SOCRATE.
Ne sommes-nous pas convenus qu’il fallait, de toute
nécessité, ou que nous crussions savoir, ou que nous
sussions effectivement ce que nous voulons faire ou dire
avec facilité?
ALCIBIADE.
Nous en sommes convenus.
SOCRATE.
Si donc quelqu’un fait ce qu’il sait, ou croit savoir, il en
résulte un grand avantage et pour l’État et pour lui-
même?
ALCIBIADE.
En peut-on douter?
SOCRATE.
Et quand il en est autrement, il en résulte tout le
contraire?
ALCIBIADE.
Nul doute.
SOCRATE.
Penses-y; persistes-tu dans ce sentiment?
ALCIBIADE.
J’y persiste.
SOCRATE.
N’as-tu pas dit que le grand nombre est composé de
fous, et que les hommes sensés sont le petit nombre?
ALCIBIADE.
Oui, et je le dis encore.
SOCRATE.
Dans ce cas, ne faut-il pas dire que le grand nombre fait
des fautes contre ce qui est bien, s’abandonnant
inconsidérément la plupart du temps au courant de
l’opinion?
ALCIBIADE.
Eh bien! il faut le dire.
SOCRATE.
Il est donc avantageux à ce grand nombre de ne rien
savoir et de ne pas croire savoir, parce que ce qu’ils
sauront ou croiront savoir, ils voudront l’exécuter, et
qu’en l’exécutant, au lieu d’en tirer de l’utilité, ils n’en
recevront que du préjudice.
ALCIBIADE.
Tu dis vrai.
SOCRATE.
Tu vois donc que je n’avais pas tort quand je disais
tantôt qu’il pouvait se faire que toutes les sciences, sans
la science de ce qui est bien, sont rarement utiles à ceux
qui les possèdent, et qu’elles leur sont le plus souvent
très pernicieuses. Tu ne sentais pas alors cette vérité?
ALCIBIADE.
Non, pas alors, mais je la sens présentement, Socrate.
SOCRATE.
Il faut donc qu’une ville ou qu’une âme, qui veut se bien
conduire, s’attache à cette science, comme un malade à
son médecin, et comme celui qui veut arriver à bon port
s’abandonne à un pilote. Car, sans elle et moins
l’âme a reçu préalablement de salutaires instructions
relativement aux richesses, à la santé, et aux autres
avantages de ce genre, plus elle est en péril de voire de
grandes fautes. Celui qui possédera toutes les sciences
et tous les arts, et qui sera dénué de cette science,
poussé par chacune d’elles, connue par autant de vents
impétueux, ne sera-t-il pas avec raison battu par la
tempête? Et comme il n’a point de pilote, n’est-il pas
impossible qu’il reste longtemps sur cette mer,
sans périr? Il me semble que c’est ici que s’applique ce
que le poète dit d’un homme qu’il veut blâmer: Il savait
beaucoup de choses mais il les savait toutes mal.
ALCIBIADE.
Comment le vers du poète s’applique-t-il ici, Socrate?
car, pour moi, il ne me paraît guère aller avec notre
sujet.
SOCRATE.
Il y va très bien, au contraire. Mais, mon cher Alcibiade,
c’est une espèce d’énigme. Telle est sa manière et celle
de presque tous les autres poètes. Toute poésie est
naturellement énigmatique, et il n’est pas donné à
tous les hommes d’en saisir le sens; et, outre sa nature
énigmatique, si le poète est un homme avare et jaloux
de la sagesse, et qui, au lieu de nous la découvrir, ne
cherche qu’à la cacher, alors il est presque impossible de
pénétrer sa pensée. Tu n’accuseras jamais Homère, ce
poète si sage et tout divin, d’avoir ignoré qu’il n’est pas
possible de mal savoir ce que l’on sait. C’est lui qui dit de
Margitès, qu’il savait beaucoup de choses, mais
qu’il les savait toutes mal ; mais il parle par
énigme, et met, je pense, il savait pour son savoir, et
mal pour malheureux; cela ne pouvait pas entrer dans la
composition de son vers, mais ce qu’il a voulu dire
certainement, c’est que Margitès savait beaucoup de
choses, et que c’était pour lui un malheureux savoir. Si
beaucoup savoir était un malheur pour lui, il fallait
nécessairement que ce fût un méchant homme, s’il faut
s’arrêter à ce que nous avons dit plus haut.
ALCIBIADE.
Et il le faut, à ce qu’il me semble, Socrate; je ne sais
plus à quoi je croirais, si je ne me rendais à ce que tu as
dit.
SOCRATE.
Ainsi véritablement tu es de mon avis?
ALCIBIADE.
Oui, je te le répète.
SOCRATE.
