Amaïdée

Un de ces soirs, – ils avaient erré longtemps, la nuit noires’alourdissait sur la mer, et leur barque, bercée dans les vaguesphosphorescentes, cinglait encore dans les hauteurs de l’eau ;l’écume des flots, fraîche et salée, les frappait au front et surles mains ; ils n’entendaient que ce bruit de l’eau, sisolennel, la nuit, quand on n’y voit pas, moins doux mais plus beauque quand la lune jette une large lumière sur leur surface ; –Amaïdée adressa la parole à Somegod :

« Tu es Poète, m’a dit Altaï. Mais où donc est ta Poésie ?Me méprises-tu assez pour me la cacher ? Pourquoi n’as-tujamais dit devant moi ces chants qui font du bien à toute âme,comme cette langue qu’ils parlent derrière les Alpes, même quand onne les comprend pas ? Qui te dit, d’ailleurs, ô Poète !que je ne comprendrais point ce que tu chanterais ?

« Lorsque je vivais dans les villes, pendant ces nuits passéesdans les voluptés qu’Altaï appelle coupables, si un Poète, mêlé ànos fêtes, venait à faire entendre quelque mélodieuse parole, jesentais en moi s’éveiller une foule de puissances endormies. Lesautres se mouraient d’ivresses, penchés sur les épaules des hommesqui leur versaient le double breuvage des yeux et des lèvres,n’écoutant pas, au milieu des joies effrénées et lasses, la voixqui planait sur elles toutes, comme un Esprit invisible dont lesailes faisaient trembler la flamme des lampes et battaient sur lesyeux à moitié clos. Mais moi, la rieuse et la folâtre, je meretirais dans une embrasure et je cachais ma tête dans mes mains. ÔSomegod ! ce que j’éprouvais avait un charme si différent dece que le bonheur comme je l’avais senti toute ma vie m’avaitappris ! Ce n’était pas le bonheur, non ! ce n’était pasnon plus la peine, et pourtant cela faisait cruellement mal etdélicieusement bien au cœur. C’était plus et moins tour à tour quela vie… N’est-ce pas là ce que vous nommez la Poésie, vous, et quej’aimais, moi, comme tant de choses, sans savoir pourquoi jel’aimais ?

– « Amaïdée, – répondit Somegod, – tu veux donc que je te livrele secret de mon infortune ! Il y a des hommes à qui l’on peutdire : « Qu’as-tu souffert ? qu’as-tu aimé ? de quoias-tu joui depuis que tu es dans le monde ? » Altaï, que tuvois ramant à l’autre bout de cette barque, est un de ces riches demisères, frappés par Dieu de l’infinité des douleurs. Mais moi, jen’ai pas été l’objet de cette terrible munificence qui fait leshommes grands entre tous ! Moi, je n’ai qu’une misère pour mapart ; moi, je meurs, comme les lys et l’hermine, d’une seuletache tombée en mon sein ! Toute la question qui résume ma vieest celle que tu me fais aujourd’hui : « Tu es Poète, où est taPoésie ! » Ô Amaïdée ! de Poésie, je n’en ai pas quim’appartienne. Le torrent divin qui tombe du ciel dans ma poitriney engouffre son onde et sa voix. L’homme a menti dans son orgueilquand il s’est enchanté lui-même de la balbutie de ses lèvres. Iljouait au Dieu en s’efforçant de créer avec sa parole, mais laNature l’écrasait de son calme pur de dédain. Si l’on m’eût donnéle choix, j’eusse mieux aimé peut-être risquer ce mensonge que desentir un doigt qui n’était pas le mien, comme celui du dieuHarpocrate, faire peser le silence sur ma bouche esclave. Mais,hélas ! l’alternative me manquait. Et voilà pourquoi j’aisouffert. Amer tourment de l’impuissance ! quoique ce fûtencore plus l’impuissance de l’homme que de Somegod. Ma vies’ensanglanta de cette lutte furieuse que tout homme a avecsoi-même avant de prendre son parti sur soi. On le prend enfin, onle prend, ce parti désolé et funeste, mais quelle consommation dela vie !

