours de violentes tem-
pêtes. L’Évêché, à la différence de la demeure du Cha-
noine, ne se trouvait pas vraiment près des rochers et
des bois. Le terrain de jeux des filles l’en séparait, et
nous savions que cette zone tampon avait toujours
existé. De toute évidence les évêques n’aimaient guère
défier les esprits. Seuls les curés pouvaient le faire. Si
Mgr Ajayi Crowther m’avait mis en fuite par ses
étranges métamorphoses, cela ne faisait que confirmer
que les évêques, une fois morts, rejoignaient le monde
des esprits et des fantômes. Je ne pouvais imaginer le
Chanoine en train de se décomposer ainsi sous mes

20 Aké, les années d’enfance
yeux, pas plus que le Révérend J.J. qui avait occupé
cette maison autrefois, il y avait bien longtemps, à
l’époque où ma mère était encore petite comme nous.
J.J. Ransome-Kuti avait bel et bien, de son vivant,
ordonné à une bande de ghommides de retourner là
d’où ils venaient. Ma mère me l’a confirmé. C’était sa
petite-nièce et, avant de venir habiter chez nous, elle
avait vécu chez le Révérend J.J. Son frère Sanya égale-
ment, et tout le monde admettait qu’il était oro, ce
qui faisait qu’il était à l’aise dans les bois, même la
nuit. Une fois pourtant, il avait dû aller trop loin.

  • Ils nous avaient déjà rendu visite, dit-elle. Pour
    se plaindre. Vous savez, ils ne voulaient pas vraiment
    entrer dans la concession, ils ne s’approchaient pas, ils
    restaient à la limite des bois. Leur chef, celui qui par-
    lait, émettait des étincelles, elles jaillissaient en tous
    sens de sa tête qui semblait n’être qu’une boule de
    braises – non, je confonds, ça c’était la deuxième fois,
    lorsqu’il nous a poursuivis jusqu’à la maison. La pre-
    mière fois, ils s’étaient contentés d’envoyer un émis-
    saire. C’était un petit, il avait la peau sombre et
    basanée. Il est venu jusqu’à la cour de derrière, il nous
    a ordonné d’appeler le Révérend et il est resté là.
    » C’était comme si Oncle s’était attendu à sa visite.
    Il est sorti de la maison et il lui a demandé ce qu’il
    voulait. Nous, on s’est réfugiés dans la cuisine et on a
    regardé par le trou de la serrure.
  • Sa voix, comment elle était ? Il parlait comme un
    egúngún ?
  • J’y viens. Cet homme, enfin, je suppose qu’il faut
    l’appeler comme cela, ce n’était pas tout à fait un

Chapitre I 21
homme, on le voyait bien. Il avait la tête beaucoup
trop grosse, et il gardait les yeux baissés. Alors il a dit
qu’il était venu signaler ce qu’on avait fait. Cela ne
leur faisait rien qu’on vienne dans les bois, même la
nuit, mais il ne fallait pas qu’on dépasse les rochers et
le bosquet de bambous près du ruisseau.

  • Et Oncle, qu’est-ce qu’il a dit ? Et tu n’as pas dit
    comment était sa voix.
    Tinu tourna vers moi un regard de sœur aînée.
  • Laisse Maman finir l’histoire.
  • Tu veux tout savoir. Bon, eh bien, il parlait exac-
    tement comme ton père. Tu es content ?
    Je ne la crus pas, mais je laissai passer.
  • Continue. Oncle, qu’est-ce qu’il a fait, Oncle ?
  • Il nous a tous fait venir et il nous a avertis qu’il
    ne fallait plus aller là-bas.
  • Et vous y êtes retournés !
  • Ah ! tu connais Oncle Sanya. Il était fâché. D’abord,
    les meilleurs escargots se trouvaient de l’autre côté de ce
    ruisseau. Alors il n’arrêtait pas de se plaindre que ces oro
    n’étaient que des égoïstes et qu’il allait leur montrer qui
    il était. Et il l’a fait. Une semaine plus tard à peu près
    il nous a emmenés. Il avait raison : on a ramassé un
    panier et demi d’escargots, et on n’en avait jamais vu de
    si gros. On avait complètement oublié ce que Oncle
    avait dit ; il y avait un beau clair de lune et puis, de
    toute façon, je vous ai dit que Sanya était oro lui-
    même…
  • Mais pourquoi, il a l’air tout à fait comme toi et
    nous ?

