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Arsène Lupin, Gentleman-Cambrioleur

Arsène Lupin, Gentleman-Cambrioleur

de Maurice Leblanc

Arsène Lupin,Gentleman-Cambrioleur

Par Maurice Leblanc

Préface de
Jules Claretie
de l’Académie Française

Note du transcripteur: Arsène Lupin:Gentleman-Cambrioleur est le premier livre dans la série de Maurice Leblanc «Les Aventures Extraordinaires d’Arsène Lupin.» Cet eBook est basé sur l’édition éditée à Paris par Pierre Lafitte& Cie en 1907. Il a été créé du texte et des images généreusement rendues disponibles par Wikisource, Google Books, et l’Internet Archive.

 

À Pierre LAFITTE.

Mon cher ami,

Tu m’as engagé sur une route où je ne croyais point que je dusse jamais m’aventurer, et j’y ai trouvé tant de plaisir et d’agrément littéraire qu’il me paraît juste d’inscrire ton nom entête de ce premier volume, et de t’affirmer ici mes sentiments d’affectueuse et fidèle reconnaissance.

M. L.

 

PRÉFACE

—Racontez-nous donc, vous qui contez si bien, une histoire de voleurs…

—Soit, dit Voltaire (ou un autre philosophe du XVIIIe siècle, car l’anecdote est attribuée à plusieurs de ces causeurs incomparables).

Et il commença:

—Il était une fois un fermier général…

L’auteur des Aventures d’Arsène Lupin, qui sait si joliment conter, lui aussi, eût commencé tout autrement:

—Il était une fois, un gentilhomme cambrioleur…

Et ce début paradoxal eût fait dresser les têtes effarées des auditrices. Les aventures d’Arsène Lupin, aussi incroyables et entraînantes que celles d’Arthur Gordon Pym, ont fait mieux. Elles n’ont pas seulement intéressé un salon, elles ont passionné lafoule. Depuis le jour où cet étonnant personnage a fait sonapparition dans Je sais tout, il a effrayé, il a charmé,il a amusé des lecteurs par centaines de mille et, sous la formenouvelle du volume, il va entrer triomphalement dans labibliothèque, après avoir conquis le magazine.

Ces histoires de détectives et d’apaches du high life ou de larue ont toujours eu une singulière et puissante attraction. Balzac,en quittant Mme de Morsauf, vivait l’existencedramatique d’un limier de police. Il laissait là le lys de lavallée pour le réfractaire du ruisseau. Victor Hugo inventaitJavert, donnant la chasse à Jean Valjean comme l’autre «inspecteur»poursuivait Vautrin. Et tous deux songeaient à Vidocq, cet étrangeloup-cervier devenu chien de garde, dont le poète desMisérables et le romancier de Rubempré avaient purecueillir les confidences. Plus tard, et dans un ordre inférieur,Monsieur Lecoq avait éveillé la curiosité des fervents du romanjudiciaire, et M. de Bismarck et M. de Beust, ces deux adversaires,l’un farouche, l’autre spirituel, avaient trouvé, avant et aprèsSadowa, ce qui les divisait le moins: les récits de Gaboriau.

Il arrive ainsi à l’écrivain de rencontrer sur son chemin unpersonnage dont il fait un type et qui, à son tour, fait la fortunelittéraire de son inventeur. Heureux qui crée de toutes pièces unêtre qui semblera bientôt aussi vivant que les vivants: Delobelleou Priola! Le romancier anglais Conan Doyle a popularisé SherlockHolmes. M. Maurice Leblanc a trouvé, lui, son Sherlock Holmes, etje crois bien que depuis les exploits de l’illustre détectiveanglais, pas une aventure au monde n’a aussi vivement excité lacuriosité que les exploits de cet Arsène Lupin, cettesuccession de faits devenus aujourd’hui un livre.

Le succès des récits de M. Leblanc a été, on peut le dire,foudroyant dans la revue mensuelle où le lecteur, qui se contentaitjadis des vulgaires intrigues du roman feuilleton, va chercher(évolution significative) une littérature qui le divertisse, maisqui reste pourtant de la littérature.

L’auteur avait débuté, il y a une douzaine d’années, si je ne metrompe, dans l’ancien Gil Blas, où ses nouvellesoriginales, sobres, puissantes, le placèrent du premier coup aumeilleur rang des conteurs. Normand, Rouennais, l’auteur étaitvisiblement de la bonne lignée des Flaubert, des Maupassant, desAlbert Sorel (qui fut, lui aussi, un novellière à sesheures). Son premier roman, Une Femme, fut très remarqué,et, depuis, plusieurs études psychologiques, l’Œuvre deMort, Armelle et Claude, l’Enthousiasme, unepièce en trois actes, applaudie chez Antoine, la Pitié,étaient venues s’ajouter à ces petits romans en deux cents lignesoù excelle M. Maurice Leblanc.

Il faut avoir un don particulier d’imagination pour trouver deces drames en raccourci, de ces nouvelles rapides qui enserrent lasubstance même de volumes entiers, comme telles vignettesmagistrales contiennent des tableaux tout faits. Ces rares qualitésd’inventeur devaient nécessairement, un jour, trouver un cadre pluslarge, et l’auteur d’Une Femme allait bientôt seconcentrer après s’être dispersé en tant d’originaleshistoires.

C’est alors qu’il fit la connaissance du délicieux et inattenduArsène Lupin.

On sait l’histoire de ce bandit du XVIIIe siècle qui volait les gens avecdes manchettes, comme Buffon écrivait son HistoireNaturelle. Arsène Lupin est un petit neveu de ce scélérat quifaisait peur à la fois et souriait aux marquises épouvantées etséduites.

—Vous pouvez comparer, me disait M. Marcel L’Heureux enm’apportant les épreuves de l’œuvre de son confrère et les numérosoù Je sais tout illustrait les exploits d’Arsène Lupin,vous pouvez comparer Sherlock Holmes à Lupin et Maurice Leblanc àConan Doyle. Il est certain que les deux écrivains ont des pointsde contact. Même puissance de récit, même habileté d’intrigue, mêmescience du mystère, même enchaînement rigoureux des faits, mêmesobriété de moyens. Mais quelle supériorité dans le choix dessujets, dans la qualité même du drame! Et remarquez ce tour deforce: avec Sherlock Holmes on se trouve chaque fois en face d’unnouveau vol et d’un nouveau crime; ici, nous savons d’avancequ’Arsène Lupin est le coupable; nous savons que, lorsque nousaurons débrouillé les fils enchevêtrés de l’histoire, nous noustrouverons en face du fameux gentleman-cambrioleur! Il y avait làun écueil, certes. Il est évité, il était même impossible del’éviter avec plus d’habileté que ne l’a fait Maurice Leblanc. Àl’aide de procédés que le plus averti ne distingue pas il voustient en haleine jusqu’au dénouement de chaque aventure. Jusqu’à ladernière ligne on reste dans l’incertitude, la curiosité,l’angoisse, et le coup de théâtre est toujours inattendu,bouleversant et troublant. En vérité, Arsène Lupin est un type, untype déjà légendaire, et qui restera. Figure vivante, jeune, pleinede gaîté, d’imprévu, d’ironie. Voleur et cambrioleur, escroc etfilou, tout ce que vous voudrez, mais si sympathique, ce bandit! Ilagit avec une si jolie désinvolture! Tant d’ironie, tant de charmeet tant d’esprit! C’est un dilettante. C’est un artiste!Remarquez-le bien: Arsène Lupin ne vole pas; il s’amuse à voler. Ilchoisit. Au besoin, il restitue. Il est noble et charmant,chevaleresque, délicat, et je le répète, si sympathique, que toutce qu’il fait semble juste, et qu’on se prend malgré soi à espérerle succès de ses entreprises, que l’on s’en réjouit, et que lamorale elle-même a l’air de son côté. Tout cela, je le répète,parce que Lupin est la création d’un artiste, et parce qu’encomposant un livre où il a donné libre cours à son imagination,Maurice Leblanc n’a pas oublié qu’il était avant tout, et danstoute l’acception du terme, un écrivain!»

Ainsi parla M. Marcel L’Heureux, si bon juge en la matière etqui sait la valeur d’un roman pour en avoir écrit de siremarquables. Et me voici de son avis après avoir lu ces pagesironiquement amusantes, point du tout amorales malgré le paradoxequi prête tant de séduction au gentleman détrousseur de sescontemporains. Certes je ne donnerais pas un prix Montyon à ce trèsséduisant Lupin. Mais eût-on couronné pour sa vertu le Fra Diavoloqui charma nos grand-mères à l’Opéra-Comique, au temps lointain oùles symboles d’Ariane et Barbe Bleue n’étaient pasinventés?

Le voilà qui s’avance

La plume rouge à son chapeau…

Arsène Lupin, c’est un Fra Diavolo armé non d’un tromblon, maisd’un revolver, vêtu non d’une romantique veste de velours, maisd’un smoking de forme correcte, et je souhaite qu’il ait le succèsplus que centenaire de l’irrésistible brigand que fit chanter M.Auber.

Mais quoi! il n’y a rien à souhaiter à Arsène Lupin. Il estentré vivant dans la popularité. Et la vogue qu’a si bien commencéele magazine, le livre va la continuer.

Jules CLARETIE.

L’ARRESTATION D’ARSÈNE LUPIN

L’étrange voyage! Il avait si bien commencé cependant! Pour mapart, je n’en fis jamais qui s’annonçât sous de plus heureuxauspices. La Provence est un transatlantique rapide,confortable, commandé par le plus affable des hommes. La société laplus choisie s’y trouvait réunie. Des relations se formaient, desdivertissements s’organisaient. Nous avions cette impressionexquise d’être séparés du monde, réduits à nous-mêmes comme sur uneîle inconnue, obligés, par conséquent, de nous rapprocher les unsdes autres.

Et nous nous rapprochions…

Avez-vous jamais songé à ce qu’il y a d’original et d’imprévudans ce groupement d’êtres qui, la veille encore, ne seconnaissaient pas, et qui, durant quelques jours, entre le cielinfini et la mer immense, vont vivre de la vie la plus intime,ensemble vont défier les colères de l’Océan, l’assaut terrifiantdes vagues, la méchanceté des tempêtes et le calme sournois del’eau endormie?

C’est, au fond, vécue en une sorte de raccourci tragique, la vieelle-même, avec ses orages et ses grandeurs, sa monotonie et sadiversité, et voilà pourquoi, peut-être, on goûte avec une hâtefiévreuse et une volupté d’autant plus intense ce court voyage donton aperçoit la fin au moment même où il commence.

Mais, depuis plusieurs années, quelque chose se passe qui ajoutesingulièrement aux émotions de la traversée. La petite îleflottante dépend encore de ce monde dont on se croyait affranchi.Un lien subsiste, qui ne se dénoue que peu à peu en plein Océan, etpeu à peu, en plein Océan, se renoue. Le télégraphe sans fil! appeld’un autre univers d’où l’on recevrait des nouvelles de la façon laplus mystérieuse qui soit! L’imagination n’a plus la ressourced’évoquer des fils de fer au creux desquels glisse l’invisiblemessage. Le mystère est plus insondable encore, plus poétiqueaussi, et c’est aux ailes du vent qu’il faut recourir pourexpliquer ce nouveau miracle.

Ainsi, les premières heures, nous sentîmes-nous suivis,escortés, précédés même par cette voix lointaine, qui, de temps entemps, chuchotait à l’un de nous quelques paroles de là-bas. Deuxamis me parlèrent. Dix autres, vingt autres nous envoyèrent à tous,au travers de l’espace, leurs adieux attristés ou souriants.

Or, le second jour, à cinq cents milles des côtes françaises,par une après-midi orageuse, le télégraphe sans fil noustransmettait une dépêche dont voici la teneur:

«Arsène Lupin à votre bord, première classe, cheveux blonds,blessure avant-bras droit, voyage seul, sous le nom de R…»

À ce moment précis, un coup de tonnerre violent éclata dans leciel sombre. Les ondes électriques furent interrompues. Le reste dela dépêche ne nous parvint pas. Du nom sous lequel se cachaitArsène Lupin, on ne sut que l’initiale.

Il se fût agi de toute autre nouvelle, je ne doute point que lesecret en eût été scrupuleusement gardé par les employés du postetélégraphique, ainsi que par le commissaire du bord et par lecommandant. Mais il est de ces événements qui semblent forcer ladiscrétion la plus rigoureuse. Le jour même, sans qu’on pût direcomment la chose avait été ébruitée, nous savions tous que lefameux Arsène Lupin se cachait parmi nous.

Arsène Lupin parmi nous! l’insaisissable cambrioleur dont onracontait les prouesses dans tous les journaux depuis des mois!l’énigmatique personnage avec qui le vieux Ganimard, notre meilleurpolicier, avait engagé ce duel à mort dont les péripéties sedéroulaient de façon si pittoresque! Arsène Lupin, le fantaisistegentleman qui n’opère que dans les châteaux et les salons, et qui,une nuit, où il avait pénétré chez le baron Schormann, en étaitparti les mains vides et avait laissé sa carte, ornée de cetteformule: «Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, reviendra quand lesmeubles seront authentiques». Arsène Lupin, l’homme aux milledéguisements: tour à tour chauffeur, ténor, bookmaker, fils defamille, adolescent, vieillard, commis-voyageur marseillais,médecin russe, torero espagnol!

Qu’on se rende bien compte de ceci: Arsène Lupin allant etvenant dans le cadre relativement restreint d’un transatlantique,que dis-je! dans ce petit coin des premières où l’on se retrouvaità tout instant, dans cette salle à manger, dans ce salon, dans cefumoir! Arsène Lupin, c’était peut-être ce monsieur… ou celui-là…mon voisin de table… mon compagnon de cabine…

—Et cela va durer encore cinq fois vingt-quatre heures! s’écriale lendemain miss Nelly Underdown, mais c’est intolérable! J’espèrebien qu’on va l’arrêter.

Et s’adressant à moi:

—Voyons, vous, monsieur d’Andrézy, qui êtes déjà au mieux avecle commandant, vous ne savez rien?

J’aurais bien voulu savoir quelque chose pour plaire à missNelly! C’était une de ces magnifiques créatures qui, partout oùelles sont, occupent aussitôt la place la plus en vue. Leur beautéautant que leur fortune éblouit. Elles ont une cour, des fervents,des enthousiastes.

Élevée à Paris par une mère française, elle rejoignait son père,le richissime Underdown, de Chicago. Une de ses amies, ladyJerland, l’accompagnait.

Dès la première heure, j’avais posé ma candidature de flirt.Mais, dans l’intimité rapide du voyage, tout de suite son charmem’avait troublé, et je me sentais un peu trop ému pour un flirtquand ses grands yeux noirs rencontraient les miens. Cependant elleaccueillait mes hommages avec une certaine faveur. Elle daignaitrire de mes bons mots et s’intéresser à mes anecdotes. Une vaguesympathie semblait répondre à l’empressement que je luitémoignais.

Un seul rival peut-être m’eût inquiété, un assez beau garçon,élégant, réservé, dont elle paraissait quelquefois préférerl’humeur taciturne à mes façons plus «en dehors» de Parisien.

Il faisait justement partie du groupe d’admirateurs quientourait miss Nelly, lorsqu’elle m’interrogea. Nous étions sur lepont, agréablement installés dans des rocking-chairs. L’orage de laveille avait éclairci le ciel. L’heure était délicieuse.

—Je ne sais rien de précis, mademoiselle, lui répondis-je, maisest-il impossible de conduire nous-mêmes notre enquête, tout aussibien que le ferait le vieux Ganimard, l’ennemi personnel d’ArsèneLupin?

—Oh! oh! vous vous avancez beaucoup!

—En quoi donc? Le problème est-il si compliqué?

—Très compliqué.

—C’est que vous oubliez les éléments que nous avons pour lerésoudre.

—Quels éléments?

—1° Lupin se fait appeler monsieur R…

—Signalement un peu vague.

—2° Il voyage seul.

—Si cette particularité vous suffit!

—3° Il est blond.

—Et alors?

—Alors nous n’avons plus qu’à consulter la liste des passagerset à procéder par élimination.

J’avais cette liste dans ma poche. Je la pris et laparcourus.

—Je note d’abord qu’il n’y a que treize personnes que leurinitiale désigne à notre attention.

—Treize seulement?

—En première classe, oui. Sur ces treize messieurs R… , commevous pouvez vous en assurer, neuf sont accompagnés de femmes,d’enfants ou de domestiques. Restent quatre personnages isolés: lemarquis de Raverdan…

—Secrétaire d’ambassade, interrompit miss Nelly, je leconnais.

—Le major Rawson…

—C’est mon oncle, dit quelqu’un.

—M. Rivolta…

—Présent, s’écria l’un de nous, un Italien dont la figuredisparaissait sous une barbe du plus beau noir.

Miss Nelly éclata de rire.

—Monsieur n’est pas précisément blond.

—Alors, repris-je, nous sommes obligés de conclure que lecoupable est le dernier de la liste.

—C’est-à-dire?

—C’est-à-dire, M. Rozaine. Quelqu’un connaît-il M. Rozaine?

On se tut. Mais miss Nelly, interpellant le jeune hommetaciturne dont l’assiduité près d’elle me tourmentait, lui dit:

—Eh bien, monsieur Rozaine, vous ne répondez pas?

On tourna les yeux vers lui. Il était blond.

Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi. Et lesilence gêné qui pesa sur nous m’indiqua que les autres assistantséprouvaient aussi cette sorte de suffocation. C’était absurded’ailleurs, car enfin rien dans les allures de ce monsieur nepermettait qu’on le suspectât.

—Pourquoi je ne réponds pas? dit-il, mais parce que, vu mon nom,ma qualité de voyageur isolé et la couleur de mes cheveux, j’aidéjà procédé à une enquête analogue, et que je suis arrivé au mêmerésultat. Je suis donc d’avis qu’on m’arrête.

Il avait un drôle d’air, en prononçant ces paroles. Ses lèvresminces comme deux traits inflexibles s’amincirent encore etpâlirent. Des filets de sang strièrent ses yeux.

Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitudenous impressionnèrent. Naïvement, miss Nelly demanda:

—Mais vous n’avez pas de blessure?

—Il est vrai, dit-il, la blessure manque.

D’un geste nerveux il releva sa manchette et découvrit son bras.Mais aussitôt une idée me frappa. Mes yeux croisèrent ceux de missNelly: il avait montré le bras gauche.

Et ma foi, j’allais en faire nettement la remarque, quand unincident détourna notre attention. Lady Jerland, l’amie de missNelly, arrivait en courant.

Elle était bouleversée. On s’empressa autour d’elle, et ce n’estqu’après bien des efforts qu’elle réussit à balbutier:

—Mes bijoux, mes perles!… on a tout pris!…

Non, on n’avait pas tout pris, comme nous le sûmes par la suite;chose bien plus curieuse: on avait choisi!

De l’étoile en diamants, du pendentif en cabochons de rubis, descolliers et des bracelets brisés, on avait enlevé, non point lespierres les plus grosses, mais les plus fines, les plus précieuses,celles, aurait-on dit, qui avaient le plus de valeur tout en tenantle moins de place. Les montures gisaient là, sur la table. Je lesvis, tous nous les vîmes, dépouillées de leurs joyaux comme desfleurs dont on eût arraché les beaux pétales étincelants etcolorés.

Et pour exécuter ce travail, il avait fallu, pendant l’heure oùlady Jerland prenait le thé, il avait fallu, en plein jour, et dansun couloir fréquenté, fracturer la porte de la cabine, trouver unpetit sac dissimulé à dessein au fond d’un carton à chapeau,l’ouvrir et choisir!

Il n’y eut qu’un cri parmi nous. Il n’y eut qu’une opinion parmitous les passagers, lorsque le vol fut connu: c’est Arsène Lupin.Et de fait, c’était bien sa manière compliquée, mystérieuse,inconcevable… et logique cependant, car s’il était difficile derecéler la masse encombrante qu’eût formée l’ensemble des bijoux,combien moindre était l’embarras avec de petites chosesindépendantes les unes des autres, perles, émeraudes etsaphirs.

Et au dîner, il se passa ceci: à droite et à gauche de Rozaine,les deux places restèrent vides. Et le soir on sut qu’il avait étéconvoqué par le commandant.

Son arrestation, que personne ne mit en doute, causa unvéritable soulagement. On respirait enfin. Ce soir-là on joua auxpetits jeux. On dansa. Miss Nelly, surtout, montra une gaietéétourdissante qui me fit voir que, si les hommages de Rozaineavaient pu lui agréer au début, elle ne s’en souvenait guère. Sagrâce acheva de me conquérir. Vers minuit, à la clarté sereine dela lune, je lui affirmai mon dévouement avec une émotion qui neparut pas lui déplaire.

Mais le lendemain, à la stupeur générale, on apprit que, lescharges relevées contre lui n’étant pas suffisantes, Rozaine étaitlibre.

Fils d’un négociant considérable de Bordeaux, il avait exhibédes papiers parfaitement en règle. En outre, ses bras n’offraientpas la moindre trace de blessure.

—Des papiers! des actes de naissance! s’écrièrent les ennemis deRozaine, mais Arsène Lupin vous en fournira tant que vous voudrez!Quant à la blessure, c’est qu’il n’en a pas reçu… ou qu’il en aeffacé la trace!

On leur objectait qu’à l’heure du vol, Rozaine—c’étaitdémontré—se promenait sur le pont. À quoi ils ripostaient:

—Est-ce qu’un homme de la trempe d’Arsène Lupin a besoind’assister au vol qu’il commet?

Et puis, en dehors de toute considération étrangère, il y avaitun point sur lequel les plus sceptiques ne pouvaient épiloguer:Qui, sauf Rozaine, voyageait seul, était blond, et portait un nomcommençant par R? Qui le télégramme désignait-il, si ce n’étaitRozaine?

Et quand Rozaine, quelques minutes avant le déjeuner, se dirigeaaudacieusement vers notre groupe, miss Nelly et lady Jerland selevèrent et s’éloignèrent.

C’était bel et bien de la peur.

Une heure plus tard, une circulaire manuscrite passait de mainen main parmi les employés du bord, les matelots, les voyageurs detoutes classes: M. Louis Rozaine promettait une somme de dix millefrancs à qui démasquerait Arsène Lupin, ou trouverait le possesseurdes pierres dérobées.

—Et si personne ne me vient en aide contre ce bandit, déclaraRozaine au commandant, moi, je lui ferai son affaire.

Rozaine contre Arsène Lupin, ou plutôt, selon le mot qui courut,Arsène Lupin lui-même contre Arsène Lupin, la lutte ne manquait pasd’intérêt!

Elle se prolongea durant deux journées. On vit Rozaine errer dedroite et de gauche, se mêler au personnel, interroger, fureter. Onaperçut son ombre, la nuit, qui rôdait.

De son côté, le commandant déploya l’énergie la plus active. Duhaut en bas, en tous les coins, la Provence fut fouillée.On perquisitionna dans toutes les cabines, sans exception, sous leprétexte fort juste que les objets étaient cachés dans n’importequel endroit, sauf dans la cabine du coupable.

—On finira bien par découvrir quelque chose, n’est-ce pas? medemandait miss Nelly. Tout sorcier qu’il soit, il ne peut faire quedes diamants et des perles deviennent invisibles.

—Mais si, lui répondais-je, ou alors il faudrait explorer lacoiffe de nos chapeaux, la doublure de nos vestes, et tout ce quenous portons sur nous.

Et lui montrant mon kodak, un 9 X 12 avec lequel je ne melassais pas de la photographier dans les attitudes les plusdiverses:

—Rien que dans un appareil pas plus grand que celui-ci, nepensez-vous pas qu’il y aurait place pour toutes les pierresprécieuses de lady Jerland. On affecte de prendre des vues et letour est joué.

—Mais cependant j’ai entendu dire qu’il n’y a point de voleurqui ne laisse derrière lui un indice quelconque.

—Il y en a un: Arsène Lupin.

—Pourquoi?

—Pourquoi? parce qu’il ne pense pas seulement au vol qu’ilcommet, mais à toutes les circonstances qui pourraient ledénoncer.

—Au début, vous étiez plus confiant.

—Mais, depuis, je l’ai vu à l’œuvre.

—Et alors, selon vous?

—Selon moi, on perd son temps.

Et de fait, les investigations ne donnaient aucun résultat, oudu moins, celui qu’elles donnèrent ne correspondait pas à l’effortgénéral: la montre du commandant lui fut volée.

Furieux, il redoubla d’ardeur et surveilla de plus près encoreRozaine avec qui il avait eu plusieurs entrevues. Le lendemain,ironie charmante, on retrouvait la montre parmi les faux-cols ducommandant en second.

Tout cela avait un air de prodige, et dénonçait bien la manièrehumoristique d’Arsène Lupin, cambrioleur, soit, mais dilettanteaussi. Il travaillait par goût et par vocation, certes, mais paramusement aussi. Il donnait l’impression du monsieur qui sedivertit à la pièce qu’il fait jouer, et qui, dans la coulisse, rità gorge déployée de ses traits d’esprit et des situations qu’ilimagina.

Décidément, c’était un artiste en son genre, et quandj’observais Rozaine, sombre et opiniâtre, et que je songeais audouble rôle que tenait sans doute ce curieux personnage, je nepouvais en parler sans une certaine admiration.

Or, l’avant-dernière nuit, l’officier de quart entendit desgémissements à l’endroit le plus obscur du pont. Il s’approcha. Unhomme était étendu, la tête enveloppée dans une écharpe grise trèsépaisse, les poignets ficelés à l’aide d’une fine cordelette.

On le délivra de ses liens. On le releva, des soins lui furentprodigués.

Cet homme, c’était Rozaine.

C’était Rozaine assailli au cours d’une de ses expéditions,terrassé et dépouillé. Une carte de visite fixée par une épingle àson vêtement portait ces mots: «Arsène Lupin accepte avecreconnaissance les dix mille francs de M. Rozaine.»

En réalité, le portefeuille dérobé contenait vingt billets demille.

Naturellement, on accusa le malheureux d’avoir simulé cetteattaque contre lui-même. Mais, outre qu’il lui eût été impossiblede se lier de cette façon, il fut établi que l’écriture de la cartedifférait absolument de l’écriture de Rozaine, et ressemblait aucontraire, à s’y méprendre, à celle d’Arsène Lupin, telle que lareproduisait un ancien journal trouvé à bord.

Ainsi donc, Rozaine n’était plus Arsène Lupin. Rozaine étaitRozaine, fils d’un négociant de Bordeaux! Et la présence d’ArsèneLupin s’affirmait une fois de plus, et par quel acteredoutable!

Ce fut la terreur. On n’osa plus rester seul dans sa cabine, etpas davantage s’aventurer seul aux endroits trop écartés.Prudemment on se groupait entre gens sûrs les uns des autres. Etencore, une défiance instinctive divisait les plus intimes. C’estque la menace ne provenait pas d’un individu isolé, surveillé, etpar là même moins dangereux. Arsène Lupin, maintenant, c’était…c’était tout le monde. Notre imagination surexcitée lui attribuaitun pouvoir miraculeux et illimité. On le supposait capable deprendre les déguisements les plus inattendus, d’être tour à tour lerespectable major Rawson, ou le noble marquis de Raverdan, ou même,car on ne s’arrêtait plus à l’initiale accusatrice, ou même telleou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants,domestiques.

Les premières dépêches sans fil n’apportèrent aucune nouvelle.Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silencen’était pas pour nous rassurer.

Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dansl’attente anxieuse d’un malheur. Cette fois, ce ne serait plus unvol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, lemeurtre. On n’admettait pas qu’Arsène Lupin s’en tînt à ces deuxlarcins insignifiants. Maître absolu du navire, les autoritésréduites à l’impuissance, il n’avait qu’à vouloir, tout lui étaitpermis, il disposait des biens et des existences.

Heures délicieuses pour moi, je l’avoue, car elles me valurentla confiance de miss Nelly. Impressionnée par tant d’événements, denature déjà inquiète, elle chercha spontanément à mes côtés uneprotection, une sécurité que j’étais heureux de lui offrir.

Au fond, je bénissais Arsène Lupin. N’était-ce pas lui qui nousrapprochait? N’était-ce pas grâce à lui que j’avais le droit dem’abandonner aux plus beaux rêves? Rêves d’amour et rêves moinschimériques, pourquoi ne pas le confesser? Les Andrézy sont debonne souche poitevine, mais leur blason est quelque peu dédoré, etil ne me paraît pas indigne d’un gentilhomme de songer à rendre àson nom le lustre perdu.

Et ces rêves, je le sentais, n’offusquaient point Nelly. Sesyeux souriants m’autorisaient à les faire. La douceur de sa voix medisait d’espérer.

Et jusqu’au dernier moment, accoudés aux bastingages, nousrestâmes l’un près de l’autre, tandis que la ligne des côtesaméricaines voguait au-devant de nous.

On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis lespremières jusqu’à l’entrepont où grouillaient les émigrants, onattendait la minute suprême où s’expliquerait enfin l’insolubleénigme. Qui était Arsène Lupin? Sous quel nom, sous quel masque secachait le fameux Arsène Lupin?

Et cette minute suprême arriva. Dussé-je vivre cent ans, je n’enoublierai pas le plus infime détail.

—Comme vous êtes pâle, miss Nelly, dis-je à ma compagne quis’appuyait à mon bras, toute défaillante.

—Et vous! me répondit-elle, ah! vous êtes si changé!

—Songez donc! cette minute est passionnante, et je suis siheureux de la vivre auprès de vous, miss Nelly. Il me semble quevotre souvenir s’attardera quelquefois…

Elle n’écoutait pas, haletante et fiévreuse. La passerelles’abattit. Mais avant que nous eûmes la liberté de la franchir, desgens montèrent à bord, des douaniers, des hommes en uniforme, desfacteurs.

Miss Nelly balbutia:

—On s’apercevrait qu’Arsène Lupin s’est échappé pendant latraversée que je n’en serais pas surprise.

—Il a peut-être préféré la mort au déshonneur, et plonger dansl’Atlantique plutôt que d’être arrêté.

—Ne riez pas, fit-elle, agacée.

Soudain je tressaillis, et comme elle me questionnait, je luidis:

—Vous voyez ce vieux petit homme debout à l’extrémité de lapasserelle?

—Avec un parapluie et une redingote vert-olive?

—C’est Ganimard.

—Ganimard?

—Oui, le célèbre policier, celui qui a juré qu’Arsène Lupinserait arrêté de sa propre main. Ah! je comprends que l’on n’aitpas eu de renseignements de ce côté de l’Océan. Ganimard était là!et il aime bien que personne ne s’occupe de ses petitesaffaires.

—Alors Arsène Lupin est sûr d’être pris?

—Qui sait? Ganimard ne l’a jamais vu, paraît-il, que grimé etdéguisé. À moins qu’il ne connaisse son nom d’emprunt…

—Ah! dit-elle, avec cette curiosité un peu cruelle de la femme,si je pouvais assister à l’arrestation!

—Patientons. Certainement Arsène Lupin a déjà remarqué laprésence de son ennemi. Il préférera sortir parmi les derniers,quand l’œil du vieux sera fatigué.

Le débarquement commença. Appuyé sur son parapluie, l’airindifférent, Ganimard ne semblait pas prêter attention à la foulequi se pressait entre les deux balustrades. Je notai qu’un officierdu bord, posté derrière lui, le renseignait de temps à autre.

Le marquis de Raverdan, le major Rawson, l’Italien Rivolta,défilèrent, et d’autres, et beaucoup d’autres… Et j’aperçus Rozainequi s’approchait.

Pauvre Rozaine! il ne paraissait pas remis de sesmésaventures!

—C’est peut-être lui tout de même, me dit miss Nelly… Qu’enpensez-vous?

—Je pense qu’il serait fort intéressant d’avoir sur une mêmephotographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suissi chargé.

Je le lui donnai, mais trop tard pour qu’elle s’en servît.Rozaine passait. L’officier se pencha à l’oreille de Ganimard,celui-ci haussa légèrement les épaules, et Rozaine passa.

Mais alors, mon Dieu, qui était Arsène Lupin?

—Oui, fit-elle à haute voix, qui est-ce?

Il n’y avait plus qu’une vingtaine de personnes. Elle lesobservait tour à tour, avec la crainte confuse qu’il ne fût pas,lui, au nombre de ces vingt personnes.

Je lui dis:

—Nous ne pouvons attendre plus longtemps.

Elle s’avança. Je la suivis. Mais nous n’avions pas fait dix pasque Ganimard nous barra le passage.

—Eh bien, quoi? m’écriai-je.

—Un instant, monsieur, qui vous presse?

—J’accompagne mademoiselle.

—Un instant, répéta-t-il d’une voix plus impérieuse.

Il me dévisagea profondément, puis il me dit, les yeux dans lesyeux:

—Arsène Lupin, n’est-ce pas?

Je me mis à rire.

—Non, Bernard d’Andrézy, tout simplement.

—Bernard d’Andrézy est mort il y a trois ans en Macédoine.

—Si Bernard d’Andrézy était mort, je ne serais plus de ce monde.Et ce n’est pas le cas. Voici mes papiers.

—Ce sont les siens. Comment les avez-vous, c’est ce que j’auraile plaisir de vous expliquer.

—Mais vous êtes fou! Arsène Lupin s’est embarqué sous le nom deR.

—Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vousles avez lancés, là-bas. Ah! vous êtes d’une jolie force, mongaillard. Mais cette fois, la chance a tourné. Voyons, Lupin,montrez-vous beau joueur.

J’hésitai une seconde. D’un coup sec, il me frappa surl’avant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappésur la blessure encore mal fermée que signalait le télégramme.

Allons, il fallait se résigner. Je me tournai vers miss Nelly.Elle écoutait, livide, chancelante.

Son regard rencontra le mien, puis s’abaissa sur le kodak que jelui avais remis. Elle fit un geste brusque, et j’eus l’impression,j’eus la certitude qu’elle comprenait tout à coup. Oui, c’était là,entre les parois étroites de chagrin noir, au creux du petit objetque j’avais eu la précaution de déposer entre ses mains avant queGanimard ne m’arrêtât, c’était bien là que se trouvaient les vingtmille francs de Rozaine, les perles et les diamants de ladyJerland.

Ah! je le jure, à ce moment solennel, alors que Ganimard et deuxde ses acolytes m’entouraient, tout me fut indifférent, monarrestation, l’hostilité des gens, tout, hors ceci: la résolutionqu’allait prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avaisconfié.

Que l’on eût contre moi cette preuve matérielle et décisive, jene songeais même pas à le redouter, mais cette preuve, miss Nellyse déciderait-elle à la fournir?

Serais-je trahi par elle? perdu par elle? Agirait-elle enennemie qui ne pardonne pas, ou bien en femme qui se souvient etdont le mépris s’adoucit d’un peu d’indulgence, d’un peu desympathie involontaire?

Elle passa devant moi, je la saluai très bas, sans un mot. Mêléeaux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon kodakà la main.

Sans doute, pensai-je, elle n’ose pas, en public. C’est dans uneheure, dans un instant, qu’elle le donnera.

Mais, arrivée au milieu de la passerelle, par un mouvement demaladresse simulée, elle le laissa tomber dans l’eau, entre le murdu quai et le flanc du navire.

Puis, je la vis s’éloigner.

Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, m’apparut denouveau et disparut. C’était fini, fini pour jamais.

Un instant, je restai immobile, triste à la fois et pénétré d’undoux attendrissement, puis je soupirai, au grand étonnement deGanimard:

—Dommage, tout de même, de ne pas être un honnête homme…

C’est ainsi qu’un soir d’hiver, Arsène Lupin me racontal’histoire de son arrestation. Le hasard d’incidents dont j’écriraiquelque jour le récit avait noué entre nous des liens… dirai-jed’amitié? Oui, j’ose croire qu’Arsène Lupin m’honore de quelqueamitié, et que c’est par amitié qu’il arrive parfois chez moi àl’improviste, apportant, dans le silence de mon cabinet de travail,sa gaieté juvénile, le rayonnement de sa vie ardente, sa bellehumeur d’homme pour qui la destinée n’a que faveurs etsourires.

Son portrait? Comment pourrais-je le faire? Vingt fois j’ai vuArsène Lupin, et vingt fois c’est un être différent qui m’estapparu… ou plutôt le même être dont vingt miroirs m’auraientrenvoyé autant d’images déformées, chacune ayant ses yeuxparticuliers, sa forme spéciale de figure, son geste propre, sasilhouette et son caractère.

—Moi-même, me dit-il, je ne sais plus bien qui je suis. Dans uneglace je ne me reconnais plus.

Boutade, certes, et paradoxe, mais vérité à l’égard de ceux quile rencontrent et qui ignorent ses ressources infinies, sapatience, son art du maquillage, sa prodigieuse faculté detransformer jusqu’aux proportions de son visage, et d’altérer lerapport même de ses traits entre eux.

—Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence définie?Pourquoi ne pas éviter ce danger d’une personnalité toujoursidentique? Mes actes me désignent suffisamment.

Et il précise avec une pointe d’orgueil:

—Tant mieux si l’on ne peut jamais dire en toute certitude:Voici Arsène Lupin. L’essentiel est qu’on dise sans crainted’erreur: Arsène Lupin a fait cela.

Ce sont quelques-uns de ces actes, quelques-unes deces aventures que j’essaie de reconstituer, d’après les confidencesdont il eut la bonne grâce de me favoriser, certains soirs d’hiver,dans le silence de mon cabinet de travail…

ARSÈNE LUPIN EN PRISON

Il n’est point de touriste digne de ce nom qui ne connaisse lesbords de la Seine, et qui n’ait remarqué, en allant des ruines deJumièges aux ruines de Saint-Wandrille, l’étrange petit châteauféodal du Malaquis, si fièrement campé sur sa roche, en pleinerivière. L’arche d’un pont le relie à la route. La base de sestourelles sombres se confond avec le granit qui le supporte, blocénorme détaché d’on ne sait quelle montagne et jeté là par quelqueformidable convulsion. Tout autour, l’eau calme du grand fleuvejoue parmi les roseaux, et des bergeronnettes tremblent sur lacrête humide des cailloux.

L’histoire du Malaquis est rude comme son nom, revêche comme sasilhouette. Ce ne fut que combats, sièges, assauts, rapines etmassacres. Aux veillées du pays de Caux, on évoque en frissonnantles crimes qui s’y commirent. On raconte de mystérieuses légendes.On parle du fameux souterrain qui conduisait jadis à l’abbaye deJumièges et au manoir d’Agnès Sorel, la belle amie de CharlesVII.

Dans cet ancien repaire de héros et de brigands, habite le baronNathan Cahorn, le baron Satan, comme on l’appelait jadis à laBourse où il s’est enrichi un peu trop brusquement. Les seigneursdu Malaquis, ruinés, ont dû lui vendre, pour un morceau de pain, lademeure de leurs ancêtres. Il y a installé ses admirablescollections de meubles et de tableaux, de faïences et de boissculptés. Il y vit seul, avec trois vieux domestiques. Nul n’ypénètre jamais. Nul n’a jamais contemplé dans le décor de cessalles antiques les trois Rubens qu’il possède, ses deux Watteau,sa chaire de Jean Goujon, et tant d’autres merveilles arrachées àcoups de billets de banque aux plus riches habitués des ventespubliques.

Le baron Satan a peur. Il a peur non point pour lui, mais pourles trésors accumulés avec une passion si tenace et la perspicacitéd’un amateur que les plus madrés des marchands ne peuvent se vanterd’avoir induit en erreur. Il les aime, ses bibelots. Il les aimeâprement, comme un avare; jalousement, comme un amoureux.

Chaque jour, au coucher du soleil, les quatre portes bardées defer qui commandent les deux extrémités du pont et l’entrée de lacour d’honneur, sont fermées et verrouillées. Au moindre choc, dessonneries électriques vibreraient dans le silence. Du côté de laSeine, rien à craindre: le roc s’y dresse à pic.

Or, un vendredi de septembre, le facteur se présenta commed’ordinaire à la tête-de-pont. Et, selon la règle quotidienne, cefut le baron qui entrebâilla le lourd battant.

Il examina l’homme aussi minutieusement que s’il ne connaissaitpas déjà, depuis des années, cette bonne face réjouie et ces yeuxnarquois de paysan, et l’homme lui dit en riant:

—C’est toujours moi, monsieur le baron. Je ne suis pas un autrequi aurait pris ma blouse et ma casquette.

—Sait-on jamais? murmura Cahorn.

Le facteur lui remit une pile de journaux. Puis il ajouta:

—Et maintenant, monsieur le baron, il y a du nouveau.

—Du nouveau?

—Une lettre… et recommandée, encore.

Isolé, sans ami ni personne qui s’intéressât à lui, jamais lebaron ne recevait de lettre, et tout de suite cela lui parut unévénement de mauvais augure dont il y avait lieu de s’inquiéter.Quel était ce mystérieux correspondant qui venait le relancer danssa retraite?

—Il faut signer, monsieur le baron.

Il signa en maugréant. Puis il prit la lettre, attendit que lefacteur eût disparu au tournant de la route, et après avoir faitquelques pas de long en large, il s’appuya contre le parapet dupont et déchira l’enveloppe. Elle portait une feuille de papierquadrillé avec cet en-tête manuscrit: Prison de la Santé, Paris. Ilregarda la signature: Arsène Lupin. Stupéfait, il lut:

«Monsieur le baron,

«Il y a, dans la galerie qui réunit vos deux salons, un tableaude Philippe de Champaigne d’excellente facture et qui me plaîtinfiniment. Vos Rubens sont aussi de mon goût, ainsi que votre pluspetit Watteau. Dans le salon de droite, je note la crédence LouisXIII, les tapisseries de Beauvais, le guéridon Empire signé Jacobet le bahut Renaissance. Dans celui de gauche, toute la vitrine desbijoux et des miniatures.

«Pour cette fois, je me contenterai de ces objets qui seront, jecrois, d’un écoulement facile. Je vous prie donc de les faireemballer convenablement et de les expédier à mon nom (port payé),en gare des Batignolles, avant huit jours… faute de quoi, je feraiprocéder moi-même à leur déménagement dans la nuit du mercredi 27au jeudi 28 septembre. Et, comme de juste, je ne me contenterai pasdes objets sus-indiqués.

«Veuillez excuser le petit dérangement que je vous cause, etaccepter l’expression de mes sentiments de respectueuseconsidération.

«ARSÈNE LUPIN.»

«P.-S.—Surtout ne pas m’envoyer le plus grand des Watteau.Quoique vous l’ayez payé trente mille francs à l’Hôtel des Ventes,ce n’est qu’une copie, l’original ayant été brûlé, sous leDirectoire, par Barras, un soir d’orgie. Consulter lesMémoires inédits de Garat.

«Je ne tiens pas non plus à la châtelaine Louis XV dontl’authenticité me semble douteuse.»

Cette lettre bouleversa le baron Cahorn. Signée de tout autre,elle l’eût déjà considérablement alarmé, mais signée d’ArsèneLupin!

Lecteur assidu des journaux, au courant de tout ce qui sepassait dans le monde en fait de vol et de crime, il n’ignoraitrien des exploits de l’infernal cambrioleur. Certes, il savait queLupin, arrêté en Amérique par son ennemi Ganimard, était bel etbien incarcéré, que l’on instruisait son procès—avec quellepeine!—

Mais il savait aussi que l’on pouvait s’attendre à tout de sapart. D’ailleurs, cette connaissance exacte du château, de ladisposition des tableaux et des meubles, était un indice des plusredoutables. Qui l’avait renseigné sur des choses que nul n’avaitvues?

Le baron leva les yeux et contempla la silhouette farouche duMalaquis, son piédestal abrupt, l’eau profonde qui l’entoure, ethaussa les épaules. Non, décidément, il n’y avait point de danger.Personne au monde ne pouvait pénétrer jusqu’au sanctuaireinviolable de ses collections.

Personne, soit, mais Arsène Lupin? Pour Arsène Lupin, est-cequ’il existe des portes, des ponts-levis, des murailles? À quoiservent les obstacles les mieux imaginés, les précautions les plushabiles, si Arsène Lupin a décidé d’atteindre tel but?