« Ô Amaïdée ! Amaïdée ! ne me demande pas monhistoire. Les vies de tous se ressemblent plus qu’on ne croit.Femme ou Poète, quand la souffrance intervient dans les battementsde nos organes, cette souffrance est un désir que rien n’étanche,et les hommes l’ont nommé l’Amour. Qu’importe l’objet de ce désirfuneste ! qu’importe la pâture dont cet amour ne pourra jamaiss’assouvir ! le sentiment ne perd point de sa formidableintensité. Parce que, ma pauvre Lesbienne, tu ne voyais sur lesrivages que les voyageurs entraînés par toi au fond des bois, parceque, dans tes nuits ardentes et vagabondes, tu ne relevas jamaiston voile pour admirer l’éclat du ciel, est-ce à dire, ôAmaïdée ! qu’il n’y avait à aimer que ce que tu aimais !Est-ce qu’auprès de l’homme il n’y avait pas la Nature ?Est-ce à dire que toutes les adorations de l’âme finissaient toutesà l’amour comme tu le concevais ? Eh bien, moi, j’aimai laNature, et toute ma vie fut dévorée par cette passion ! Jel’aimai avec toutes les phases de vos affections inconnues et quej’entendais raconter. Je reconnaissais, aux récits des hommes etaux chants des poètes consacrés aux amantes, que ce que j’éprouvaisavait toutes les réalités de l’amour. Ce ne fut d’abord qu’unedouce rêverie au sein des campagnes, des larmes venues vers lesoir, un plongement d’yeux incessant dans les immensités du ciel,quand, assis sur quelque tertre sauvage, j’y oubliais la voix de mamère ou de mes sœurs promenant alentour, ou que seul je pouvais àpeine m’arracher, à la nuit, vers le tard. Les mères se méprennentsouvent aux tristesses de leurs fils. La mienne m’envoya dans lesvilles. J’y vécus pendant quelques années ; je pris ma part dugrand festin d’une main languissante, et à la première coupe tarie,sans désir et sans ivresse, je fus aux lieux que j’avais quittés.J’y rapportais la même froideur et un front plus chargé d’ennuis.Je n’étais pas malheureux ; mais j’allais l’être… J’ignoraisde quel nom appeler mes regrets et mes espérances ; j’ignoraisvers quoi montaient les élancements de ce sein que des femmesbelles comme toi, ô Amaïdée ! n’avaient ni troublé ni tiédi.Je ne me sentais pas de tendresse pour ma mère et mes sœurs, et jepassai pour ainsi dire à travers leurs embrassements pour allerrevoir la Nature.

