ALCIBIADE de Platon (Alcibiade majeur)

SOCRATE.
Un œil donc, pour se voir lui-même, doit regarder dans
un autre œil et dans cette partie de l’œil, qui est la plus
belle et qui a seule la faculté de voir.

ALCIBIADE.
Évidemment.

SOCRATE.
Car s’il regardait quelque autre partie du corps de
l’homme, ou quelque autre objet, hors celui auquel
ressemble cette partie de l’œil, il ne se verrait nullement
lui-même.

  ALCIBIADE.

Tu as raison.

SOCRATE.
Un œil donc qui veut se voir lui-même, doit se regarder
dans un autre œil, et dans cette partie de l’œil, où réside
toute sa vertu, c’est-à-dire la vue.

ALCIBIADE.
Assurément.

SOCRATE.
Mon cher Alcibiade, n’en est-il pas de même de l’âme?
Pour se voir, ne doit-elle pas se regarder dans l’âme et
dans cette partie de l’âme où réside toute sa vertu, qui
est la sagesse, ou dans quelque autre chose à laquelle

cette partie de l’âme ressemble?

ALCIBIADE.
Il me paraît, Socrate.

SOCRATE.
Mais pouvons-nous trouver quelque partie de l’âme plus
intellectuelle que celle à laquelle se rapportent la science
et la sagesse?

ALCIBIADE.
Non, certainement.

SOCRATE.
Cette partie de l’âme est donc sa partie divine et c’est en
y regardant et en y contemplant l’essence de ce qui est
divin, Dieu et la sagesse, qu’on pourra se connaître soi-
même parfaitement.

ALCIBIADE.
Il y a bien de l’apparence.

SOCRATE.
Se connaître soi-même, c’est la sagesse, comme nous en
sommes convenus.

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Ne nous connaissant pas nous-mêmes, et n’étant point

sages, pouvons-nous connaître nos vrais biens et nos
vrais maux?

ALCIBIADE.
Eh! comment les connaîtrions-nous, Socrate?

SOCRATE.
Car il n’est pas possible que celui qui ne connaît pas
Alcibiade, connaisse ce qui appartient à Alcibiade,
comme appartenant à Alcibiade.

ALCIBIADE.
Non, par Jupiter! cela n’est pas possible.

SOCRATE.
Nous ne pouvons donc connaître ce qui est à nous,
comme étant à nous, si nous ne nous connaissons nous-
mêmes?

ALCIBIADE.
Assurément.

SOCRATE.
Et si nous ne connaissons pas ce qui est à nous, nous ne
connaîtrons pas non plus ce qui se rapporte aux choses
qui sont à nous?

ALCIBIADE.
Je l’avoue.

SOCRATE.

Nous n’avons donc pas très bien fait tantôt quand nous
sommes convenus qu’il y a des gens qui ne se
connaissent pas eux-mêmes, et qui cependant
connaissent ce qui est à eux. Non, ils ne connaissent pas
même les choses qui sont à ce qui est à eux; car ces
trois connaissances, se connaître soi-même, connaître ce
qui est à soi, et connaître les choses qui sont à ce qui est
à soi, semblent liées ensemble, et l’effet d’un seul
et même art.

ALCIBIADE.
Il est bien vraisemblable.

SOCRATE.
Tout homme qui ne connaît pas les choses qui sont à lui,
ne connaîtra pas non plus celles qui sont aux autres.

ALCIBIADE.
Cela est constant.

SOCRATE.
Ne connaissant pas celles qui sont aux autres, il ne
connaîtra pas celles qui sont à l’état.

ALCIBIADE.
C’est une conséquence sûre.

SOCRATE.
Un tel homme ne saurait donc jamais être un homme
d’état?

ALCIBIADE.
Non.

SOCRATE.
Il ne saurait même être un bon économe.
ALCIBIADE.
Non.

SOCRATE.
Il ne sait pas même ce qu’il fait.