Le soir même, il écrivit au procureur de la République à Rouen.Il envoyait la lettre de menaces et réclamait aide etprotection.

La réponse ne tarda point: le nommé Arsène Lupin étantactuellement détenu à la Santé, surveillé de près, et dansl’impossibilité d’écrire, la lettre ne pouvait être que l’œuvred’un mystificateur. Tout le démontrait, la logique et le bon sens,comme la réalité des faits. Toutefois, et par excès de prudence, onavait commis un expert à l’examen de l’écriture, et, l’expertdéclarait que, malgré certaines analogies, cette écriture n’étaitpas celle du détenu.

«Malgré certaines analogies» le baron ne retint que ces troismots effarants, où il voyait l’aveu d’un doute qui, à lui seul,aurait dû suffire pour que la justice intervînt. Ses craintess’exaspérèrent. Il ne cessait de relire la lettre. «Je feraiprocéder moi-même au déménagement.» Et cette date précise: la nuitdu mercredi 27 au jeudi 28 septembre!…

Soupçonneux et taciturne, il n’avait pas osé se confier à sesdomestiques, dont le dévouement ne lui paraissait pas à l’abri detoute épreuve. Cependant, pour la première fois depuis des années,il éprouvait le besoin de parler, de prendre conseil. Abandonné parla justice de son pays, il n’espérait plus se défendre avec sespropres ressources, et il fut sur le point d’aller jusqu’à Paris etd’implorer l’assistance de quelque ancien policier.

Deux jours s’écoulèrent. Le troisième, en lisant ses journaux,il tressaillit de joie. Le Réveil de Caudebec publiait cetentrefilet:

«Nous avons le plaisir de posséder dans nos murs, voilà bientôttrois semaines, l’inspecteur principal Ganimard, un des vétérans duservice de la Sûreté. M. Ganimard, à qui l’arrestation d’ArsèneLupin, sa dernière prouesse, a valu une réputation européenne, serepose de ses longues fatigues en taquinant le goujon etl’ablette.»

Ganimard! voilà bien l’auxiliaire que cherchait le baron Cahorn!Qui mieux que le retors et patient Ganimard saurait déjouer lesprojets de Lupin?

Le baron n’hésita pas. Six kilomètres séparent le château de lapetite ville de Caudebec. Il les franchit d’un pas allègre, enhomme que surexcite l’espoir du salut.

Après plusieurs tentatives infructueuses pour connaîtrel’adresse de l’inspecteur principal, il se dirigea vers les bureauxdu Réveil, situés au milieu du quai. Il y trouva lerédacteur de l’entrefilet qui, s’approchant de la fenêtre,s’écria:

—Ganimard? mais vous êtes sûr de le rencontrer le long du quai,la ligne à la main. C’est là que nous avons lié connaissance, etque j’ai lu par hasard son nom gravé sur sa canne à pêche. Tenez,le petit vieux que l’on aperçoit là-bas, sous les arbres de lapromenade.

—En redingote et en chapeau de paille?

—Justement! Ah! un drôle de type, pas causeur et plutôtbourru.

Cinq minutes après, le baron abordait le célèbre Ganimard, seprésentait et tâchait d’entrer en conversation. N’y parvenantpoint, il aborda franchement la question et exposa son cas.

L’autre écouta, immobile, sans perdre de vue le poisson qu’ilguettait, puis il tourna la tête vers lui, le toisa des pieds à latête d’un air de profonde pitié, et prononça:

—Monsieur, ce n’est guère l’habitude de prévenir les gens quel’on veut dépouiller. Arsène Lupin, en particulier, ne commet pasde pareilles bourdes.

—Cependant…

—Monsieur, si j’avais le moindre doute, croyez bien que leplaisir de fourrer encore dedans ce cher Lupin l’emporterait surtoute autre considération. Par malheur, ce jeune homme est sous lesverrous.

—S’il s’échappe?…

—On ne s’échappe pas de la Santé.

—Mais, lui…

—Lui, pas plus qu’un autre.

—Cependant…

—Eh bien, s’il s’échappe, tant mieux, je le repincerai. Enattendant, dormez sur vos deux oreilles, et n’effarouchez pasdavantage cette ablette.

La conversation était finie. Le baron retourna chez lui, un peurassuré par l’insouciance de Ganimard. Il vérifia les serrures,espionna les domestiques, et quarante-huit heures encore sepassèrent pendant lesquelles il arriva presque à se persuader que,somme toute, ses craintes étaient chimériques. Non, décidément,comme l’avait dit Ganimard, on ne prévient pas les gens que l’onveut dépouiller.

La date approchait. Le matin du mardi, veille du 27, rien departiculier. Mais à trois heures, un gamin sonna. Il apportait unedépêche.

«Aucun colis en gare Batignolles. Préparez tout pour demainsoir.

«ARSÈNE.»

De nouveau, ce fut l’affolement, à tel point qu’il se demandas’il ne céderait pas aux exigences d’Arsène Lupin.

Il courut à Caudebec. Ganimard pêchait à la même place, assissur un pliant. Sans un mot, il lui tendit le télégramme.

—Et après? fit l’inspecteur.

—Après? mais c’est pour demain!

—Quoi?

—Le cambriolage! le pillage de mes collections!

Ganimard déposa sa ligne, se tourna vers lui, et, les deux brascroisés sur sa poitrine, s’écria d’un ton d’impatience:

—Ah! ça, est-ce que vous vous imaginez que je vais m’occuperd’une histoire aussi stupide!

—Quelle indemnité demandez-vous pour passer au château la nuitdu 27 au 28 septembre?

—Pas un sou, fichez-moi la paix.

—Fixez votre prix, je suis riche, extrêmement riche.

La brutalité de l’offre déconcerta Ganimard qui reprit, pluscalme:

—Je suis ici en congé et je n’ai pas le droit de me mêler…

—Personne ne le saura. Je m’engage, quoi qu’il arrive, à garderle silence.

—Oh! il n’arrivera rien.

—Eh bien, voyons, trois mille francs, est-ce assez?

L’inspecteur huma une prise de tabac, réfléchit, et laissatomber:

—Soit. Seulement, je dois vous déclarer loyalement que c’est del’argent jeté par la fenêtre.

—Ça m’est égal.

—En ce cas… Et puis, après tout, est-ce qu’on sait avec cediable de Lupin! Il doit avoir à ses ordres toute une bande…Êtes-vous sûr de vos domestiques?

—Ma foi…

—Alors, ne comptons pas sur eux. Je vais prévenir par dépêchedeux gaillards de mes amis qui nous donneront plus de sécurité… Etmaintenant, filez, qu’on ne nous voie pas ensemble. À demain, versles neuf heures.

* * *

Le lendemain, date fixée par Arsène Lupin, le baron Cahorndécrocha sa panoplie, fourbit ses armes, et se promena auxalentours de Malaquis. Rien d’équivoque ne le frappa.

Le soir, à huit heures et demie, il congédia ses domestiques.Ils habitaient une aile en façade sur la route, mais un peu enretrait, et tout au bout du château. Une fois seul, il ouvritdoucement les quatre portes. Après un moment, il entendit des pasqui s’approchaient.

Ganimard présenta ses deux auxiliaires, grands gars solides, aucou de taureau et aux mains puissantes, puis demanda certainesexplications. S’étant rendu compte de la disposition des lieux, ilferma soigneusement et barricada toutes les issues par où l’onpouvait pénétrer dans les salles menacées. Il inspecta les murs,souleva les tapisseries, puis enfin il installa ses agents dans lagalerie centrale.

—Pas de bêtises, hein? On n’est pas ici pour dormir. À lamoindre alerte, ouvrez les fenêtres de la cour et appelez-moi.Attention aussi du côté de l’eau. Dix mètres de falaise droite, desdiables de leur calibre, ça ne les effraye pas.

Il les enferma, emporta les clefs, et dit au baron:

—Et maintenant, à notre poste.

Il avait choisi, pour y passer la nuit, une petite piècepratiquée dans l’épaisseur des murailles d’enceinte, entre les deuxportes principales, et qui était, jadis, le réduit du veilleur. Unjudas s’ouvrait sur le pont, un autre sur la cour. Dans un coin onapercevait comme l’orifice d’un puits.

—Vous m’avez bien dit, monsieur le baron, que ce puits étaitl’unique entrée des souterrains, et que, de mémoire d’homme, elleest bouchée?

—Oui.

—Donc, à moins qu’il n’existe une autre issue ignorée de tous,sauf d’Arsène Lupin, ce qui semble un peu problématique, noussommes tranquilles.

Il aligna trois chaises, s’étendit confortablement, alluma sapipe et soupira:

—Vraiment, monsieur le baron, il faut que j’aie rudement envied’ajouter un étage à la maisonnette où je dois finir mes jours,pour accepter une besogne aussi élémentaire. Je raconterail’histoire à l’ami Lupin, il se tiendra les côtes de rire.

Le baron ne riait pas. L’oreille aux écoutes, il interrogeait lesilence avec une inquiétude croissante. De temps en temps il sepenchait sur le puits et plongeait dans le trou béant un œilanxieux.

Onze heures, minuit, une heure sonnèrent.

Soudain, il saisit le bras de Ganimard qui se réveilla ensursaut.

—Vous entendez?

—Oui.

—Qu’est-ce que c’est?

—C’est moi qui ronfle!

—Mais non, écoutez…

—Ah! parfaitement, c’est la corne d’une automobile.

—Eh bien?

—Eh bien, il est peu probable que Lupin se serve d’uneautomobile comme d’un bélier pour démolir votre château. Aussi,monsieur le baron, à votre place, je dormirais… comme je vais avoirl’honneur de le faire à nouveau. Bonsoir.

Ce fut la seule alerte. Ganimard put reprendre sonsomme interrompu, et le baron n’entendit plus que son ronflementsonore et régulier.

Au petit jour, ils sortirent de leur cellule. Une grande paixsereine, la paix du matin au bord de l’eau fraîche, enveloppait lechâteau. Cahorn radieux de joie, Ganimard toujours paisible, ilsmontèrent l’escalier. Aucun bruit. Rien de suspect.

—Que vous avais-je dit, monsieur le baron? Au fond, je n’auraispas dû accepter… Je suis honteux…

Il prit les clefs et entra dans la galerie.

Sur deux chaises, courbés, les bras ballants, les deux agentsdormaient.

—Tonnerre de nom d’un chien! grogna l’inspecteur.

Au même instant, le baron poussait un cri:

—Les tableaux!… la crédence!…

Il balbutiait, suffoquait, la main tendue vers les places vides,vers les murs dénudés où pointaient les clous, où pendaient lescordes inutiles. Le Watteau, disparu! les Rubens, enlevés! lestapisseries, décrochées! les vitrines, vidées de leurs bijoux!

—Et mes candélabres Louis XVI!… et le chandelier du Régent!… etma Vierge du douzième!…

Il courait d’un endroit à l’autre, effaré, désespéré. Ilrappelait ses prix d’achat, additionnait les pertes subies,accumulait des chiffres, tout cela pêle-mêle, en mots indistincts,en phrases inachevées. Il trépignait, il se convulsait, fou de rageet de douleur. On aurait dit un homme ruiné qui n’a plus qu’à sebrûler la cervelle.

Si quelque chose eût pu le consoler, c’eût été de voir lastupeur de Ganimard. Contrairement au baron, l’inspecteur nebougeait pas lui. Il semblait pétrifié, et d’un œil vague ilexaminait les choses. Les fenêtres? fermées. Les serrures desportes? intactes. Pas de brèche au plafond. Pas de trou auplancher. L’ordre était parfait. Tout cela avait dû s’effectuerméthodiquement, d’après un plan inexorable et logique.

—Arsène Lupin… Arsène Lupin, murmura-t-il, effondré.

Soudain, il bondit sur les deux agents, comme si la colère enfinle secouait, et il les bouscula furieusement et les injuria. Ils nese réveillèrent point!

—Diable, fit-il, est-ce que par hasard?…

Il se pencha sur eux et, tour à tour, les observa avecattention: ils dormaient, mais d’un sommeil qui n’était pasnaturel.

Il dit au baron:

—On les a endormis.

—Mais qui?

—Eh lui, parbleu!… ou sa bande, mais dirigée par lui. C’est uncoup de sa façon. La griffe y est bien.

—En ce cas, je suis perdu, rien à faire.

—Rien à faire.

—Mais c’est abominable, c’est monstrueux.

—Déposez une plainte.

—À quoi bon?

—Dame! essayez toujours… la justice a des ressources…

—La justice! mais vous voyez bien par vous-même… Tenez, en cemoment, où vous pourriez chercher un indice, découvrir quelquechose, vous ne bougez même pas.

—Découvrir quelque chose avec Arsène Lupin! Mais, mon chermonsieur, Arsène Lupin ne laisse jamais rien derrière lui! Il n’y apas de hasard avec Arsène Lupin! J’en suis à me demander si cen’est pas volontairement qu’il s’est fait arrêter par moi, enAmérique!

—Alors, je dois renoncer à mes tableaux, à tout! Mais ce sontles perles de ma collection qu’il m’a dérobées. Je donnerais unefortune pour les retrouver. Si on ne peut rien contre lui, qu’ildise son prix!

Ganimard le regarda fixement.

—Ça, c’est une parole sensée. Vous ne la retirez pas?

—Non, non, non. Mais pourquoi?

—Une idée que j’ai.

—Quelle idée?

—Nous en parlerons si l’enquête n’aboutit pas… Seulement, pas unmot de moi, si vous voulez que je réussisse.

Il ajouta entre ses dents:

—Et puis, vrai, je n’ai pas de quoi me vanter.

Les deux agents reprenaient peu à peu connaissance avec cet airhébété de ceux qui sortent du sommeil hypnotique. Ils ouvraient desyeux étonnés, ils cherchaient à comprendre. Quand Ganimard lesinterrogea, ils ne se souvenaient de rien.

—Cependant, vous avez dû voir quelqu’un?

—Non.

—Rappelez-vous?

—Non, non.

—Et vous n’avez pas bu?

Ils réfléchirent, et l’un d’eux répondit:

—Si, moi, j’ai bu un peu d’eau.

—De l’eau de cette carafe?

—Oui.

—Moi aussi, déclara le second.

Ganimard la sentit, la goûta. Elle n’avait aucun goût spécial,aucune odeur.

—Allons, fit-il, nous perdons notre temps. Ce n’est pas en cinqminutes que l’on résoud les problèmes posés par Arsène Lupin. Mais,morbleu! je jure bien que je le repincerai. Il gagne la secondemanche. À moi la belle!

Le jour même, une plainte en vol qualifié était déposée par lebaron de Cahorn contre Arsène Lupin, détenu à la Santé!

* * *

Cette plainte, le baron la regretta souvent quand il vit leMalaquis livré aux gendarmes, au procureur, au juge d’instruction,aux journalistes, à tous les curieux qui s’insinuent partout où ilsne devraient pas être.

L’affaire passionnait déjà l’opinion. Elle se produisait dansdes conditions si particulières, le nom d’Arsène Lupin excitait àtel point les imaginations, que les histoires les plus fantaisistesremplissaient les colonnes des journaux et trouvaient créanceauprès du public.

Mais la lettre initiale d’Arsène Lupin, que publia l’Écho deFrance (et nul ne sut jamais qui en avait communiqué letexte), cette lettre où le baron Cahorn était effrontément prévenude ce qui le menaçait, causa une émotion considérable. Aussitôt desexplications fabuleuses furent proposées. On rappela l’existencedes fameux souterrains. Et le parquet influencé poussa sesrecherches dans ce sens.

On fouilla le château du haut en bas. On questionna chacune despierres. On étudia les boiseries et les cheminées, les cadres desglaces et les poutres des plafonds. À la lueur des torches, onexamina les caves immenses où les seigneurs du Malaquis entassaientjadis leurs munitions et leurs provisions. On sonda les entraillesdu rocher. Ce fut vainement. On ne découvrit pas le moindre vestigede souterrain. Il n’existait point de passage secret.

Soit, répondait-on de tous côtés, mais des meubles et destableaux ne s’évanouissent pas comme des fantômes. Cela s’en va pardes portes et par des fenêtres, et les gens qui s’en emparent,s’introduisent et s’en vont également par des portes et desfenêtres. Quels sont ces gens? Comment se sont-ils introduits? Etcomment s’en sont-ils allés?

Le parquet de Rouen, convaincu de son impuissance, sollicita lesecours d’agents parisiens. M. Dudouis, le chef de la Sûreté,envoya ses meilleurs limiers de la brigade de fer. Lui-même fit unséjour de quarante-huit heures au Malaquis. Il ne réussit pasdavantage.

C’est alors qu’il manda l’inspecteur principal Ganimard dont ilavait eu si souvent l’occasion d’apprécier les services.

Ganimard écouta silencieusement les instructions de sonsupérieur, puis, hochant la tête, il prononça:

—Je crois que l’on fait fausse route en s’obstinant à fouillerle château. La solution est ailleurs.

—Et où donc?

—Auprès d’Arsène Lupin.

—Auprès d’Arsène Lupin! Supposer cela, c’est admettre sonintervention.

—Je l’admets. Bien plus, je la considère comme certaine.

—Voyons, Ganimard, c’est absurde. Arsène Lupin est enprison.

—Arsène Lupin est en prison, soit. Il est surveillé, je vousl’accorde. Mais il aurait les fers aux pieds, des cordes auxpoignets et un bâillon sur la bouche, que je ne changerais pasd’avis.

—Et pourquoi cette obstination?

—Parce que, seul, Arsène Lupin est de taille à combiner unemachine de cette envergure, et de la combiner de telle façonqu’elle réussisse… comme elle a réussi.

—Des mots, Ganimard!

—Qui sont des réalités. Mais voilà, qu’on ne cherche pas desouterrain, de pierres tournant sur un pivot, et autres balivernesde ce calibre. Notre individu n’emploie pas des procédés aussivieux jeu. Il est d’aujourd’hui, ou plutôt de demain.

—Et vous concluez?

—Je conclus en vous demandant nettement l’autorisation de passerune heure avec lui.

—Dans sa cellule?

—Oui. Au retour d’Amérique nous avons entretenu, pendant latraversée, d’excellents rapports, et j’ose dire qu’il a quelquesympathie pour celui qui a su l’arrêter. S’il peut me renseignersans se compromettre, il n’hésitera pas à m’éviter un voyageinutile.

Il était un peu plus de midi lorsque Ganimard futintroduit dans la cellule d’Arsène Lupin. Celui-ci, étendu sur sonlit, leva la tête et poussa un cri de joie.

—Ah! ça, c’est une vraie surprise. Ce cher Ganimard, ici!

—Lui-même.

—Je désirais bien des choses dans la retraite que j’ai choisie…mais aucune plus passionnément que de vous y recevoir.

—Trop aimable.

—Mais non, mais non, je professe pour vous la plus viveestime.

—J’en suis fier.

—Je l’ai toujours prétendu: Ganimard est notre meilleurdétective. Il vaut presque,—vous voyez comme je suis franc!—il vautpresque Sherlock Holmès. Mais, en vérité, je suis désolé de n’avoirà vous offrir que cet escabeau. Et pas un rafraîchissement! pas unverre de bière! Excusez-moi, je suis là de passage.

Ganimard s’assit en souriant, et le prisonnier reprit, heureuxde parler:

—Mon Dieu, que je suis content de reposer mes yeux sur la figured’un honnête homme! J’en ai assez de toutes ces faces d’espions etde mouchards qui passent dix fois par jour la revue de mes pocheset de ma modeste cellule, pour s’assurer que je ne prépare pas uneévasion. Fichtre, ce que le gouvernement tient à moi!…

—Il a raison.

—Mais non! je serais si heureux qu’on me laissât vivre dans monpetit coin!

—Avec les rentes des autres.

—N’est-ce pas? Ce serait si simple! Mais je bavarde, je dis desbêtises, et vous êtes peut-être pressé. Allons au fait, Ganimard!Qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’une visite?

—L’affaire Cahorn, déclara Ganimard, sans détour.

—Halte-là! une seconde… C’est que j’en ai tant d’affaires! Queje trouve d’abord dans mon cerveau le dossier de l’affaire Cahorn…Ah! voilà, j’y suis. Affaire Cahorn, château du Malaquis,Seine-Inférieure… Deux Rubens, un Watteau, et quelques menusobjets.

—Menus!

—Oh! ma foi, tout cela est de médiocre importance. Il y a mieux!Mais il suffit que l’affaire vous intéresse… Parlez donc,Ganimard.

—Dois-je vous expliquer où nous en sommes de l’instruction?

—Inutile. J’ai lu les journaux de ce matin. Je me permettraimême de vous dire que vous n’avancez pas vite.

—C’est précisément la raison pour laquelle je m’adresse à votreobligeance.

—Entièrement à vos ordres.

—Tout d’abord ceci: l’affaire a bien été conduite par vous?

—Depuis A jusqu’à Z.

—La lettre d’avis? le télégramme?

—Sont de votre serviteur. Je dois même en avoir quelque part lesrécépissés.

Arsène ouvrit le tiroir d’une petite table en bois blanc quicomposait avec le lit et l’escabeau tout le mobilier de sa cellule,y prit deux chiffons de papier et les tendit à Ganimard.

—Ah! ça mais, s’écria celui-ci, je vous croyais gardé à vue etfouillé pour un oui ou pour un non. Or vous lisez les journaux,vous collectionnez les reçus de la poste…

—Bah! ces gens-là sont si bêtes! Ils décousent la doublure de maveste, ils explorent les semelles de mes bottines, ils auscultentles murs de cette pièce, mais pas un n’aurait l’idée qu’ArsèneLupin soit assez niais pour choisir une cachette aussi facile.C’est bien là-dessus que j’ai compté.

Ganimard, amusé, s’exclama:

—Quel drôle de garçon vous faites! Vous me déconcertez. Allons,racontez-moi l’aventure.

—Oh! oh! comme vous y allez! Vous initier à tous mes secrets…vous dévoiler mes petits trucs… C’est bien grave.

—Ai-je eu tort de compter sur votre complaisance?

—Non, Ganimard, et puisque vous insistez…

Arsène Lupin arpenta deux ou trois fois sa chambre, puiss’arrêtant:

—Que pensez-vous de ma lettre au baron?

—Je pense que vous avez voulu vous divertir, épater un peu lagalerie.

—Ah! voilà, épater la galerie! Eh bien, je vous assure,Ganimard, que je vous croyais plus fort. Est-ce que je m’attarde àces puérilités, moi, Arsène Lupin! Est-ce que j’aurais écrit cettelettre si j’avais pu dévaliser le baron sans lui écrire? Maiscomprenez donc, vous et les autres, que cette lettre est le pointde départ indispensable, le ressort qui a mis toute la machine enbranle. Voyons, procédons par ordre, et préparons ensemble, si vousvoulez, le cambriolage du Malaquis.

—Je vous écoute.

—Donc, supposons un château rigoureusement fermé, barricadé,comme l’était celui du baron Cahorn. Vais-je abandonner la partieet renoncer à des trésors que je convoite, sous prétexte que lechâteau qui les contient est inaccessible?

—Évidemment non.

—Vais-je tenter l’assaut comme autrefois, à la tête d’une trouped’aventuriers?

—Enfantin!

—Vais-je m’y introduire sournoisement?

—Impossible.

—Reste un moyen, l’unique à mon avis, c’est de me faire inviterpar le propriétaire du dit château.

—Le moyen est original.

—Et combien facile! Supposons qu’un jour, ledit propriétairereçoive une lettre, l’avertissant de ce que trame contre lui unnommé Arsène Lupin, cambrioleur réputé. Que fera-t-il?

—Il enverra la lettre au procureur.

—Qui se moquera de lui, puisque le dit Lupin estactuellement sous les verrous. Donc, affolement du bonhomme,lequel est tout prêt à demander secours au premier venu, n’est-ilpas vrai?

—Cela est hors de doute.

—Et s’il lui arrive de lire dans une feuille de chou qu’unpolicier célèbre est en villégiature dans la localité voisine…

—Il ira s’adresser à ce policier.

—Vous l’avez dit. Mais, d’autre part, admettons qu’en prévisionde cette démarche inévitable, Arsène Lupin ait prié l’un de sesamis les plus habiles de s’installer à Caudebec, d’entrer enrelations avec un rédacteur du Réveil, journal auquelest abonné le baron, de laisser entendre qu’il est un tel, lepolicier célèbre, qu’adviendra-t-il?

—Que le rédacteur annoncera dans le Réveil la présenceà Caudebec du dit policier.

—Parfait, et de deux choses l’une: ou bien le poisson—je veuxdire Cahorn—ne mord pas à l’hameçon, et alors rien ne se passe. Oubien, et c’est l’hypothèse la plus vraisemblable, il accourt, toutfrétillant. Et voilà donc mon Cahorn implorant contre moil’assistance de l’un de mes amis!

—De plus en plus original.

—Bien entendu, le pseudo-policier refuse d’abord son concours.Là-dessus, dépêche d’Arsène Lupin. Épouvante du baron qui suppliede nouveau mon ami, et lui offre tant pour veiller à son salut.Ledit ami accepte, amène deux gaillards de notre bande, qui, lanuit, pendant que Cahorn est gardé à vue par son protecteur,déménagent par la fenêtre un certain nombre d’objets et leslaissent glisser, à l’aide de cordes, dans une bonne petitechaloupe affrétée ad hoc. C’est simple comme Lupin.

—Et c’est tout bêtement merveilleux, s’écria Ganimard, et je nesaurais trop louer la hardiesse de la conception et l’ingéniositédes détails. Mais je ne vois guère de policier assez illustre pourque son nom ait pu attirer, suggestionner le baron à ce point.

—Il y en a un, et il n’y en a qu’un.

—Lequel?

—Celui du plus illustre, de l’ennemi personnel d’Arsène Lupin,bref, de l’inspecteur Ganimard.

—Moi!

—Vous-même, Ganimard. Et voilà ce qu’il y a de délicieux: sivous allez là-bas et que le baron se décide à causer, vous finirezpar découvrir que votre devoir est de vous arrêter vous-même, commevous m’avez arrêté en Amérique. Hein! la revanche est comique: jefais arrêter Ganimard par Ganimard!

Arsène Lupin riait de bon cœur. L’inspecteur, assez vexé, semordait les lèvres. La plaisanterie ne lui semblait pas mériter detels accès de joie.

L’arrivée d’un gardien lui donna le loisir de se remettre.L’homme apportait le repas qu’Arsène Lupin, par faveur spéciale,faisait venir du restaurant voisin. Ayant déposé le plateau sur latable, il se retira. Arsène s’installa, rompit son pain, en mangeadeux ou trois bouchées et reprit:

—Mais, soyez tranquille, mon cher Ganimard, vous n’irez paslà-bas. Je vais vous révéler une chose qui vous stupéfiera:l’affaire Cahorn est sur le point d’être classée.

—Hein!

—Sur le point d’être classée, vous dis-je.

—Allons donc, je quitte à l’instant le chef de la Sûreté.

—Et après? Est-ce que M. Dudouis en sait plus long que moi surce qui me concerne? Vous apprendrez que Ganimard—excusez-moi—que lepseudo-Ganimard est resté en fort bons termes avec le baron.Celui-ci, et c’est la raison principale pour laquelle il n’a rienavoué, l’a chargé de la très délicate mission de négocier avec moiune transaction, et, à l’heure présente, moyennant une certainesomme, il est probable que le baron est rentré en possession de seschers bibelots. En retour de quoi, il retirera sa plainte. Donc,plus de vol. Donc il faudra bien que le parquet abandonne…

Ganimard considéra le détenu d’un air stupéfait.

—Et comment savez-vous tout cela?

—Je viens de recevoir la dépêche que j’attendais.

—Vous venez de recevoir une dépêche?

—À l’instant, cher ami. Par politesse, je n’ai pas voulu la lireen votre présence. Mais si vous m’y autorisez…

—Vous vous moquez de moi, Lupin.

—Veuillez, mon cher ami, décapiter doucement cet œuf à la coque.Vous constaterez par vous-même que je ne me moque pas de vous.

Machinalement Ganimard obéit, et cassa l’œuf avec la lame d’uncouteau. Un cri de surprise lui échappa. La coque, vide, contenaitune feuille de papier bleu. Sur la prière d’Arsène, il la déplia.C’était un télégramme, ou plutôt une partie de télégramme auquel onavait arraché les indications de la poste. Il lut:

«Accord conclu. Cent mille balles livrées. Tout va bien.»

—Cent mille balles? fit-il.

—Oui, cent mille francs! C’est peu, mais enfin les temps sontdurs… Et j’ai des frais généraux si lourds! Si vous connaissiez monbudget… un budget de grande ville!

Ganimard se leva. Sa mauvaise humeur s’était dissipée. Ilréfléchit quelques secondes, embrassa d’un coup d’œil toutel’affaire, pour tâcher d’en découvrir le point faible. Puis ilprononça d’un ton où il laissait franchement percer son admirationde connaisseur:

—Par bonheur, il n’en existe pas des douzaines comme vous, sansquoi il n’y aurait plus qu’à fermer boutique.

Arsène Lupin prit un petit air modeste et répondit:

—Bah! il fallait bien se distraire, occuper ses loisirs…d’autant que le coup ne pouvait réussir que si j’étais enprison.

—Comment! s’exclama Ganimard, votre procès, votre défense,l’instruction, tout cela ne vous suffit donc pas pour vousdistraire?

—Non, car j’ai résolu de ne pas assister à mon procès.

—Oh! oh!

Arsène Lupin répéta posément:

—Je n’assisterai pas à mon procès.

—En vérité!

—Ah! ça, mon cher, vous imaginez-vous que je vais pourrir sur lapaille humide? Vous m’outragez. Arsène Lupin ne reste en prison quele temps qu’il lui plaît, et pas une minute de plus.

—Il eût peut-être été plus prudent de commencer par ne pas yentrer, objecta l’inspecteur d’un ton ironique.

—Ah! monsieur raille? monsieur se souvient qu’il a eu l’honneurde procéder à mon arrestation? Sachez, mon respectable ami, quepersonne, pas plus vous qu’un autre, n’eût pu mettre la main surmoi, si un intérêt beaucoup plus considérable ne m’avait sollicitéà ce moment critique.

—Vous m’étonnez.

—Une femme me regardait, Ganimard, et je l’aimais.Comprenez-vous tout ce qu’il y a dans ce fait d’être regardé parune femme que l’on aime? Le reste m’importait peu, je vous jure. Etc’est pourquoi je suis ici.

—Depuis bien longtemps, permettez-moi de le remarquer.

—Je voulais oublier d’abord. Ne riez pas: l’aventure avait étécharmante, et j’en ai gardé encore le souvenir attendri… Et puis,je suis quelque peu neurasthénique! La vie est si fiévreuse de nosjours! Il faut savoir, à certains moments, faire ce que l’onappelle une cure d’isolement. Cet endroit est souverain pour lesrégimes de ce genre. On y pratique la cure de Santé dans toute sarigueur.

—Arsène Lupin, observa Ganimard, vous vous payez ma tête.

—Ganimard, affirma Lupin, nous sommes aujourd’hui vendredi.Mercredi prochain, j’irai fumer mon cigare chez vous, ruePergolèse, à quatre heures de l’après-midi.

—Arsène Lupin, je vous attends.

Ils se serrèrent la main comme deux bons amis qui s’estiment àleur juste valeur, et le vieux policier se dirigea vers laporte.

—Ganimard!

Celui-ci se retourna.

—Qu’y a-t-il?

—Ganimard, vous oubliez votre montre.

—Ma montre?

—Oui, elle s’est égarée dans ma poche.

Il la rendit en s’excusant.

—Pardonne-moi… une mauvaise habitude… Mais ce n’est pas uneraison parce qu’ils m’ont pris la mienne pour que je vous prive dela vôtre. D’autant que j’ai là un chronomètre dont je n’ai pas à meplaindre, et qui satisfait pleinement à mes besoins.

Il sortit du tiroir une large montre en or, épaisse etconfortable, ornée d’une lourde chaîne.

—Et celle-ci, de quelle poche vient-elle? demanda Ganimard.

Arsène Lupin examina négligemment les initiales.

—J. B… Qui diable cela peut-il bien être?… Ah! oui, je mesouviens, Jules Bouvier, mon juge d’instruction, un hommecharmant…

L’ÉVASION D’ARSÈNE LUPIN

Au moment où Arsène Lupin, son repas achevé, tirait de sa pocheun beau cigare bagué d’or et l’examinait avec complaisance, laporte de la cellule s’ouvrit. Il n’eut que le temps de le jeterdans le tiroir et de s’éloigner de la table. Le gardien entra,c’était l’heure de la promenade.

—Je vous attendais, mon cher ami, s’écria Lupin, toujours debonne humeur.

Ils sortirent. Ils avaient à peine disparu à l’angle du couloir,que deux hommes à leur tour pénétrèrent dans la cellule et encommencèrent l’examen minutieux. L’un était l’inspecteur Dieuzy,l’autre l’inspecteur Folenfant.

On voulait en finir. Il n’y avait point de doute: Arsène Lupinconservait des intelligences avec le dehors et communiquait avecses affidés. La veille encore le Grand Journal publiaitces lignes adressées à son collaborateur judiciaire:

«Monsieur,

«Dans un article paru ces jours-ci vous vous êtes exprimé surmoi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques joursavant l’ouverture de mon procès, j’irai vous en demandercompte.

«Salutations distinguées,

«ARSÈNE LUPIN.»

L’écriture était bien d’Arsène Lupin. Donc il envoyait deslettres. Donc il en recevait. Donc il était certain qu’il préparaitcette évasion annoncée par lui d’une façon si arrogante.

La situation devenait intolérable. D’accord avec le juged’instruction, le chef de la Sûreté M. Dudouis se rendit lui-même àla Santé pour exposer au directeur de la prison les mesures qu’ilconvenait de prendre. Et, dès son arrivée, il envoya deux de seshommes dans la cellule du détenu.

Ils levèrent chacune des dalles, démontèrent le lit, firent toutce qu’il est habituel de faire en pareil cas, et finalement nedécouvrirent rien. Ils allaient renoncer à leurs investigations,lorsque le gardien accourut en toute hâte et leur dit:

—Le tiroir… regardez le tiroir de la table. Quand je suis entré,il m’a semblé qu’il le repoussait.

Ils regardèrent, et Dieuzy s’écria:

—Pour Dieu, cette fois, nous le tenons, le client.

Folenfant l’arrêta.

—Halte-là, mon petit, le chef fera l’inventaire.

—Pourtant, ce cigare de luxe…

—Laisse le Havane, et prévenons le chef.

Deux minutes après, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouvad’abord une liasse d’articles de journaux découpés par l’Argusde la Presse et qui concernaient Arsène Lupin, puis une blagueà tabac, une pipe, du papier dit pelure d’oignon, et enfin deuxlivres.

Il en regarda le titre. C’était le Culte des héros deCarlyle, édition anglaise, et un elzévir charmant, à reliure dutemps, le Manuel d’Épictète, traduction allemande publiéeà Leyde en 1634. Les ayant feuilletés, il constata que toutes lespages étaient balafrées, soulignées, annotées. Était-ce là signesconventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur quel’on a pour un livre?

—Nous verrons cela en détail, dit M. Dudouis.

Il explora la blague à tabac, la pipe. Puis, saisissant lefameux cigare bagué d’or:

—Fichtre, il se met bien, notre ami, s’écria-t-il, un HenriClet!

D’un geste machinal de fumeur, il le porta près de son oreilleet le fit craquer. Et aussitôt une exclamation lui échappa. Lecigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il l’examinaavec plus d’attention et ne tarda pas à distinguer quelque chose deblanc entre les feuilles de tabac. Et délicatement, à l’aide d’uneépingle, il attirait un rouleau de papier très fin, à peine groscomme un cure-dent. C’était un billet. Il le déroula et lut cesmots, d’une menue écriture de femme:

«Le panier a pris la place de l’autre. Huit sur dix sontpréparées. En appuyant du pied extérieur, la plaque se soulève dehaut en bas. De douze à seize tous les jours, H-P attendra. Maisoù? Réponse immédiate. Soyez tranquille, votre amie veille survous.»

M. Dudouis réfléchit un instant et dit:

—C’est suffisamment clair… le panier… les huit cases… De douze àseize, c’est-à-dire de midi à quatre heures…

—Mais ce H-P, qui attendra?

—H-P en l’occurrence, doit signifier automobile, H-P, horsepower, n’est-ce pas ainsi qu’en langage sportif, on désigne laforce d’un moteur? Une vingt-quatre H-P, c’est une automobile devingt-quatre chevaux.

Il se leva et demanda:

—Le détenu finissait de déjeuner?

—Oui.

—Et comme il n’a pas encore lu ce message ainsi que le prouvel’état du cigare, il est probable qu’il venait de le recevoir.

—Comment?

—Dans ses aliments, au milieu de son pain ou d’une pomme deterre, que sais-je?

—Impossible, on ne l’a autorisé à faire venir sa nourriture quepour le prendre au piège, et nous n’avons rien trouvé.

—Nous chercherons ce soir la réponse de Lupin. Pour le moment,retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci à monsieur lejuge d’instruction. S’il est de mon avis, nous ferons immédiatementphotographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettredans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique contenant lemessage original lui-même. Il faut que le détenu ne se doute derien.

Ce n’est pas sans une certaine curiosité que M. Dudouis s’enretourna le soir au greffe de la Santé en compagnie de l’inspecteurDieuzy. Dans un coin, sur le poêle, trois assiettess’étalaient.

—Il a mangé?

—Oui, répondit le directeur.

—Dieuzy, veuillez couper en morceaux très minces ces quelquesbrins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain… Rien?

—Non, chef.

M. Dudouis examina les assiettes, la fourchette, la cuiller,enfin le couteau, un couteau réglementaire à lame ronde. Il en fittourner le manche à gauche, puis à droite. À droite le manche cédaet se dévissa. Le couteau était creux et servait d’étui à unefeuille de papier.

—Peuh! fit-il, ce n’est pas bien malin pour un homme commeArsène. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez doncfaire une enquête dans ce restaurant.

Puis il lut:

«Je m’en remets à vous, H-P suivra de loin, chaque jour. J’iraiau-devant. À bientôt, chère et admirable amie.»

—Enfin, s’écria M. Dudouis, en se frottant les mains, je croisque l’affaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notrepart, et l’évasion réussit… assez du moins pour nous permettre depincer les complices.

—Et si Arsène Lupin vous glisse entre les doigts? objecta ledirecteur.

—Nous emploierons le nombre d’hommes nécessaire. Si cependant ily mettait trop d’habileté… ma foi, tant pis pour lui! Quant à labande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront.

* * *

Et de fait, il ne parlait pas beaucoup, Arsène Lupin. Depuis desmois M. Jules Bouvier, le juge d’instruction, s’y évertuaitvainement. Les interrogatoires se réduisaient à des colloquesdépourvus d’intérêt entre le juge et l’avocat maître Danval, un desprinces du barreau, lequel d’ailleurs en savait sur l’inculpé à peuprès autant que le premier venu.

De temps à autre, par politesse, Arsène Lupin laissaittomber:

—Mais oui, Monsieur le juge, nous sommes d’accord: le vol duCrédit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, l’émission des fauxbillets de banque, l’affaire des polices d’assurance, lecambriolage des châteaux d’Armesnil, de Gouret, d’Imblevain, desGroseillers, du Malaquis, tout cela c’est de votre serviteur.

—Alors, pourriez-vous m’expliquer…

—Inutile, j’avoue tout en bloc, tout et même dix fois plus quevous n’en supposez.

De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoiresfastidieux. Après avoir eu connaissance des deux billetsinterceptés, il les reprit. Et, régulièrement, à midi, Arsène Lupinfut amené, de la Santé au Dépôt, dans la voiture pénitentiaire,avec un certain nombre de détenus. Ils en repartaient vers trois ouquatre heures.

Or, un après-midi, ce retour s’effectua dans des conditionsparticulières. Les autres détenus de la Santé n’ayant pas encoreété questionnés, on décida de reconduire d’abord Arsène Lupin. Ilmonta donc seul dans la voiture.

Ces voitures pénitentiaires, vulgairement appelées «paniers àsalade», sont divisées dans leur longueur par un couloir centralsur lequel s’ouvrent dix cases, cinq à droite et cinq à gauche.Chacune de ces cases est disposée de telle façon que l’on doit s’ytenir assis, et que les cinq prisonniers, par conséquent, sontassis les uns sur les autres, tout en étant séparés les uns desautres par des cloisons parallèles. Un garde municipal, placé àl’extrémité, surveille le couloir.

Arsène fut introduit dans la troisième cellule de droite, et lalourde voiture s’ébranla. Il se rendit compte que l’on quittait lequai de l’Horloge et que l’on passait devant le Palais de Justice.Alors, vers le milieu du pont Saint-Michel, il appuya, du piedextérieur, c’est-à-dire du pied droit, ainsi qu’il le faisaitchaque fois, sur la plaque de tôle qui fermait sa cellule. Tout desuite quelque chose se déclencha, et la plaque de tôle s’écartainsensiblement. Il put constater qu’il se trouvait juste entre lesdeux roues.

Il attendit, l’œil aux aguets. La voiture monta au pas leboulevard Saint-Michel. Au carrefour Saint-Germain, elle s’arrêta.Le cheval d’un camion s’était abattu. La circulation étantinterrompue, très vite ce fut un encombrement de fiacres etd’omnibus.

Arsène Lupin passa la tête. Une autre voiture pénitentiairestationnait le long de celle qu’il occupait. Il souleva davantagela tôle, mit le pied sur un des rayons de la grande roue et sauta àterre.

Un cocher le vit, s’esclaffa de rire, puis voulut appeler. Maissa voix se perdit dans le fracas des véhicules qui s’écoulaient denouveau. D’ailleurs Arsène Lupin était loin déjà.

Il avait fait quelques pas en courant; mais sur le trottoir degauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendrele vent, comme quelqu’un qui ne sait encore trop quelle directionil va suivre. Puis, résolu, il mit les mains dans ses poches, et del’air insouciant d’un promeneur qui flâne, il continua de monter leboulevard.

Le temps était doux, un temps heureux et léger d’automne. Lescafés étaient pleins. Il s’assit à la terrasse de l’un d’eux.

Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida sonverre à petites gorgées, fuma tranquillement une cigarette, enalluma une seconde. Enfin, s’étant levé, il pria le garçon de fairevenir le gérant.

Le gérant vint, et Arsène lui dit, assez haut pour être entendude tous:

—Je suis désolé, Monsieur, j’ai oublié mon porte-monnaie.Peut-être mon nom vous est-il assez connu pour que vous meconsentiez un crédit de quelques jours: Arsène Lupin.

Le gérant le regarda, croyant à une plaisanterie. Mais Arsènerépéta:

—Lupin, détenu à la Santé, actuellement en état d’évasion. J’osecroire que ce nom vous inspire toute confiance.

Et il s’éloigna, au milieu des rires, sans que l’autre songeât àréclamer.

Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rueSaint-Jacques. Il la suivit paisiblement, s’arrêtant aux vitrineset fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il s’orienta, serenseigna, et marcha droit vers la rue de la Santé. Les hauts mursmoroses de la prison se dressèrent bientôt. Les ayant longés, ilarriva près du garde municipal qui montait la faction, et retirantson chapeau:

—C’est bien ici la prison de la Santé?

—Oui.

—Je désirerais regagner ma cellule. La voiture m’a laissé enroute et je ne voudrais pas abuser…

Le garde grogna:

—Dites donc, l’homme, passez votre chemin, et plus vite queça.

—Pardon, pardon, c’est que mon chemin passe par cette porte. Etsi vous empêchez Arsène Lupin de la franchir, cela pourrait vouscoûter gros, mon ami.

—Arsène Lupin! qu’est-ce que vous me chantez là!

—Je regrette de n’avoir pas ma carte, dit Arsène, affectant defouiller ses poches.

Le garde le toisa des pieds à la tête, abasourdi. Puis, sans unmot, comme malgré lui, il tira une sonnette. La porte de fers’entrebâilla.