22 Aké, les années d’enfance
– Vous ne pouvez pas comprendre. En tout cas il
est oro. Alors avec lui on se sentait tout à fait en sécu-
rité. Mais tout à coup il y a eu cette espèce de lumière,
comme une boule de feu qui est apparue au loin. Et
dès ce moment-là on a entendu des voix ; cela n’arrê-
tait pas, c’était comme s’il y avait eu des tas de gens
autour de nous qui marmonnaient la même chose tous
ensemble. Ils disaient quelque chose comme : « Petits
têtus, petits cabochards, on vous a avertis, on vous a
prévenus, mais vous n’avez pas voulu écouter… »
Chrétienne Sauvage regardait par-dessus nos têtes
en fronçant les sourcils pour mieux se souvenir.

  • On ne peut même pas dire « ils ». Je ne voyais
    que cette silhouette avec du feu et elle était encore très
    loin. Et pourtant je l’entendais distinctement, comme
    si elle avait eu toute une série de bouches collées
    contre mes oreilles. La boule de feu se rapprochait,
    grandissait.
  • Et Oncle Sanya, qu’est-ce qu’il a fait ? Il s’est
    battu avec lui ?
  • Sanya wo ni yen ? Il a été le premier à se mettre
    à courir. Bo o ló o yà mi, o di kítípà kítípà1 ! Personne
    ne pensait plus aux gros escargots. Cet iwin2 nous a
    suivis jusqu’à la maison… bref, vous imaginez le
    remue-ménage. Oncle avait déjà descendu l’escalier
    quatre à quatre et il se trouvait dans l’arrière-cour. On
  1. Si tu ne veux pas avancer, ne reste pas dans mes jambes.
    (N.d.A.)
  2. « Ghommide », esprit des bois qui est également censé vivre
    sous terre. (N.d.A.)

Chapitre I 23
est passés à côté de lui en courant au moment où il
sortait pour aller à la rencontre du monstre. Cette fois-
là, cet iwin a bel et bien dépassé la limite des bois, il
a continué comme s’il voulait nous poursuivre jusque
dans la maison. Il ne courait pas, il continuait à avan-
cer, sans s’arrêter, toujours à la même allure.
C’était bien cela ! Chrétienne Sauvage rêvait tandis
que nous restions là à attendre, haletants. Alors elle
poussa un profond soupir et hocha la tête avec une
étrange tristesse.

  • Le temps de la foi est passé. Ils avaient la foi, nos
    premiers chrétiens, la vraie foi, pas seulement aller à
    l’église et chanter des hymnes. La foi. Igbàgbó. C’est
    cette foi-là qui donne la vraie force. Oncle resta là,
    planté comme un roc. Il présenta sa Bible et ordonna :
    « Retourne ! Retourne dans cette forêt qui est ton
    domaine. Retourne, te dis-je, au nom de Dieu. » Hm.
    Et voilà, le monstre a fait demi-tour et s’est sauvé. Les
    étincelles tombaient de plus en plus vite et finalement
    on n’a plus vu qu’une petite lueur qui disparaissait
    dans les bois. (Elle poussa un soupir.) Évidemment,
    après la prière du soir, il a fallu payer. Six bons coups
    chacun dans le bas du dos. Sanya en a eu douze. Et
    on a dû couper de l’herbe tous les jours pendant une
    semaine.
    Je ne pouvais m’empêcher de penser que la frayeur
    aurait dû suffire comme punition. Bien qu’elle eût les
    yeux perdus dans la direction de la maison carrée,
    Chrétienne Sauvage semblait sentir ce qui se passait
    dans ma tête. Elle ajouta :

24 Aké, les années d’enfance
– La Foi et… la Discipline. Voilà de quoi étaient
faits ces premiers croyants. Peuh ! On n’en fait plus
des comme ça. Quand je pense à celui qui occupe
maintenant cette maison…
Puis elle parut se souvenir que nous étions là.