« Je la revis avec des larmes, avec des bonheurs sanglotants etconvulsifs. Ce jour-là, je sus ce que j’avais. J’avais lu souventde ces livres que les hommes disent pleins de l’amour de la Nature.Mais qu’ils me paraissaient imparfaits et froids ! qu’ils medisaient peu ce que je devais attendre de l’avenir ! C’estqu’une passion tenait ma vie dans ses serres d’autour, et que leshommes les plus éloquents dans leur culte de la Nature n’en ontparlé que comme on parlerait de beaux-arts. – Ils l’ont admirée, lagrande Déesse, la Galatée immortelle, sur son piédestalgigantesque, mais ils n’ont jamais désiré l’en faire tomber pour lavoir de plus près ! Ils n’ont jamais désiré clore avec la lavede leurs lèvres la bouche de marbre dédaigneusemententr’ouverte !… Hélas ! tout à l’heure encore votreamour, à vous, m’impose ses images pour exprimer ce que jeressentais. Ah ! exprimer l’Amour, cela vous est possible,mais moi, Amaïdée, je ne puis ! Et tu me demandes où est maPoésie ? Elle est toute dans cet inexprimable amour, qui l’aclouée, comme la foudre, au fond de mon âme, où elle se débat et nepeut mourir. En vain je m’épuise en adorations sublimes ouinsensées ; j’ai pitié de mon éloquence. Vous, du moins, vouspouvez vous saisir, vous rapprocher, mêler vos souffles et fécondervos longues étreintes ; mais moi, je croise mes bras sur mapoitrine soulevée, et, impuissant devant l’infini, je reste,succombant sous les facultés de l’homme inutiles ! Tout amourcommence par l’ivresse, un pur nectar dont la lie n’est pas loin etbrûle, mais on ne se fait point sa part dans l’amour : il fautboire encore, boire toujours, pourvu qu’il en reste ; onvomirait plutôt son cœur dans le calice que le fatal calice nereculerait ! À regarder si longtemps l’être adoré, ons’exalte, on s’irrite, on veut ! Quoi donc, ô créaturehumaine ?… Posséder ! crie du fond ténébreux de nous-mêmeune grande voix désolée et implacable. Posséder ! dût-on toutbriser de l’idole, tout flétrir et d’elle et de soi ! Maiscomment posséder la Nature ? A-t-elle des flancs pour qu’on lasaisisse ? Dans les choses, y a-t-il un cœur qui réponde aucœur que dessus l’on pourrait briser ? Rochers, mer aux vagueséternelles, forêts où les jours s’engloutissent et dont ilsressortiront demain en aurore, – comme un phénix couleur de rose,échappant des cendres d’hier, brûle dans les feux du soleil, –cieux étoilés, torrents, orages, cimes des monts, éblouissantes etmystérieuses, n’ai-je pas tenté cent fois de m’unir à vous ?n’ai-je pas désiré à mourir me fondre en vous, comme vous vousfondez dans l’Immense dont vous semblez vous détacher ? Maisavec ces bras de chair je ne pouvais pas vous saisir !Sublimes dérisions de l’homme ! Aussi, étendu en face desperspectives idolâtrées, haletant après les désespérants horizonsqu’on ne peut toucher, malade d’infini et d’amour, je me consumaisen angoisses amères. La chevrière de la montagne qui m’avait vu làle matin m’y retrouvait le soir, plus pâle, et s’enfuyaitépouvantée, comme si un sort eût été sur moi. Souvent je meplongeais dans la mer avec furie, cherchant sous les eaux cetteNature, ce tout adoré, extravasé des mains de l’homme,insaisissable et si près de nous ! Après des heures d’unepoursuite insensée, la vague me rejetait inanimé au rivage, labouche pleine d’écume, presque étouffé et tout sanglant. Mais ledésespoir durait encore. Je mordais le sable des grèves commej’avais mordu le flot des mers. La terre ne se révoltait pas, plusde ma fureur que n’avait fait l’Océan. Autour de moi tout étaitbeau, serein, splendide, immuable ! Tout ce que j’aimais, toutce qui ne serait jamais à moi ! Ah ! le moi, dilaté parle désir et la rage, craquait au fond de ma personnalité !Pour le délivrer de la borne aveuglante, pour briser son enveloppeépaisse, je tournais mes mains contre ma poitrine. Des griffes delion n’eussent pas été plus terribles. Un enthousiasme ineffable mesoutenait dans le déchirement de moi-même. Incurable faiblesse despassions ! Un soleil couchant sur la mer, quelque beauspectacle dans les nues, un parfum apporté par les brises,interrompait l’acharnement du suicide, et je joignais mes mainssanglantes, et je tombais à genoux devant cette merveilleuseNature, trop belle pour que je voulusse la quitter ! Je mesentais rattaché à la vie par l’idée que l’âme, se mêlant au Panuniversel, y doit tomber submergée et perdue, et je ne voulais pasanéantir mon amour. Ainsi je répudiais courageusement les promessesdu Panthéisme ; car c’étaient ces organes maudits et blessésqui mettaient entre moi et la Nature les rapports d’où naissaientet mon bonheur et ma souffrance, et, dans l’incertitude de lesdétruire, j’aurais refusé d’être Dieu !

