Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train de Cherbourg l’avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d’un wagon de troisième classe. Elle tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus, au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s’arrêta net de surprise.
– Oh ! dit-elle, regarde un peu, Jean !
Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres, tout en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leur père. Elle,chétive pour ses vingt ans, l’air pauvre, portait un léger paquet ; tandis que, de l’autre côté, le petit frère, âgé de cinq ans, se pendait à son bras, et que, derrière son épaule, le grand frère, dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains ballantes.
– Ah bien ! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin !
C’était, à l’encoignure de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les étalages éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d’octobre.Huit heures sonnaient à Saint-Roch, il n’y avait sur les trottoirs que le Paris matinal, les employés filant à leurs bureaux et les ménagères courant les boutiques. Devant la porte, deux commis,montés sur une échelle double, finissaient de pendre des lainages,tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-Augustin, un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait délicatement une pièce de soie bleue. Le magasin, vide encore de clientes, et où le personnel arrivait à peine, bourdonnait à l’intérieur comme une ruche qui s’éveille.
– Fichtre ! dit Jean. Ça enfonce Valognes… Le tien n’était pas si beau.
Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chezCornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville ; etce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle,lui gonflait le cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse dureste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la hauteporte, toute en glace, montait jusqu’à l’entresol, au milieu d’unecomplication d’ornements, chargés de dorures. Deux figuresallégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée,déroulaient l’enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis,les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière etla rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maisond’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite,achetées et aménagées récemment. C’était un développement qui luisemblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec lesétalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l’entresol,derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure descomptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait uncrayon, pendant que, près d’elle, deux autres dépliaient desmanteaux de velours.
– Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre debel adolescent, qui avait eu déjà une histoire de femme à Valognes.Hein ? c’est gentil, c’est ça qui doit faire courir lemonde !
Mais Denise demeurait absorbée, devant l’étalage de la portecentrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoirmême, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation dela porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage.Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie,mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l’entresol, flottantescomme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleumarine, vert olive, étaient coupés par les pancartes blanches desétiquettes. À côté, encadrant le seuil, pendaient également deslanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures de robe,la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres decygne, les poils de lapin de la fausse hermine et de la faussemartre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tables, au milieud’un empilement de coupons, débordaient des articles de bonneterievendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés, capelines,gilets, tout un étalage d’hiver, aux couleurs bariolées, chinées,rayées, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit unetartanelle à quarante-cinq centimes, des bandes de vison d’Amériqueà un franc, et des mitaines à cinq sous. C’était un déballage géantde foire, le magasin semblait crever et jeter son trop-plein à larue.
L’oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas lamain de sa sœur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture les forçatous trois à quitter le milieu de la place ; et,machinalement, ils prirent la rue Neuve-Saint-Augustin, ilssuivirent les vitrines, s’arrêtant de nouveau devant chaqueétalage. D’abord, ils furent séduits par un arrangementcompliqué : en haut, des parapluies, posés obliquement,semblaient mettre un toit de cabane rustique ; dessous, desbas de soie, pendus à des tringles, montraient des profils arrondisde mollets, les uns semés de bouquets de roses, les autres detoutes nuances, les noirs à jour, les rouges à coins brodés, leschairs dont le grain satiné avait la douceur d’une peau deblonde ; enfin, sur le drap de l’étagère, des gants étaientjetés symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paumeétroite de vierge byzantine, cette grâce raidie et commeadolescente des chiffons de femme qui n’ont pas été portés. Mais ladernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, desatins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple etvibrante, les tons les plus délicats des fleurs : au sommet,les velours, d’un noir profond, d’un blanc de lait caillé ;plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, sedécolorant en pâleurs d’une tendresse infinie ; plus basencore, les soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des piècesretroussées en coques, plissées comme autour d’une taille qui secambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis ;et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l’étalage,courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné defoulard crème. C’était là, aux deux bouts, que se trouvaient, enpiles colossales, les deux soies dont la maison avait la propriétéexclusive, le Paris-Bonheur et le Cuir-d’Or, des articlesexceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce desnouveautés.
– Oh ! cette faille à cinq francs soixante !murmura Denise, étonnée devant le Paris-Bonheur.
Jean commençait à s’ennuyer. Il arrêta un passant.
– La rue de la Michodière, monsieur ?
Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous troisrevinrent sur leurs pas, en tournant autour du magasin. Mais, commeelle entrait dans la rue, Denise fut reprise par une vitrine, oùétaient exposées des confections pour dames. Chez Cornaille, àValognes, elle était spécialement chargée des confections. Etjamais elle n’avait vu cela, une admiration la clouait sur letrottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelle de Bruges, d’unprix considérable, élargissait un voile d’autel, deux ailesdéployées, d’une blancheur rousse ; des volants de pointd’Alençon se trouvaient jetés en guirlandes ; puis, c’était, àpleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, lesmalines, les valenciennes, les applications de Bruxelles, lespoints de Venise, comme une tombée de neige. À droite et à gauche,des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaientencore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là,dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme :occupant le centre, un article hors ligne, un manteau de velours,avec des garnitures de renard argenté ; d’un côté, une rotondede soie, doublée de petit-gris ; de l’autre, un paletot dedrap, bordé de plumes de coq ; enfin, des sorties de bal, encachemire blanc, en matelassé blanc, garnies de cygne ou dechenille. Il y en avait pour tous les caprices, depuis les sortiesde bal à vingt-neuf francs jusqu’au manteau de velours affichédix-huit cents francs. La gorge ronde des mannequins gonflaitl’étoffe, les hanches fortes exagéraient la finesse de la taille,la tête absente était remplacée par une grande étiquette, piquéeavec une épingle dans le molleton rouge du col ; tandis queles glaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu calculé, lesreflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de cesbelles femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres,à la place des têtes.
– Elles sont fameuses ! murmura Jean, qui ne trouvarien d’autre pour dire son émotion.
Du coup, il était lui-même redevenu immobile, la bouche ouverte.Tout ce luxe de la femme le rendait rose de plaisir. Il avait labeauté d’une fille, une beauté qu’il semblait avoir volée à sasœur, la peau éclatante, les cheveux roux et frisés, les lèvres etles yeux mouillés de tendresse. Près de lui, dans son étonnement,Denise paraissait plus mince encore, avec son visage long à labouche trop grande, son teint fatigué déjà, sous sa chevelure pâle.Et Pépé, également blond, d’un blond d’enfance, se serraitdavantage contre elle, comme pris d’un besoin inquiet de caresses,troublé et ravi par les belles dames de la vitrine. Ils étaient sisinguliers et si charmants, sur le pavé, ces trois blonds vêtuspauvrement de noir, cette fille triste entre ce joli enfant et cegarçon superbe, que les passants se retournaient avec dessourires.
Depuis un instant, un gros homme à cheveux blancs et à grandeface jaune, debout sur le seuil d’une boutique, de l’autre côté dela rue, les regardait. Il était là, le sang aux yeux, la bouchecontractée, mis hors de lui par les étalages du Bonheur des Dames,lorsque la vue de la jeune fille et de ses frères avait achevé del’exaspérer. Que faisaient-ils, ces trois nigauds, à bâiller ainsidevant des parades de charlatan ?
– Et l’oncle ? fit remarquer brusquement Denise, commeéveillée en sursaut.
– Nous sommes rue de la Michodière, dit Jean, il doit logerpar ici.
Ils levèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux,au-dessus du gros homme, ils aperçurent une enseigne verte, dontles lettres jaunes déteignaient sous la pluie : Au VieilElbeuf, draps et flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne.La maison, enduite d’un ancien badigeon rouillé, toute plate aumilieu des grands hôtels Louis XIV qui l’avoisinaient, n’avaitque trois fenêtres de façade ; et ces fenêtres, carrées, sanspersiennes, étaient simplement garnies d’une rampe de fer, deuxbarres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtoutDenise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages duBonheur des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écraséede plafond, surmontée d’un entresol très bas, aux baies de prison,en demi-lune. Une boiserie, de la couleur de l’enseigne, d’un vertbouteille que le temps avait nuancé d’ocre et de bitume, ménageait,à droite et à gauche, deux vitrines profondes, noires,poussiéreuses, où l’on distinguait vaguement des pièces d’étoffeentassées. La porte, ouverte, semblait donner sur les ténèbreshumides d’une cave.
– C’est là, reprit Jean.
– Eh bien ! il faut entrer, déclara Denise. Allons,viens, Pépé.
Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité. Lorsqueleur père était mort, emporté par la même fièvre qui avait prisleur mère, un mois auparavant, l’oncle Baudu, dans l’émotion de cedouble deuil, avait bien écrit à sa nièce qu’il y aurait toujourschez lui une place pour elle, le jour où elle voudrait tenter lafortune à Paris ; mais cette lettre remontait déjà à prèsd’une année, et la jeune fille se repentait maintenant d’avoirainsi quitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son oncle.Celui-ci ne les connaissait point, n’ayant plus remis les piedslà-bas, depuis qu’il en était parti tout jeune, pour entrer commepetit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini parépouser la fille.
– Monsieur Baudu ? demanda Denise, en se décidantenfin à s’adresser au gros homme, qui les regardait toujours,surpris de leurs allures.
– C’est moi, répondit-il.
Alors, Denise rougit fortement et balbutia :
– Ah ! tant mieux !… Je suis Denise, et voiciJean, et voici Pépé… Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle.
Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rougesvacillaient dans sa face jaune, ses paroles lentess’embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cettefamille qui lui tombait sur les épaules.
– Comment ! comment ! vous voilà !répéta-t-il à plusieurs reprises. Mais vous étiez àValognes !… Pourquoi n’êtes-vous pas à Valognes ?
De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner desexplications. Après la mort de leur père, qui avait mangé jusqu’audernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la mère des deuxenfants. Ce qu’elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point à lesnourrir tous les trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, unréparateur de meubles anciens ; mais il ne touchait pas unsou. Pourtant, il prenait goût aux vieilleries, il taillait desfigures dans du bois ; même, un jour, ayant découvert unmorceau d’ivoire, il s’était amusé à faire une tête, qu’un monsieurde passage avait vue ; et justement, c’était ce monsieur quiles avait décidés à quitter Valognes, en trouvant à Paris une placepour Jean, chez un ivoirier.
– Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain enapprentissage, chez son nouveau patron. On ne me demande pasd’argent, il sera logé et nourri… Alors, j’ai pensé que Pépé etmoi, nous nous tirerions toujours d’affaire. Nous ne pouvons pasêtre plus malheureux qu’à Valognes.
Ce qu’elle taisait, c’était l’escapade amoureuse de Jean, deslettres écrites à une fillette noble de la ville, des baiserséchangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l’avait déterminéeau départ ; et elle accompagnait surtout son frère à Parispour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles, devant cegrand enfant si beau et si gai, que toutes les femmesadoraient.
L’oncle Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait sesquestions. Cependant, quand il l’eut ainsi entendue parler de sesfrères, il la tutoya.
– Ton père ne vous a donc rien laissé ? Moi, jecroyais qu’il y avait encore quelques sous. Ah ! je lui aiassez conseillé, dans mes lettres, de ne pas prendre cetteteinturerie ! Un brave cœur, mais pas deux liards detête !… Et tu es restée avec ces gaillards sur les bras, tu asdû nourrir ce petit monde !
Sa face bilieuse s’était éclairée, il n’avait plus les yeuxsaignants dont il regardait le Bonheur des Dames. Brusquement, ils’aperçut qu’il barrait la porte.
– Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus… Entrez,ça vaudra mieux que de baguenauder devant des bêtises.
Et, après avoir adressé aux étalages d’en face une dernière mouede colère, il livra passage aux enfants, il pénétra le premier dansla boutique, en appelant sa femme et sa fille.
– Élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pourvous !
Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant lesténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ilsbattaient des paupières comme au seuil d’un trou inconnu, tâtant lesol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marchetraîtresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, seserrant davantage les uns contre les autres, le gamin toujours dansles jupes de la jeune fille et le grand derrière, ils faisaientleur entrée avec une grâce souriante et inquiète. La clartématinale découpait la noire silhouette de leurs vêtements de deuil,un jour oblique dorait leurs cheveux blonds.
– Entrez, entrez, répétait Baudu.
En quelques phrases brèves, il mettait au courantMme Baudu et sa fille. La première était une petitefemme mangée d’anémie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeuxblancs, les lèvres blanches. Geneviève, chez qui s’aggravait encorela dégénérescence de sa mère, avait la débilité et la décolorationd’une plante grandie à l’ombre. Pourtant, des cheveux noirsmagnifiques, épais et lourds, poussés comme par miracle dans cettechair pauvre, lui donnaient un charme triste.
– Entrez, dirent à leur tour les deux femmes. Vous êtes lesbienvenus.
Et elles firent asseoir Denise derrière un comptoir. Aussitôt,Pépé monta sur les genoux de sa sœur, tandis que Jean, adossécontre une boiserie, se tenait près d’elle. Ils se rassuraient,regardaient la boutique, où leurs yeux s’habituaient à l’obscurité.Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et enfumé, sescomptoirs de chêne polis par l’usage, ses casiers séculaires auxfortes ferrures. Des ballots de marchandises sombres montaientjusqu’aux solives. L’odeur des draps et des teintures, une odeurâpre de chimie, semblait décuplée par l’humidité du plancher. Aufond, deux commis et une demoiselle rangeaient des pièces deflanelle blanche.
– Peut-être ce petit monsieur-là prendrait-il volontiersquelque chose ? dit Mme Baudu en souriant àPépé.
– Non, merci, répondit Denise. Nous avons bu une tasse delait dans un café, devant la gare.
Et, comme Geneviève regardait le léger paquet qu’elle avait posépar terre, elle ajouta :
– J’ai laissé notre malle là-bas.
Elle rougissait, elle comprenait qu’on ne tombait pas de lasorte chez le monde. Déjà, dans le wagon, dès que le train avaitquitté Valognes, elle s’était sentie pleine de regret ; etvoilà pourquoi, à l’arrivée, elle avait laissé la malle et faitdéjeuner les enfants.
– Voyons, dit tout d’un coup Baudu, causons peu et causonsbien… Je t’ai écrit, c’est vrai, mais il y a un an ; et,vois-tu, ma pauvre fille, les affaires n’ont guère marché, depuisun an…
Il s’arrêta, étranglé par une émotion qu’il ne voulait pasmontrer. Mme Baudu et Geneviève, l’air résigné,avaient baissé les yeux.
– Oh ! continua-t-il, c’est une crise qui passera, jesuis bien tranquille… Seulement, j’ai diminué mon personnel, il n’ya plus ici que trois personnes, et le moment n’est guère venu d’enengager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendre comme je tel’offrais, ma pauvre fille.
Denise l’écoutait, saisie, toute pâle. Il insista, enajoutant :
– Ça ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous.
– C’est bien, mon oncle, finit-elle par dire péniblement.Je tâcherai de m’en tirer tout de même.
Les Baudu n’étaient pas de mauvaises gens. Mais ils seplaignaient de n’avoir jamais eu de chance. Au temps où leurcommerce marchait, ils avaient dû élever cinq garçons, dont troisétaient morts à vingt ans ; le quatrième avait mal tourné, lecinquième venait de partir pour le Mexique, comme capitaine. Il neleur restait que Geneviève. Cette famille avait coûté gros, etBaudu s’était achevé, en achetant à Rambouillet, le pays du père desa femme, une grande baraque de maison. Aussi toute une aigreurgrandissait-elle, dans sa loyauté maniaque de vieux commerçant.
– On prévient, reprit-il en se fâchant peu à peu de sapropre dureté. Tu pouvais m’écrire, je t’aurais répondu de resterlà-bas… Quand j’ai appris la mort de ton père, parbleu ! jet’ai dit ce qu’on dit d’habitude. Mais tu tombes là, sans criergare… C’est très embarrassant.
Il haussait la voix, il se soulageait. Sa femme et sa fillerestaient les regards à terre, en personnes soumises qui ne sepermettaient jamais d’intervenir. Cependant, tandis que Jeanblêmissait, Denise avait serré contre sa poitrine Pépé terrifié.Elle laissa tomber deux grosses larmes.
– C’est bien, mon oncle, répéta-t-elle. Nous allons nous enaller.
Du coup, il se contint. Un silence embarrassé régna. Puis, ilreprit d’un ton bourru :
– Je ne vous mets pas à la porte… Puisque vous êtes entrésmaintenant, vous coucherez toujours en haut, ce soir. Nous verronsaprès.
Alors, Mme Baudu et Geneviève comprirent, sur unregard, qu’elles pouvaient arranger les choses. Tout fut réglé. Iln’y avait point à s’occuper de Jean. Quant à Pépé, il serait àmerveille chez Mme Gras, une vieille dame quihabitait un grand rez-de-chaussée, rue des Orties, où elle prenaiten pension complète des enfants jeunes, moyennant quarante francspar mois. Denise déclara qu’elle avait de quoi payer le premiermois. Il ne restait donc qu’à la placer elle-même. On luitrouverait bien une place dans le quartier.
– Est-ce que Vinçard ne demandait pas une vendeuse ?dit Geneviève.
– Tiens ! c’est vrai ! cria Baudu. Nous irons levoir après déjeuner. Il faut battre le fer pendant qu’il estchaud.
Pas un client n’était venu déranger cette explication defamille. La boutique restait noire et vide. Au fond, les deuxcommis et la demoiselle continuaient leur besogne avec des paroleschuchotées et sifflantes. Pourtant, trois dames se présentèrent,Denise resta seule un instant. Elle baisa Pépé, le cœur gros, àl’idée de leur prochaine séparation. L’enfant, câlin comme un petitchat, cachait sa tête, sans prononcer une parole. QuandMme Baudu et Geneviève revinrent, elles letrouvèrent bien sage, et Denise assura qu’il ne faisait jamais plusde bruit : il restait muet les journées entières, vivant decaresses. Alors, jusqu’au déjeuner, toutes trois parlèrent desenfants, du ménage, de la vie à Paris et en province, par phrasescourtes et vagues, en parentes un peu embarrassées de ne pas seconnaître. Jean était allé sur le seuil de la boutique et n’enbougeait plus, intéressé par la vie des trottoirs, souriant auxjolies filles qui passaient.
À dix heures, une bonne parut. D’ordinaire, la table étaitservie pour Baudu, Geneviève et le premier commis. Il y avait uneseconde table à onze heures pour Mme Baudu, l’autrecommis et la demoiselle.
– À la soupe ! cria le drapier, en se tournant vers sanièce.
Et, comme tous étaient assis déjà dans l’étroite salle à manger,derrière la boutique, il appela le premier commis quis’attardait.
– Colomban !
Le jeune homme s’excusa, ayant voulu finir de ranger lesflanelles. C’était un gros garçon de vingt-cinq ans, lourd etmadré. Sa face honnête, à la grande bouche molle, avait des yeux deruse.
– Que diable ! il y a temps pour tout, disait Baudu,qui, installé carrément, découpait un morceau de veau froid, avecune prudence et une adresse de patron, pesant les minces parts ducoup d’œil, à un gramme près.
Il servit tout le monde, coupa même le pain. Denise avait prisPépé auprès d’elle, pour le faire manger proprement. Mais la salleobscure l’inquiétait ; elle la regardait, elle se sentait lecœur serré, elle qui était habituée aux larges pièces, nues etclaires, de sa province. Une seule fenêtre ouvrait sur une petitecour intérieure, communiquant avec la rue par l’allée noire de lamaison ; et cette cour, trempée, empestée, était comme un fondde puits, où tombait un rond de clarté louche. Les jours d’hiver,on devait allumer le gaz du matin au soir. Lorsque le tempspermettait de ne pas allumer, c’était plus triste encore. Il fallutun instant à Denise, pour accoutumer ses yeux et distinguersuffisamment les morceaux sur son assiette.
– Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu enconstatant que Jean avait achevé son veau. S’il travaille autantqu’il mange, ça fera un rude homme… Mais toi, ma fille, tu nemanges pas ?… Et dis-moi, maintenant qu’on peut causer,pourquoi ne t’es-tu pas mariée, à Valognes ?
Denise lâcha son verre qu’elle portait à sa bouche.
– Oh ! mon oncle, me marier ! vous n’y pensezpas !… Et les petits ?
Elle finit par rire, tant l’idée lui semblait baroque.D’ailleurs, est-ce qu’un homme aurait voulu d’elle, sans un sou,pas plus grosse qu’une mauviette, et pas belle encore ? Non,non, jamais elle ne se marierait, elle avait assez de deuxenfants.
– Tu as tort, répétait l’oncle, une femme a toujours besoind’un homme. Si tu avais trouvé un brave garçon, vous ne seriez pastombés sur le pavé de Paris, toi et tes frères, comme desbohémiens.
Il s’interrompit, pour partager de nouveau, avec une parcimoniepleine de justice, un plat de pommes de terre au lard, que la bonneapportait. Puis, désignant de la cuiller Geneviève etColomban :
– Tiens ! reprit-il, ces deux-là seront mariés auprintemps, si la saison d’hiver est bonne.
C’était l’habitude patriarcale de la maison. Le fondateur,Aristide Finet, avait donné sa fille Désirée à son premier commisHauchecorne ; lui, Baudu, débarqué rue de la Michodière avecsept francs dans sa poche, avait épousé la fille du pèreHauchecorne, Élisabeth : et il entendait à son tour céder safille Geneviève et la maison à Colomban, dès que les affairesreprendraient. S’il retardait ainsi un mariage décidé depuis troisans, c’était par un scrupule, un entêtement de probité : ilavait reçu la maison prospère, il ne voulait point la passer auxmains d’un gendre, avec une clientèle moindre et des opérationsdouteuses.
Baudu continua, présenta Colomban qui était de Rambouillet,comme le père de Mme Baudu ; même il existaitentre eux un cousinage éloigné. Un gros travailleur, qui, depuisdix années, trimait dans la boutique, et qui avait gagné ses gradesrondement ! D’ailleurs, il n’était pas le premier venu, ilavait pour père ce noceur de Colomban, un vétérinaire connu de toutSeine-et-Oise, un artiste dans sa partie, mais tellement porté sursa bouche, qu’il mangeait tout.
– Dieu merci ! dit le drapier pour conclure, si lepère boit et court la gueuse, le fils a su apprendre ici le prix del’argent.
Pendant qu’il parlait, Denise examinait Colomban et Geneviève.Ils étaient à table l’un près de l’autre ; mais ils yrestaient bien tranquilles, sans une rougeur, sans un sourire.Depuis le jour de son entrée, le jeune homme comptait sur cemariage. Il avait passé par les différentes étapes, petit commis,vendeur appointé, admis enfin aux confidences et aux plaisirs de lafamille, le tout patiemment, menant une vie d’horloge, regardantGeneviève comme une affaire excellente et honnête. La certitude del’avoir l’empêchait de la désirer. Et la jeune fille, elle aussi,s’était accoutumée à l’aimer, mais avec la gravité de sa naturecontenue, et d’une passion profonde qu’elle ignorait elle-même,dans son existence plate et réglée de tous les jours.
– Quand on se plaît et qu’on le peut, crut devoir direDenise en souriant, pour se montrer aimable.
– Oui, on finit toujours par là, déclara Colomban, quin’avait pas encore lâché une parole, mâchant avec lenteur.
Geneviève, après avoir jeté sur lui un long regard, dit à sontour :
– Il faut s’entendre, ensuite, ça va tout seul.
Leurs tendresses avaient poussé dans ce rez-de-chaussée du vieuxParis. C’était comme une fleur de cave. Depuis dix ans, elle neconnaissait que lui, vivait les journées à son côté, derrière lesmêmes piles de drap, au fond des ténèbres de la boutique ; et,matin et soir, tous deux se retrouvaient coude à coude, dansl’étroite salle à manger, d’une fraîcheur de puits. Ils n’auraientpas été plus cachés, plus perdus, en pleine campagne, sous desfeuillages. Seul un doute, une crainte jalouse devait fairedécouvrir à la jeune fille qu’elle s’était donnée à jamais, aumilieu de cette ombre complice, par vide de cœur et ennui detête.
Cependant, Denise avait cru remarquer une inquiétude naissante,dans le regard jeté par Geneviève sur Colomban. Aussirépondit-elle, d’un air d’obligeance :
– Bah ! quand on s’aime, on s’entend toujours.
Mais Baudu surveillait la table avec autorité. Il avaitdistribué des languettes de brie, et pour fêter ses parents, ildemanda un second dessert, un pot de confiture de groseilles,largesse qui parut surprendre Colomban. Pépé, jusque-là très sage,se conduisit mal devant les confitures. Jean, pris d’intérêtpendant la conversation sur le mariage, dévisageait la cousineGeneviève, qu’il trouvait trop molle, trop pâle, et qu’il comparaitau fond de lui à un petit lapin blanc, avec des oreilles noires etdes yeux rouges.
– Assez causé, et place aux autres ! conclut ledrapier, en donnant le signal de se lever de table. Ce n’est pasune raison, quand on se permet un extra, pour abuser de tout.
Mme Baudu, l’autre commis et la demoiselle,vinrent s’attabler à leur tour. Denise, de nouveau, resta seule,assise près de la porte, en attendant que son oncle pût la conduirechez Vinçard. Pépé jouait à ses pieds, Jean avait repris son posted’observation, sur le seuil. Et, pendant près d’une heure, elles’intéressa aux choses qui se passaient autour d’elle. De loin enloin, entraient des clientes : une dame parut, puis deuxautres. La boutique gardait son odeur de vieux, son demi-jour, oùtout l’ancien commerce, bonhomme et simple, semblait pleurerd’abandon. Mais, de l’autre côté de la rue, ce qui la passionnait,c’était le Bonheur des Dames, dont elle apercevait les vitrines,par la porte ouverte. Le ciel demeurait voilé, une douceur de pluieattiédissait l’air, malgré la saison ; et, dans ce jour blanc,où il y avait comme une poussière diffuse de soleil, le grandmagasin s’animait, en pleine vente.
Alors, Denise eut la sensation d’une machine, fonctionnant àhaute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu’aux étalages.Ce n’étaient plus les vitrines froides de la matinée ;maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de latrépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtéess’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale deconvoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion dutrottoir : les dentelles avaient un frisson, retombaient etcachaient les profondeurs du magasin, d’un air troublant demystère ; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées,respiraient, soufflaient une haleine tentatrice ; tandis queles paletots se cambraient davantage sur les mannequins quiprenaient une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait,souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec lesbattements de la gorge et le frémissement des reins. Mais lachaleur d’usine dont la maison flambait, venait surtout de lavente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait derrière lesmurs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre,un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdiessous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé,organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmespassant dans la force et la logique des engrenages.
Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, sivaste pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de mondequ’il n’en venait chez Cornaille en six mois, l’étourdissait etl’attirait ; et il y avait, dans son désir d’y pénétrer, unepeur vague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutiquede son oncle lui causait un sentiment de malaise. C’était un dédainirraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial del’ancien commerce. Toutes ses sensations, son entrée inquiète,l’accueil aigri de ses parents, le déjeuner triste sous un jour decachot, son attente au milieu de la solitude ensommeillée de cettevieille maison agonisante, se résumaient en une sourdeprotestation, en une passion de la vie et de la lumière. Et, malgréson bon cœur, ses yeux retournaient toujours au Bonheur des Dames,comme si la vendeuse en elle avait eu le besoin de se réchauffer auflamboiement de cette grande vente.
– En voilà qui ont du monde, au moins ! laissa-t-elleéchapper.
Mais elle regretta cette parole, en apercevant les Baudu prèsd’elle. Mme Baudu, qui avait achevé de déjeuner,était debout, toute blanche, ses yeux blancs fixés sur lemonstre ; et, résignée, elle ne pouvait le voir, le rencontrerainsi de l’autre côté de la rue, sans qu’un désespoir muet gonflâtses paupières. Quant à Geneviève, elle surveillait avec uneinquiétude croissante Colomban, qui, ne se croyant pas guetté,restait en extase, les regards levés sur les vendeuses desconfections, dont on apercevait le comptoir, derrière les glaces del’entresol. Baudu, la bile au visage, se contenta dedire :
– Tout ce qui reluit n’est pas d’or. Patience !
La famille, évidemment, renfonçait le flot de rancune qui luimontait à la gorge. Une pensée d’amour-propre l’empêchait de selivrer si vite, devant ces enfants arrivés du matin. Enfin, ledrapier fit un effort, se détourna pour s’arracher au spectacle dela vente d’en face.
– Eh bien ! reprit-il, voyons chez Vinçard. Les placessont courues, demain il ne serait plus temps peut-être.
Mais, avant de sortir, il donna l’ordre au second commis d’allerà la gare prendre la malle de Denise. De son côté,Mme Baudu, à laquelle la jeune fille confiait Pépé,décida qu’elle profiterait d’un moment, pour mener le petit rue desOrties, chez Mme Gras, afin de causer et des’entendre. Jean promit à sa sœur de ne pas bouger de laboutique.
– Nous en avons pour deux minutes, expliqua Baudu, pendantqu’il descendait la rue Gaillon avec sa nièce. Vinçard a créé unespécialité de soie, où il fait encore des affaires. Oh ! il ade la peine comme tout le monde, mais c’est un finaud qui joint lesdeux bouts par une avarice de chien… Je crois pourtant qu’il veutse retirer à cause de ses rhumatismes.
Le magasin se trouvait rue Neuve-des-Petits-Champs, près dupassage Choiseul. Il était propre et clair, d’un luxe tout moderne,petit pourtant, et pauvre de marchandises. Baudu et Denisetrouvèrent Vinçard en grande conférence avec deux messieurs.
– Ne vous dérangez pas, cria le drapier. Nous ne sommes paspressés, nous attendrons.
Et, revenant par discrétion vers la porte, se penchant àl’oreille de la jeune fille, il ajouta :
– Le maigre est au Bonheur second à la soie, et le gros estun fabricant de Lyon.
Denise comprit que Vinçard poussait son magasin à Robineau, lecommis du Bonheur des Dames. L’air franc, la mine ouverte, ildonnait sa parole d’honneur, avec la facilité d’un homme que lesserments ne gênaient pas. Selon lui, sa maison était une affaired’or ; et, dans l’éclat de sa grosse santé, il s’interrompaitpour geindre, pour se plaindre de ses sacrées douleurs, qui leforçaient à manquer sa fortune. Mais Robineau, nerveux ettourmenté, l’interrompait avec impatience : il connaissait lacrise que les nouveautés traversaient, il citait une spécialité desoie tuée déjà par le voisinage du Bonheur. Vinçard, enflammé,éleva la voix.