  • Qu’est-ce que vous avez à rester ici assis tous les
    deux ? C’est l’heure d’aller prendre votre bain.
    Lawanle !
  • Man, répondit Tata Lawanle à l’autre bout de la
    maison.
    Avant qu’elle n’arrive je rappelai à Chrétienne Sau-
    vage qu’elle ne nous avait pas dit pourquoi Oncle
    Sanya était oro.
  • Il est oro, dit-elle en haussant les épaules, je l’ai
    vu de mes propres yeux.
  • Quand ? Quand ?
    Elle sourit.
  • Vous ne pouvez pas comprendre. Mais je vous
    expliquerai une autre fois. Ou bien il n’a qu’à vous
    expliquer lui-même la prochaine fois qu’il viendra.
  • Tu veux dire que tu l’as vu se changer en oro ?
    Lawanle entra à ce moment-là et Maman se prépara
    à nous laisser avec elle : « Ce doit être l’heure du bain
    des enfants… » Je plaidai : « Non, attends, Tata
    Lawanle », sachant bien que je perdais mon temps.
    Elle nous avait déjà agrippés tous les deux par le bras.
    Je criai en me retournant :
  • Monseigneur Crowther, il était oro ?
  • Qu’est-ce que tu vas encore demander ? dit Chré-
    tienne Sauvage en se mettant à rire. Oh ! je vois, on
    t’en a parlé à l’École du Dimanche ?

Chapitre I 25
– Je l’ai vu. (Je m’accrochai à la porte, obligeant
Lawanle à s’arrêter.) Je le vois toujours. Il vient
s’asseoir sous le porche de l’école des filles. Je l’ai vu
en traversant la cour pour aller chez Tata Lijadu.

  • Bon, soupira Chrétienne Sauvage, va prendre ton
    bain.
  • Il se cache dans la bougainvillée…
    Lawanle me traîna hors de portée de voix.
    Plus tard ce soir-là Maman nous raconta le reste de
    l’histoire. Cette fois-là, le Révérend J.J. était parti pour
    l’une de ses nombreuses tournées missionnaires. Il se
    déplaçait beaucoup, à pied ou à bicyclette, pour rester
    en contact avec tous les secteurs de son diocèse et
    répandre la Parole de Dieu. Il rencontrait souvent de
    l’opposition mais rien ne pouvait le faire reculer. Un
    jour, dans un des villages du pays ijebu, il lui arriva
    une terrible aventure. On l’avait averti de ne pas prê-
    cher un certain jour où l’egúngún devait sortir, mais il
    s’obstina et organisa un office. Le cortège de l’egúngún
    passa, et la voix ancestrale dit au prédicateur d’arrêter
    immédiatement, de renvoyer ses gens et de sortir
    rendre hommage. Le Révérend J.J. continua comme
    si de rien n’était. Alors l’egúngún s’en alla, emmenant
    ses hommes avec lui. Mais, en passant devant le por-
    tail, il frappa dessus avec sa baguette, par trois fois. Le
    dernier homme du cortège avait à peine quitté la cour
    de l’église que le bâtiment s’écroula. Les murs s’effon-
    drèrent et le toit se désintégra. Mais par miracle les
    murs tombèrent à l’extérieur tandis que la charpente
    tombait dans les allées ou était projetée au-dehors, en
    tout cas pas sur les fidèles. Le Révérend J.J. calma tout

26 Aké, les années d’enfance
le monde, arrêta son sermon pour rendre grâces et
continua.
C’était peut-être cela que Chrétienne Sauvage vou-
lait dire lorsqu’elle parlait de la foi. Et cela tendait à
brouiller les choses parce que, après tout, l’egúngún
avait bel et bien réussi à faire écrouler l’église. Chré-
tienne Sauvage ne fit aucun effort pour essayer d’expli-
quer comment cela s’était passé, si bien que cet exploit
me parut être du même ordre que la foi qui transpor-
tait les montagnes et qui permettait à Chrétienne Sau-
vage de verser de l’huile d’arachide d’une grande
bassine dans une bouteille sans en renverser une
goutte. Elle avait l’étrange habitude de soupirer avec
une sorte de ravissement, attribuant à la foi sa sûreté
de main et rendant grâces à Dieu. Mais, si la bassine
glissait et qu’elle perdait une goutte ou deux, elle mur-
murait que ses péchés s’étaient appesantis et qu’elle
avait besoin de prier davantage.
Si le Révérend J.J. avait la foi, il est clair qu’il avait
aussi l’entêtement, comme notre oncle Sanya. L’entê-
tement était l’un des péchés que nous reconnaissions
facilement, et Chrétienne Sauvage avait beau essayer
d’expliquer pourquoi le Révérend J.J. avait prêché le
jour où l’egúngún devait sortir et malgré les avertisse-
ments qu’on lui avait donnés, cela ressemblait fort à de
l’entêtement. Quant à Oncle Sanya, son cas ne laissait
aucun doute : le Révérend J.J. avait à peine disparu
sur sa bicyclette pour aller remplir ses devoirs pasto-
raux qu’il filait dans les bois sous un prétexte ou sous
un autre et se dirigeait tout droit vers les lieux que
l’oro avait interdits. Les champignons et les escargots