« Voilà pourquoi, ô Amaïdée ! Altaï t’a dit que j’étaisPoète ; mais je n’étais, hélas ! que le martyr de mespensées. Hommes et femmes, qui avez des regards et des caresses,vous qui pouvez dénouer des chevelures et confondre la flamme devos bouches incombustibles, c’est vous qui êtes les Poètes, et nonpas Somegod ! Dans l’isolation de mon impuissance, pour mesoustraire à ce néant qui m’oppressait, je cherchais parfois àrefléter cette âme épanchée sur les choses, dans le langage idéalque je rêvais. Mais je n’avais point été frappé du magnifiqueaveuglement des prophètes. Je comprenais ma parole. Miroirconcentrique de la Nature, celle-ci le brisait en s’y mirant.Alors, d’une honte inépuisable contre moi-même, je déchirais lesfeuilles trempées de mes larmes insomnieuses et je les dispersaisautour de moi. Comme les feuilles de la Sibylle répandues sur leseuil de l’antre sacré, un vent divin ne les levait pas de terrepour les emporter au bout du monde. Je les ai vues tourbillonnerquelquefois du penchant de la falaise jusqu’à la mer qui mugit aupied. Je les suivais avec les angoisses d’une mère infanticide.Vagues sombres, blanches écumes, aquilons rapides, qui de vous lesdévorait le plus vite ? qui les cachait le plus à mesyeux ? Je croyais encore que c’étaient elles, et puis jem’apercevais que ce n’étaient que les ailes des goélands au-dessusdes flots. Alors, assis dans une consternation profonde, jeressemblais à l’homme qui vient de vider sur l’autel des dieux lacoupe de son sacrifice, sans avoir pu les apaiser !

« Ne me demande donc pas où est ma Poésie, Amaïdée, car turenouvelles mes douleurs ! Vois, ô femme ! la lune surgitlà-bas et nous atteint de ce rayon qui vient de nous éclairer tousles trois. À la lueur qui lisse les marbres où le temps laissa sonempreinte, mais qui ne rajeunit pas les visages vieillis, vois cefront sénile et tâte cette poitrine crevassée comme les flancs desrochers d’alentour ! Cherche là ce que j’ai souffert avant deme résigner aux bornes de moi-même, à la voix forte d’Altaï !Tu as recueilli dans la vie les voluptés et l’insulte ; cettedouble flétrissure s’est acharnée sur toi longtemps. Tu as dépensébien des souffles sur les lèvres d’hommes qui te les renvoyaientempoisonnés ou qui ne te les rendaient pas ; tu as dépensébien des larmes sur la couche où tu t’éveillais seule et humiliée àl’aurore, pâle de la nuit et de regret, dans des voiles souillés etfroidis ; tu as ouvert ton cœur à tous les amours, et ils ysont venus plus nombreux que les cheveux tressés sur ta tête, plusruisselants de larmes amères que ne le seraient ces mêmes cheveuxdétordus et plongés par toi dans la mer. Tu es femme, et cependanttu as mieux résisté que moi, homme de la solitude, nourri desimples au sein des montagnes. Juge donc de l’intensité de mon malet de sa durée ! Juges-en si tu le peux, créature fragile,dans l’éphémérité de ton cœur ! – Ne me demande plus où est maPoésie !… Elle est là, mais je ne l’ai pas faite ! Elleest là, partout, comme un Génie muet, un Sphinx charmant etironique à la fois, dans cette nuit où j’étends la main !»

Somegod se tut. On n’entendit plus que la vague qui pantelaitcontre les flancs de la barque, et le coup de rame d’Altaï. –Amaïdée avait-elle compris le Poète, ce grand Poète qui ne créaitpas ?… Peut-être… N’avait-elle pas eu des désirs insatiablescomme les siens ? – Quand les nerfs se convulsent et que lanature succombe sous une poitrine, dans une impuissante pâmoison,que les yeux restent blancs et sans prunelles comme ceux d’unestatue dont on a la raideur et l’inertie, n’avait-elle pas senticonfusément qu’en sombrant ainsi dans la vie, aux bras de ceux quine pouvaient l’en rassasier d’une goutte de plus, il y avait unedernière étreinte impossible, comme celle de Somegod, les mainsétendues vers les horizons infinis ?… Peut-être… car elle luitendit la main. Mais il ne la prit pas. Son esprit s’était perdusur les vagues et roulait avec elles vers les grèves, étincelantesde l’écume du flot et des coquillages frappés des rayons de lalune.