– Parbleu ! la culbute de ce grand serin de Vabreétait fatale. Sa femme mangeait tout… Puis, nous sommes ici à plusde cinq cents mètres, tandis que Vabre se trouvait porte à porteavec l’autre.
Alors, Gaujean, le fabricant de soie, intervint. De nouveau, lesvoix baissèrent. Lui, accusait les grands magasins de ruiner lafabrication française ; trois ou quatre lui faisaient la loi,régnaient en maîtres sur le marché ; et il laissait entendreque la seule façon de les combattre était de favoriser le petitcommerce, les spécialités surtout, auxquelles l’avenir appartenait.Aussi offrait-il des crédits très larges à Robineau.
– Voyez comme le Bonheur s’est conduit à votre égard !répétait-il. Aucun compte des services rendus, des machines àexploiter le monde !… La situation de premier vous étaitpromise depuis longtemps, lorsque Bouthemont, qui arrivait dudehors et qui n’avait aucun titre, l’a obtenue du coup.
La plaie de cette injustice saignait encore chez Robineau.Pourtant, il hésitait à s’établir, il expliquait que l’argent nevenait pas de lui ; c’était sa femme qui avait hérité desoixante mille francs, et il se montrait plein de scrupules devantcette somme, il aurait mieux aimé, disait-il, se couper tout desuite les deux poings, que de la compromettre dans de mauvaisesaffaires.
– Non, je ne suis pas décidé, finit-il par conclure.Laissez-moi le temps de réfléchir, nous en recauserons.
– Comme vous voudrez, dit Vinçard en cachant sondésappointement sous un air bonhomme. Mon intérêt n’est pas devendre. Allez, sans mes douleurs…
Et, revenant au milieu du magasin :
– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur Baudu ?
Le drapier, qui écoutait d’une oreille, présenta Denise, contace qu’il voulut de son histoire, dit qu’elle avait travaillé deuxans en province.
– Et, comme vous cherchez une bonne vendeuse, m’a-t-onappris…
Vinçard affecta un grand désespoir.
– Oh ! c’est jouer de guignon ! Sans doute, j’aicherché une vendeuse pendant huit jours. Mais je viens d’en arrêterune, il n’y a pas deux heures.
Un silence régna. Denise semblait consternée. Alors, Robineauqui la regardait avec intérêt, apitoyé sans doute par sa minepauvre, se permit un renseignement.
– Je sais qu’on a besoin chez nous de quelqu’un, au rayondes confections.
Baudu ne put retenir ce cri de son cœur :
– Chez vous, ah ! non, par exemple !
Puis, il resta embarrassé. Denise était devenue touterouge : entrer dans ce grand magasin, jamais ellen’oserait ! et l’idée d’y être la comblait d’orgueil.
– Pourquoi donc ? reprit Robineau surpris. Ce seraitau contraire une chance pour mademoiselle… Je lui conseille de seprésenter demain matin à Mme Aurélie, la première.Le pis qui puisse lui arriver, c’est de n’être pas acceptée.
Le drapier, pour cacher sa révolte intérieure, se jeta dans desphrases vagues : il connaissait Mme Aurélie,ou du moins son mari, Lhomme, le caissier, un gros qui avait eu lebras droit coupé par un omnibus. Puis, revenant brusquement àDenise :
– D’ailleurs, c’est son affaire, ce n’est pas la mienne…Elle est bien libre.
Et il sortit, après avoir salué Gaujean et Robineau. Vinçardl’accompagna jusqu’à la porte, en renouvelant l’expression de sesregrets. La jeune fille était demeurée au milieu du magasin,intimidée, désireuse d’obtenir du commis des renseignements pluscomplets. Mais elle n’osa pas, elle salua à son tour et ditsimplement :
– Merci, monsieur.
Sur le trottoir, Baudu n’adressa pas la parole à sa nièce. Ilmarchait vite, il la forçait à courir, comme emporté par sesréflexions. Rue de la Michodière, il allait rentrer chez lui,lorsqu’un boutiquier voisin, debout sur la porte, l’appela d’unsigne. Denise s’arrêta pour l’attendre.
– Quoi donc, père Bourras ? demanda le drapier.
Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu etbarbu, avec des yeux perçants sous de gros sourcils embroussaillés.Il tenait un commerce de cannes et de parapluies, faisait lesraccommodages, sculptait même des manches, ce qui lui avait conquisune célébrité d’artiste dans le quartier. Denise donna un coupd’œil aux vitrines de la boutique, où les parapluies et les canness’alignaient par files régulières. Mais elle leva les yeux, et lamaison surtout l’étonna : une masure prise entre le Bonheurdes Dames et un grand hôtel Louis XIV, poussée on ne savaitcomment dans cette fente étroite, au fond de laquelle ses deuxétages bas s’écrasaient. Sans les soutiens de droite et de gauche,elle serait tombée, les ardoises de sa toiture tordues et pourries,sa façade de deux fenêtres couturée de lézardes, coulant en longuestaches de rouille sur la boiserie à demi mangée de l’enseigne.
– Vous savez qu’il a écrit à mon propriétaire pour acheterla maison, dit Bourras en regardant fixement le drapier de ses yeuxde flamme.
Baudu blêmit davantage et plia les épaules. Il y eut un silence,les deux hommes restaient face à face, avec leur air profond.
– Il faut s’attendre à tout, murmura-t-il enfin.
Alors, le vieillard s’emporta, secoua ses cheveux et sa barbe defleuve.
– Qu’il achète la maison, il la payera quatre fois savaleur !… Mais je vous jure que, moi vivant, il n’en aura pasune pierre. Mon bail est encore de douze ans… Nous verrons, nousverrons !
C’était une déclaration de guerre. Bourras se tournait vers leBonheur des Dames, que ni l’un ni l’autre n’avait nommé. Uninstant, Baudu hocha la tête en silence ; puis, il traversa larue pour rentrer chez lui, les jambes cassées, en répétantseulement :
– Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !…
Denise, qui avait écouté, suivit son oncle.Mme Baudu rentrait aussi avec Pépé ; et, toutde suite, elle dit que Mme Gras prendrait l’enfantquand on voudrait. Mais Jean venait de disparaître, ce fut uneinquiétude pour sa sœur. Quand il revint, le visage animé, parlantdu boulevard avec passion, elle le regarda d’un air triste qui lefit rougir. On avait apporté leur malle, ils coucheraient en haut,sous les toits.
– À propos, et chez Vinçard ? demandaMme Baudu.
Le drapier conta sa démarche inutile, puis ajouta qu’on avaitindiqué une place à leur nièce ; et, le bras tendu vers leBonheur des Dames, dans un geste de mépris, il lâcha cesmots :
– Tiens ! là-dedans !
Toute la famille en demeura blessée. Le soir, la première tableétait à cinq heures. Denise et les deux enfants reprirent leurplace, avec Baudu, Geneviève et Colomban. Un bec de gaz éclairaitla petite salle à manger, où s’étouffait l’odeur de la nourriture.Le repas fut silencieux. Mais, au dessert,Mme Baudu, qui ne pouvait tenir en place, quitta laboutique pour venir s’asseoir derrière sa nièce. Et, alors, le flotcontenu depuis le matin creva, tous se soulagèrent, en tapant surle monstre.
– C’est ton affaire, tu es bien libre, répéta d’abordBaudu. Nous ne voulons pas t’influencer… Seulement, si tu savaisquelle maison !
Par phrases coupées, il conta l’histoire de cet Octave Mouret.Toutes les chances ! Un garçon tombé du Midi à Paris, avecl’audace aimable d’un aventurier ; et, dès le lendemain, deshistoires de femme, une continuelle exploitation de la femme, lescandale d’un flagrant délit, dont le quartier parlaitencore ; puis, la conquête brusque et inexplicable deMme Hédouin, qui lui avait apporté le Bonheur desDames.
– Cette pauvre Caroline ! interrompitMme Baudu. Elle était un peu ma parente. Ah !si elle avait vécu, les choses tourneraient autrement. Elle ne nouslaisserait pas assassiner… Et c’est lui qui l’a tuée. Oui, dans sesconstructions ! Un matin, en visitant les travaux, elle esttombée dans un trou. Trois jours après, elle mourait. Elle quin’avait jamais été malade, qui était si bien portante, sibelle !… Il y a de son sang sous les pierres de la maison.
Au travers des murs, elle désignait le grand magasin de sa mainpâle et tremblante. Denise, qui écoutait comme on écoute un contede fées, eut un léger frisson. La peur qu’il y avait, depuis lematin, au fond de la tentation exercée sur elle, venait peut-êtredu sang de cette femme, qu’elle croyait voir maintenant dans lemortier rouge du sous-sol.
– On dirait que ça lui porte bonheur, ajoutaMme Baudu, sans nommer Mouret.
Mais le drapier haussait les épaules, dédaigneux de ces fablesde nourrice. Il reprit son histoire, il expliqua la situation,commercialement. Le Bonheur des Dames avait été fondé en 1822 parles frères Deleuze. À la mort de l’aîné, sa fille, Caroline,s’était mariée avec le fils d’un fabricant de toile, CharlesHédouin ; et, plus tard, étant devenue veuve, elle avaitépousé ce Mouret. Elle lui apportait donc la moitié du magasin.Trois mois après le mariage, l’oncle Deleuze décédait à son toursans enfants ; si bien que, lorsque Caroline avait laissé sesos dans les fondations, ce Mouret était resté seul héritier, seulpropriétaire du Bonheur. Toutes les chances !
– Un homme à idées, un brouillon dangereux qui bouleverserale quartier, si on le laisse faire ! continua Baudu. Je croisque Caroline, un peu romanesque elle aussi, a dû être prise par lesprojets extravagants du monsieur… Bref, il l’a décidée à acheter lamaison de gauche, puis la maison de droite ; et lui-même,quand il a été seul, en a acheté deux autres ; de sorte que lemagasin a grandi, toujours grandi, au point qu’il menace de nousmanger tous, maintenant !
Il s’adressait à Denise, mais il parlait pour lui, remâchant,par un besoin fiévreux de se satisfaire, cette histoire qui lehantait. Dans la famille, il était le bilieux, le violent auxpoings toujours serrés. Mme Baudu n’intervenaitplus, immobile sur sa chaise ; Geneviève et Colomban, les yeuxbaissés, ramassaient et mangeaient par distraction des miettes depain. Il faisait si chaud, si étouffé dans la petite pièce, quePépé s’était endormi sur la table, et que les yeux de Jean lui-mêmese fermaient.
– Patience ! reprit Baudu, saisi d’une soudainecolère, les faiseurs se casseront les reins ! Mouret traverseune crise, je le sais. Il a dû mettre tous ses bénéfices dans sesfolies d’agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver descapitaux, il s’est avisé de décider la plupart de ses employés àplacer leur argent chez lui. Aussi est-il sans un sou maintenant,et si un miracle ne se produit pas, s’il n’arrive pas à tripler savente, comme il l’espère, vous verrez quelle débâcle !…Ah ! je ne suis pas méchant, mais ce jour-là, j’illumine,parole d’honneur !
Il poursuivit d’une voix vengeresse, on eût dit que la chute duBonheur des Dames devait rétablir la dignité du commercecompromise. Avait-on jamais vu cela ? un magasin de nouveautésoù l’on vendait de tout ! un bazar alors ! Aussi lepersonnel était gentil : un tas de godelureaux quimanœuvraient comme dans une gare, qui traitaient les marchandiseset les clientes comme des paquets, lâchant le patron ou lâché parlui pour un mot, sans affection, sans mœurs, sans art ! Et ilprit tout d’un coup à témoin Colomban : certes, lui, Colomban,élevé à la bonne école, savait de quelle façon lente et sûre onarrivait aux finesses, aux roueries du métier. L’art n’était pas devendre beaucoup, mais de vendre cher. Puis, il pouvait dire commenton l’avait traité, comment il était devenu de la famille, soignélorsqu’il tombait malade, blanchi et raccommodé, surveillépaternellement, aimé enfin !
– Bien sûr, répétait Colomban, après chaque cri dupatron.
– Tu es le dernier, mon brave, finit par déclarer Bauduattendri. Après toi, on n’en fera plus… Toi seul me consoles, carsi c’est une pareille bousculade qu’on appelle à présent lecommerce, je n’y entends rien, j’aime mieux m’en aller.
Geneviève, la tête penchée sur une épaule, comme si son épaissechevelure noire eût pesé trop lourd à son front pâle, examinait lecommis souriant ; et, dans son regard, il y avait un soupçon,un désir de voir si Colomban, travaillé d’un remords, ne rougiraitpas, sous de tels éloges. Mais, en garçon rompu aux comédies duvieux négoce, il gardait sa carrure tranquille, son air bonasse,avec son pli de ruse aux lèvres.
Cependant, Baudu criait plus fort, en accusant ce déballage d’enface, ces sauvages, qui se massacraient entre eux avec leur luttepour la vie, d’en arriver à détruire la famille. Et il citait leursvoisins de campagne, les Lhomme, la mère, le père, le fils, tousles trois employés dans la baraque, des gens sans intérieur,toujours dehors, ne mangeant chez eux que le dimanche, une vied’hôtel et de table d’hôte enfin ! Certes, sa salle à mangern’était pas grande, on aurait pu même y souhaiter plus de jour etplus d’air ; mais au moins sa vie tenait là, il y avait vécudans la tendresse des siens. En parlant, ses yeux faisaient le tourde la petite pièce ; et un tremblement le prenait, à l’idéeinavouée que les sauvages pourraient un jour, s’ils achevaient detuer sa maison, le déloger de ce trou où il avait chaud, entre safemme et sa fille. Malgré l’assurance qu’il affectait, quand ilannonçait la culbute finale, il était plein de terreur au fond, ilsentait bien le quartier envahi, dévoré peu à peu.
– Ce n’est pas pour te dégoûter, reprit-il en tâchantd’être calme. Si ton intérêt est d’entrer là-dedans, je serai lepremier à te dire : Entres-y.
– Je le pense bien, mon oncle, murmura Denise, étourdie, etdont le désir d’être au Bonheur des Dames grandissait, au milieu detoute cette passion.
Il avait posé les coudes sur la table, il la fatiguait de sonregard.
– Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s’il estraisonnable qu’un simple magasin de nouveautés se mette à vendre den’importe quoi. Autrefois, quand le commerce était honnête, lesnouveautés comprenaient les tissus, pas davantage. Aujourd’hui,elles n’ont plus que l’idée de monter sur le dos des voisins et detout manger… Voilà ce dont le quartier se plaint, car les petitesboutiques commencent à y souffrir terriblement. Ce Mouret lesruine… Tiens ! Bédoré et sœur, la bonneterie de la rueGaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientèle. ChezMlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, on enest à baisser les prix, à lutter de bon marché. Et l’effet dufléau, de cette peste, se fait sentir jusqu’à la rueNeuve-des-Petits-Champs, où je me suis laissé dire queMM. Vanpouille frères, les fourreurs, ne pouvaient tenir lecoup… Hein ? des calicots qui vendent des fourrures, c’esttrop drôle ! Une idée du Mouret encore !
– Et les gants, dit Mme Baudu. N’est-ce pasmonstrueux ? il a osé créer un rayon de ganterie !… Hier,comme je passais rue Neuve-Saint-Augustin, Quinette se trouvait sursa porte, l’air si triste, que je n’ai pas voulu lui demander siles affaires allaient bien.
– Et les parapluies, reprit Baudu. Ça, c’est lecomble ! Bourras est persuadé que le Mouret a voulu simplementle couler ; car, enfin, à quoi ça rime-t-il, des parapluiesavec des étoffes ?… Mais Bourras est solide, il ne se laisserapas égorger. Nous allons rire, un de ces jours.
Il parla d’autres commerçants, il passa le quartier en revue.Parfois, des aveux lui échappaient : si Vinçard tâchait devendre, tous n’avaient plus qu’à faire leurs paquets, car Vinçardétait comme les rats, qui filent des maisons, quand elles vontcrouler. Puis, aussitôt, il se démentait, il rêvait une alliance,une entente des petits détaillants pour tenir tête au colosse.Depuis un moment, il hésitait à parler de lui, les mains agitées,la bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida.
– Moi, jusqu’ici, je n’ai pas trop à me plaindre. Oh !il m’a fait du tort, le gredin ! Mais il ne tient encore queles draps de dame, les draps légers, pour robes, et les draps plusforts, pour manteaux. On vient toujours chez moi acheter lesarticles d’homme, les velours de chasse, les livrées ; sansparler des flanelles et des molletons, dont je le défie biend’avoir un assortiment aussi complet… Seulement, il m’asticote, ilcroit me faire tourner le sang, parce qu’il a mis son rayon dedraperie, là, en face. Tu as vu son étalage, n’est-ce pas ?Toujours, il y plante ses plus belles confections, au milieu d’unencadrement de pièces de drap, une vraie parade de saltimbanquepour raccrocher les filles… Foi d’honnête homme ! je rougiraisd’employer de tels moyens. Depuis près de cent ans, le Vieil Elbeufest connu, et il n’a pas besoin à sa porte de pareilsattrape-nigauds. Tant que je vivrai, la boutique restera telle queje l’ai prise, avec ses quatre pièces d’échantillon, à droite et àgauche, pas davantage !
L’émotion gagnait toute la famille. Geneviève se permit deprendre la parole, après un silence.
– Notre clientèle nous aime, papa. Il faut espérer…Aujourd’hui encore, Mme Desforges etMme de Boves sont venues. J’attendsMme Marty pour des flanelles.
– Moi, déclara Colomban, j’ai reçu hier une commande deMme Bourdelais. Il est vrai qu’elle m’a parlé d’unecheviotte anglaise, affichée en face dix sous meilleur marché, lamême que chez nous, paraît-il.
– Et dire, murmura Mme Baudu de sa voixfatiguée, que nous avons vu cette maison-là grande comme unmouchoir de poche ! Parfaitement, ma chère Denise, lorsque lesDeleuze l’ont fondée, elle avait seulement une vitrine sur la rueNeuve-Saint-Augustin, un vrai placard, où deux pièces d’indiennes’étouffaient avec trois pièces de calicot. On ne pouvait pas seretourner dans la boutique, tant c’était petit… À cette époque, leVieil Elbeuf, qui existait depuis plus de soixante ans, était déjàtel que tu le vois aujourd’hui… Ah ! tout cela est changé,bien changé !
Elle secouait la tête, ses paroles lentes disaient le drame desa vie. Née au Vieil Elbeuf, elle en aimait jusqu’aux pierreshumides, elle ne vivait que pour lui et par lui ; et,autrefois glorieuse de cette maison, la plus forte, la plusrichement achalandée du quartier, elle avait eu la continuellesouffrance de voir grandir peu à peu la maison rivale, d’aborddédaignée, puis égale en importance, puis débordante, menaçante.C’était pour elle une plaie toujours ouverte, elle se mourait duVieil Elbeuf humilié, vivant encore ainsi que lui par la force del’impulsion, mais sentant bien que l’agonie de la boutique seraitla sienne, et qu’elle s’éteindrait, le jour où la boutiquefermerait.
Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigtssur la toile cirée. Il éprouvait une lassitude, presque un regret,de s’être ainsi soulagé une fois de plus. Dans cet accablement,toute la famille d’ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuerles amertumes de son histoire. Jamais la chance ne leur avaitsouri. Les enfants étaient élevés, la fortune venait, lorsquebrusquement la concurrence apportait la ruine. Et il y avait encorela maison de Rambouillet, cette maison de campagne où le drapierfaisait depuis dix ans le rêve de se retirer, une occasion,disait-il, une antique bâtisse qu’il devait réparercontinuellement, qu’il s’était décidé à louer, et dont leslocataires ne le payaient point. Ses derniers gains passaient là,il n’avait eu que ce vice, dans sa probité méticuleuse, obstinéeaux vieux usages.
– Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser latable aux autres… En voilà des paroles inutiles !
Ce fut comme un réveil. Le bec de gaz sifflait, dans l’air mortet brûlant de la petite pièce. Tous se levèrent en sursaut, rompantle triste silence. Cependant, Pépé dormait si bien, qu’onl’allongea sur des pièces de molleton. Jean, qui bâillait, étaitdéjà retourné à la porte de la rue.
– Et, pour finir, tu feras ce que tu voudras, répéta denouveau Baudu à sa nièce. Nous te disons les choses, voilà tout…Mais tes affaires sont tes affaires.
Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive.Denise, que ces histoires avaient passionnée davantage pour leBonheur des Dames, au lieu de l’en détourner, gardait son airtranquille et doux, d’une volonté têtue de Normande au fond. Ellese contenta de répondre :
– Nous verrons, mon oncle.
Et elle parla de monter se coucher de bonne heure avec lesenfants, car ils étaient très fatigués tous les trois. Mais sixheures sonnaient à peine, elle voulut bien rester un moment encoredans la boutique. La nuit s’était faite, elle retrouva la ruenoire, trempée d’une pluie fine et drue, qui tombait depuis lecoucher du soleil. Ce fut pour elle une surprise : quelquesinstants avaient suffi, la chaussée était trouée de flaques, lesruisseaux roulaient des eaux sales, une boue épaisse, piétinée,poissait les trottoirs ; et, sous l’averse battante, on nevoyait plus que le défilé confus des parapluies, se bousculant, seballonnant, pareils à de grandes ailes sombres, dans les ténèbres.Elle recula d’abord, prise de froid, le cœur serré davantage par laboutique mal éclairée, lugubre à cette heure. Un souffle humide,l’haleine du vieux quartier, venait de la rue ; il semblaitque le ruissellement des parapluies coulât jusqu’aux comptoirs, quele pavé avec sa boue et ses flaques entrât, achevât de moisirl’antique rez-de-chaussée, blanc de salpêtre. C’était toute unevision de l’ancien Paris mouillé, dont elle grelottait, avec unétonnement navré de trouver la grande ville si glaciale et silaide.
Mais, de l’autre côté de la chaussée, le Bonheur des Damesallumait les files profondes de ses becs de gaz. Et elle serapprocha, attirée de nouveau et comme réchauffée à ce foyerd’ardente lumière. La machine ronflait toujours, encore enactivité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant queles vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers comptaientla recette. C’était, à travers les glaces pâlies d’une buée, unpullulement vague de clartés, tout un intérieur confus d’usine.Derrière le rideau de pluie qui tombait, cette apparition, reculée,brouillée, prenait l’apparence d’une chambre de chauffe géante, oùl’on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feurouge des chaudières. Les vitrines se noyaient, on ne distinguaitplus, en face, que la neige des dentelles, dont les verres dépolisd’une rampe de gaz avivaient le blanc ; et, sur ce fond dechapelle, les confections s’enlevaient en vigueur, le grand manteaude velours, garni de renard argenté, mettait le profil cambré d’unefemme sans tête, qui courait par l’averse à quelque fête, dansl’inconnu des ténèbres de Paris.
Denise, cédant à la séduction, était venue jusqu’à la porte,sans se soucier du rejaillissement des gouttes, qui la trempait. Àcette heure de nuit, avec son éclat de fournaise, le Bonheur desDames achevait de la prendre tout entière. Dans la grande ville,noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu’elle ignorait, ilflambait comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et lavie de la cité. Elle y rêvait son avenir, beaucoup de travail pourélever les enfants, avec d’autres choses encore, elle ne savaitquoi, des choses lointaines dont le désir et la crainte lafaisaient trembler. L’idée de cette femme morte dans les fondationslui revint ; elle eut peur, elle crut voir saigner lesclartés ; puis, la blancheur des dentelles l’apaisa, uneespérance lui montait au cœur, toute une certitude de joie ;tandis que la poussière d’eau volante lui refroidissait les mainset calmait en elle la fièvre du voyage.
– C’est Bourras, dit une voix derrière son dos.
Elle se pencha, elle aperçut Bourras, immobile au bout de larue, devant la vitrine où elle avait remarqué, le matin, toute uneconstruction ingénieuse, faite avec des parapluies et des cannes.Le grand vieillard s’était glissé dans l’ombre, pour s’emplir lesyeux de cet étalage triomphal ; et, la face douloureuse, il nesentait pas même la pluie qui battait sa tête nue, dont les cheveuxblancs ruisselaient.
– Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre dumal.
Alors, en se tournant, Denise vit qu’elle avait de nouveau lesBaudu derrière elle. Malgré eux, comme Bourras qu’ils trouvaientbête, ils revenaient toujours là, devant ce spectacle qui leurcrevait le cœur. C’était une rage à souffrir. Geneviève, très pâle,avait constaté que Colomban regardait, à l’entresol, les ombres desvendeuses passer sur les glaces ; et, pendant que Bauduétranglait de rancune rentrée, les yeux deMme Baudu s’étaient emplis de larmes,silencieusement.
– N’est-ce pas, tu t’y présenteras demain ? finit pardemander le drapier, tourmenté d’incertitude, et sentant biend’ailleurs que sa nièce était conquise comme les autres.
Elle hésita, puis avec douceur :
– Oui, mon oncle, à moins que cela ne vous fasse trop depeine.
Le lendemain, à sept heures et demie, Denise était devant leBonheur des Dames. Elle voulait s’y présenter, avant de conduireJean chez son patron, qui demeurait loin, dans le haut du faubourgdu Temple. Mais, avec ses habitudes matinales, elle s’était troppressée de descendre : les commis arrivaient à peine ;et, craignant d’être ridicule, prise de timidité, elle resta àpiétiner un instant sur la place Gaillon.
Un vent froid qui soufflait, avait déjà séché le pavé. De toutesles rues, éclairées d’un petit jour pâle sous le ciel de cendre,les commis débouchaient vivement, le collet de leur paletot relevé,les mains dans les poches, surpris par ce premier frisson del’hiver. La plupart filaient seuls et s’engouffraient au fond dumagasin, sans adresser ni une parole ni même un regard à leurscollègues, qui allongeaient le pas autour d’eux ; d’autresallaient par deux ou par trois, parlant vite, tenant la largeur dutrottoir ; et tous, du même geste, avant d’entrer, jetaientdans le ruisseau leur cigarette ou leur cigare.
Denise s’aperçut que plusieurs de ces messieurs la dévisageaienten passant. Alors, sa timidité augmenta, elle ne se sentit plus laforce de les suivre, elle résolut de n’entrer à son tour quelorsque le défilé aurait cessé, rougissante à l’idée d’êtrebousculée, sous la porte, au milieu de tous ces hommes. Mais ledéfilé continuait, et pour échapper aux regards, elle fit lentementle tour de la place. Quand elle revint, elle trouva, planté devantle Bonheur des Dames, un grand garçon, blême et dégingandé, qui,depuis un quart d’heure, semblait attendre comme elle.
– Mademoiselle, finit-il par lui demander d’une voixbalbutiante, vous êtes peut-être vendeuse dans la maison ?
Elle resta si émotionnée d’entendre ce garçon inconnu luiadresser la parole, qu’elle ne répondit pas d’abord.
– C’est que, voyez-vous, continua-t-il en s’embrouillantdavantage, j’ai l’idée de voir si l’on ne pourrait pas m’y prendre,et vous m’auriez donné un renseignement.
Il était aussi timide qu’elle, il se risquait à l’aborder, parcequ’il la sentait tremblante comme lui.
– Ce serait avec plaisir, monsieur, répondit-elle enfin.Mais je ne suis pas plus avancée que vous, je suis là pour meprésenter aussi.
– Ah ! très bien, dit-il tout à fait décontenancé.
Et ils rougirent fortement, leurs deux timidités demeurèrent uninstant face à face, attendries par la fraternité de leurssituations, n’osant pourtant se souhaiter tout haut une bonneréussite. Puis, comme ils n’ajoutaient rien et qu’ils se gênaientde plus en plus, ils se séparèrent gauchement, ils recommencèrent àattendre chacun de son côté, à quelques pas l’un de l’autre.
Les commis entraient toujours. Maintenant, Denise les entendaitplaisanter, quand ils passaient près d’elle, en lui jetant un coupd’œil oblique. Son embarras grandissait d’être ainsi en spectacle,elle se décidait à faire dans le quartier une promenade d’unedemi-heure, lorsque la vue d’un jeune homme, qui arrivaitrapidement par la rue Port-Mahon, l’arrêta une minute encore.Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous les commis lesaluaient. Il était grand, la peau blanche, la barbe soignée ;et il avait des yeux couleur de vieil or, d’une douceur de velours,qu’il fixa un instant sur elle, au moment où il traversa la place.Déjà il entrait dans le magasin, indifférent, qu’elle restaitimmobile, toute retournée par ce regard, emplie d’une émotionsingulière, où il y avait plus de malaise que de charme.Décidément, la peur la prenait, elle se mit à descendre lentementla rue Gaillon, puis la rue Saint-Roch, en attendant que le couragelui revînt.
C’était mieux qu’un chef de rayon, c’était Octave Mouret enpersonne. Il n’avait pas dormi, cette nuit-là, car au sortir d’unesoirée chez un agent de change, il était allé souper avec un ami etdeux femmes, ramassées dans les coulisses d’un petit théâtre. Sonpaletot boutonné cachait son habit et sa cravate blanche. Vivement,il monta chez lui, se débarbouilla, se changea ; et, quand ilvint s’asseoir devant son bureau, dans son cabinet de l’entresol,il était solide, l’œil vif, la peau fraîche, tout à la besogne,comme s’il eût passé dix heures au lit. Le cabinet, vaste, meubléde vieux chêne et tendu de reps vert, avait pour seul ornement unportrait de cette Mme Hédouin dont le quartierparlait encore. Depuis qu’elle n’était plus, Octave lui gardait unsouvenir attendri, se montrait reconnaissant à sa mémoire de lafortune dont elle l’avait comblé en l’épousant. Aussi, avant de semettre à signer les traites posées sur son buvard, adressa-t-il auportrait un sourire d’homme heureux. N’était-ce pas toujours devantelle qu’il revenait travailler, après ses échappées de jeune veuf,au sortir des alcôves où le besoin du plaisir l’égarait ?
On frappa, et, sans attendre, un jeune homme entra, grand etmaigre, aux lèvres minces, au nez pointu, très correct d’ailleursavec ses cheveux lissés, où des mèches grises se montraient déjà.Mouret avait levé les yeux ; puis, continuant designer :
– Vous avez bien dormi, Bourdoncle ?
– Très bien, merci, répondit le jeune homme, qui marchait àpetits pas, comme chez lui.