ALCIBIADE.
Pas du tout.

SOCRATE.
Et est-il possible qu’il ne fasse pas des fautes?

ALCIBIADE.
Impossible.

SOCRATE.
Faisant des fautes, ne fait-il pas mal, et pour lui et pour
le public?

ALCIBIADE.
Sans doute.

SOCRATE.
Et se faisant mal, n’est-il pas malheureux?

ALCIBIADE.

Très malheureux.

SOCRATE.
Et ceux pour qui agit un tel homme?

ALCIBIADE.
Malheureux aussi.

SOCRATE.
Il n’est donc pas possible que celui qui n’est ni bon ni
sage soit heureux?

 ALCIBIADE.

Non, sans doute.

SOCRATE.
Tous les hommes vicieux sont donc malheureux?

ALCIBIADE.
Très malheureux.

SOCRATE.
Ce n’est donc point par les richesses que l’homme se
délivre du malheur, c’est par la sagesse?

ALCIBIADE.
Assurément.

SOCRATE.
Ainsi, mon cher Alcibiade, les états, pour être heureux,
n’ont besoin ni de murailles, ni de vaisseaux, ni

d’arsenaux, ni d’une population nombreuse, ni de
puissance, si la vertu n’y est pas.

ALCIBIADE.
Non, certainement.

SOCRATE.
Et, si tu veux bien faire les affaires de la république, il
faut que tu donnes de la vertu à ses citoyens.

ALCIBIADE.
J’en suis très persuadé.

SOCRATE.
Mais peut-on donner ce qu’on n’a pas?

ALCIBIADE.
Comment le donnerait-on?

SOCRATE.
Il faut donc, avant toutes choses, que tu penses à
acquérir de la vertu, toi, et tout homme qui ne veut pas
seulement avoir soin de lui et des choses qui sont à lui,
mais aussi de l’état et des choses qui sont à l’état.

ALCIBIADE.
Sans difficulté.

SOCRATE.
Ce n’est donc pas l’autorité et le crédit de faire tout ce
qu’il te plaira; mais la sagesse et la justice que tu dois

chercher à te procurer à toi et à l’état.

ALCIBIADE.
Cela me paraît très vrai.

 SOCRATE.

Car si la république et toi vous agissez sagement et
justement, vous vous rendrez les dieux favorables.

ALCIBIADE.
Il est probable.

SOCRATE.
Et, pour cela, vous ne ferez rien sans avoir, comme je
l’ai dit tantôt, l’œil fixé sur la lumière divine.

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Car c’est en vous regardant dans cette lumière que vous
vous verrez vous-mêmes, et reconnaîtrez les biens qui
vous sont propres.

ALCIBIADE.
Sans doute.

SOCRATE.
Mais, en faisant ainsi, ne ferez-vous pas bien?

ALCIBIADE.

Certainement.

SOCRATE.
Si vous faites bien, je veux me rendre garant que vous
serez heureux.

ALCIBIADE.
Et tu es un très bon garant, Socrate.

SOCRATE.
Mais si vous faites mal, et si vous vous regardez dans ce
qui est sans Dieu et plein de ténèbres, vous ne ferez
vraisemblablement que des œuvres de ténèbres, ne vous
connaissant pas vous-mêmes.

ALCIBIADE.
Vraisemblablement.

SOCRATE.
Mon cher Alcibiade, représente-toi un homme qui ait le
pouvoir de tout faire, et qui n’ait point de jugement; que
doit-on en attendre dans les affaires particulières ou
publiques? Par exemple, qu’un malade ait le pouvoir de
faire tout ce qui lui viendra dans la tête, sans avoir
l’esprit médical, et qu’il ait assez d’autorité pour que
personne n’ose lui rien dire, que lui arrivera-t-il? Ne
ruinera-t-il pas sa santé, selon toute apparence?

ALCIBIADE.
Oui, vraiment.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer