ALCIBIADE de Platon (Alcibiade majeur)

ALCIBIADE.
Il n’y a pas d’apparence.

SOCRATE.
Et quand un mari fera ce qu’il doit faire, il ne sera pas
aimé de sa femme?

ALCIBIADE.
Non.

SOCRATE.
Ce n’est donc pas quand chacun fait ce qu’il doit faire,
que la société va bien?

ALCIBIADE.

Si fait, je le crois, Socrate.

SOCRATE.
Comment dis-tu? Une société ira bien sans que l’amitié y
règne? Ne sommes-nous pas convenus que c’est par
l’amitié qu’un état est bien réglé, et qu’autrement, il n’y a
que désordre et confusion?

ALCIBIADE.
Mais il me semble que c’est cela même qui produit
l’amitié, que chacun fasse ce qu’il a à faire.

SOCRATE.
Ce n’est pas du moins ce que tu disais tout-à-l’heure;
mais comment dis-tu donc présentement? Sans la
concorde peut-il y avoir amitié? Et peut-il y avoir de la
concorde sur les affaires que les uns savent, et que les
autres ne savent pas?

ALCIBIADE.
Impossible.

SOCRATE.
Quand chacun fait ce qu’il doit faire, chacun fait-il ce qui
est juste ou ce qui est injuste?

ALCIBIADE.
Belle demande! chacun fait ce qui est juste.

SOCRATE.
Quand donc tous les citoyens d’un état font ce qui est

juste, ils ne sauraient pourtant s’aimer?

ALCIBIADE.
Mais la conséquence semble nécessaire.

SOCRATE.
Quelle est donc cette amitié ou cette concorde dont
nous devons connaître le secret, et sur laquelle nous
devons savoir donner de sages conseils, pour devenir
bons citoyens? Car je ne puis comprendre en quoi elle
consiste, ni en qui elle se trouve; tantôt on la trouve en
certaines personnes, tantôt on ne l’y trouve plus, comme
il semble par tes paroles.

ALCIBIADE.
Par les dieux, je te répète, Socrate, que je ne sais moi-
même ce que je dis, et je cours grand risque d’être,
depuis longtemps, sans m’en être aperçu, dans le plus
mauvais état.

SOCRATE.
Ne perds pas courage, Alcibiade: si tu ne sentais ton état
qu’à l’âge de cinquante ans, il te serait difficile d’y
apporter du remède; mais à l’âge où tu es, voilà
justement le temps de le sentir.

ALCIBIADE.
Mais quand on le sent, que faut-il faire?

SOCRATE.
Répondre à quelques questions, Alcibiade. Si tu le fais,

j’espère qu’avec le secours de Dieu, toi et moi, nous
deviendrons meilleurs, au moins s’il faut ajouter foi à ma
prophétie.

ALCIBIADE.
Cela ne peut manquer, s’il ne tient qu’à répondre.

SOCRATE.
Voyons donc. Qu’est-ce qu’avoir soin de soi, de peur
qu’il ne nous arrive souvent, sans que nous nous
en apercevions, d’avoir soin de toute autre chose que de
nous, quand nous croyons en avoir soin? Quand un
homme a-t-il réellement soin de lui? Quand il a soin des
choses qui sont à lui, a-t-il soin de lui-même?

ALCIBIADE.
Il me le semble.

SOCRATE.
Comment? Quand un homme a-t-il soin de ses pieds?
Est-ce quand il a soin des choses qui sont à l’usage de
ses pieds?

ALCIBIADE.
Je ne t’entends pas.

SOCRATE.
Ne connais-tu rien qui soit à l’usage de la main? Par
exemple, une bague, pour quelle partie du corps est-elle
faite? N’est-ce pas pour le doigt?

ALCIBIADE.
Sans doute.

SOCRATE.
De même, les souliers ne sont-ils pas pour les pieds?

  ALCIBIADE.

Assurément.

SOCRATE.
Quand donc nous avons soin des souliers, avons-nous
soin des pieds?

ALCIBIADE.
En vérité, Socrate, je ne t’entends pas encore bien.

SOCRATE.
Eh quoi! Alcibiade, ne dis-tu pas qu’on a bien soin d’une
chose?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Et quand on rend une chose meilleure? ne dis-tu pas
qu’on en a bien soin?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.

Et quel est l’art qui rend les souliers meilleurs?

ALCIBIADE.
L’art du cordonnier.

SOCRATE.
C’est donc par l’art du cordonnier que nous avons soin
des souliers?

 ALCIBIADE.

Oui.

SOCRATE.
Est-ce aussi par l’art du cordonnier que nous avons soin
de nos pieds, ou n’est-ce pas par l’art qui rend le pied
meilleur?