Bourdoncle, fils d’un fermier pauvre des environs de Limoges,avait débuté jadis au Bonheur des Dames, en même temps que Mouret,lorsque le magasin occupait l’angle de la place Gaillon. Trèsintelligent, très actif, il semblait alors devoir supplanteraisément son camarade, moins sérieux, et qui avait toutes sortes defuites, une apparente étourderie, des histoires de femmeinquiétantes ; mais il n’apportait pas le coup de génie de ceProvençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse.D’ailleurs, par un instinct d’homme sage, il s’était incliné devantlui, obéissant, et cela sans lutte, dès le commencement. LorsqueMouret avait conseillé à ses commis de mettre leur argent dans lamaison, Bourdoncle s’était exécuté un des premiers, lui confiantmême l’héritage inattendu d’une tante ; et, peu à peu, aprèsavoir passé par tous les grades, vendeur, puis second, puis chef decomptoir à la soie, il était devenu un des lieutenants du patron,le plus cher et le plus écouté, un des six intéressés qui aidaientcelui-ci à gouverner le Bonheur des Dames, quelque chose comme unconseil de ministres sous un roi absolu. Chacun d’eux veillait surune province. Bourdoncle était chargé de la surveillancegénérale.
– Et vous, reprit-il familièrement, avez-vous biendormi ?
Lorsque Mouret eut répondu qu’il ne s’était pas couché, il hochala tête, en murmurant :
– Mauvaise hygiène.
– Pourquoi donc ? dit l’autre avec gaieté ! Jesuis moins fatigué que vous, mon cher. Vous avez les yeux bouffisde sommeil, vous vous alourdissez, à être trop sage… Amusez-vousdonc, ça vous fouettera les idées !
C’était toujours leur dispute amicale. Bourdoncle, au début,avait battu ses maîtresses, parce que, disait-il, ellesl’empêchaient de dormir. Maintenant, il faisait profession de haïrles femmes, ayant sans doute au-dehors des rencontres dont il neparlait pas, tant elles tenaient peu de place dans sa vie, et secontentant au magasin d’exploiter les clientes, avec un grandmépris pour leur frivolité à se ruiner en chiffons imbéciles.Mouret, au contraire, affectait des extases, restait devant lesfemmes ravi et câlin, emporté continuellement dans de nouveauxamours ; et ses coups de cœur étaient comme une réclame à savente, on eût dit qu’il enveloppait tout le sexe de la mêmecaresse, pour mieux l’étourdir et le garder à sa merci.
– J’ai vu Mme Desforges, cette nuit,reprit-il. Elle était délicieuse à ce bal.
– Ce n’est pas avec elle que vous avez soupé ensuite ?demanda l’associé.
Mouret se récria.
– Oh ! par exemple ! elle est très honnête, moncher… Non, j’ai soupé avec Héloïse, la petite des Folies. Bêtecomme une oie, mais si drôle !
Il prit un autre paquet de traites et continua de signer.Bourdoncle marchait toujours à petits pas. Il alla jeter un coupd’œil dans la rue Neuve-Saint-Augustin, par les hautes glaces de lafenêtre, puis revint en disant :
– Vous savez qu’elles se vengeront.
– Qui donc ? demanda Mouret, auquel la conversationéchappait.
– Mais les femmes.
Alors, il s’égaya davantage, il laissa percer le fond de sabrutalité, sous son air d’adoration sensuelle. D’un haussementd’épaules, il parut déclarer qu’il les jetterait toutes par terre,comme des sacs vides, le jour où elles l’auraient aidé à bâtir safortune. Bourdoncle, entêté, répétait de son air froid :
– Elles se vengeront… Il y en aura une qui vengera lesautres, c’est fatal.
– As pas peur ! cria Mouret en exagérant son accentprovençal. Celle-là n’est pas encore née, mon bon. Et, si ellevient, vous savez…
Il avait levé son porte-plume, il le brandissait, et il lepointa dans le vide, comme s’il eût voulu percer d’un couteau uncœur invisible. L’associé reprit sa marche, s’inclinant commetoujours devant la supériorité du patron, dont le génie plein detrous le déconcertait pourtant. Lui, si net, si logique, sanspassion, sans chute possible, en était encore à comprendre le côtéfille du succès, Paris se donnant dans un baiser au plus hardi.
Un silence régna. On n’entendait que la plume de Mouret. Puis,sur des questions brèves posées par lui, Bourdoncle fournit desrenseignements au sujet de la grande mise en vente des nouveautésd’hiver, qui devait avoir lieu le lundi suivant. C’était une trèsgrosse affaire, la maison y jouait sa fortune, car les bruits duquartier avaient un fond de vérité, Mouret se jetait en poète dansla spéculation, avec un tel faste, un besoin tel du colossal, quetout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait là un sensnouveau du négoce, une apparente fantaisie commerciale, quiautrefois inquiétait Mme Hédouin, et quiaujourd’hui encore, malgré de premiers succès, consternait parfoisles intéressés. On blâmait à voix basse le patron d’aller tropvite ; on l’accusait d’avoir agrandi dangereusement lesmagasins, avant de pouvoir compter sur une augmentation suffisantede la clientèle ; on tremblait surtout en le voyant mettretout l’argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir lescomptoirs d’un entassement de marchandises, sans garder un sou deréserve. Ainsi, pour cette mise en vente, après les sommesconsidérables payées aux maçons, le capital entier se trouvaitdehors : une fois de plus, il s’agissait de vaincre ou demourir. Et lui, au milieu de cet effarement, gardait une gaietétriomphante, une certitude des millions, en homme adoré des femmes,et qui ne peut être trahi. Lorsque Bourdoncle se permit detémoigner certaines craintes, à propos du développement exagérédonné à des rayons dont le chiffre d’affaires restait douteux, ileut un beau rire de confiance en criant :
– Laissez donc, mon cher, la maison est troppetite !
L’autre parut abasourdi, pris d’une peur qu’il ne cherchait plusà cacher. La maison trop petite ! une maison de nouveautés oùil y avait dix-neuf rayons, et qui comptait quatre cent troisemployés !
– Mais sans doute, reprit Mouret, nous serons forcés denous agrandir avant dix-huit mois… J’y songe sérieusement. Cettenuit, Mme Desforges m’a promis de me fairerencontrer demain chez elle avec une personne… Enfin, nous encauserons, quand l’idée sera mûre.
Et, ayant fini de signer les traites, il se leva, il vint donnerdes tapes amicales sur les épaules de l’intéressé, qui se remettaitdifficilement. Cet effroi des gens prudents, autour de lui,l’amusait. Dans un des accès de brusque franchise, dont ilaccablait parfois ses familiers, il déclara qu’il était au fondplus juif que tous les juifs du monde : il tenait de son père,auquel il ressemblait physiquement et moralement, un gaillard quiconnaissait le prix des sous ; et, s’il avait de sa mère cebrin de fantaisie nerveuse, c’était là peut-être le plus clair desa chance, car il sentait la force invincible de sa grâce à toutoser.
– Vous savez bien qu’on vous suivra jusqu’au bout, finitpar dire Bourdoncle.
Alors, avant de descendre dans le magasin jeter leur coup d’œilhabituel, tous deux réglèrent encore certains détails. Ilsexaminèrent le spécimen d’un petit cahier à souches que Mouretvenait d’inventer pour les notes de débit. Ce dernier, ayantremarqué que les marchandises démodées, les rossignols,s’enlevaient d’autant plus rapidement que la guelte donnée auxcommis était plus forte, avait basé sur cette observation unnouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la ventede toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent surle moindre bout d’étoffe, le moindre objet vendu par eux :mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre lescommis une lutte pour l’existence, dont les patrons bénéficiaient.Cette lutte devenait du reste entre ses mains la formule favorite,le principe d’organisation qu’il appliquait constamment. Il lâchaitles passions, mettait les forces en présence, laissait les grosmanger les petits, et s’engraissait de cette bataille des intérêts.Le spécimen du cahier fut approuvé : en haut, sur la souche etsur la note à détacher, se trouvaient l’indication du rayon et lenuméro du vendeur ; puis, répétées également des deux côtés,il y avait des colonnes pour le métrage, la désignation desarticles, les prix ; et le vendeur signait simplement la note,avant de la remettre au caissier. De cette façon, le contrôle étaitdes plus faciles, il suffisait de collationner les notes remisespar la caisse au bureau de défalcation, avec les souches restéesentre les mains des commis. Chaque semaine, ces dernierstoucheraient ainsi leur tant pour cent et leur guelte, sans erreurpossible.
– Nous serons moins volés, fit remarquer Bourdoncle avecsatisfaction. Vous avez eu là une idée excellente.
– Et j’ai songé cette nuit à autre chose, expliqua Mouret.Oui, mon cher, cette nuit, à ce souper… J’ai envie de donner auxemployés du bureau de défalcation une petite prime, pour chaqueerreur qu’ils relèveront dans les notes de débit, en lescollationnant… Vous comprenez, nous serons certains dès lors qu’ilsn’en négligeront pas une seule, car ils en inventeraientplutôt.
Il se mit à rire, pendant que l’autre le regardait d’un aird’admiration. Cette application nouvelle de la lutte pourl’existence l’enchantait, il avait le génie de la mécaniqueadministrative, il rêvait d’organiser la maison de manière àexploiter les appétits des autres, pour le contentement tranquilleet complet de ses propres appétits. Quand on voulait faire rendreaux gens tout leur effort, disait-il souvent, et même tirer d’euxun peu d’honnêteté, il fallait d’abord les mettre aux prises avecleurs besoins.
– Eh bien ! descendons, reprit Mouret. Il fauts’occuper de cette mise en vente… La soie est arrivée d’hier,n’est-ce pas ? et Bouthemont doit être à la réception.
Bourdoncle le suivit. Le service de la réception se trouvaitdans le sous-sol, du côté de la rue Neuve-Saint-Augustin. Là, auras du trottoir, s’ouvrait une cage vitrée, où les camionsdéchargeaient les marchandises. Elles étaient pesées, puis ellesbasculaient sur une glissoire rapide, dont le chêne et les ferruresluisaient, polis sous le frottement des ballots et des caisses.Tous les arrivages entraient par cette trappe béante ; c’étaitun engouffrement continu, une chute d’étoffes qui tombait avec unronflement de rivière. Aux époques de grande vente surtout, laglissoire lâchait dans le sous-sol un flot intarissable, lessoieries de Lyon, les lainages d’Angleterre, les toiles desFlandres, les calicots d’Alsace, les indiennes de Rouen ; et,parfois, les camions devaient prendre la file ; les paquets encoulant faisaient, au fond du trou, le bruit sourd d’une pierrejetée dans une eau profonde.
Lorsqu’il passa, Mouret s’arrêta un instant devant la glissoire.Elle fonctionnait, des files de caisses descendaient toutes seules,sans qu’on vît les hommes dont les mains les poussaient, enhaut ; et elles semblaient se précipiter d’elles-mêmes,ruisseler en pluie d’une source supérieure. Puis, des ballotsparurent, tournant sur eux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouretregardait, sans prononcer une parole. Mais, dans ses yeux clairs,cette débâcle de marchandises qui tombait chez lui, ce flot quilâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courteflamme. Jamais encore il n’avait eu une conscience si nette de labataille engagée. C’était cette débâcle de marchandises qu’ils’agissait de lancer aux quatre coins de Paris. Il n’ouvrit pas labouche, il continua son inspection.
Dans le jour gris qui venait des larges soupiraux, une équiped’hommes recevait les envois, tandis que d’autres déclouaient lescaisses et ouvraient les ballots, en présence des chefs de rayon.Une agitation de chantier emplissait ce fond de cave, ce sous-soloù des piliers de fonte soutenaient les voûtins, et dont les mursnus étaient cimentés.
– Vous avez tout, Bouthemont ? demanda Mouret, ens’approchant d’un jeune homme à fortes épaules, en train devérifier le contenu d’une caisse.
– Oui, tout doit y être, répondit ce dernier. Mais j’en aipour la matinée à compter.
Le chef de rayon consultait la facture d’un coup d’œil, deboutdevant un grand comptoir, sur lequel un de ses vendeurs posait, uneà une, les pièces de soie qu’il sortait de la caisse. Derrière eux,s’alignaient d’autres comptoirs, encombrés également demarchandises, que tout un petit peuple de commis examinaient.C’était un déballage général, une confusion apparente d’étoffes,étudiées, retournées, marquées, au milieu du bourdonnement desvoix.
Bouthemont, qui devenait célèbre sur la place, avait une faceronde de joyeux compère, avec une barbe d’un noir d’encre et debeaux yeux marron. Né à Montpellier, noceur, braillard, il étaitmédiocre pour la vente ; mais, pour l’achat, on ne connaissaitpas son pareil. Envoyé à Paris par son père, qui tenait là-bas unmagasin de nouveautés, il avait absolument refusé de retourner aupays, quand le bonhomme s’était dit que le garçon en savait assezlong pour lui succéder dans son commerce ; et, dès lors, unerivalité avait grandi entre le père et le fils, le premier tout àson petit négoce provincial, indigné de voir un simple commisgagner le triple de ce qu’il gagnait lui-même, le secondplaisantant la routine du vieux, faisant sonner ses gains etbouleversant la maison, à chacun de ses passages. Comme les autreschefs de comptoir, celui-ci touchait, outre ses trois mille francsd’appointements fixes, un tant pour cent sur la vente. Montpellier,surpris et respectueux, répétait que le fils Bouthemont avait,l’année précédente, empoché près de quinze mille francs ; etce n’était qu’un commencement, des gens prédisaient au pèreexaspéré que ce chiffre grossirait encore.
Cependant, Bourdoncle avait pris une des pièces de soie, dont ilexaminait le grain d’un air attentif d’homme compétent. C’était unefaille à lisière bleu et argent, le fameux Paris-Bonheur, aveclaquelle Mouret comptait porter un coup décisif.
– Elle est vraiment très bonne, murmura l’intéressé.
– Et elle fait surtout plus d’effet qu’elle n’est bonne,dit Bouthemont. Il n’y a que Dumonteil pour nous fabriquer ça… Àmon dernier voyage, quand je me suis fâché avec Gaujean, celui-civoulait bien mettre cent métiers sur ce modèle, mais il exigeaitvingt-cinq centimes de plus par mètre.
Presque tous les mois, Bouthemont allait ainsi en fabrique,vivant des journées à Lyon, descendant dans les premiers hôtels,ayant l’ordre de traiter les fabricants à bourse ouverte. Iljouissait d’ailleurs d’une liberté absolue, il achetait comme bonlui semblait, pourvu que, chaque année, il augmentât dans uneproportion fixée d’avance le chiffre d’affaires de soncomptoir ; et c’était même sur cette augmentation qu’iltouchait son tant pour cent d’intérêt. En somme, sa situation, auBonheur des Dames, comme celle de tous les chefs, ses collègues, setrouvait être celle d’un commerçant spécial, dans un ensemble decommerces divers, une sorte de vaste cité du négoce.
– Alors, c’est décidé, reprit-il, nous la marquons cinqfrancs soixante… Vous savez que c’est à peine le prix d’achat.
– Oui ! oui, cinq francs soixante, dit vivementMouret, et si j’étais seul, je la donnerais à perte.
Le chef de rayon eut un bon rire.
– Oh ! moi, je ne demande pas mieux… Ça va tripler lavente, et comme mon seul intérêt est d’arriver à de grossesrecettes…
Mais Bourdoncle restait grave, les lèvres pincées. Lui, touchaitson tant pour cent sur le bénéfice total, et son affaire n’étaitpas de baisser les prix. Justement, le contrôle qu’il exerçaitconsistait à surveiller la marque, pour que Bouthemont, cédant auseul désir d’accroître le chiffre de vente, ne vendît pas à troppetit gain. Du reste, il était repris par ses inquiétudesanciennes, devant des combinaisons de réclame qui lui échappaient.Il osa montrer sa répugnance, en disant :
– Si nous la donnons à cinq francs soixante, c’est comme sinous la donnions à perte, puisqu’il faudra prélever nos frais quisont considérables… On la vendrait partout à sept francs.
Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur lasoie, il cria nerveusement :
– Mais je le sais, et c’est pourquoi je désire en fairecadeau à nos clientes… En vérité, mon cher, vous n’aurez jamais lesens de la femme. Comprenez donc qu’elles vont se l’arracher, cettesoie !
– Sans doute, interrompit l’intéressé, qui s’entêtait, etplus elles se l’arracheront, plus nous perdrons.
– Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veuxbien. Après ? le beau malheur, si nous attirons toutes lesfemmes et si nous les tenons à notre merci, séduites, affoléesdevant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaiesans compter ! Le tout, mon cher, est de les allumer, et ilfaut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite,vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu’ailleurs,elles croiront les payer chez vous meilleur marché. Par exemple,notre Cuir-d’Or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vendpartout ce prix, va passer également pour une occasionextraordinaire, et suffira à combler la perte du Paris-Bonheur…Vous verrez, vous verrez !
Il devenait éloquent.
– Comprenez-vous ! je veux que dans huit jours leParis-Bonheur révolutionne la place. Il est notre coup de fortune,c’est lui qui va nous sauver et qui nous lancera. On ne parlera quede lui, la lisière bleu et argent sera connue d’un bout de laFrance à l’autre… Et vous entendrez la plainte furieuse de nosconcurrents. Le petit commerce y laissera encore une aile.Enterrés, tous ces brocanteurs qui crèvent de rhumatismes, dansleurs caves !
Autour du patron, les commis qui vérifiaient les envois,écoutaient en souriant. Il aimait parler et avoir raison.Bourdoncle, de nouveau, céda. Cependant, la caisse s’était vidée,deux hommes en déclouaient une autre.
– C’est la fabrication qui ne rit pas ! dit alorsBouthemont. À Lyon, ils sont furieux contre vous, ils prétendentque vos bons marchés les ruinent… Vous savez que Gaujean m’apositivement déclaré la guerre. Oui, il a juré d’ouvrir de longscrédits aux petites maisons, plutôt que d’accepter mes prix.
Mouret haussa les épaules.
– Si Gaujean n’est pas raisonnable, répondit-il, Gaujeanrestera sur le carreau… De quoi se plaignent-ils ? Nous lespayons immédiatement, nous prenons tout ce qu’ils fabriquent, c’estbien le moins qu’ils travaillent à meilleur compte… Et, d’ailleurs,il suffit que le public en profite.
Le commis vidait la seconde caisse, pendant que Bouthemonts’était remis à pointer les pièces, en consultant la facture. Unautre commis, sur le bout du comptoir, les marquait ensuite enchiffres connus, et la vérification finie, la facture, signée parle chef de rayon, devait être montée à la caisse centrale. Uninstant encore, Mouret regarda ce travail, toute cette activitéautour de ces déballages qui montaient et menaçaient de noyer lesous-sol ; puis, sans ajouter un mot, de l’air d’un capitainesatisfait de ses troupes, il s’éloigna, suivi de Bourdoncle.
Lentement, tous deux traversèrent le sous-sol. Les soupiraux, deplace en place, jetaient une clarté pâle ; et, au fond descoins noirs, le long d’étroits corridors, des becs de gazbrûlaient, continuellement. C’était dans ces corridors que setrouvaient les réserves, des caveaux barrés par des palissades, oùles divers rayons serraient le trop-plein de leurs articles. Enpassant, le patron donna un coup d’œil au calorifère qu’on devaitallumer le lundi pour la première fois, et au petit poste depompiers qui gardait un compteur géant, enfermé dans une cage defer. La cuisine et les réfectoires, d’anciennes caves transforméesen petites salles, étaient à gauche, vers l’angle de la placeGaillon. Enfin, à l’autre bout du sous-sol, il arriva au service dudépart. Les paquets que les clientes n’emportaient point, y étaientdescendus, triés sur des tables, classés dans des compartimentsdont chacun représentait un quartier de Paris ; puis, par unlarge escalier débouchant juste en face du Vieil Elbeuf, on lesmontait aux voitures, qui stationnaient près du trottoir. Dans lefonctionnement mécanique du Bonheur des Dames, cet escalier de larue de la Michodière dégorgeait sans relâche les marchandisesenglouties par la glissoire de la rue Neuve-Saint-Augustin, aprèsqu’elles avaient passé, en haut, à travers les engrenages descomptoirs.
– Campion, dit Mouret au chef du départ, un ancien sergentà figure maigre, pourquoi six paires de draps, achetées hier parune dame vers deux heures, n’ont-elles pas été portées lesoir ?
– Où demeure cette dame ? demanda l’employé.
– Rue de Rivoli, au coin de la rue d’Alger…Mme Desforges.
À cette heure matinale, les tables de triage étaient nues, lescompartiments ne contenaient que les quelques paquets restés de laveille. Pendant que Campion fouillait parmi ces paquets, aprèsavoir consulté un registre, Bourdoncle regardait Mouret, ensongeant que ce diable d’homme savait tout, s’occupait de tout,même aux tables des restaurants de nuit et dans les alcôves de sesmaîtresses. Enfin, le chef du départ découvrit l’erreur : lacaisse avait donné un faux numéro et le paquet était revenu.
– Quelle est la caisse qui a débité ça ? demandaMouret. Hein ? vous dites la caisse 10…
Et, se retournant vers l’intéressé :
– La caisse 10, c’est Albert, n’est-ce pas ?… Nousallons lui dire deux mots.
Mais, avant de faire un tour dans le magasin, il voulut monterau service des expéditions, qui occupait plusieurs pièces dudeuxième étage. C’était là qu’arrivaient toutes les commandes de laprovince et de l’étranger ; et, chaque matin, il allait y voirla correspondance. Depuis deux ans, cette correspondancegrandissait de jour en jour. Le service, qui avait d’abord occupéune dizaine d’employés, en nécessitait plus de trente déjà. Les unsouvraient les lettres, les autres les lisaient, aux deux côtésd’une même table ; d’autres encore les classaient, leurdonnaient à chacune un numéro d’ordre, qui se répétait sur uncasier ; puis, quand on avait distribué les lettres auxdifférents rayons et que les rayons montaient les articles, onmettait au fur et à mesure ces articles dans les casiers, d’aprèsles numéros d’ordre. Il ne restait qu’à vérifier et qu’à emballer,au fond d’une pièce voisine, où une équipe d’ouvriers clouait etficelait du matin au soir.
Mouret posa sa question habituelle :
– Combien de lettres, ce matin, Levasseur ?
– Cinq cent trente-quatre, monsieur, répondit le chef deservice. Après la mise en vente de lundi, j’ai peur de ne pas avoirassez de monde. Hier, nous avons eu beaucoup de peine àarriver.
Bourdoncle hochait la tête de satisfaction. Il ne comptait passur cinq cent trente-quatre lettres, un mardi. Autour de la table,les employés coupaient et lisaient, avec un bruit continu de papierfroissé, tandis que, devant les casiers, commençait le va-et-vientdes articles. C’était un des services les plus compliqués et lesplus considérables de la maison : on y vivait dans un coup defièvre perpétuel, car il fallait réglementairement que lescommandes du matin fussent toutes expédiées le soir.
– On vous donnera le monde dont vous aurez besoin,Levasseur, finit par répondre Mouret, qui d’un regard avaitconstaté le bon état du service. Vous le savez, quand il y a dutravail, nous ne refusons pas des hommes.
En haut, sous les combles, se trouvaient les chambres oùcouchaient les vendeuses. Mais il redescendit, et il entra à lacaisse centrale, installée près de son cabinet. C’était une piècefermée par un vitrage à guichet de cuivre, dans laquelle onapercevait un énorme coffre-fort, scellé au mur. Deux caissiers ycentralisaient les recettes, que, chaque soir, montait Lhomme, lepremier caissier de la vente, et faisaient ensuite face auxdépenses, payaient les fabricants, le personnel, tout le petitmonde qui vivait de la maison. La caisse communiquait avec uneautre pièce, meublée de cartons verts, où dix employés vérifiaientles factures. Puis venait encore un bureau, le bureau dedéfalcation : six jeunes gens, penchés sur des pupitres noirs,ayant derrière eux des collections de registres, y arrêtaient lescomptes du tant pour cent des vendeurs, en collationnant les notesde débit. Ce service, tout nouveau, fonctionnait mal.
Mouret et Bourdoncle avaient traversé la caisse et le bureau devérification. Quand ils passèrent dans l’autre bureau, les jeunesgens qui riaient, le nez en l’air, eurent une secousse de surprise.Alors, Mouret, sans les réprimander, leur expliqua le système de lapetite prime qu’il avait imaginé de leur payer, pour chaque erreurdécouverte dans les notes de débit ; et, quand il fut sorti,les employés, cessant de rire et comme fouettés, se remirentpassionnément au travail, cherchant des erreurs.
Au rez-de-chaussée, dans le magasin, Mouret alla droit à lacaisse 10, où Albert Lhomme se polissait les ongles, en attendantla clientèle. On disait couramment : « la dynastie desLhomme », depuis que Mme Aurélie, la premièredes confections, après avoir poussé son mari au poste de premiercaissier, était parvenue à obtenir une caisse de détail pour sonfils, un grand garçon pâle et vicieux, qui ne pouvait rester nullepart et qui lui donnait les plus vives inquiétudes. Mais, devant lejeune homme, Mouret s’effaça : il répugnait à compromettre sagrâce dans un métier de gendarme, il gardait par goût et partactique son rôle de dieu aimable. Légèrement du coude, il touchaBourdoncle, l’homme chiffre, qu’il chargeait d’ordinaire desexécutions.
– Monsieur Albert, dit ce dernier sévèrement, vous avezencore mal pris une adresse, le paquet est revenu… C’estinsupportable.
Le caissier crut devoir se défendre, appela en témoignage legarçon qui avait fait le paquet. Ce garçon, nommé Joseph,appartenait, lui aussi, à la dynastie des Lhomme, car il était lefrère de lait d’Albert, et il devait sa place à l’influence deMme Aurélie. Comme le jeune homme voulait lui fairedire que l’erreur venait de la cliente, il balbutiait, il tordaitla barbiche qui allongeait son visage couturé, combattu entre saconscience d’ancien soldat et sa gratitude pour sesprotecteurs.
– Laissez donc Joseph tranquille, finit par crierBourdoncle, et surtout ne répondez pas davantage… Ah ! vousêtes heureux que nous ayons égard aux bons services de votremère !
Mais, à ce moment, Lhomme accourut. De sa caisse, située près dela porte, il apercevait celle de son fils, qui se trouvait au rayonde la ganterie. Déjà tout blanc, alourdi par sa vie sédentaire, ilavait une figure molle, effacée, comme usée au reflet de l’argentqu’il comptait sans relâche. Son bras amputé ne le gênait nullementdans cette besogne, et l’on allait même par curiosité le voirvérifier la recette, tellement les billets et les pièces glissaientrapidement dans sa main gauche, la seule qui lui restât. Fils d’unpercepteur de Chablis, il était tombé à Paris comme employé auxécritures, chez un négociant du Port-aux-Vins. Puis, demeurant rueCuvier, il avait épousé la fille de son concierge, petit tailleuralsacien ; et, depuis ce jour, il était resté soumis devant safemme, dont les facultés commerciales le frappaient de respect.Elle se faisait plus de douze mille francs aux confections, tandisque lui touchait seulement cinq mille francs d’appointements fixes.Et sa déférence pour une femme apportant de telles sommes dans leménage, s’élargissait jusqu’à son fils, qui venait d’elle.
– Quoi donc ? murmura-t-il, Albert est enfaute ?
Alors, selon son habitude, Mouret rentra en scène, pour jouer lerôle du bon prince. Quand Bourdoncle s’était fait craindre, luisoignait sa popularité.
– Une bêtise, murmura-t-il. Mon cher Lhomme, votre Albertest un étourdi qui devrait bien prendre exemple sur vous.
Puis, changeant de conversation, se montrant plus aimableencore :
– Et ce concert, l’autre jour ?… Étiez-vous bienplacé ?
Une rougeur monta aux joues blanches du vieux caissier. Iln’avait que ce vice, la musique, un vice secret qu’il satisfaisaitsolitairement, courant les théâtres, les concerts, lesauditions ; malgré son bras amputé, il jouait du cor, grâce àun système ingénieux de pinces ; et, commeMme Lhomme détestait le bruit, il enveloppait soninstrument de drap, le soir, ravi quand même jusqu’à l’extase parles sons étrangement sourds qu’il en tirait. Au milieu de ladébandade forcée de leur foyer, il s’était fait dans la musique undésert. Ça et l’argent de sa caisse, il ne connaissait rien autre,en dehors de son admiration pour sa femme.
– Très bien placé, répondit-il, les yeux brillants. Vousêtes trop bon, monsieur.
Mouret, qui goûtait une jouissance personnelle à satisfaire lespassions, donnait parfois à Lhomme les billets que des damespatronnesses lui avaient mis sur la gorge. Et il acheva del’enchanter, en disant :
– Ah ! Beethoven, ah ! Mozart… Quellemusique !
Sans attendre une réponse, il s’éloigna, il rejoignitBourdoncle, en train déjà de faire le tour des rayons. Dans le hallcentral, une cour intérieure qu’on avait vitrée, se trouvait lasoie. Tous deux suivirent d’abord la galerie de la rueNeuve-Saint-Augustin, que le blanc occupait d’un bout à l’autre.Rien d’anormal ne les frappa, ils passèrent lentement au milieu descommis respectueux. Puis, ils tournèrent dans la rouennerie et labonneterie, où le même ordre régnait. Mais, aux lainages, le longde la galerie qui revenait perpendiculairement à la rue de laMichodière, Bourdoncle reprit son rôle de grand exécuteur, enapercevant un jeune homme assis sur un comptoir, l’air brisé parune nuit blanche ; et ce jeune homme, nommé Liénard, fils d’unriche marchand de nouveautés d’Angers, courba le front sous laréprimande, ayant la seule peur, dans sa vie de paresse,d’insouciance et de plaisir, d’être rappelé en province par sonpère. Dès lors, les observations tombèrent dru comme grêle, lagalerie de la rue de la Michodière reçut l’orage : à ladraperie, un vendeur au pair, de ceux qui débutaient et quicouchaient dans leurs rayons, était rentré après onze heures ;à la mercerie, le second venait de se laisser prendre au fond dusous-sol, achevant une cigarette. Et ce fut surtout à la ganterieque la tempête éclata, sur la tête d’un des rares Parisiens de lamaison, le joli Mignot, ainsi qu’on l’appelait, bâtard déclasséd’une maîtresse de harpe : son crime était d’avoir fait unscandale au réfectoire, en se plaignant de la nourriture. Comme ily avait trois tables, une à neuf heures et demie, l’autre à dixheures et demie, et l’autre à onze heures et demie, il voulutexpliquer qu’étant de la troisième table, il avait toujours desfonds de sauce, des portions rognées.