Quelques minutes après, le directeur accourut jusqu’au greffe,gesticulant et feignant une colère violente. Arsène sourit:

—Allons, Monsieur le directeur, ne jouez pas au plus fin avecmoi. Comment! on a la précaution de me ramener seul dans lavoiture, on prépare un bon petit encombrement, et l’on s’imagineque je vais prendre mes jambes à mon cou pour rejoindre mes amis.Eh bien, et les vingt agents de la Sûreté qui nous escortaient àpied, en fiacre et à bicyclette? Non, ce qu’ils m’auraient arrangé!Je n’en serais pas sorti vivant. Dites donc, Monsieur le directeur,c’est peut-être là-dessus que l’on comptait?

Il haussa les épaules et ajouta:

—Je vous en prie, Monsieur le directeur, qu’on ne s’occupe pasde moi. Le jour où je voudrai m’échapper, je n’aurai besoin depersonne.

Le surlendemain, l’Écho de France, qui décidémentdevenait le moniteur officiel des exploits d’Arsène Lupin—on disaitqu’il en était un des principaux commanditaires—l’Écho deFrance publiait les détails les plus complets sur cettetentative d’évasion. Le texte même des billets échangés entre ledétenu et sa mystérieuse amie, les moyens employés pour cettecorrespondance, la complicité de la police, la promenade duboulevard Saint-Michel, l’incident du café Soufflot, tout étaitdévoilé. On savait que les recherches de l’inspecteur Dieuzy auprèsdes garçons du restaurant n’avaient donné aucun résultat. Et l’onapprenait en outre cette chose stupéfiante, qui montrait l’infinievariété des ressources dont cet homme disposait: la voiturepénitentiaire dans laquelle on l’avait transporté était une voitureentièrement truquée, que sa bande avait substituée à l’une des sixvoitures habituelles qui composent le service des prisons.

L’évasion prochaine d’Arsène Lupin ne fit plus de doute pourpersonne. Lui-même d’ailleurs l’annonçait en termes catégoriques,comme le prouva sa réponse à M. Bouvier, au lendemain del’incident. Le juge raillant son échec, il le regarda et lui ditfroidement:

—Écoutez bien ceci, Monsieur, et croyez-m’en sur parole: cettetentative d’évasion faisait partie de mon plan d’évasion.

—Je ne comprends pas, ricana le juge.

—Il est inutile que vous compreniez.

Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire qui parut toutau long dans les colonnes de l’Écho de France, comme lejuge revenait à son instruction, il s’écria d’un air delassitude:

—Mon Dieu, mon Dieu, à quoi bon! toutes ces questions n’ontaucune importance!

—Comment, aucune importance?

—Mais non, puisque je n’assisterai pas à mon procès.

—Vous n’assisterez pas…

—Non, c’est une idée fixe, une décision irrévocable. Rien ne mefera transiger.

Une telle assurance, les indiscrétions inexplicables qui secommettaient chaque jour, agaçaient et déconcertaient la justice.Il y avait là des secrets qu’Arsène Lupin était seul à connaître,et dont la divulgation par conséquent ne pouvait provenir que delui. Mais dans quel but les dévoilait-il? et comment?

On changea Arsène Lupin de cellule. Un soir, il descendit àl’étage inférieur. De son côté, le juge boucla son instruction etrenvoya l’affaire à la chambre des mises en accusation.

Ce fut le silence. Il dura deux mois. Arsène les passa étendusur son lit, le visage presque toujours tourné contre le mur. Cechangement de cellule semblait l’avoir abattu. Il refusa derecevoir son avocat. À peine échangeait-il quelques mots avec sesgardiens.

Dans la quinzaine qui précéda son procès, il parut se ranimer.Il se plaignit du manque d’air. On le fit sortir dans la cour, lematin, de très bonne heure, flanqué de deux hommes.

La curiosité publique cependant ne s’était pas affaiblie. Chaquejour on avait attendu la nouvelle de son évasion. On la souhaitaitpresque, tellement le personnage plaisait à la foule avec sa verve,sa gaieté, sa diversité, son génie d’invention et le mystère de savie. Arsène Lupin devait s’évader. C’était inévitable, fatal. Ons’étonnait même que cela tardât si longtemps. Tous les matins lePréfet de police demandait à son secrétaire:

—Eh bien, il n’est pas encore parti?

—Non, Monsieur le Préfet.

—Ce sera donc pour demain.

Et, la veille du procès, un monsieur se présenta dans lesbureaux du Grand Journal, demanda le collaborateurjudiciaire, lui jeta sa carte au visage, et s’éloigna rapidement.Sur la carte, ces mots étaient inscrits: «Arsène Lupin tienttoujours ses promesses.»

* * *

C’est dans ces conditions que les débats s’ouvrirent.

L’affluence y fut énorme. Personne qui ne voulût voir le fameuxArsène Lupin et ne savourât d’avance la façon dont il se joueraitdu président. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains,artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancsde l’audience.

Il pleuvait, dehors le jour était sombre, on vit mal ArsèneLupin lorsque les gardes l’eurent introduit. Cependant son attitudelourde, la manière dont il se laissa tomber à sa place, sonimmobilité indifférente et passive, ne prévinrent pas en sa faveur.Plusieurs fois son avocat—un des secrétaires de Me Danval, celui-ciayant jugé indigne de lui le rôle auquel il était réduit—plusieursfois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tête et setaisait.

Le greffier lut l’acte d’accusation, puis le présidentprononça:

—Accusé, levez-vous. Votre nom, prénom, âge et profession?

Ne recevant pas de réponse, il répéta:

—Votre nom? Je vous demande votre nom?

Une voix épaisse et fatiguée articula:

—Baudru, Désiré.

Il y eut des murmures. Mais le président repartit:

—Baudru, Désiré? Ah! bien, un nouvel avatar! Comme c’est à peuprès le huitième nom auquel vous prétendez, et qu’il est sans douteaussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous levoulez bien, à celui d’Arsène Lupin, sous lequel vous êtes plusavantageusement connu.

Le président consulta ses notes et reprit:

—Car, malgré toutes les recherches, il a été impossible dereconstituer votre identité. Vous présentez ce cas assez originaldans notre société moderne de n’avoir point de passé. Nous nesavons qui vous êtes, d’où vous venez, où s’est écoulée votreenfance, bref, rien. Vous jaillissez tout d’un coup, il y a troisans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous révéler toutd’un coup Arsène Lupin, c’est-à-dire un composé bizarred’intelligence et de perversion, d’immoralité et de générosité. Lesdonnées que nous avons sur vous avant cette époque sont plutôt dessuppositions. Il est probable que le nommé Rostat qui travailla, ily a huit ans, aux côtés du prestidigitateur Dickson n’était autrequ’Arsène Lupin. Il est probable que l’étudiant russe quifréquenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, àl’hôpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maître parl’ingéniosité de ses hypothèses sur la bactériologie et lahardiesse de ses expériences dans les maladies de la peau, n’étaitautre qu’Arsène Lupin. Arsène Lupin, également, le professeur delutte japonaise qui s’établit à Paris bien avant qu’on n’y parlâtdu jiu-jitsu. Arsène Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste quigagna le Grand Prix de l’Exposition, toucha ses 10 000 francset ne reparut plus. Arsène Lupin peut-être aussi celui qui sauvatant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité… et lesdévalisa.

Et, après une pause, le président conclut:

—Telle est cette époque, qui semble n’avoir été qu’unepréparation minutieuse à la lutte que vous avez entreprise contrela société, un apprentissage méthodique où vous portiez au plushaut point votre force, votre énergie et votre adresse.Reconnaissez-vous l’exactitude de ces faits?

Pendant ce discours, l’accusé s’était balancé d’une jambe surl’autre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumière plus vive,on remarqua son extrême maigreur, ses joues creuses, ses pommettesétrangement saillantes, son visage couleur de terre, marbré depetites plaques rouges, et encadré d’une barbe inégale et rare. Laprison l’avait considérablement vieilli et flétri. On nereconnaissait plus la silhouette élégante et le jeune visage dontles journaux avaient publié si souvent le portrait sympathique.

On eût dit qu’il n’avait pas entendu la question qu’on luiposait. Deux fois elle lui fut répétée. Alors il leva les yeux,parut réfléchir, puis, faisant un effort violent, murmura:

—Baudru, Désiré.

Le président se mit à rire.

—Je ne me rends pas un compte exact du système de défense quevous avez adopté, Arsène Lupin. Si c’est de jouer les imbéciles etles irresponsables, libre à vous. Quant à moi, j’irai droit au butsans me soucier de vos fantaisies.

Et il entra dans le détail des vols, escroqueries et fauxreprochés à Lupin. Parfois il interrogeait l’accusé. Celui-cipoussait un grognement ou ne répondait pas.

Le défilé des témoins commença. Il y eut plusieurs dépositionsinsignifiantes, d’autres plus sérieuses, qui toutes avaient cecaractère commun de se contredire les unes les autres. Uneobscurité troublante enveloppait les débats, mais l’inspecteurprincipal Ganimard fut introduit, et l’intérêt se réveilla.

Dès le début, toutefois, le vieux policier causa une certainedéception. Il avait l’air, non pas intimidé—il en avait vu biend’autres—mais inquiet, mal à l’aise. Plusieurs fois, il tourna lesyeux vers l’accusé avec une gêne visible. Cependant, les deux mainsappuyées à la barre, il racontait les incidents auxquels il avaitété mêlé, sa poursuite à travers l’Europe, son arrivée en Amérique.Et on l’écoutait avec avidité, comme on écouterait le récit desplus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant faitallusion à ses entretiens avec Arsène Lupin, à deux reprises ils’arrêta, distrait, indécis.

Il était clair qu’une autre pensée l’obsédait. Le président luidit:

—Si vous êtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votretémoignage.

—Non, non, seulement…

Il se tut, regarda l’accusé longuement, profondément, puis ildit:

—Je demande l’autorisation d’examiner l’accusé de plus près. Ily a là un mystère qu’il faut que j’éclaircisse.

Il s’approcha, le considéra plus longuement encore, de toute sonattention concentrée, puis il retourna à la barre. Et là, d’un tonun peu solennel, il prononça:

—Monsieur le président, j’affirme que l’homme qui est ici, enface de moi, n’est pas Arsène Lupin.

Un grand silence accueillit ces paroles. Le président,interloqué d’abord, s’écria:

—Ah! ça, que dites-vous! vous êtes fou.

L’inspecteur affirma posément:

—À première vue, on peut se laisser prendre à une ressemblance,qui existe en effet, je l’avoue, mais il suffit d’une seconded’attention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau…enfin quoi: ce n’est pas Arsène Lupin. Et les yeux donc! a-t-iljamais eu ces yeux d’alcoolique?

—Voyons, voyons, expliquons-nous. Que prétendez-vous,témoin?

—Est-ce que je sais! Il aura mis en son lieu et place un pauvrediable que l’on allait condamner en son lieu et place… À moins quece ne soit un complice.

Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous côtésdans la salle qu’agitait ce coup de théâtre inattendu. Le présidentfit mander le juge d’instruction, le directeur de la Santé, lesgardiens, et suspendit l’audience.

À la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en présence del’accusé, déclarèrent qu’il n’y avait entre Arsène Lupin et cethomme qu’une très vague similitude de traits.

—Mais alors, s’écria le président, quel est cet homme? D’oùvient-il? comment se trouve-t-il entre les mains de la justice?

On introduisit les deux gardiens de la Santé. Contradictionstupéfiante, ils reconnurent le détenu dont ils avaient lasurveillance à tour de rôle! Le président respira.

Mais l’un des gardiens reprit:

—Oui, oui, je crois bien que c’est lui.

—Comment, vous croyez?

—Dame, je l’ai à peine vu. On me l’a livré le soir, et, depuisdeux mois, il reste toujours couché contre le mur.

—Mais, avant ces deux mois?

—Ah! avant, il n’occupait pas la cellule 24.

Le directeur de la prison précisa ce point:

—Nous avons changé le détenu de cellule après sa tentatived’évasion.

—Mais vous, monsieur le directeur, vous l’avez vu depuis deuxmois?

—Je n’ai pas eu l’occasion de le voir… il se tenaittranquille.

—Et cet homme-là n’est pas le détenu qui vous a été remis?

—Non.

—Alors, qui est-il?

—Je ne saurais dire.

—Nous sommes donc en présence d’une substitution qui se seraiteffectuée il y a deux mois. Comment l’expliquez-vous?

—C’est impossible.

—Alors?

En désespoir de cause, le président se tourna vers l’accusé et,d’une voix engageante:

—Voyons, accusé, pourriez-vous m’expliquer comment et depuisquand vous êtes entre les mains de la justice?

On eût dit que ce ton bienveillant désarmait la méfiance oustimulait l’entendement de l’homme. Il essaya de répondre. Enfin,habilement et doucement interrogé, il réussit à rassembler quelquesphrases, d’où il ressortait ceci: deux mois auparavant, il avaitété amené au Dépôt. Il y avait passé une nuit et une matinée.Possesseur d’une somme de soixante-quinze centimes, il avait étérelâché. Mais, comme il traversait la cour, deux gardes leprenaient par le bras et le conduisaient jusqu’à la voiturepénitentiaire. Depuis, il vivait dans la cellule 24, pasmalheureux… on y mange bien… on n’y dort pas mal… Aussi n’avait-ilpas protesté…

Tout cela paraissait vraisemblable. Au milieu des rires et d’unegrande effervescence, le président renvoya l’affaire à une autresession pour supplément d’enquête.

* * *

L’enquête, tout de suite, établit ce fait consigné sur leregistre d’écrou: huit semaines auparavant, un nommé Baudru Désiréavait couché au Dépôt. Libéré le lendemain, il quittait le Dépôt àdeux heures de l’après-midi. Or, ce jour-là, à deux heures,interrogé pour la dernière fois, Arsène Lupin sortait del’instruction et repartait en voiture pénitentiaire.

Les gardiens avaient-ils commis une erreur? Trompés par laressemblance, avaient-ils eux-mêmes, dans une minute d’inattention,substitué cet homme à leur prisonnier? Il eût fallut vraimentqu’ils y missent une complaisance que leurs états de service nepermettaient pas de supposer.

La substitution était-elle combinée d’avance? Outre que ladisposition des lieux rendait la chose presque irréalisable, il eûtété nécessaire en ce cas que Baudru fût un complice, et qu’il sefût fait arrêter dans le but précis de prendre la place d’ArsèneLupin. Mais alors, par quel miracle un tel plan, uniquement fondésur une série de chances invraisemblables, de rencontres fortuiteset d’erreurs fabuleuses, avait-il pu réussir?

On fit passer Désiré Baudru au service anthropométrique: il n’yavait pas de fiches correspondant à son signalement. Du reste onretrouva aisément ses traces. À Courbevoie, à Asnières, àLevallois, il était connu. Il vivait d’aumônes et couchait dans unede ces cahutes de chiffonniers qui s’entassent près de la barrièredes Ternes. Depuis un an cependant il avait disparu.

Avait-il été embauché par Arsène Lupin? Rien n’autorisait à lecroire. Et quand cela eût été, on n’en eût pas su davantage sur lafuite du prisonnier. Le prodige demeurait le même. Des vingthypothèses qui tentaient de l’expliquer, aucune n’étaitsatisfaisante. L’évasion seule ne faisait pas de doute, et uneévasion incompréhensible, impressionnante, où le public, de mêmeque la justice, sentait l’effort d’une longue préparation, unensemble d’actes merveilleusement enchevêtrés les uns dans lesautres, et dont le dénouement justifiait l’orgueilleuse prédictiond’Arsène Lupin: «Je n’assisterai pas à mon procès.»

Au bout d’un mois de recherches minutieuses, l’énigme seprésentait avec le même caractère indéchiffrable. On ne pouvaitcependant pas garder indéfiniment ce pauvre diable de Baudru. Sonprocès eût été ridicule: quelles charges avait-on contre lui? Samise en liberté fut signée par le juge d’instruction. Mais le chefde la Sûreté résolut d’établir autour de lui une surveillanceactive.

L’idée provenait de Ganimard. À son point de vue, il n’y avaitni complicité, ni hasard. Baudru était un instrument dont ArsèneLupin avait joué avec son extraordinaire habileté. Baudru libre,par lui on remonterait jusqu’à Arsène Lupin ou du moins jusqu’àquelqu’un de sa bande.

On adjoignit à Ganimard les deux inspecteurs Folenfant etDieuzy, et un matin de janvier, par un temps brumeux, les portes dela prison s’ouvrirent devant Baudru Désiré.

Il parut d’abord assez embarrassé, et marcha comme un homme quin’a pas d’idées bien précises sur l’emploi de son temps. Il suivitla rue de la Santé et la rue Saint-Jacques. Devant la boutique d’unfripier, il enleva sa veste et son gilet, vendit son giletmoyennant quelques sous, et, remettant sa veste, s’en alla.

Il traversa la Seine. Au Châtelet un omnibus le dépassa. Ilvoulut y monter. Il n’y avait pas de place. Le contrôleur luiconseillant de prendre un numéro, il entra dans la salled’attente.

À ce moment, Ganimard appela ses deux hommes près de lui, et,sans quitter de vue le bureau, il leur dit en hâte:

—Arrêtez une voiture… non, deux, c’est plus prudent. J’irai avecl’un de vous et nous le suivrons.

Les hommes obéirent. Baudru cependant ne paraissait pas.Ganimard s’avança: il n’y avait personne dans la salle.

—Idiot que je suis, murmura-t-il, j’oubliais la secondeissue.

Le bureau communique, en effet, par un couloir intérieur, aveccelui de la rue Saint-Martin. Ganimard s’élança. Il arriva juste àtemps pour apercevoir Baudru sur l’impériale de Batignolles-Jardindes Plantes qui tournait au coin de la rue de Rivoli. Il courut etrattrapa l’omnibus. Mais il avait perdu ses deux agents. Il étaitseul à continuer la poursuite.

Dans sa fureur, il fut sur le point de le prendre au collet sansplus de formalité. N’était-ce pas avec préméditation et par uneruse ingénieuse que ce soi-disant imbécile l’avait séparé de sesauxiliaires?

Il regarda Baudru. Il somnolait sur la banquette, et sa têteballottait de droite et de gauche. La bouche un peu entr’ouverte,son visage avait une incroyable expression de bêtise. Non, cen’était pas là un adversaire capable de rouler le vieux Ganimard.Le hasard l’avait servi, voilà tout.

Au carrefour des Galeries-Lafayette l’homme sauta de l’omnibusdans le tramway de la Muette. On suivit le boulevard Haussmann,l’avenue Victor-Hugo. Baudru ne descendit que devant la station dela Muette. Et d’un pas nonchalant il s’enfonça dans le bois deBoulogne.

Il passait d’une allée à l’autre, revenait sur ses pas,s’éloignait. Que cherchait-il? Avait-il un but?

Après une heure de ce manège, il semblait harassé de fatigue. Defait, avisant un banc, il s’assit. L’endroit, situé non loind’Auteuil, au bord d’un petit lac caché parmi les arbres, étaitabsolument désert. Une demi-heure s’écoula. Impatienté, Ganimardrésolut d’entrer en conversation.

Il s’approcha donc et prit place aux côtés de Baudru. Il allumaune cigarette, traça des ronds sur le sable du bout de sa canne, etdit:

—Il ne fait pas chaud.

Un silence. Et soudain, dans ce silence un éclat de rireretentit, mais un rire joyeux, heureux, le rire d’un enfant pris defou rire, et qui ne peut pas s’empêcher de rire. Nettement,réellement, Ganimard sentit ses cheveux se hérisser sur le cuirsoulevé de son crâne. Ce rire, ce rire infernal qu’il connaissaitsi bien!…

D’un geste brusque, il saisit l’homme par les parements de saveste et le regarda profondément, violemment, mieux encore qu’il nel’avait regardé aux Assises, et en vérité ce ne fut plus l’hommequ’il vit. C’était l’homme, mais c’était en même temps l’autre, levrai.

Aidé par une volonté complice, il retrouvait la vie ardente desyeux, il complétait le masque amaigri, il apercevait la chairréelle sous l’épiderme abîmé, la bouche réelle à travers le rictusqui la déformait. Et c’étaient les yeux de l’autre, la bouche del’autre, c’était surtout son expression aiguë, vivante, moqueuse,spirituelle, si claire et si jeune!

—Arsène Lupin, Arsène Lupin, balbutia-t-il.

Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta dele renverser. Malgré ses cinquante ans, il était encore d’unevigueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assezmauvaise condition. Et puis, quel coup de maître s’il parvenait àle ramener!

La lutte fut courte. Arsène Lupin se défendit à peine, et, aussipromptement qu’il avait attaqué, Ganimard lâcha prise. Son brasdroit pendait inerte, engourdi.

—Si l’on vous apprenait le jiu-jitsu au quai desOrfèvres, déclara Lupin, vous sauriez que ce coup s’appelleudi-shi-ghi en japonais.

Et il ajouta froidement:

—Une seconde de plus je vous cassais le bras, et vous n’auriezeu que ce que vous méritez. Comment, vous, un vieil ami, quej’estime, devant qui je dévoile spontanément mon incognito, vousabusez de ma confiance! C’est mal… Eh bien, quoi, qu’avez-vous?

Ganimard se taisait. Cette évasion dont il se jugeaitresponsable—n’était-ce pas lui qui, par sa dépositionsensationnelle, avait induit la justice en erreur?—cette évasionlui semblait la honte de sa carrière. Une larme roula vers samoustache grise.

—Eh! mon Dieu, Ganimard, ne vous faites pas de bile: si vousn’aviez pas parlé, je me serais arrangé pour qu’un autre parlât.Voyons, pouvais-je admettre que l’on condamnât Baudru Désiré?

—Alors, murmura Ganimard, c’était vous qui étiez là-bas? c’estvous qui êtes ici!

—Moi, toujours moi, uniquement moi.

—Est-ce possible?

—Oh! point n’est besoin d’être sorcier. Il suffit, comme l’a ditce brave président, de se préparer pendant une douzaine d’annéespour être prêt à toutes les éventualités.

—Mais votre visage? Vos yeux?

—Vous comprenez bien que si j’ai travaillé dix-huit mois àSaint-Louis avec le docteur Altier, ce n’est pas par amour del’art. J’ai pensé que celui qui aurait un jour l’honneur des’appeler Arsène Lupin, devait se soustraire aux lois ordinaires del’apparence et de l’identité. L’apparence? Mais on la modifie à songré. Telle injection hypodermique de paraffine vous boursoufle lapeau juste à l’endroit choisi. L’acide pyrogallique vous transformeen mohican. Le suc de la grande chélidoine vous orne de dartres etde tumeurs du plus heureux effet. Tel procédé chimique agit sur lapousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son devotre voix. Joignez à cela deux mois de diète dans la cellule n°24, des exercices mille fois répétés pour ouvrir ma bouche selon cerictus, pour porter ma tête selon cette inclinaison et mon dosselon cette courbe. Enfin cinq gouttes d’atropine dans les yeuxpour les rendre hagards et fuyants, et le tour est joué.

—Je ne conçois pas que les gardiens…

—La métamorphose a été progressive. Ils n’ont pu en remarquerl’évolution quotidienne.

—Mais Baudru Désiré?

—Baudru existe. C’est un pauvre innocent, que j’ai rencontrél’an dernier, et qui vraiment n’est pas sans offrir avec moi unecertaine analogie de traits. En prévision d’une arrestationtoujours possible, je l’ai mis en sûreté, et je me suis appliqué àdiscerner dès l’abord les points de dissemblance qui nousséparaient, pour les atténuer en moi autant que cela se pouvait.Mes amis lui ont fait passer une nuit au Dépôt, de manière qu’il ensortît à peu près à la même heure que moi, et que la coïncidencefût facile à constater. Car, notez-le, il fallait qu’on retrouvâtla trace de son passage, sans quoi la justice se fût demandé quij’étais. Tandis qu’en lui offrant cet excellent Baudru, il étaitinévitable, vous entendez, inévitable qu’elle sauterait sur lui, etque malgré les difficultés insurmontables d’une substitution, ellepréférerait croire à la substitution plutôt que d’avouer sonignorance.

—Oui, oui, en effet, murmura Ganimard.

—Et puis, s’écria Arsène Lupin, j’avais entre les mains un atoutformidable, une carte machinée par moi dès le début: l’attente oùtout le monde était de mon évasion. Et voilà bien l’erreurgrossière où vous êtes tombés, vous et les autres, dans cettepartie passionnante que la justice et moi nous avions engagée, etdont l’enjeu était ma liberté: vous avez supposé encore une foisque j’agissais par fanfaronnade, que j’étais grisé par mes succèsainsi qu’un blanc-bec. Moi, Arsène Lupin, une telle faiblesse! Et,pas plus que dans l’affaire Cahorn, vous ne vous êtes dit: «Dumoment qu’Arsène Lupin crie sur les toits qu’il s’évadera, c’estqu’il a des raisons qui l’obligent à le crier.» Mais, sapristi,comprenez donc que, pour m’évader… sans m’évader, il fallait quel’on crût d’avance à cette évasion, que ce fût un article de foi,une conviction absolue, une vérité éclatante comme le soleil. Et cefut cela, de par ma volonté. Arsène Lupin s’évaderait, Arsène Lupinn’assisterait pas à son procès. Et quand vous vous êtes levé pourdire: «cet homme n’est pas Arsène Lupin» il eût été surnaturel quetout le monde ne crût pas immédiatement que je n’étais pas ArsèneLupin. Qu’une seule personne doutât, qu’une seule émît cette simplerestriction: «Et si c’était Arsène Lupin?» à la minute même,j’étais perdu. Il suffisait de se pencher vers moi, non pas avecl’idée que je n’étais pas Arsène Lupin, comme vous l’avez fait vouset les autres, mais avec l’idée que je pouvais être Arsène Lupin,et malgré toutes mes précautions, on me reconnaissait. Mais j’étaistranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvaitavoir cette simple petite idée.

Il saisit tout à coup la main de Ganimard.

—Voyons, Ganimard, avouez que huit jours après notre entrevuedans la prison de la Santé, vous m’avez attendu à quatre heures,chez vous, comme je vous en avais prié?

—Et votre voiture pénitentiaire? dit Ganimard, évitant derépondre.

—Du bluff! Ce sont mes amis qui ont rafistolé et substitué cetteancienne voiture hors d’usage et qui voulaient tenter le coup. Maisje le savais impraticable sans un concours de circonstancesexceptionnelles. Seulement j’ai trouvé utile de parachever cettetentative d’évasion et de lui donner la plus grande publicité. Unepremière évasion audacieusement combinée donnait à la seconde lavaleur d’une évasion réalisée d’avance.

—De sorte que le cigare…

—Creusé par moi ainsi que le couteau.

—Et les billets?

—Écrits par moi.

—Et la mystérieuse correspondante?

—Elle et moi nous ne faisons qu’un. J’ai toutes les écritures àvolonté.

Ganimard réfléchit un instant et objecta:

—Comment se peut-il qu’au service d’anthropométrie, quand on apris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu qu’ellecoïncidait avec celle d’Arsène Lupin?

—La fiche d’Arsène Lupin n’existe pas.

—Allons donc!

—Ou du moins elle est fausse. C’est une question que j’aibeaucoup étudiée. Le système Bertillon comporte d’abord lesignalement visuel—et vous voyez qu’il n’est pas infaillible—etensuite le signalement par mesures, mesure de la tête, des doigts,des oreilles, etc. Là-contre rien à faire.

—Alors?

—Alors il a fallu payer. Avant même mon retour d’Amérique, undes employés du service acceptait tant pour inscrire une faussemesure au début de ma mensuration. C’est suffisant pour que tout lesystème dévie, et qu’une fiche s’oriente vers une casediamétralement opposée à la case où elle devait aboutir. La ficheBaudru ne devait donc pas coïncider avec la fiche Arsène Lupin.

Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda:

—Et maintenant, qu’allez-vous faire?

—Maintenant, s’exclama Lupin, je vais me reposer, suivre unrégime de suralimentation et peu à peu redevenir moi. C’est trèsbien d’être Baudru ou tel autre, de changer de personnalité commede chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, sonécriture. Mais il arrive que l’on ne s’y reconnaît plus dans toutcela et que c’est fort triste. Actuellement j’éprouve ce que devaitéprouver l’homme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher… etme retrouver.

Il se promena de long en large. Un peu d’obscurité se mêlait àla lueur du jour. Il s’arrêta devant Ganimard.

—Nous n’avons plus rien à nous dire, je crois?

—Si, répondit l’inspecteur, je voudrais savoir si vous révélerezla vérité sur votre évasion… L’erreur que j’ai commise…

—Oh! personne ne saura jamais que c’est Arsène Lupin qui a étérelâché. J’ai trop d’intérêt à accumuler autour de moi les ténèbresles plus mystérieuses, pour ne pas laisser à cette évasion soncaractère presque miraculeux. Aussi, ne craignez rien, mon bon ami,et adieu. Je dîne en ville ce soir, et je n’ai que le temps dem’habiller.

—Je vous croyais si désireux de repos!

—Hélas! il y a des obligations mondaines auxquelles on ne peutse soustraire. Le repos commencera demain.

—Et où dînez-vous donc?

—À l’ambassade d’Angleterre.

LE MYSTÉRIEUX VOYAGEUR

La veille, j’avais envoyé mon automobile à Rouen par la route.Je devais l’y rejoindre en chemin de fer, et, de là, me rendre chezdes amis qui habitent les bords de la Seine.

Or, à Paris, quelques minutes avant le départ, sept messieursenvahirent mon compartiment; cinq d’entre eux fumaient. Si courtque soit le trajet en rapide, la perspective de l’effectuer en unetelle compagnie me fut désagréable, d’autant que le wagon, d’ancienmodèle, n’avait pas de couloir. Je pris donc mon pardessus, mesjournaux, mon indicateur, et me réfugiai dans un des compartimentsvoisins.

Une dame s’y trouvait. À ma vue, elle eut un geste decontrariété qui ne m’échappa point, et elle se pencha vers unmonsieur planté sur le marchepied, son mari, sans doute, quil’avait accompagnée à la gare. Le monsieur m’observa et l’examen setermina probablement à mon avantage, car il parla bas à sa femme,en souriant, de l’air dont on rassure un enfant qui a peur. Ellesourit à son tour, et me glissa un œil amical, comme si ellecomprenait tout à coup que j’étais un de ces galants hommes avecqui une femme peut rester enfermée deux heures durant, dans unepetite boîte de six pieds carrés, sans avoir rien à craindre.

Son mari lui dit:

—Tu ne m’en voudras pas, ma chérie, mais j’ai un rendez-vousurgent, et je ne puis attendre.

Il l’embrassa affectueusement, et s’en alla. Sa femme lui envoyapar la fenêtre de petits baisers discrets, et agita sonmouchoir.

Mais un coup de sifflet retentit. Le train s’ébranla.

À ce moment précis, et malgré les protestations des employés, laporte s’ouvrit, et un homme surgit dans notre compartiment. Macompagne, qui était debout alors et rangeait ses affaires le longdu filet, poussa un cri de terreur et tomba sur la banquette.

Je ne suis pas poltron, loin de là, mais j’avoue que cesirruptions de la dernière heure sont toujours pénibles. Ellessemblent équivoques, peu naturelles. Il doit y avoir quelque choselà-dessous, sans quoi…

L’aspect du nouveau venu cependant, et son attitude, eussentplutôt atténué la mauvaise impression produite par son acte. De lacorrection, de l’élégance presque, une cravate de bon goût, desgants propres, un visage énergique… Mais, au fait, où diableavais-je vu ce visage? Car, le doute n’était point possible, jel’avais vu. Du moins, plus exactement, je retrouvais en moi lasorte de souvenir que laisse la vision d’un portrait plusieurs foisaperçu et dont on n’a jamais contemplé l’original. Et, en mêmetemps, je sentais l’inutilité de tout effort de mémoire, tellementce souvenir était inconsistant et vague.

Mais, ayant reporté mon attention sur la dame, je fus stupéfaitde sa pâleur et du bouleversement de ses traits. Elle regardait sonvoisin—ils étaient assis du même côté—avec une expression de réeleffroi, et je constatai qu’une de ses mains, toute tremblante, seglissait vers un petit sac de voyage posé sur la banquette à vingtcentimètres de ses genoux. Elle finit par le saisir et nerveusementl’attira contre elle.

Nos yeux se rencontrèrent, et je lus dans les siens tant demalaise et d’anxiété, que je ne pus m’empêcher de lui dire:

—Vous n’êtes pas souffrante, Madame?… Dois-je ouvrir cettefenêtre?

Sans me répondre, elle me désigna d’un geste craintifl’individu. Je souris comme avait fait son mari, haussai lesépaules et lui expliquai par signes qu’elle n’avait rien àredouter, que j’étais là, et d’ailleurs que ce monsieur semblaitbien inoffensif.

À cet instant, il se tourna vers nous, l’un après l’autre nousconsidéra des pieds à la tête, puis se renfonça dans son coin et nebougea plus.

Il y eut un silence, mais la dame, comme si elle avait ramassétoute son énergie pour accomplir un acte désespéré, me dit d’unevoix à peine intelligible:

—Vous savez qu’il est dans notre train?

—Qui?

—Mais lui… lui… je vous assure.

—Qui, lui?

—Arsène Lupin!

Elle n’avait pas quitté des yeux le voyageur et c’était à luiplutôt qu’à moi qu’elle lança les syllabes de ce nominquiétant.

Il baissa son chapeau sur son nez. Était-ce pour masquer sontrouble ou, simplement, se préparait-il à dormir?

Je fis cette objection:

—Arsène Lupin a été condamné hier, par contumace, à vingt ans detravaux forcés. Il est donc peu probable qu’il commette aujourd’huil’imprudence de se montrer en public. En outre, les journauxn’ont-ils pas signalé sa présence en Turquie, cet hiver, depuis safameuse évasion de la Santé?

—Il se trouve dans ce train, répéta la dame, avec l’intention deplus en plus marquée d’être entendue de notre compagnon, mon mariest sous-directeur aux services pénitentiaires, et c’est lecommissaire de la gare lui-même qui nous a dit qu’on cherchaitArsène Lupin.

—Ce n’est pas une raison…

—On l’a rencontré dans la salle des Pas-Perdus. Il a pris unbillet de première classe pour Rouen.

—Il était facile de mettre la main sur lui.

—Il a disparu. Le contrôleur, à l’entrée des salles d’attente,ne l’a pas vu, mais on supposait qu’il avait passé par les quais debanlieue, et qu’il était monté dans l’express qui part dix minutesaprès nous.

—En ce cas, on l’y aura pincé.

—Et si, au dernier moment, il a sauté de cet express pour venirici, dans notre train… comme c’est probable… comme c’estcertain?

—En ce cas, c’est ici qu’il sera pincé. Car les employés et lesagents n’auront pas manqué de voir ce passage d’un train dansl’autre, et, lorsque nous arriverons à Rouen, on le cueillera bienproprement.

—Lui, jamais! il trouvera le moyen de s’échapper encore.

—En ce cas, je lui souhaite bon voyage.

—Mais d’ici là, tout ce qu’il peut faire!

—Quoi?

—Est-ce que je sais? il faut s’attendre à tout!

Elle était très agitée, et de fait la situation justifiaitjusqu’à un certain point cette surexcitation nerveuse. Presquemalgré moi, je lui dis:

—Il y a en effet des coïncidences curieuses… Maistranquillisez-vous. En admettant qu’Arsène Lupin soit dans un deces wagons, il s’y tiendra bien sage, et, plutôt que de s’attirerde nouveaux ennuis, il n’aura pas d’autre idée que d’éviter lepéril qui le menace.

Mes paroles ne la rassurèrent point. Cependant elle se tut,craignant sans doute d’être indiscrète.

Moi, je dépliai mes journaux et lus les comptes rendus du procèsd’Arsène Lupin. Comme ils ne contenaient rien que l’on ne connûtdéjà, ils ne m’intéressèrent que médiocrement. En outre, j’étaisfatigué, j’avais mal dormi, je sentis mes paupières s’alourdir etma tête s’incliner.

—Mais, Monsieur, vous n’allez pas dormir!

La dame m’arrachait mes journaux et me regardait avecindignation.

—Évidemment non, répondis-je, je n’en ai aucune envie.

—Ce serait de la dernière imprudence, me dit-elle.

—De la dernière, répétai-je.

Et je luttai énergiquement, m’accrochant au paysage, aux nuéesqui rayaient le ciel. Et bientôt tout cela se brouilla dansl’espace, l’image de la dame agitée et du monsieur assoupi s’effaçadans mon esprit, et ce fut en moi le grand, le profond silence dusommeil.

Des rêves inconsistants et légers bientôt l’agrémentèrent, unêtre qui jouait le rôle et portait le nom d’Arsène Lupin y tenaitune certaine place. Il évoluait à l’horizon, le dos chargé d’objetsprécieux, traversait des murs et démeublait des châteaux.

Mais la silhouette de cet être, qui n’était d’ailleurs plusArsène Lupin, se précisa. Il venait vers moi, devenait de plus enplus grand, sautait dans le wagon avec une incroyable agilité, etretombait en plein sur ma poitrine.

Une vive douleur… un cri déchirant… Je me réveillai. L’homme, levoyageur, un genou sur ma poitrine, me serrait à la gorge.

Je vis cela très vaguement, car mes yeux étaient injectés desang. Je vis aussi la dame qui se convulsait dans un coin, en proieà une attaque de nerfs. Je n’essayai même pas de résister.D’ailleurs, je n’en aurais pas eu la force: mes tempesbourdonnaient, je suffoquais… je râlais… Une minute encore… etc’était l’asphyxie.

L’homme dut le sentir. Il relâcha son étreinte. Sans s’écarter,de la main droite, il tendit une corde où il avait préparé un nœudcoulant, et, d’un geste sec, il me lia les deux poignets. En uninstant, je fus garrotté, bâillonné, immobilisé.

Et il accomplit cette besogne de la façon la plus naturelle dumonde, avec une aisance où se révélait le savoir d’un maître, d’unprofessionnel du vol et du crime. Pas un mot, pas un mouvementfébrile. Du sang-froid et de l’audace. Et j’étais là, sur labanquette, ficelé comme une momie, moi, Arsène Lupin!

En vérité, il y avait de quoi rire. Et, malgré la gravité descirconstances, je n’étais pas sans apprécier tout ce que lasituation comportait d’ironique et de savoureux. Arsène Lupin roulécomme un novice! dévalisé comme le premier venu—car, bien entendu,le bandit m’allégea de ma bourse et de mon portefeuille! ArsèneLupin, victime à son tour, dupé, vaincu… Quelle aventure!

Restait la dame. Il n’y prêta même pas attention. Il se contentade ramasser la petite sacoche qui gisait sur le tapis et d’enextraire les bijoux, porte-monnaie, bibelots d’or et d’argentqu’elle contenait. La dame ouvrit un œil, tressaillit d’épouvante,ôta ses bagues et les tendit à l’homme comme si elle avait voulului épargner tout effort inutile. Il prit les bagues et la regarda:elle s’évanouit.

Alors, toujours silencieux et tranquille, sans plus s’occuper denous, il regagna sa place, alluma une cigarette et se livra à unexamen approfondi des trésors qu’il avait conquis, examen qui parutle satisfaire entièrement.

J’étais beaucoup moins satisfait. Je ne parle pas des douzemille francs dont on m’avait indûment dépouillé: c’était un dommageque je n’acceptais que momentanément, et je comptais bien que cesdouze mille francs rentreraient en ma possession dans le plus brefdélai, ainsi que les papiers fort importants que renfermait monportefeuille: projets, devis, adresses, listes de correspondants,lettres compromettantes. Mais, pour le moment, un souci plusimmédiat et plus sérieux me tracassait:

Qu’allait-il se produire?

Comme bien l’on pense, l’agitation causée par mon passage àtravers la gare Saint-Lazare ne m’avait pas échappé. Invité chezdes amis que je fréquentais sous le nom de Guillaume Berlat, etpour qui ma ressemblance avec Arsène Lupin était un sujet deplaisanteries affectueuses, je n’avais pu me grimer à ma guise, etma présence avait été signalée. En outre, on avait vu un homme,Arsène Lupin sans doute, se précipiter de l’express dans le rapide.Donc, inévitablement, fatalement, le commissaire de police deRouen, prévenu par télégramme, et assisté d’un nombre respectabled’agents, se trouverait à l’arrivée du train, interrogerait lesvoyageurs suspects, et procéderait à une revue minutieuse deswagons.

Tout cela, je le prévoyais, et je ne m’en étais pas trop ému,certain que la police de Rouen ne serait pas plus perspicace quecelle de Paris, et que je saurais bien passer inaperçu,—ne mesuffirait-il pas, à la sortie, de montrer négligemment ma carte dedéputé, grâce à laquelle j’avais déjà inspiré toute confiance aucontrôleur de Saint-Lazare?—Mais combien les choses avaient changé!Je n’étais plus libre. Impossible de tenter un de mes coupshabituels. Dans un des wagons, le commissaire découvrirait le sieurArsène Lupin qu’un hasard propice lui envoyait pieds et poingsliés, docile comme un agneau, empaqueté, tout préparé. Il n’auraitqu’à en prendre livraison, comme on reçoit un colis postal qui vousest adressé en gare, bourriche de gibier ou panier de fruits etlégumes.

Et pour éviter ce fâcheux dénouement, que pouvais-je, entortillédans mes bandelettes?

Et le rapide filait vers Rouen, unique et prochaine station,brûlait Vernon, Saint-Pierre.

Un autre problème m’intriguait, où j’étais moins directementintéressé, mais dont la solution éveillait ma curiosité deprofessionnel. Quelles étaient les intentions de mon compagnon?

J’aurais été seul qu’il eût eu le temps, à Rouen, de descendreen toute tranquillité. Mais la dame? À peine la portièreserait-elle ouverte, la dame, si sage et si humble en ce moment,crierait, se démènerait, appellerait au secours!

Et de là mon étonnement! pourquoi ne la réduisait-il pas à lamême impuissance que moi, ce qui lui aurait donné le loisir dedisparaître avant qu’on se fût aperçu de son double méfait?

Il fumait toujours, les yeux fixés sur l’espace qu’une pluiehésitante commençait à rayer de grandes lignes obliques. Une foiscependant il se détourna, saisit mon indicateur et le consulta.

La dame, elle, s’efforçait de rester évanouie, pour rassurer sonennemi. Mais des quintes de toux, provoquées par la fumée,démentaient cet évanouissement.

Quant à moi, j’étais fort mal à l’aise, et très courbaturé. Etje songeais… je combinais…

Pont-de-l’Arche, Oissel… Le rapide se hâtait, joyeux, ivre devitesse.

Saint-Étienne… À cet instant, l’homme se leva, et fit deux pasvers nous, ce à quoi la dame s’empressa de répondre par un nouveaucri et par un évanouissement non simulé.

Mais quel était son but, à lui? Il baissa la glace de notrecôté. La pluie maintenant tombait avec rage, et son geste marqual’ennui qu’il éprouvait à n’avoir ni parapluie ni pardessus. Iljeta les yeux sur le filet: l’en-cas de la dame s’y trouvait. Il leprit. Il prit également mon pardessus et s’en vêtit.

On traversait la Seine. Il retroussa le bas de son pantalon,puis se penchant, il souleva le loquet extérieur.

Allait-il se jeter sur la voie? À cette vitesse c’eût été lamort certaine. On s’engouffra dans le tunnel percé sous la côteSainte-Catherine. L’homme entr’ouvrit la portière et, du pied, tâtala première marche. Quelle folie! Les ténèbres, la fumée, levacarme, tout cela donnait à une telle tentative une apparencefantastique. Mais, tout à coup, le train ralentit, les westinghouses’opposèrent à l’effort des roues. En une minute l’allure devintnormale, diminua encore. Sans aucun doute des travaux deconsolidation étaient projetés dans cette partie du tunnel, quinécessitaient le passage ralenti des trains, depuis quelques jourspeut-être, et l’homme le savait.

Il n’eut donc qu’à poser l’autre pied sur la marche, à descendresur la seconde et à s’en aller paisiblement, non sans avoir aupréalable rabattu le loquet et refermé la portière.