ALCIBIADE.
C’est par celui-là.

SOCRATE.
Ne rendons-nous pas nos pieds meilleurs, par le même
art qui rend tout notre corps meilleur?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Et cet art, n’est-ce pas la gymnastique?

ALCIBIADE.

Précisément.

SOCRATE.
C’est donc par la gymnastique que nous avons soin de
nos pieds, et par l’art du cordonnier que nous avons soin
des choses qui sont à l’usage de nos pieds?

ALCIBIADE.
Justement.

SOCRATE.
C’est par la gymnastique que nous avons soin de nos
mains, et par l’art de la joaillerie que nous avons soin
des choses qui sont à l’usage de la main?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
C’est par la gymnastique que nous avons soin de notre
corps, et par l’art du tisserand, et par plusieurs
autres arts, que nous avons soin des choses du corps?

ALCIBIADE.
Cela est hors de doute.

SOCRATE.
Et, par conséquent, l’art par lequel nous avons soin de
nous-mêmes, n’est pas le même que celui par lequel
nous avons soin des choses qui sont à nous?

ALCIBIADE.
Évident.

SOCRATE.
Quand donc tu as soin des choses qui sont à toi, tu n’as
pas soin de toi.

ALCIBIADE.
Nullement.

SOCRATE.
Car ce n’est pas par le même art, à ce qu’il paraît, qu’un
homme a soin de lui et des choses qui sont à lui.

ALCIBIADE.
Non, assurément.

SOCRATE.
Eh bien! quel est l’art par lequel nous pouvons avoir soin
de nous-mêmes.

ALCIBIADE.
Je ne saurais le dire.

SOCRATE.
Nous sommes déjà convenus que ce n’est pas celui par
lequel nous pouvons rendre meilleure quelqu’une des
choses qui sont à nous, mais celui par lequel nous
pouvons nous rendre meilleurs nous-mêmes?

ALCIBIADE.

Cela est vrai.

SOCRATE.
Mais pouvons-nous connaître l’art qui raccommode les
souliers, si nous ne savons auparavant ce que c’est qu’un
soulier?

ALCIBIADE.
Non.

SOCRATE.
Et l’art qui arrange les bagues, si nous ne savons
auparavant ce que c’est qu’une bague?

ALCIBIADE.
Cela ne se peut.

SOCRATE.
Quel moyen donc de connaître l’art qui nous rend
meilleurs nous-mêmes, si nous ne savons ce que c’est
que nous-mêmes?

ALCIBIADE.
Cela est absolument impossible.

SOCRATE.
Mais est-ce une chose bien facile que de se connaître
soi-même, et était-ce quelque ignorant qui avait écrit ce
précepte sur le temple d’Apollon? ou est-ce, au
contraire, une chose très difficile et peu commune?

ALCIBIADE.
Pour moi, Socrate, j’ai cru souvent que c’était une chose
commune, et, souvent aussi que c’était une chose fort
difficile.

SOCRATE.
Mais, Alcibiade, que cela soit facile ou non, toujours est-
il que si nous le savons une fois, nous saurons bientôt
quel soin nous devons avoir de nous-mêmes; et que si
nous l’ignorons, nous ne parviendrons jamais à connaître
la nature de ce soin.

ALCIBIADE.
Sans difficulté.

SOCRATE.
Courage donc. Par quel moyen trouverons-nous
l’essence absolue des choses? Par là, nous trouverons
bientôt ce que nous sommes nous-mêmes; et si nous
ignorons cette essence, nous nous ignorerons toujours.

ALCIBIADE.
Tu dis vrai.

SOCRATE.
Suis-moi donc bien, je t’en conjure par Jupiter. Avec qui
t’entretiens-tu présentement? Est-ce avec moi?

ALCIBIADE.
Oui, c’est avec toi.

SOCRATE.
Et moi avec toi.

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
C’est Socrate qui parle?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
C’est Alcibiade qui écoute?

ALCIBIADE.
Cela est vrai.

SOCRATE.
C’est avec la parole que Socrate parle?

  ALCIBIADE.

Où en veux-tu venir?

SOCRATE.
Parler et se servir de la parole est la même chose?

ALCIBIADE.
Sans doute.

SOCRATE.

Celui qui se sert d’une chose, et ce dont il se sert, ne
sont-ce pas des choses différentes?

ALCIBIADE.
Comment dis-tu?

SOCRATE.
Un cordonnier, par exemple, se sert de tranchets,
d’alênes et d’autres instruments?

ALCIBIADE.
Oui.

SOCRATE.
Et celui qui se sert du tranchet, est-il différent de
l’instrument dont il se sert?

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