– Comment ! la nourriture n’est pas bonne ?demanda d’un air naïf Mouret, ouvrant enfin la bouche.
Il ne donnait qu’un franc cinquante par jour et par homme auchef, un terrible Auvergnat, lequel trouvait encore moyen d’emplirses poches ; et la nourriture était réellement exécrable. MaisBourdoncle haussa les épaules : un chef qui avait quatre centsdéjeuners et quatre cents dîners à servir, même en trois séries, nepouvait guère s’attarder aux raffinements de son art.
– N’importe, reprit le patron bonhomme, je veux que tousnos employés aient une nourriture saine et abondante… Je parleraiau chef.
Et la réclamation de Mignot fut enterrée. Alors, revenus à leurpoint de départ, debout près de la porte, au milieu des parapluieset des cravates, Mouret et Bourdoncle reçurent le rapport d’un desquatre inspecteurs, chargés de la surveillance du magasin. Le pèreJouve, un ancien capitaine, décoré à Constantine, encore bel hommeavec son grand nez sensuel et sa calvitie majestueuse, leur signalaun vendeur qui, sur une simple remontrance de sa part, l’avaittraité de « vieux ramolli » ; et le vendeur futimmédiatement congédié.
Cependant, le magasin restait vide de clientes. Seules, lesménagères du quartier traversaient les galeries désertes. À laporte, l’inspecteur qui pointait l’arrivée des employés, venait derefermer son registre et inscrivait à part les retardataires.C’était le moment où les vendeurs s’installaient dans leurs rayons,que les garçons avaient balayés et époussetés dès cinq heures.Chacun casait son chapeau et son pardessus, en étouffant unbâillement, la mine blanche encore de sommeil. Les uns échangeaientdes mots, regardaient en l’air, semblaient se dérouiller pour unenouvelle journée de travail ; d’autres, sans se presser,retiraient les serges vertes, dont ils avaient, la veille au soir,couvert les marchandises, après les avoir repliées ; et lespiles d’étoffes apparaissaient, rangées symétriquement, tout lemagasin était propre et en ordre, d’un éclat tranquille dans lagaieté matinale, en attendant que la bousculade de la vente l’aitune fois de plus obstrué et comme rétréci d’une débâcle de toile,de drap, de soie, et de dentelle.
Sous la lumière vive du hall central, au comptoir des soieries,deux jeunes gens causaient à voix basse. L’un, petit et charmant,les reins solides, la peau rose, cherchait à marier des couleurs desoie, pour un étalage intérieur. Il se nommait Hutin, était filsd’un cafetier d’Yvetot, et avait su, en dix-huit mois, devenir undes premiers vendeurs, par une souplesse de nature, une continuellecaresse de flatterie, qui cachait un appétit furieux, mangeanttout, dévorant le monde, même sans faim, pour le plaisir.
– Écoutez, Favier, je l’aurais giflé à votre place, paroled’honneur ! disait-il à l’autre, un grand garçon bilieux, secet jaune, qui était né à Besançon d’une famille de tisserands, etqui, sans grâce, cachait sous un air froid une volontéinquiétante.
– Ça n’avance guère, de gifler les gens, murmura-t-il avecflegme. Il vaut mieux attendre.
Tous deux parlaient de Robineau, qui surveillait les commis,tandis que le chef du comptoir était au sous-sol. Hutin minaitsourdement le second, dont il voulait la place. Déjà, pour leblesser et le faire partir, le jour où la situation de premierqu’on lui avait promise, s’était trouvée libre, il avait imaginéd’amener Bouthemont du dehors. Cependant, Robineau tenait bon, etc’était maintenant une bataille de chaque heure. Hutin rêvaitd’ameuter contre lui le rayon entier, de le chasser à force demauvais vouloir et de vexations. D’ailleurs, il opérait de son airaimable, il excitait surtout Favier, qui venait à sa suite commevendeur, et qui paraissait se laisser conduire, mais avec debrusques réserves, où l’on sentait toute une campagne personnelle,menée en silence.
– Chut ! dix-sept ! dit-il vivement à soncollègue, pour le prévenir par ce cri consacré de l’approche deMouret et de Bourdoncle.
Ceux-ci, en effet, continuaient leur inspection en traversant lehall. Ils s’arrêtèrent, ils demandèrent à Robineau desexplications, au sujet d’un stock de velours, dont les cartonsempilés encombraient une table. Et, comme celui-ci répondait que laplace manquait :
– Je vous le disais, Bourdoncle, s’écria Mouret ensouriant, le magasin est déjà trop petit ! Il faudra un jourabattre les murs jusqu’à la rue de Choiseul… Vous verrezl’écrasement, lundi prochain !
Et, à propos de cette mise en vente qu’on préparait dans tousles comptoirs, il interrogea de nouveau Robineau, il lui donna desordres. Mais, depuis quelques minutes, sans cesser de parler, ilsuivait du regard le travail de Hutin, qui s’attardait à mettre dessoies bleues à côté de soies grises et de soies jaunes, puis qui sereculait, pour juger de l’harmonie des tons. Brusquement, ilintervint.
– Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l’œil ?dit-il. N’ayez donc pas peur, aveuglez-le… Tenez ! durouge ! du vert ! du jaune !
Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, entirait des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron étaitle premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à lavérité, qui avait fondé l’école du brutal et du colossal dans lascience de l’étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés auhasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants descouleurs les plus ardentes, s’avivant l’un par l’autre. En sortantdu magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux.Hutin, qui, au contraire, était de l’école classique de la symétrieet de la mélodie cherchées dans les nuances, le regardait allumercet incendie d’étoffes au milieu d’une table, sans se permettre lamoindre critique, mais les lèvres pincées par une moue d’artistedont une telle débauche blessait les convictions.
– Voilà ! cria Mouret, quand il eut fini. Etlaissez-le… Vous me direz s’il raccroche les femmes,lundi !
Justement, comme il rejoignait Bourdoncle et Robineau, une femmearrivait, qui resta quelques secondes plantée et suffoquée devantl’étalage. C’était Denise. Après avoir hésité près d’une heure dansla rue, en proie à une terrible crise de timidité, elle venait dese décider enfin. Seulement, elle perdait la tête, au point de nepas comprendre les explications les plus claires ; et lescommis auxquels elle demandait en balbutiantMme Aurélie, avaient beau lui indiquer l’escalierde l’entresol, elle remerciait, puis elle tournait à gauche, si onlui avait dit de tourner à droite ; de sorte que, depuis dixminutes, elle battait le rez-de-chaussée, allant de rayon en rayon,au milieu de la curiosité méchante et de l’indifférence maussadedes vendeurs. C’était à la fois, en elle, une envie de se sauver etun besoin d’admiration qui la retenait. Elle se sentait perdue,toute petite dans le monstre, dans la machine encore au repos,tremblant d’être prise par le branle dont les murs frémissaientdéjà. Et la pensée de la boutique du Vieil Elbeuf, noire etétroite, agrandissait encore pour elle le vaste magasin, le luimontrait doré de lumière, pareil à une ville, avec ses monuments,ses places, ses rues, où il lui semblait impossible qu’elle trouvâtjamais sa route.
Cependant, elle n’avait point osé jusque-là se risquer dans lehall des soieries, dont le haut plafond vitré, les comptoirsluxueux, l’air d’église lui faisaient peur. Puis, quand elle yétait enfin entrée, pour échapper aux commis du blanc qui riaient,elle avait comme buté tout d’un coup contre l’étalage deMouret ; et, malgré son effarement, la femme se réveillant enelle, les joues subitement rouges, elle s’oubliait à regarderflamber l’incendie des soies.
– Tiens ? dit crûment Hutin à l’oreille de Favier, lagrue de la place Gaillon.
Mouret, tout en affectant d’écouter Bourdoncle et Robineau,était flatté au fond du saisissement de cette fille pauvre, de mêmequ’une marquise est remuée par le désir brutal d’un charretier quipasse. Mais Denise avait levé les yeux, et elle se troubladavantage, quand elle reconnut le jeune homme qu’elle prenait pourun chef de rayon. Elle s’imagina qu’il la regardait avec sévérité.Alors, ne sachant plus comment s’éloigner, égarée tout à fait, elles’adressa une fois encore au premier commis venu, à Favier qui setrouvait près d’elle.
– Mme Aurélie, s’il vous plaît ?
Favier, désagréable, se contenta de répondre de sa voixsèche :
– À l’entresol.
Et Denise, ayant hâte de n’être plus sous les regards de tousces hommes, disait merci et tournait de nouveau le dos àl’escalier, lorsque Hutin céda naturellement à son instinct degalanterie. Il l’avait traitée de grue, et ce fut de son airaimable de beau vendeur qu’il l’arrêta.
– Non, par ici, mademoiselle… Si vous voulez bien vousdonner la peine…
Même il fit quelques pas devant elle, la conduisit au pied del’escalier, qui se trouvait à la gauche du hall. Là, il inclina latête, il lui sourit, du sourire qu’il avait pour toutes lesfemmes.
– En haut, tournez à gauche… Les confections sont enface.
Cette politesse caressante remuait profondément Denise. C’étaitcomme un secours fraternel qui lui arrivait. Elle avait levé lesyeux, elle contemplait Hutin, et tout en lui la touchait, le jolivisage, le regard dont le sourire dissipait sa crainte, la voix quilui semblait d’une douceur consolante. Son cœur se gonfla degratitude, elle donna son amitié, dans les quelques parolesdécousues que l’émotion lui permit de balbutier.
– Vous êtes trop bon… Ne vous dérangez pas… Merci millefois, monsieur.
Déjà Hutin rejoignait Favier, auquel il disait tout bas, de savoix crue :
– Hein ? quelle désossée !
En haut, la jeune fille tomba droit dans le rayon desconfections. C’était une vaste pièce, entourée de hautes armoiresen chêne sculpté, et dont les glaces sans tain donnaient sur la ruede la Michodière. Cinq ou six femmes, vêtues de robes de soie, trèscoquettes avec leurs chignons frisés et leurs crinolines rejetéesen arrière, s’y agitaient en causant. Une, grande et mince, la têtetrop longue, ayant une allure de cheval échappé, s’était adossée àune armoire, comme brisée déjà de fatigue.
– Madame Aurélie ? répéta Denise.
La vendeuse la regarda sans répondre, d’un air de dédain pour samise pauvre, puis s’adressant à une de ses camarades, petite, d’unemauvaise chair blanche, avec une mine innocente et dégoûtée, elledemanda :
– Mademoiselle Vadon, savez-vous où est lapremière ?
Celle-là, qui était en train de ranger des rotondes par ordre detaille, ne prit même pas la peine de lever la tête.
– Non, mademoiselle Prunaire, je n’en sais rien, dit-elledu bout des lèvres.
Un silence se fit. Denise restait immobile, et personne nes’occupait plus d’elle. Pourtant, après avoir attendu un instant,elle s’enhardit jusqu’à poser une nouvelle question.
– Croyez-vous que Mme Aurélie reviendrabientôt ?
Alors, la seconde du rayon, une femme maigre et laide qu’ellen’avait pas vue, une veuve à la mâchoire saillante et aux cheveuxdurs, lui cria d’une armoire où elle vérifiait desétiquettes :
– Attendez, si c’est à Mme Aurélie enpersonne que vous désirez parler.
Et, questionnant une autre vendeuse, elle ajouta :
– Est-ce qu’elle n’est pas à la réception ?
– Non, madame Frédéric, je ne crois pas, répondit celle-ci.Elle n’a rien dit, elle ne peut pas être loin.
Denise, ainsi renseignée, demeura debout. Il y avait bienquelques chaises pour les clientes ; mais, comme on ne luidisait pas de s’asseoir, elle n’osa en prendre une, malgré letrouble qui lui cassait les jambes. Évidemment, ces demoisellesavaient flairé la vendeuse qui venait se présenter, et elles ladévisageaient, elles la déshabillaient du coin de l’œil, sansbienveillance, avec la sourde hostilité des gens à table quin’aiment pas se serrer pour faire place aux faims du dehors. Sonembarras grandit, elle traversa la pièce à petits pas et allaregarder dans la rue, afin de se donner une contenance. Justedevant elle, le Vieil Elbeuf, avec sa façade rouillée et sesvitrines mortes, lui parut si laid, si malheureux, vu ainsi du luxeet de la vie où elle se trouvait, qu’une sorte de remords acheva delui serrer le cœur.
– Dites, chuchotait la grande Prunaire à la petite Vadon,avez-vous vu ses bottines ?
– Et la robe donc ! murmurait l’autre.
Les yeux toujours vers la rue, Denise se sentait mangée. Maiselle était sans colère, elle ne les avait trouvées belles ni l’uneni l’autre, pas plus la grande avec son chignon de cheveux rouxtombant sur son cou de cheval, que la petite, avec son teint delait tourné, qui amollissait sa face plate et comme sans os. ClaraPrunaire, fille d’un sabotier des bois de Vivet, débauchée par lesvalets de chambre au château de Mareuil, quand la comtesse laprenait pour les raccommodages, était venue plus tard d’un magasinde Langres, et se vengeait à Paris sur les hommes des coups de pieddont le père Prunaire lui bleuissait les reins. Marguerite Vadon,née à Grenoble où sa famille tenait un commerce de toiles, avait dûêtre expédiée au Bonheur des Dames, pour y cacher une faute, unenfant fait par hasard ; et elle se conduisait très bien, elledevait retourner là-bas diriger la boutique de ses parents etépouser un cousin, qui l’attendait.
– Ah bien ! reprit à voix basse Clara, en voilà unequi ne pèsera pas lourd ici !
Mais elles se turent, une femme d’environ quarante-cinq ansentrait. C’était Mme Aurélie, très forte, sangléedans sa robe de soie noire, dont le corsage, tendu sur la rondeurmassive des épaules et de la gorge, luisait comme une armure. Elleavait, sous des bandeaux sombres, de grands yeux immobiles, labouche sévère, les joues larges et un peu tombantes ; et, danssa majesté de première, son visage prenait l’enflure d’un masqueempâté de César.
– Mademoiselle Vadon, dit-elle d’une voix irritée, vousn’avez donc pas remis hier à l’atelier le modèle du manteau àtaille ?
– Il y avait une retouche à faire, madame, répondit lavendeuse, et c’est Mme Frédéric qui l’a gardé.
Alors, la seconde tira le modèle d’une armoire, et l’explicationcontinua. Tout pliait devant Mme Aurélie, quandelle croyait avoir à défendre son autorité. Très vaniteuse, aupoint de ne pas vouloir être appelée de son nom de Lhomme qui lavexait, et de renier la loge de son père, dont elle parlait commed’un tailleur en boutique, elle n’était bonne femme que pour lesdemoiselles souples et caressantes, tombant en admiration devantelle. Autrefois, dans l’atelier de confection qu’elle avait voulumonter à son compte, elle s’était aigrie, sans cesse traquée par lamauvaise chance, exaspérée de se sentir des épaules à porter lafortune et de n’aboutir qu’à des catastrophes ; et,aujourd’hui encore, même après son succès au Bonheur des Dames, oùelle gagnait douze mille francs par an, il semblait qu’elle gardâtune rancune au monde, elle se montrait dure pour les débutantes,comme la vie s’était d’abord montrée dure pour elle.
– Assez de paroles ! finit-elle par dire sèchement,vous n’êtes pas plus raisonnable que les autres, madame Frédéric…Qu’on fasse la retouche tout de suite.
Pendant cette explication, Denise avait cessé de regarder dansla rue. Elle se doutait bien que cette dame étaitMme Aurélie ; mais, inquiétée par les éclatsde sa voix, elle restait debout, elle attendait toujours. Lesvendeuses, enchantées d’avoir mis aux prises la première et laseconde du rayon, étaient retournées à leur besogne, d’un air deprofonde indifférence. Quelques minutes se passèrent, personnen’avait la charité de tirer la jeune fille de sa gêne. Enfin, cefut Mme Aurélie elle-même qui l’aperçut et qui,s’étonnant de la voir immobile, lui demanda ce qu’elledésirait.
– Madame Aurélie, je vous prie ?
– C’est moi.
Denise avait la bouche sèche, les mains froides, reprise d’unede ses anciennes peurs d’enfant, lorsqu’elle tremblait d’êtrefouettée. Elle bégaya sa demande, dut la recommencer pour la rendreintelligible. Mme Aurélie la regardait de sesgrands yeux fixes, sans qu’un pli de son masque d’empereur daignâts’attendrir.
– Quel âge avez-vous donc ?
– Vingt ans, madame.
– Comment vingt ans ! mais vous n’en paraissez passeize !
De nouveau, les vendeuses levaient la tête. Denise se hâtad’ajouter :
– Oh ! je suis très forte !
Mme Aurélie haussa ses larges épaules. Puis,elle déclara :
– Mon Dieu ! je veux bien vous inscrire. Nousinscrivons ce qui se présente… Mademoiselle Prunaire, donnez-moi leregistre.
On ne le trouva pas tout de suite, il devait être entre lesmains de l’inspecteur Jouve. Comme la grande Clara allait lechercher, Mouret arriva, toujours suivi de Bourdoncle. Ilsachevaient le tour des comptoirs de l’entresol, ils avaienttraversé les dentelles, les châles, les fourrures, l’ameublement,la lingerie, et ils finissaient par les confections.Mme Aurélie s’écarta, causa un moment avec euxd’une commande de paletots qu’elle comptait faire chez un des grosentrepreneurs de Paris ; d’ordinaire, elle achetaitdirectement et sous sa responsabilité ; mais, pour les achatsimportants, elle préférait consulter la direction. Ensuite,Bourdoncle lui conta la nouvelle négligence de son fils Albert, quiparut la désespérer : cet enfant la tuerait ; au moins,le père, s’il n’était pas fort, avait pour lui de la conduite.Toute cette dynastie des Lhomme, dont elle était le chefincontesté, lui donnait parfois bien du mal.
Cependant, Mouret, surpris de retrouver Denise, se pencha pourdemander à Mme Aurélie ce que cette jeune fillefaisait là ; et, quand la première eut répondu qu’elle seprésentait comme vendeuse, Bourdoncle, avec son dédain de la femme,fut suffoqué de cette prétention.
– Allons donc ! murmura-t-il, c’est uneplaisanterie ! Elle est trop laide.
– Le fait est qu’elle n’a rien de beau, dit Mouret, n’osantla défendre, bien que touché encore de son extase en bas, devantl’étalage.
Mais on apportait le registre, et Mme Aurélierevint vers Denise. Celle-ci ne faisait décidément pas une bonneimpression. Elle était très propre, dans sa mince robe de lainenoire ; on ne s’arrêtait pas à cette pauvreté de la mise, caron fournissait l’uniforme, la robe de soie réglementaire ;seulement, elle paraissait bien chétive et elle avait le visagetriste. Sans exiger des filles belles, on les voulait agréables,pour la vente. Et, sous les regards de ces dames et de cesmessieurs, qui l’étudiaient, qui la pesaient, comme une jument quedes paysans marchandent à la foire, Denise achevait de perdrecontenance.
– Votre nom ? demanda la première, la plume à la main,prête à écrire sur le bout d’un comptoir.
– Denise Baudu, madame.
– Votre âge ?
– Vingt ans et quatre mois.
Et elle répéta, en se hasardant à lever les yeux sur Mouret, surce prétendu chef de rayon qu’elle rencontrait toujours, et dont laprésence la troublait :
– Je n’en ai pas l’air, mais je suis très solide.
On sourit. Bourdoncle regardait ses ongles avec impatience. Laphrase d’ailleurs tomba au milieu d’un silence décourageant.
– Dans quelle maison avez-vous été, à Paris ? repritla première.
– Mais, madame, j’arrive de Valognes.
Ce fut un nouveau désastre. D’ordinaire, le Bonheur des Damesexigeait de ses vendeuses un stage d’un an dans une des petitesmaisons de Paris. Denise alors désespéra ; et, sans la penséedes enfants, elle serait partie pour mettre fin à cetinterrogatoire inutile.
– Où étiez-vous à Valognes ?
– Chez Cornaille.
– Je le connais, bonne maison, laissa échapper Mouret.
Jamais d’habitude, il n’intervenait dans cet embauchage desemployés, les chefs de rayon ayant la responsabilité de leurpersonnel. Mais, avec son sens délicat de la femme, il sentait chezcette jeune fille un charme caché, une force de grâce et detendresse, ignorée d’elle-même. La bonne renommée de la maison dedébut était d’un grand poids ; souvent, elle décidait del’acceptation. Mme Aurélie continua d’une voix plusdouce :
– Et pourquoi êtes-vous sortie de chez Cornaille ?
– Des raisons de famille, répondit Denise en rougissant.Nous avons perdu nos parents, j’ai dû suivre mes frères…D’ailleurs, voici un certificat.
Il était excellent. Elle recommençait à espérer, quand unedernière question la gêna.
– Avez-vous d’autres références à Paris ?… Oùdemeurez-vous ?
– Chez mon oncle, murmura-t-elle, hésitant à le nommer,craignant qu’on ne voulût jamais de la nièce d’un concurrent. Chezmon oncle Baudu, là, en face.
Du coup, Mouret intervint une seconde fois.
– Comment, vous êtes la nièce de Baudu !… Est-ce quec’est Baudu qui vous envoie ?
– Oh ! non, monsieur !
Et elle ne put s’empêcher de rire, tant l’idée lui parutsingulière. Ce fut une transfiguration. Elle restait rose, et lesourire, sur sa bouche un peu grande, était comme un épanouissementdu visage entier. Ses yeux gris prirent une flamme tendre, sesjoues se creusèrent d’adorables fossettes, ses pâles cheveuxeux-mêmes semblèrent voler, dans la gaieté bonne et courageuse detout son être.
– Mais elle est jolie ! dit tout bas Mouret àBourdoncle.
L’intéressé refusa d’en convenir, d’un geste d’ennui. Claraavait pincé les lèvres, tandis que Marguerite tournait le dos.Seule, Mme Aurélie approuva Mouret de la tête,quand il reprit :
– Votre oncle a eu tort de ne pas vous amener, sarecommandation suffisait… On prétend qu’il nous en veut. Noussommes d’esprit plus large, et s’il ne peut occuper sa nièce danssa maison, eh bien ! nous lui montrerons que sa nièce n’a euqu’à frapper chez nous pour être accueillie… Répétez-lui que jel’aime toujours beaucoup, qu’il doit s’en prendre, non pas à moi,mais aux nouvelles conditions du commerce. Et dites-lui qu’ilachèvera de se couler, s’il s’entête dans un tas de vieilleriesridicules.
Denise redevint toute blanche. C’était Mouret. Personne n’avaitdit son nom, mais il se désignait lui-même, et elle le devinaitmaintenant, elle comprenait pourquoi ce jeune homme lui avait causéune telle émotion, dans la rue, au rayon des soieries, à présentencore. Cette émotion, où elle ne pouvait lire, pesait de plus enplus sur son cœur, comme un poids trop lourd. Toutes les histoirescontées par son oncle, revenaient à sa mémoire, grandissant Mouret,l’entourant d’une légende, faisant de lui le maître de la terriblemachine, qui depuis le matin la tenait dans les dents de fer de sesengrenages. Et, derrière sa jolie tête, à la barbe soignée, auxyeux couleur de vieil or, elle voyait la femme morte, cetteMme Hédouin, dont le sang avait scellé les pierresde la maison. Alors, elle fut reprise du froid de la veille, ellecrut qu’elle avait simplement peur de lui.
Mme Aurélie, cependant, fermait le registre. Illui fallait une seule vendeuse, et il y avait déjà dix demandesinscrites. Mais elle était trop désireuse d’être agréable au patronpour hésiter. La demande toutefois suivrait son cours, l’inspecteurJouve irait aux renseignements, ferait son rapport, et la premièreprendrait une décision.
– C’est bien, mademoiselle, dit-elle majestueusement, pourréserver son autorité. On vous écrira.
L’embarras tint encore Denise immobile, pendant un instant. Ellene savait de quel pied sortir, au milieu de tout ce monde. Enfin,elle remercia Mme Aurélie ; et, lorsqu’elledut passer devant Mouret et Bourdoncle, elle salua. Ceux-ci,d’ailleurs, qui ne s’occupaient déjà plus d’elle, ne lui rendirentpas même son salut, très attentifs à examiner avecMme Frédéric le modèle du manteau à taille. Claraeut un geste vexé, en regardant Marguerite, comme pour prédire quela nouvelle vendeuse n’aurait pas beaucoup d’agrément au rayon.Sans doute Denise sentit derrière elle cette indifférence et cetterancune, car elle descendit l’escalier avec le même trouble qu’ellel’avait monté, en proie à une singulière angoisse, se demandant sielle devait se désespérer ou se réjouir d’être venue. Pouvait-ellecompter sur la place ? elle recommençait à en douter, dans lemalaise qui l’avait empêchée de comprendre nettement. De toutes sessensations, deux persistaient et effaçaient peu à peu lesautres : le coup porté en elle par Mouret, profond jusqu’à lapeur ; puis, l’amabilité de Hutin, la seule joie de samatinée, un souvenir d’une douceur charmante, qui l’emplissait degratitude. Quand elle traversa le magasin pour sortir, elle cherchale jeune homme, heureuse à l’idée de le remercier encore des yeux,et elle fut triste de ne pas le voir.
– Eh bien ! mademoiselle, avez-vous réussi ? luidemanda une voix émue, comme elle était enfin sur le trottoir.
Elle se retourna, elle reconnut le grand garçon blême etdégingandé, qui lui avait adressé la parole, le matin. Lui aussisortait du Bonheur des Dames, et il paraissait plus effaré qu’elle,tout ahuri de l’interrogatoire qu’il venait de subir.
– Mon Dieu ! je n’en sais rien, monsieur,répondit-elle.
– C’est comme moi, alors. Ils ont une manière de vousregarder et de vous parler, là-dedans !… Je suis pour lesdentelles, je sors de chez Crèvecœur, rue du Mail.
Ils étaient de nouveau l’un devant l’autre ; et, ne sachantde quelle façon se quitter, ils se mirent à rougir. Puis, le jeunehomme, pour dire encore quelque chose dans l’excès de sa timidité,osa demander, de son air gauche et bon :
– Comment vous nommez-vous, mademoiselle ?
– Denise Baudu.
– Moi, je me nomme Henri Deloche.
Maintenant, ils souriaient. Ils cédèrent à la fraternité deleurs situations, ils se tendirent la main.
– Bonne chance !
– Oui, bonne chance !
Chaque samedi, de quatre à six, Mme Desforgesoffrait une tasse de thé et des gâteaux aux personnes de sonintimité, qui voulaient bien la venir voir. L’appartement setrouvait au troisième, à l’encoignure des rues de Rivoli etd’Alger ; et les fenêtres des deux salons ouvraient sur lejardin des Tuileries.
Justement, ce samedi-là, comme un domestique allait l’introduiredans le grand salon, Mouret aperçut de l’antichambre, par une porterestée ouverte, Mme Desforges qui traversait lepetit salon. Elle s’était arrêtée en le voyant, et il entra par là,il la salua d’un air de cérémonie. Puis, quand le domestique eutrefermé la porte, il saisit vivement la main de la jeune femme,qu’il baisa avec tendresse.
– Prends garde, il y a du monde ! dit-elle tout bas,en désignant d’un signe la porte du grand salon. Je suis alléechercher cet éventail pour le leur montrer.
Et, du bout de l’éventail, elle lui donna gaiement un léger coupau visage. Elle était brune, un peu forte, avec de grands yeuxjaloux. Mais il avait gardé sa main, il demanda :
– Viendra-t-il ?
– Sans doute, répondit-elle. J’ai sa promesse.
Tous deux parlaient du baron Hartmann, directeur du CréditImmobilier. Mme Desforges, fille d’un conseillerd’État, était veuve d’un homme de Bourse qui lui avait laissé unefortune, niée par les uns, exagérée par les autres. Du vivant mêmede celui-ci, disait-on, elle s’était montrée reconnaissante pour lebaron Hartmann, dont les conseils de grand financier profitaient auménage ; et, plus tard, après la mort du mari, la liaisondevait avoir continué, mais toujours discrètement, sans uneimprudence, sans un éclat. Jamais Mme Desforges nes’affichait, on la recevait partout, dans la haute bourgeoisie oùelle était née. Même aujourd’hui que la passion du banquier, hommesceptique et fin, tournait à une simple affection paternelle, sielle se permettait d’avoir des amants qu’il lui tolérait, elleapportait, dans ses coups de cœur, une mesure et un tact sidélicats, une science du monde si adroitement appliquée, que lesapparences restaient sauves et que personne ne se serait permis demettre tout haut son honnêteté en doute. Ayant rencontré Mouretchez des amis communs, elle l’avait détesté d’abord ; puis,elle s’était donnée plus tard, comme emportée dans le brusque amourdont il l’attaquait, et, depuis qu’il manœuvrait de manière à tenirpar elle le baron, elle se prenait peu à peu d’une tendresse vraieet profonde, elle l’adorait avec la violence d’une femme detrente-cinq ans déjà, qui n’en avouait que vingt-neuf, désespéréede le sentir plus jeune, tremblant de le perdre.
– Est-il au courant ? reprit-il.
– Non, vous lui expliquerez vous-même l’affaire,répondit-elle, cessant de le tutoyer.
Elle le regardait, elle songeait qu’il ne devait rien savoir,pour l’employer ainsi auprès du baron, en affectant de leconsidérer simplement comme un vieil ami à elle. Mais il lui tenaittoujours la main, il l’appelait sa bonne Henriette, et elle sentitson cœur se fondre. Silencieusement, elle tendit les lèvres, lesappuya sur les siennes ; puis, à voix basse :
– Chut ! on m’attend… Entre derrière moi.
Des voix légères venaient du grand salon, assourdies par lestentures. Elle poussa la porte, dont elle laissa les deux battantsouverts, et elle remit l’éventail à une des quatre dames, quiétaient assises au milieu de la pièce.
– Tenez ! le voilà, dit-elle. Je ne savais plus,jamais ma femme de chambre ne l’aurait trouvé.
Et, se tournant, elle ajouta de son air gai :
– Entrez donc, monsieur Mouret, passez par le petit salon.Ce sera moins solennel.
Mouret salua ces dames, qu’il connaissait. Le salon, avec sonmeuble Louis XVI de brocatelle à bouquets, ses bronzes dorés,ses grandes plantes vertes, avait une intimité tendre de femme,malgré la hauteur du plafond ; et par les deux fenêtres, onapercevait les marronniers des Tuileries, dont le vent d’octobrebalayait les feuilles.