Le mélancolique récit du Poète avait-il réveillé en elle cescordes assoupies depuis quelques jours ? Il faut si peu à cesâmes mobiles et précipitées, qui ne jettent l’ancre nulle part,pour dériver sur le flot où elle s’était arrêtée pluslanguissante.

– « Ô Altaï ! – dit-elle avec une voix plaintive, – as-tuentendu ce que Somegod a dit de toi ? Ô le plus grandmalheureux de nous trois, c’est toi, qui as apaisé Somegod ! –c’est toi qui veux relever Amaïdée ! Quel es-tu, le poète lesait-il ? Je le conjurerais de me l’apprendre, puisque toi,dont la parole est si pleine de charmes, tu dédaignes de parler detoi. As-tu aussi au cœur quelque passion qui ait absorbé toute tavie et qui rende impossible l’amour ? »

Altaï répondit après un silence :

– « Ne me demande pas ce que je suis, Amaïdée. Je te le diraispeut-être si tu ne m’aimais pas. Je te le dirai sans doute, sialors tu tiens encore à le savoir, le jour que tu auras cessé dem’aimer.

– « Cesser de t’aimer ? – lui dit-elle. – Ô Altaï !pourquoi donc m’affliges-tu toujours ? Tu me méprises, je levois bien. Ton orgueilleuse vertu a ramassé une courtisane dans lessentiers impurs où elle marchait, mais, pour toi comme pour lesmoins pitoyables d’entre les hommes, cette courtisane étaitindélébilement flétrie… » Et l’altération de sa voix ne lui permitpas d’en dire davantage. Son passé lui revenait en mémoire, et,quand la Destinée nous abat, il est bien terrible de trouver dansce passé une justification de la Destinée et l’absolution de laDouleur !

– « Tu es injuste, Amaïdée, – reprit Altaï avec son accentprofond et calme. – Tu sais bien que je n’ai jamais pensé ce que tudis. Te mépriser ! Et pourquoi, pauvre créature ? Nem’as-tu pas dit que l’éducation n’avait pas orné ta jeunesse, queles enivrements de ta vie ne pouvaient étouffer le remords du vice,la honte de ton abaissement ? Des mille pudeurs de la femme,ton front qui rougissait dans tes aveux n’en avait désapprisaucune. Mais, à ta place, ô mon enfant ! toutes les femmesauraient succombé ; elles auraient souillé jusqu’à l’âme. Toi,tu n’as prostitué que le corps. Non ! je ne te méprisepas ; je t’estime encore comme un précieux fragment échappé àla fureur d’hommes grossiers. Guéris-toi de cette passion qui n’estpas même profonde, et tu deviendras ma sœur. Le veux-tu ?…»

…  …  …  …  …  …  …  ….

…  …  …  …  …  …  …  ….

…  …  …  …  …  …  …  ….

Le temps marchait cependant. L’automne venait. La vie, qui, pourSomegod, n’était que le mouvement général du monde répercutéfortement en lui avec tous les tableaux qu’il entraînait, la vie,pour lui, était variée. Le côté humain des amants et des poètes,les pieds d’argile de la statue d’or, c’est l’ennui, l’ennui quin’achève pas et se détourne, dédain stérilement avorté. MaisSomegod, n’avait pas cette grande inégalité dans sa nature, couléed’un seul jet des mains de Dieu ! Second terme d’uneproportion divine dont la Création était le premier, il étaitpassif quoique agité dans son génie. Les choses devaient luiimposer éternellement l’extase, ou Dieu aurait brisé le monde avantlui.