À peine avait-il disparu que du jour éclaira la fumée plusblanche. On déboucha dans une vallée. Encore un tunnel et nousétions à Rouen.

Aussitôt la dame recouvra ses esprits et son premier soin fut dese lamenter sur la perte de ses bijoux. Je l’implorai des yeux.Elle comprit et me délivra du bâillon qui m’étouffait. Elle voulaitaussi dénouer mes liens, je l’en empêchai.

—Non, non, il faut que la police voie les choses en l’état. Jedésire qu’elle soit édifiée sur ce gredin.

—Et si je tirais la sonnette d’alarme?

—Trop tard, il fallait y penser pendant qu’il m’attaquait.

—Mais il m’aurait tuée! Ah! Monsieur, vous l’avais-je dit qu’ilvoyageait dans ce train! Je l’ai reconnu tout de suite, d’après sonportrait. Et le voilà parti avec mes bijoux.

—On le retrouvera, n’ayez pas peur.

—Retrouver Arsène Lupin! Jamais.

—Cela dépend de vous, Madame. Écoutez. Dès l’arrivée, soyez à laportière, et appelez, faites du bruit. Des agents et des employésviendront. Racontez alors ce que vous avez vu, en quelques mots,l’agression dont j’ai été victime et la fuite d’Arsène Lupin.Donnez son signalement, un chapeau mou, un parapluie—le vôtre—unpardessus gris à taille.

—Le vôtre, dit-elle.

—Comment, le mien? Mais non, le sien. Moi, je n’en avaispas.

—Il m’avait semblé qu’il n’en avait pas non plus quand il estmonté.

—Si, si… à moins que ce ne soit un vêtement oublié dans lefilet. En tout cas, il l’avait quand il est descendu, et c’est làl’essentiel… un pardessus gris, à taille, rappelez-vous… Ah!j’oubliais… dites votre nom, dès l’abord. Les fonctions de votremari stimuleront le zèle de tous ces gens.

On arrivait. Elle se penchait déjà à la portière. Je reprisd’une voix un peu forte, presque impérieuse, pour que mes parolesse gravassent bien dans son cerveau.

—Dites aussi mon nom, Guillaume Berlat. Au besoin, dites quevous me connaissez… Cela nous gagnera du temps… il faut qu’onexpédie l’enquête préliminaire… l’important c’est la poursuited’Arsène Lupin… vos bijoux… Il n’y a pas d’erreur, n’est-ce pas?Guillaume Berlat, un ami de votre mari.

—Entendu… Guillaume Berlat.

Elle appelait déjà et gesticulait. Le train n’avait pas stoppéqu’un monsieur montait, suivi de plusieurs hommes. L’heure critiquesonnait.

Haletante, la dame s’écria:

—Arsène Lupin… il nous a attaqués… il a volé mes bijoux… Je suismadame Renaud… mon mari est sous-directeur des servicespénitentiaires… Ah! tenez, voici précisément mon frère, GeorgesArdelle, directeur du Crédit Rouennais… vous devez savoir…

Elle embrassa un jeune homme qui venait de nous rejoindre, etque le commissaire salua, et elle reprit, éplorée:

—Oui, Arsène Lupin… tandis que Monsieur dormait, il s’est jeté àsa gorge… M. Berlat, un ami de mon mari.

Le commissaire demanda:

—Mais où est-il, Arsène Lupin?

—Il a sauté du train sous le tunnel, après la Seine.

—Êtes-vous sûre que ce soit lui?

—Si j’en suis sûre! Je l’ai parfaitement reconnu. D’ailleurs onl’a vu à la gare Saint-Lazare. Il avait un chapeau mou…

—Non pas… un chapeau de feutre dur, comme celui-ci, rectifia lecommissaire en désignant mon chapeau.

—Un chapeau mou, je l’affirme, répéta madame Renaud, et unpardessus gris à taille.

—En effet, murmura le commissaire, le télégramme signale cepardessus gris, à taille et à col de velours noir.

—À col de velours noir, justement, s’écria madame Renaudtriomphante.

Je respirai. Ah! la brave, l’excellente amie que j’avais là!

Les agents cependant m’avaient débarrassé de mes entraves. Je memordis violemment les lèvres, du sang coula. Courbé en deux, lemouchoir sur la bouche, comme il convient à un individu qui estresté longtemps dans une position incommode, et qui porte au visagela marque sanglante du bâillon, je dis au commissaire, d’une voixaffaiblie:

—Monsieur, c’était Arsène Lupin, il n’y a pas de doute… Enfaisant diligence on le rattrapera… Je crois que je puis vous êtred’une certaine utilité…

Le wagon qui devait servir aux constatations de la justice futdétaché. Le train continua vers le Havre. On nous conduisit vers lebureau du chef de gare, à travers la foule des curieux quiencombrait le quai.

À ce moment, j’eus une hésitation. Sous un prétexte quelconque,je pouvais m’éloigner, retrouver mon automobile et filer. Attendreétait dangereux. Qu’un incident se produisît, qu’une dépêchesurvînt de Paris, et j’étais perdu.

Oui, mais mon voleur? Abandonné à mes propres ressources, dansune région qui ne m’était pas très familière, je ne devais pasespérer le rejoindre.

—Bah! tentons le coup, me dis-je, et restons. La partie estdifficile à gagner, mais si amusante à jouer! Et l’enjeu en vaut lapeine.

Et, comme on nous priait de renouveler provisoirement nosdépositions, je m’écriai:

—Monsieur le commissaire, actuellement Arsène Lupin prend del’avance. Mon automobile m’attend dans la cour. Si vous voulez mefaire le plaisir d’y monter, nous essaierions…

Le commissaire sourit d’un air fin:

—L’idée n’est pas mauvaise… si peu mauvaise même, qu’elle est envoie d’exécution.

—Ah!

—Oui, monsieur, deux de mes agents sont partis à bicyclette…depuis un certain temps déjà.

—Mais où?

—À la sortie même du tunnel. Là, ils recueilleront les indices,les témoignages, et suivront la piste d’Arsène Lupin.

Je ne pus m’empêcher de hausser les épaules.

—Vos deux agents ne recueilleront ni indice, ni témoignage.

—Vraiment!

—Arsène Lupin se sera arrangé pour que personne ne le voiesortir du tunnel. Il aura rejoint la première route et, de là…

—Et de là, Rouen, où nous le pincerons.

—Il n’ira pas à Rouen.

—Alors, il restera dans les environs où nous sommes encore plussûrs…

—Il ne restera pas dans les environs.

—Oh! oh! Et où donc se cachera-t-il?

Je tirai ma montre.

—À l’heure présente, Arsène Lupin rôde autour de la gare deDarnétal. À dix heures cinquante, c’est-à-dire dans vingt-deuxminutes, il prendra le train qui va de Rouen, gare du Nord, àAmiens.

—Vous croyez? Et comment le savez-vous?

—Oh! c’est bien simple. Dans le compartiment, Arsène Lupin aconsulté mon indicateur. Pour quelle raison? Y avait-il, non loinde l’endroit où il a disparu, une autre ligne, une gare sur cetteligne, et un train s’arrêtant à cette gare? À mon tour je viens deconsulter l’indicateur. Il m’a renseigné.

—En vérité, monsieur, dit le commissaire, c’est merveilleusementdéduit. Quelle compétence!

Entraîné par ma conviction, j’avais commis une maladresse enfaisant preuve de tant d’habileté. Il me regardait avec étonnement,et je crus sentir qu’un soupçon l’effleurait.—Oh! à peine, car lesphotographies envoyées de tous côtés par le parquet étaient tropimparfaites, représentaient un Arsène Lupin trop différent de celuiqu’il avait devant lui, pour qu’il lui fût possible de mereconnaître. Mais, tout de même, il était troublé, confusémentinquiet.

Il y eut un moment de silence. Quelque chose d’équivoque etd’incertain arrêtait nos paroles. Moi-même, un frisson de gêne mesecoua. La chance allait-elle tourner contre moi? Me dominant, jeme mis à rire.

—Mon Dieu, rien ne vous ouvre la compréhension comme la perted’un portefeuille et le désir de le retrouver. Et il me semble quesi vous vouliez bien me donner deux de vos agents, eux et moi, nouspourrions peut-être…

—Oh! je vous en prie, monsieur le commissaire, s’écria madameRenaud, écoutez M. Berlat.

L’intervention de mon excellente amie fut décisive. Prononcé parelle, la femme d’un personnage influent, ce nom de Berlat devenaitréellement le mien et me conférait une identité qu’aucun soupçon nepouvait atteindre. Le commissaire se leva:

—Je serais trop heureux, monsieur Berlat, croyez-le bien, devous voir réussir. Autant que vous je tiens à l’arrestationd’Arsène Lupin.

Il me conduisit jusqu’à l’automobile. Deux de ses agents, qu’ilme présenta, Honoré Massol et Gaston Delivet, y prirent place. Jem’installai au volant. Mon mécanicien donna le tour de manivelle.Quelques secondes après nous quittions la gare. J’étais sauvé.

Ah! j’avoue qu’en roulant sur les boulevards qui ceignent lavieille cité normande, à l’allure puissante de ma trente-cinqchevaux Moreau-Lepton, je n’étais pas sans concevoir quelqueorgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. À droite et à gauche,les arbres s’enfuyaient derrière nous. Et libre, hors de danger, jen’avais plus maintenant qu’à régler mes petites affairespersonnelles, avec le concours des deux honnêtes représentants dela force publique. Arsène Lupin s’en allait à la recherche d’ArsèneLupin!

Modestes soutiens de l’ordre social, Delivet Gaston et MassolHonoré, combien votre assistance me fut précieuse! Qu’aurais-jefait sans vous? Sans vous, combien de fois, aux carrefours, j’eussechoisi la mauvaise route! Sans vous, Arsène Lupin se trompait, etl’autre s’échappait!

Mais tout n’était pas fini. Loin de là. Il me restait d’abord àrattraper l’individu, et ensuite à m’emparer moi-même des papiersqu’il m’avait dérobés. À aucun prix, il ne fallait que mes deuxacolytes ne missent le nez dans ces documents, encore moins qu’ilsne s’en saisissent. Me servir d’eux et agir en dehors d’eux, voilàce que je voulais et qui n’était point aisé.

À Darnétal, nous arrivâmes trois minutes après le passage dutrain. Il est vrai que j’eus la consolation d’apprendre qu’unindividu en pardessus gris, à taille, à collet de velours noir,était monté dans un compartiment de seconde classe, muni d’unbillet pour Amiens. Décidément mes débuts comme policierpromettaient.

Delivet me dit:

—Le train est express et ne s’arrête plus qu’àMontérolier-Buchy, dans dix-neuf minutes. Si nous n’y sommes pasavant Arsène Lupin, il peut continuer sur Amiens, comme bifurquersur Clères, et de là gagner Dieppe ou Paris.

—Montérolier, quelle distance?

—Vingt-trois kilomètres.

—Vingt-trois kilomètres en dix-neuf minutes… Nous y serons avantlui.

La passionnante étape! Jamais ma fidèle Moreau-Lepton nerépondit à mon impatience avec plus d’ardeur et de régularité. Ilme semblait que je lui communiquais ma volonté directement, sansl’intermédiaire des leviers et des manettes. Elle partageait mesdésirs. Elle approuvait mon obstination. Elle comprenait monanimosité contre ce gredin d’Arsène Lupin. Le fourbe! le traître!aurais-je raison de lui? Se jouerait-il une fois de plus del’autorité, de cette autorité dont j’étais l’incarnation?

—À droite, criait Delivet!… À gauche!… Tout droit!…

Nous glissions au-dessus du sol. Les bornes avaient l’air depetites bêtes peureuses qui s’évanouissaient à notre approche.

Et tout à coup, au détour d’une route, un tourbillon de fumée,l’express du Nord.

Durant un kilomètre, ce fut la lutte, côte à côte, lutte inégaledont l’issue était certaine. À l’arrivée, nous le battions de vingtlongueurs.

En trois secondes nous étions sur le quai, devant les deuxièmesclasses. Les portières s’ouvrirent. Quelques personnesdescendaient. Mon voleur point. Nous inspectâmes les compartiments.Pas d’Arsène Lupin.

—Sapristi, m’écriai-je, il m’aura reconnu dans l’automobiletandis que nous marchions côte à côte, et il aura sauté.

Le chef de train confirma cette supposition. Il avait vu unhomme qui dégringolait le long du remblai, à deux cents mètres dela gare.

—Tenez, là-bas… celui qui traverse le passage à niveau.

Je m’élançai, suivi de mes deux acolytes, ou plutôt suivi del’un d’eux, car l’autre, Massol, se trouvait être un coureurexceptionnel, ayant autant de fond que de vitesse. En peud’instants, l’intervalle qui le séparait du fugitif diminuasingulièrement. L’homme l’aperçut, franchit une haie et détalarapidement vers un talus qu’il grimpa. Nous le vîmes encore plusloin: il entrait dans un petit bois.

Quand nous atteignîmes ce bois, Massol nous y attendait. Ilavait jugé inutile de s’aventurer davantage, dans la crainte denous perdre.

—Et je vous en félicite, mon cher ami, lui dis-je. Après unepareille course, notre individu doit être à bout de souffle. Nousle tenons.

J’examinai les environs, tout en réfléchissant aux moyens deprocéder seul à l’arrestation du fugitif, afin de faire moi-mêmedes reprises que la justice n’aurait sans doute tolérées qu’aprèsbeaucoup d’enquêtes désagréables. Puis je revins à mescompagnons.

—Voilà, c’est facile. Vous, Massol, postez-vous à gauche. Vous,Delivet, à droite. De là, vous surveillez toute la lignepostérieure du bosquet, et il ne peut en sortir, sans être aperçude vous, que par cette cavée, où je prends position. S’il ne sortpas, moi j’entre, et, forcément, je le rabats sur l’un ou surl’autre. Vous n’avez donc qu’à attendre. Ah! j’oubliais: en casd’alerte, un coup de feu.

Massol et Delivet s’éloignèrent chacun de son côté. Aussitôtqu’ils eurent disparu, je pénétrai dans le bois, avec les plusgrandes précautions, de manière à n’être ni vu ni entendu.C’étaient des fourrés épais, aménagés pour la chasse, et coupés desentes très étroites où il n’était possible de marcher qu’en secourbant comme dans des souterrains de verdure.

L’une d’elles aboutissait à une clairière où l’herbe mouilléeprésentait des traces de pas. Je les suivis, en ayant soin de meglisser à travers les taillis. Elles me conduisirent au pied d’unpetit monticule que couronnait une masure en plâtras, à moitiédémolie.

—Il doit être là, pensai-je. L’observatoire est bien choisi.

Je rampai jusqu’à proximité de la bâtisse. Un bruit légerm’avertit de sa présence, et, de fait, par une ouverture, jel’aperçus qui me tournait le dos.

En deux bonds je fus sur lui. Il essaya de braquer le revolverqu’il tenait à la main. Je ne lui en laissai pas le temps, etl’entraînai à terre, de telle façon que ses deux bras étaient prissous lui, tordus, et que je pesais de mon genou sur sapoitrine.

—Écoute, mon petit, lui dis-je à l’oreille, je suis ArsèneLupin. Tu vas me rendre, toute de suite et de bonne grâce, monportefeuille et la sacoche de la dame… moyennant quoi je te tiredes griffes de la police, et je t’enrôle parmi mes amis. Un motseulement: oui ou non?

—Oui, murmura-t-il.

—Tant mieux. Ton affaire, ce matin, était joliment combinée. Ons’entendra.

Je me relevai. Il fouilla dans sa poche, en sortit un largecouteau et voulut m’en frapper.

—Imbécile! m’écriai-je.

D’une main, j’avais paré l’attaque. De l’autre, je lui portai unviolent coup sur l’artère carotide, ce qui s’appelle le «hook à lacarotide»… Il tomba, assommé.

Dans mon portefeuille, je retrouvai mes papiers et mes billetsde banque. Par curiosité, je pris le sien. Sur une enveloppe quilui était adressée, je lus son nom: Pierre Onfrey.

Je tressaillis. Pierre Onfrey, l’assassin de la rue Lafontaine,à Auteuil! Pierre Onfrey, celui qui avait égorgé MmeDelbois et ses deux filles. Je me penchai sur lui. Oui, c’était cevisage qui, dans le compartiment, avait éveillé en moi le souvenirde traits déjà contemplés.

Mais le temps passait. Je mis dans une enveloppe deux billets decent francs, avec une carte et ces mots: «Arsène Lupin à ses bonscollègues Honoré Massol et Gaston Delivet, en témoignage dereconnaissance.» Je posai cela en évidence au milieu de la pièce. Àcôté, la sacoche de Mme Renaud. Pouvais-je ne point larendre à l’excellente amie qui m’avait secouru? Je confessecependant que j’en retirai tout ce qui présentait un intérêtquelconque, n’y laissant qu’un peigne en écaille, un bâton de rougeDorin pour les lèvres et un porte-monnaie vide. Que diable! Lesaffaires sont les affaires. Et puis, vraiment son mari exerçait unmétier si peu honorable!…

Restait l’homme. Il commençait à remuer. Que devais-je faire? Jen’avais qualité ni pour le sauver ni pour le condamner.

Je lui enlevai ses armes et tirai en l’air un coup derevolver.

—Les deux autres vont venir, pensai-je, qu’il se débrouille! Leschoses s’accompliront dans le sens de son destin.

Et je m’éloignai au pas de course par le chemin de la cavée.

Vingt minutes plus tard, une route de traverse, que j’avaisremarquée lors de notre poursuite, me ramenait auprès de monautomobile.

À quatre heures je télégraphiais à mes amis de Rouen qu’unincident imprévu me contraignait à remettre ma visite. Entre nous,je crains fort, étant donné ce qu’ils doivent savoir maintenant,d’être obligé de la remettre indéfiniment. Cruelle désillusion poureux!

À six heures, je rentrais à Paris par l’Isle-Adam, Enghien et laporte Bineau.

Les journaux du soir m’apprirent que l’on avait enfin réussi às’emparer de Pierre Onfrey.

Le lendemain,—ne dédaignons point les avantagesd’une intelligente réclame—l’Écho de France publiait cetentrefilet sensationnel:

«Hier, aux environs de Buchy, après de nombreux incidents,Arsène Lupin a opéré l’arrestation de Pierre Onfrey. L’assassin dela rue Lafontaine venait de dévaliser sur la ligne de Paris auHavre Mme Renaud, la femme du sous-directeur desservices pénitentiaires. Arsène Lupin a restitué à MmeRenaud la sacoche qui contenait ses bijoux, et a récompenségénéreusement les deux agents de la Sûreté qui l’avaient aidé aucours de cette dramatique arrestation.»

LE COLLIER DE LA REINE

Deux ou trois fois par an, à l’occasion de solennitésimportantes, comme les bals de l’ambassade d’Autriche ou lessoirées de lady Billingstone, la comtesse de Dreux-Soubise mettaitsur ses blanches épaules «le Collier de la Reine».

C’était bien le fameux collier, le collier légendaire que Böhmeret Bassenge, joailliers de la couronne, destinaient à la Du Barry,que le cardinal de Rohan-Soubise crut offrir à Marie-Antoinette,reine de France, et que l’aventurière Jeanne de Valois, comtesse dela Motte, dépeça un soir de février 1785, avec l’aide de son mariet de leur complice Rétaux de Villette.

Pour dire vrai, la monture seule était authentique. Rétaux deVillette l’avait conservée, tandis que le sieur de la Motte et safemme dispersaient aux quatre vents les pierres brutalementdesserties, les admirables pierres si soigneusement choisies parBöhmer. Plus tard, en Italie, il la vendit à Gaston deDreux-Soubise, neveu et héritier du cardinal, sauvé par lui de laruine lors de la retentissante banqueroute de Rohan-Guéménée, etqui en souvenir de son oncle, racheta les quelques diamants quirestaient en la possession du bijoutier anglais Jefferys, lescompléta avec d’autres de valeur beaucoup moindre, mais de mêmedimension, et parvint à reconstituer le merveilleux «collier enesclavage», tel qu’il était sorti des mains de Böhmer etBassenge.

De ce bijou historique, pendant près d’un siècle, lesDreux-Soubise s’enorgueillirent. Bien que diverses circonstanceseussent notablement diminué leur fortune, ils aimèrent mieuxréduire leur train de maison que d’aliéner la royale et précieuserelique. En particulier le comte actuel y tenait comme on tient àla demeure de ses pères. Par prudence, il avait loué un coffre auCrédit Lyonnais pour l’y déposer. Il allait l’y chercher lui-mêmel’après-midi du jour où sa femme voulait s’en parer, et l’yreportait lui-même le lendemain.

Ce soir-là, à la réception du Palais de Castille, la comtesseeut un véritable succès, et le roi Christian, en l’honneur de quila fête était donnée, remarqua sa beauté magnifique. Les pierreriesruisselaient autour du cou gracieux. Les mille facettes desdiamants brillaient et scintillaient comme des flammes à la clartédes lumières. Nulle autre qu’elle, semblait-il, n’eût pu porteravec tant d’aisance et de noblesse le fardeau d’une telleparure.

Ce fut un double triomphe, que le comte de Dreux goûtaprofondément, et dont il s’applaudit quand ils furent rentrés dansla chambre de leur vieil hôtel du faubourg Saint-Germain. Il étaitfier de sa femme, et tout autant peut-être du bijou qui illustraitsa maison depuis quatre générations. Et sa femme en tirait unevanité un peu puérile, mais qui était bien la marque de soncaractère altier.

Non sans regret elle détacha le collier de ses épaules et letendit à son mari qui l’examina avec admiration, comme s’il ne leconnaissait point. Puis l’ayant remis dans son écrin de cuir rougeaux armes du Cardinal, il passa dans un cabinet voisin, sorted’alcôve plutôt que l’on avait complètement isolée de la chambre,et dont l’unique entrée se trouvait au pied de leur lit. Comme lesautres fois, il le dissimula sur une planche assez élevée, parmides cartons à chapeau et des piles de linge. Il referma la porte etse dévêtit.

Au matin, il se leva vers neuf heures, avec l’intention d’aller,avant le déjeuner, jusqu’au Crédit Lyonnais. Il s’habilla, but unetasse de café et descendit aux écuries. Là, il donna des ordres. Undes chevaux l’inquiétait. Il le fit marcher et trotter devant luidans la cour. Puis il retourna près de sa femme.

Elle n’avait point quitté la chambre et se coiffait, aidée de sabonne. Elle lui dit:

—Vous sortez!

—Oui… pour cette course…

—Ah! en effet… c’est plus prudent…

Il pénétra dans le cabinet. Mais, au bout de quelques secondes,il demanda, sans le moindre étonnement d’ailleurs:

—Vous l’avez pris, chère amie?

Elle répliqua:

—Comment? mais non, je n’ai rien pris.

—Vous l’avez dérangé.

—Pas du tout… je n’ai même pas ouvert cette porte.

Il apparut, décomposé, et il balbutia, la voix à peineintelligible:

—Vous n’avez pas?… Ce n’est pas vous?… Alors…

Elle accourut, et ils cherchèrent fiévreusement, jetant lescartons à terre et démolissant les piles de linge. Et le comterépétait:

—Inutile… tout ce que nous faisons est inutile… C’est ici, là,sur cette planche, que je l’ai mis.

—Vous avez pu vous tromper.

—C’est ici, là, sur cette planche, et pas sur une autre.

Ils allumèrent une bougie, car la pièce était assez obscure, etils enlevèrent tout le linge et tous les objets qui l’encombraient.Et quand il n’y eut plus rien dans le cabinet, ils durent s’avoueravec désespoir que le fameux collier, «le Collier en esclavage dela Reine», avait disparu.

De nature résolue, la comtesse, sans perdre de temps en vaineslamentations, fit prévenir le commissaire, M. Valorbe, dont ilsavaient eu déjà l’occasion d’apprécier l’esprit sagace et laclairvoyance. On le mit au courant par le détail, et tout de suiteil demanda:

—Êtes-vous sûr, Monsieur le comte, que personne n’a pu traverserla nuit votre chambre.

—Absolument sûr. J’ai le sommeil très léger. Mieux encore: laporte de cette chambre était fermée au verrou. J’ai dû le tirer cematin quand ma femme a sonné la bonne.

—Et il n’existe pas d’autre passage qui permette de s’introduiredans le cabinet?

—Aucun.

—Pas de fenêtre?

—Si, mais elle est condamnée.

—Je désirerais m’en rendre compte…

On alluma des bougies, et aussitôt M. Valorbe fit remarquer quela fenêtre n’était condamnée qu’à mi-hauteur, par un bahut, lequelen outre ne touchait pas exactement aux croisées.

—Il y touche suffisamment, répliqua M. de Dreux, pour qu’il soitimpossible de le déplacer sans faire beaucoup de bruit.

—Et sur quoi donne cette fenêtre?

—Sur une courette intérieure.

—Et vous avez encore un étage au-dessus de celui-là?

—Deux, mais au niveau de celui des domestiques, la courette estprotégée par une grille à petites mailles. C’est pourquoi nousavons si peu de jour.

D’ailleurs, quand on eut écarté le bahut, on constata que lafenêtre était close, ce qui n’aurait pas été si quelqu’un avaitpénétré du dehors.

—À moins, observa le comte, que ce quelqu’un ne soit sorti parnotre chambre.

—Auquel cas, vous n’auriez pas trouvé le verrou de cette chambrepoussé.

Le commissaire réfléchit un instant, puis se tournant vers lacomtesse:

—Savait-on dans votre entourage, Madame, que vous deviez porterce collier hier soir?

—Certes, je ne m’en suis pas cachée. Mais personne ne savait quenous l’enfermions dans ce cabinet.

—Personne?

—Personne… À moins que…

—Je vous en prie, Madame, précisez. C’est là un point des plusimportants.

Elle dit à son mari:

—Je songeais à Henriette.

—Henriette? Elle ignore ce détail comme les autres.

—En es-tu certain?

—Quelle est cette dame? interrogea M. Valorbe.

—Une amie de couvent, qui s’est fâchée avec sa famille pourépouser une sorte d’ouvrier. À la mort de son mari, je l’airecueillie avec son fils, et leur ai meublé un appartement dans cethôtel.

Et elle ajouta avec embarras:

—Elle me rend quelques services. Elle est très adroite de sesmains.

—À quel étage habite-t-elle?

—Au nôtre, pas loin du reste… à l’extrémité de ce couloir… Etmême, j’y pense… la fenêtre de sa cuisine…

—Ouvre sur cette courette, n’est-ce pas?

—Oui, juste en face de la nôtre.

Un léger silence suivit cette déclaration.

Puis M. Valorbe demanda qu’on le conduisît auprèsd’Henriette.

Ils la trouvèrent en train de coudre, tandis que son fils Raoul,un bambin de six à sept ans, lisait à ses côtés. Assez étonné devoir le misérable appartement qu’on avait meublé pour elle, et quise composait au total d’une pièce sans cheminée et d’un réduitservant de cuisine, le commissaire la questionna. Elle parutbouleversée en apprenant le vol commis. La veille au soir, elleavait elle-même habillé la comtesse et fixé le collier autour deson cou.

—Seigneur Dieu! s’écria-t-elle, qui m’aurait jamais dit?

—Et vous n’avez aucune idée? pas le moindre doute? Il estpossible cependant que le coupable ait passé par votre chambre.

Elle rit de bon cœur, sans même imaginer qu’on pouvaitl’effleurer d’un soupçon:

—Mais je ne l’ai pas quittée, ma chambre! je ne sors jamais,moi. Et puis, vous n’avez donc pas vu?

Elle ouvrit la fenêtre du réduit.

—Tenez, il y a bien trois mètres jusqu’au rebord opposé.

—Qui vous a dit que nous envisagions l’hypothèse d’un voleffectué par là?

—Mais… le collier n’était-il pas dans le cabinet?

—Comment le savez-vous?

—Dame! j’ai toujours su qu’on l’y mettait la nuit… on en a parlédevant moi…

Sa figure, encore jeune, mais que les chagrins avaient flétrie,marquait une grande douceur et de la résignation. Cependant elleeut soudain, dans le silence, une expression d’angoisse, comme siun danger l’eût menacée. Elle attira son fils contre elle. L’enfantlui prit la main et l’embrassa tendrement.

—Je ne suppose pas, dit M. de Dreux au commissaire, quand ilsfurent seuls, je ne suppose pas que vous la soupçonniez? Je répondsd’elle. C’est l’honnêteté même.

—Oh! je suis tout à fait de votre avis, affirma M. Valorbe.C’est tout au plus si j’avais pensé à une complicité inconsciente.Mais je reconnais que cette explication doit être abandonnée…d’autant qu’elle ne résout nullement le problème auquel nous nousheurtons.

Le commissaire ne poussa pas plus avant cette enquête, que lejuge d’instruction reprit et compléta les jours suivants. Oninterrogea les domestiques, on vérifia l’état du verrou, on fit desexpériences sur la fermeture et sur l’ouverture de la fenêtre ducabinet, on explora la courette de haut en bas… Tout fut inutile.Le verrou était intact. La fenêtre ne pouvait s’ouvrir ni se fermerdu dehors.

Plus spécialement, les recherches visèrent Henriette, car,malgré tout, on en revenait toujours de ce côté. On fouilla sa vieminutieusement, et il fut constaté que, depuis trois ans, ellen’était sortie que quatre fois de l’hôtel, et les quatre fois pourdes courses que l’on put déterminer. En réalité, elle servait defemme de chambre et de couturière à Madame de Dreux, qui semontrait à son égard d’une rigueur dont tous les domestiquestémoignèrent en confidence.

—D’ailleurs, disait le juge d’instruction, qui, au bout d’unesemaine, aboutit aux mêmes conclusions que le commissaire, enadmettant que nous connaissions le coupable, et nous n’en sommespas là, nous n’en saurions pas davantage sur la manière dont le vola été commis. Nous sommes barrés à droite et à gauche par deuxobstacles: une porte et une fenêtre fermées. Le mystère est double!Comment a-t-on pu s’introduire, et comment, ce qui était beaucoupplus difficile, a-t-on pu s’échapper en laissant derrière soi uneporte close au verrou et une fenêtre fermée?

Au bout de quatre mois d’investigations, l’idée secrète du jugeétait celle-ci: M. et Mme de Dreux, pressés par desbesoins d’argent, qui, de fait, étaient considérables, avaientvendu le Collier de la Reine. Il classa l’affaire.

Le vol du précieux bijou porta aux Dreux-Soubise uncoup dont ils gardèrent longtemps la marque. Leur crédit n’étantplus soutenu par la sorte de réserve que constituait un tel trésor,ils se trouvèrent en face de créanciers plus exigeants et deprêteurs moins favorables. Ils durent couper dans le vif, aliéner,hypothéquer. Bref, c’eût été la ruine si deux gros héritages deparents éloignés ne les avaient sauvés.

Ils souffrirent aussi dans leur orgueil, comme s’ils avaientperdu un quartier de noblesse. Et, chose bizarre, ce fut à sonancienne amie de pension que la comtesse s’en prit. Elle ressentaitcontre elle une véritable rancune et l’accusait ouvertement. On larelégua d’abord à l’étage des domestiques, puis on la congédia dujour au lendemain.

Et la vie coula, sans événements notables. Ils voyagèrentbeaucoup.

Un seul fait doit être relevé au cours de cette époque. Quelquesmois après le départ d’Henriette, la comtesse reçut d’elle unelettre qui la remplit d’étonnement:

«Madame,

«Je ne sais comment vous remercier. Car c’est bien vous,n’est-ce pas, qui m’avez envoyé cela? Ce ne peut être que vous.Personne autre ne connaît ma retraite au fond de ce petit village.Si je me trompe, excusez-moi, et retenez du moins l’expression dema reconnaissance pour vos bontés passées… »

Que voulait-elle dire? Les bontés présentes ou passées de lacomtesse envers elle se réduisaient à beaucoup d’injustices. Quesignifiaient ces remerciements?

Sommée de s’expliquer, elle répondit qu’elle avait reçu par laposte, en un pli non recommandé ni chargé, deux billets de millefrancs. L’enveloppe, qu’elle joignait à sa réponse, était timbréede Paris et ne portait que son adresse, tracée d’une écriturevisiblement déguisée.

D’où provenaient ces deux mille francs? Qui les avait envoyés?La justice s’informa. Mais quelle piste pouvait-on suivre parmi cesténèbres?

Et le même fait se reproduisit douze mois après. Et unetroisième fois; et une quatrième fois; et chaque année pendant sixans, avec cette différence que la cinquième et la sixième année, lasomme doubla, ce qui permit à Henriette, tombée subitement malade,de se soigner comme il convenait.

Autre différence: l’administration de la poste ayant saisi unedes lettres sous prétexte qu’elle n’était point chargée, les deuxdernières lettres furent envoyées selon le règlement, la premièredatée de Saint-Germain, l’autre de Suresnes. L’expéditeur signad’abord Anquety, puis Péchard. Les adresses qu’il donna étaientfausses.

Au bout de six ans, Henriette mourut. L’énigme demeuraentière.

* * *

Tous ces événements sont connus du public. L’affaire fut decelles qui passionnèrent l’opinion, et c’est un destin étrange quecelui de ce collier, qui, après avoir bouleversé la France à la findu dix-huitième siècle, souleva encore tant d’émotion un siècleplus tard. Mais ce que je vais dire est ignoré de tous, sauf desprincipaux intéressés et de quelques personnes auxquelles le comtedemanda le secret absolu. Comme il est probable qu’un jour oul’autre elles manqueront à leur promesse, je n’ai, moi, aucunscrupule à déchirer le voile et l’on aura ainsi, en même temps quela clef de l’énigme, l’explication de la lettre publiée par lesjournaux d’avant-hier matin, lettre extraordinaire qui ajoutaitencore, si c’est possible, un peu d’ombre et de mystère auxobscurités de ce drame.

Il y a cinq jours de cela. Au nombre des invités qui déjeunaientchez M. de Dreux-Soubise, se trouvaient ses deux nièces et sacousine, et, comme hommes, le président d’Essaville, le députéBochas, le chevalier Floriani que le comte avait connu en Sicile,et le général marquis de Rouzières, un vieux camarade decercle.

Après le repas, ces dames servirent le café, et les messieurseurent l’autorisation d’une cigarette, à condition de ne pointdéserter le salon. On causa. L’une des jeunes filles s’amusa àfaire les cartes et à dire la bonne aventure. Puis on en vint àparler de crimes célèbres. Et c’est à ce propos que M. deRouzières, qui ne manquait jamais l’occasion de taquiner le comte,rappela l’aventure du collier, sujet de conversation que M. deDreux avait en horreur.

Aussitôt chacun donna son avis. Chacun recommença l’instructionà sa manière. Et, bien entendu, toutes les hypothèses secontredisaient, toutes également inadmissibles.

—Et vous, Monsieur, demanda la comtesse au chevalier Floriani,quelle est votre opinion?

—Oh! moi, je n’ai pas d’opinion, Madame.

On se récria. Précisément le chevalier venait de raconter trèsbrillamment diverses aventures auxquelles il avait été mêlé avecson père, magistrat à Palerme, et où s’étaient affirmés sonjugement et son goût pour ces questions.

—J’avoue, dit-il, qu’il m’est arrivé de réussir alors que deplus habiles avaient renoncé. Mais de là à me considérer comme unSherlock Holmes… Et puis, c’est à peine si je sais de quoi ils’agit.

On se tourna vers le maître de la maison. À contre-cœur, il dutrésumer les faits. Le chevalier écouta, réfléchit, posa quelquesinterrogations, et murmura:

—C’est drôle… à première vue il ne me semble pas que la chosesoit si difficile à deviner.

Le comte haussa les épaules. Mais les autres personness’empressèrent autour du chevalier, et il reprit d’un ton un peudogmatique:

—En général, pour remonter à l’auteur d’un crime ou d’un vol, ilfaut déterminer comment ce crime ou ce vol ont été commis, ou dumoins ont pu être commis. Dans le cas actuel, rien de plus simpleselon moi, car nous nous trouvons en face, non pas de plusieurshypothèses, mais d’une certitude, d’une certitude unique,rigoureuse, et qui s’énonce ainsi: l’individu ne pouvait entrer quepar la porte de la chambre ou par la fenêtre du cabinet. Or, onn’ouvre pas, de l’extérieur, une porte verrouillée. Donc il estentré par la fenêtre.

—Elle était fermée et on l’a retrouvée fermée, déclara nettementM. de Dreux.

—Pour cela, continua Floriani sans relever l’interruption, iln’a eu besoin que d’établir un pont, planche ou échelle, entre lebalcon de la cuisine et le rebord de la fenêtre, et dès quel’écrin…

—Mais je vous répète que la fenêtre était fermée! s’écria lecomte avec impatience.

Cette fois Floriani dut répondre. Il le fit avec la plus grandetranquillité, en homme qu’une objection aussi insignifiante netrouble point.

—Je veux croire qu’elle l’était, mais n’y a-t-il pas unvasistas?

—Comment le savez-vous?

—D’abord c’est presque une règle dans les hôtels de cetteépoque. Et ensuite il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque,autrement, le vol est inexplicable.

—En effet, il y en a un, mais il était clos, comme la fenêtre.On n’y a même pas fait attention.

—C’est un tort. Car si on y avait fait attention, on aurait vuévidemment qu’il avait été ouvert.

—Et comment?

—Je suppose que, pareil à tous les autres, il s’ouvre au moyend’un fil de fer tressé, muni d’un anneau à son extrémitéinférieure?

—Oui.

—Et cet anneau pendait entre la croisée et le bahut?

—Oui, mais je ne comprends pas…

—Voici. Par une fente pratiquée dans le carreau, on a pu, àl’aide d’un instrument quelconque, mettons une baguette de ferpourvue d’un crochet, agripper l’anneau, peser et ouvrir.

Le comte ricana:

—Parfait! parfait! vous arrangez tout cela avec une aisance!seulement vous oubliez une chose, cher Monsieur, c’est qu’il n’y apas eu de fente pratiquée dans le carreau.

—Il y a eu une fente.

—Allons donc! on l’aurait vue.

—Pour voir il faut regarder, et l’on n’a pas regardé. La fenteexiste, il est matériellement impossible qu’elle n’existe pas, lelong du carreau, contre le mastic… dans le sens vertical, bienentendu…

Le comte se leva. Il paraissait très surexcité. Il arpenta deuxou trois fois le salon d’un pas nerveux, et, s’approchant deFloriani:

—Rien n’a changé là-haut depuis ce jour… personne n’a mis lespieds dans ce cabinet.

—En ce cas, Monsieur, il vous est loisible de vous assurer quemon explication concorde avec la réalité.

—Elle ne concorde avec aucun des faits que la justice aconstatés. Vous n’avez rien vu, vous ne savez rien, et vous allez àl’encontre de tout ce que nous avons vu et de tout ce que noussavons.

Floriani ne sembla point remarquer l’irritation du comte, et ildit en souriant:

—Mon Dieu, Monsieur, je tâche de voir clair, voilà tout. Si jeme trompe, prouvez-moi mon erreur.

—Sans plus tarder… J’avoue qu’à la longue votre assurance…

M. de Dreux mâchonna encore quelques paroles, puis, soudain, sedirigea vers la porte et sortit.

Pas un mot ne fut prononcé. On attendait anxieusement, comme si,vraiment, une parcelle de la vérité allait apparaître. Et lesilence avait une gravité extrême.

Enfin, le comte apparut dans l’embrasure de la porte. Il étaitpâle et singulièrement agité. Il dit à ses amis d’une voixtremblante:

—Je vous demande pardon… les révélations de Monsieur sont siimprévues… je n’aurais jamais pensé…

Sa femme l’interrogea avidement:

—Parle… je t’en supplie… qu’y a-t-il?

Il balbutia:

—La fente existe… à l’endroit même indiqué… le long ducarreau…

Il saisit brusquement le bras du chevalier et lui dit d’un tonimpérieux:

—Et maintenant, Monsieur, poursuivez… je reconnais que vous avezraison jusqu’ici, mais maintenant… Ce n’est pas fini… répondez… ques’est-il passé selon vous?

Floriani se dégagea doucement et après un instant prononça:

—Eh bien, selon moi, voilà ce qui s’est passé. L’individu,sachant que Mme de Dreux allait au bal avec le collier,a jeté sa passerelle pendant votre absence. Au travers de lafenêtre il vous a surveillé et vous a vu cacher le bijou. Dès quevous êtes parti, il a coupé la vitre et a tiré l’anneau.

—Soit, mais la distance est trop grande pour qu’il ait pu, parle vasistas, atteindre la poignée de la fenêtre.

—S’il n’a pu l’ouvrir, c’est qu’il est entré par le vasistaslui-même.

—Impossible; il n’y a pas d’homme assez mince pour s’introduirepar là.

—Alors ce n’est pas un homme.

—Comment!

—Certes. Si le passage est trop étroit pour un homme, il fautbien que ce soit un enfant.

—Un enfant!

—Ne m’avez-vous pas dit que votre amie Henriette avait unfils!

—En effet… un fils qui s’appelait Raoul.

—Il est infiniment probable que c’est ce Raoul qui a commis levol.

—Quelle preuve en avez-vous?

—Quelle preuve!… il n’en manque pas de preuves… Ainsi parexemple…

Il se tut et réfléchit quelques secondes. Puis il reprit:

—Ainsi, par exemple, cette passerelle, il n’est pas à croire quel’enfant l’ait apportée du dehors et remportée sans que l’on s’ensoit aperçu. Il a dû employer ce qui était à sa disposition. Dansle réduit où Henriette faisait sa cuisine, il y avait, n’est-cepas, des tablettes accrochées au mur où l’on posait lescasseroles?

—Deux tablettes, autant que je m’en souvienne.

—Il faudrait s’assurer si ces planches sont réellement fixéesaux tasseaux de bois qui les supportent. Dans le cas contraire nousserions autorisés à penser que l’enfant les a déclouées, puisattachées l’une à l’autre. Peut-être aussi, puisqu’il y avait unfourneau, trouverait-on le crochet à fourneau dont il a dû seservir pour ouvrir le vasistas.

Sans mot dire le comte sortit, et cette fois les assistants neressentirent même point la petite anxiété de l’inconnu qu’ilsavaient éprouvée la première fois. Ils savaient, ils savaient defaçon absolue, que les prévisions de Floriani étaient justes. Ilémanait de cet homme une impression de certitude si rigoureusequ’on l’écoutait non point comme s’il déduisait des faits les unsdes autres, mais comme s’il racontait des événements dont il étaitfacile de vérifier au fur et à mesure l’authenticité.

Et personne ne s’étonna lorsqu’à son retour le comtedéclara:

—C’est bien l’enfant, c’est bien lui, tout l’atteste.

—Vous avez vu les planches… le crochet?

—J’ai vu… les planches ont été déclouées… le crochet est encorelà.

Mais Mme de Dreux-Soubise s’écria:

—C’est lui… Vous voulez dire plutôt que c’est sa mère. Henrietteest la seule coupable. Elle aura obligé son fils…

—Non, affirma le chevalier, la mère n’y est pour rien.

—Allons donc! ils habitaient la même chambre, l’enfant n’auraitpu agir à l’insu d’Henriette.

—Ils habitaient la même chambre, mais tout s’est passé dans lapièce voisine, la nuit, tandis que la mère dormait.

—Et le collier? fit le comte, on l’aurait trouvé dans lesaffaires de l’enfant.

—Pardon! il sortait, lui. Le matin même où vous l’avez surprisdevant sa table de travail, il venait de l’école, et peut-être lajustice, au lieu d’épuiser ses ressources contre la mère innocente,aurait-elle été mieux inspirée en perquisitionnant là-bas, dans lepupitre de l’enfant, parmi ses livres de classe.

—Soit, mais ces deux mille francs qu’Henriette recevait chaqueannée, n’est-ce pas le meilleur signe de sa complicité?