Mais, Alcibiade, au nom de Jupiter, penses-y; car tu vois
combien il y a ici d’incertitude, et il me semble que tu en
as ta bonne part; poussé tantôt à droite, tantôt à
gauche, tu ne sais où te fixer; ce que tu approuvais le
plus, tu le condamnes, et ne peux rester dans le
même sentiment. Encore une fois, si le Dieu que tu vas
prier, l’apparaissant tout d’un coup, te demandait, avant
que tu eusses commencé ta prière, si tu te contenterais
de quelqu’une des choses dont nous avons parlé au
début de cet entretien, ou plutôt supposons qu’il te
permît de lui demander ce que tu voudrais, lequel
croirais-tu le plus sûr, ou de recevoir ce qu’il te donnerait
lui-même, ou d’obtenir ce que tu lui aurais demandé?
ALCIBIADE.
Je te jure, Socrate, par tous les dieux, que je ne sais que
te répondre; car il me paraît qu’il n’y a rien de plus fou,
ni qu’il faille éviter avec plus de soin, que de
hasarder de demander aux dieux de véritables maux, en
pensant leur demander de véritables biens, pour chanter
la palinodie un moment après, comme tu disais, et faire
des vœux tout contraires aux premiers.
SOCRATE.
N’est-ce pas par cette raison que le poète dont il a été
question au commencement, et qui en savait plus que
nous, a voulu qu’on demandât aux dieux d’éloigner les
maux, quand même on les demanderait?
ALCIBIADE.
Il me semble.
SOCRATE.
Aussi, les Lacédémoniens, soit qu’ils aient imité ce
poète, ou que d’eux-mêmes ils aient trouvé cette vérité,
font tous les jours en public et en particulier une prière
semblable; ils prient les dieux de leur donner l’honnête
avec l’utile. Jamais personne ne leur entendra demander
davantage. Cependant jusqu’ici ils ont été aussi heureux
qu’aucun peuple, et s’ils ont vu interrompre quelquefois
le cours de leurs prospérités, on n’en saurait
accuser leur prière. Car les dieux sont libres, et il dépend
d’eux d’accorder ce qu’on leur demande, ou d’imposer le
contraire. Je veux, à ce propos, te dire une autre histoire
que j’ai entendu raconter une fois à quelques vieillards.
Les Athéniens étant entrés en guerre avec les
Lacédémoniens, il arriva qu’ils furent toujours battus
dans tous les combats qui se donnèrent sur mer et sur
terre; affligés de ce malheur, et cherchant les
moyens d’en prévenir le retour, après bien des
délibérations, ils crurent que le meilleur expédient était
d’envoyer consulter l’oracle d’Ammon, et le prier de leur
dire pourquoi les dieux accordaient la victoire aux
Lacédémoniens plutôt qu’aux Athéniens, qui leur
offraient les plus fréquents et les plus beaux sacrifices de
toute la Grèce; ornaient leurs temples de plus riches
offrandes qu’aucun autre peuple; faisaient tous les ans
en leur honneur les processions les plus somptueuses et
les plus imposantes; en un mot, dépensaient plus
pour leur culte, à eux seuls, que tous les autres Grecs
ensemble. Les Lacédémoniens, au contraire, ajoutaient-
ils, n’ont pas tous ces soins; ils sont si avares pour les
dieux, qu’ils leur offrent souvent des victimes mutilées,
et font beaucoup moins de dépense, dans tout ce qui
regarde la religion, que les Athéniens, quoiqu’ils ne
soient pas moins riches. Quand ils eurent ainsi parlé, et
demandé comment ils pourraient détourner les maux qui
affligeaient leur ville, le prophète ne leur fit pas
une longue réponse; sans doute le Dieu ne le permettait
pas; mais, s’adressant à l’envoyé, il lui dit: «Voici ce
qu’Ammon répond aux Athéniens: Il aime beaucoup
mieux les bénédictions des Lacédémoniens que tous «les
sacrifices des Grecs.» Il n’en dit pas davantage. Par ces
bénédictions des Lacédémoniens, il n’entendait parler, à
mon avis, que de leur manière de prier, qui, en effet,
diffère beaucoup de celle des autres peuples. Car
tous les autres Grecs, soit en offrant aux dieux des
taureaux aux cornes dorées, soit en leur consacrant de
riches offrandes, demandent dans leurs prières tout ce
que leur suggèrent leurs passions, sans s’informer si ce
sont des biens ou des maux. Mais les dieux, qui
entendent leurs blasphèmes, n’agréent point leurs
processions magnifiques, leurs sacrifices somptueux.
C’est pourquoi il faut, selon moi, beaucoup de
précaution et d’attention pour savoir ce qu’on doit dire
ou ne pas dire. Vous trouverez dans Homère des
exemples semblables aux précédents;
Les Troyens, dit-il, en bâtissant un fort,
Offraient aux immortels des hécatombes parfaites.