– Mais il n’est pas vilain du tout, ce chantilly !s’écria Mme Bourdelais, qui tenait l’éventail.
C’était une petite blonde de trente ans, le nez fin, les yeuxvifs, une amie de pension d’Henriette, qui avait épousé unsous-chef du ministère des Finances. De vieille famille bourgeoise,elle menait son ménage et ses trois enfants, avec une activité, unebonne grâce, un flair exquis de la vie pratique.
– Et tu as payé le morceau vingt-cinq francs ?reprit-elle en examinant chaque maille de la dentelle. Hein ?tu dis à Luc, chez une ouvrière du pays ?… Non, non, ce n’estpas cher… Mais il a fallu que tu le fisses monter.
– Sans doute, répondit Mme Desforges. Lamonture me coûte deux cents francs.
Alors, Mme Bourdelais se mit à rire. Si c’étaitlà ce qu’Henriette appelait une occasion ! Deux cents francs,une simple monture d’ivoire, avec un chiffre ! et pour un boutde chantilly, qui lui avait bien fait économiser cent sous !On trouvait à cent vingt francs les mêmes éventails tout montés.Elle cita une maison, rue Poissonnière.
Cependant, l’éventail faisait le tour de ces dames.Mme Guibal lui accorda à peine un coup d’œil. Elleétait grande et mince, de cheveux roux, avec un visage noyéd’indifférence, où ses yeux gris mettaient par moments, sous sonair détaché, les terribles faims de l’égoïsme. Jamais on ne lavoyait en compagnie de son mari, un avocat connu au Palais, qui,disait-on, menait de son côté la vie libre, tout à ses loisirs et àses plaisirs.
– Oh ! murmura-t-elle en passant l’éventail àMme de Boves, je n’en ai pas acheté deux dansma vie… On vous en donne toujours de trop.
La comtesse répondit d’une voix finement ironique :
– Vous êtes heureuse, ma chère, d’avoir un mari galant.
Et, se penchant vers sa fille, une grande personne de vingt anset demi :
– Regarde donc le chiffre, Blanche. Quel jolitravail !… C’est le chiffre qui a dû augmenter ainsi lamonture.
Mme de Boves venait de dépasser laquarantaine. C’était une femme superbe, à encolure de déesse, avecune grande face régulière et de larges yeux dormants, que son mari,inspecteur général des haras, avait épousée pour sa beauté. Elleparaissait toute remuée par la délicatesse du chiffre, commeenvahie d’un désir dont l’émotion pâlissait son regard. Et,brusquement :
– Donnez-nous donc votre avis, monsieur Mouret. Est-ce tropcher, deux cents francs, cette monture ?
Mouret était resté debout, au milieu des cinq femmes, souriant,s’intéressant à ce qui les intéressait. Il prit l’éventail,l’examina ; et il allait se prononcer, lorsque le domestiqueouvrit la porte, en disant :
– Madame Marty.
Une femme maigre entra, laide, ravagée de petite vérole, miseavec une élégance compliquée. Elle était sans âge, ses trente-cinqans en valaient quarante ou trente, selon la fièvre nerveuse quil’animait. Un sac de cuir rouge, qu’elle n’avait pas lâché, pendaità sa main droite.
– Chère madame, dit-elle à Henriette, vous m’excusez, avecmon sac… Imaginez-vous, en venant vous voir, je suis entrée auBonheur, et comme j’ai encore fait des folies, je n’ai pas voululaisser ceci en bas, dans mon fiacre, de peur d’être volée.
Mais elle venait d’apercevoir Mouret, elle reprit enriant :
– Ah ! monsieur, ce n’était point pour vous faire dela réclame, puisque j’ignorais que vous fussiez là… Vous avezvraiment en ce moment des dentelles extraordinaires.
Cela détourna l’attention de l’éventail, que le jeune homme posasur un guéridon. Maintenant, ces dames étaient prises du besoincurieux de voir ce que Mme Marty avait acheté. Onla connaissait pour sa rage de dépense, sans force devant latentation, d’une honnêteté stricte, incapable de céder à un amant,mais tout de suite lâche et la chair vaincue, devant le moindrebout de chiffon. Fille d’un petit employé, elle ruinait aujourd’huison mari, professeur de cinquième au lycée Bonaparte, qui devaitdoubler ses six mille francs d’appointements en courant le cachet,pour suffire au budget sans cesse croissant du ménage. Et ellen’ouvrait pas son sac, elle le serrait sur ses genoux, parlait desa fille Valentine, âgée de quatorze ans, une de ses coquetteriesles plus chères, car elle l’habillait comme elle, de toutes lesnouveautés de la mode, dont elle subissait l’irrésistibleséduction.
– Vous savez, expliqua-t-elle, on fait cet hiver aux jeunesfilles des robes garnies d’une petite dentelle… Naturellement,quand j’ai vu une valenciennes très jolie…
Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient lecou, lorsque, dans le silence, on entendit le timbre del’antichambre.
– C’est mon mari, balbutia Mme Marty pleinede trouble. Il doit venir me chercher, en sortant de Bonaparte.
Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaîtresous un fauteuil, d’un mouvement instinctif. Toutes ces dames semirent à rire. Alors, elle rougit de sa précipitation, elle lereprit sur ses genoux, en disant que les hommes ne comprenaientjamais et qu’ils n’avaient pas besoin de savoir.
– Monsieur de Boves, monsieur de Vallagnosc,annonça le domestique.
Ce fut un étonnement. Mme de Boveselle-même ne comptait pas sur son mari. Ce dernier, bel homme,portant les moustaches à l’impériale, de l’air militairementcorrect aimé des Tuileries, baisa la main deMme Desforges, qu’il avait connue jeune, chez sonpère. Et il s’effaça pour que l’autre visiteur, un grand garçonpâle, d’une pauvreté de sang distinguée, pût à son tour saluer lamaîtresse de la maison. Mais, à peine la conversationreprenait-elle, que deux légers cris s’élevèrent :
– Comment ! c’est toi, Paul !
– Tiens ! Octave !
Mouret et Vallagnosc se serraient les mains. À son tour,Mme Desforges témoignait sa surprise. Ils seconnaissaient donc ? Certes, ils avaient grandi côte à côte,au collège de Plassans ; et le hasard était qu’ils ne sefussent pas encore rencontrés chez elle.
Cependant, les mains toujours liées, ils passèrent enplaisantant dans le petit salon, au moment où le domestiqueapportait le thé, un service de Chine sur un plateau d’argent,qu’il posa près de Mme Desforges, au milieu duguéridon de marbre, à légère galerie de cuivre. Ces dames serapprochaient, causaient plus haut, toutes aux paroles sans fin quise croisaient ; pendant que M. de Boves, deboutderrière elles, se penchait par instants, disait un mot avec sagalanterie de beau fonctionnaire. La vaste pièce, si tendre et sigaie d’ameublement, s’égayait encore de ces voix bavardes, coupéesde rires.
– Ah ! ce vieux Paul ! répétait Mouret.
Il s’était assis près de Vallagnosc, sur un canapé. Seuls aufond du petit salon, un boudoir très coquet tendu de soie boutond’or, loin des oreilles et ne voyant plus eux-mêmes ces dames quepar la porte grande ouverte, ils ricanèrent, les yeux dans lesyeux, en s’allongeant des tapes sur les genoux. Toute leur jeunesses’éveillait, le vieux collège de Plassans, avec ses deux cours, sesétudes humides, et le réfectoire où l’on mangeait tant de morue, etle dortoir où les oreillers volaient de lit en lit, dès que le pionronflait. Paul, d’une ancienne famille parlementaire, petitenoblesse ruinée et boudeuse, était un fort en thème, toujourspremier, donné en continuel exemple par le professeur, qui luiprédisait le plus bel avenir ; tandis qu’Octave, à la queue dela classe, pourrissait parmi les cancres, heureux et gras, sedépensant au-dehors en plaisirs violents. Malgré leur différence denature, une camaraderie étroite les avait pourtant rendusinséparables, jusqu’à leur baccalauréat, dont ils s’étaient tirés,l’un avec gloire, l’autre tout juste d’une façon suffisante, aprèsdeux épreuves fâcheuses. Puis, l’existence les avait emportés, etils se retrouvaient au bout de dix ans, déjà changés etvieillis.
– Voyons, demanda Mouret, que deviens-tu ?
– Mais je ne deviens rien.
Vallagnosc, dans la joie de leur rencontre, gardait son air laset désenchanté ; et, comme son ami, étonné, insistait, endisant :
– Enfin, tu fais bien quelque chose… Que fais-tu ?
– Rien, répondit-il.
Octave se mit à rire. Rien, ce n’était pas assez. Phrase àphrase, il finit par obtenir l’histoire de Paul, l’histoire communedes garçons pauvres, qui croient devoir à leur naissance de resterdans les professions libérales, et qui s’enterrent au fond d’unemédiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas lafaim, avec des diplômes plein leurs tiroirs. Lui, avait fait sondroit par tradition de famille ; puis, il était demeuré à lacharge de sa mère veuve, qui ne savait déjà comment placer ses deuxfilles. Une honte enfin l’avait pris, et, laissant les trois femmesvivre mal des débris de leur fortune, il était venu occuper unepetite place au ministère de l’Intérieur, où il se tenait enfoui,comme une taupe dans son trou.
– Et qu’est-ce que tu gagnes ? reprit Mouret.
– Trois mille francs.
– Mais c’est une pitié ! Ah ! mon pauvre vieux,ça me fait de la peine pour toi… Comment ! un garçon si fort,qui nous roulait tous ! Et ils ne te donnent que trois millefrancs, après t’avoir abruti pendant cinq ans déjà ! Non, cen’est pas juste !
Il s’interrompit, il fit un retour sur lui-même.
– Moi, je leur ai tiré ma révérence… Tu sais ce que je suisdevenu ?
– Oui, dit Vallagnosc. On m’a conté que tu étais dans lecommerce. Tu as cette grande maison de la place Gaillon, n’est-cepas ?
– C’est cela… Calicot, mon vieux !
Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveau sur legenou, il répéta avec la gaieté solide d’un gaillard sans hontepour le métier qui l’enrichissait :
– Calicot, en plein !… Ma foi, tu te rappelles, je nemordais guère à leurs machines, bien qu’au fond je ne me soisjamais jugé plus bête qu’un autre. Quand j’ai eu passé mon bachot,pour contenter ma famille, j’aurais parfaitement pu devenir unavocat ou un médecin comme les camarades ; mais ces métiers-làm’ont fait peur, tant on voit de gens y tirer la langue… Alors, monDieu ! j’ai jeté la peau d’âne au vent, oh ! sans regret,et j’ai piqué une tête dans les affaires.
Vallagnosc souriait d’un air d’embarras. Il finit parmurmurer :
– Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit paste servir à grand-chose pour vendre de la toile.
– Ma foi ! répondit Mouret joyeusement, tout ce que jedemande, c’est qu’il ne me gêne pas… Et, tu sais, quand on a eu labêtise de se mettre ça entre les jambes, il n’est pas commode des’en dépêtrer. On s’en va à pas de tortue dans la vie, lorsque lesautres, ceux qui ont les pieds nus, courent comme des dératés.
Puis, remarquant que son ami semblait souffrir, il lui prit lesmains, il continua :
– Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoueque tes diplômes n’ont satisfait aucun de tes besoins… Sais-tu quemon chef de rayon, à la soie, touchera plus de douze mille francscette année ? Parfaitement ! un garçon d’une intelligencetrès nette, qui s’en est tenu à l’orthographe et aux quatre règles…Les vendeurs ordinaires, chez moi, se font trois et quatre millefrancs, plus que tu ne gagnes toi-même ; et ils n’ont pascoûté tes frais d’instruction, ils n’ont pas été lancés dans lemonde, avec la promesse signée de le conquérir… Sans doute, gagnerde l’argent n’est pas tout. Seulement, entre les pauvres diablesfrottés de science qui encombrent les professions libérales, sans ymanger à leur faim, et les garçons pratiques, armés pour la vie,sachant à fond leur métier, ma foi ! je n’hésite pas, je suispour ceux-ci contre ceux-là, je trouve que les gaillardscomprennent joliment leur époque !
Sa voix s’était échauffée ; Henriette, qui servait le thé,avait tourné la tête. Quand il la vit sourire, au fond du grandsalon, et qu’il aperçut deux autres dames prêtant l’oreille, ils’égaya le premier de ses phrases.
– Enfin, mon vieux, tout calicot qui débute est aujourd’huidans la peau d’un millionnaire.
Vallagnosc se renversait mollement sur le canapé. Il avait ferméles yeux à demi, dans une pose de fatigue et de dédain, où unepointe d’affectation s’ajoutait au réel épuisement de sa race.
– Bah ! murmura-t-il, la vie ne vaut pas tant depeine. Rien n’est drôle.
Et, comme Mouret, révolté, le regardait d’un air de surprise, ilajouta :
– Tout arrive et rien n’arrive. Autant rester les brascroisés.
Alors, il dit son pessimisme, les médiocrités et les avortementsde l’existence. Un moment, il avait rêvé de littérature, et il luiétait resté de sa fréquentation avec des poètes une désespéranceuniverselle. Toujours, il concluait à l’inutilité de l’effort, àl’ennui des heures également vides, à la bêtise finale du monde.Les jouissances rataient, il n’y avait pas même de joie à malfaire.
– Voyons, est-ce que tu t’amuses, toi ? finit-il pardemander…
Mouret en était arrivé à une stupeur d’indignation. Ilcria :
– Comment ! si je m’amuse !… Ah ! çà, quechantes-tu ? Tu en es là, mon vieux !… Mais, sans doute,je m’amuse, et même lorsque les choses craquent, parce qu’alors jesuis furieux de les entendre craquer. Moi, je suis un passionné, jene prends pas la vie tranquillement, c’est ce qui m’y intéressepeut-être.
Il jeta un coup d’œil vers le salon, il baissa la voix.
– Oh ! il y a des femmes qui m’ont bien embêté, ça jele confesse. Mais, quand j’en tiens une, je la tiens, quediable ! et ça ne rate pas toujours, et je ne donne ma part àpersonne, je t’assure… Puis, ce ne sont pas encore les femmes, dontje me moque après tout. Vois-tu, c’est de vouloir et d’agir, c’estde créer enfin… Tu as une idée, tu te bats pour elle, tu l’enfoncesà coups de marteau dans la tête des gens, tu la vois grandir ettriompher… Ah ! oui, mon vieux, je m’amuse !
Toute la joie de l’action, toute la gaieté de l’existencesonnaient dans ses paroles. Il répéta qu’il était de son époque.Vraiment, il fallait être mal bâti, avoir le cerveau et les membresattaqués, pour se refuser à la besogne, en un temps de si largetravail, lorsque le siècle entier se jetait à l’avenir. Et ilraillait les désespérés, les dégoûtés, les pessimistes, tous cesmalades de nos sciences commençantes, qui prenaient des airspleureurs de poètes ou des mines pincées de sceptiques, au milieude l’immense chantier contemporain. Un joli rôle, et propre, etintelligent, que de bâiller d’ennui devant le labeur desautres !
– C’est mon seul plaisir, de bâiller devant les autres, ditVallagnosc en souriant de son air froid.
Du coup, la passion de Mouret tomba. Il redevint affectueux.
– Ah ! ce vieux Paul, toujours le même, toujoursparadoxal !… Hein ? nous ne nous retrouvons pas pour nousquereller. Chacun a ses idées, heureusement. Mais il faudra que jete montre ma machine en branle, tu verras que ce n’est pas si bête…Allons, donne-moi des nouvelles. Ta mère et tes sœurs se portentbien, j’espère ? Et n’as-tu pas dû te marier à Plassans, il ya six mois ?
Un mouvement brusque de Vallagnosc l’arrêta ; et, commecelui-ci avait fouillé le salon d’un regard inquiet, il se tourna àson tour, il remarqua que Mlle de Boves ne lesquittait pas des yeux. Grande et forte, Blanche ressemblait à samère ; seulement, chez elle, le masque s’empâtait déjà, lestraits gros, soufflés d’une mauvaise graisse. Paul, sur unequestion discrète, répondit que rien n’était fait encore ;peut-être même rien ne se ferait. Il avait connu la jeune personnechez Mme Desforges, où il était venu beaucoupl’autre hiver, mais où il ne reparaissait que rarement, ce quiexpliquait comment il avait pu ne pas s’y rencontrer avec Octave. Àleur tour, les Boves le recevaient, et il aimait surtout le père,un ancien viveur qui prenait sa retraite dans l’administration.D’ailleurs, pas de fortune : Mme de Bovesn’avait apporté à son mari que sa beauté de Junon, la famillevivait d’une dernière ferme hypothéquée, au mince produit delaquelle s’ajoutaient heureusement les neuf mille francs touchéspar le comte, comme inspecteur général des haras. Et ces dames, lamère et la fille, très serrées d’argent par celui-ci, que des coupsde tendresse continuaient à dévorer au-dehors, en étaient parfoisréduites à refaire leurs robes elles-mêmes.
– Alors, pourquoi ? demanda simplement Mouret.
– Mon Dieu ! il faut bien en finir, dit Vallagnosc,avec un mouvement fatigué des paupières. Et puis, il y a desespérances, nous attendons la mort prochaine d’une tante.
Cependant, Mouret, qui ne quittait plus du regardM. de Boves, assis, près de Mme Guibal,empressé, avec le rire tendre d’un homme en campagne, se retournavers son ami et cligna les yeux d’un air tellement significatif,que ce dernier ajouta :
– Non, pas celle-ci… Pas encore, du moins… Le malheur estque son service l’appelle aux quatre coins de la France, dans lesdépôts d’étalons, et qu’il a de la sorte de continuels prétextespour disparaître. Le mois passé, tandis que sa femme le croyait àPerpignan, il vivait à l’hôtel, en compagnie d’une maîtresse depiano, au fond d’un quartier perdu.
Il y eut un silence. Puis, le jeune homme, qui surveillait à sontour les galanteries du comte auprès de Mme Guibal,reprit tout bas :
– Ma foi, tu as raison… D’autant plus que la chère damen’est guère farouche, à ce qu’on raconte. Il y a sur elle unehistoire d’officier bien drôle… Mais regarde-le donc ! est-ilcomique, à la magnétiser du coin de l’œil ! La vieille France,mon cher !… Moi, je l’adore, cet homme-là, et il pourra biendire que c’est pour lui, si j’épouse sa fille !
Mouret riait, très amusé. Il questionna de nouveau Vallagnosc,et quand il sut que la première idée d’un mariage, entre celui-ciet Blanche, venait de Mme Desforges, il trouval’histoire meilleure encore. Cette bonne Henriette goûtait unplaisir de veuve à marier les gens ; si bien que, lorsqu’elleavait pourvu les filles, il lui arrivait de laisser les pèreschoisir des amies dans sa société ; mais cela naturellement,en toute bonne grâce, sans que le monde y trouvât jamais matière àscandale. Et Mouret, qui l’aimait en homme actif et pressé, habituéà chiffrer ses tendresses, oubliait alors tout calcul de séductionet se sentait pour elle une amitié de camarade.
Justement, elle parut à la porte du petit salon, suivie d’unvieillard, âgé d’environ soixante ans, dont les deux amis n’avaientpas remarqué l’entrée. Ces dames prenaient par moments des voixaiguës, que le léger tintement des cuillers dans les tasses deChine accompagnait ; et l’on entendait de temps à autre, aumilieu d’un court silence, le bruit d’une soucoupe trop vivementreposée sur le marbre du guéridon. Un brusque rayon du soleilcouchant, qui venait de paraître au bord d’un grand nuage, doraitles cimes des marronniers du jardin, entrait par les fenêtres enune poussière d’or rouge, dont l’incendie allumait la brocatelle etles cuivres des meubles.
– Par ici, mon cher baron, disaitMme Desforges. Je vous présente M. OctaveMouret, qui a le plus vif désir de vous témoigner sa grandeadmiration.
Et, se tournant vers Octave, elle ajouta :
– Monsieur le baron Hartmann.
Un sourire pinçait finement les lèvres du vieillard. C’était unhomme petit et vigoureux, à grosse tête alsacienne, et dont la faceépaisse s’éclairait d’une flamme d’intelligence, au moindre pli dela bouche, au plus léger clignement des paupières. Depuis quinzejours, il résistait au désir d’Henriette, qui lui demandait cetteentrevue ; non pas qu’il éprouvât une jalousie exagérée,résigné en homme d’esprit à son rôle de père ; mais parce quec’était le troisième ami dont Henriette lui faisait faire laconnaissance, et qu’à la longue, il craignait un peu le ridicule.Aussi, en abordant Octave, avait-il le rire discret d’un protecteurriche, qui, s’il veut bien se montrer charmant, ne consent pas àêtre dupe.
– Oh ! monsieur, disait Mouret avec son enthousiasmede Provençal, la dernière opération du Crédit Immobilier a été siétonnante ! Vous ne sauriez croire combien je suis heureux etfier de vous serrer la main.
– Trop aimable, monsieur, trop aimable, répétait le barontoujours souriant.
Henriette les regardait de ses yeux clairs, sans un embarras.Elle restait entre les deux, levait sa jolie tête, allait de l’un àl’autre ; et, dans sa robe de dentelle qui découvrait sespoignets et son cou délicats, elle avait un air ravi, à les voir sibien d’accord.
– Messieurs, finit-elle par dire, je vous laissecauser.
Puis, se tournant vers Paul, qui s’était mis debout, elleajouta :
– Voulez-vous une tasse de thé, monsieur deVallagnosc ?
– Volontiers, madame.
Et tous deux rentrèrent dans le salon.
Lorsque Mouret eut repris sa place sur le canapé, près du baronHartmann, il se répandit en nouveaux éloges à propos des opérationsdu Crédit Immobilier. Puis, il attaqua le sujet, qui lui tenait aucœur, il parla de la nouvelle voie, du prolongement de la rueRéaumur, dont on allait ouvrir une section, sous le nom de rue duDix-Décembre, entre la place de la Bourse et la place de l’Opéra.L’utilité publique était déclarée depuis dix-huit mois, le juryd’expropriation venait d’être nommé, tout le quartier sepassionnait pour cette trouée énorme, s’inquiétant de l’époque destravaux, s’intéressant aux maisons condamnées. Il y avait près detrois ans que Mouret attendait ces travaux, d’abord dans laprévision d’un mouvement plus actif des affaires, ensuite avec desambitions d’agrandissement, qu’il n’osait avouer tout haut, tantson rêve s’élargissait. Comme la rue du Dix-Décembre devait couperla rue de Choiseul et la rue de la Michodière, il voyait le Bonheurdes Dames envahir tout le pâté entouré par ces rues et la rueNeuve-Saint-Augustin, il l’imaginait déjà avec une façade de palaissur la voie nouvelle, dominateur, maître de la ville conquise. Etde là était né son vif désir de connaître le baron Hartmann,lorsqu’il avait appris que le Crédit Immobilier, par un traitépassé avec l’administration, prenait l’engagement de percer etd’établir la rue du Dix-Décembre, à la condition qu’on luiabandonnerait la propriété des terrains en bordure.
– Vraiment, répétait-il en tâchant de montrer un air naïf,vous leur livrerez la rue toute faite, avec les égouts, lestrottoirs, les becs de gaz ? Et les terrains en borduresuffiront pour vous indemniser ? Oh ! c’est curieux, trèscurieux !
Enfin, il arriva au point délicat. Il avait su que le CréditImmobilier faisait, secrètement, acheter les maisons du pâté où setrouvait le Bonheur des Dames, non seulement celles qui devaienttomber sous la pioche des démolisseurs, mais encore les autres,celles qui allaient rester debout. Et il flairait là le projet dequelque établissement futur, il était très inquiet pour lesagrandissements dont il élargissait le rêve, pris de peur à l’idéede se heurter un jour contre une société puissante, propriétaired’immeubles qu’elle ne lâcherait certainement pas. C’était mêmecette peur qui l’avait décidé à mettre au plus tôt un lien entre lebaron et lui, le lien aimable d’une femme, si étroit entre leshommes de nature galante. Sans doute, il aurait pu voir lefinancier dans son cabinet, pour causer à l’aise de la grosseaffaire qu’il voulait lui proposer. Mais il se sentait plus fortchez Henriette, il savait combien la possession commune d’unemaîtresse rapproche et attendrit. Être tous les deux chez elle,dans son parfum aimé, l’avoir là prête à les convaincre d’unsourire, lui semblait une certitude de succès.
– N’avez-vous pas acheté l’ancien hôtel Duvillard, cettevieille bâtisse qui me touche ? finit-il par demanderbrusquement.
Le baron Hartmann eut une courte hésitation, puis il nia. Mais,le regardant en face, Mouret se mit à rire ; et il joua dèslors le rôle d’un bon jeune homme, le cœur sur la main, rond enaffaires.
– Tenez ! monsieur le baron, puisque j’ai l’honneurinespéré de vous rencontrer, il faut que je me confesse… Oh !je ne vous demande pas vos secrets. Seulement, je vais vous confierles miens, persuadé que je ne saurais les placer en des mains plussages… D’ailleurs, j’ai besoin de vos conseils, il y a longtempsque je n’osais vous aller voir.
Il se confessa en effet, il raconta ses débuts, il ne cacha mêmepas la crise financière qu’il traversait, au milieu de sontriomphe. Tout défila, les agrandissements successifs, les gainsremis continuellement dans l’affaire, les sommes apportées par sesemployés, la maison risquant son existence à chaque mise en ventenouvelle, où le capital entier était joué comme sur un coup decartes. Pourtant, ce n’était pas de l’argent qu’il demandait, caril avait en sa clientèle une foi de fanatique. Son ambitiondevenait plus haute, il proposait au baron une association, danslaquelle le Crédit Immobilier apporterait le palais colossal qu’ilvoyait en rêve, tandis que lui, pour sa part, donnerait son génieet le fonds de commerce déjà créé. On estimerait les apports, rienne lui paraissait d’une réalisation plus facile.
– Qu’allez-vous faire de vos terrains et de vosimmeubles ? demandait-il avec insistance. Vous avez une idée,sans doute. Mais je suis bien certain que votre idée ne vaut pas lamienne. Songez à cela. Nous bâtissons sur les terrains une galeriede vente, nous démolissons ou nous aménageons les immeubles, etnous ouvrons les magasins les plus vastes de Paris, un bazar quifera des millions.
Et il laissa échapper ce cri du cœur :
– Ah ! si je pouvais me passer de vous !… Maisvous tenez tout, maintenant. Et puis, je n’aurais jamais lesavances nécessaires… Voyons, il faut nous entendre, ce serait unmeurtre.
– Comme vous y allez, cher monsieur ! se contenta derépondre le baron Hartmann. Quelle imagination !
Il hochait la tête, il continuait de sourire, décidé à ne pasrendre confidence pour confidence. Le projet du Crédit Immobilierétait de créer, sur la rue du Dix-Décembre, une concurrence auGrand-Hôtel, un établissement luxueux, dont la situation centraleattirerait les étrangers. D’ailleurs, comme l’hôtel devait occuperseulement les terrains en bordure, le baron aurait pu quand mêmeaccueillir l’idée de Mouret, traiter pour le reste du pâté demaisons, d’une superficie très vaste encore. Mais il avait déjàcommandité deux amis d’Henriette, il se lassait un peu de son fastede protecteur complaisant. Puis, malgré sa passion de l’activité,qui lui faisait ouvrir sa bourse à tous les garçons d’intelligenceet de courage, le coup de génie commercial de Mouret l’étonnaitplus qu’il ne le séduisait. N’était-ce pas une opérationfantaisiste et imprudente, ce magasin gigantesque ? Nerisquait-on pas une catastrophe certaine, à vouloir élargir ainsihors de toute mesure le commerce des nouveautés ? Enfin, il necroyait pas, il refusait.
– Sans doute, l’idée peut séduire, disait-il. Seulement,elle est d’un poète… Où prendriez-vous la clientèle pour emplir unepareille cathédrale ?
Mouret le regarda un moment en silence, comme stupéfait de sonrefus. Était-ce possible ? un homme d’un tel flair, quisentait l’argent à toutes les profondeurs ! Et, tout d’uncoup, il eut un geste de grande éloquence, il montra ces dames dansle salon, en criant :
– La clientèle, mais la voilà !
Le soleil pâlissait, la poussière d’or rouge n’était plus qu’unelueur blonde, dont l’adieu se mourait dans la soie des tentures etles panneaux des meubles. À cette approche du crépuscule, uneintimité noyait la grande pièce d’une tiède douceur. Tandis queM. de Boves et Paul de Vallagnosc causaient devant unedes fenêtres, les yeux perdus au loin sur le jardin, ces damess’étaient rapprochées, faisaient là, au milieu, un étroit cercle dejupes, d’où montaient des rires, des paroles chuchotées, desquestions et des réponses ardentes, toute la passion de la femmepour la dépense et le chiffon. Elles causaient toilette,Mme de Boves racontait une robe de bal.
– D’abord, un transparent de soie mauve, et puis,là-dessus, des volants de vieil alençon, haut de trentecentimètres…
– Oh ! s’il est permis ! interrompaitMme Marty. Il y a des femmes heureuses !
Le baron Hartmann, qui avait suivi le geste de Mouret, regardaitces dames, par la porte restée grande ouverte. Et il les écoutaitd’une oreille, pendant que le jeune homme, enflammé du désir de leconvaincre, se livrait davantage, lui expliquait le mécanisme dunouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenantsur le renouvellement continu et rapide du capital, qu’ils’agissait de faire passer en marchandises le plus de foispossible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, son capital,qui était seulement de cinq cent mille francs, venait de passerquatre fois et avait ainsi produit deux millions d’affaires. Unemisère, d’ailleurs, qu’on décuplerait, car il se disait certain defaire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, danscertains comptoirs.
– Vous entendez, monsieur le baron, toute la mécanique estlà. C’est bien simple, mais il fallait le trouver. Nous n’avons pasbesoin d’un gros roulement de fonds. Notre effort unique est denous débarrasser très vite de la marchandise achetée, pour laremplacer par d’autre, ce qui fait rendre au capital autant de foisson intérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter d’unpetit bénéfice ; comme nos frais généraux s’élèvent au chiffreénorme de seize pour cent, et que nous ne prélevons guère sur lesobjets que vingt pour cent de gain, c’est donc un bénéfice dequatre pour cent au plus ; seulement, cela finira par fairedes millions, lorsqu’on opérera sur des quantités de marchandisesconsidérables et sans cesse renouvelées… Vous suivez, n’est-cepas ? rien de plus clair.