Mais pour les deux hôtes de Somegod, la vie devait être plusuniforme, plus immobile. Ils n’avaient pas le poème de la Créationà chanter intérieurement et sans cesse dans leur âme. Pan n’étaitpas leur Dieu. En vain Somegod, à la prière d’Altaï, avait essayéd’initier Amaïdée aux mystères qu’il comprenait si bien, aux fêtessolitaires de la Nature. La femme nerveuse avait trop vécu dans lefini pour sympathiser avec ces grands spectacles, pour êtrelongtemps accessible à ces simples inspirations. Quand elle avaitpromené sur la grève, ramassé au flanc des falaises quelques fleursdont Altaï lui expliquait les secrètes origines, lavé ses piedsdans l’eau laissée par la mer dans la crevasse d’un rocher ettressé ses cheveux sur sa tête, elle s’abandonnait avec inertie aucours des heures. Hélas ! toujours elle avait été aussioisive, mais, sur les divans où elle avait passé ses jours dans lelazzaronisme du plaisir, elle n’avait pas besoin de résister àcette mollesse qui l’engourdissait en la touchant. Aujourd’hui,elle avait peine à se plier à cette existence dépouillée et rude,qui frappait ses délicatesses comme un vent acéré et froid. Elleétait malade de civilisation.

Souvent Altaï la prenait avec lui, et, laissant le Poète dans sarustique demeure, ils allaient errer aux environs. Ils revenaientaprès de longues heures fatigués, brûlés du soleil, se traînant àpeine. Que s’étaient-ils dit dans ces courses ? Amaïdée étaitplus abattue, son œil plus vague, sa bouche plus dégoûtée, sonfront plus ennuyé. Mais Altaï ne changeait pas ; il avaittoujours cette sérénité désespérante, ce front et ces yeux usés debonne heure et où il ne restait plus de place que pour le génie.Rien ne vainquait cette patience sublime. Elle le mettait en dehorsde l’existence. Il ne passait point de l’intérêt à l’ennui commeles autres hommes, comme Amaïdée. Seulement, si l’ennui luimanquait, nul intérêt ne le soutenait non plus.

Si Altaï avait appris qu’un pêcheur fût malade ou dans ladétresse, il allait le visiter avec Amaïdée, et ils luiprodiguaient tous les deux les secours dont il avait besoin. Ilaimait à voir cette femme, qu’il voulait relever par lesjouissances idéales et vertueuses des abaissements du passé, sepassionner divinement à faire le bien. Mais, le seuil passé, leslarmes qui avaient resplendi dans les yeux de la femme se séchaientsous je ne sais quel souffle aride, qui effaçait la larme répanduemais qui n’en tarissait pas la source. Chez cette âme bonne eténervée, les joies de la vertu n’avaient pas plus de durée que letroublant bonheur des passions, et elle était toujours apte à leséprouver de nouveau quand déjà, déjà et si vite, voici qu’elle neles éprouvait plus !

Un jour, le Philosophe dit au Poète :

– « J’avais raison, ô Somegod, d’être impie à l’espérance.L’effort que je demandais à Amaïdée était trop fort pour elle. Onne relève pas une femme tombée, et toujours la chute est mortelle.Amaïdée s’est enfuie ce matin.

– « Enfuie ? – dit Somegod.

– « Oui ! enfuie, – reprit Altaï. – Elle n’aurait pas mêmeeu le triste courage de me dire en face : « Je vais vous quitter. »– Ne la condamne point, mon ami ; elle a obéi à sa nature.C’est pour ceux qui n’ont jamais vécu de la vie de l’âme qu’il y aune fatalité ! Maintenant, l’action voulue par moi estachevée ; l’avortement de mon dessein est accompli. Ce n’estpoint une femme corrompue ; elle a des larmes et desrougeurs ; elle se dévouerait encore si elle pouvait aimer.Mais l’amour qu’elle éprouve est inerme et rapide comme sa volonté,impuissant. Tu vois, elle disait qu’elle m’aimait, et c’étaitvrai ; voilà pourquoi elle était venue ! Mais cet amours’est usé en quelques mois, trame précieuse employée à tropd’usages poux pouvoir résister longtemps. Cette vie nouvelle que jelui créais ne l’a retenue que parce qu’elle lui était nouvelle.Mais cette vie s’adressait trop à des facultés qui ne s’étaientjamais éveillées dans son âme, qui y étaient mortes en germe sousles affadissements de la volupté, pour que bientôt elle ne s’endétachât pas. »