—Complice, vous eût-elle remerciés de cet argent? Et puis, ne lasurveillait-on pas? Tandis que l’enfant est libre, lui, il a toutefacilité pour courir jusqu’à la ville voisine, pour s’aboucher avecun revendeur quelconque et lui céder à vil prix un diamant, deuxdiamants, selon le cas… sous la seule condition que l’envoid’argent sera effectué de Paris, moyennant quoi on recommenceral’année suivante.

Un malaise indéfinissable oppressait lesDreux-Soubise et leurs invités. Vraiment il y avait dans le ton,dans l’attitude de Floriani, autre chose que cette certitude qui,dès le début, avait si fort agacé le comte. Il y avait comme del’ironie, et une ironie qui semblait plutôt hostile que sympathiqueet amicale ainsi qu’il eût convenu.

Le comte affecta de rire.

—Tout cela est d’un ingénieux qui me ravit, mes compliments.Quelle imagination brillante!

—Mais non, mais non, s’écria Floriani avec plus de gravité, jen’imagine pas, j’évoque des circonstances qui furent inévitablementtelles que je les montre.

—Qu’en savez-vous?

—Ce que vous-même m’en avez dit. Je me représente la vie de lamère et de l’enfant, là-bas, au fond de la province, la mère quitombe malade, les ruses et les inventions du petit pour vendre lespierreries et sauver sa mère ou tout au moins adoucir ses derniersmoments. Le mal l’emporte. Elle meurt. Des années passent. L’enfantgrandit, devient un homme. Et alors—et pour cette fois, je veuxbien admettre que mon imagination se donne libre cours—supposonsque cet homme éprouve le besoin de revenir dans les lieux où il avécu son enfance, qu’il les revoie, qu’il retrouve ceux qui ontsoupçonné, accusé sa mère… pensez-vous à l’intérêt poignant d’unetelle entrevue dans la vieille maison où se sont déroulées lespéripéties du drame?

Ses paroles retentirent quelques secondes dans le silenceinquiet, et sur le visage de M. et Mme de Dreux, selisait un effort éperdu pour comprendre, en même temps que la peur,que l’angoisse de comprendre. Le comte murmura:

—Qui êtes-vous donc, Monsieur?

—Moi? mais le chevalier Floriani que vous avez rencontré àPalerme, et que vous avez été assez bon de convier chez vous déjàplusieurs fois.

—Alors que signifie cette histoire?

—Oh! mais rien du tout! C’est un simple jeu de ma part. J’essaiede me figurer la joie que le fils d’Henriette, s’il existe encore,aurait à vous dire qu’il fut le seul coupable, et qu’il le futparce que sa mère était malheureuse, sur le point de perdre laplace de… domestique dont elle vivait, et parce que l’enfantsouffrait de voir sa mère malheureuse.

Il s’exprimait avec une émotion contenue, à demi levé et penchévers la comtesse. Aucun doute ne pouvait subsister. Le chevalierFloriani n’était autre que le fils d’Henriette. Tout, dans sonattitude, dans ses paroles, le proclamait. D’ailleurs n’était-cepoint son intention évidente, sa volonté même d’être reconnu commetel?

Le comte hésita. Quelle conduite allait-il tenirenvers l’audacieux personnage? Sonner? Provoquer un scandale?Démasquer celui qui l’avait dépouillé jadis? Mais il y avait silongtemps! Et qui voudrait admettre cette histoire absurde d’enfantcoupable? Non, il valait mieux accepter la situation, en affectantde n’en point saisir le véritable sens. Et le comte, s’approchantde Floriani, s’écria avec enjouement:

—Très amusant, très curieux, votre roman. Je vous jure qu’il mepassionne. Mais, suivant vous, qu’est-il devenu ce bon jeune homme,ce modèle des fils? J’espère qu’il ne s’est pas arrêté en si beauchemin.

—Oh! certes, non.

—N’est-ce pas! Après un tel début! Prendre le Collier de laReine à six ans, le célèbre collier que convoitaitMarie-Antoinette!

—Et le prendre, observa Floriani, se prêtant au jeu du comte, leprendre sans qu’il lui en coûte le moindre désagrément, sans quepersonne ait l’idée d’examiner l’état des carreaux ou s’avise quele rebord de la fenêtre est trop propre, ce rebord qu’il avaitessuyé pour effacer les traces de son passage sur l’épaissepoussière… Avouez qu’il y avait de quoi tourner la tête d’un gaminde son âge. C’est donc si facile? Il n’y a donc qu’à vouloir et àtendre la main?… Ma foi, il voulut…

—Et il tendit la main.

—Les deux mains, reprit le chevalier en riant.

Il y eut un frisson. Quel mystère cachait la vie de cesoi-disant Floriani? Combien extraordinaire devait être l’existencede cet aventurier, voleur génial à six ans, et qui, aujourd’hui,par un raffinement de dilettante en quête d’émotion, ou tout auplus pour satisfaire un sentiment de rancune, venait braver savictime chez elle, audacieusement, follement, et cependant avectoute la correction d’un galant homme en visite!

Il se leva et s’approcha de la comtesse pour prendre congé. Elleréprima un mouvement de recul. Il sourit.

—Oh! Madame, vous avez peur! aurais-je donc poussé trop loin mapetite comédie de sorcier de salon!

Elle se domina et répondit avec la même désinvolture un peurailleuse:

—Nullement, Monsieur. La légende de ce bon fils m’a au contrairefort intéressée, et je suis heureuse que mon collier ait étél’occasion d’une destinée aussi brillante. Mais ne croyez-vous pasque le fils de cette… femme, de cette Henriette, obéissait surtoutà sa vocation?

Il tressaillit, sentant la pointe, et répliqua:

—J’en suis persuadé, et il fallait même que cette vocation fûtsérieuse pour que l’enfant ne se rebutât point.

—Et comment cela?

—Mais oui, vous le savez, la plupart des pierres étaientfausses. Il n’y avait de vrais que les quelques diamants rachetésau bijoutier anglais, les autres ayant été vendus un à un selon lesdures nécessités de la vie.

—C’était toujours le Collier de la Reine, Monsieur, dit lacomtesse avec hauteur, et voilà, me semble-t-il, ce que le filsd’Henriette ne pouvait comprendre.

—Il a dû comprendre, Madame, que, faux ou vrai, le collier étaitavant tout un objet de parade, une enseigne.

M. de Dreux fit un geste. Sa femme aussitôt le prévint.

—Monsieur, dit-elle, si l’homme auquel vous faites allusion a lamoindre pudeur…

Elle s’interrompit, intimidée par le calme regard deFloriani.

Il répéta:

—Si cet homme a la moindre pudeur…

Elle sentit qu’elle ne gagnerait rien à lui parler de la sorte,et malgré elle, malgré sa colère et son indignation, toutefrémissante d’orgueil humilié, elle lui dit presque poliment:

—Monsieur, la légende veut que Rétaux de Villette, quand il eutle Collier de la Reine entre les mains et qu’il en eut fait sautertous les diamants avec Jeanne de Valois, n’ait point osé toucher àla monture. Il comprit que les diamants n’étaient que l’ornement,que l’accessoire, mais que la monture était l’œuvre essentielle, lacréation même de l’artiste, et il la respecta. Pensez-vous que cethomme ait compris également?

—Je ne doute pas que la monture existe. L’enfant l’arespectée.

—Eh bien, Monsieur, s’il vous arrive de le rencontrer, vous luidirez qu’il garde injustement une de ces reliques qui sont lapropriété et la gloire de certaines familles, et qu’il a pu enarracher les pierres sans que le Collier de la Reine cessâtd’appartenir à la maison de Dreux-Soubise. Il nous appartient commenotre nom, comme notre honneur.

Le chevalier répondit simplement:

—Je le lui dirai, Madame.

Il s’inclina devant elle, salua le comte, salua les uns aprèsles autres tous les assistants et sortit.

* * *

Quatre jours après, Mme de Dreux trouvait sur latable de sa chambre un écrin de cuir rouge aux armes du Cardinal.Elle ouvrit. C’était le Collier en esclavage de la Reine.

Mais comme toutes choses doivent, dans la vie d’unhomme soucieux d’unité et de logique, concourir au même but—etqu’un peu de réclame n’est jamais nuisible—le lendemain l’Échode France publiait ces lignes sensationnelles:

«Le Collier de la Reine, le célèbre bijou historique dérobéautrefois à la famille de Dreux-Soubise, a été retrouvé par ArsèneLupin. Arsène Lupin s’est empressé de le rendre à ses légitimespropriétaires. On ne peut qu’applaudir à cette attention délicateet chevaleresque.»

LE SEPT DE CŒUR

Une question se pose, et elle me fut souvent posée:

—Comment ai-je connu Arsène Lupin?

Personne ne doute que je le connaisse. Les détails quej’accumule sur cet homme déconcertant, les faits irréfutables quej’expose, les preuves nouvelles que j’apporte, l’interprétation queje donne de certains actes dont on n’avait vu que lesmanifestations extérieures sans en pénétrer les raisons secrètes nile mécanisme invisible, tout cela prouve bien, sinon une intimité,que l’existence même de Lupin rendrait impossible, du moins desrelations amicales et des confidences suivies.

Mais comment l’ai-je connu? D’où me vient la faveur d’être sonhistoriographe? Pourquoi moi et pas un autre?

La réponse est facile: le hasard seul a présidé à un choix oùmon mérite n’entre pour rien. C’est le hasard qui m’a mis sur saroute. C’est par hasard que j’ai été mêlé à l’une de ses plusétranges et de ses plus mystérieuses aventures, par hasard enfinque je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteuren scène, drame obscur et complexe, hérissé de telles péripétiesque j’éprouve un certain embarras au moment d’en entreprendre lerécit.

Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au23 juin dont on a tant parlé. Et, pour ma part, disons-le tout desuite, j’attribue la conduite assez anormale que je tins enl’occasion, à l’état d’esprit très spécial où je me trouvais enrentrant chez moi. Nous avions dîné entre amis au restaurant de laCascade, et, toute la soirée, tandis que nous fumions et quel’orchestre de tziganes jouait des valses mélancoliques, nousn’avions parlé que de crimes et de vols, d’intrigues effrayantes etténébreuses. C’est toujours là une mauvaise préparation ausommeil.

Les Saint-Martin s’en allèrent en automobile. Jean Daspry,—cecharmant et insouciant Daspry qui devait, six mois après, se fairetuer de façon si tragique sur la frontière du Maroc,—Jean Daspry etmoi nous revînmes à pied par la nuit obscure et chaude. Quand nousfûmes arrivés devant le petit hôtel que j’habitais depuis un an àNeuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit:

—Vous n’avez jamais peur?

—Quelle idée!

—Dame, ce pavillon est tellement isolé! pas de voisins… desterrains vagues… Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant…

—Eh bien, vous êtes gai, vous!

—Oh! je dis cela comme je dirais autre chose. Les Saint-Martinm’ont impressionné avec leurs histoires de brigands.

M’ayant serré la main il s’éloigna. Je pris ma clef etj’ouvris.

—Allons! bon, murmurai-je, Antoine a oublié de m’allumer unebougie.

Et soudain je me rappelai: Antoine était absent, je lui avaisdonné congé.

Tout de suite l’ombre et le silence me furent désagréables. Jemontai jusqu’à ma chambre à tâtons, le plus vite possible, et,aussitôt, contrairement à mon habitude, je tournai la clef etpoussai le verrou.

La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid. Pourtant j’eussoin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver à longueportée, et je le posai à côté de mon lit. Cette précaution achevade me rassurer. Je me couchai et, comme à l’ordinaire, pourm’endormir, je pris sur la table de nuit le livre qui m’y attendaitchaque soir.

Je fus très étonné. À la place du coupe-papier dont je l’avaismarqué la veille, se trouvait une enveloppe, cachetée de cinqcachets de cire rouge. Je la saisis vivement. Elle portait commeadresse mon nom et mon prénom, accompagnés de cette mention:«Urgente».

Une lettre! une lettre à mon nom! qui pouvait l’avoir mise à cetendroit? Un peu nerveux, je déchirai l’enveloppe, et je lus:

«À partir du moment où vous aurez ouvert cette lettre, quoiqu’il arrive, quoi que vous entendiez, ne bougez plus, ne faitespas un geste, ne jetez pas un cri. Sinon, vous êtesperdu.»

Moi non plus je ne suis pas un poltron, et, tout aussi bienqu’un autre, je sais me tenir en face du danger réel, ou souriredes périls chimériques dont s’effare notre imagination. Mais, je lerépète, j’étais dans une situation d’esprit anormale, plusfacilement impressionnable, les nerfs à fleur de peau. Etd’ailleurs, n’y avait-il pas dans tout cela quelque chose detroublant et d’inexplicable qui eût ébranlé l’âme du plusintrépide?

Mes doigts serraient fiévreusement la feuille de papier, et mesyeux relisaient sans cesse les phrases menaçantes… «Ne faites pasun geste… ne jetez pas un cri… sinon, vous êtes perdu… » Allonsdonc! pensai-je, c’est quelque plaisanterie, une farceimbécile.

Je fus sur le point de rire, même je voulus rire à haute voix.Qui m’en empêcha? Quelle crainte indécise me comprima la gorge?

Du moins je soufflerais la bougie. Non, je ne pus la souffler.«Pas un geste, ou vous êtes perdu», était-il écrit.

Mais pourquoi lutter contre ces sortes d’autosuggestions plusimpérieuses souvent que les faits les plus précis? Il n’y avaitqu’à fermer les yeux. Je fermai les yeux.

Au même moment, un bruit léger passa dans le silence, puis descraquements. Et cela provenait, me sembla-t-il, d’une grande sallevoisine où j’avais installé mon cabinet de travail et dont jen’étais séparé que par l’antichambre.

L’approche d’un danger réel me surexcita, et j’eus la sensationque j’allais me lever, saisir mon revolver et me précipiter danscette salle. Je ne me levai point: en face de moi, un des rideauxde la fenêtre de gauche avait remué.

Le doute n’était pas possible: il avait remué. Il remuaitencore! Et je vis—oh! je vis cela distinctement—qu’il y avait entreles rideaux et la fenêtre, dans cet espace trop étroit, une formehumaine dont l’épaisseur empêchait l’étoffe de tomber droit.

Et l’être aussi me voyait, il était certain qu’il me voyait àtravers les mailles très larges de l’étoffe. Alors je compris tout.Tandis que les autres emportaient leur butin, sa mission à luiconsistait à me tenir en respect. Me lever? Saisir un revolver?Impossible… il était là! au moindre geste, au moindre cri, j’étaisperdu.

Un coup violent secoua la maison, suivi de petits coups groupéspar deux ou trois, comme ceux d’un marteau qui frappe sur despointes et qui rebondit. Ou du moins voilà ce que j’imaginais, dansla confusion de mon cerveau. Et d’autres bruits s’entrecroisèrent,un véritable vacarme qui prouvait que l’on ne se gênait point, etque l’on agissait en toute sécurité.

On avait raison: je ne bougeai pas. Fut-ce lâcheté? Non,anéantissement plutôt, impuissance totale à mouvoir un seul de mesmembres. Sagesse également, car enfin pourquoi lutter? Derrière cethomme, il y en avait dix autres qui viendraient à son appel.Allais-je risquer ma vie pour sauver quelques tapisseries etquelques bibelots?

Et toute la nuit ce supplice dura. Supplice intolérable,angoisse terrible! Le bruit s’était interrompu, mais je necessais d’attendre qu’il recommençât. Et l’homme! l’homme quime surveillait, l’arme à la main! Mon regard effrayé ne le quittaitpas. Et mon cœur battait! et de la sueur ruisselait de mon front etde tout mon corps!

Et tout à coup un bien-être inexprimable m’envahit: une voiturede laitier dont je connaissais bien le roulement, passa sur leboulevard, et j’eus en même temps l’impression que l’aube seglissait entre les persiennes closes et qu’un peu de jour dehors semêlait à l’ombre.

Et le jour pénétra dans la chambre. Et d’autres voiturespassèrent. Et tous les fantômes de la nuit s’évanouirent.

Alors je sortis un bras du lit, lentement, sournoisement. Enface rien ne remua. Je marquai des yeux le pli du rideau, l’endroitprécis où il fallait viser, je fis le compte exact des mouvementsque je devais exécuter, et, rapidement, j’empoignai mon revolver etje tirai.

Je sautai hors du lit avec un cri de délivrance, et je bondissur le rideau. L’étoffe était percée, la vitre était percée. Quantà l’homme, je n’avais pu l’atteindre… pour cette bonne raison qu’iln’y avait personne.

Personne! Ainsi, toute la nuit, j’avais été hypnotisé par un plide rideau! Et pendant ce temps, des malfaiteurs… Rageusement, d’unélan que rien n’eût arrêté, je tournai la clef dans la serrure,j’ouvris ma porte, je traversai l’antichambre, j’ouvris une autreporte, et je me ruai dans la salle.

Mais une stupeur me cloua sur le seuil, haletant, abasourdi,plus étonné encore que je ne l’avais été de l’absence de l’homme:rien n’avait disparu. Toutes les choses que je supposais enlevées,meubles, tableaux, vieux velours et vieilles soies, toutes ceschoses étaient à leur place!

Spectacle incompréhensible! Je n’en croyais pas mes yeux!Pourtant ce vacarme, ces bruits de déménagement… Je fis le tour dela pièce, j’inspectai les murs, je dressai l’inventaire de tous cesobjets que je connaissais si bien. Rien ne manquait! Et ce qui medéconcertait le plus, c’est que rien non plus ne révélait lepassage des malfaiteurs, aucun indice, pas une chaise dérangée, pasune trace de pas.

—Voyons, voyons, me disais-je en me prenant la tête à deuxmains, je ne suis pourtant pas un fou! J’ai bien entendu!…

Pouce par pouce, avec les procédés d’investigation les plusminutieux, j’examinai la salle. Ce fut en vain. Ou plutôt… maispouvais-je considérer cela comme une découverte? Sous un petittapis persan, jeté sur le parquet, je ramassai une carte, une carteà jouer. C’était un sept de cœur, pareil à tous les sept de cœurdes jeux de cartes français, mais qui retint mon attention par undétail assez curieux. La pointe extrême de chacune des sept marquesrouges en forme de cœur, était percée d’un trou, le trou rond etrégulier qu’eût pratiqué l’extrémité d’un poinçon.

Voilà tout. Une carte et une lettre trouvée dans un livre. Endehors de cela, rien. Était-ce assez pour affirmer que je n’avaispas été le jouet d’un rêve?

* * *

Toute la journée, je poursuivis mes recherches dans le salon.C’était une grande pièce en disproportion avec l’exiguïté del’hôtel, et dont l’ornementation attestait le goût bizarre de celuiqui l’avait conçue. Le parquet était fait d’une mosaïque de petitespierres multicolores, formant de larges dessins symétriques. Lamême mosaïque recouvrait les murs, disposée en panneaux, allégoriespompéiennes, compositions bizantines, fresque du moyen âge. UnBacchus enfourchait un tonneau. Un empereur couronné d’or, à barbefleurie, tenait un glaive dans sa main droite.

Tout en haut, un peu à la façon d’un atelier, se découpaitl’unique et vaste fenêtre. Cette fenêtre étant toujours ouverte lanuit, il était probable que les hommes avaient passé par là, àl’aide d’une échelle. Mais, ici encore, aucune certitude. Lesmontants de l’échelle eussent dû laisser des traces sur le solbattu de la cour: il n’y en avait point. L’herbe du terrain vaguequi entourait l’hôtel aurait dû être fraîchement foulée: elle nel’était pas.

J’avoue que je n’eus point l’idée de m’adresser à la police,tellement les faits qu’il m’eût fallu exposer étaient inconsistantset absurdes. On se fût moqué de moi. Mais, le surlendemain, c’étaitmon jour de chronique au Gil Blas, où j’écrivais alors.Obsédé par mon aventure, je la racontai tout au long.

L’article ne passa pas inaperçu, mais je vis bien qu’on ne leprenait guère au sérieux, et qu’on le considérait plutôt comme unefantaisie que comme une histoire réelle. Les Saint-Martin meraillèrent. Daspry, cependant, qui ne manquait pas d’une certainecompétence en ces matières, vint me voir, se fit expliquerl’affaire et l’étudia… sans plus de succès d’ailleurs.

Or, un des matins suivants, le timbre de la grille résonna, etAntoine vint m’avertir qu’un monsieur désirait me parler. Iln’avait pas voulu donner son nom. Je le priai de monter.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, très brun, devisage énergique, et dont les habits propres, mais usés,annonçaient un souci d’élégance qui contrastait avec ses façonsplutôt vulgaires.

Sans préambule, il me dit—d’une voix éraillée, avec des accentsqui me confirmèrent la situation sociale de l’individu:

—Monsieur, en voyage, dans un café, le Gil Blas m’esttombé sous les yeux. J’ai lu votre article. Il m’a intéressé…beaucoup.

—Je vous remercie.

—Et je suis revenu.

—Ah!

—Oui, pour vous parler. Tous les faits que vous avez racontéssont-ils exacts?

—Absolument exacts.

—Il n’en est pas un seul qui soit de votre invention?

—Pas un seul.

—En ce cas j’aurais peut-être des renseignements à vousfournir.

—Je vous écoute.

—Non.

—Comment, non?

—Avant de parler, il faut que je vérifie s’ils sont justes.

—Et pour les vérifier?

—Il faut que je reste seul dans cette pièce.

Je le regardai avec surprise.

—Je ne vois pas très bien…

—C’est une idée que j’ai eue en lisant votre article. Certainsdétails établissent une coïncidence vraiment extraordinaire avecune autre aventure que le hasard m’a révélée. Si je me suis trompé,il est préférable que je garde le silence. Et l’unique moyen de lesavoir, c’est que je reste seul…

Qu’y avait-il sous cette proposition? Plus tard je me suisrappelé qu’en la formulant l’homme avait un air inquiet, uneexpression de physionomie anxieuse. Mais, sur le moment, bien qu’unpeu étonné, je ne trouvai rien de particulièrement anormal à sademande. Et puis une telle curiosité me stimulait!

Je répondis:

—Soit. Combien vous faut-il de temps?

—Oh! trois minutes, pas davantage. D’ici trois minutes, je vousrejoindrai.

Je sortis de la pièce. En bas, je tirai ma montre. Une minutes’écoula. Deux minutes… Pourquoi donc me sentais-je oppressé?Pourquoi ces instants me paraissaient-ils plus solennels qued’autres?

Deux minutes et demie… Deux minutes trois quarts… Et soudain uncoup de feu retentit.

En quelques enjambées j’escaladai les marches et j’entrai. Uncri d’horreur m’échappa.

Au milieu de la salle l’homme gisait, immobile, couché sur lecôté gauche. Du sang coulait de son crâne, mêlé à des débris decervelle. Près de son poing, un revolver, tout fumant.

Une convulsion l’agita, et ce fut tout.

Mais plus encore que ce spectacle effroyable, quelque chose mefrappa, quelque chose qui fit que je n’appelai pas au secours toutde suite, et que je ne me jetai point à genoux pour voir si l’hommerespirait. À deux pas de lui, par terre, il y avait un sept decœur!

Je le ramassai. Les sept extrémités des sept marques rougesétaient percées d’un trou…

* * *

Une demi-heure après, le commissaire de police de Neuillyarrivait, puis le médecin légiste, puis le chef de la Sûreté, M.Dudouis. Je m’étais bien gardé de toucher au cadavre. Rien ne putfausser les premières constatations.

Elles furent brèves, d’autant plus brèves que tout d’abord on nedécouvrit rien, ou peu de chose. Dans les poches du mort aucunpapier, sur ses vêtements aucun nom, sur son linge aucune initiale.Somme toute, pas un indice capable d’établir son identité. Et dansla salle le même ordre qu’auparavant. Les meubles n’avaient pas étédérangés, et les objets avaient gardé leur ancienne position.Pourtant cet homme n’était pas venu chez moi dans l’uniqueintention de se tuer, et parce qu’il jugeait que mon domicileconvenait mieux que tout autre à son suicide! Il fallait qu’unmotif l’eût déterminé à cet acte de désespoir, et que ce motiflui-même résultât d’un fait nouveau, constaté par lui au cours destrois minutes qu’il avait passées seul.

Quel fait? Qu’avait-il vu? Qu’avait-il surpris? Quel secretépouvantable avait-il pénétré? Aucune supposition n’étaitpermise.

Mais, au dernier moment, un incident se produisit qui nous parutd’un intérêt considérable. Comme deux agents se baissaient poursoulever le cadavre et l’emporter sur un brancard, ils s’aperçurentque la main gauche, fermée jusqu’alors et crispée, s’étaitdétendue, et qu’une carte de visite, toute froissée, s’enéchappait.

Cette carte portait: Georges Andermatt, rue de Berry, 37.

Qu’est-ce que cela signifiait? Georges Andermatt était un grosbanquier de Paris, fondateur et président de ce Comptoir des métauxqui a donné une telle impulsion aux industries métallurgiques deFrance. Il menait grand train, possédant mail-coach, automobiles,écurie de course. Ses réunions étaient très suivies et l’on citaitMme Andermatt pour sa grâce et pour sa beauté.

—Serait-ce le nom du mort? murmurai-je.

Le chef de la Sûreté se pencha.

—Ce n’est pas lui. M. Andermatt est un homme pâle et un peugrisonnant.

—Mais alors pourquoi cette carte?

—Vous avez le téléphone, Monsieur?

—Oui, dans le vestibule. Si vous voulez bien m’accompagner.

Il chercha dans l’annuaire et demanda le 415.21.

—M. Andermatt est-il chez lui?—Veuillez lui dire que M. Dudouisle prie de venir en toute hâte au 102 du boulevard Maillot. C’esturgent.

Vingt minutes plus tard, M. Andermatt descendait de sonautomobile. On lui exposa les raisons qui nécessitaient sonintervention, puis on le mena devant le cadavre.

Il eut une seconde d’émotion qui contracta son visage, etprononça à voix basse, comme s’il parlait malgré lui:

—Étienne Varin.

—Vous le connaissiez?

—Non… ou du moins oui… mais de vue seulement. Son frère…

—Il a un frère?

—Oui, Alfred Varin… Son frère est venu autrefois me solliciter…je ne sais plus à quel propos…

—Où demeure-t-il?

—Les deux frères demeuraient ensemble… rue de Provence, jecrois.

—Et vous ne soupçonnez pas la raison pour laquelle celui-cis’est tué?

—Nullement.

—Cependant cette carte qu’il tenait dans sa main?… Votre carteavec votre adresse!

—Je n’y comprends rien. Ce n’est là évidemment qu’un hasard quel’instruction nous expliquera.

Un hasard en tout cas bien curieux, pensai-je et je sentis quenous éprouvions tous la même impression.

Cette impression, je la retrouvai dans les journaux dulendemain, et chez tous ceux de mes amis avec qui je m’entretins del’aventure. Au milieu des mystères qui la compliquaient, après ladouble découverte, si déconcertante, de ce sept de cœur sept foispercé, après les deux événements aussi énigmatiques l’un quel’autre dont ma demeure avait été le théâtre, cette carte de visitesemblait enfin promettre un peu de lumière. Par elle on arriveraità la vérité.

Mais, contrairement aux prévisions, M. Andermatt ne fournitaucune indication.

—J’ai dit ce que je savais, répétait-il. Que veut-on de plus? Jesuis le premier stupéfait que cette carte ait été trouvée là, etj’attends comme tout le monde que ce point soit éclairci.

Il ne le fut pas. L’enquête établit que les frères Varin,Suisses d’origine, avaient mené sous des noms différents une viefort mouvementée, fréquentant les tripots, en relations avec touteune bande d’étrangers dont la police s’occupait, et qui s’étaitdispersée après une série de cambriolages auxquels leurparticipation ne fut établie que par la suite. Au numéro 24 de larue de Provence où les frères Varin avaient en effet habité six ansauparavant, on ignorait ce qu’ils étaient devenus.

Je confesse que, pour ma part, cette affaire me semblait siembrouillée que je ne croyais guère à la possibilité d’unesolution, et que je m’efforçais de n’y plus songer. Mais JeanDaspry, au contraire, que je vis beaucoup à cette époque, sepassionnait chaque jour davantage.

Ce fut lui qui me signala cet écho d’un journal étranger quetoute la presse reproduisait et commentait:

«On va procéder en présence de l’empereur, et dans un lieu quel’on tiendra secret jusqu’à la dernière minute, aux premiers essaisd’un sous-marin qui doit révolutionner les conditions futures de laguerre navale. Une indiscrétion nous en a révélé le nom: ils’appelle Le Sept-de-cœur.»

Le Sept de cœur! était-ce là rencontre fortuite? ou biendevait-on établir un lien entre le nom de ce sous-marin et lesincidents dont nous avons parlé? Mais un lien de quelle nature? Cequi se passait ici ne pouvait aucunement se relier à ce qui sepassait là-bas.

—Qu’en savez-vous? me disait Daspry. Les effets les plusdisparates proviennent souvent d’une cause unique.

Le surlendemain, un autre écho nous arrivait:

«On prétend que les plans du Sept-de-cœur, lesous-marin dont les expériences vont avoir lieu incessamment, ontété exécutés par des ingénieurs français. Ces ingénieurs, ayantsollicité en vain l’appui de leurs compatriotes, se seraientadressés ensuite, sans plus de succès, à l’Amirauté anglaise. Nousdonnons ces nouvelles sous toute réserve.»

Je n’ose pas trop insister sur des faits de nature extrêmementdélicate, et qui provoquèrent, on s’en souvient, une émotion siconsidérable. Cependant, puisque tout danger de complication estécarté, il me faut bien parler de l’article de l’Écho deFrance, qui fit alors tant de bruit, et qui jeta sur l’affairedu Sept de cœur, comme on l’appelait, quelques clartés…confuses.

Le voici, tel qu’il parut sous la signature de Salvator:

L’affaire du Sept-de-cœur. Un coin du voilesoulevé.

«Nous serons brefs. Il y a dix ans, un jeune ingénieur desmines, Louis Lacombe, désireux de consacrer son temps et sa fortuneaux études qu’il poursuivait, donna sa démission, et loua, aunuméro 102 du boulevard Maillot, un petit hôtel qu’un comte italienavait fait récemment construire et décorer. Par l’intermédiaire dedeux individus, les frères Varin, de Lausanne, dont l’unl’assistait dans ses expériences comme préparateur, et dont l’autrelui cherchait des commanditaires, il entra en relations avec H.Georges Andermatt, qui venait de fonder le Comptoir des Métaux.

«Après plusieurs entrevues, il parvint à l’intéresser à unprojet de sous-marin auquel il travaillait, et il fut entendu que,dès la mise au point définitive de l’invention, M. Andermattuserait de son influence pour obtenir du ministère de la marine unesérie d’essais.

«Durant deux années, Louis Lacombe fréquenta assidûment l’hôtelAndermatt et soumit au banquier les perfectionnements qu’ilapportait à son projet, jusqu’au jour où, satisfait lui-même de sontravail, ayant trouvé la formule définitive qu’il cherchait, ilpria M. Andermatt de se mettre en campagne.

«Ce jour-là, Louis Lacombe dîna chez les Andermatt. Il s’enalla, le soir, vers onze heures et demie. Depuis on ne l’a plusrevu.

«En relisant les journaux de l’époque, on verrait que la familledu jeune homme saisit la justice et que le parquet s’inquiéta. Maison n’aboutit à aucune certitude, et généralement il fut admis queLouis Lacombe, qui passait pour un garçon original et fantasque,était parti en voyage sans prévenir personne.

«Acceptons cette hypothèse… invraisemblable. Mais une questionse pose, capitale pour notre pays: que sont devenus les plans dusous-marin? Louis Lacombe les a-t-il emportés? Sont-ilsdétruits?

«De l’enquête très sérieuse à laquelle nous nous sommes livrés,il résulte que ces plans existent. Les frères Varin les ont eusentre les mains. Comment? Nous n’avons encore pu l’établir, de mêmeque nous ne savons pas pourquoi ils n’ont pas essayé plus tôt deles vendre. Craignaient-ils qu’on ne leur demandât comment ils lesavaient en leur possession? En tout cas cette crainte n’a paspersisté, et nous pouvons en toute certitude affirmer ceci: lesplans de Louis Lacombe sont la propriété d’une puissance étrangère,et nous sommes en mesure de publier la correspondance échangée à cepropos entre les frères Varin et le représentant de cettepuissance. Actuellement le Sept-de-cœur imaginé par LouisLacombe est réalisé par nos voisins.

«La réalité répondra-t-elle aux prévisions optimistes de ceuxqui ont été mêlés à cette trahison? Nous avons, pour espérer lecontraire, des raisons que l’événement, nous voudrions le croire,ne trompera point.»

Et un post-scriptum ajoutait:

«Dernière heure.—Nous espérions à juste titre. Nos informationsparticulières nous permettent d’annoncer que les essais duSept-de-cœur n’ont pas été satisfaisants. Il est assezprobable qu’aux plans livrés par les frères Varin, il manquait ledernier document apporté par Louis Lacombe à M. Andermatt le soirde sa disparition, document indispensable à la compréhension totaledu projet, sorte de résumé où l’on retrouve les conclusionsdéfinitives, les évaluations et les mesures contenues dans lesautres papiers. Sans ce document les plans sont imparfaits; de mêmeque, sans les plans, le document est inutile.

«Donc il est encore temps d’agir et de reprendre ce qui nousappartient. Pour cette besogne fort difficile, nous comptonsbeaucoup sur l’assistance de M. Andermatt. Il aura à cœurd’expliquer la conduite inexplicable qu’il a tenue depuis le début.Il dira non seulement pourquoi il n’a pas raconté ce qu’il savaitau moment du suicide d’Étienne Varin, mais aussi pourquoi il n’ajamais révélé la disparition des papiers dont il avaitconnaissance. Il dira pourquoi, depuis six ans, il fait surveillerles frères Varin par des agents à sa solde.

«Nous attendons de lui, non point des paroles, mais des actes.Sinon… »

La menace était brutale. Mais en quoi consistait-elle? Quelmoyen d’intimidation Salvator, l’auteur… anonyme de l’article,possédait-il sur M. Andermatt?

Une nuée de reporters assaillit le banquier, et dix interviewsexprimèrent le dédain avec lequel il répondit à cette mise endemeure. Sur quoi, le correspondant de l’Écho de Franceriposta par ces trois lignes:

«Que M. Andermatt le veuille ou non, il est dès à présent notrecollaborateur dans l’œuvre que nous entreprenons.»

* * *

Le jour où parut cette réplique, Daspry et moi nous dînâmesensemble. Le soir, les journaux étalés sur ma table, nousdiscutions l’affaire et l’examinions sous toutes ses faces aveccette irritation que l’on éprouverait à marcher indéfiniment dansl’ombre et à toujours se heurter aux mêmes obstacles.

Et soudain, sans que mon domestique m’eût averti, sans que letimbre eût résonné, la porte s’ouvrit et une dame entra, couverted’un voile épais.

Je me levai aussitôt et m’avançai. Elle me dit:

—C’est vous, Monsieur, qui demeurez ici?

—Oui, Madame, mais je vous avoue…

—La grille sur le boulevard n’était pas fermée,expliqua-t-elle.

—Mais la porte du vestibule?

Elle ne répondit pas, et je songeai qu’elle avait dû faire letour par l’escalier de service. Elle connaissait donc lechemin?

Il y eut un silence un peu embarrassé. Elle regarda Daspry.Malgré moi, comme j’eusse fait dans un salon, je le présentai. Puisje la priai de s’asseoir et de m’exposer le but de sa visite.

Elle enleva son voile et je vis qu’elle était brune, de visagerégulier, et, sinon très belle, du moins d’un charme infini, quiprovenait de ses yeux surtout, des yeux graves et douloureux.

Elle dit simplement:

—Je suis Mme Andermatt.

—Madame Andermatt! répétai-je, de plus en plus étonné.

Un nouveau silence. Et elle reprit d’une voix calme, et de l’airle plus tranquille:

—Je viens au sujet de cette affaire… que vous savez. J’ai penséque je pourrais peut-être avoir auprès de vous quelquesrenseignements…

—Mon Dieu, Madame, je n’en connais pas plus que ce qu’en ont ditles journaux. Veuillez préciser en quoi je puis vous êtreutile.

—Je ne sais pas… Je ne sais pas…

Seulement alors j’eus l’intuition que son calme était factice,et que, sous cet air de sécurité parfaite, se cachait un grandtrouble. Et nous nous tûmes, aussi gênés l’un que l’autre.

Mais Daspry, qui n’avait pas cessé de l’observer, s’approcha etlui dit:

—Voulez-vous me permettre, Madame, de vous poser quelquesquestions?

—Oh! oui, s’écria-t-elle, comme cela je parlerai.

—Vous parlerez… quelles que soient ces questions?

—Quelles qu’elles soient.

Il réfléchit et prononça:

—Vous connaissiez Louis Lacombe?

—Oui, par mon mari.

—Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois?

—Le soir où il a dîné chez nous.

—Ce soir-là, rien n’a pu vous donner à penser que vous ne leverriez plus?

—Non. Il avait bien fait allusion à un voyage en Russie, mais sivaguement!

—Vous comptiez donc le revoir?

—Le surlendemain, à dîner.

—Et comment expliquez-vous cette disparition?

—Je ne l’explique pas.

—Et M. Andermatt?

—Je l’ignore.

—Cependant…

—Ne m’interrogez pas là-dessus.

—L’article de l’Écho de France semble dire…

—Ce qu’il semble dire, c’est que les frères Varin ne sont pasétrangers à cette disparition.

—Est-ce votre avis?

—Oui.

—Sur quoi repose votre conviction?

—En nous quittant, Louis Lacombe portait une serviette quicontenait tous les papiers relatifs à son projet. Deux jours après,il y a eu entre mon mari et l’un des frères Varin, celui qui vit,une entrevue au cours de laquelle mon mari acquérait la preuve queces papiers étaient aux mains des deux frères.

—Et il ne les a pas dénoncés?

—Non.

—Pourquoi?

—Parce que, dans la serviette, se trouvait autre chose que lespapiers de Louis Lacombe.

—Quoi?

Elle hésita, fut sur le point de répondre, puis, finalement,garda le silence. Daspry continua:

—Voilà donc la cause pour laquelle votre mari, sans avertir lapolice, faisait surveiller les deux frères. Il espérait à la foisreprendre les papiers et cette chose… compromettante grâce àlaquelle les deux frères exerçaient sur lui une sorte dechantage.

—Sur lui… et sur moi.

—Ah! sur vous aussi?

—Sur moi principalement.

Elle articula ces trois mots d’une voix sourde. Daspryl’observa, fit quelques pas, et revenant à elle:

—Vous avez écrit à Louis Lacombe?

—Certes… mon mari était en relations…

—En dehors de ces lettres officielles, n’avez-vous pas écrit àLouis Lacombe… d’autre lettres. Excusez mon insistance, mais il estindispensable que je sache toute la vérité. Avez-vous écritd’autres lettres?

Toute rougissante, elle murmura:

—Oui.

—Et ce sont ces lettres que possédaient les frères Varin?

—Oui.

—M. Andermatt le sait donc?

—Il ne les a pas vues, mais Alfred Varin lui en a révélél’existence, le menaçant de les publier si mon mari agissait contreeux. Mon mari a eu peur… il a reculé devant le scandale.

—Seulement, il a tout mis en œuvre pour leur arracher ceslettres.

—Il a tout mis en œuvre… du moins, je le suppose, car, à partirde cette dernière entrevue avec Alfred Varin, et après les quelquesmots très violents par lesquels il m’en rendit compte, il n’y aplus eu entre mon mari et moi aucune intimité, aucune confiance.Nous vivons comme deux étrangers.

—En ce cas, si vous n’avez rien à perdre, que craignez-vous?

—Si indifférente que je lui sois devenue, je suis celle qu’il aaimée, celle qu’il aurait encore pu aimer;—oh! cela, j’en suiscertaine, murmura-t-elle d’une voix ardente, il m’aurait encoreaimée, s’il ne s’était pas emparé de ces maudites lettres…

—Comment! il aurait réussi… Mais les deux frères se défiaientcependant?

—Oui, et ils se vantaient même, paraît-il, d’avoir une cachettesûre.

—Alors?…

—J’ai tout lieu de croire que mon mari a découvert cettecachette!

—Allons donc! où se trouvait-elle?

—Ici.

Je tressautai.

—Ici!

—Oui, et je l’avais toujours soupçonné. Louis Lacombe, trèsingénieux, passionné de mécanique, s’amusait, à ses heures perdues,à confectionner des coffres et des serrures. Les frères Varin ontdû surprendre et, par la suite, utiliser une de ces cachettes pourdissimuler les lettres… et d’autres choses aussi sans doute.

—Mais ils n’habitaient pas ici, m’écriai-je.

—Jusqu’à votre arrivée, il y a quatre mois, ce pavillon estresté inoccupé. Il est donc probable qu’ils y revenaient, et ilsont pensé en outre que votre présence ne les gênerait pas le jouroù ils auraient besoin de retirer tous leurs papiers. Mais ilscomptaient sans mon mari qui, dans la nuit du 22 au 23 juin, aforcé le coffre, a pris… ce qu’il cherchait, et a laissé sa cartepour bien montrer aux deux frères qu’il n’avait plus à les redouteret que les rôles changeaient. Deux jours plus tard, averti parl’article du Gil Blas, Étienne Varin se présentait chezvous en toute hâte, restait seul dans ce salon, trouvait le coffrevide… et se tuait.

Après un instant, Daspry demanda:

—C’est une simple supposition, n’est-ce pas? M. Andermatt nevous a rien dit?

—Non.

—Son attitude vis-à-vis de vous ne s’est pas modifiée? Il nevous a pas paru plus sombre, plus soucieux?

—Non.

—Et vous croyez qu’il en serait ainsi s’il avait trouvé leslettres! Pour moi il ne les a pas. Pour moi, ce n’est pas lui quiest entré ici.

—Mais qui alors?

—Le personnage mystérieux qui conduit cette affaire, qui entient tous les fils, et qui la dirige vers un but que nous nefaisons qu’entrevoir à travers tant de complications, le personnagemystérieux dont on sent l’action visible et toute-puissante depuisla première heure. C’est lui et ses amis qui sont entrés dans cethôtel le 22 juin, c’est lui qui a découvert la cachette, c’est luiqui a laissé la carte de M. Andermatt, c’est lui qui détient lacorrespondance et les preuves de la trahison des frères Varin.

—Qui, lui? interrompis-je, non sans impatience.

—Le correspondant de l’Écho de France, parbleu, ceSalvator! N’est-ce pas d’une évidence aveuglante? Ne donne-t-il pasdans son article des détails que, seul, peut connaître l’homme quia pénétré les secrets des deux frères?

—En ce cas, balbutia Mme Andermatt, avec effroi, il ames lettres également, et c’est lui à son tour qui menace mon mari!Que faire, mon Dieu!

—Lui écrire, déclara nettement Daspry, se confier à lui sansdétours; lui raconter tout ce que vous savez et tout ce que vouspouvez apprendre.

—Que dites-vous!

—Votre intérêt est le même que le sien. Il est hors de doutequ’il agit contre le survivant des deux frères. Ce n’est pas contreM. Andermatt qu’il cherche des armes, mais contre Alfred Varin.Aidez-le.

—Comment?

—Votre mari a-t-il ce document qui complète et qui permetd’utiliser les plans de Louis Lacombe?

—Oui.

—Prévenez-en Salvator. Au besoin, tâchez de lui procurer cedocument. Bref, entrez en correspondance avec lui. Querisquez-vous?

Le conseil était hardi, dangereux même à première vue, maisMme Andermatt n’avait guère le choix. Aussi bien, commedisait Daspry, que risquait-elle? Si l’inconnu était un ennemi,cette démarche n’aggravait pas la situation. Si c’était un étrangerqui poursuivait un but particulier, il devait n’attacher à ceslettres qu’une importance secondaire.

Quoi qu’il en soit, il y avait là une idée, et MmeAndermatt, dans son désarroi, fut trop heureuse de s’y rallier.Elle nous remercia avec effusion, et promit de nous tenir aucourant.

Le surlendemain, en effet, elle nous envoyait ce mot qu’elleavait reçu en réponse:

«Les lettres ne s’y trouvaient pas. Mais je les aurai, soyeztranquille. Je veille à tout. S.»