Le baron hocha de nouveau la tête. Lui, qui avait accueilli lescombinaisons les plus hardies, et dont on citait encore lestémérités, lors des premiers essais de l’éclairage au gaz, restaitinquiet et têtu.
– J’entends bien, répondit-il. Vous vendez bon marché pourvendre beaucoup, et vous vendez beaucoup pour vendre bon marché…Seulement, il faut vendre, et j’en reviens à ma question : àqui vendrez-vous ? comment espérez-vous entretenir une venteaussi colossale ?
Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa les explicationsde Mouret. C’était Mme Guibal qui aurait préféréles volants de vieil alençon en tablier seulement.
– Mais, ma chère, disait Mme de Boves,le tablier en était couvert aussi. Jamais je n’ai rien vu de plusriche.
– Tiens ! vous me donnez une idée, reprenaitMme Desforges. J’ai déjà quelques mètres d’alençon…Il faut que j’en cherche pour une garniture.
Et les voix tombèrent, ne furent plus qu’un murmure. Deschiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs, cesdames achetaient des dentelles à pleines mains.
– Eh ! dit enfin Mouret, quand il put parler, on vendce qu’on veut, lorsqu’on sait vendre ! Notre triomphe estlà.
Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes quiévoquaient les images, il montra le nouveau commerce à l’œuvre. Cefut d’abord la puissance décuplée de l’entassement, toutes lesmarchandises accumulées sur un point, se soutenant et sepoussant ; jamais de chômage ; toujours l’article de lasaison était là ; et, de comptoir en comptoir, la cliente setrouvait prise, achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleursle manteau, s’habillait, puis tombait dans des rencontresimprévues, cédait au besoin de l’inutile et du joli. Ensuite, ilcélébra la marque en chiffres connus. La grande révolution desnouveautés partait de cette trouvaille. Si l’ancien commerce, lepetit commerce agonisait, c’était qu’il ne pouvait soutenir lalutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, laconcurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenadeaux étalages établissait les prix, chaque magasin baissait, secontentait du plus léger bénéfice possible ; aucune tricherie,pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu ledouble de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pourcent régulier prélevé sur tous les articles, la fortune mise dansle bon fonctionnement d’une vente, d’autant plus large qu’elle sefaisait au grand jour. N’était-ce pas une création étonnante ?Elle bouleversait le marché, elle transformait Paris, car elleétait faite de la chair et du sang de la femme.
– J’ai la femme, je me fiche du reste ! dit-il dans unaveu brutal, que la passion lui arracha.
À ce cri, le baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdaitsa pointe ironique, il regardait le jeune homme, gagné peu à peupar sa foi, pris pour lui d’un commencement de tendresse.
– Chut ! murmura-t-il paternellement, elles vont vousentendre.
Mais ces dames parlaient maintenant toutes à la fois, tellementexcitées, qu’elles ne s’écoutaient même plus entre elles.Mme de Boves achevait la description de latoilette de soirée : une tunique de soie mauve, drapée etretenue par des nœuds de dentelle ; le corsage décolleté trèsbas, et encore des nœuds de dentelle aux épaules.
– Vous verrez, disait-elle, je me fais faire un corsagepareil avec un satin…
– Moi, interrompait Mme Bourdelais, j’aivoulu du velours, oh ! une occasion !
Mme Marty demandait :
– Hein ? combien la soie ?
Puis, toutes les voix repartirent ensemble.Mme Guibal, Henriette, Blanche, mesuraient,coupaient, gâchaient. C’était un saccage d’étoffes, la mise aupillage des magasins, un appétit de luxe qui se répandait entoilettes jalousées et rêvées, un bonheur tel à être dans lechiffon, qu’elles y vivaient enfoncées, ainsi que dans l’air tièdenécessaire à leur existence.
Mouret, cependant, avait jeté un coup d’œil vers le salon. Et,en quelques phrases dites à l’oreille du baron Hartmann, comme s’illui eût fait de ces confidences amoureuses qui se risquent parfoisentre hommes, il acheva d’expliquer le mécanisme du grand commercemoderne. Alors, plus haut que les faits déjà donnés, au sommet,apparut l’exploitation de la femme. Tout y aboutissait, le capitalsans cesse renouvelé, le système de l’entassement des marchandises,le bon marché qui attire, la marque en chiffres connus quitranquillise. C’était la femme que les magasins se disputaient parla concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège deleurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs étalages. Ilsavaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient unetentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord àdes achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puisdévorée. En décuplant la vente, en démocratisant le luxe, ilsdevenaient un terrible agent de dépense, ravageaient les ménages,travaillaient au coup de folie de la mode, toujours plus chère. Etsi, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans sesfaiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reineamoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goutte deson sang chacun de ses caprices. Sous la grâce même de sagalanterie, Mouret laissait ainsi passer la brutalité d’un juifvendant de la femme à la livre : il lui élevait un temple, lafaisait encenser par une légion de commis, créait le rite d’unculte nouveau ; il ne pensait qu’à elle, cherchait sansrelâche à imaginer des séductions plus grandes ; et, derrièreelle, quand il lui avait vidé la poche et détraqué les nerfs, ilétait plein du secret mépris de l’homme auquel une maîtresse vientde faire la bêtise de se donner.
– Ayez donc les femmes, dit-il tout bas au baron, en riantd’un rire hardi, vous vendrez le monde !
Maintenant, le baron comprenait. Quelques phrases avaient suffi,il devinait le reste, et une exploitation si galante l’échauffait,remuait en lui son passé de viveur. Il clignait les yeux d’un aird’intelligence, il finissait par admirer l’inventeur de cettemécanique à manger les femmes. C’était très fort. Il eut le mot deBourdoncle, un mot que lui souffla sa vieille expérience.
– Vous savez qu’elles se rattraperont.
Mais Mouret haussa les épaules, dans un mouvement d’écrasantdédain. Toutes lui appartenaient, étaient sa chose, et il n’était àaucune. Quand il aurait tiré d’elles sa fortune et son plaisir, illes jetterait en tas à la borne, pour ceux qui pourraient encore ytrouver leur vie. C’était un dédain raisonné de méridional et despéculateur.
– Eh bien ! cher monsieur, demanda-t-il pour conclure,voulez-vous être avec moi ? L’affaire des terrains voussemble-t-elle possible ?
Le baron, à demi conquis, hésitait pourtant à s’engager de lasorte. Un doute restait au fond du charme qui opérait peu à peu surlui. Il allait répondre d’une façon évasive, lorsqu’un appelpressant de ces dames lui évita cette peine. Des voix répétaient,au milieu de légers rires :
– Monsieur Mouret ! monsieur Mouret !
Et comme celui-ci, contrarié d’être interrompu, feignait de nepas entendre, Mme de Boves, debout depuis unmoment, vint jusqu’à la porte du petit salon.
– On vous réclame, monsieur Mouret… Ce n’est guère galant,de vous enterrer dans les coins pour causer d’affaires.
Alors, il se décida, et avec une bonne grâce apparente, un airde ravissement, dont le baron fut émerveillé. Tous deux selevèrent, passèrent dans le grand salon.
– Mais je suis à votre disposition, mesdames, dit-il enentrant, le sourire aux lèvres.
Un brouhaha de triomphe l’accueillit. Il dut s’avancerdavantage, ces dames lui firent place au milieu d’elles. Le soleilvenait de se coucher derrière les arbres du jardin, le jourtombait, une ombre fine noyait peu à peu la vaste pièce. C’étaitl’heure attendrie du crépuscule, cette minute de discrète volupté,dans les appartements parisiens, entre la clarté de la rue qui semeurt et les lampes qu’on allume encore à l’office.M. de Boves et Vallagnosc, toujours debout devant unefenêtre, jetaient sur le tapis une nappe d’ombre ; tandis que,immobile dans le dernier coup de lumière qui venait de l’autrefenêtre, M. Marty, entré discrètement depuis quelques minutes,mettait son profil pauvre, une redingote étriquée et propre, unvisage blêmi par le professorat, et que la conversation de cesdames sur la toilette achevait de bouleverser.
– Est-ce toujours pour lundi prochain, cette mise envente ? demandait justement Mme Marty.
– Mais sans doute, madame, répondit Mouret d’une voix deflûte, une voix d’acteur qu’il prenait, quand il parlait auxfemmes.
Henriette alors intervint.
– Vous savez que nous irons toutes… On dit que vouspréparez des merveilles.
– Oh ! des merveilles ! murmura-t-il d’un air defatuité modeste, je tâche simplement d’être digne de vossuffrages.
Mais elles le pressaient de questions.Mme Bourdelais, Mme Guibal, Blancheelle-même, voulaient savoir.
– Voyons, donnez-nous des détails, répétaitMme de Boves avec insistance. Vous nous faitesmourir.
Et elles l’entouraient, lorsque Henriette remarqua qu’il n’avaitseulement pas pris une tasse de thé. Alors, ce fut unedésolation ; quatre d’entre elles se mirent à le servir, maisà la condition qu’il répondrait ensuite. Henriette versait,Mme Marty tenait la tasse, pendant queMme de Boves et Mme Bourdelaisse disputaient l’honneur de le sucrer. Puis, quand il eut refusé des’asseoir, et qu’il commença à boire son thé lentement, debout aumilieu d’elles, toutes se rapprochèrent, l’emprisonnèrent du cercleétroit de leurs jupes. La tête levée, les regards luisants, elleslui souriaient.
– Votre soie, votre Paris-Bonheur, dont tous les journauxparlent ? reprit Mme Marty, impatiente.
– Oh ! répondit-il, un article extraordinaire, unefaille à gros grain, souple, solide… Vous la verrez, mesdames. Etvous ne la trouverez que chez nous, car nous en avons acheté lapropriété exclusive.
– Vraiment ! une belle soie à cinq francssoixante ! dit Mme Bourdelais enthousiasmée.C’est à ne pas croire.
Cette soie, depuis que les réclames étaient lancées, occupaitdans leur vie quotidienne une place considérable. Elles encausaient, elles se la promettaient, travaillées de désir et dedoute. Et, sous la curiosité bavarde dont elles accablaient lejeune homme, apparaissaient leurs tempéraments particuliersd’acheteuses : Mme Marty, emportée par sa ragede dépense, prenant tout au Bonheur des Dames, sans choix, auhasard des étalages ; Mme Guibal, s’ypromenant des heures sans jamais faire une emplette, heureuse etsatisfaite de donner un simple régal à ses yeux ;Mme de Boves, serrée d’argent, toujourstorturée d’une envie trop grosse, gardant rancune aux marchandises,qu’elle ne pouvait emporter ; Mme Bourdelais,d’un flair de bourgeoise sage et pratique, allant droit auxoccasions, usant des grands magasins avec une telle adresse debonne ménagère, exempte de fièvre, qu’elle y réalisait de forteséconomies ; Henriette enfin, qui, très élégante, y achetaitseulement certains articles, ses gants, de la bonneterie, tout legros linge.
– Nous avons d’autres étoffes étonnantes de bon marché etde richesse, continuait Mouret de sa voix chantante. Ainsi, je vousrecommande notre Cuir-d’Or, un taffetas d’un brillant incomparable…Dans les soies de fantaisie, il y a des dispositions charmantes,des dessins choisis entre mille par notre acheteur ; et, commevelours, vous trouverez la plus riche collection de nuances… Jevous avertis qu’on portera beaucoup de drap cette année. Vousverrez nos matelassés, nos cheviottes…
Elles ne l’interrompaient plus, elles resserraient encore leurcercle, la bouche entrouverte par un vague sourire, le visagerapproché et tendu, comme dans un élancement de tout leur être versle tentateur. Leurs yeux pâlissaient, un léger frisson courait surleurs nuques. Et lui gardait son calme de conquérant, au milieu desodeurs troublantes qui montaient de leurs chevelures. Il continuaità boire, entre chaque phrase, une petite gorgée de thé, dont leparfum attiédissait ces odeurs plus âpres, où il y avait une pointede fauve. Devant une séduction si maîtresse d’elle-même, assezforte pour jouer ainsi de la femme, sans se prendre aux ivressesqu’elle exhale, le baron Hartmann, qui ne le quittait pas duregard, sentait son admiration grandir.
– Alors, on portera du drap ? repritMme Marty, dont le visage ravagé s’embellissait depassion coquette. Il faudra que je voie.
Mme Bourdelais, qui gardait son œil clair, dit àson tour :
– N’est-ce pas ? la vente des coupons est le jeudi,chez vous… J’attendrai, j’ai tout mon petit monde à vêtir.
Et, tournant sa fine tête blonde vers la maîtresse de lamaison :
– Toi, c’est toujours Sauveur qui t’habille ?
– Mon Dieu ! oui, répondit Henriette, Sauveur est trèschère, mais il n’y a qu’elle à Paris qui sache faire un corsage… Etpuis, M. Mouret a beau dire, elle a les plus jolis dessins,des dessins qu’on ne voit nulle part. Moi, je ne peux pas souffrirde retrouver ma robe sur les épaules de toutes les femmes.
Mouret eut d’abord un sourire discret. Ensuite, il laissaentendre que Mme Sauveur achetait chez lui sesétoffes ; sans doute, elle prenait directement chez lesfabricants certains dessins, dont elle s’assurait lapropriété ; mais, pour les soieries noires, par exemple, elleguettait les occasions du Bonheur des Dames, faisait des provisionsconsidérables, qu’elle écoulait en doublant et en triplant lesprix.
– Ainsi, je suis bien certain que des gens à elle vont nousenlever notre Paris-Bonheur. Pourquoi voulez-vous qu’elle aillepayer cette soie en fabrique plus cher qu’elle ne la paiera cheznous ?… Ma parole d’honneur ! nous la donnons àperte.
Ce fut le dernier coup porté à ces dames. Cette idée d’avoir dela marchandise à perte fouettait en elles l’âpreté de la femme,dont la jouissance d’acheteuse est doublée, quand elle croit volerle marchand. Il les savait incapables de résister au bonmarché.
– Mais nous vendons tout pour rien ! cria-t-ilgaiement, en prenant derrière lui l’éventail deMme Desforges, resté sur le guéridon. Tenez !voici cet éventail… Vous dites qu’il a coûté ?
– Le chantilly vingt-cinq francs, et la monture deux cents,dit Henriette.
– Eh bien ! le chantilly n’est pas cher. Pourtant,nous avons le même à dix-huit francs… Quant à la monture, chèremadame, c’est un vol abominable. Je n’oserais vendre la pareilleplus de quatre-vingt-dix francs.
– Je le disais bien ! criaMme Bourdelais.
– Quatre-vingt-dix francs ! murmuraMme de Boves, il faut vraiment ne pas avoir unsou pour s’en passer.
Elle avait repris l’éventail, l’examinait de nouveau avec safille Blanche ; et, sur sa grande face régulière, dans seslarges yeux dormants, montait l’envie contenue et désespérée ducaprice qu’elle ne pourrait contenter. Puis, une seconde fois,l’éventail fit le tour de ces dames, au milieu des remarques et desexclamations. M. de Boves et Vallagnosc, cependant,avaient quitté la fenêtre. Tandis que le premier revenait se placerderrière Mme Guibal, dont il fouillait du regard lecorsage, de son air correct et supérieur, le jeune homme sepenchait vers Blanche, en tâchant de trouver un mot aimable.
– C’est un peu triste, n’est-ce pas ? mademoiselle,cette monture blanche avec cette dentelle noire.
– Oh ! moi, répondit-elle toute grave, sans qu’unerougeur colorât sa figure soufflée, j’en ai vu un en nacre etplumes blanches. Quelque chose de virginal !
M. de Boves, qui avait surpris sans doute le regardnavré dont sa femme suivait l’éventail, dit enfin son mot dans laconversation.
– Ça se casse tout de suite, ces petites machines.
– Ne m’en parlez pas ! déclaraMme Guibal avec sa moue de belle rousse, jouantl’indifférence. Je suis lasse de faire recoller les miens.
Depuis un instant, Mme Marty, très excitée parla conversation, retournait fiévreusement son sac de cuir rouge surses genoux. Elle n’avait pu encore montrer ses achats, elle brûlaitde les étaler, dans une sorte de besoin sensuel. Et, brusquement,elle oublia son mari, elle ouvrit le sac, sortit quelques mètresd’une étroite dentelle roulée autour d’un carton.
– C’est cette valenciennes pour ma fille, dit-elle. Elle atrois centimètres, et délicieuse, n’est-ce pas ?… Un francquatre-vingt-dix.
La dentelle passa de main en main. Ces dames se récriaient.Mouret affirma qu’il vendait ces petites garnitures au prix defabrique. Pourtant, Mme Marty avait refermé le sac,comme pour y cacher des choses qu’on ne montre pas. Mais, devant lesuccès de la valenciennes, elle ne put résister à l’envie d’entirer encore un mouchoir.
– Il y avait aussi ce mouchoir… De l’application deBruxelles, ma chère… Oh ! une trouvaille ! Vingtfrancs !
Et, dès lors, le sac devint inépuisable. Elle rougissait deplaisir, une pudeur de femme qui se déshabille la rendait charmanteet embarrassée, à chaque article nouveau qu’elle sortait. C’étaitune cravate en blonde espagnole de trente francs : elle n’envoulait pas, mais le commis lui avait juré qu’elle tenait ladernière et qu’on allait les augmenter. C’était ensuite unevoilette en chantilly : un peu chère, cinquante francs ;si elle ne la portait pas, elle en ferait quelque chose pour safille.
– Mon Dieu ! les dentelles, c’est si joli !répétait-elle avec son sourire nerveux. Moi, quand je suislà-dedans, j’achèterais le magasin.
– Et ceci ? lui demandaMme de Boves en examinant un coupon deguipure.
– Ça, répondit-elle, c’est un entre-deux… Il y en avingt-six mètres. Un franc le mètre, comprenez-vous !
– Tiens ! dit Mme Bourdelais surprise,que voulez-vous donc en faire ?
– Ma foi, je ne sais pas… Mais elle était si drôle dedessin !
À ce moment, comme elle levait les yeux, elle aperçut en faced’elle son mari terrifié. Il avait blêmi davantage, toute sapersonne exprimait l’angoisse résignée d’un pauvre homme, quiassiste à la débâcle de ses appointements, si chèrement gagnés.Chaque nouveau bout de dentelle était pour lui un désastre,d’amères journées de professorat englouties, des courses au cachetdans la boue dévorées, l’effort continu de sa vie aboutissant à unegêne secrète, à l’enfer d’un ménage nécessiteux. Devantl’effarement croissant de son regard, elle voulut rattraper lemouchoir, la voilette, la cravate ; et elle promenait sesmains fiévreuses, elle répétait avec des rires gênés :
– Vous allez me faire gronder par mon mari… Je t’assure,mon ami, que j’ai été encore très raisonnable ; car il y avaitune grande pointe de cinq cents francs, oh !merveilleuse !
– Pourquoi ne l’avez-vous pas achetée ? dittranquillement Mme Guibal. M. Marty est leplus galant des hommes.
Le professeur dut s’incliner, en déclarant que sa femme étaitbien libre. Mais, à l’idée du danger de cette grande pointe, unfroid de glace lui avait coulé dans le dos ; et, comme Mouretaffirmait justement que les nouveaux magasins augmentaient lebien-être des ménages de la bourgeoisie moyenne, il lui lança unterrible regard, l’éclair de haine d’un timide qui n’ose étranglerles gens.
D’ailleurs, ces dames n’avaient pas lâché les dentelles. Elless’en grisaient. Les pièces se déroulaient, allaient et revenaientde l’une à l’autre, les rapprochant encore, les liant de filslégers. C’était, sur leurs genoux, la caresse d’un tissu miraculeuxde finesse, où leurs mains coupables s’attardaient. Et ellesemprisonnaient Mouret plus étroitement, elles l’accablaient denouvelles questions. Comme le jour continuait de baisser, il devaitpar moments pencher la tête, effleurer de sa barbe leurschevelures, pour examiner un point, indiquer un dessin. Mais, danscette volupté molle du crépuscule, au milieu de l’odeur échaufféede leurs épaules, il demeurait quand même leur maître, sous leravissement qu’il affectait. Il était femme, elles se sentaientpénétrées et possédées par ce sens délicat qu’il avait de leur êtresecret, et elles s’abandonnaient, séduites ; tandis que lui,certain dès lors de les avoir à sa merci, apparaissait, trônantbrutalement au-dessus d’elles, comme le roi despotique duchiffon.
– Oh ! monsieur Mouret ! monsieur Mouret !balbutiaient des voix chuchotantes et pâmées, au fond des ténèbresdu salon.
Les blancheurs mourantes du ciel s’éteignaient dans les cuivresdes meubles. Seules, les dentelles gardaient un reflet de neige surles genoux sombres de ces dames, dont le groupe confus semblaitmettre autour du jeune homme de vagues agenouillements de dévotes.Une dernière clarté luisait au flanc de la théière, une lueurcourte et vive de veilleuse, qui aurait brûlé dans une alcôveattiédie par le parfum du thé. Mais, tout d’un coup, le domestiqueentra avec deux lampes, et le charme fut rompu. Le salon s’éveilla,clair et gai. Mme Marty replaçait les dentelles aufond de son petit sac ; Mme de Bovesmangeait encore un baba, pendant qu’Henriette, qui s’était levée,causait à demi-voix avec le baron, dans l’embrasure d’unefenêtre.
– Il est charmant, dit le baron.
– N’est-ce pas ? laissa-t-elle échapper, dans un criinvolontaire de femme amoureuse.
Il sourit, il la regarda avec une indulgence paternelle. C’étaitla première fois qu’il la sentait conquise à ce point ; et,trop supérieur pour en souffrir, il éprouvait seulement unecompassion, à la voir aux mains de ce gaillard si tendre et siparfaitement froid. Alors, il crut devoir la prévenir, il murmurasur un ton de plaisanterie :
– Prenez garde, ma chère, il vous mangera toutes.
Une flamme de jalousie éclaira les beaux yeux d’Henriette. Elledevinait sans doute que Mouret s’était simplement servi d’elle pourse rapprocher du baron. Et elle jurait de le rendre fou detendresse, lui dont l’amour d’homme pressé avait le charme faciled’une chanson jetée à tous les vents.
– Oh ! répondit-elle, en affectant de plaisanter à sontour, c’est toujours l’agneau qui finit par manger le loup.
Alors, très intéressé, le baron l’encouragea d’un signe de tête.Elle était peut-être la femme qui devait venir et qui vengerait lesautres.
Lorsque Mouret, après avoir répété à Vallagnosc qu’il voulaitlui montrer sa machine en branle, se fut approché pour dire adieu,le baron le retint dans l’embrasure de la fenêtre, en face dujardin noir de ténèbres. Il cédait enfin à la séduction, la foi luiétait venue, en le voyant au milieu de ces dames. Tous deuxcausèrent un instant à voix basse. Puis, le banquierdéclara :
– Eh bien ! j’examinerai l’affaire… Elle est conclue,si votre vente de lundi prend l’importance que vous dites.
Ils se serrèrent la main, et Mouret, l’air ravi, se retira, caril dînait mal, quand il n’allait pas, le soir, jeter un coup d’œilsur la recette du Bonheur des Dames.
Ce lundi-là, le dix octobre, un clair soleil de victoire perçales nuées grises, qui depuis une semaine assombrissaient Paris.Toute la nuit encore, il avait bruiné, une poussière d’eau dontl’humidité salissait les rues ; mais, au petit jour, sous leshaleines vives qui emportaient les nuages, les trottoirs s’étaientessuyés ; et le ciel bleu avait une gaieté limpide deprintemps.
Aussi, le Bonheur des Dames, dès huit heures, flambait-il auxrayons de ce clair soleil, dans la gloire de sa grande mise envente des nouveautés d’hiver. Des drapeaux flottaient à la porte,des pièces de lainage battaient l’air frais du matin, animant laplace Gaillon d’un vacarme de fête foraine ; tandis que, surles deux rues, les vitrines développaient des symphoniesd’étalages, dont la netteté des glaces avivait encore les tonséclatants. C’était comme une débauche de couleurs, une joie de larue qui crevait là, tout un coin de consommation largement ouvert,et où chacun pouvait aller se réjouir les yeux.
Mais, à cette heure, il entrait peu de monde, quelques raresclientes affairées, des ménagères du voisinage, des femmesdésireuses d’éviter l’écrasement de l’après-midi. Derrière lesétoffes qui le pavoisaient, on sentait le magasin vide, sous lesarmes et attendant la pratique, avec ses parquets cirés, sescomptoirs débordant de marchandises. La foule pressée du matindonnait à peine un coup d’œil aux vitrines, sans ralentir le pas.Rue Neuve-Saint-Augustin et place Gaillon, où les voitures devaientse ranger, il n’y avait encore, à neuf heures, que deux fiacres.Seuls, les habitants du quartier, les petits commerçants surtout,remués par un tel déploiement de banderoles et de panaches,formaient des groupes, sous les portes, aux coins des trottoirs, lenez levé, pleins de remarques amères. Ce qui les indignait,c’était, rue de la Michodière, devant le bureau du départ, une desquatre voitures que Mouret venait de lancer dans Paris : desvoitures à fond vert, rechampies de jaune et de rouge, et dont lespanneaux fortement vernis prenaient au soleil des éclats d’or et depourpre. Celle-là, avec son bariolage tout neuf, écartelée du nomde la maison sur chacune de ses faces, et surmontée en outre d’unepancarte où la mise en vente du jour était annoncée, finit pars’éloigner au trot d’un cheval superbe, lorsqu’on eut achevé del’emplir des paquets restés de la veille ; et, jusqu’auboulevard, Baudu, qui blêmissait sur le seuil du Vieil Elbeuf, laregarda rouler, promenant à travers la ville ce nom détesté duBonheur des Dames, dans un rayonnement d’astre.
Cependant, quelques fiacres arrivaient et prenaient la file.Chaque fois qu’une cliente se présentait, il y avait un mouvementparmi les garçons de magasin, rangés sous la haute porte, habillésd’une livrée, l’habit et le pantalon vert clair, le gilet rayéjaune et rouge. Et l’inspecteur Jouve, l’ancien capitaine retraité,était là, en redingote et en cravate blanche, avec sa décoration,comme une enseigne de vieille probité, accueillant les dames d’unair gravement poli, se penchant vers elles pour leur indiquer lesrayons. Puis, elles disparaissaient dans le vestibule, changé en unsalon oriental.
Dès la porte, c’était ainsi un émerveillement, une surprise qui,toutes, les ravissait. Mouret avait eu cette idée. Le premier, ilvenait d’acheter dans le Levant, à des conditions excellentes, unecollection de tapis anciens et de tapis neufs, de ces tapis raresque, seuls, les marchands de curiosités vendaient jusque-là, trèscher ; et il allait en inonder le marché, il les cédaitpresque à prix coûtant, en tirait simplement un décor splendide,qui devait attirer chez lui la haute clientèle de l’art. Du milieude la place Gaillon, on apercevait ce salon oriental, faituniquement de tapis et de portières, que des garçons avaientaccrochés sous ses ordres. D’abord, au plafond, étaient tendus destapis de Smyrne, dont les dessins compliqués se détachaient sur desfonds rouges. Puis, des quatre côtés, pendaient desportières : les portières de Karamanie et de Syrie, zébrées devert, de jaune et de vermillon ; les portières de Diarbékir,plus communes, rudes à la main, comme des sayons de berger ;et encore des tapis pouvant servir de tentures, les longs tapisd’Ispahan, de Téhéran et de Kermancha, les tapis plus larges deSchoumaka et de Madras, floraison étrange de pivoines et de palmes,fantaisie lâchée dans le jardin du rêve. À terre, les tapisrecommençaient, une jonchée de toisons grasses : il y avait,au centre, un tapis d’Agra, une pièce extraordinaire à fond blancet à large bordure bleu tendre, où couraient des ornementsviolâtres, d’une imagination exquise ; partout, ensuite,s’étalaient des merveilles, les tapis de la Mecque aux reflets develours, les tapis de prière du Daghestan à la pointe symbolique,les tapis du Kurdistan, semés de fleurs épanouies ; enfin,dans un coin, un écroulement à bon marché, des tapis de Gheurdès,de Coula et de Kircheer, en tas, depuis quinze francs. Cette tentede pacha somptueux était meublée de fauteuils et de divans, faitsavec des sacs de chameau, les uns coupés de losanges bariolés, lesautres plantés de roses naïves. La Turquie, l’Arabie, la Perse, lesIndes étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquéeset les bazars. L’or fauve dominait, dans l’effacement des tapisanciens, dont les teintes fanées gardaient une chaleur sombre, unfondu de fournaise éteinte, d’une belle couleur cuite de vieuxmaître. Et des visions d’Orient flottaient sous le luxe de cet artbarbare, au milieu de l’odeur forte que les vieilles laines avaientgardée du pays de la vermine et du soleil.
Le matin, à huit heures, lorsque Denise, qui allait justementdébuter ce lundi-là, avait traversé le salon oriental, elle étaitrestée saisie, ne reconnaissant plus l’entrée du magasin, achevantde se troubler dans ce décor de harem, planté à la porte. Un garçonl’ayant conduite sous les combles et remise entre les mains deMme Cabin, chargée du nettoyage et de lasurveillance des chambres, celle-ci l’installa au numéro 7, où l’onavait déjà monté sa malle. C’était une étroite cellule mansardée,ouvrant sur le toit par une fenêtre à tabatière, meublée d’un petitlit, d’une armoire de noyer, d’une table de toilette et de deuxchaises. Vingt chambres pareilles s’alignaient le long d’uncorridor de couvent, peint en jaune ; et, sur les trente-cinqdemoiselles de la maison, les vingt qui n’avaient pas de famille àParis couchaient là, tandis que les quinze autres logeaientau-dehors, quelques-unes chez des tantes ou des cousines d’emprunt.Tout de suite, Denise ôta la mince robe de laine, usée par labrosse, raccommodée aux manches, la seule qu’elle eût apportée deValognes. Puis, elle passa l’uniforme de son rayon, une robe desoie noire, qu’on avait retouchée pour elle, et qui l’attendait surle lit. Cette robe était encore un peu grande, trop large auxépaules. Mais elle se hâtait tellement, dans son émotion, qu’ellene s’arrêta point à ces détails de coquetterie. Jamais elle n’avaitporté de la soie. Quand elle redescendit, endimanchée, mal àl’aise, elle regardait luire la jupe, elle éprouvait une honte auxbruissements tapageurs de l’étoffe.