Chapitre I 27
étaient son véritable but, même s’il trouvait la bonne
excuse de devoir aller ramasser du bois.
Pourtant, même Sanya avait cessé de s’aventurer
dans la forêt la nuit, reconnaissant que c’était beau-
coup trop risqué ; pendant la journée et au début de
la soirée il n’y avait guère de danger puisque la plupart
des esprits des bois ne sortaient que la nuit. Maman
nous raconta comment un jour Sanya et elle, à peine
séparés par quelques buissons, étaient en train de
ramasser des champignons. Elle entendait très claire-
ment ce qu’il faisait, car ils prenaient soin de rester
tout près l’un de l’autre.
Tout à coup, elle entendit Sanya qui parlait avec
quelqu’un sur un ton animé. Après avoir écouté
quelques instants elle l’appela, mais il ne répondit pas.
On n’entendait que sa voix à lui, et pourtant il sem-
blait bavarder sur un ton amical et plein d’intérêt avec
quelqu’un d’autre. Elle glissa donc un œil à travers les
buissons et aperçut Oncle Sanya assis par terre en train
de causer avec quelqu’un qu’elle ne pouvait pas voir.
Elle scruta les buissons environnants mais les bois
paraissaient vides, à part eux deux. C’est alors que son
regard se posa sur son panier.
Elle avait déjà remarqué cela auparavant, dit-elle.
C’était toujours la même chose : quel que fût le
nombre d’enfants de la maison qui s’en allaient cher-
cher des escargots, des baies ou autre chose, Sanya
passait le plus clair de son temps à jouer, à grimper
dans les arbres et sur les rochers. Il s’en allait tout seul
à l’aventure, abandonnant son panier n’importe où. Et
cependant, quand ils se préparaient à rentrer, son

28 Aké, les années d’enfance
panier était toujours plus rempli que ceux des autres.
Cette fois-là, c’était la même chose. Elle s’approcha,
faisant sursauter notre oncle qui interrompit brusque-
ment ses bavardages et fit semblant de se mettre à
chasser les escargots dans le sous-bois.
Maman dit qu’elle avait eu peur. Le panier était
rempli jusqu’au bord, plein à craquer. Elle était décou-
ragée aussi ; elle ramassa son propre panier qui était
presque vide et insista pour qu’ils rentrent immédiate-
ment. Elle prit la tête mais, au bout de quelque temps,
elle se retourna et vit que Sanya essayait en vain de la
suivre. Quelque chose l’en empêchait, c’était comme
si des mains invisibles l’avaient tiré en arrière. De
temps en temps il lançait le bras en avant et disait
brusquement :

  • Laissez-moi tranquille. Vous ne voyez pas que je
    dois rentrer à la maison ? Je vous ai dit que je devais
    partir.
    Elle se mit à courir et Sanya fit de même. Ils ne
    s’arrêtèrent qu’une fois arrivés à la maison.
    Ce soir-là, Sanya tomba malade. Il se mit à trans-
    pirer. Il s’agita sur sa natte toute la nuit. Il parlait tout
    seul. Le lendemain tout le monde eut très peur à la
    maison : il avait le front brûlant et on n’arrivait pas à
    en tirer des paroles sensées. Finalement une dame d’un
    certain âge, une des converties de J.J., vint nous rendre
    visite comme elle le faisait de temps en temps. Quand
    on lui parla de Sanya, elle hocha la tête d’un air
    entendu. Elle semblait savoir exactement ce qu’il fallait
    faire. Après s’être informée de ce qu’il avait fait juste
    avant de tomber malade, elle fit appeler ma mère et

Chapitre I 29
lui posa quelques questions. Maman lui raconta tout,
tandis que la vieille dame ne cessait de hocher la tête,
montrant qu’elle comprenait. Puis elle donna ses
instructions :