Je pris le papier. C’était l’écriture du billet que l’on avaitintroduit dans mon livre de chevet, le soir du 22 juin.

Daspry avait donc raison, Salvator était bien le grandorganisateur de cette affaire.

* * *

En vérité, nous commencions à discerner quelques lueurs parmiles ténèbres qui nous environnaient et certains pointss’éclairaient d’une lumière inattendue. Mais que d’autres restaientobscurs, comme la découverte des deux sept de cœur! Pour ma part,j’en revenais toujours là, plus intrigué peut-être qu’il n’eûtfallu par ces deux cartes dont les sept petites figurestranspercées avaient frappé mes yeux en de si troublantescirconstances. Quel rôle jouaient-elles dans le drame? Quelleimportance devait-on leur attribuer? Quelle conclusion devait-ontirer de ce fait que le sous-marin construit sur les plans de LouisLacombe portait le nom de Sept-de-cœur?

Daspry, lui, s’occupait peu des deux cartes, tout entier àl’étude d’un autre problème dont la solution lui semblait plusurgente: il cherchait inlassablement la fameuse cachette.

—Et qui sait, disait-il, si je n’y trouverais point les lettresque Salvator n’y a pas trouvées… par inadvertance peut-être. Il estsi peu croyable que les frères Varin aient enlevé d’un endroitqu’ils supposaient inaccessible, l’arme dont ils savaient la valeurinappréciable.

Et il cherchait. La grande salle n’ayant bientôt plus de secretspour lui, il étendait ses investigations à toutes les autres piècesdu pavillon: il scruta l’intérieur et l’extérieur, il examina lespierres et les briques des murailles, il souleva les ardoises dutoit.

Un jour, il arriva avec une pioche et une pelle, me donna lapelle, garda la pioche et, désignant le terrain vague:

—Allons-y.

Je le suivis sans enthousiasme. Il divisa le terrain enplusieurs sections qu’il inspecta successivement. Mais, dans uncoin, à l’angle que formaient les murs de deux propriétés voisines,un amoncellement de moellons et de cailloux, recouverts de ronceset d’herbes, attira son attention. Il l’attaqua.

Je dus l’aider. Durant une heure, en plein soleil, nous peinâmesinutilement. Mais lorsque, sous les pierres écartées, nousparvînmes au sol lui-même, et que nous l’eûmes éventré, la piochede Daspry mit à nu des ossements, un reste de squelette autourduquel s’effiloquaient encore des bribes de vêtements.

Et soudain je me sentis pâlir. J’apercevais fichée en terre unepetite plaque de fer, découpée en forme de rectangle et où il mesemblait distinguer des taches rouges. Je me baissai. C’était biencela: la plaque avait les dimensions d’une carte à jouer, et lestaches rouges, d’un rouge de minium rongé par places, étaient aunombre de sept, disposées comme les sept points d’un sept de cœur,et percées d’un trou à chacune des sept extrémités.

—Écoutez, Daspry, j’en ai assez de toutes ces histoires. Tantmieux pour vous si elles vous intéressent. Moi, je vous faussecompagnie.

Était-ce l’émotion? Était-ce la fatigue d’un travail exécutésous un soleil trop rude, toujours est-il que je chancelai en m’enallant, et que je dus me mettre au lit où je restai quarante-huitheures, fiévreux et brûlant, obsédé par des squelettes quidansaient autour de moi et se jetaient à la tête leurs cœurssanguinolents.

Daspry me fut fidèle. Chaque jour il m’accordatrois ou quatre heures, qu’il passa, il est vrai, dans la grandesalle, à fureter, cogner, et tapoter.

—Les lettres sont là, dans cette pièce, venait-il me dire detemps à autre, elles sont là. J’en mettrais ma main au feu.

—Laissez-moi la paix, répondais-je horripilé.

Le matin du troisième jour, je me levai assez faible encore,mais guéri. Un déjeuner substantiel me réconforta. Mais un petitbleu que je reçus vers cinq heures contribua, plus que tout, à moncomplet rétablissement, tellement ma curiosité fut, de nouveau etmalgré tout, piquée au vif.

Le pneumatique contenait ces mots:

«Monsieur,

«Le drame dont le premier acte s’est passé dans la nuit du 22 au23 juin, touche à son dénouement. La force même des choses exigeantque je mette en présence l’un de l’autre les deux principauxpersonnages de ce drame et que cette confrontation ait lieu chezvous, je vous serais infiniment reconnaissant de me prêter votredomicile pour la soirée d’aujourd’hui. Il serait bon que, de neufheures à onze heures, votre domestique fût éloigné, et préférableque vous-même eussiez l’extrême obligeance de bien vouloir laisserle champ libre aux adversaires. Vous avez pu vous rendre compte,dans la nuit du 22 au 23 juin, que je poussais jusqu’au scrupule lerespect de tout ce qui vous appartient. De mon côté, je croiraisvous faire injure si je doutais un seul instant de votre absoluediscrétion à l’égard de celui qui signe

«Votre dévoué,

«SALVATOR.»

Il y avait dans cette missive un ton d’ironie courtoise, et,dans la demande qu’elle exprimait, une si jolie fantaisie, que jeme délectai. C’était d’une désinvolture charmante, et moncorrespondant semblait tellement sûr de mon acquiescement! Pourrien au monde je n’eusse voulu le décevoir ou répondre à saconfiance par de l’ingratitude.

À huit heures, mon domestique, à qui j’avais offert une place dethéâtre, venait de sortir quand Daspry arriva. Je lui montrai lepetit bleu.

—Eh bien? me dit-il.

—Eh bien, je laisse la grille du jardin ouverte, afin que l’onpuisse entrer.

—Et vous vous en allez?

—Jamais de la vie!

—Mais puisqu’on vous demande…

—On me demande la discrétion. Je serai discret. Mais je tiensfurieusement à voir ce qui va se passer.

Daspry se mit à rire.

—Ma foi, vous avez raison, et je reste aussi. J’ai idée qu’on nes’ennuiera pas.

Un coup de timbre l’interrompit.

—Eux déjà? murmura-t-il, et vingt minutes en avance!Impossible.

Du vestibule, je tirai le cordon qui ouvrait la grille. Unesilhouette de femme traversa le jardin: MmeAndermatt.

Elle paraissait bouleversée, et c’est en suffoquant qu’ellebalbutia:

—Mon mari… il vient… il a rendez-vous… on doit lui donner leslettres…

—Comment le savez-vous? lui dis-je.

—Un hasard. Un mot que mon mari a reçu pendant le dîner.

—Un petit bleu?

—Un message téléphonique. Le domestique me l’a remis par erreur.Mon mari l’a pris aussitôt, mais il était trop tard… j’avaislu.

—Vous aviez lu…

—Ceci à peu près: «À neuf heures, ce soir, soyez auboulevard Maillot avec les documents qui concernent l’affaire. Enéchange, les lettres.» Après le dîner, je suis remontée chezmoi et je suis sortie.

—À l’insu de M. Andermatt?

—Oui.

Daspry me regarda.

—Qu’en pensez-vous?

—Je pense ce que vous pensez, que M. Andermatt est un desadversaires convoqués.

—Par qui? et dans quel but?

—C’est précisément ce que nous allons savoir.

Je les conduisis dans la grande salle.

Nous pouvions à la rigueur tenir tous les trois sous le manteaude la cheminée, et nous dissimuler derrière la tenture de velours.Nous nous installâmes. Mme Andermatt s’assit entre nousdeux. Par les fentes du rideau la pièce entière nousapparaissait.

Neuf heures sonnèrent. Quelques minutes plus tard la grille dujardin grinça sur ses gonds.

J’avoue que je n’étais pas sans éprouver une certaine angoisseet qu’une fièvre nouvelle me surexcitait. J’étais sur le point deconnaître le mot de l’énigme! L’aventure déconcertante dont lespéripéties se déroulaient devant moi depuis des semaines, allaitenfin prendre son véritable sens, et c’est sous mes yeux que labataille allait se livrer.

Daspry saisit la main de Mme Andermatt etmurmura:

—Surtout, pas un mouvement! Quoi que vous entendiez ou voyiez,restez impassible.

Quelqu’un entra. Et je reconnus tout de suite, à sa granderessemblance avec Étienne Varin, son frère Alfred. Même démarchelourde, même visage terreux envahi par la barbe.

Il entra de l’air inquiet d’un homme qui a l’habitude decraindre des embûches autour de lui, qui les flaire et les évite.D’un coup d’œil il embrassa la pièce, et j’eus l’impression quecette cheminée masquée par une portière de velours lui étaitdésagréable. Il fit trois pas de notre côté. Mais une idée, plusimpérieuse sans doute, le détourna, car il obliqua vers le mur,s’arrêta devant le vieux roi de mosaïque, à la barbe fleurie, auglaive flamboyant, et l’examina longuement, montant sur une chaise,suivant du doigt le contour des épaules et de la figure, et palpantcertaines parties de l’image.

Mais brusquement il sauta de sa chaise et s’éloigna du mur. Unbruit de pas retentissait. Sur le seuil apparut M. Andermatt.

Le banquier jeta un cri de surprise.

—Vous! Vous! C’est vous qui m’avez appelé?

—Moi? mais pas du tout, protesta Varin d’une voix cassée qui merappela celle de son frère, c’est votre lettre qui m’a faitvenir.

—Ma lettre!

—Une lettre signée de vous, où vous m’offrez…

—Je ne vous ai pas écrit.

—Vous ne m’avez pas écrit!

Instinctivement Varin se mit en garde, non point contre lebanquier, mais contre l’ennemi inconnu qui l’avait attiré dans cepiège. Une seconde fois ses yeux se tournèrent de notre côté, et,rapidement, il se dirigea vers la porte.

M. Andermatt lui barra le passage.

—Que faites-vous donc, Varin?

—Il y a là-dessous des machines qui ne me plaisent pas. Je m’envais. Bonsoir.

—Un instant!

—Voyons, Monsieur Andermatt, n’insistez pas, nous n’avons rien ànous dire.

—Nous avons beaucoup à nous dire et l’occasion est tropbonne…

—Laissez-moi passer.

—Non, non, non, vous ne passerez pas.

Varin recula, intimidé par l’attitude résolue du banquier, et ilmâchonna:

—Alors, vite, causons, et que ce soit fini!

Une chose m’étonnait, et je ne doutais pas que mes deuxcompagnons n’éprouvassent la même déception. Comment se pouvait-ilque Salvator ne fût pas là? N’entrait-il pas dans ses projetsd’intervenir? et la seule confrontation du banquier et de Varin luisemblait-elle suffisante? J’étais singulièrement troublé. Du faitde son absence, ce duel, combiné par lui, voulu par lui, prenaitl’allure tragique des événements que suscite et commande l’ordrerigoureux du destin, et la force qui heurtait l’un à l’autre cesdeux hommes impressionnait d’autant plus qu’elle résidait en dehorsd’eux.

Après un moment, M. Andermatt s’approcha de Varin et, bien enface, les yeux dans les yeux:

—Maintenant que des années se sont écoulées, et que vous n’avezplus rien à redouter, répondez-moi franchement, Varin. Qu’avez-vousfait de Louis Lacombe?

—En voilà une question! Comme si je pouvais savoir ce qu’il estdevenu!

—Vous le savez! Vous le savez! Votre frère et vous, vous étiezattachés à ses pas, vous viviez presque chez lui, dans la maisonmême où nous sommes. Vous étiez au courant de tous ses travaux, detous ses projets. Et le dernier soir, Varin, quand j’ai reconduitLouis Lacombe jusqu’à ma porte, j’ai vu deux silhouettes qui sedérobaient dans l’ombre. Cela, je suis prêt à le jurer.

—Et après, quand vous l’aurez juré?

—C’était votre frère et vous, Varin.

—Prouvez-le.

—Mais la meilleure preuve, c’est que, deux jours plus tard, vousme montriez vous-même les papiers et les plans que vous aviezrecueillis dans la serviette de Lacombe, et que vous me proposiezde me les vendre. Comment ces papiers étaient-ils en votrepossession?

—Je vous l’ai dit, Monsieur Andermatt, nous les avons trouvéssur la table même de Louis Lacombe le lendemain matin, après sadisparition.

—Ce n’est pas vrai.

—Prouvez-le.

—La justice aurait pu le prouver.

—Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à la justice?

—Pourquoi? Ah! pourquoi…

Il se tut, le visage sombre. Et l’autre reprit:

—Voyez-vous, Monsieur Andermatt, si vous aviez eu la moindrecertitude, ce n’est pas la petite menace que nous vous avons faitequi eût empêché…

—Quelle menace? Ces lettres? Est-ce que vous vous imaginez quej’aie jamais cru un instant?…

—Si vous n’avez pas cru à ces lettres, pourquoi m’avez-vousoffert des mille et des cents pour les ravoir? Et pourquoi, depuis,nous avez-vous fait traquer comme des bêtes, mon frère et moi?

—Pour reprendre des plans auxquels je tenais.

—Allons donc! c’était pour les lettres. Une fois en possessiondes lettres, vous nous dénonciez. Plus souvent que je m’en seraisdessaisi!

Il eut un éclat de rire qu’il interrompit tout d’un coup.

—Mais en voilà assez. Nous aurons beau répéter les mêmesparoles, que nous n’en serons pas plus avancés. Par conséquent nousen resterons là.

—Nous n’en resterons pas là, dit le banquier, et puisque vousavez parlé des lettres, vous ne sortirez pas d’ici avant de me lesavoir rendues.

—Je sortirai.

—Non, non.

—Écoutez, Monsieur Andermatt, je vous conseille…

—Vous ne sortirez pas.

—C’est ce que nous verrons, dit Varin avec un tel accent de rageque Mme Andermatt étouffa un faible cri.

Il dut l’entendre, car il voulut passer de force. M. Andermattle repoussa violemment. Alors je le vis qui glissait sa main dansla poche de son veston.

—Une dernière fois!

—Les lettres d’abord.

Varin tira un revolver et visant M. Andermatt:

—Oui, ou non?

Le banquier se baissa vivement.

Un coup de feu jaillit. L’arme tomba.

Je fus stupéfait. C’était près de moi que le coup de feu avaitjailli! Et c’était Daspry qui, d’une balle de pistolet, avait faitsauter l’arme de la main d’Alfred Varin!

Et dressé subitement entre les deux adversaires, face à Varin,il ricanait:

—Vous avez de la veine, mon ami, une rude veine. C’est la mainque je visais, et c’est le revolver que j’atteins.

Tous deux le contemplaient, immobiles et confondus. Il dit aubanquier:

—Vous m’excuserez, monsieur, de me mêler de ce qui ne me regardepas. Mais vraiment vous jouez votre partie avec trop de maladresse.Permettez-moi de tenir les cartes.

Se tournant vers l’autre:

—À nous deux, camarade. Et rondement, je t’en prie. L’atout estcœur, et je joue le sept.

Et, à trois pouces du nez, il lui colla la plaque de fer où lessept points rouges étaient marqués.

Jamais il ne m’a été donné de voir un telbouleversement. Livide, les yeux écarquillés, les traits tordusd’angoisse, l’homme semblait hypnotisé par l’image qui s’offrait àlui.

—Qui êtes-vous? balbutia-t-il.

—Je l’ai déjà dit, un monsieur qui s’occupe de ce qui ne leregarde pas… mais qui s’en occupe à fond.

—Que voulez-vous?

—Tout ce que tu as apporté.

—Je n’ai rien apporté.

—Si, sans quoi, tu ne serais pas venu. Tu as reçu ce matin unmot te convoquant ici pour neuf heures, et t’enjoignant d’apportertous les papiers que tu avais. Or, te voici. Où sont lespapiers?

Il y avait dans la voix de Daspry, il y avait dans son attitude,une autorité qui me déconcertait, une façon d’agir toute nouvellechez cet homme plutôt nonchalant d’ordinaire et doux. Absolumentdompté, Varin désigna l’une de ses poches.

—Les papiers sont là.

—Ils y sont tous?

—Oui.

—Tous ceux que tu as trouvés dans la serviette de Louis Lacombeet que tu as vendus au major von Lieben?

—Oui.

—Est-ce la copie ou l’original?

—L’original.

—Combien en veux-tu?

—Cent mille.

Daspry s’esclaffa.

—Tu es fou. Le major ne t’en a donné que vingt mille. Vingtmille jetés à l’eau, puisque les essais ont manqué.

—On n’a pas su se servir des plans.

—Les plans sont incomplets.

—Alors, pourquoi me les demandez-vous?

—J’en ai besoin. Je t’en offre cinq mille francs. Pas un sou deplus.

—Dix mille. Pas un sou de moins.

—Accordé.

Daspry revint à M. Andermatt.

—Veuillez signer un chèque, Monsieur.

—Mais… c’est que je n’ai pas…

—Votre carnet? Le voici.

Ahuri, M. Andermatt palpa le carnet que lui tendait Daspry.

—C’est bien à moi… Comment se fait-il?

—Pas de vaines paroles, je vous en prie, cher Monsieur, vousn’avez qu’à signer.

Le banquier tira son stylographe et signa. Varin avança lamain.

—Bas les pattes, fit Daspry, tout n’est pas fini.

Et s’adressant au banquier:

—Il était question aussi de lettres, que vous réclamez?

—Oui, un paquet de lettres.

—Où sont-elles, Varin?

—Je ne les ai pas.

—Où sont-elles, Varin?

—Je l’ignore. C’est mon frère qui s’en était chargé.

—Elles sont cachées ici, dans cette pièce.

—En ce cas, vous savez où elles sont.

—Comment le saurais-je?

—Dame, n’est-ce pas vous qui avez visité la cachette? Vousparaissez aussi bien renseigné… que Salvator.

—Les lettres ne sont pas dans la cachette.

—Elles y sont.

—Ouvre-la.

Varin eut un regard de défiance. Daspry et Salvator nefaisaient-ils qu’un réellement, comme tout le laissait présumer? Sioui, il ne risquait rien en montrant une cachette déjà connue. Sinon c’était inutile…

—Ouvre-la, répéta Daspry.

—Je n’ai pas de sept de cœur.

—Si, celui-là, dit Daspry, en tendant la plaque de fer.

Varin recula, terrifié:

—Non… non… je ne veux pas…

—Qu’à cela ne tienne…

Daspry se dirigea vers le vieux monarque à la barbe fleurie,monta sur une chaise, et appliqua le sept de cœur au bas du glaive,contre la garde, et de façon que les bords de la plaquerecouvrissent exactement les deux bords de l’épée. Puis, avecl’aide d’un poinçon, qu’il introduisit alternativement dans chacundes sept trous pratiqués à l’extrémité des sept points de cœur, ilpesa sur sept des petites pierres de la mosaïque. À la septièmepetite pierre enfoncée, un déclenchement se produisit, et tout lebuste du roi pivota, démasquant une large ouverture aménagée commeun coffre, avec des revêtements de fer et deux rayons d’acierluisant.

—Tu vois bien, Varin, le coffre est vide.

—En effet… Alors c’est que mon frère aura retiré leslettres.

Daspry revint vers l’homme et lui dit:

—Ne joue pas au plus fin avec moi. Il y a une autre cachette. Oùest-elle?

—Il n’y en a pas.

—Est-ce de l’argent que tu veux? Combien?

—Dix mille.

—Monsieur Andermatt, ces lettres valent-elles dix mille francspour vous?

—Oui, fit le banquier d’une voix forte.

Varin ferma le coffre, prit le sept de cœur, non sans unerépugnance visible, et l’appliqua sur le glaive, contre la garde,et juste au même endroit. Successivement il enfonça le poinçon àl’extrémité des sept points de cœur. Il se produisit un seconddéclenchement, mais cette fois, chose inattendue, ce ne fut qu’unepartie du coffre qui pivota démasquant un petit coffre pratiquédans l’épaisseur même de la porte qui fermait le plus grand.

Le paquet de lettres était là, noué d’une ficelle et cacheté.Varin le remit à Daspry. Celui-ci demanda:

—Le chèque est prêt, Monsieur Andermatt?

—Oui.

—Et vous avez aussi le dernier document que vous tenez de LouisLacombe, et qui complète les plans du sous-marin?

—Oui.

L’échange se fit. Daspry empocha le document et le chèque, etoffrit le paquet à M. Andermatt.

—Voici ce que vous désiriez, Monsieur.

Le banquier hésita un moment, comme s’il avait peur de toucher àces pages maudites qu’il avait cherchées avec tant d’âpreté. Puis,d’un geste nerveux, il s’en empara.

Auprès de moi j’entendis un gémissement. Je saisis la main deMme Andermatt: elle était glacée.

Et Daspry dit au banquier:

—Je crois, Monsieur, que notre conversation est terminée. Oh!pas de remerciements, je vous en supplie. Le hasard seul a vouluque je pusse vous être utile.

M. Andermatt se retira. Il emportait les lettres de sa femme àLouis Lacombe.

—À merveille, s’écria Daspry d’un air enchanté,tout s’arrange pour le mieux. Nous n’avons plus qu’à boucler notreaffaire, camarade. Tu as les papiers?

—Les voilà tous.

Daspry les compulsa, les examina attentivement et les enfouitdans sa poche.

—Parfait, tu as tenu parole.

—Mais…

—Mais quoi?

—Les deux chèques?… l’argent?…

—Eh bien, tu as de l’aplomb, mon bonhomme. Comment, tu osesréclamer!

—Je réclame ce qui m’est dû.

—On te doit donc quelque chose pour des papiers que tu asvolés?

Mais l’homme paraissait hors de lui. Il tremblait de colère, lesyeux injectés de sang.

—L’argent… les vingt mille… bégaya-t-il.

—Impossible… j’en ai l’emploi.

—L’argent!…

—Allons, sois raisonnable, et laisse donc ton poignardtranquille.

Il lui saisit le bras si brutalement que l’autre hurla dedouleur, et il ajouta:

—Va-t’en, camarade, l’air te fera du bien. Veux-tu que je tereconduise? Nous nous en irons par le terrain vague, et je temontrerai un tas de cailloux sous lequel…

—Ce n’est pas vrai! Ce n’est pas vrai!

—Mais oui, c’est vrai. Cette petite plaque de fer aux septpoints rouges vient de là-bas. Elle ne quittait jamais LouisLacombe, tu te rappelles? Ton frère et toi vous l’avez enterréeavec le cadavre… et avec d’autres choses qui intéresseronténormément la justice.

Varin se couvrit le visage de ses poings rageurs. Puis ilprononça:

—Soit. Je suis roulé. N’en parlons plus. Un mot cependant… unseul mot… je voudrais savoir…

—J’écoute.

—Il y avait dans ce coffre, dans le plus grand des deux, unecassette?

—Oui.

—Quand vous êtes venu ici, la nuit du 22 au 23 juin, elle yétait?

—Oui.

—Elle contenait?…

—Tout ce que les frères Varin y avaient enfermé, une assez joliecollection de bijoux, diamants et perles, raccrochés de droite etde gauche par lesdits frères.

—Et vous l’avez prise?

—Dame! Mets-toi à ma place.

—Alors… c’est en constatant la disparition de la cassette quemon frère s’est tué?

—Probable. La disparition de votre correspondance avec le majorvon Lieben n’eût pas suffi. Mais la disparition de la cassette…Est-ce là tout ce que tu avais à me demander?

—Ceci encore: votre nom?

—Tu dis cela comme si tu avais des idées de revanche.

—Parbleu! La chance tourne. Aujourd’hui vous êtes le plus fort.Demain…

—Ce sera toi.

—J’y compte bien. Votre nom?

—Arsène Lupin.

—Arsène Lupin!

L’homme chancela, assommé comme par un coup de massue. On eûtdit que ces deux mots lui enlevaient toute espérance. Daspry se mità rire.

—Ah! ça, t’imaginais-tu qu’un M. Durand ou Dupont aurait pumonter toute cette belle affaire? Allons donc, il fallait au moinsun Arsène Lupin. Et maintenant que tu es renseigné, mon petit, vapréparer ta revanche. Arsène Lupin t’attend.

Et il le poussa dehors, sans un mot de plus.

* * *

—Daspry, Daspry, criai-je, lui donnant encore, et malgré moi, lenom sous lequel je l’avais connu.

J’écartai le rideau de velours.

Il accourut.

—Quoi? Qu’y a-t-il?

—Mme Andermatt est souffrante.

Il s’empressa, lui fit respirer des sels et, tout en lasoignant, m’interrogeait:

—Eh bien, que s’est-il donc passé?

—Les lettres, lui dis-je… les lettres de Louis Lacombe que vousavez données à son mari!

Il se frappa le front.

—Elle a cru que j’avais fait cela!… Mais oui, après tout, ellepouvait le croire. Imbécile que je suis!

Mme Andermatt, ranimée, l’écoutait avidement. Ilsortit de son portefeuille un petit paquet en tous points semblableà celui qu’avait emporté M. Andermatt.

—Voici vos lettres, madame, les vraies.

—Mais… les autres?

—Les autres sont les mêmes que celles-ci, mais recopiées parmoi, cette nuit, et soigneusement arrangées. Votre mari serad’autant plus heureux de les lire qu’il ne se doutera pas de lasubstitution, puisque tout a paru se passer sous ses yeux…

—L’écriture…

—Il n’y a pas d’écriture qu’on ne puisse imiter.

Elle le remercia, avec les mêmes paroles de gratitude qu’elleeût adressées à un homme de son monde, et je vis bien qu’ellen’avait pas dû entendre les dernières phrases échangées entre Varinet Arsène Lupin.

Moi, je le regardais non sans embarras, ne sachant trop que direà cet ancien ami qui se révélait à moi sous un jour si imprévu.Lupin! c’était Lupin! mon camarade de cercle n’était autre queLupin! Je n’en revenais pas. Mais, lui très à l’aise:

—Vous pouvez faire vos adieux à Jean Daspry.

—Ah!

—Oui, Jean Daspry part en voyage. Je l’envoie au Maroc. Il estfort possible qu’il y trouve une fin digne de lui. J’avoue même quec’est son intention.

—Mais Arsène Lupin nous reste?

—Oh! plus que jamais. Arsène Lupin n’est encore qu’au début desa carrière, et il compte bien…

Un mouvement de curiosité irrésistible me jeta sur lui, etl’entraînant à quelque distance de Mme Andermatt:

—Vous avez donc fini par découvrir la seconde cachette, celle oùse trouvait le paquet de lettres?

—J’ai eu assez de mal! C’est hier seulement, l’après-midi,pendant que vous étiez couché. Et pourtant, Dieu sait combienc’était facile! Mais les choses les plus simples sont cellesauxquelles on pense en dernier.

Et me montrant le sept de cœur:

—J’avais bien deviné que, pour ouvrir le grand coffre, ilfallait appuyer cette carte contre le glaive du bonhomme enmosaïque…

—Comment aviez-vous deviné cela?

—Aisément. Par mes informations particulières, je savais envenant ici, le 22 juin au soir…

—Après m’avoir quitté…

—Oui, et après vous avoir mis par des conversations choisiesdans un état d’esprit tel, qu’un nerveux et un impressionnablecomme vous devait fatalement me laisser agir à ma guise, sanssortir de son lit.

—Le raisonnement était juste.

—Je savais donc, en venant ici, qu’il y avait une cassettecachée dans un coffre à serrure secrète, et que le sept de cœurétait la clef, le mot de cette serrure. Il ne s’agissait plus quede plaquer ce sept de cœur à un endroit qui lui fût visiblementréservé. Une heure d’examen m’a suffi.

—Une heure!

—Observez le bonhomme en mosaïque.

—Le vieil empereur?

—Ce vieil empereur est la représentation exacte du roi de cœurde tous les jeux de cartes, Charlemagne.

—En effet… Mais pourquoi le sept de cœur ouvre-t-il tantôt legrand coffre et tantôt le petit? Et pourquoi n’avez-vous ouvertd’abord que le grand coffre?

—Pourquoi? mais parce que je m’obstinais toujours à placer monsept de cœur dans le même sens. Hier seulement je me suis aperçuqu’en le retournant, c’est-à-dire en mettant le septième point,celui du milieu, en l’air au lieu de le mettre en bas, ladisposition des sept points changeait.

—Parbleu!

—Évidemment, parbleu, mais encore fallait-il y penser.

—Autre chose: vous ignoriez l’histoire des lettres avant queMme Andermatt…

—En parlât devant moi? Oui. Je n’avais découvert dans le coffre,outre la cassette, que la correspondance des deux frères,correspondance qui m’a mis sur la voie de leur trahison.

—Somme toute, c’est par hasard que vous avez été amené, d’abordà reconstituer l’histoire des deux frères, puis à rechercher lesplans et les documents du sous-marin?

—Par hasard.

—Mais dans quel but avez-vous recherché?…

Daspry m’interrompit en riant:

—Mon Dieu! comme cette affaire vous intéresse!

—Elle me passionne.

—Eh bien, tout à l’heure, quand j’aurai reconduit MmeAndermatt et fait porter à l’Écho de France le mot que jevais écrire, je reviendrai et nous entrerons dans le détail.

Il s’assit et écrivit une de ces petites notes lapidaires où sedivertit la fantaisie du personnage. Qui ne se rappelle le bruitque fit celle-ci dans le monde entier?

«Arsène Lupin a résolu le problème que Salvator aposé dernièrement. Maître de tous les documents et plans originauxde l’ingénieur Louis Lacombe, il les a fait parvenir entre lesmains du ministre de la marine. À cette occasion il ouvre unesouscription dans le but d’offrir à l’État le premier sous-marinconstruit d’après ces plans. Et il s’inscrit lui-même en tête decette souscription pour la somme de vingt mille francs.»

—Les vingt mille francs des chèques de M.Andermatt? lui dis-je, quand il m’eut donné le papier à lire.

—Précisément. Il était équitable que Varin rachetât en partie satrahison.

* * *

Et voilà comment j’ai connu Arsène Lupin. Voilà comment j’ai suque Jean Daspry, camarade de cercle, relation mondaine, n’étaitautre qu’Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Voilà comment j’ainoué des liens d’amitié fort agréables avec notre grand homme, etcomment, peu à peu, grâce à la confiance dont il veut bienm’honorer, je suis devenu son très humble, très fidèle et trèsreconnaissant historiographe.

LE COFFRE-FORT DE MADAME IMBERT

À trois heures du matin, il y avait encore une demi-douzaine devoitures devant un des petits hôtels de peintre qui composentl’unique côté du boulevard Berthier. La porte de cet hôtels’ouvrit. Un groupe d’invités, hommes et dames, sortirent. Quatrevoitures filèrent de droite et de gauche et il ne resta surl’avenue que deux messieurs qui se quittèrent au coin de la rue deCourcelles où demeurait l’un d’eux. L’autre résolut de rentrer àpied jusqu’à la Porte-Maillot.

Il traversa donc l’avenue de Villiers et continua son chemin surle trottoir opposé aux fortifications. Par cette belle nuitd’hiver, pure et froide, il y avait plaisir à marcher. On respiraitbien. Le bruit des pas résonnait allègrement.

Mais au bout de quelques minutes il eut l’impression désagréablequ’on le suivait. De fait, s’étant retourné, il aperçut l’ombred’un homme qui se glissait entre les arbres. Il n’était pointpeureux; cependant il hâta le pas afin d’arriver le plus vitepossible à l’octroi des Ternes. Mais l’homme se mit à courir. Assezinquiet, il jugea plus prudent de lui faire face et de tirer sonrevolver de sa poche.

Il n’en eut pas le temps. L’homme l’assaillait violemment, ettout de suite une lutte s’engagea sur le boulevard désert, lutte àbras-le-corps où il sentit aussitôt qu’il avait le désavantage. Ilappela au secours, se débattit, et fut renversé contre un tas decailloux, serré à la gorge, bâillonné d’un mouchoir que sonadversaire lui enfonçait dans la bouche. Ses yeux se fermèrent, sesoreilles bourdonnèrent, et il allait perdre connaissance, lorsque,soudain, l’étreinte se desserra, et l’homme qui l’étouffait de sonpoids se releva pour se défendre à son tour contre une attaqueimprévue.

Un coup de canne sur le poignet, un coup de botte sur lacheville… l’homme poussa deux grognements de douleur, et s’enfuiten boitant et en jurant.

Sans daigner le poursuivre, le nouvel arrivant se pencha etdit:

—Êtes-vous blessé, Monsieur?

Il n’était pas blessé, mais fort étourdi et incapable de setenir debout. Par bonheur, un des employés de l’octroi, attiré parles cris, accourut. Une voiture fut requise. Le monsieur y pritplace accompagné de son sauveur, et on le conduisit à son hôtel del’avenue de la Grande-Armée.

Devant la porte, tout à fait remis, il se confondit enremerciements.

—Je vous dois la vie, Monsieur, veuillez croire que je nel’oublierai point. Je ne veux pas effrayer ma femme en ce moment,mais je tiens à ce qu’elle vous exprime elle-même, dès aujourd’hui,toute ma reconnaissance.

Il le pria de venir déjeuner et lui dit son nom: Ludovic Imbert,ajoutant:

—Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur…

—Mais certainement, fit l’autre.

Et il se présenta:

—Arsène Lupin.

* * *

Arsène Lupin n’avait pas alors cette célébrité que lui ont valuel’affaire Cahorn, son évasion de la Santé, et tant d’autresexploits retentissants. Il ne s’appelait même pas Arsène Lupin. Cenom auquel l’avenir réservait un tel lustre fut spécialementimaginé pour désigner le sauveur de M. Imbert, et l’on peut direque c’est dans cette affaire qu’il reçut le baptême du feu. Prêt aucombat il est vrai, armé de toutes pièces, mais sans ressources,sans l’autorité que donne le succès, Arsène Lupin n’étaitqu’apprenti dans une profession où il devait bientôt passermaître.

Aussi quel frisson de joie à son réveil, quand il se rappelal’invitation de la nuit! Enfin il touchait au but! Enfin ilentreprenait une œuvre digne de ses forces et de son talent! Lesmillions des Imbert, quelle proie magnifique pour un appétit commele sien!

Il fit une toilette spéciale, redingote râpée, pantalon élimé,chapeau de soie un peu rougeâtre, manchettes et faux-colseffiloqués, le tout fort propre, mais sentant la misère. Commecravate, un ruban noir épinglé d’un diamant de noix à surprise. Et,ainsi accoutré, il descendit l’escalier du logement qu’il occupaità Montmartre. Au troisième étage, sans s’arrêter, il frappa dupommeau de sa canne sur le battant d’une porte close. Dehors ilgagna les boulevards extérieurs. Un tramway passait. Il y pritplace, et quelqu’un qui marchait derrière lui, le locataire dutroisième étage, s’assit à son côté.

Au bout d’un instant, cet homme lui dit:

—Eh bien, patron?

—Eh bien, c’est fait.

—Comment?

—J’y déjeune.

—Vous y déjeunez!

—Tu ne voudrais pas, j’espère, que j’eusse exposé gratuitementdes jours aussi précieux que les miens? J’ai arraché M. LudovicImbert à la mort certaine que tu lui réservais. M. Ludovic Imbertest une nature reconnaissante. Il m’invite à déjeuner.

Un silence, et l’autre hasarda:

—Alors, vous n’y renoncez pas?

—Mon petit, fit Arsène, si j’ai machiné la petite agression decette nuit, si je me suis donné la peine, à trois heures du matin,le long des fortifications, de t’allonger un coup de canne sur lepoignet et un coup de pied sur le tibia, risquant ainsid’endommager mon unique ami, ce n’est pas pour renoncer maintenantau bénéfice d’un sauvetage si bien organisé.

—Mais les mauvais bruits qui courent sur la fortune…

—Laisse-les courir. Il y a six mois que je poursuis l’affaire,six mois que je me renseigne, que j’étudie, que je tends mesfilets, que j’interroge les domestiques, les prêteurs et les hommesde paille, six mois que je vis dans l’ombre du mari et de la femme.Par conséquent je sais à quoi m’en tenir. Que la fortune proviennedu vieux Brawford, comme ils le prétendent, ou d’une autre source,j’affirme qu’elle existe. Et puisqu’elle existe, elle est àmoi.

—Bigre, cent millions!

—Mettons-en dix, ou même cinq, n’importe! il y a de gros paquetsde titres dans le coffre-fort. C’est bien le diable si, un jour oul’autre, je ne mets pas la main sur la clef.

Le tramway s’arrêta place de l’Étoile. L’homme murmura:

—Ainsi, pour le moment?

—Pour le moment, rien à faire. Je t’avertirai. Nous avons letemps.

Cinq minutes après, Arsène Lupin montait le somptueux escalierde l’hôtel Imbert, et Ludovic le présentait à sa femme. Gervaiseétait une bonne petite dame, toute ronde, très bavarde. Elle fit àLupin le meilleur accueil.

—J’ai voulu que nous soyons seuls à fêter notre sauveur,dit-elle.

Et dès l’abord on traita «notre sauveur» comme un ami d’anciennedate. Au dessert l’intimité était complète, et les confidencesallèrent bon train. Arsène raconta sa vie, la vie de son père,intègre magistrat, les tristesses de son enfance, les difficultésdu présent. Gervaise, à son tour, dit sa jeunesse, son mariage, lesbontés du vieux Brawford, les cent millions dont elle avait hérité,les obstacles qui retardaient l’entrée en jouissance, les empruntsqu’elle avait dû contracter à des taux exorbitants, sesinterminables démêlés avec les neveux de Brawford, et lesoppositions! et les séquestres! tout enfin!

—Pensez donc, Monsieur Lupin, les titres sont là, à côté, dansle bureau de mon mari, et si nous en détachons un seul coupon, nousperdons tout! Ils sont là, dans notre coffre-fort, et nous nepouvons pas y toucher!

Un léger frémissement secoua Monsieur Lupin à l’idée de cevoisinage. Et il eut la sensation très nette que Monsieur Lupinn’aurait jamais assez d’élévation d’âme pour éprouver les mêmesscrupules que la bonne dame.

—Ah! ils sont là, murmura-t-il, la gorge sèche.

—Ils sont là.

Des relations commencées sous de tels auspices ne pouvaient queformer des nœuds plus étroits. Délicatement interrogé, Arsène Lupinavoua sa misère, sa détresse. Sur-le-champ, le malheureux garçonfut nommé secrétaire particulier des deux époux, aux appointementsde cent cinquante francs par mois. Il continuerait à habiter chezlui, mais il viendrait chaque jour prendre les ordres de travailet, pour plus de commodité, on mettait à sa disposition, commecabinet de travail, une des chambres du deuxième étage.

Il choisit. Par quel excellent hasard se trouva-t-elle au-dessusdu bureau de Ludovic?

* * *

Arsène ne tarda pas à s’apercevoir que son poste de secrétaireressemblait furieusement à une sinécure. En deux mois, il n’eut quequatre lettres insignifiantes à recopier et ne fut appelé qu’unefois dans le bureau de son patron, ce qui ne lui permit qu’une foisde contempler officiellement le coffre-fort. En outre, il nota quele titulaire de cette sinécure ne devait pas être jugé digne defigurer auprès du député Anquety, ou du bâtonnier Grouvel, car onomit de le convier aux fameuses réceptions mondaines.

Il ne s’en plaignit point, préférant de beaucoup garder samodeste petite place à l’ombre, et se tint à l’écart, heureux etlibre. D’ailleurs il ne perdait pas son temps. Il rendit toutd’abord un certain nombre de visites clandestines au bureau deLudovic, et présenta ses devoirs au coffre-fort, lequel n’en restapas moins hermétiquement fermé. C’était un énorme bloc de fonte etd’acier, à l’aspect rébarbatif, et contre quoi ne pouvaientprévaloir ni les limes, ni les vrilles, ni les pincesmonseigneur.

Arsène Lupin n’était pas entêté.

—Où la force échoue, la ruse réussit, se dit-il. L’essentiel estd’avoir un œil et une oreille dans la place.

Il prit donc les mesures nécessaires, et après de minutieux etpénibles sondages à travers le parquet de sa chambre, ilintroduisit un tuyau de plomb qui aboutissait au plafond du bureauentre deux moulures de la corniche. Par ce tuyau, tube acoustiqueet lunette d’approche, il espérait voir et entendre.

Dès lors il vécut à plat ventre sur son parquet. Et de fait ilvit souvent les Imbert en conférence devant le coffre, compulsantdes registres et maniant des dossiers. Quand ils tournaientsuccessivement les quatre boutons qui commandaient la serrure, iltâchait, pour savoir le chiffre, de saisir le nombre des crans quipassaient. Il surveillait leurs gestes, il épiait leurs paroles.Que faisaient-ils de la clef? La cachaient-ils?

Un jour, il descendit en hâte, les ayant vus qui sortaient de lapièce sans refermer le coffre. Et il entra résolument. Ils étaientrevenus.

—Oh! excusez-moi, dit-il, je me suis trompé de porte.

Mais Gervaise se précipita, et l’attirant:

—Entrez donc, Monsieur Lupin, entrez donc, n’êtes-vous pas chezvous ici? Vous allez nous donner un conseil. Quels titresdevons-nous vendre? De l’Extérieure ou de la Rente?

—Mais, l’opposition? objecta Lupin, très étonné.

—Oh! elle ne frappe pas tous les titres.

Elle écarta le battant. Sur les rayons s’entassaient desportefeuilles ceinturés de sangles. Elle en saisit un. Mais sonmari protesta.

—Non, non, Gervaise, ce serait de la folie de vendre del’Extérieure. Elle va monter… Tandis que la Rente est au plus haut.Qu’en pensez-vous, mon cher ami?

Le cher ami n’avait aucune opinion, cependant il conseilla lesacrifice de la Rente. Alors elle prit une autre liasse, et, danscette liasse, au hasard, un papier. C’était un titre 3% de 1.374francs. Ludovic le mit dans sa poche. L’après-midi, accompagné deson secrétaire, il fit vendre ce titre par un agent de change ettoucha quarante-six mille francs.

Quoi qu’en eût dit Gervaise, Arsène Lupin ne se sentait pas chezlui. Bien au contraire, sa situation dans l’hôtel Imbert leremplissait de surprise. À diverses occasions, il put constater queles domestiques ignoraient son nom. Ils l’appelaient monsieur.Ludovic le désignait toujours ainsi: «Vous préviendrez monsieur…Est-ce que monsieur est arrivé?» Pourquoi cette appellationénigmatique?

D’ailleurs, après l’enthousiasme du début, les Imbert luiparlaient à peine, et, tout en le traitant avec les égards dûs à unbienfaiteur, ne s’occupaient jamais de lui! On avait l’air de leconsidérer comme un original qui n’aime pas qu’on l’importune, eton respectait son isolement, comme si cet isolement était une règleédictée par lui, un caprice de sa part. Une fois qu’il passait dansle vestibule, il entendit Gervaise qui disait à deux messieurs:

—C’est un tel sauvage!

Soit, pensa-t-il, nous sommes un sauvage. Et renonçant às’expliquer les bizarreries de ces gens, il poursuivait l’exécutionde son plan. Il avait acquis la certitude qu’il ne fallait pointcompter sur le hasard ni sur une étourderie de Gervaise que la clefdu coffre ne quittait pas, et qui, au surplus, n’eût jamais emportécette clef sans avoir préalablement brouillé les lettres de laserrure. Ainsi donc il devait agir.

Un événement précipita les choses, la violente campagne menéecontre les Imbert par certains journaux. On les accusaitd’escroquerie. Arsène Lupin assista aux péripéties du drame, auxagitations du ménage, et il comprit qu’en tardant davantage, ilallait tout perdre.

Cinq jours de suite, au lieu de partir vers six heures comme ilen avait l’habitude, il s’enferma dans sa chambre. On le supposaitsorti. Lui, s’étendait sur le parquet et surveillait le bureau deLudovic.

Les cinq soirs, la circonstance favorable qu’il attendait nes’étant pas produite, il s’en alla au milieu de la nuit, par lapetite porte qui desservait la cour. Il en possédait une clef.

Mais le sixième jour il apprit que les Imbert, en réponse auxinsinuations malveillantes de leurs ennemis, avaient proposé qu’onouvrît le coffre et qu’on en fît l’inventaire.