En bas, comme elle entrait au rayon, une querelle éclatait. Elleentendit Clara dire d’une voix aiguë :
– Madame, je suis arrivée avant elle.
– Ce n’est pas vrai, répondait Marguerite. Elle m’abousculée à la porte, mais j’avais déjà le pied dans le salon.
Il s’agissait de l’inscription au tableau de ligne, qui réglaitles tours de vente. Les vendeuses s’inscrivaient sur une ardoise,dans leur ordre d’arrivée ; et, chaque fois qu’une d’ellesavait eu une cliente, elle remettait son nom à la queue.Mme Aurélie finit par donner raison àMarguerite.
– Toujours des injustices ! murmura furieusementClara.
Mais l’entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles laregardèrent, puis se sourirent. Pouvait-on se fagoter de lasorte ! La jeune fille alla gauchement s’inscrire au tableaude ligne, où elle se trouvait la dernière. Cependant,Mme Aurélie l’examinait avec une moue inquiète.Elle ne put s’empêcher de dire :
– Ma chère, deux comme vous tiendraient dans votre robe. Ilfaudra la faire rétrécir… Et puis, vous ne savez pas vous habiller.Venez donc, que je vous arrange un peu.
Et elle l’emmena devant une des hautes glaces, qui alternaientavec les portes pleines des armoires, où étaient serrées lesconfections. La vaste pièce, entourée de ces glaces et de cesboiseries de chêne sculpté, garnie d’une moquette rouge à grandsramages, ressemblait au salon banal d’un hôtel, que traverse uncontinuel galop de passants. Ces demoiselles complétaient laressemblance, vêtues de leur soie réglementaire, promenant leursgrâces marchandes, sans jamais s’asseoir sur la douzaine de chaisesréservées aux clientes seules. Toutes avaient, entre deuxboutonnières du corsage, comme piqué dans la poitrine, un grandcrayon qui se dressait, la pointe en l’air ; et l’onapercevait, sortant à demi d’une poche, la tache blanche du cahierde notes de débit. Plusieurs risquaient des bijoux, des bagues, desbroches, des chaînes ; mais leur coquetterie, le luxe dontelles luttaient, dans l’uniformité imposée de leur toilette, étaitleurs cheveux nus, des cheveux débordants, augmentés de nattes etde chignons quand ils ne suffisaient pas, peignés, frisés,étalés.
– Tirez donc la ceinture par-devant, répétaitMme Aurélie. Là, vous n’avez plus de bosse dans ledos, au moins… Et vos cheveux, est-il possible de les massacrerainsi ! Ils seraient superbes, si vous vouliez.
C’était, en effet, la seule beauté de Denise. D’un blond cendré,ils lui tombaient jusqu’aux chevilles ; et, quand elle secoiffait, ils la gênaient, au point qu’elle se contentait de lesrouler et de les retenir en un tas, sous les fortes dents d’unpeigne de corne. Clara, très ennuyée par ces cheveux, affectaitd’en rire, tellement ils étaient noués de travers, dans leur grâcesauvage. Elle avait appelé d’un signe une vendeuse du rayon de lalingerie, une fille à figure large, l’air agréable. Les deuxrayons, qui se touchaient, étaient en continuelle hostilité ;mais ces demoiselles s’entendaient parfois pour se moquer desgens.
– Mademoiselle Cugnot, voyez donc cette crinière, répétaitClara, que Marguerite poussait du coude, en feignant aussid’étouffer de rire.
Seulement, la lingère n’était pas en train de plaisanter. Elleregardait Denise depuis un instant, elle se rappelait ce qu’elleavait souffert elle-même, les premiers mois, dans son rayon.
– Eh bien ! quoi ? dit-elle. Toutes n’en ont pas,de ces crinières !
Et elle retourna à la lingerie, laissant les deux autres gênées.Denise, qui avait entendu, la suivit d’un regard de remerciement,tandis que Mme Aurélie lui remettait un cahier denotes de débit à son nom, en disant :
– Allons, demain, vous vous arrangerez mieux… Et,maintenant, tâchez de prendre les habitudes de la maison, attendezvotre tour de vente. La journée d’aujourd’hui sera rude, on vapouvoir juger ce dont vous êtes capable.
Cependant, le rayon restait désert, peu de clientes montaientaux confections, à cette heure matinale. Ces demoiselles seménageaient, droites et lentes, pour se préparer aux fatigues del’après-midi. Alors, Denise, intimidée par la pensée qu’ellesguettaient son début, tailla son crayon, afin d’avoir unecontenance ; puis, imitant les autres, elle se l’enfonça dansla poitrine, entre deux boutonnières. Elle s’exhortait au courage,il fallait qu’elle conquît sa place. La veille, on lui avait ditqu’elle entrait au pair, c’est-à-dire sans appointementsfixes ; elle aurait uniquement le tant pour cent et la gueltesur les ventes qu’elle ferait. Mais elle espérait bien arriverainsi à douze cents francs, car elle savait que les bonnesvendeuses allaient jusqu’à deux mille, quand elles prenaient de lapeine. Son budget était réglé, cent francs par mois luipermettraient de payer la pension de Pépé et d’entretenir Jean, quine touchait pas un sou ; elle-même pourrait acheter quelquesvêtements et du linge. Seulement, pour atteindre ce gros chiffre,elle devait se montrer travailleuse et forte, ne pas se chagrinerdes mauvaises volontés autour d’elle, se battre et arracher sa partaux camarades, s’il le fallait. Comme elle s’excitait ainsi à lalutte, un grand jeune homme qui passait devant le rayon, luisourit ; et, lorsqu’elle eut reconnu Deloche, entré de laveille au rayon des dentelles, elle lui rendit son sourire,heureuse de cette amitié qu’elle retrouvait, voyant dans ce salutun bon présage.
À neuf heures et demie, une cloche avait sonné le déjeuner de lapremière table. Puis, une nouvelle volée appela la deuxième. Et lesclientes ne venaient toujours pas. La seconde,Mme Frédéric, qui, dans sa rigidité maussade deveuve, se plaisait aux idées de désastre, jurait en phrases brèves,que la journée était perdue : on ne verrait pas quatre chats,on pouvait fermer les armoires et s’en aller ; prédiction quiassombrissait la face plate de Marguerite, très âpre au gain,tandis que Clara, avec ses allures de cheval échappé, rêvait déjàd’une partie au bois de Verrières, si la maison croulait. Quant àMme Aurélie, muette, grave, elle promenait sonmasque de César à travers le vide du rayon, en général qui a uneresponsabilité dans la victoire et la défaite.
Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour devente de Denise arrivait. Justement, une cliente fut signalée.
– La grosse de province, vous savez, murmuraMarguerite.
C’était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loinen loin à Paris, du fond d’un département perdu. Là-bas, pendantdes mois, elle mettait des sous de côté ; puis, à peinedescendue de wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elledépensait tout. Rarement, elle demandait par lettre, car ellevoulait voir, avait la joie de toucher la marchandise, faisaitjusqu’à des provisions d’aiguilles, qui, disait-elle, coûtaient lesyeux de la tête, dans sa petite ville. Tout le magasin laconnaissait, savait qu’elle se nommait Mme Boutarelet qu’elle habitait Albi, sans s’inquiéter du reste, ni de sasituation, ni de son existence.
– Vous allez bien, madame ? demandait gracieusementMme Aurélie qui s’était avancée. Et quedésirez-vous ? On est à vous tout de suite.
Puis, se tournant :
– Mesdemoiselles !
Denise s’approchait, mais Clara s’était précipitée. D’habitude,elle se montrait paresseuse à la vente, se moquant de l’argent, engagnant davantage au-dehors, et sans fatigue. Seulement, l’idée desouffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l’éperonnait.
– Pardon, c’est mon tour, dit Denise révoltée.
Mme Aurélie l’écarta d’un regard sévère, enmurmurant :
– Il n’y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici…Attendez de savoir, pour servir les clientes connues.
La jeune fille recula ; et, comme des larmes lui montaientaux yeux, elle voulut cacher cet excès de sensibilité, elle tournale dos, debout devant les glaces sans tain, feignant de regarderdans la rue. Allait-on l’empêcher de vendre ? Toutess’entendraient-elles, pour lui enlever ainsi les ventessérieuses ? La peur de l’avenir la prenait, elle se sentaitécrasée entre tant d’intérêts lâchés. Cédant à l’amertume de sonabandon, le front contre la glace froide, elle regardait en face leVieil Elbeuf, elle songeait qu’elle aurait dû supplier son oncle dela garder ; peut-être lui-même désirait-il revenir sur sadécision, car il lui avait semblé bien ému, la veille. Maintenant,elle était toute seule, dans cette maison vaste, où personne nel’aimait, où elle se trouvait blessée et perdue ; Pépé et Jeanvivaient chez des étrangers, eux qui n’avaient jamais quitté sesjupes ; c’était un arrachement, et les deux grosses larmesqu’elle retenait faisaient danser la rue dans un brouillard.
Derrière elle, pendant ce temps, bourdonnaient desvoix :
– Celui-ci m’engonce, disaitMme Boutarel.
– Madame a tort, répétait Clara. Les épaules vont à laperfection… À moins que Madame ne préfère une pelisse à unmanteau.
Mais Denise tressaillit. Une main s’était posée sur son bras,Mme Aurélie l’interpellait avec sévérité.
– Eh bien ! vous ne faites rien maintenant, vousregardez passer le monde ?… Oh ! ça ne peut pas marchercomme ça !
– Puisqu’on m’empêche de vendre, madame.
– Il y a d’autre ouvrage pour vous, mademoiselle. Commencezpar le commencement… Faites le déplié.
Afin de contenter les quelques clientes qui étaient venues, onavait dû bouleverser déjà les armoires ; et, sur les deuxlongues tables de chêne, à gauche et à droite du salon, traînait unfouillis de manteaux, de pelisses, de rotondes, des vêtements detoutes les tailles et de toutes les étoffes. Sans répondre, Denisese mit à les trier, à les plier avec soin et à les classer denouveau dans les armoires. C’était la besogne inférieure desdébutantes. Elle ne protestait plus, sachant qu’on exigeait uneobéissance passive, attendant que la première voulût bien lalaisser vendre, ainsi qu’elle semblait d’abord en avoirl’intention. Et elle pliait toujours, lorsque Mouret parut. Ce futpour elle une secousse ; elle rougit, elle se sentit reprisede son étrange peur, en croyant qu’il allait lui parler. Mais il nela voyait seulement pas, il ne se rappelait plus cette petitefille, que l’impression charmante d’une minute lui avait faitappuyer.
– Madame Aurélie ! appela-t-il d’une voix brève.
Il était légèrement pâle, les yeux clairs et résolus pourtant.En faisant le tour des rayons, il venait de les trouver vides, etla possibilité d’une défaite s’était brusquement dressée, dans safoi entêtée à la fortune. Sans doute, onze heures sonnaient àpeine ; il savait par expérience que la foule n’arrivait guèreque l’après-midi. Seulement, certains symptômesl’inquiétaient : aux autres mises en vente, un mouvement seproduisait dès le matin ; puis, il ne voyait même pas defemmes en cheveux, les clientes du quartier, qui descendaient chezlui en voisines. Comme tous les grands capitaines, au moment delivrer sa bataille, une faiblesse superstitieuse l’avait pris,malgré sa carrure habituelle d’homme d’action. Ça ne marcheraitpas, il était perdu, et il n’aurait pu dire pourquoi : ilcroyait lire sa défaite sur les visages mêmes des dames quipassaient.
Justement, Mme Boutarel, elle qui achetaittoujours, s’en allait en disant :
– Non, vous n’avez rien qui me plaise… Je verrai, je medéciderai.
Mouret la regarda partir. Et, comme Mme Aurélieaccourait à son appel, il l’emmena à l’écart ; tous deuxéchangèrent quelques mots rapides. Elle eut un geste désolé, ellerépondait visiblement que la vente ne s’allumait pas. Un instant,ils restèrent face à face, gagnés par un de ces doutes que lesgénéraux cachent à leurs soldats. Ensuite, il dit tout haut, de sonair brave :
– Si vous avez besoin de monde, prenez une fille del’atelier… Elle aidera toujours un peu.
Il continua son inspection, désespéré. Depuis le matin, ilévitait Bourdoncle, dont les réflexions inquiètes l’irritaient. Ensortant de la lingerie, où la vente marchait plus mal encore, iltomba sur lui, il dut subir l’expression de ses craintes. Alors, ill’envoya carrément au diable, avec une brutalité qu’il ne ménageaitpas même à ses hauts employés, dans les heures mauvaises.
– Fichez-moi donc la paix ! Tout va bien… Je finiraipar flanquer les trembleurs à la porte.
Mouret se planta, seul et debout, au bord de la rampe du hall.De là, il dominait le magasin, ayant autour de lui les rayons del’entresol, plongeant sur les rayons du rez-de-chaussée. En haut,le vide lui parut navrant : aux dentelles, une vieille damefaisait fouiller tous les cartons, sans rien acheter ; tandisque trois vauriennes, à la lingerie, choisissaient longuement descols à dix-huit sous. En bas, sous les galeries couvertes, dans lescoups de lumière qui venaient de la rue, il remarqua que lesclientes commençaient à être plus nombreuses. C’était un lentdéfilé, une promenade devant les comptoirs, espacée, pleine detrous ; à la mercerie, à la bonneterie, des femmes en camisolese pressaient ; seulement, il n’y avait presque personne aublanc ni aux lainages. Les garçons de magasin, avec leur habit vertdont les larges boutons de cuivre luisaient, attendaient le monde,les mains ballantes. Par moments, passait un inspecteur, l’aircérémonieux, raidi dans sa cravate blanche. Et le cœur de Mouretétait surtout serré par la paix morte du hall : le jour ytombait de haut, d’un vitrage aux verres dépolis, qui tamisait laclarté en une poussière blanche, diffuse et comme suspendue, souslaquelle le rayon des soieries semblait dormir, au milieu d’unsilence frissonnant de chapelle. Le pas d’un commis, des paroleschuchotées, un frôlement de jupe qui traversait, y mettaient seulsdes bruits légers, étouffés dans la chaleur du calorifère.Pourtant, des voitures arrivaient : on entendait l’arrêtbrusque des chevaux ; puis, des portières se refermaientviolemment. Au-dehors, montait un lointain brouhaha, des curieuxqui se bousculaient en face des vitrines, des fiacres quistationnaient sur la place Gaillon, toute l’approche d’une foule.Mais, en voyant les caissiers inactifs se renverser derrière leurguichet, en constatant que les tables aux paquets restaient nues,avec leurs boîtes à ficelle et leurs mains de papier bleu, Mouret,indigné d’avoir peur, croyait sentir sa grande machines’immobiliser et se refroidir sous lui.
– Dites donc, Favier, murmura Hutin, regardez le patron,là-haut… Il n’a pas l’air à la noce.
– En voilà une sale baraque ! répondit Favier. Quandon pense que je n’ai pas encore vendu !
Tous deux, guettant les clientes, se soufflaient ainsi decourtes phrases, sans se regarder. Les autres vendeurs du rayonétaient en train d’empiler des pièces de Paris-Bonheur, sous lesordres de Robineau ; tandis que Bouthemont, en grandeconférence avec une jeune femme maigre, paraissait prendre àdemi-voix une commande importante. Autour d’eux, sur des étagèresd’une élégance frêle, les soies, pliées dans de longues chemises depapier crème, s’entassaient comme des brochures de format inusité.Et, encombrant les comptoirs, des soies de fantaisie, des moires,des satins, des velours, semblaient des plates-bandes de fleursfauchées, toute une moisson de tissus délicats et précieux. C’étaitle rayon élégant, un salon véritable, où les marchandises, silégères, n’étaient plus qu’un ameublement de luxe.
– Il me faut cent francs pour dimanche, reprit Hutin. Si jene me fais pas mes douze francs par jour en moyenne, je suisflambé… J’avais compté sur leur mise en vente.
– Bigre ! cent francs, c’est raide, dit Favier. Moi,je n’en demande que cinquante ou soixante… Vous vous payez donc desfemmes chic ?
– Mais non, mon cher. Imaginez-vous, une bêtise : j’aiparié et j’ai perdu… Alors, je dois régaler cinq personnes, deuxhommes et trois femmes… Sacré mâtin ! la première qui passe,je la tombe de vingt mètres de Paris-Bonheur !
Un moment encore, ils causèrent, ils se dirent ce qu’ils avaientfait la veille et ce qu’ils comptaient faire dans huit jours.Favier pariait aux courses, Hutin canotait et entretenait deschanteuses de café-concert. Mais un même besoin d’argent lesfouettait, ils ne songeaient qu’à l’argent, ils se battaient pourl’argent du lundi au samedi, puis ils mangeaient tout le dimanche.Au magasin, c’était là leur préoccupation tyrannique, une luttesans trêve ni pitié. Et ce malin de Bouthemont qui venait deprendre pour lui l’envoyée de Mme Sauveur, cettefemme maigre avec laquelle il causait ! une belle affaire,deux ou trois douzaines de pièces, car la grande couturière avaitles bouchées grosses. À l’instant, Robineau s’était bien avisé, luiaussi, de souffler une cliente à Favier !
– Oh ! celui-là, il faut lui régler son compte, repritHutin qui profitait des plus minces faits pour ameuter le comptoircontre l’homme dont il voulait la place. Est-ce que les premiers etles seconds devraient vendre !… Parole d’honneur ! moncher, si jamais je deviens second, vous verrez comme j’agiraigentiment avec vous autres.
Et toute sa petite personne normande, aimable et grasse, jouaitla bonhomie, énergiquement. Favier ne put s’empêcher de lui jeterun regard oblique ; mais il garda son flegme d’homme bilieux,il se contenta de répondre :
– Oui, je sais… Moi, je ne demande pas mieux.
Puis, voyant une dame s’approcher, il ajouta plus bas :
– Attention ! voilà pour vous.
C’était une dame couperosée, avec un chapeau jaune et une roberouge. Tout de suite Hutin devina la femme qui n’achèterait pas. Ilse baissa vivement derrière le comptoir, en feignant de rattacherles cordons d’un de ses souliers ; et, caché, ilmurmurait :
– Ah ! non, par exemple ! qu’un autre se la paie…Merci ! pour perdre mon tour !
Cependant, Robineau l’appelait :
– À qui la ligne, messieurs ? À M. Hutin ?…Où est M. Hutin ?
Et, comme celui-ci ne répondait décidément pas, ce fut levendeur inscrit à la suite qui reçut la dame couperosée. En effet,elle voulait simplement des échantillons, avec les prix ; etelle retint le vendeur plus de dix minutes, elle l’accabla dequestions. Seulement, le second avait vu Hutin se relever, derrièrele comptoir. Aussi, lorsqu’une nouvelle cliente se présenta,intervint-il d’un air sévère, en arrêtant le jeune homme qui seprécipitait.
– Votre tour est passé… Je vous ai appelé, et comme vousétiez là derrière…
– Mais, monsieur, je n’ai pas entendu.
– Assez !… Inscrivez-vous à la queue… Allons, monsieurFavier, c’est à vous.
D’un regard, Favier, très amusé au fond de l’aventure, s’excusaauprès de son ami. Hutin, les lèvres pâles, avait détourné la tête.Ce qui l’enrageait, c’était qu’il connaissait bien la cliente, uneadorable blonde qui venait souvent au rayon et que les vendeursappelaient entre eux : « la jolie dame », ne sachantrien d’elle, pas même son nom. Elle achetait beaucoup, faisaitporter dans sa voiture, puis disparaissait. Grande, élégante, miseavec un charme exquis, elle paraissait fort riche et du meilleurmonde.
– Eh bien ! et votre cocotte ? demanda Hutin àFavier, lorsque celui-ci revint de la caisse, où il avaitaccompagné la dame.
– Oh ! une cocotte, répondit celui-ci. Non, elle al’air trop comme il faut. Ça doit être la femme d’un boursier oud’un médecin, enfin je ne sais pas, quelque chose dans cegenre.
– Laissez donc ! c’est une cocotte… Avec leurs airs defemmes distinguées, est-ce qu’on peut dire aujourd’hui !
Favier regardait son cahier de notes de débit.
– N’importe ! reprit-il, je lui en ai collé pour deuxcent quatre-vingt-treize francs. Ça me fait près de troisfrancs.
Hutin pinça les lèvres, et il soulagea sa rancune sur lescahiers de notes de débit : encore une drôle d’invention quileur encombrait les poches ! Il y avait entre eux une luttesourde. Favier, d’habitude, affectait de s’effacer, de reconnaîtrela supériorité de Hutin, quitte à le manger par-derrière. Aussi cedernier souffrait-il des trois francs emportés d’une façon siaisée, par un vendeur qu’il ne reconnaissait pas de sa force. Unebelle journée, vraiment ! Si ça continuait, il ne gagneraitpas de quoi payer de l’eau de seltz à ses invités. Et, dans labataille qui s’échauffait, il se promenait devant les comptoirs,les dents longues, voulant sa part, jalousant jusqu’à son chef, entrain de reconduire la jeune femme maigre, à laquelle ilrépétait :
– Eh bien ! c’est entendu. Dites-lui que je ferai monpossible pour obtenir cette faveur de M. Mouret.
Depuis longtemps, Mouret n’était plus à l’entresol, debout prèsde la rampe du hall. Brusquement, il reparut en haut du grandescalier qui descendait au rez-de-chaussée ; et, de là, ildomina encore la maison entière. Son visage se colorait, la foirenaissait et le grandissait, devant le flot de monde qui, peu àpeu, emplissait le magasin. C’était enfin la poussée attendue,l’écrasement de l’après-midi, dont il avait un instant désespéré,dans sa fièvre ; tous les commis se trouvaient à leur poste,un dernier coup de cloche venait de sonner la fin de la troisièmetable ; la désastreuse matinée, due sans doute à une aversetombée vers neuf heures, pouvait encore être réparée, car le cielbleu du matin avait repris sa gaieté de victoire. Maintenant, lesrayons de l’entresol s’animaient, il dut se ranger pour laisserpasser les dames qui, par petits groupes, montaient à la lingerieet aux confections ; tandis que, derrière lui, aux dentelleset aux châles, il entendait voler de gros chiffres. Mais la vue desgaleries, au rez-de-chaussée, le rassurait surtout : ons’écrasait devant la mercerie, le blanc et les lainages eux-mêmesétaient envahis, le défilé des acheteuses se serrait, presquetoutes en chapeau à présent, avec quelques bonnets de ménagèresattardées. Dans le hall des soieries, sous la blonde lumière, desdames s’étaient dégantées, pour palper doucement des pièces deParis-Bonheur, en causant à demi-voix. Et il ne se trompait plusaux bruits qui lui arrivaient du dehors, roulements de fiacres,claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il sentait,à ses pieds, la machine se mettre en branle, s’échauffer etrevivre, depuis les caisses où l’or sonnait, depuis les tables oùles garçons de magasin se hâtaient d’empaqueter les marchandises,jusqu’aux profondeurs du sous-sol, au service du départ, quis’emplissait de paquets descendus, et dont le grondement souterrainfaisait vibrer la maison. Au milieu de la cohue, l’inspecteur Jouvese promenait gravement, guettant les voleuses.
– Tiens ! c’est toi ! dit Mouret tout à coup, enreconnaissant Paul de Vallagnosc, que lui amenait un garçon. Non,non, tu ne me déranges pas… Et, d’ailleurs, tu n’as qu’à me suivre,si tu veux tout voir, car aujourd’hui je reste sur la brèche.
Il gardait des inquiétudes. Sans doute le monde venait, mais lavente serait-elle le triomphe espéré ? Pourtant, il riait avecPaul, il l’emmena gaiement.
– Ça paraît vouloir s’allumer un peu, dit Hutin à Favier.Seulement, je n’ai pas de chance, il y a des jours de guignon, maparole !… Je viens encore de faire un Rouen, cette tuile nem’a rien acheté.
Et il désignait du menton une dame qui s’en allait, en jetantdes regards dégoûtés sur toutes les étoffes. Ce ne serait pas avecses mille francs d’appointements qu’il s’engraisserait, s’il nevendait rien ; d’habitude, il se faisait sept ou huit francsde tant pour cent et de guelte, ce qui lui donnait, avec son fixe,une dizaine de francs par jour, en moyenne. Favier n’arrivait guèrequ’à huit ; et voilà que ce sabot lui enlevait les morceaux dela bouche, car il sortait de débiter une nouvelle robe. Un garçonfroid qui n’avait jamais su égayer une cliente ! C’étaitexaspérant.
– Les bonnetons et les bobinards ont l’air de battremonnaie, murmura Favier en parlant des vendeurs de la bonneterie etde la mercerie.
Mais Hutin, qui fouillait le magasin du regard, ditbrusquement :
– Connaissez-vous Mme Desforges, la bonneamie du patron ?… Tenez ! cette brune à la ganterie,celle à qui Mignot essaye des gants.
Il se tut, puis il reprit tout bas, comme parlant à Mignot,qu’il ne quittait plus des yeux :
– Va, va, mon bonhomme, frotte-lui bien les doigts, pour ceque ça t’avance ! On les connaît, tes conquêtes !
Il y avait, entre lui et le gantier, une rivalité de jolishommes, qui tous deux affectaient de coqueter avec les clientes.D’ailleurs, ils n’auraient pu, ni l’un ni l’autre, se vanterd’aucune bonne fortune réelle ; Mignot vivait sur la légended’une femme de commissaire de police tombée amoureuse de lui,tandis que Hutin avait véritablement conquis à son rayon unepassementière, lasse de traîner dans les hôtels louches duquartier ; mais ils mentaient, ils laissaient volontierscroire à des aventures mystérieuses, à des rendez-vous donnés pardes comtesses, entre deux achats.
– Vous devriez la faire, dit Favier de son air depince-sans-rire.
– C’est une idée ! s’écria Hutin. Si elle vient ici,je l’entortille, il me faut cent sous !
À la ganterie, toute une rangée de dames étaient assises devantl’étroit comptoir, tendu de velours vert, à coins de métalnickelé ; et les commis souriants amoncelaient devant ellesles boîtes plates, d’un rose vif, qu’ils sortaient du comptoirmême, pareilles aux tiroirs étiquetés d’un cartonnier. Mignotsurtout penchait sa jolie figure poupine, donnait de tendresinflexions à sa voix grasseyante de Parisien. Déjà il avait vendu àMme Desforges douze paires de gants de chevreau,des gants Bonheur, la spécialité de la maison. Elle avait ensuitedemandé trois paires de gants de Suède. Et, maintenant, elleessayait des gants de Saxe, par crainte que la pointure ne fût pasexacte.
– Oh ! à la perfection, madame ! répétait Mignot.Le six trois quarts serait trop grand pour une main comme lavôtre.
À demi couché sur le comptoir, il lui tenait la main, prenaitles doigts un à un, faisant glisser le gant d’une caresse longue,reprise et appuyée ; et il la regardait, comme s’il eûtattendu, sur son visage, la défaillance d’une joie voluptueuse.Mais elle, le coude au bord du velours, le poignet levé, luilivrait ses doigts de l’air tranquille dont elle donnait son pied àsa femme de chambre, pour que celle-ci boutonnât ses bottines. Iln’était pas un homme, elle l’employait aux usages intimes avec sondédain familier des gens à son service, sans le regarder même.
– Je ne vous fais pas de mal, madame ?
Elle répondit non, d’un signe de tête. L’odeur des gants deSaxe, cette odeur de fauve comme sucrée du musc, la troublaitd’habitude ; et elle en riait parfois, elle confessait songoût pour ce parfum équivoque, où il y a de la bête en folie,tombée dans la boîte à poudre de riz d’une fille. Mais, devant cecomptoir banal, elle ne sentait pas les gants, ils ne mettaientaucune chaleur sensuelle entre elle et ce vendeur quelconquefaisant son métier.
– Et avec ça, madame ?
– Rien, merci… Veuillez porter ça à la caisse 10, pourMme Desforges, n’est-ce pas ?
En habituée de la maison, elle donnait son nom à une caisse et yenvoyait chacune de ses emplettes, sans se faire suivre par uncommis. Quand elle se fut éloignée, Mignot cligna les yeux, en setournant vers son voisin, auquel il aurait bien voulu laissercroire que des choses extraordinaires venaient de se passer.
– Hein ? murmura-t-il crûment, on la ganteraitjusqu’au bout !
Cependant, Mme Desforges continuait ses achats.Elle revint à gauche, s’arrêta au blanc, pour prendre destorchons ; puis, elle fit le tour, poussa jusqu’aux lainages,au fond de la galerie. Comme elle était contente de sa cuisinière,elle désirait lui donner une robe. Le rayon des lainages débordaitd’une foule compacte, toutes les petites-bourgeoises s’y portaient,tâtaient les étoffes, s’absorbaient en muets calculs ; et elledut s’asseoir un instant. Dans les cases s’étageaient de grossespièces, que les vendeurs descendaient, une à une, d’un brusqueeffort des bras. Aussi, commençaient-ils à ne plus se reconnaîtresur les comptoirs envahis, où les tissus se mêlaient ets’écroulaient. C’était une mer montante de teintes neutres, de tonssourds de laine, les gris fer, les gris jaunes, les gris bleus, oùéclataient çà et là des bariolures écossaises, un fond rouge sangde flanelle. Et les étiquettes blanches des pièces étaient commeune volée de rares flocons blancs, mouchetant un sol noir dedécembre.
Derrière une pile de popeline, Liénard plaisantait avec unegrande fille en cheveux, une ouvrière du quartier, envoyée par sapatronne pour rassortir du mérinos. Il abominait ces jours degrosse vente, qui lui cassaient les bras, et il tâchait d’esquiverla besogne, largement entretenu par son père, se moquant de vendre,en faisant tout juste assez pour ne pas être mis à la porte.
– Écoutez donc, mademoiselle Fanny, disait-il. Vous êtestoujours pressée… Est-ce que la vigogne croisée allait bien,l’autre jour ? Vous savez que j’irai toucher ma guelte chezvous.
Mais l’ouvrière s’échappait en riant, et Liénard se trouvadevant Mme Desforges, à laquelle il ne puts’empêcher de demander :
– Que désire madame ?