Les vents portaient de la terre au ciel une odeur
Agréable; et cependant les dieux refusèrent de la goûter,
Parce qu’ils avaient de l’aversion pour la ville sacrée de
Troie,
Pour Priam, et pour son peuple .
C’était donc inutilement qu’ils offraient des sacrifices, et
qu’ils faisaient des dons aux dieux qui les haïssaient. Car
la divinité n’est pas capable de se laisser corrompre par
des présents, comme un usurier: et nous serions
insensés de prétendre nous rendre par là plus agréables
aux dieux que les Lacédémoniens. En effet il serait
étrange que les dieux eussent plus d’égard à nos dons et
à nos sacrifices qu’à notre âme, pour distinguer celui qui
est véritablement saint et juste. Non, c’est à l’âme,
selon moi, bien plus qu’aux processions et aux sacrifices;
car, ce dernier hommage, les particuliers et les états les
plus coupables envers les dieux et envers les hommes
peuvent très bien l’offrir chaque année régulièrement.
Aussi les dieux, que la vénalité n’atteint pas, méprisent
toutes ces choses, comme le dieu même et son prophète
l’ont déclaré. Il y a donc bien de l’apparence que devant
les dieux et devant les hommes sensés la sagesse et
la justice passent avant tout. Or, il n’y a de vrais
justes et de vrais sages que ceux qui dans leurs paroles
et dans leurs actions savent s’acquitter de ce qu’ils
doivent aux dieux et aux hommes. Je voudrais bien
savoir ce que tu penses sur tout cela.
ALCIBIADE.
Pour moi, Socrate, je ne puis que conformer mes
sentiments aux tiens et à ceux du Dieu. Serait-il
raisonnable que j’allasse me mettre en opposition avec le
Dieu?
SOCRATE.
Ne te souvient-il pas que tu m’as dit que tu avais grand
’peur de demander aux dieux des maux sans t’en
apercevoir, en voulant leur demander des biens?
ALCIBIADE.
Je m’en souviens.
SOCRATE.
Tu vois donc qu’il n’y a pas de sûreté pour toi d’aller
prier le Dieu; car il pourrait arriver que le Dieu,
t’entendant blasphémer, rejetât tes sacrifices, et que, par
malheur, il t’envoyât toute autre chose que ce que tu lui
demandais. Je trouve donc qu’il vaut beaucoup mieux te
tenir en repos, car je ne pense pas que l’exaltation
actuelle de tes sentiments, c’est le nom le plus honnête
qu’on puisse donner à la folie, te permette de te servir
de la prière des Lacédémoniens. C’est pourquoi il
te faut attendre nécessairement que quelqu’un t’enseigne
quelle conduite tu dois tenir envers les dieux et envers
les hommes.
ALCIBIADE.
Et quand viendra ce temps, Socrate? Et qui sera celui qui
m’instruira? que je le verrai avec plaisir!
SOCRATE.
Ce sera celui qui t’aime. Mais il me semble que, comme
dans Homère Minerve dissipe le nuage qui couvrait les
yeux de Diomède, afin qu’il put voir si c’était une divinité
ou un homme . de même il faut, avant toutes
choses, qu’il dissipe les ténèbres qui couvrent ton âme,
pour te mettre en état de discerner ce qui est bien et ce
qui est mal; car présentement tu ne me parais guère
capable de le faire.
ALCIBIADE.
Qu’il dissipe, s’il veut, mes ténèbres et tout ce qu’il
voudra. Quel qu’il soit je suis prêt à lui obéir sans
réserve, pourvu qu’il me rende meilleur.
SOCRATE.
Oui, car il a pour toi une affection merveilleuse.
ALCIBIADE.
Il me paraît qu’il faut remettre jusque-là mon sacrifice.
SOCRATE.
Tu as raison, cela est plus sûr que d’aller courir un si
grand danger.
ALCIBIADE.
A la bonne heure, Socrate. Cependant pour te remercier
du salutaire conseil que tu m’as donné, permets-moi de
mettre sur ta tête cette couronne; nous donnerons
d’autres couronnes aux dieux quand je verrai arriver
l’heureux jour que tu m’as promis; il dépend d’eux qu’il
ne se fasse pas longtemps attendre.
SOCRATE.
Je reçois cette couronne; et je recevrai toujours avec
plaisir tout ce qui me viendra de toi. Créon dans
Euripide, voyant Tirésias avec une couronne, et
apprenant qu’elle lui a été donnée par les soldats, à
cause de son art, lui dit:
Je prends pour un bon augure cette couronne
triomphale:
Car nous sommes dans une grande tempête, comme tu
le sais .
Et moi aussi, je prends pour un heureux présage cette
couronne que je reçois de ta main, car je ne me
trouve pas dans une moindre tempête que Créon,
puisqu’il s’agit, pour moi, de triompher de tous ceux qui
t’aiment.