En achevant ces calmes paroles, Altaï tendit une lettre àSomegod. Celui-ci la prit et la lut sous les rouges rayons ducouchant, qui semblait se dépouiller de sa toison de pourpre pourrevêtir la terre, magnifique charité d’un beau ciel aux obscuritésd’ici-bas !

« Quand tu liras cette lettre, ô Altaï ! je serai partie.J’aurai regagné les villes d’où je viens. M’accuseras-tu, toi quej’ai aimé et qui ne m’as pas aimée, toi, le seul homme de la terredont je redoutasse le mépris ? Hélas ! si tu m’avaisaimée, j’aurais oublié la vie écoulée, je serais peut-être devenueforte comme toi, j’aurais peut-être résisté au calme étrange de lasolitude dans laquelle tu m’avais déposée. Cela m’a manqué,Altaï ; je le dis avec tristesse, mais sans larmes. Je nepleure pas en m’éloignant de toi.

« Mais seule ! Mais avec toi, mais avec Somegod, mais seulequoique avec tous deux, oh ! la vie était impossible. Je nevous ressemble pas : à peine si je vous comprends. Vous, vouspassez les jours à parler de Dieu et de l’âme, faisant avec la viecomme ce Grec dont tu m’as raconté l’histoire faisait avec la coupede ciguë qu’il tarissait d’une intrépide lenteur. Vous êtes là,recueillis, austères, mais souriant bonnement à la faible femme quele monde insulte et condamne, et que vous, les sages, ne condamnezpas. – Je vous trouvai si beaux d’abord que je vous admirai et priscourage à vous entendre, vous demandant entre vous deux une placeque je ne croyais pas quitter. Hélas ! l’esprit que vous aviezélevé en moi s’est bientôt évanoui et m’a abandonnée. Je ne puisavoir la majesté de votre attitude éternelle. Vous êtes tropgrands. La Nature aussi, que Somegod adore, m’est demeuréeinaccessible. Elle et vous ne pouvez vous emparer de ma misérableexistence. Je ne demeure pas sur ces sommets et le moindre souffleme remporte.

« Ô toi à qui rien n’échappe, ô Altaï ! as-tu deviné que jepartirais ? Tu n’as jamais eu grand courage. Tu n’accueillaispas l’espérance que j’osais te donner, tu m’as toujoursintérieurement méprisée, quoique ce mépris fût doux et bon !La Nature et vous, hommes incompréhensibles, ne me suffisaient déjàplus. Altaï, toi qui aurais pu t’emparer si violemment de tout monêtre, toi qu’avoir vu grave et fier au milieu des autres hommes,usés du frottement des caresses, m’attacha à toi comme si j’avaisété jeune et enthousiaste, pourquoi as-tu replié sur ta poitrine cebras qui aurait servi à me soutenir ?… Hier, quand jeregardais ces sveltes et brunes filles, les chevrières de lamontagne, après m’être assise sur le vase de cuivre où elles ontenfermé le lait écumant, voyais-tu que je m’ennuyais ? Au seinde ce groupe de femmes jeunes, vigoureuses, de contours purs etarrêtés, sustentées de soleil et d’indépendance, cette généreusenourriture qui les rend si fortes et si belles, n’as-tu pas sentila différence qui séparait de ces filles debout et à la tournure deguerrières la femme écrasée, assise devant elles, pâle, fatiguée,blessée cent fois à la même place, saignante de volupté sous larobe traînante comme d’une flèche que tu n’avais pu arracher ?N’as-tu pas eu pitié de mes pâleurs ? N’as-tu pas eu pitié dela main amaigrie qui soutenait ce front qui fut beau et où lessouillures des lèvres et de l’existence ont effacé les mâlescouleurs de la jeunesse ? Hélas ! je pensais que j’avaisété comme ces jeunes filles, qui me regardaient sans comprendrecomment on pouvait être en même temps jeune comme elles et d’unevieillesse qui n’était pas celle de leurs mères, et je pensais auxmontagnes du pays où je fus élevée, à ce Jura où je marchaisnud-pieds, forte, belle, heureuse et pure. Ah ! cette penséeétait navrante. Ma jeunesse m’apparaissait comme un songe que je nerecommencerais pas. Tu ne pouvais pas me le rendre, mais mel’eusses-tu rendu, Altaï, que je l’aurais refusé ! Tu meparlais de me purifier, mais tout le temps qu’on a un souvenir dupassé, c’est la chose impossible. On ne voudrait pas, ômisérable ! n’avoir pas existé comme on a vécu.