  • Il me faut un panier d’àgidi1, cinquante por-
    tions. Ensuite, préparez-moi de l’èkuru2 dans un
    grand plat. Il faut absolument que le ragoût d’èkuru
    contienne beaucoup de caroubes et de langoustes. Et
    qu’il ait une odeur aussi appétissante que possible.
    On envoya les enfants dans toutes les directions :
    les uns au marché pour acheter l’àgidi, les autres pour
    commencer à piler les caroubes nécessaires à la prépa-
    ration d’une quantité d’èkuru suffisante pour accom-
    pagner les cinquante portions d’àgidi. Les enfants en
    avaient l’eau à la bouche ; ils s’étaient tout de suite dit
    qu’il s’agissait d’un festin d’apaisement, d’un sàarà3
    destiné à des esprits offensés.
    Cependant, lorsque tout fut prêt, la vieille dame
    emporta les plats dans la chambre du malade avec un
    pot d’eau fraîche et des gobelets, ferma la porte à clef
    et ordonna à tout le monde de s’éloigner.
  • Vous n’avez qu’à vous occuper comme d’habi-
    tude. Et n’approchez pas de la chambre. Si vous voulez
    que votre frère guérisse, faites comme je vous dis.
    N’essayez pas de lui parler et ne regardez pas par le
    trou de la serrure.
  1. Mets solide à base de maïs. (N.d.T.)
  2. Mets liquide à base de haricots moulus cuits à la vapeur et de
    sauce. (N.d.T.)
  3. Offrande, nourriture distribuée en offrande. (N.d.A.)

30 Aké, les années d’enfance
Elle ferma également les fenêtres et alla s’installer à
l’autre bout de la cour à un endroit d’où elle pouvait
surveiller les allées et venues des enfants. Mais elle ne
tarda pas à s’assoupir, si bien que Maman et les autres
purent aller coller leurs oreilles à la porte et aux
fenêtres, bien qu’il leur fût impossible de voir le
malade lui-même. On aurait dit qu’Oncle Sanya
n’était pas seul. Ils l’entendaient parler :

  • Tiens-toi bien, il y en a assez pour tout le monde.
    Bon, prends ça, prends encore une portion… Ouvre
    la bouche… Voilà… pas besoin de vous battre pour
    ce morceau, voilà un autre bout de langouste… Allez,
    tiens-toi bien…
    Et ils entendaient des bruits : on aurait dit qu’on
    donnait des tapes sur des poignets, que des plats glis-
    saient sur le sol et qu’on versait de l’eau dans des
    gobelets.
    Lorsque la dame jugea le moment venu, bien après
    le crépuscule et près de six heures après que Sanya eut
    été enfermé, elle alla ouvrir la porte. Sanya était là, il
    dormait profondément, mais d’un sommeil très pai-
    sible. Elle lui toucha le front et parut satisfaite du
    changement. Cependant, ceux qui se bousculaient
    derrière elle dans la pièce ne s’intéressaient pas à
    Sanya. Tout ce qu’ils voyaient, stupéfaits, c’étaient,
    éparpillées, les feuilles qui avaient servi à envelopper
    les cinquante portions d’àgidi, le grand plat vide qui
    avait contenu l’èkuru et un pot où il n’y avait presque
    plus d’eau.
    Non, il n’y avait vraiment pas de doute, notre oncle
    Sanya était oro ; Chrétienne Sauvage en avait vu et

Chapitre I 31
entendu des preuves bien des fois. Ses compagnons
étaient de toute évidence du genre bienveillant, autre-
ment il lui serait arrivé plus d’un malheur, même pro-
tégé par la foi de J.J. Oncle Sanya venait très rarement
chez nous à cette époque ; nous ne pouvions donc pas
lui poser toutes les questions auxquelles Chrétienne
Sauvage refusait de répondre. Lorsque, par la suite, il
nous rendit visite à la mission, je remarquai ses yeux
étranges qui ne semblaient presque jamais ciller mais
regardaient tout droit au-dessus de nos têtes, même
lorsqu’il nous parlait. Pourtant il paraissait beaucoup
trop actif pour être oro ; en fait, pendant longtemps,
je le confondis avec le chef scout d’Aké que l’on sur-
nommait Activité. Je me mis donc à surveiller les
louveteaux : ils paraissaient être de ceux qui se rappro-
chaient le plus des compagnons invisibles qu’Oncle
Sanya avait dû fréquenter au cours de son enfance. En
les voyant pendant leur jamboree, le visage fermé, faire
cercle sur les pelouses d’Aké, construire de petits feux,
échanger des signes secrets avec des brindilles, avec
leurs mains ou avec des cailloux placés l’un contre
l’autre, j’avais l’impression d’avoir découvert les amis
cachés qui s’étaient glissés invisiblement par les fentes
de la porte ou même à travers le sol, sous le nez
outragé de Chrétienne Sauvage et des autres enfants,
dans la maison de J.J., et qui s’étaient régalés avec les
cinquante portions d’àgidi et l’énorme plat d’èkuru.
L’église ne laissa à la mission qu’un curé et son caté-
chiste ; Aké ne méritait plus d’avoir un évêque. Mais

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