—C’est pour ce soir, pensa Lupin.

Et en effet, après le dîner, Ludovic s’installa dans son bureau.Gervaise le rejoignit. Ils se mirent à feuilleter les registres ducoffre.

Une heure s’écoula, puis une autre heure. Il entendit lesdomestiques qui se couchaient. Maintenant il n’y avait pluspersonne au premier étage. Minuit. Les Imbert continuaient leurbesogne.

—Allons-y, murmura Lupin.

Il ouvrit sa fenêtre. Elle donnait sur la cour, et l’espace, parla nuit sans lune et sans étoile, était obscur. Il tira de sonarmoire une corde à nœuds qu’il assujettit à la rampe du balcon,enjamba et se laissa glisser doucement, en s’aidant d’unegouttière, jusqu’à la fenêtre située au-dessous de la sienne.C’était celle du bureau, et le voile épais des rideaux molletonnésmasquait la pièce. Debout sur le balcon, il resta un momentimmobile, l’oreille tendue et l’œil aux aguets.

Tranquillisé par le silence, il poussa légèrement les deuxcroisées. Si personne n’avait eu soin de les vérifier, ellesdevaient céder à l’effort, car lui, au cours de l’après-midi, enavait tourné l’espagnolette de façon qu’elle n’entrât plus dans lesgâches.

Les croisées cédèrent. Alors, avec des précautions infinies, illes entrebâilla davantage. Dès qu’il put glisser la tête, ils’arrêta. Un peu de lumière filtrait entre les deux rideaux maljoints: il aperçut Gervaise et Ludovic assis à côté du coffre.

Ils n’échangeaient que de rares paroles et à voix basse,absorbés par leur travail. Arsène calcula la distance qui leséparait d’eux, établit les mouvements exacts qu’il lui faudraitfaire pour les réduire l’un après l’autre à l’impuissance, avantqu’ils n’eussent le temps d’appeler au secours, et il allait seprécipiter, lorsque Gervaise dit:

—Comme la pièce s’est refroidie depuis un instant! Je vais memettre au lit. Et toi?

—Je voudrais finir.

—Finir! Mais tu en as pour la nuit.

—Mais non, une heure au plus.

Elle se retira. Vingt minutes, trente minutes passèrent. Arsènepoussa la fenêtre un peu plus. Les rideaux frémirent. Il poussaencore. Ludovic se retourna, et, voyant les rideaux gonflés par levent, se leva pour fermer la fenêtre…

Il n’y eut pas un cri, pas même une apparence de lutte. Enquelques gestes précis, et sans lui faire le moindre mal, Arsènel’étourdit, lui enveloppa la tête avec le rideau, le ficela, et detelle manière que Ludovic ne distingua même pas le visage de sonagresseur.

Puis, rapidement, il se dirigea vers le coffre, saisit deuxportefeuilles qu’il mit sous son bras, sortit du bureau, descenditl’escalier, traversa la cour, et ouvrit la porte de service. Unevoiture stationnait dans la rue.

—Prends cela d’abord, dit-il au cocher, et suis-moi.

Il retourna jusqu’au bureau. En deux voyages ils vidèrent lecoffre. Puis Arsène monta dans sa chambre, enleva la corde, effaçatoute trace de son passage. C’était fini.

Quelques heures après, Arsène Lupin, aidé de soncompagnon, opéra le dépouillement des portefeuilles. Il n’éprouvaaucune déception, l’ayant prévu, à constater que la fortune desImbert n’avait pas l’importance qu’on lui attribuait. Les millionsne se comptaient pas par centaines, ni même par dizaines. Maisenfin le total formait encore un chiffre très respectable, etc’étaient d’excellentes valeurs, obligations de chemins de fer,Villes de Paris, fonds d’État, Suez, mines du Nord, etc.

Il se déclara satisfait.

—Certes, dit-il, il y aura un rude déchet quand le temps seravenu de négocier. On se heurtera à des oppositions, et il faudraplus d’une fois liquider à vil prix. N’importe, avec cette premièremise de fonds, je me charge de vivre comme je l’entends… et deréaliser quelques rêves qui me tiennent au cœur.

—Et le reste?

—Tu peux le brûler, mon petit. Ces tas de papiers faisaientbonne figure dans le coffre-fort. Pour nous, c’est inutile. Quantaux titres, nous allons les enfermer bien tranquillement dans leplacard, et nous attendrons le moment propice.

Le lendemain Arsène pensa qu’aucune raison ne l’empêchait deretourner à l’hôtel Imbert. Mais la lecture des journaux lui révélacette nouvelle imprévue: Ludovic et Gervaise avaient disparu.

L’ouverture du coffre eut lieu en grande solennité. Lesmagistrats y trouvèrent ce qu’Arsène Lupin avait laissé… peu dechose.

* * *

Tels sont les faits, et telle est l’explication que donne àcertains d’entre eux l’intervention d’Arsène Lupin. J’en tiens lerécit de lui-même, un jour qu’il était en veine de confidence.

Ce jour-là, il se promenait de long en large dans mon cabinet detravail, et ses yeux avaient une petite fièvre que je ne leurconnaissais pas.

—Somme toute, lui dis-je, c’est votre plus beau coup?

Sans me répondre directement, il reprit:

—Il y a dans cette affaire des secrets impénétrables. Ainsi,même après l’explication que je vous ai donnée, que d’obscuritésencore! Pourquoi cette fuite? Pourquoi n’ont-ils pas profité dusecours que je leur apportais involontairement? Il était si simplede dire: «Les cent millions se trouvaient dans le coffre. Ils n’ysont plus parce qu’on les a volés»!

—Ils ont perdu la tête.

—Oui, voilà, ils ont perdu la tête… D’autre part, il estvrai…

—Il est vrai?…

—Non, rien.

Que signifiait cette réticence? Il n’avait pas tout dit, c’étaitvisible, et ce qu’il n’avait pas dit, il répugnait à le dire.J’étais intrigué. Il fallait que la chose fût grave pour provoquerde l’hésitation chez un tel homme.

Je lui posai des questions au hasard.

—Vous ne les avez pas revus?

—Non.

—Et il ne vous est pas advenu d’éprouver, à l’égard de ces deuxmalheureux, quelque pitié?

—Moi! proféra-t-il en sursautant.

Sa révolte m’étonna. Avais-je touché juste? J’insistai:

—Évidemment. Sans vous, ils auraient peut-être pu faire face audanger… ou du moins partir les poches remplies.

—Des remords, c’est bien cela que vous m’attribuez, n’est-cepas?

—Dame!

Il frappa violemment sur ma table.

—Ainsi, selon vous, je devrais avoir des remords?

—Appelez cela des remords ou des regrets, bref un sentimentquelconque…

—Un sentiment quelconque pour des gens…

—Pour des gens à qui vous avez dérobé une fortune.

—Quelle fortune?

—Enfin… ces deux ou trois liasses de titres…

—Ces deux ou trois liasses de titres! Je leur ai dérobé despaquets de titres, n’est-ce pas? une partie de leur héritage? voilàma faute? voilà mon crime?

«Mais, sacrebleu, mon cher, vous n’avez donc pas deviné qu’ilsétaient faux, ces titres?… vous entendez?

ILS ÉTAIENT FAUX!

Je le regardai, abasourdi.

—Faux, les quatre ou cinq millions.

—Faux, s’écria-t-il rageusement, archi-faux! les obligations,les Villes de Paris, les fonds d’État, du papier, rien que dupapier! Pas un sou, je n’ai pas tiré un sou de tout le bloc! Etvous me demandez d’avoir des remords? Mais c’est eux qui devraienten avoir! Ils m’ont roulé comme un vulgaire gogo! Ils m’ont plumécomme la dernière de leurs dupes, et la plus stupide!

Une réelle colère l’agitait, faite de rancune et d’amour-propreblessé.

—Mais, d’un bout à l’autre, j’ai eu le dessous! dès la premièreheure! Savez-vous le rôle que j’ai joué dans cette affaire, ouplutôt le rôle qu’ils m’ont fait jouer? Celui d’André Brawford!Oui, mon cher, et je n’y ai vu que du feu!

«C’est après, par les journaux, et en rapprochant certainsdétails, que je m’en suis aperçu. Tandis que je posais aubienfaiteur, au monsieur qui a risqué sa vie pour vous tirer de lagriffe des apaches, eux, ils me faisaient passer pour un desBrawford!

«N’est-ce pas admirable? Cet original qui avait sa chambre audeuxième étage, ce sauvage que l’on montrait de loin, c’étaitBrawford, et Brawford, c’était moi! Et grâce à moi, grâce à laconfiance que j’inspirais sous le nom de Brawford, les banquiersprêtaient, et les notaires engageaient leurs clients à prêter!Hein, quelle école pour un débutant! Ah! je vous jure que la leçonm’a servi!

Il s’arrêta brusquement, me saisit le bras, et il me dit d’unton exaspéré où il était facile cependant de sentir des nuancesd’ironie et d’admiration, il me dit cette phrase ineffable:

—Mon cher, à l’heure actuelle, Gervaise Imbert me doit quinzecents francs!

Pour le coup, je ne pus m’empêcher de rire. C’était vraimentd’une bouffonnerie supérieure. Et lui-même eut un accès de franchegaîté.

—Oui, mon cher, quinze cents francs! Non seulement je n’ai paspalpé le premier sou de mes appointements, mais encore elle m’aemprunté quinze cents francs! Toutes mes économies de jeune homme!Et savez-vous pourquoi? Je vous le donne en mille… Pour sespauvres! Comme je vous le dis! pour de prétendus malheureux qu’ellesoulageait à l’insu de Ludovic!

«Et j’ai coupé là-dedans! Est-ce assez drôle, hein? Arsène Lupinrefait de quinze cents francs, et refait par la bonne dame àlaquelle il volait quatre millions de titres faux! Et que decombinaisons, d’efforts et de ruses géniales il m’a fallu pourarriver à ce beau résultat!

«C’est la seule fois que j’aie été roulé dans ma vie. Maisfichtre, je l’ai bien été cette fois-là, et proprement, dans lesgrands prix!…

LA PERLE NOIRE

Un violent coup de sonnette réveilla la concierge du numéro 9 del’avenue Hoche. Elle tira le cordon en grognant:

—Je croyais tout le monde rentré. Il est au moins troisheures!

Son mari bougonna:

—C’est peut-être pour le docteur.

En effet, une voix demanda:

—Le docteur Harel… quel étage?

—Troisième à gauche. Mais le docteur ne se dérange pas lanuit.

—Il faudra bien qu’il se dérange.

Le monsieur pénétra dans le vestibule, monta un étage, deuxétages, et, sans même s’arrêter sur le palier du docteur Harel,continua jusqu’au cinquième. Là, il essaya deux clefs. L’une fitfonctionner la serrure, l’autre le verrou de sûreté.

—À merveille, murmura-t-il, la besogne est considérablementsimplifiée. Mais avant d’agir, il faut assurer notre retraite.Voyons… ai-je eu logiquement le temps de sonner chez le docteur, etd’être congédié par lui? Pas encore… un peu de patience…

Au bout d’une dizaine de minutes, il redescendit et heurta lecarreau de la loge en maugréant contre le docteur. On lui ouvrit,et il claqua la porte derrière lui. Or, cette porte ne se fermapoint, l’homme ayant vivement appliqué un morceau de fer sur lagâche afin que le pène ne pût s’y introduire.

Il rentra donc, sans bruit, à l’insu des concierges. En casd’alarme, sa retraite était assurée.

Paisiblement il remonta les cinq étages. Dans l’antichambre, àla lueur d’une lanterne électrique, il déposa son pardessus et sonchapeau sur une des chaises, s’assit sur une autre, et enveloppases bottines d’épais chaussons de feutre.

—Ouf! ça y est… Et combien facilement! Je me demande un peupourquoi tout le monde ne choisit pas le confortable métier decambrioleur? Avec un peu d’adresse et de réflexion, il n’en est pasde plus charmant. Un métier de tout repos… un métier de père defamille… Trop commode même… cela devient fastidieux.

Il déplia un plan détaillé de l’appartement.

—Commençons par nous orienter. Ici, j’aperçois le rectangle duvestibule où je suis. Du côté de la rue, le salon, le boudoir et lasalle à manger. Inutile de perdre son temps par là, il paraît quela comtesse a un goût déplorable… pas un bibelot de valeur!… Donc,droit au but… Ah! voici le tracé d’un couloir, du couloir qui mèneaux chambres. À trois mètres, je dois rencontrer la porte duplacard aux robes qui communique avec la chambre de lacomtesse.

Il replia son plan, éteignit sa lanterne, et s’engagea dans lecouloir en comptant:

—Un mètre… Deux mètres… trois mètres… Voici la porte… Comme touts’arrange, mon Dieu! Un simple verrou, un petit verrou, me séparede la chambre, et, qui plus est, je sais que ce verrou se trouve àun mètre quarante-trois du plancher… De sorte que, grâce à unelégère incision que je vais pratiquer autour, nous en seronsdébarrassé…

Il sortit de sa poche les instruments nécessaires, mais une idéel’arrêta.

—Et si, par hasard, ce verrou n’était pas poussé. Essayonstoujours… Pour ce qu’il en coûte!

Il tourna le bouton de la serrure. La porte s’ouvrit.

—Mon brave Lupin, décidément la chance te favorise. Que tefaut-il maintenant? Tu connais la topographie des lieux où tu vasopérer; tu connais l’endroit où la comtesse cache la perle noire…Par conséquent, pour que la perle noire t’appartienne, il s’agittout bêtement d’être plus silencieux que le silence, plus invisibleque la nuit.

Arsène Lupin employa bien une demi-heure pour ouvrir la secondeporte, une porte vitrée qui donnait sur la chambre. Mais il le fitavec tant de précaution, qu’alors même que la comtesse n’eût pasdormi, aucun grincement équivoque n’aurait pu l’inquiéter.

D’après les indications de son plan, il n’avait qu’à suivre lecontour d’une chaise-longue. Cela le conduisait à un fauteuil, puisà une petite table située près du lit. Sur la table, il y avait uneboîte de papier à lettres, et, enfermée tout simplement dans cetteboîte, la perle noire.

Il s’allongea sur le tapis et suivit les contours de lachaise-longue. Mais à l’extrémité il s’arrêta pour réprimer lesbattements de son cœur. Bien qu’aucune crainte ne l’agitât, il luiétait impossible de vaincre cette sorte d’angoisse nerveuse quel’on éprouve dans le trop grand silence. Et il s’en étonnait, car,enfin, il avait vécu sans émotion des minutes plus solennelles. Nuldanger ne le menaçait. Alors pourquoi son cœur battait-il comme unecloche affolée? Était-ce cette femme endormie qui l’impressionnait,cette vie si voisine de la sienne?

Il écouta et crut discerner le rythme d’une respiration. Il futrassuré comme par une présence amie.

Il chercha le fauteuil, puis, par petits gestes insensibles,rampa vers la table, tâtant l’ombre de son bras étendu. Sa maindroite rencontra un des pieds de la table.

Enfin! il n’avait plus qu’à se lever, à prendre la perle et às’en aller. Heureusement! car son cœur recommençait à sauter danssa poitrine comme une bête terrifiée, et avec un tel bruit qu’illui semblait impossible que la comtesse ne s’éveillât point.

Il l’apaisa dans un élan de volonté prodigieux, mais, au momentoù il essayait de se relever, sa main gauche heurta sur le tapis unobjet qu’il reconnut tout de suite pour un flambeau, un flambeaurenversé; et aussitôt, un autre objet se présenta, une pendule, unede ces petites pendules de voyage qui sont recouvertes d’une gainede cuir.

Quoi? Que se passait-il? Il ne comprenait pas. Ce flambeau,…cette pendule… pourquoi ces objets n’étaient-ils pas à leur placehabituelle? Ah! que se passait-il dans l’ombre effarante?

Et soudain, un cri lui échappa. Il avait touché… oh! à quellechose étrange, innommable! Mais non, non, la peur lui troublait lecerveau. Vingt secondes, trente secondes, il demeura immobile,épouvanté, de la sueur aux tempes. Et ses doigts gardaient lasensation de ce contact.

Par un effort implacable, il tendit le bras de nouveau. Sa main,de nouveau, effleura la chose, la chose étrange, innommable. Il lapalpa. Il exigea que sa main la palpât et se rendît compte. C’étaitune chevelure, un visage… et ce visage était froid, presqueglacé.

Si terrifiante que soit la réalité, un homme comme Arsène Lupinla domine dès qu’il en a pris connaissance. Rapidement, il fitjouer le ressort de sa lanterne. Une femme gisait devant lui,couverte de sang. D’affreuses blessures dévastaient son cou et sesépaules. Il se pencha et l’examina. Elle était morte.

—Morte, morte, répéta-t-il avec stupeur.

Et il regardait ces yeux fixes, le rictus de cette bouche, cettechair livide, et ce sang, tout ce sang qui avait coulé sur le tapiset se figeait maintenant, épais et noir.

S’étant relevé, il tourna le bouton de l’électricité, la pièces’emplit de lumière, et il put voir tous les signes d’une lutteacharnée. Le lit était entièrement défait, les couvertures et lesdraps arrachés. Par terre, le flambeau, puis la pendule—lesaiguilles marquaient onze heures vingt—puis, plus loin, une chaiserenversée, et partout du sang, des flaques de sang.

—Et la perle noire? murmura-t-il.

La boîte de papier à lettres était à sa place. Il l’ouvritvivement. Elle contenait l’écrin. Mais l’écrin était vide.

—Fichtre, se dit-il, tu t’es vanté un peu tôt de ta chance, monami Arsène Lupin… La comtesse assassinée, la perle noire disparue…la situation n’est pas brillante! Filons, sans quoi tu risques fortd’encourir de lourdes responsabilités.

Il ne bougea pas cependant.

—Filer? Oui, un autre filerait. Mais, Arsène Lupin? N’y a-t-ilpas mieux à faire? Voyons, procédons par ordre. Après tout, taconscience est tranquille… Suppose que tu es commissaire de policeet que tu dois procéder à une enquête… Oui, mais pour cela, ilfaudrait avoir un cerveau plus clair. Et le mien est dans unétat!

Il tomba sur un fauteuil, ses poings crispés contre son frontbrûlant.

* * *

L’affaire de l’avenue Hoche est une de celles qui nous ont leplus vivement intrigués en ces derniers temps, et je ne l’eussecertes pas racontée si la participation d’Arsène Lupin nel’éclairait d’un jour tout spécial. Cette participation, il en estpeu qui la soupçonnent. Nul ne sait en tout cas l’exacte etcurieuse vérité.

Qui ne connaissait, pour l’avoir rencontrée au Bois, LéontineZalti, l’ancienne cantatrice, épouse et veuve du comte d’Andillot,la Zalti dont le luxe éblouissait Paris, il y a quelque vingt ans,la Zalti, comtesse d’Andillot, à qui ses parures de diamants et deperles valaient une réputation européenne? On disait d’elle qu’elleportait sur ses épaules le coffre-fort de plusieurs maisons debanque et les mines d’or de plusieurs compagnies australiennes. Lesgrands joailliers travaillaient pour la Zalti comme on travaillaitjadis pour les rois et pour les reines.

Et qui ne se souvient de la catastrophe où toutes ces richessesfurent englouties? Maisons de banque et mines d’or, le gouffredévora tout. De la collection merveilleuse, dispersée par lecommissaire-priseur, il ne resta que la fameuse perle noire. Laperle noire! c’est-à-dire une fortune, si elle avait voulu s’endéfaire.

Elle ne le voulut point. Elle préféra se restreindre, vivre dansun simple appartement avec sa dame de compagnie, sa cuisinière etun domestique, plutôt que de vendre cet inestimable joyau. Il yavait à cela une raison qu’elle ne craignait pas d’avouer: la perlenoire était le cadeau d’un empereur! Et presque ruinée, réduite àl’existence la plus médiocre, elle demeura fidèle à sa compagne desbeaux jours.

—Moi vivante, disait-elle, je ne la quitterai pas.

Du matin jusqu’au soir, elle la portait à son cou. La nuit, ellela mettait dans un endroit connu d’elle seule.

Tous ces faits rappelés par les feuilles publiques stimulèrentla curiosité, et, chose bizarre, mais facile à comprendre pour ceuxqui ont le mot de l’énigme, ce fut précisément l’arrestation del’assassin présumé qui compliqua le mystère et prolongea l’émotion.Le surlendemain, en effet, les journaux publiaient la nouvellesuivante:

«On nous annonce l’arrestation de Victor Danègre, le domestiquede la comtesse d’Andillot. Les charges relevées contre lui sontécrasantes. Sur la manche en lustrine de son gilet de livrée, queM. Dudouis, le chef de la Sûreté, a trouvé dans sa mansarde, entrele sommier et le matelas, on a constaté des taches de sang. Enoutre, il manquait à ce gilet un bouton recouvert d’étoffe. Or cebouton, dès le début des perquisitions, avait été ramassé sous lelit même de la victime.

«Il est probable qu’après le dîner, Danègre, au lieu de regagnersa mansarde, se sera glissé dans le cabinet aux robes, et que, parla porte vitrée, il a vu la comtesse cacher la perle noire.

«Nous devons dire que, jusqu’ici, aucune preuve n’est venueconfirmer cette supposition. En tout cas, un autre point resteobscur. À sept heures du matin, Danègre s’est rendu au bureau detabac du boulevard de Courcelles: la concierge d’abord, puis laburaliste ont témoigné dans ce sens. D’autre part, la cuisinière dela comtesse et sa dame de compagnie, qui toutes deux couchent aubout du couloir, affirment qu’à huit heures, quand elles se sontlevées, la porte de l’antichambre et la porte de la cuisine étaientfermées à double tour. Depuis vingt ans au service de la comtesse,ces deux personnes sont au-dessus de tout soupçon. On se demandedonc comment Danègre a pu sortir de l’appartement. S’était-il faitfaire une autre clef? L’instruction éclaircira ces différentspoints.»

L’instruction n’éclaircit absolument rien, au contraire. Onapprit que Victor Danègre était un récidiviste dangereux, unalcoolique et un débauché, qu’un coup de couteau n’effrayait pas.Mais l’affaire elle-même semblait, au fur et à mesure qu’onl’étudiait, s’envelopper de ténèbres plus épaisses et decontradictions plus inexplicables.

D’abord une demoiselle de Sinclèves, cousine et unique héritièrede la victime, déclara que la comtesse, un mois avant sa mort, luiavait confié dans une de ses lettres la façon dont elle cachait laperle noire. Le lendemain du jour où elle recevait cette lettre,elle en constatait la disparition. Qui l’avait volée?

De leur côté, les concierges racontèrent qu’ils avaient ouvertla porte à un individu, lequel était monté chez le docteur Harel.On manda le docteur. Personne n’avait sonné chez lui. Alors quiétait cet individu? Un complice?

Cette hypothèse d’un complice fut adoptée par la presse et parle public. Ganimard, le vieil inspecteur principal Ganimard ladéfendait, non sans raison.

—Il y a du Lupin là-dessous, disait-il au juge.

—Bah! ripostait celui-ci, vous le voyez partout, votreLupin.

—Je le vois partout, parce qu’il est partout.

—Dites plutôt que vous le voyez chaque fois où quelque chose nevous paraît pas très clair. D’ailleurs, en l’espèce, remarquezceci: le crime a été commis à onze heures vingt du soir, ainsi quel’atteste la pendule, et la visite nocturne, dénoncée par lesconcierges, n’a eu lieu qu’à trois heures du matin.

La justice obéit souvent à ces entraînements de conviction quifont qu’on oblige les événements à se plier à l’explicationpremière qu’on en a donnée. Les antécédents déplorables de VictorDanègre, récidiviste, ivrogne et débauché, influencèrent le juge,et bien qu’aucune circonstance nouvelle ne vînt corroborer les deuxou trois indices primitivement découverts, rien ne put l’ébranler.Il boucla son instruction. Quelques semaines après, les débatscommencèrent.

Ils furent embarrassés et languissants. Le président les dirigeasans ardeur. Le ministère public attaqua mollement. Dans cesconditions, l’avocat de Danègre avait beau jeu. Il montra leslacunes et les impossibilités de l’accusation. Nulle preuvematérielle n’existait. Qui avait forgé la clef, l’indispensableclef sans laquelle Danègre, après son départ, n’aurait pu refermerà double tour la porte de l’appartement? Qui l’avait vue, cetteclef, et qu’était-elle devenue? Qui avait vu le couteau del’assassin, et qu’était-il devenu?

—Et, en tout cas, concluait l’avocat, prouvez que c’est monclient qui a tué. Prouvez que l’auteur du vol et du crime n’est pasce mystérieux personnage qui s’est introduit dans la maison à troisheures du matin. La pendule marquait onze heures, me direz-vous? Etaprès? ne peut-on mettre les aiguilles d’une pendule à l’heure quivous convient?

Victor Danègre fut acquitté.

* * *

Il sortit de prison un vendredi au déclin du jour, amaigri,déprimé par six mois de cellule. L’instruction, la solitude, lesdébats, les délibérations du jury, tout cela l’avait empli d’uneépouvante maladive. La nuit, d’affreux cauchemars, des visionsd’échafaud le hantaient. Il tremblait de fièvre et de terreur.

Sous le nom d’Anatole Dufour, il loua une petite chambre sur leshauteurs de Montmartre, et il vécut au hasard des besognes,bricolant de droite et de gauche.

Vie lamentable! Trois fois engagé par trois patrons différents,il fut reconnu et renvoyé sur-le-champ.

Souvent il s’aperçut, ou crut s’apercevoir, que des hommes lesuivaient, des hommes de la police, il n’en doutait point, qui nerenonçaient pas à le faire tomber dans quelque piège. Et d’avanceil sentait l’étreinte rude de la main qui le prendrait aucollet.

Un soir qu’il dînait chez un traiteur du quartier, quelqu’uns’installa en face de lui. C’était un individu d’une quarantained’années, vêtu d’une redingote noire de propreté douteuse. Ilcommanda une soupe, des légumes et un litre de vin.

Et quand il eut mangé la soupe, il tourna les yeux vers Danègreet le regarda longuement.

Danègre pâlit. Pour sûr cet individu était de ceux qui lesuivaient depuis des semaines. Que lui voulait-il? Danègre essayade se lever. Il ne le put. Ses jambes chancelaient sous lui.

L’homme se versa un verre de vin et emplit le verre deDanègre.

—Nous trinquons, camarade?

Victor balbutia:

—Oui… oui… à votre santé, camarade.

—À votre santé, Victor Danègre.

L’autre sursauta:

—Moi!… moi!… mais non… je vous jure…

—Vous me jurez quoi? que vous n’êtes pas vous? le domestique dela comtesse?

—Quel domestique? Je m’appelle Dufour. Demandez au patron.

—Dufour, Anatole, oui, pour le patron, mais Danègre pour lajustice, Victor Danègre.

—Pas vrai! pas vrai! on vous a menti.

Le nouveau venu tira de sa poche une carte et la tendit. Victorlut: «Grimaudan, ex-inspecteur de la Sûreté. Renseignementsconfidentiels.» Il tressaillit.

—Vous êtes de la police?

—Je n’en suis plus, mais le métier me plaisait, et je continued’une façon plus… lucrative. On déniche de temps en temps desaffaires d’or… comme la vôtre.

—La mienne?

—Oui, la vôtre, c’est une affaire exceptionnelle, si toutefoisvous voulez bien y mettre un peu de complaisance.

—Et si je n’en mets pas?

—Il le faudra. Vous êtes dans une situation où vous ne pouvezrien me refuser.

Une appréhension sourde envahissait Victor Danègre. Ildemanda:

—Qu’y a-t-il?… parlez.

—Soit, répondit l’autre, finissons-en. En deux mots, voici: jesuis envoyé par Mlle de Sinclèves.

—Sinclèves?

—L’héritière de la comtesse d’Andillot.

—Eh bien?

—Eh bien, Mlle de Sinclèves me charge de vousréclamer la perle noire.

—La perle noire?

—Celle que vous avez volée.

—Mais je ne l’ai pas!

—Vous l’avez.

—Si je l’avais, ce serait moi l’assassin.

—C’est vous l’assassin.

Danègre s’efforça de rire.

—Heureusement, mon bon monsieur, que la Cour d’assises n’a pasété du même avis. Tous les jurés, vous entendez, m’ont reconnuinnocent. Et quand on a sa conscience pour soi et l’estime de douzebraves gens…

L’ex-inspecteur lui saisit le bras:

—Pas de phrases, mon petit. Écoutez-moi bien attentivement etpesez mes paroles, elles en valent la peine. Danègre, troissemaines avant le crime, vous avez dérobé à la cuisinière la clefqui ouvre la porte de service, et vous avez fait faire une clefsemblable chez Outard, serrurier, 244, rue Oberkampf.

—Pas vrai, pas vrai, gronda Victor, personne n’a vu cette clef…elle n’existe pas.

—La voici.

Après un silence, Grimaudan reprit:

—Vous avez tué la comtesse à l’aide d’un couteau à virole achetéau bazar de la République, le jour même où vous commandiez votreclef. La lame est triangulaire et creusée d’une cannelure.

—De la blague, tout cela, vous parlez au hasard. Personne n’a vule couteau.

—Le voici.

Victor Danègre eut un geste de recul. L’ex-inspecteurcontinua:

—Il y a dessus des taches de rouille. Est-il besoin de vous enexpliquer la provenance?

—Et après?… vous avez une clef et un couteau… Qui peut affirmerqu’ils m’appartenaient?

—Le serrurier d’abord, et ensuite l’employé auquel vous avezacheté le couteau. J’ai déjà rafraîchi leur mémoire. En face devous, ils ne manqueront pas de vous reconnaître.

Il parlait sèchement et durement, avec une précisionterrifiante. Danègre était convulsé de peur. Ni le juge ni leprésident des assises, ni l’avocat général ne l’avaient serréd’aussi près, n’avaient vu aussi clair dans des choses que lui-mêmene discernait plus très nettement.

Cependant, il essaya encore de jouer l’indifférence.

—Si c’est là toutes vos preuves!

—Il me reste celle-ci. Vous êtes reparti, après le crime, par lemême chemin. Mais, au milieu du cabinet aux robes, pris d’effroi,vous avez dû vous appuyer contre le mur pour garder votreéquilibre.

—Comment le savez-vous? bégaya Victor… personne ne peut lesavoir.

—La justice, non, il ne pouvait venir à l’idée d’aucun de cesmessieurs du parquet d’allumer une bougie et d’examiner les murs.Mais si on le faisait, on verrait sur le plâtre blanc une marquerouge très légère, assez nette cependant pour qu’on y retrouvel’empreinte de la face antérieure de votre pouce, de votre poucetout humide de sang et que vous avez posé contre le mur. Or, vousn’ignorez pas qu’en anthropométrie, c’est là un des principauxmoyens d’identification.

Victor Danègre était blême. Des gouttes de sueur coulaient deson front sur la table. Il considérait avec des yeux de fou cethomme étrange qui évoquait son crime comme s’il en avait été letémoin invisible.

Il baissa la tête, vaincu, impuissant. Depuis des mois illuttait contre tout le monde. Contre cet homme-là, il avaitl’impression qu’il n’y avait rien à faire.

—Si je vous rends la perle, balbutia-t-il, combien medonnerez-vous?

—Rien.

—Comment! vous vous moquez! Je vous donnerais une chose qui vautdes mille et des centaines de mille, et je n’aurais rien?

—Si, la vie.

Le misérable frissonna. Grimaudan ajouta, d’un ton presquedoux:

—Voyons, Danègre, cette perle n’a aucune valeur pour vous. Ilvous est impossible de la vendre. À quoi bon la garder?

—Il y a des recéleurs… et un jour ou l’autre, à n’importe quelprix…

—Un jour ou l’autre, il sera trop tard.

—Pourquoi?

—Pourquoi? mais parce que la justice aura remis la main survous, et, cette fois, avec les preuves que je lui fournirai, lecouteau, la clef, l’indication du pouce, vous êtes fichu, monbonhomme.

Victor s’étreignit la tête de ses deux mains et réfléchit. Il sesentait perdu, en effet, irrémédiablement perdu, et, en même temps,une grande fatigue l’envahissait, un immense besoin de repos etd’abandon.

Il murmura:

—Quand vous la faut-il?

—Ce soir, avant une heure.

—Sinon?

—Sinon, je mets à la poste cette lettre où Mlle deSinclèves vous dénonce au procureur de la République.

Danègre se versa deux verres de vin qu’il but coup sur coup,puis, se levant:

—Payez l’addition, et allons-y… j’en ai assez de cette mauditeaffaire.

La nuit était venue. Les deux hommes descendirentla rue Lepic et suivirent les boulevards extérieurs en se dirigeantvers l’Étoile. Ils marchaient silencieusement, Victor, très las etle dos voûté.

Au parc Monceau, il dit:

—C’est du côté de la maison…

—Parbleu! vous n’en êtes sorti, avant votre arrestation, quepour aller au bureau de tabac.

—Nous y sommes, fit Danègre, d’une voix sourde.

Ils longèrent la grille du jardin et traversèrent une rue dontle bureau de tabac faisait l’encoignure. Danègre s’arrêta quelquespas plus loin. Ses jambes vacillaient. Il tomba sur un banc.

—Eh bien? demanda son compagnon.

—C’est là.

—C’est là! qu’est-ce que vous me chantez?

—Oui là, devant nous.

—Devant nous! Dites donc, Danègre, il ne faudrait pas…

—Je vous répète qu’elle est là.

—Où?

—Entre deux pavés.

—Lesquels?

—Cherchez.

—Lesquels? répéta Grimaudan.

Victor ne répondit pas.

—Ah! parfait, tu veux me faire poser, mon bonhomme.

—Non… mais… je vais crever de misère.

—Et alors, tu hésites? Allons, je serai bon prince. Combien tefaut-il?

—De quoi prendre mon billet d’entrepont pour l’Amérique.

—Convenu.

—Et un billet de cent pour les premiers frais.

—Tu en auras deux. Parle.

—Comptez les pavés, à droite de l’égout. C’est entre le douzièmeet le treizième.

—Dans le ruisseau?

—Oui, en bas du trottoir.

Grimaudan regarda autour de lui. Des tramways passaient, desgens passaient. Mais bah! qui pouvait se douter?…

Il ouvrit son canif et le planta entre le douzième et letreizième pavé.

—Et si elle n’y est pas?

—Si personne ne m’a vu me baisser et l’enfoncer, elle y estencore.

Se pouvait-il qu’elle y fût! La perle noire jetée dans la boued’un ruisseau, à la disposition du premier venu! La perle noire…une fortune!

—À quelle profondeur?

—Dix centimètres, à peu près.

Il creusa le sable mouillé. La pointe de son canif heurtaquelque chose. Avec ses doigts il élargit le trou.

Il aperçut la perle noire.

—Tiens, voilà tes deux cents francs. Je t’enverrai ton billetpour l’Amérique.

Le lendemain, l’Écho de France publiaitcet entrefilet, qui fut reproduit par les journaux du mondeentier:

Depuis hier, la fameuse perle noire est entre les mainsd’Arsène Lupin qui l’a reprise au meurtrier de la comtessed’Andillot. Avant peu, des fac-similés de ce précieux bijou serontexposés à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Calcutta, à Buenos-Ayreset à New York.

Arsène Lupin attend les propositions que voudront bien luifaire ses correspondants.

* * *

—Et voilà comme quoi le crime est toujours puni et la verturécompensée, conclut Arsène Lupin, lorsqu’il m’eut révélé lesdessous de l’affaire.

—Et voilà comme quoi, sous le nom de Grimaudan, ex-inspecteur dela Sûreté, vous fûtes choisi par le destin pour enlever au criminelle bénéfice de son forfait.

—Justement. Et j’avoue que c’est une des aventures dont je suisle plus fier. Les quarante minutes que j’ai passées dansl’appartement de la comtesse, après avoir constaté sa mort, sontparmi les plus étonnantes et les plus profondes de ma vie. Enquarante minutes, empêtré dans la situation la plus inextricable,j’ai reconstitué le crime, j’ai acquis la certitude, à l’aide dequelques indices, que le coupable ne pouvait être qu’un domestiquede la comtesse. Enfin, j’ai compris que, pour avoir la perle, ilfallait que ce domestique fût arrêté—et j’ai laissé le bouton degilet—mais qu’il ne fallait pas qu’on relevât contre lui despreuves irrécusables de sa culpabilité—et j’ai ramassé le couteauoublié sur le tapis, emporté la clef oubliée sur la serrure, ferméla porte à double tour, et effacé les traces des doigts sur leplâtre du cabinet aux robes. À mon sens, ce fut là un de ceséclairs…

—De génie, interrompis-je.

—De génie, si vous voulez, et qui n’eût pas illuminé le cerveaudu premier venu. Deviner en une seconde les deux termes duproblème—une arrestation et un acquittement—me servir de l’appareilformidable de la justice pour détraquer mon homme, pour l’abêtir,bref, pour le mettre dans un état d’esprit tel qu’une fois libre ildevait inévitablement, fatalement, tomber dans le piège un peugrossier que je lui tendais!…

—Un peu? dites beaucoup, car il ne courait aucun danger.

—Oh! pas le moindre, puisque tout acquittement est chosedéfinitive.

—Pauvre diable…

—Pauvre diable… Victor Danègre! vous ne songez pas que c’est unassassin? Il eût été de la dernière immoralité que la perle noirelui restât. Il vit, pensez donc, Danègre vit!

—Et la perle noire est à vous.

Il la sortit d’une des poches secrètes de son portefeuille,l’examina, la caressa de ses doigts et de ses yeux émus, et ilsoupirait:

—Quel est le boyard, quel est le rajah imbécile et vaniteux quipossédera ce trésor? À quel milliardaire américain est destiné lepetit morceau de beauté et de luxe qui ornait les blanches épaulesde Léontine Zalti, comtesse d’Andillot?…

HERLOCK SHOLMÈS ARRIVE TROP TARD

C’est étrange ce que vous ressemblez à Arsène Lupin,Velmont!

—Vous le connaissez?

—Oh! comme tout le monde, par ses photographies, dont aucunen’est pareille aux autres, mais dont chacune laisse l’impressiond’une physionomie identique… qui est bien la vôtre.

Horace Velmont parut plutôt vexé.

—N’est-ce pas, mon cher Devanne! Et vous n’êtes pas le premier àm’en faire la remarque, croyez-le.

—C’est au point, insista Devanne, que si vous ne m’aviez pas étérecommandé par mon cousin d’Estevan, et si vous n’étiez pas lepeintre connu dont j’admire les belles marines, je me demande si jen’aurais pas averti la police de votre présence à Dieppe.

La boutade fut accueillie par un rire général. Il y avait là,dans la grande salle à manger du château de Thibermesnil, outreVelmont: l’abbé Gélis, curé du village, et une douzained’officiers, dont les régiments manœuvraient aux environs, et quiavaient répondu à l’invitation du banquier Georges Devanne et de samère. L’un d’eux s’écria:

—Mais est-ce que précisément Arsène Lupin n’a pas été signalésur la côte, après son fameux coup du rapide de Paris au Havre?

—Parfaitement, il y a de cela trois mois, et la semaine suivanteje faisais connaissance au casino de notre excellent Velmont qui,depuis, a bien voulu m’honorer de quelques visites—agréablepréambule d’une visite domiciliaire plus sérieuse qu’il me rendral’un de ces jours… ou plutôt l’une de ces nuits!

On rit de nouveau et l’on passa dans l’ancienne salle desgardes, vaste pièce, très haute, qui occupe toute la partieinférieure de la tour Guillaume, et où Georges Devanne a réuni lesincomparables richesses accumulées à travers les siècles par lessires de Thibermesnil. Des bahuts et des crédences, des landiers etdes girandoles la décorent. De magnifiques tapisseries pendent auxmurs de pierre. Les embrasures des quatre fenêtres sont profondes,munies de bancs, et se terminent par des croisées ogivales àvitraux encadrés de plomb. Entre la porte et la fenêtre de gauche,s’érige une bibliothèque monumentale de style Renaissance, sur lefronton de laquelle on lit, en lettres d’or, «Thibermesnil» etau-dessous, la fière devise de la famille: «Fais ce que veulx.»

Et comme on allumait des cigares, Devanne reprit:

—Seulement, dépêchez-vous, Velmont, c’est la dernière nuit quivous reste.

—Et pourquoi? fit le peintre qui, décidément, prenait la choseen plaisantant.

Devanne allait répondre quand sa mère lui fit un signe. Maisl’excitation du dîner, le désir d’intéresser ses hôtes,l’emportèrent.

—Bah! murmura-t-il, je puis parler maintenant. Une indiscrétionn’est plus à craindre.

On s’assit autour de lui avec une vive curiosité, et il déclara,de l’air satisfait de quelqu’un qui annonce une grossenouvelle:

—Demain, à quatre heures du soir, Herlock Sholmès, le grandpolicier anglais pour qui il n’est point de mystère, HerlockSholmès, le plus extraordinaire déchiffreur d’énigmes que l’on aitjamais vu, le prodigieux personnage qui semble forgé de toutespièces par l’imagination d’un romancier, Herlock Sholmès sera monhôte.

On se récria. Herlock Sholmès à Thibermesnil. C’était doncsérieux? Arsène Lupin se trouvait réellement dans la contrée?

—Arsène Lupin et sa bande ne sont pas loin. Sans compterl’affaire du baron Cahorn, à qui attribuer les cambriolages deMontigny, de Gruchet, de Crasville, sinon à notre voleur national?Aujourd’hui, c’est mon tour.

—Et vous êtes prévenu, comme le fut le baron Cahorn?

—Le même truc ne réussit pas deux fois.

—Alors?

—Alors?… alors voici.

Il se leva, et désignant du doigt, sur l’un des rayons de labibliothèque, un petit espace vide entre deux énormesin-folios:

—Il y avait là un livre, un livre du XVIe siècle intitulé la Chronique deThibermesnil, et qui était l’histoire du château depuis saconstruction par le duc Rollon sur l’emplacement d’une forteresseféodale. Il contenait trois planches gravées. L’une représentaitune vue cavalière du domaine dans son ensemble, la seconde le plandes bâtiments, et la troisième—j’appelle votre attentionlà-dessus—le tracé d’un souterrain dont l’une des issues s’ouvre àl’extérieur de la première ligne des remparts, et dont l’autreaboutit ici, oui, dans la salle même où nous nous tenons. Or, celivre a disparu depuis le mois dernier.

—Fichtre, dit Velmont, c’est mauvais signe. Seulement cela nesuffit pas pour motiver l’intervention de Herlock Sholmès.

—Certes, cela n’eût point suffi s’il ne s’était passé un autrefait qui donne à celui que je viens de vous raconter toute sasignification. Il existait à la Bibliothèque nationale un secondexemplaire de cette Chronique, et ces deux exemplaires différaientpar certains détails concernant le souterrain, commel’établissement d’un profil et d’une échelle, et diversesannotations, non pas imprimées, mais écrites à l’encre et plus oumoins effacées. Je savais ces particularités, et je savais que letracé définitif ne pouvait être reconstitué que par uneconfrontation minutieuse des deux cartes. Or, le lendemain du jouroù mon exemplaire disparaissait, celui de la Bibliothèque nationaleétait demandé par un lecteur qui l’emportait sans qu’il fûtpossible de déterminer les conditions dans lesquelles le vol étaiteffectué.

Des exclamations accueillirent ces paroles.

—Cette fois, l’affaire devient sérieuse.

—Aussi, cette fois, dit Devanne, la police s’émut et il y eutune double enquête, qui, d’ailleurs, n’eut aucun résultat.

—Comme toutes celles dont Arsène Lupin est l’objet.

—Précisément. C’est alors qu’il me vint à l’esprit de demanderson concours à Herlock Sholmès, lequel me répondit qu’il avait leplus vif désir d’entrer en contact avec Arsène Lupin.

—Quelle gloire pour Arsène Lupin! dit Velmont! Mais, si notrevoleur national, comme vous l’appelez, ne nourrit aucun projet surThibermesnil, Herlock Sholmès n’aura qu’à se tourner lespouces?