« Adieu donc, Altaï, adieu ! Oublie-moi ! Je net’écrirai point que je ne t’oublierai jamais, que t’importe !…Dans ta supériorité mystérieuse, n’es-tu pas détaché de tout ?Ta bonté même n’est-elle pas un dédain plus profond que celui quiblesse ? Ah ! si tu avais été plus vulgaire, peut-êtreserais-je restée auprès de toi. Ne m’eusses-tu pas aimée, du moinstu aurais eu une pitié que j’aurais comprise. Un autre que toirirait des mollesses de mon âme, mais ton orgueil ne ressemble àcelui de personne ; aussi demeurerai-je vraie avec toi. Jeretourne à ma vie errante. J’en suis lasse, et je ne saurais m’enpasser. J’y retourne, non point rapidement et le cœur palpitantcomme il arrive quand on va rejoindre ce qu’on aime ; jen’aime pas ce que je vais retrouver. Ah ! les hommes sont bienfous s’ils croient que c’est une passion qui décide toujours de lavie. Bien souvent l’ennui m’énervait plus douloureusement auprès detoi que les voluptés fades et grossières, sans charmes pour lessens hébétés, mais ignoblement nécessaires au vide du cœur et de lavie. »

Somegod avait fini la lettre, cette lettre qui venaitd’apprendre à ces deux hommes que la supériorité ne servait à rienici-bas, et que pour avoir action dans ce monde, au nom de la Vertumême, il fallait descendre, amère vérité qui écrasaitdouloureusement l’esprit du Philosophe et qui glissa sur celui duPoète. Le soleil venait de tomber dans la mer incendiée de sesfeux. Les brises apportaient ce parfum caché dans les vagues, fraiset pénétrant et ineffable, digne de la végétation inconnue du fonddes eaux. Les goélands criaient sur les pics des brisants, et leciel, chargé de nuages amarantes et orangés vers les bords,semblait folâtrer avec les flots. – Ce spectacle avait emportél’esprit de Somegod. Le sublime enfant venait d’oublier ladésespérante vérité dont il avait entrevu la lueur. Altaï, quirespectait la Poésie comme une fille de Dieu, ne le tira pas de sacontemplation silencieuse. Tel qu’un homme dont la sandale est plususée que le courage, il descendit la falaise, sans abattement aufront, et appuyé, comme un Roi antique, sur son bâton de voyageur.Il était déjà loin quand Somegod retourna la tête. Le Poète sepencha sur une pierre de la falaise, coupée à pic de ce côté, et ille vit qui s’en allait le long du rivage. Il ne l’appela pas pourlui demander où il allait, – il le savait sans doute. Mais, pour lapremière fois de sa vie, il regardait cet homme qui s’éloignaitavec l’admiration que lui inspirait ordinairement la Nature.

Depuis ce jour, Somegod est seul sur la pierre de sa porte ausoir.

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