—Il y a autre chose, et qui l’intéressera vivement, ladécouverte du souterrain.

—Comment, vous nous avez dit qu’une des entrées s’ouvrait sur lacampagne, l’autre dans ce salon même!

—Où? En quel lieu de ce salon? La ligne qui représente lesouterrain sur les cartes, aboutit bien d’un côté à un petit cercleaccompagné de ces deux majuscules «T. G.», ce qui signifie sansdoute, n’est-ce pas, Tour Guillaume. Mais la tour est ronde, et quipourrait déterminer à quel endroit du rond s’amorce le tracé dudessin?

Devanne alluma un second cigare et se versa un verre debénédictine. On le pressait de questions. Il souriait, heureux del’intérêt provoqué. Enfin il prononça:

—Le secret est perdu. Nul au monde ne le connaît. De père enfils, dit la légende, les puissants seigneurs se le transmettaientà leur lit de mort, jusqu’au jour où Geoffroy, dernier du nom, eutla tête tranchée sur l’échafaud, le 7 thermidor an II, dans sadix-neuvième année.

—Mais, depuis un siècle, on a dû chercher?

—On a cherché, mais vainement. Moi-même, quand j’eus acheté lechâteau à l’arrière-petit-neveu du conventionnel Leribourg, j’aifait faire des fouilles. À quoi bon? Songez que cette tour,environnée d’eau, n’est reliée au château que par un point, etqu’il faut, en conséquence, que le souterrain passe sous lesanciens fossés. Le plan de la Bibliothèque nationale montred’ailleurs une suite de quatre escaliers comportant quarante-huitmarches, ce qui laisse supposer une profondeur de plus de dixmètres. Et l’échelle, annexée à l’autre plan, fixe la distance àdeux cents mètres. En réalité, tout le problème est ici, entre ceplancher, ce plafond et ces murs. Ma foi, j’avoue que j’hésite àles démolir.

—Et l’on n’a aucun indice?

—Aucun.

L’abbé Gélis objecta:

—M. Devanne, nous devons faire état de deux citations.

—Oh! s’écria Devanne en riant, M. le curé est un fouilleurd’archives, un grand liseur de mémoires, et tout ce qui touche àThibermesnil le passionne. Mais l’explication dont il parle ne sertqu’à embrouiller les choses.

—Mais encore?

—Vous y tenez?

—Énormément.

—Vous saurez donc qu’il résulte de ses lectures que deux rois deFrance ont eu le mot de l’énigme.

—Deux rois de France!

—Henri IV et Louis XVI.

—Ce ne sont pas les premiers venus. Et comment M. l’abbé est-ilau courant?…

—Oh! c’est bien simple, continua Devanne. L’avant-veille de labataille d’Arques, le roi Henri IV vint souper et coucher dans cechâteau. À onze heures du soir, Louise de Tancarville, la plusjolie dame de Normandie, fut introduite auprès de lui par lesouterrain avec la complicité du duc Edgard, qui, en cetteoccasion, livra le secret de famille. Ce secret, Henri IV le confiaplus tard à son ministre Sully, qui raconte l’anecdote dans ses«Royales Œconomies d’État» sans l’accompagner d’autre commentaireque de cette phrase incompréhensible:

«La hache tournoie dans l’air qui frémit, mais l’ailes’ouvre, et l’on va jusqu’à Dieu.»

Il y eut un silence, et Velmont ricana:

—Ce n’est pas d’une clarté aveuglante.

—N’est-ce pas? M. le curé veut que Sully ait noté par là le motde l’énigme, sans trahir le secret des scribes auxquels il dictaitses mémoires.

—L’hypothèse est ingénieuse.

—Je l’accorde, mais quelle est cette hache qui tourne, et cetoiseau qui s’envole?

—Et qu’est-ce qui va jusqu’à Dieu?

—Mystère!

Velmont reprit:

—Et ce bon Louis XVI, fut-ce également pour recevoir la visited’une dame, qu’il se fit ouvrir le souterrain?

—Je l’ignore. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que LouisXVI a séjourné en 1784 à Thibermesnil, et que la fameuse armoire defer, trouvée au Louvre sur la dénonciation de Gamain, renfermait unpapier avec ces mots écrits par lui: «Thibermesnil:2-6-12.»

Horace Velmont éclata de rire:

—Victoire! les ténèbres se dissipent de plus en plus. Deux foissix font douze.

—Riez à votre guise, Monsieur, fit l’abbé, il n’empêche que cesdeux citations contiennent la solution, et qu’un jour ou l’autreviendra quelqu’un qui saura les interpréter.

—Herlock Sholmès d’abord, dit Devanne… À moins qu’Arsène Lupinne le devance. Qu’en pensez-vous, Velmont?

Velmont se leva, mit la main sur l’épaule de Devanne, etdéclara:

—Je pense qu’aux données fournies par votre livre et par celuide la Bibliothèque, il manquait un renseignement de la plus hauteimportance, et que vous avez eu la gentillesse de me l’offrir. Jevous en remercie.

—De sorte que?…

—De sorte que maintenant, la hache ayant tournoyé, l’oiseaus’étant enfui, et deux fois six faisant douze, je n’ai plus qu’à memettre en campagne.

—Sans perdre une minute.

—Sans perdre une seconde! ne faut-il pas que cette nuit,c’est-à-dire avant l’arrivée de Herlock Sholmès, je cambriole votrechâteau.

—Il est de fait que vous n’avez que le temps. Voulez-vous que jevous conduise?

—Jusqu’à Dieppe?

—Jusqu’à Dieppe. J’en profiterai pour ramener moi-même M. etMme d’Androl et une jeune fille de leurs amis quiarrivent par le train de minuit.

Et s’adressant aux officiers, Devanne ajouta:

—D’ailleurs, nous nous retrouverons tous ici demain à déjeuner,n’est-ce pas, Messieurs? Je compte bien sur vous, puisque cechâteau doit être investi par vos régiments et pris d’assaut sur lecoup de onze heures.

L’invitation fut acceptée, on se sépara, et un instant plustard, une 20-30 Étoile d’or emportait Devanne et Velmont sur laroute de Dieppe. Devanne déposa le peintre devant le casino, et serendit à la gare.

À minuit ses amis descendaient du train. À minuit et demi,l’automobile franchissait les portes de Thibermesnil. À une heure,après un léger souper servi dans le salon, chacun se retira. Peu àpeu toutes les lumières s’éteignirent. Le grand silence de la nuitenveloppa le château.

* * *

Mais la lune écarta les nuages qui la voilaient, et, par deuxdes fenêtres, emplit le salon de clarté blanche. Cela ne dura qu’unmoment. Très vite la lune se cacha derrière le rideau des collines.Et ce fut l’obscurité. Le silence s’augmenta de l’ombre plusépaisse. À peine, de temps à autre, des craquements de meubles letroublaient-ils, ou bien le bruissement des roseaux sur l’étang quibaigne les vieux murs de ses eaux vertes.

La pendule égrenait le chapelet infini des secondes. Elle sonnadeux heures. Puis, de nouveau, les secondes tombèrent hâtives etmonotones dans la paix lourde de la nuit. Puis trois heuressonnèrent.

Et tout à coup quelque chose claqua, comme fait, au passage d’untrain, le disque d’un signal qui s’ouvre et se rabat. Et un jet finde lumière traversa le salon de part en part, ainsi qu’une flèchequi laisserait derrière elle une traînée étincelante. Iljaillissait de la cannelure centrale d’un pilastre où s’appuie, àdroite, le fronton de la bibliothèque. Il s’immobilisa d’abord surle panneau opposé en un cercle éclatant, puis il se promena de touscôtés comme un regard inquiet qui scrute l’ombre, puis ils’évanouit pour jaillir encore, pendant que toute une partie de labibliothèque tournait sur elle-même et démasquait une largeouverture, en forme de voûte.

Un homme entra qui tenait à la main une lanterne électrique. Unautre homme et un troisième surgirent qui portaient un rouleau decordes et différents instruments. Le premier inspecta la pièce,écouta et dit:

—Appelez les camarades.

De ces camarades, il en vint huit par le souterrain, gaillardssolides, au visage énergique. Et le déménagement commença.

Ce fut rapide. Arsène Lupin passait d’un meuble à un autre,l’examinait, et, suivant ses dimensions ou sa valeur artistique,lui faisait grâce ou ordonnait:

—Enlevez!

Et l’objet était enlevé, avalé par la gueule béante du tunnel,expédié dans les entrailles de la terre.

Et ainsi furent escamotés six fauteuils et six chaises Louis XV,et des tapisseries d’Aubusson, et des girandoles signées Gouthière,et deux Fragonard, et un Nattier, et un buste de Houdon, et desstatuettes. Quelquefois Lupin s’attardait devant un magnifiquebahut ou un superbe tableau et soupirait:

—Trop lourd, celui-là… trop grand… quel dommage!

Et il continuait son expertise.

En quarante minutes, le salon fut «désencombré» selonl’expression d’Arsène. Et tout cela s’était accompli dans un ordreadmirable, sans aucun bruit, comme si tous les objets que maniaientces hommes eussent été garnis d’épaisse ouate.

Il dit alors au dernier d’entre eux qui s’en allait, porteurd’un cartel signé Boulle:

—Inutile de revenir. Il est entendu, n’est-ce pas, qu’aussitôtl’auto-camion chargé, vous filez jusqu’à la grange deRoquefort.

—Mais vous, patron?

—Qu’on me laisse la motocyclette.

L’homme parti, il repoussa, tout contre, le pan mobile de labibliothèque, puis, après avoir fait disparaître les traces dudéménagement, effacé les marques de pas, il souleva une portière,et pénétra dans une galerie qui servait de communication entre latour et le château. Au milieu il y avait une vitrine, et c’était àcause de cette vitrine qu’Arsène Lupin avait poursuivi sesinvestigations.

Elle contenait des merveilles, une collection unique de montres,de tabatières, de bagues, de châtelaines, de miniatures du plusjoli travail. Avec une pince il força la serrure, et ce lui fut unplaisir inexprimable que de saisir ces joyaux d’or et d’argent, cespetites œuvres d’un art si précieux et si délicat.

Il avait, passé en bandoulière autour de son cou, un large sacde toile spécialement aménagé pour ces aubaines. Il le remplit. Etil remplit aussi les poches de sa veste, de son pantalon et de songilet. Et il refermait son bras gauche sur une pile de cesréticules en perles si goûtés de nos ancêtres, et que la modeactuelle recherche si passionnément… lorsqu’un léger bruit frappason oreille.

Il écouta: il ne se trompait pas, le bruit se précisait.

Et soudain il se rappela: à l’extrémité de la galerie, unescalier intérieur conduisait à un appartement, inoccupé jusqu’ici,mais qui était, depuis ce soir, réservé à cette jeune fille queDevanne avait été chercher à Dieppe, avec ses amis d’Androl.

D’un geste rapide, il pressa du doigt le ressort de sa lanterne:elle s’éteignit. Il avait à peine gagné l’embrasure d’une fenêtrequ’au haut de l’escalier la porte fut ouverte et qu’une faiblelueur éclaira la galerie.

Il eut la sensation—car, à demi-caché par un rideau, il nevoyait point—qu’une personne descendait les premières marches avecprécaution. Il espéra qu’elle n’irait pas plus loin. Elle descenditcependant et avança de plusieurs pas dans la pièce. Mais ellepoussa un cri. Sans doute avait-elle aperçu la vitrine brisée, auxtrois quarts vide.

Au parfum, il reconnut la présence d’une femme. Ses vêtementsfrôlaient presque le rideau qui le dissimulait, et il lui semblaqu’il entendait battre le cœur de cette femme, et qu’elle aussidevinait la présence d’un autre être, derrière elle, dans l’ombre,à portée de sa main… Il se dit: «Elle a peur… elle va partir… ilest impossible qu’elle ne parte pas.» Elle ne partit point. Labougie qui tremblait dans sa main, s’affermit. Elle se retourna,hésita un instant, parut écouter le silence effrayant, puis, d’uncoup, écarta le rideau.

Ils se virent.

Arsène murmura, bouleversé:

—Vous… vous… Mademoiselle.

C’était miss Nelly.

Miss Nelly! la passagère du Transatlantique, celle qui avaitmêlé ses rêves aux rêves du jeune homme durant cette inoubliabletraversée, celle qui avait assisté à son arrestation, et qui,plutôt que de le trahir, avait eu ce joli geste de jeter à la merle kodak où il avait caché les bijoux et les billets de banque…Miss Nelly! la chère et souriante créature dont l’image avait sisouvent attristé ou réjoui ses longues heures de prison!

Le hasard était si prodigieux qui les mettait en présence l’unde l’autre dans ce château et à cette heure de la nuit, qu’ils nebougeaient point et ne prononçaient pas une parole, stupéfaits,comme hypnotisés par l’apparition fantastique qu’ils étaient l’unpour l’autre.

Chancelante, brisée d’émotion, miss Nelly dut s’asseoir.

Il resta debout en face d’elle. Et peu à peu, au cours dessecondes interminables qui s’écoulèrent, il eut conscience del’impression qu’il devait donner en cet instant, les bras chargésde bibelots, les poches gonflées, et son sac rempli à en crever.Une grande confusion l’envahit, et il rougit de se trouver là, danscette vilaine posture du voleur qu’on prend en flagrant délit. Pourelle, désormais, quoi qu’il advînt, il était le voleur, celui quimet la main dans la poche des autres, celui qui crochète les porteset s’introduit furtivement.

Une des montres roula sur le tapis, une autre également. Etd’autres choses encore allaient glisser de ses bras, qu’il nesavait comment retenir. Alors, se décidant brusquement, il laissatomber sur le fauteuil une partie des objets, vida ses poches et sedéfit de son sac.

Il se sentit plus à l’aise devant Nelly, et fit un pas vers elleavec l’intention de lui parler. Mais elle eut un geste de recul,puis se leva vivement, comme prise d’effroi, et se précipita versle salon. La portière se referma sur elle, il la rejoignit. Elleétait là, interdite, tremblante, et ses yeux contemplaient avecterreur l’immense pièce dévastée.

Aussitôt il lui dit:

—À trois heures, demain, tout sera remis en place… Les meublesseront rapportés…

Elle ne répondit point, et il répéta:

—Demain, à trois heures, je m’y engage… Rien au monde ne pourram’empêcher de tenir ma promesse… Demain, à trois heures…

Un long silence pesa sur eux. Il n’osait le rompre, et l’émotionde la jeune fille lui causait une véritable souffrance. Doucement,sans un mot, il s’éloigna d’elle.

Et il pensait:

—Qu’elle s’en aille!… Qu’elle se sente libre de s’en aller!…Qu’elle n’ait pas peur de moi!…

Mais soudain elle tressaillit et balbutia:

—Écoutez… des pas… j’entends marcher…

Il la regarda avec étonnement. Elle semblait bouleversée, ainsiqu’à l’approche d’un péril.

—Je n’entends rien, dit-il, et quand même…

—Comment! mais il faut fuir… vite, fuyez…

—Fuir… pourquoi?

—Il le faut… il le faut… Ah! ne restez pas…

D’un trait elle courut jusqu’à l’entrée de la galerie et prêtal’oreille. Non, il n’y avait personne. Peut-être le bruit venait-ildu dehors?… Elle attendit une seconde, puis, rassurée, seretourna.

Arsène Lupin avait disparu.

* * *

À l’instant même où Devanne constata le pillage de son château,il se dit: c’est Velmont qui a fait le coup, et Velmont n’est autrequ’Arsène Lupin. Tout s’expliquait ainsi, et rien ne s’expliquaitautrement. Cette idée ne fit d’ailleurs que l’effleurer, tellementil était invraisemblable que Velmont ne fût point Velmont,c’est-à-dire le peintre connu, le camarade de cercle de son cousind’Estevan. Et lorsque le brigadier de gendarmerie, aussitôt averti,se présenta, Devanne ne songea même pas à lui communiquer cettesupposition absurde.

Toute la matinée ce fut, à Thibermesnil, un va-et-vientindescriptible. Les gendarmes, le garde champêtre, le commissairede police de Dieppe, les habitants du village, tout ce mondes’agitait dans les couloirs, ou dans le parc, ou autour du château.L’approche des troupes en manœuvre, le crépitement des fusils,ajoutaient au pittoresque de la scène.

Les premières recherches ne fournirent point d’indice. Lesfenêtres n’ayant pas été brisées ni les portes fracturées, sans nuldoute le déménagement s’était effectué par l’issue secrète.Pourtant, sur le tapis, aucune trace de pas, sur les murs, aucunemarque insolite.

Une seule chose, inattendue, et qui dénotait bien la fantaisied’Arsène Lupin: la fameuse Chronique du XVIe siècle avait repris son ancienneplace, et, à côté, se trouvait un livre semblable, qui n’étaitautre que l’exemplaire volé de la Bibliothèque nationale.

À onze heures, les officiers arrivèrent. Devanne les accueillitgaiement—quelque ennui que lui causât la perte de telles richessesartistiques, sa fortune lui permettait de la supporter sansmauvaise humeur.—Ses amis d’Androl et Nelly descendirent.

Les présentations faites, on s’aperçut qu’il manquait unconvive, Horace Velmont. Ne viendrait-il point?

Son absence eût réveillé les soupçons de Georges Devanne. Mais àmidi précis, il entrait. Devanne s’écria:

—À la bonne heure! Vous voilà!

—Ne suis-je pas exact?

—Si, mais vous auriez pu ne pas l’être… après une nuit siagitée! car vous savez la nouvelle?

—Quelle nouvelle?

—Vous avez cambriolé le château.

—Allons donc!

—Comme je vous le dis. Mais offrez tout d’abord votre bras àMiss Underdown, et passons à table… Mademoiselle,permettez-moi…

Il s’interrompit, frappé par le trouble de la jeune fille. Puis,soudain, se rappelant:

—C’est vrai, à propos, vous avez voyagé avec Arsène Lupin,jadis… avant son arrestation… La ressemblance vous étonne, n’est-cepas?

Elle ne répondit point. Devant elle, Velmont souriait. Ils’inclina, elle prit son bras. Il la conduisit à sa place ets’assit en face d’elle.

Durant le déjeuner on ne parla que d’Arsène Lupin, des meublesenlevés, du souterrain, de Herlock Sholmès. À la fin du repasseulement, comme on abordait d’autres sujets, Velmont se mêla à laconversation. Il fut tour à tour amusant et grave, éloquent etspirituel. Et tout ce qu’il disait, il semblait ne le dire que pourintéresser la jeune fille. Très absorbée, elle ne paraissait pointl’entendre.

On servit le café sur la terrasse qui domine la cour d’honneuret le jardin français du côté de la façade principale. Au milieu dela pelouse, la musique du régiment se mit à jouer, et la foule despaysans et des soldats se répandit dans les allées du parc.

Cependant Nelly se souvenait de la promesse d’Arsène Lupin: «Àtrois heures tout sera là, je m’y engage.»

À trois heures! et les aiguilles de la grande horloge qui ornaitl’aile droite marquaient deux heures quarante. Elle les regardaitmalgré elle à tout instant. Et elle regardait aussi Velmont qui sebalançait paisiblement dans un confortable rocking-chair.

Deux heures cinquante… deux heures cinquante-cinq… une sorted’impatience, mêlée d’angoisse, étreignait la jeune fille. Était-iladmissible que le miracle s’accomplît, et qu’il s’accomplît à laminute fixée, alors que le château, la cour, la campagne étaientremplis de monde, et qu’en ce moment même le procureur de laRépublique et le juge d’instruction poursuivaient leur enquête?

Et pourtant… pourtant, Arsène Lupin avait promis avec une tellesolennité! Cela sera comme il l’a dit, pensa-t-elle, impressionnéepar tout ce qu’il y avait, en cet homme, d’énergie, d’autorité etde certitude. Et cela ne lui semblait plus un miracle, mais unévénement naturel qui devait se produire par la force deschoses.

Une seconde, leurs regards se croisèrent. Elle rougit etdétourna la tête.

Trois heures… Le premier coup sonna, le deuxième coup, letroisième… Horace Velmont tira sa montre, leva les yeux versl’horloge, puis remit sa montre dans sa poche. Quelques secondess’écoulèrent. Et voici que la foule s’écarta, autour de la pelouse,livrant passage à deux voitures qui venaient de franchir la grilledu parc, attelées l’une et l’autre de deux chevaux. C’étaient deces fourgons qui vont à la suite des régiments et qui portent lescantines des officiers et les sacs des soldats. Ils s’arrêtèrentdevant le perron. Un sergent-fourrier sauta de l’un des sièges etdemanda M. Devanne.

Devanne accourut et descendit les marches. Sous les bâches, ilvit, soigneusement rangés, bien enveloppés, ses meubles, sestableaux, ses objets d’art.

Aux questions qu’on lui posa, le fourrier répondit en exhibantl’ordre qu’il avait reçu de l’adjudant de service, et que cetadjudant avait pris, le matin, au rapport. Par cet ordre, ladeuxième compagnie du quatrième bataillon devait pourvoir à ce queles objets mobiliers déposés au carrefour des Halleux, en forêtd’Arques, fussent portés à trois heures à M. Georges Devanne,propriétaire du château de Thibermesnil. Signé: le colonelBeauvel.

—Au carrefour, ajouta le sergent, tout se trouvait prêt, alignésur le gazon, et sous la garde… des passants. Ça m’a semblé drôle,mais quoi! l’ordre était catégorique.

Un des officiers examina la signature: elle était parfaitementimitée, mais fausse.

La musique avait cessé de jouer, on vida les fourgons, onréintégra les meubles.

Au milieu de cette agitation, Nelly resta seule à l’extrémité dela terrasse. Elle était grave et soucieuse, agitée de penséesconfuses qu’elle ne cherchait pas à formuler. Soudain, elle aperçutVelmont qui s’approchait. Elle souhaita de l’éviter, mais l’anglede la balustrade qui borde la terrasse l’entourait de deux côtés,et une ligne de grandes caisses d’arbustes, orangers,lauriers-roses et bambous, ne lui laissait d’autre retraite que lechemin par où s’avançait le jeune homme. Elle ne bougea pas. Unrayon de soleil tremblait sur ses cheveux d’or, agité par lesfeuilles frêles d’un bambou. Quelqu’un prononça très bas:

—J’ai tenu ma promesse de cette nuit.

Arsène Lupin était près d’elle, et autour d’eux il n’y avaitpersonne.

Il répéta, l’attitude hésitante, la voix timide:

—J’ai tenu ma promesse de cette nuit.

Il attendait un mot de remerciement, un geste du moins quiprouvât l’intérêt qu’elle prenait à cet acte. Elle se tut.

Ce mépris irrita Arsène Lupin, et, en même temps, il avait lesentiment profond de tout ce qui le séparait de Nelly, maintenantqu’elle savait la vérité. Il eût voulu se disculper, chercher desexcuses, montrer sa vie dans ce qu’elle avait d’audacieux et degrand. Mais, d’avance, les paroles le froissaient, et il sentaitl’absurdité et l’insolence de toute explication. Alors il murmuratristement, envahi d’un flot de souvenirs:

—Comme le passé est loin! Vous rappelez-vous les longues heuressur le pont de la Provence. Ah! tenez… vous aviez, commeaujourd’hui, une rose à la main, une rose pâle comme celle-ci… Jevous l’ai demandée… vous n’avez pas eu l’air d’entendre… Cependant,après votre départ, j’ai trouvé la rose… oubliée sans doute… Jel’ai gardée…

Elle ne répondit pas encore. Elle semblait très loin de lui. Ilcontinua:

—En mémoire de ces heures, ne songez pas à ce que vous savez.Que le passé se relie au présent! Que je ne sois pas celui que vousavez vu cette nuit, mais celui d’autrefois, et que vos yeux meregardent, ne fût-ce qu’une seconde, comme ils me regardaient… Jevous en prie… Ne suis-je plus le même?

Elle leva les yeux, comme il le demandait, et le regarda. Puissans un mot, elle posa son doigt sur une bague qu’il portait àl’index. On n’en pouvait voir que l’anneau, mais le chaton,retourné à l’intérieur, était formé d’un rubis merveilleux.

Arsène Lupin rougit. Cette bague appartenait à GeorgesDevanne.

Il sourit avec amertume:

—Vous avez raison. Ce qui a été sera toujours. Arsène Lupinn’est et ne peut être qu’Arsène Lupin, et entre vous et lui, il nepeut même pas y avoir un souvenir… Pardonnez-moi… J’aurais dûcomprendre que ma seule présence auprès de vous est un outrage…

Il s’effaça le long de la balustrade, le chapeau à la main.Nelly passa devant lui. Il fut tenté de la retenir, de l’implorer.L’audace lui manqua, et il la suivit des yeux, comme au jourlointain où elle traversait la passerelle sur le quai de New-York.Elle monta les degrés qui conduisent à la porte. Un instant encoresa fine silhouette se dessina parmi les marbres du vestibule. Il nela vit plus.

Un nuage obscurcit le soleil. Arsène Lupin observait, immobile,la trace des petits pas empreinte dans le sable. Tout à coup, iltressaillit: sur la caisse de bambou contre laquelle Nelly s’étaitappuyée gisait la rose, la rose pâle qu’il n’avait pas osé luidemander… Oubliée sans doute, elle aussi? Mais oubliéevolontairement ou par distraction?

Il la saisit ardemment. Des pétales s’en détachèrent. Il lesramassa un à un comme des reliques…

—Allons, se dit-il, je n’ai plus rien à faire ici. Songeons à laretraite. D’autant que si Herlock Sholmès s’en mêle, ça pourraitdevenir mauvais.

* * *

Le parc était désert. Cependant, près du pavillon qui commandel’entrée, se tenait un groupe de gendarmes. Il s’enfonça dans lestaillis, escalada le mur d’enceinte et prit, pour se rendre à lagare la plus proche, un sentier qui serpentait parmi les champs. Iln’avait point marché durant dix minutes que le chemin se rétrécit,encaissé entre deux talus, et comme il arrivait dans ce défilé,quelqu’un s’y engageait qui venait en sens inverse.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années peut-être, assezfort, la figure rasée, et dont le costume précisait l’aspectétranger. Il portait à la main une lourde canne, et une sacochependait à son cou.

Ils se croisèrent. L’étranger dit, avec un accent anglais àpeine perceptible:

—Excusez-moi, Monsieur… est-ce bien ici la route du château?

—Tout droit, Monsieur, et à gauche dès que vous serez au pied dumur. On vous attend avec impatience.

—Ah!

—Oui, mon ami Devanne nous annonçait votre visite dès hiersoir.

—Tant pis pour M. Devanne s’il a trop parlé.

—Et je suis heureux d’être le premier à vous saluer. HerlockSholmès n’a pas d’admirateur plus fervent que moi.

Il y eut dans sa voix une nuance imperceptible d’ironie qu’ilregretta aussitôt, car Herlock Sholmès le considéra des pieds à latête, et d’un œil à la fois si enveloppant et si aigu, qu’ArsèneLupin eut l’impression d’être saisi, emprisonné, enregistré par ceregard, plus exactement et plus essentiellement qu’il ne l’avaitjamais été par aucun appareil photographique.

—Le cliché est pris, pensa-t-il. Plus la peine de me déguiseravec ce bonhomme-là. Seulement… m’a-t-il reconnu?

Ils se saluèrent. Mais un bruit de pas résonna, un bruit dechevaux qui caracolent dans un cliquetis d’acier. C’étaient lesgendarmes. Les deux hommes durent se coller contre le talus, dansl’herbe haute, pour éviter d’être bousculés. Les gendarmespassèrent, et comme ils se suivaient à une certaine distance, cefut assez long. Et Lupin songeait:

—Tout dépend de cette question: m’a-t-il reconnu? Si oui, il y abien des chances pour qu’il abuse de la situation. Le problème estangoissant.

Quand le dernier cavalier les eut dépassés, Herlock Sholmès sereleva et, sans rien dire, brossa son vêtement sali de poussière.La courroie de son sac était embarrassée d’une branche d’épines.Arsène Lupin s’empressa. Une seconde encore ils s’examinèrent. Et,si quelqu’un avait pu les surprendre à cet instant, c’eût été unspectacle émouvant que la première rencontre de ces deux hommes, siétranges, si puissamment armés, tous deux vraiment supérieurs, etdestinés fatalement par leurs aptitudes spéciales à se heurtercomme deux forces égales que l’ordre des choses pousse l’une contrel’autre à travers l’espace.

Puis l’Anglais dit:

—Je vous remercie, Monsieur.

—Tout à votre service, répondit Lupin.

Ils se quittèrent. Lupin se dirigea vers la station HerlockSholmès vers le château.

Le juge d’instruction et le procureur étaientpartis après de vaines recherches, et l’on attendait HerlockSholmès avec une curiosité que justifiait sa grande réputation. Onfut un peu déçu par son aspect de bon bourgeois, qui différait siprofondément de l’image qu’on se faisait de lui. Il n’avait rien duhéros de roman, du personnage énigmatique et diabolique qu’évoqueen nous l’idée de Herlock Sholmès. Devanne, cependant, s’écriaplein d’exubérance:

—Enfin, Maître, c’est vous! Quel bonheur! Il y a si longtempsque j’espérais… Je suis presque heureux de tout ce qui s’est passé,puisque cela me vaut le plaisir de vous voir. Mais, à propos,comment êtes-vous venu?

—Par le train!

—Quel dommage! Je vous avais cependant envoyé mon automobile audébarcadère.

—Une arrivée officielle, n’est-ce pas? avec tambour et musique!Excellent moyen pour me faciliter la besogne, bougonnal’Anglais.

Ce ton peu engageant déconcerta Devanne qui, s’efforçant deplaisanter, reprit:

—La besogne, heureusement, est plus facile que je ne vousl’avais écrit.

—Et pourquoi?

—Parce que le vol a eu lieu cette nuit.

—Si vous n’aviez pas annoncé ma visite, Monsieur, il estprobable que le vol n’aurait pas eu lieu cette nuit.

—Et quand donc?

—Demain, ou un autre jour.

—Et en ce cas?

—Lupin eût été pris au piège.

—Et mes meubles?

—N’auraient pas été enlevés.

—Mes meubles sont ici.

—Ici?

—Ils ont été ramenés à trois heures.

—Par Lupin?

—Par deux fourgons militaires.

Herlock Sholmès enfonça violemment son chapeau sur sa tête etrajusta son sac; mais Devanne, aux cent coups, s’écria:

—Que faites-vous?

—Je m’en vais.

—Et pourquoi?

—Vos meubles sont là, Arsène Lupin est loin. Mon rôle estterminé.

—Mais j’ai absolument besoin de votre concours, cher monsieur.Ce qui s’est passé hier peut se renouveler demain, puisque nousignorons le plus important, comment Arsène Lupin est entré, commentil est sorti, et pourquoi, quelques heures plus tard, il procédaità cette restitution.

—Ah! vous ignorez…

L’idée d’un secret à découvrir adoucit Herlock Sholmès.

—Soit, cherchons. Mais vite, n’est-ce pas? et, autant quepossible, seuls.

La phrase désignait clairement les assistants. Devanne compritet introduisit l’Anglais dans le salon. D’un ton sec, en phrasesqui semblaient comptées d’avance, et avec quelle parcimonie!Sholmès lui posa des questions sur la soirée de la veille, sur lesconvives qui s’y trouvaient, sur les habitués du château. Puis ilexamina les deux volumes de la Chronique, compara les cartes dusouterrain, se fit répéter les citations relevées par l’abbé Gélis,et demanda:

—C’est bien hier que, pour la première fois, vous avez parlé deces deux citations?

—Hier.

—Vous ne les aviez jamais communiquées à M. Horace Velmont?

—Jamais.

—Bien. Commandez votre automobile. Je repars dans une heure.

—Dans une heure!

—Arsène Lupin n’a pas mis davantage à résoudre le problème quevous lui avez posé.

—Moi!… je lui ai posé…

—Eh! oui, Arsène Lupin et Velmont, c’est la même chose.

—Je m’en doutais… ah! le gredin!

—Or, hier soir, à dix heures, vous avez fourni à Lupin leséléments de vérité qui lui manquaient et qu’il cherchait depuis dessemaines. Et, dans le courant de la nuit, Lupin a trouvé le tempsde comprendre, de réunir sa bande et de vous dévaliser. J’ai laprétention d’être aussi expéditif.

Il se promena d’un bout à l’autre de la pièce en réfléchissant,puis s’assit, croisa ses longues jambes et ferma les yeux.

Devanne attendit, assez embarrassé.

—Dort-il? Réfléchit-il?

À tout hasard il sortit pour donner des ordres. Quand il revintil l’aperçut au bas de l’escalier de la galerie, à genoux, etscrutant le tapis.

—Qu’y a-t-il donc?

—Regardez… là… ces taches de bougie…

—Tiens, en effet… et toutes fraîches…

—Et vous pouvez en observer également sur le haut de l’escalier,et davantage encore autour de cette vitrine qu’Arsène Lupin afracturée, et dont il a enlevé les bibelots pour les déposer sur cefauteuil.

—Et vous en concluez?

—Rien. Tous ces faits expliqueraient sans aucun doute larestitution qu’il a opérée. Mais c’est un côté de la question queje n’ai pas le temps d’aborder. L’essentiel, c’est le tracé dusouterrain.

—Vous espérez toujours…

—Je n’espère pas, je sais. Il existe, n’est-ce pas, une chapelleà deux ou trois cents mètres du château?

—Une chapelle en ruines, où se trouve le tombeau du ducRollon.

—Dites à votre chauffeur qu’il nous attende auprès de cettechapelle.

—Mon chauffeur n’est pas encore de retour… On doit me prévenir…Mais, d’après ce que je vois, vous estimez que le souterrainaboutit à la chapelle. Sur quel indice…

Herlock Sholmès l’interrompit:

—Je vous prierai, Monsieur, de me procurer une échelle et unelanterne.

—Ah! vous avez besoin d’une lanterne et d’une échelle?

—Apparemment, puisque je vous les demande.

Devanne, quelque peu interloqué par cette rude logique, sonna.Les deux objets furent apportés.

Les ordres se succédèrent alors avec la rigueur et la précisionde commandements militaires.

—Appliquez cette échelle contre la bibliothèque, à gauche du motThibermesnil…

Devanne dressa l’échelle et l’Anglais continua:

—Plus à gauche… à droite… Halte!… Montez… Bien… Toutes leslettres de ce mot sont en relief, n’est-ce pas?

—Oui.

—Occupons-nous de la lettre H. Tourne-t-elle dans un sens oudans l’autre?

Devanne saisit la lettre H, et s’exclama:

—Mais oui, elle tourne! vers la droite, et d’un quart de cercle!Qui donc vous a révélé?…

Sans répondre, Herlock Sholmès reprit:

—Pouvez-vous, d’où vous êtes, atteindre la lettre R? Oui…Remuez-la plusieurs fois, comme vous feriez d’un verrou que l’onpousse et que l’on retire.

Devanne remua la lettre R. À sa grande stupéfaction, il seproduisit un déclanchement intérieur.

—Parfait, dit Herlock Sholmès. Il ne vous reste plus qu’àglisser votre échelle à l’autre extrémité, c’est-à-dire à la fin dumot Thibermesnil… Bien… Et maintenant, si je ne me suis pas trompé,si les choses s’accomplissent comme elles le doivent, la lettre Ls’ouvrira ainsi qu’un guichet.

Avec une certaine solennité, Devanne saisit la lettre L. Lalettre L s’ouvrit, mais Devanne dégringola de son échelle, cartoute la partie de la bibliothèque située entre la première et ladernière lettre du mot, pivota sur elle-même et découvrit l’orificedu souterrain.

Herlock Sholmès prononça, flegmatique:

—Vous n’êtes pas blessé?

—Non, non, fit Devanne en se relevant, pas blessé, mais ahuri,j’en conviens… ces lettres qui s’agitent… ce souterrain béant…

—Et après? Cela n’est-il pas exactement conforme à la citationde Sully?

—En quoi, Seigneur?

—Dame! L’H tournoie, l’R frémit et l’L s’ouvre… et c’est ce quia permis à Henri IV de recevoir Mlle de Tancarville àune heure insolite.

—Mais Louis XVI? demanda Devanne abasourdi.

—Louis XVI était grand forgeron et habile serrurier. J’ai lu un«Traité des serrures de combinaison» qu’on lui attribue. De la partde Thibermesnil, c’était se conduire en bon courtisan que demontrer à son maître ce chef-d’œuvre de mécanique. Pour mémoire, leroi écrivit: 2-6-12, c’est-à-dire, H. R. L., la deuxième, lasixième et la douzième lettre du mot.

—Ah! parfait, je commence à comprendre… Seulement, voilà… Si jem’explique comment on sort de cette salle, je ne m’explique pascomment Lupin a pu y pénétrer. Car, remarquez-le bien, il venait dudehors, lui.

Herlock Sholmès alluma la lanterne et s’avança de quelques pasdans le souterrain.

—Tenez, tout le mécanisme est apparent ici, comme les ressortsd’une horloge, et toutes les lettres s’y retrouvent à l’envers.Lupin n’a donc eu qu’à les faire jouer de ce côté-ci de lacloison.

—Quelle preuve?

—Quelle preuve? Voyez cette flaque d’huile. Lupin avait mêmeprévu que les rouages auraient besoin d’être graissés, fit HerlockSholmès non sans admiration.

—Mais alors il connaissait l’autre issue?

—Comme je la connais. Suivez-moi.

—Dans le souterrain?

—Vous avez peur?

—Non, mais êtes-vous sûr de vous y reconnaître?

—Les yeux fermés.

Ils descendirent d’abord douze marches, puis douze autres, etencore deux fois douze autres. Puis, ils enfilèrent un longcorridor dont les parois de briques portaient la marque derestaurations successives et qui suintaient par places. Le solétait humide.

—Nous passons sous l’étang, remarqua Devanne, nullementrassuré.

Le couloir aboutit à un escalier de douze marches, suivi detrois autres escaliers de douze marches qu’ils remontèrentpéniblement, et ils débouchèrent dans une petite cavité taillée àmême le roc. Le chemin n’allait pas plus loin.

—Diable, murmura Herlock Sholmès, rien que des murs nus, celadevient embarrassant.

—Si l’on retournait, murmura Devanne, car, enfin, je ne voisnullement la nécessité d’en savoir plus long. Je suis édifié.

Mais, ayant levé la tête, l’Anglais poussa un soupir desoulagement: au-dessus d’eux se répétait le même mécanisme qu’àl’entrée. Il n’eut qu’à faire manœuvrer les trois lettres. Un blocde granit bascula. C’était, de l’autre côté, la pierre tombale duduc Rollon, gravée des douze lettres en relief «Thibermesnil». Etils se trouvèrent dans la petite chapelle en ruines que l’Anglaisavait désignée.

—«Et l’on va jusqu’à Dieu», c’est-à-dire jusqu’à la chapelle,dit-il, rapportant la fin de la citation.

—Est-ce possible, s’écria Devanne, confondu par la clairvoyanceet la vivacité de Herlock Sholmès, est-ce possible que cette simpleindication vous ait suffi?

—Bah! fit l’Anglais, elle était même inutile. Sur l’exemplairede la Bibliothèque nationale, le trait se termine à gauche, vous lesavez, par un cercle, et à droite, vous l’ignorez, par une petitecroix, mais si effacée qu’on ne peut la voir qu’à la loupe. Cettecroix signifie évidemment la chapelle où nous sommes.

Le pauvre Devanne n’en croyait pas ses oreilles.

—C’est inouï, miraculeux, et cependant d’une simplicitéenfantine! Comment personne n’a-t-il jamais percé ce mystère?

—Parce que personne n’a jamais réuni les trois ou quatreéléments nécessaires, c’est-à-dire les deux livres et lescitations… Personne, sauf Arsène Lupin et moi.

—Mais, moi aussi, objecta Devanne, et l’abbé Gélis… Nous ensavions tous deux autant que vous, et néanmoins…

Sholmès sourit.

—Monsieur Devanne, tout le monde n’est pas apte à déchiffrer lesénigmes.

—Mais voilà dix ans que je cherche. Et vous, en dix minutes…

—Bah! l’habitude…

Ils sortirent de la chapelle, et l’Anglais s’écria:

—Tiens, une automobile qui attend!

—Mais c’est la mienne!

—La vôtre? mais je pensais que le chauffeur n’était pasrevenu.

—En effet… et je me demande…

Ils s’avancèrent jusqu’à la voiture, et Devanne, interpellant lechauffeur:

—Édouard, qui vous a donné l’ordre de venir ici?

—Mais, répondit l’homme, c’est M. Velmont.

—M. Velmont? Vous l’avez donc rencontré?

—Près de la gare, et il m’a dit de me rendre à la chapelle.

—De vous rendre à la chapelle! mais pourquoi?

—Pour y attendre monsieur… et l’ami de monsieur.

Devanne et Herlock Sholmès se regardèrent. Devanne dit:

—Il a compris que l’énigme serait un jeu pour vous. L’hommageest délicat.

Un sourire de contentement plissa les lèvres minces dudétective. L’hommage lui plaisait. Il prononça, en hochant latête:

—C’est un homme. Rien qu’à le voir, d’ailleurs, je l’avaisjugé.

—Vous l’avez donc vu?

—Nous nous sommes croisés tout à l’heure.

—Et vous saviez que c’était Horace Velmont, je veux dire ArsèneLupin?

—Non, mais je n’ai pas tardé à le deviner… à une certaine ironiede sa part.

—Et vous l’avez laissé échapper?

—Ma foi, oui… j’avais pourtant la partie belle… cinq gendarmesqui passaient.

—Mais, sacrebleu! c’était l’occasion ou jamais de profiter…

—Justement, Monsieur, dit l’Anglais avec hauteur, quand ils’agit d’un adversaire comme Arsène Lupin, Herlock Sholmès neprofite pas des occasions… il les fait naître…

Mais l’heure pressait et, puisque Lupin avait eu l’attentioncharmante d’envoyer l’automobile, il fallait en profiter sansretard. Devanne et Herlock Sholmès s’installèrent au fond de laconfortable limousine. Édouard donna le tour de manivelle et l’onpartit. Des champs, des bouquets d’arbres défilèrent. Les mollesondulations du pays de Caux s’aplanirent devant eux. Soudain lesyeux de Devanne furent attirés par un petit paquet posé dans un desvide-poches.

—Tiens, qu’est-ce que c’est que cela? Un paquet! Et pour quidonc? Mais c’est pour vous.

—Pour moi?

—Lisez: «M. Herlock Sholmès, de la part d’Arsène Lupin.»

L’Anglais saisit le paquet, le déficela, enleva les deuxfeuilles de papier qui l’enveloppaient. C’était une montre.

—Aoh! dit-il, en accompagnant cette exclamation d’un geste decolère…

—Une montre, fit Devanne, est-ce que par hasard?…

L’Anglais ne répondit pas.

—Comment! c’est votre montre! Arsène Lupin vous renvoie votremontre! Mais s’il vous la renvoie, c’est qu’il l’avait prise… Ilavait pris votre montre! Ah! elle est bonne, celle-là, la montre deHerlock Sholmès subtilisée par Arsène Lupin! Dieu, que c’est drôle!Non, vrai… vous m’excuserez… mais c’est plus fort que moi.

Il riait à gorge déployée, incapable de se contenir. Et quand ileut bien ri, il affirma, d’un ton convaincu:

—Oh! c’est un homme, en effet.

L’Anglais ne broncha pas. Jusqu’à Dieppe, il ne prononça pas uneparole, les yeux fixés sur l’horizon fuyant. Son silence futterrible, insondable, plus violent que la rage la plus farouche. Audébarcadère, il dit simplement, sans colère cette fois, mais d’unton où l’on sentait toute la volonté et toute l’énergie dupersonnage:

—Oui, c’est un homme, et un homme sur l’épaule duquel j’auraiplaisir à poser cette main que je vous tends, Monsieur Devanne. Etj’ai idée, voyez-vous, qu’Arsène Lupin et Herlock Sholmès serencontreront de nouveau un jour ou l’autre… Oui, le monde est troppetit pour qu’ils ne se rencontrent pas… et ce jour là…

FIN

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