Elle voulait une robe pas chère, solide pourtant. Liénard, dansle but d’épargner ses bras, ce qui était son unique souci, manœuvrapour lui faire prendre une des étoffes déjà dépliées sur lecomptoir. Il y avait là des cachemires, des serges, des vigognes,et il lui jurait qu’il n’existait rien de meilleur, on n’en voyaitpas la fin. Mais aucun ne semblait la satisfaire. Elle avait avisé,dans une case, un escot bleuâtre. Alors, il finit par se décider,il descendit l’escot, qu’elle jugea trop rude. Ensuite, ce furentune cheviotte, des diagonales, des grisailles, toutes les variétésde la laine, qu’elle eut la curiosité de toucher, pour le plaisir,décidée au fond à prendre n’importe quoi. Le jeune homme dut ainsidéménager les cases les plus hautes ; ses épaules craquaient,le comptoir avait disparu sous le grain soyeux des cachemires etdes popelines, sous le poil rêche des cheviottes, sous le duvetpelucheux des vigognes. Tous les tissus et toutes les teintes ypassaient. Même, sans avoir la moindre envie d’en acheter, elle sefit montrer de la grenadine et de la gaze de Chambéry. Puis, quandelle en eut assez :
– Oh ! mon Dieu ! la première est encore lameilleure. C’est pour ma cuisinière… Oui, la serge à petitpointillé, celle à deux francs.
Et lorsque Liénard eut métré, pâle d’une colèrecontenue :
– Veuillez porter ça à la caisse 10… PourMme Desforges.
Comme elle s’éloignait, elle reconnut près d’elleMme Marty, accompagnée de sa fille Valentine, unegrande demoiselle de quatorze ans, maigre et hardie, qui jetaitdéjà sur les marchandises des regards coupables de femme.
– Tiens ! c’est vous, chère madame ?
– Mais oui, chère madame… Hein ? quellefoule !
– Oh ! ne m’en parlez pas, on étouffe. Unsuccès !… Avez-vous vu le salon oriental ?
– Superbe ! inouï !
Et, au milieu des coups de coude, bousculées par le flotcroissant des petites bourses qui se jetaient sur les lainages àbon marché, elles se pâmèrent au sujet de l’exposition des tapis.Puis, Mme Marty expliqua qu’elle cherchait uneétoffe pour un manteau ; mais elle n’était pas fixée, elleavait voulu se faire montrer du matelassé de laine.
– Regarde donc, maman, murmura Valentine, c’est tropcommun.
– Venez à la soie, dit Mme Desforges. Ilfaut voir leur fameux Paris-Bonheur.
Un instant, Mme Marty hésita. Ce serait biencher, elle avait si formellement juré à son mari d’êtreraisonnable ! Depuis une heure, elle achetait, tout un lotd’articles la suivait déjà, un manchon et des ruches pour elle, desbas pour sa fille. Elle finit par dire au commis qui lui montraitle matelassé :
– Eh bien ! non, je vais à la soie… Tout cela ne faitpas mon affaire.
Le commis prit les articles et marcha devant ces dames.
À la soie, la foule était aussi venue. On s’écrasait surtoutdevant l’étalage intérieur, dressé par Hutin, et où Mouret avaitdonné les touches du maître. C’était, au fond du hall, autour d’unedes colonnettes de fonte qui soutenaient le vitrage, comme unruissellement d’étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut ets’élargissant jusqu’au parquet. Des satins clairs et des soiestendres jaillissaient d’abord : les satins à la reine, lessatins renaissance, aux tons nacrés d’eau de source ; lessoies légères aux transparences de cristal, vert Nil, ciel indien,rose de mai, bleu Danube. Puis, venaient des tissus plus forts, lessatins merveilleux, les soies duchesse, teintes chaudes, roulant àflots grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient lesétoffes lourdes, les armures façonnées, les damas, les brocarts,les soies perlées et lamées, au milieu d’un lit profond de velours,tous les velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à fond de soieou de satin, creusant avec leurs taches mouvantes un lac immobileoù semblaient danser des reflets de ciel et de paysage. Des femmes,pâles de désirs, se penchaient comme pour se voir. Toutes, en facede cette cataracte lâchée, restaient debout, avec la peur sourded’être prises dans le débordement d’un pareil luxe et avecl’irrésistible envie de s’y jeter et de s’y perdre.
– Te voilà donc ! dit Mme Desforges,en trouvant Mme Bourdelais installée devant uncomptoir.
– Tiens ! bonjour ! répondit celle-ci, qui serrales mains à ces dames. Oui, je suis entrée donner un coupd’œil.
– Hein ? c’est prodigieux, cet étalage ! On enrêve… Et le salon oriental, as-tu vu le salon oriental ?
– Oui, oui, extraordinaire !
Mais, sous cet enthousiasme qui allait être décidément la noteélégante du jour, Mme Bourdelais gardait sonsang-froid de ménagère pratique. Elle examinait avec soin une piècede Paris-Bonheur, car elle était uniquement venue pour profiter dubon marché exceptionnel de cette soie, si elle la jugeaitréellement avantageuse. Sans doute elle en fut contente, elle endemanda vingt-cinq mètres, comptant bien couper là-dedans une robepour elle et un paletot pour sa petite fille.
– Comment ! tu pars déjà ? repritMme Desforges. Fais donc un tour avec nous.
– Non, merci, on m’attend chez moi… Je n’ai pas voulurisquer les enfants dans cette foule.
Et elle s’en alla, précédée du vendeur qui portait lesvingt-cinq mètres de soie, et qui la conduisit à la caisse 10, oùle jeune Albert perdait la tête, au milieu des demandes de facturesdont il était assiégé. Quand le vendeur put s’approcher, aprèsavoir débité sa vente d’un trait de crayon sur son cahier àsouches, il appela cette vente, que le caissier inscrivit auregistre ; puis, il y eut un contre-appel, et la feuilledétachée du cahier fut embrochée dans une pique de fer, près dutimbre aux acquits.
– Cent quarante francs, dit Albert.
Mme Bourdelais paya et donna son adresse, carelle était à pied, elle ne voulait pas s’embarrasser les mains.Déjà, derrière la caisse, Joseph tenait la soie,l’empaquetait ; et le paquet, jeté dans un panier roulant, futdescendu au service du départ, où toutes les marchandises dumagasin semblaient maintenant vouloir s’engouffrer avec un bruitd’écluse.
Cependant, l’encombrement devenait tel à la soie, queMme Desforges et Mme Marty nepurent d’abord trouver un commis libre. Elles restèrent debout,mêlées à la foule des dames qui regardaient les étoffes, lestâtaient, stationnaient là des heures, sans se décider. Mais ungrand succès s’indiquait surtout pour le Paris-Bonheur, autourduquel grandissait une de ces poussées d’engouement, dont labrusque fièvre décide d’une mode en un jour. Tous les vendeursn’étaient occupés qu’à métrer de cette soie ; on voyait,au-dessus des chapeaux, luire l’éclair pâle des lés dépliés, dansle continuel va-et-vient des doigts le long des mètres de chêne,suspendus à des tiges de cuivre ; on entendait le bruit desciseaux mordant le tissu, et cela sans arrêt, au fur et à mesure dudéballage, comme s’il n’y avait pas eu assez de bras pour suffireaux mains gloutonnes et tendues des clientes.
– C’est qu’elle n’est vraiment pas vilaine pour cinq francssoixante, dit Mme Desforges, qui avait réussi às’emparer d’une pièce, sur le bord d’une table.
Mme Marty et sa fille Valentine éprouvaient unedésillusion. Les journaux en avaient tant parlé, qu’elless’attendaient à quelque chose de plus fort et de plus brillant.Mais Bouthemont venait de reconnaîtreMme Desforges, et désireux de faire sa cour à unebelle personne qu’on prétendait toute-puissante sur le patron, ils’avançait avec son amabilité un peu grosse. Comment ! on nela servait pas ! c’était impardonnable ! Elle devait semontrer indulgente, car on ne savait vraiment plus où donner de latête. Et il cherchait des chaises au milieu des jupes voisines, ilriait de son rire bon enfant, où il y avait un amour brutal de lafemme, qui ne semblait pas déplaire à Henriette.
– Dites donc, murmura Favier, en allant prendre un cartonde velours dans une case, derrière Hutin, voilà Bouthemont qui vousfait votre particulière.
Hutin avait oublié Mme Desforges, mis hors delui par une vieille dame, qui, après l’avoir gardé un quartd’heure, venait d’acheter un mètre de satin noir pour un corset.Dans les moments de presse, on ne tenait plus compte du tableau deligne, les vendeurs servaient au hasard des clientes. Et ilrépondait à Mme Boutarel, en train d’achever sonaprès-midi au Bonheur des Dames, où elle était déjà restée troisheures le matin, lorsque l’avertissement de Favier lui causa unsursaut. Est-ce qu’il allait manquer la bonne amie du patron, dontil avait juré de tirer cent sous ? Ce serait le comble de lamalchance, car il ne s’était pas encore fait trois francs, avectous ces autres chignons qui traînaient !
Bouthemont, justement, répétait très haut :
– Voyons, messieurs, quelqu’un par ici !
Alors, Hutin passa Mme Boutarel à Robineauinoccupé.
– Tenez ! madame, adressez-vous au second… il vousrépondra mieux que moi.
Et il se précipita, il se fit remettre les articles deMme Marty par le vendeur aux lainages, qui avaitaccompagné ces dames. Ce jour-là, une excitation nerveuse devaittroubler la délicatesse de son flair. D’habitude, au premier coupd’œil jeté sur une femme, il disait si elle achèterait, et laquantité. Puis, il dominait la cliente, il se hâtait de l’expédierpour passer à une autre, en lui imposant son choix, en luipersuadant qu’il savait mieux qu’elle l’étoffe dont elle avaitbesoin.
– Madame, quel genre de soie ? demanda-t-il de son airle plus galant.
Mme Desforges ouvrait à peine la bouche, qu’ilreprenait :
– Je sais, j’ai votre affaire.
Quand la pièce de Paris-Bonheur fut dépliée, sur un coin étroitdu comptoir, entre des amoncellements d’autres soies,Mme Marty et sa fille s’approchèrent. Hutin, un peuinquiet, comprit qu’il s’agissait d’abord d’une fourniture pourcelles-ci. Des paroles à demi-voix s’échangeaient,Mme Desforges conseillait son amie.
– Oh ! sans doute, murmurait-elle, une soie de cinqfrancs soixante n’en vaudra jamais une de quinze, ni même une dedix.
– Elle est bien chiffon, répétaitMme Marty. J’ai peur que, pour un manteau, ellen’ait point assez de corps.
Cette remarque fit intervenir le vendeur. Il avait une politesseexagérée d’homme qui ne peut se tromper.
– Mais, madame, la souplesse est la qualité de cette soie.Elle ne se chiffonne pas… C’est absolument ce qu’il vous faut.
Impressionnées par une telle assurance, ces dames se taisaient.Elles avaient repris l’étoffe, l’examinaient de nouveau,lorsqu’elles se sentirent touchées à l’épaule. C’étaitMme Guibal qui, depuis une heure, marchait dans lemagasin, d’un pas de promenade, donnant à ses yeux la joie desrichesses entassées, sans acheter seulement un mètre de calicot. Etil y eut encore là une explosion de bavardages.
– Comment ! c’est vous !
– Oui, c’est moi, un peu bousculée seulement.
– N’est-ce pas ? il y a du monde, on ne circule plus…Et le salon oriental ?
– Ravissant !
– Mon Dieu ! quel succès !… Restez donc, nousirons là-haut ensemble.
– Non, merci, j’en viens.
Hutin attendait, cachant son impatience sous le sourire qui nequittait pas ses lèvres. Est-ce qu’elles allaient le tenirlongtemps là ? Les femmes vraiment se gênaient peu, c’étaitcomme si elles lui avaient volé de l’argent dans sa bourse. Enfin,Mme Guibal s’éloigna, continua sa lente promenadeen tournant d’un air ravi, autour du grand étalage de soies.
– Moi, à votre place, j’achèterais le manteau tout fait,dit Mme Desforges en revenant au Paris-Bonheur, çavous coûtera moins cher.
– Il est vrai qu’avec les garnitures et la façon, murmuraMme Marty. Puis, on a le choix.
Toutes trois s’étaient levées. Mme Desforgesreprit, debout devant Hutin :
– Veuillez nous conduire aux confections.
Il resta saisi, n’étant pas habitué à de pareilles défaites.Comment ! la dame brune n’achetait rien ! son flairl’avait donc trompé ! Il abandonna Mme Marty,il insista auprès d’Henriette, essaya sur elle sa puissance de bonvendeur.
– Et vous, madame, ne désirez-vous pas voir nos satins, nosvelours ?… Nous avons des occasions extraordinaires.
– Merci, une autre fois, répondit-elle tranquillement, enne le regardant pas plus qu’elle n’avait regardé Mignot.
Hutin dut reprendre les articles de Mme Marty etmarcher devant ces dames, pour les mener aux confections. Mais ileut encore la douleur de voir que Robineau était en train de vendreà Mme Boutarel un fort métrage de soie. Décidément,il n’avait plus de nez, il ne ferait pas quatre sous. Une raged’homme dépouillé, mangé par les autres, s’aigrissait sous lacorrection aimable de ses manières.
– Au premier, mesdames, dit-il sans cesser de sourire.
Ce n’était plus chose facile que de gagner l’escalier. Une houlecompacte de têtes roulait sous les galeries, s’élargissant enfleuve débordé au milieu du hall. Toute une bataille du négocemontait, les vendeurs tenaient à merci ce peuple de femmes, qu’ilsse passaient des uns aux autres, en luttant de hâte. L’heure étaitvenue du branle formidable de l’après-midi, quand la machinesurchauffée menait la danse des clientes et leur tirait l’argent dela chair. À la soie surtout, une folie soufflait, le Paris-Bonheurameutait une foule telle, que, pendant plusieurs minutes, Hutin neput faire un pas ; et Henriette, suffoquée, ayant levé lesyeux, aperçut en haut de l’escalier Mouret, qui revenait toujours àcette place, d’où il voyait la victoire. Elle sourit, espérantqu’il descendrait la dégager. Mais il ne la distinguait même pasdans la cohue, il était encore avec Vallagnosc, occupé à luimontrer la maison, la face rayonnante de triomphe. Maintenant, latrépidation intérieure étouffait les bruits du dehors ; onn’entendait plus ni le roulement des fiacres, ni le battement desportières ; il ne restait, au-delà du grand murmure de lavente, que le sentiment de Paris immense, d’une immensité quitoujours fournirait des acheteuses. Dans l’air immobile, oùl’étouffement du calorifère attiédissait l’odeur des étoffes, lebrouhaha augmentait, fait de tous les bruits, du piétinementcontinu, des mêmes phrases cent fois répétées autour des comptoirs,de l’or sonnant sur le cuivre des caisses assiégées par unebousculade de porte-monnaie, des paniers roulants dont les chargesde paquets tombaient sans relâche dans les caves béantes. Et, sousla fine poussière, tout arrivait à se confondre, on nereconnaissait pas la division des rayons : là-bas, la mercerieparaissait noyée ; plus loin, au blanc, un angle de soleil,entré par la vitrine de la rue Neuve-Saint-Augustin, était commeune flèche d’or dans la neige ; ici, à la ganterie et auxlainages, une masse épaisse de chapeaux et de chignons barrait leslointains du magasin. On ne voyait même plus les toilettes, lescoiffures seules surnageaient, bariolées de plumes et derubans ; quelques chapeaux d’homme mettaient des tachesnoires, tandis que le teint pâle des femmes, dans la fatigue et lachaleur, prenait des transparences de camélia. Enfin, grâce à sescoudes vigoureux, Hutin ouvrit un chemin à ces dames en marchantdevant elles. Mais, quand elle eut monté l’escalier, Henriette netrouva plus Mouret, qui venait de plonger Vallagnosc en pleinefoule, pour achever de l’étourdir, et pris lui-même du besoinphysique de ce bain du succès. Il perdait délicieusement haleine,c’était là contre ses membres comme un long embrassement de toutesa clientèle.
– À gauche, mesdames, dit Hutin, de sa voix prévenante,malgré son exaspération qui grandissait.
En haut, l’encombrement était le même. On envahissait jusqu’aurayon de l’ameublement, le plus calme d’ordinaire. Les châles, lesfourrures, la lingerie grouillaient de monde. Comme ces damestraversaient le rayon des dentelles, une nouvelle rencontre seproduisit. Mme de Boves était là, avec safille Blanche, toutes deux enfoncées dans des articles que Delocheleur montrait. Et Hutin dut faire encore une station, le paquet àla main.
– Bonjour !… Je pensais à vous.
– Moi, je vous ai cherchée. Mais comment voulez-vous qu’onse retrouve, au milieu de ce monde ?
– C’est magnifique, n’est-ce pas ?
– Éblouissant, ma chère. Nous ne tenons plus debout.
– Et vous achetez ?
– Oh ! non, nous regardons. Ça nous repose un peu,d’être assises.
En effet, Mme de Boves, n’ayant guère dansson porte-monnaie que l’argent de sa voiture, faisait sortir descartons toutes sortes de dentelles, pour le plaisir de les voir etde les toucher. Elle avait senti chez Deloche le vendeur débutant,d’une gaucherie lente, qui n’ose résister aux caprices desdames ; et elle abusait de sa complaisance effarée, elle letenait depuis une demi-heure, demandant toujours de nouveauxarticles. Le comptoir débordait, elle plongeait les mains dans ceflot montant de guipures, de malines, de valenciennes, dechantilly, les doigts tremblants de désir, le visage peu à peuchauffé d’une joie sensuelle ; tandis que Blanche, prèsd’elle, travaillée de la même passion, était très pâle, la chairsoufflée et molle.
Cependant, la conversation continuait, Hutin les aurait giflées,immobile, attendant leur bon plaisir.
– Tiens ! dit Mme Marty, vous regardezdes cravates et des voilettes pareilles aux miennes.
C’était vrai, Mme de Boves, que lesdentelles de Mme Marty tourmentaient depuis lesamedi, n’avait pu résister au besoin de se frotter du moins auxmêmes modèles, puisque la gêne où son mari la laissait ne luipermettait pas de les emporter. Elle rougit légèrement, elleexpliqua que Blanche avait voulu voir les cravates de blondeespagnole. Puis, elle ajouta :
– Vous allez aux confections… Eh bien ! à tout àl’heure. Voulez-vous dans le salon oriental ?
– C’est ça, dans le salon oriental… Hein ?superbe !
Elles se séparèrent en se pâmant, au milieu de l’encombrementproduit par la vente des entre-deux et des petites garnitures à basprix. Deloche, heureux d’être occupé, s’était remis à vider lescartons devant la mère et la fille. Et, lentement, parmi lesgroupes pressés le long des comptoirs, l’inspecteur Jouve sepromenait de son allure militaire, étalant sa décoration, gardantces marchandises précieuses et fines, si faciles à cacher au fondd’une manche. Quand il passa derrièreMme de Boves, surpris de la voir les brasplongés dans un tel flot de dentelles, il jeta un regard vif surses mains fiévreuses.
– À droite, mesdames, dit Hutin en reprenant sa marche.
Il était hors de lui. N’était-ce donc pas assez de lui fairemanquer une vente, en bas ? Voilà qu’elles l’attardaientmaintenant, à chaque détour du magasin ! Et, dans sonirritation, il y avait surtout la rancune des rayons de tissuscontre les rayons d’articles confectionnés, en lutte continuelle,se disputant les clientes, se volant leur tant pour cent et leurguelte. La soie, plus que les lainages encore, enrageait, lorsqu’illui fallait conduire aux confections une dame, qui se décidait pourun manteau, après s’être fait montrer des taffetas et desfailles.
– Mademoiselle Vadon ! dit Hutin d’une voix qui sefâchait, lorsqu’il fut enfin dans le comptoir.
Mais celle-ci passa sans l’écouter, toute à une vente qu’ellebâclait. La pièce était pleine, une queue de monde la traversaitdans un bout, entrant et sortant par la porte des dentelles etcelle de la lingerie, qui se faisaient face ; tandis que, aufond, des clientes en taille essayaient des vêtements, les reinscambrés devant les glaces. La moquette rouge étouffait le bruit despas, la voix haute et lointaine du rez-de-chaussée se mourait, cen’était plus que le murmure discret, la chaleur d’un salon,alourdie par toute une cohue de femmes.
– Mademoiselle Prunaire ! cria Hutin.
Et, comme celle-là ne s’arrêtait pas davantage, il ajouta entreses dents, de manière à ne pouvoir être entendu :
– Tas de guenons !
Lui, surtout, ne les aimait guère, les jambes cassées de monterl’escalier pour leur amener des acheteuses, furieux du gain qu’illes accusait de lui prendre ainsi dans la poche. C’était une luttesourde, où elles-mêmes apportaient une égale âpreté ; et, dansleur fatigue commune, toujours sur pied, la chair morte, les sexesdisparaissaient, il ne restait plus face à face que des intérêtscontraires, irrités par la fièvre du négoce.
– Alors, il n’y a personne ? demanda Hutin.
Mais il aperçut Denise. On l’occupait au déplié depuis le matin,on ne lui avait abandonné que quelques ventes douteuses, qu’elleavait manquées d’ailleurs. Quand il la reconnut, occupée àdébarrasser une table d’un tas énorme de vêtements, il courut lachercher.
– Tenez ! mademoiselle, servez donc ces dames quiattendent.
Vivement, il lui mit sur le bras les articles deMme Marty, qu’il était las de promener. Son sourirerevenait, et il y avait, dans ce sourire, la secrète méchancetéd’un vendeur d’expérience, se doutant de l’embarras où il allaitjeter ces dames et la jeune fille. Celle-ci, cependant, demeuraittout émue devant cette vente inespérée qui se présentait. Pour laseconde fois, il lui apparaissait comme un ami inconnu, fraternelet tendre, toujours prêt dans l’ombre à la sauver. Ses yeuxbrillèrent de gratitude, elle le suivit d’un long regard, pendantqu’il jouait des coudes, afin de regagner son rayon au plusvite.
– Je désirerais un manteau, ditMme Marty.
Alors, Denise la questionna. Quel genre de manteau ? Maisla cliente n’en savait rien, elle n’avait pas d’idée, elle voulaitvoir les modèles de la maison. Et la jeune fille, très lasse déjà,étourdie par le monde, perdit la tête ; elle n’avait jamaisservi qu’une clientèle rare, chez Cornaille, à Valognes ; elleignorait encore le nombre des modèles, et leur place, dans lesarmoires. Aussi n’en finissait-elle plus de répondre aux deux amiesqui s’impatientaient, lorsque Mme Aurélie aperçutMme Desforges, dont elle devait connaître laliaison, car elle se hâta de venir demander :
– On s’occupe de ces dames ?
– Oui, cette demoiselle qui cherche là-bas, réponditHenriette. Mais elle n’a pas l’air très au courant, elle ne trouverien.
Du coup, la première acheva de paralyser Denise, en allant luidire à demi-voix :
– Vous voyez bien que vous ne savez pas. Tenez-voustranquille, je vous prie.
Et appelant :
– Mademoiselle Vadon, un manteau !
Elle resta, pendant que Marguerite montrait les modèles.Celle-ci prenait avec les clientes une voix sèchement polie, uneattitude désagréable de fille vêtue de soie, frottée à toutes lesélégances, dont elle gardait, à son insu même, la jalousie et larancune. Lorsqu’elle entendit Mme Marty direqu’elle ne voulait pas dépasser deux cents francs, elle eut unemoue de pitié. Oh ! madame mettrait davantage, il étaitimpossible avec deux cents francs que madame trouvât quelque chosede convenable. Et elle jetait, sur un comptoir, les manteauxordinaires, d’un geste qui signifiait : « Voyez donc,est-ce pauvre ! » Mme Marty n’osait lestrouver bien. Elle se pencha pour murmurer à l’oreille deMme Desforges :
– Hein ? n’aimez-vous pas mieux être servie par deshommes ?… On est plus à l’aise.
Enfin, Marguerite apporta un manteau de soie garni de jais,qu’elle traitait avec respect. Et Mme Aurélieappela Denise.
– Servez à quelque chose, au moins… Mettez ça sur vosépaules.
Denise, frappée au cœur, désespérant de jamais réussir dans lamaison, était demeurée immobile, les mains ballantes. On allait larenvoyer sans doute, les enfants seraient sans pain. Le brouhaha dela foule bourdonnait dans sa tête, elle se sentait chanceler, lesmuscles meurtris d’avoir soulevé des brassées de vêtements, besognede manœuvre qu’elle n’avait jamais faite. Pourtant, il lui fallutobéir, elle dut laisser Marguerite draper le manteau sur elle,comme sur un mannequin.
– Tenez-vous droite, dit Mme Aurélie.
Mais, presque aussitôt, on oublia Denise. Mouret venait d’entreravec Vallagnosc et Bourdoncle ; et il saluait ces dames, ilrecevait leurs compliments pour sa magnifique exposition desnouveautés d’hiver. On se récria forcément sur le salon oriental.Vallagnosc, qui achevait sa promenade à travers les comptoirs,témoignait plus de surprise que d’admiration ; car, aprèstout, pensait-il dans sa nonchalance de pessimiste, ce n’étaitjamais que beaucoup de calicot à la fois. Quant à Bourdoncle, iloubliait qu’il était de l’établissement, il félicitait aussi sonpatron, afin de lui faire oublier ses doutes et ses persécutionsinquiètes du matin.
– Oui, oui, ça marche assez bien, je suis content, répétaitMouret radieux, répondant par un sourire aux tendres regardsd’Henriette. Mais il ne faut pas que je vous dérange, mesdames.
Alors, tous les yeux revinrent sur Denise. Elle s’abandonnaitaux mains de Marguerite, qui la faisait tourner lentement.
– Hein ? qu’en pensez-vous ? demandaMme Marty à Mme Desforges.
Cette dernière décidait, en arbitre suprême de la mode.
– Il n’est pas mal, et de coupe originale… Seulement, il mesemble peu gracieux de la taille.
– Oh ! intervint Mme Aurélie, ilfaudrait le voir sur madame elle-même… Vous comprenez, il ne faitaucun effet sur mademoiselle, qui n’est guère étoffée…Redressez-vous donc, mademoiselle, donnez-lui toute sonimportance.
On sourit. Denise était devenue très pâle. Une honte la prenait,d’être ainsi changée en une machine qu’on examinait et dont onplaisantait librement. Mme Desforges, cédant à uneantipathie de nature contraire, agacée par le visage doux de lajeune fille, ajouta méchamment :
– Sans doute, il irait mieux si la robe de mademoiselleétait moins large.
Et elle jetait à Mouret le regard moqueur d’une Parisienne, quel’attifement ridicule d’une provinciale égayait. Celui-ci sentit lacaresse amoureuse de ce coup d’œil, le triomphe de la femmeheureuse de sa beauté et de son art. Aussi, par gratitude d’hommeadoré, crut-il devoir railler à son tour, malgré la bienveillancequ’il éprouvait pour Denise, dont sa nature galante subissait lecharme secret.
– Puis, il faudrait être peignée, murmura-t-il.
Ce fut le comble. Le directeur daignait rire, toutes cesdemoiselles éclatèrent. Marguerite risqua un léger gloussement defille distinguée qui se retient ; Clara avait lâché une vente,pour se faire du bon sang à son aise ; même des vendeuses dela lingerie étaient venues, attirées par la rumeur. Quant à cesdames, elles s’amusaient plus discrètement, d’un air d’intelligencemondaine ; tandis que, seul, le profil impérial deMme Aurélie ne riait pas, comme si les beauxcheveux sauvages et les fines épaules virginales de la débutantel’eussent déshonorée, dans la bonne tenue de son rayon. Deniseavait encore pâli, au milieu de tout ce monde qui se moquait. Ellese sentait violentée, mise à nu, sans défense. Quelle était donc safaute, pour qu’on s’attaquât de la sorte à sa taille trop mince, àson chignon trop lourd ? Mais elle souffrait surtout du rirede Mouret et de Mme Desforges, avertie par uninstinct de leur entente, le cœur défaillant d’une douleurinconnue ; cette dame était bien mauvaise, de s’en prendreainsi à une pauvre fille qui ne disait rien ; et lui,décidément, la glaçait d’une peur où tous ses autres sentimentssombraient, sans qu’elle pût les analyser. Alors, dans son abandonde paria, atteinte à ses plus intimes pudeurs de femme et révoltéecontre l’injustice, elle étrangla les sanglots qui lui montaient àla gorge.
– N’est-ce pas ? Qu’elle se peigne demain, c’estinconvenant, répétait à Mme Aurélie le terribleBourdoncle, qui dès l’arrivée avait condamné Denise, plein demépris pour ses petits membres.
Et la première vint enfin enlever le manteau des épaules decelle-ci, en lui disant tout bas :
– Eh bien ! mademoiselle, voilà un joli début.Vraiment, si vous avez voulu montrer ce dont vous êtes capable… Onn’est pas plus sotte.
Denise, de peur que les larmes ne lui jaillissent des yeux, sehâta de retourner au tas de vêtements qu’elle transportait etqu’elle classait sur un comptoir. Là, au moins, elle était perduedans la foule, la fatigue l’empêchait de penser. Mais elle sentitprès d’elle la vendeuse de la lingerie, qui, le matin déjà, avaitpris sa défense. Cette dernière venait de suivre la scène, elle luimurmurait à l’oreille :
– Ma pauvre fille, ne soyez donc pas si sensible. Renfoncezça, autrement on vous en fera bien d’autres… Moi qui vous parle, jesuis de Chartres. Oui, parfaitement, Pauline Cugnot ; et mesparents sont meuniers, là-bas… Eh bien ! on m’aurait mangée,les premiers jours, si je ne m’étais pas mise en travers… Allons,du courage ! donnez-moi la main, nous causerons gentiment,quand vous voudrez.
Cette main qui se tendait, redoubla le trouble de Denise. Ellela serra furtivement, elle se hâta d’enlever une lourde charge depaletots, craignant encore de mal faire et d’être grondée, si onlui savait une amie.
Cependant, Mme Aurélie elle-même venait de poserle manteau sur les épaules de Mme Marty, et l’on serécriait : Oh ! très bien ! ravissant ! tout desuite, ça prenait une tournure. Mme Desforgesdéclara qu’on ne trouverait pas mieux. Il y eut des saluts, Mouretprit congé, tandis que Vallagnosc, qui avait aperçu aux dentellesMme de Boves et sa fille, se hâta d’alleroffrir son bras à la mère. Déjà Marguerite, debout devant une descaisses de l’entresol, appelait les divers achats deMme Marty, qui paya et qui donna l’ordre de porterle paquet dans sa voiture. Mme Desforges avaitretrouvé tous ses articles à la caisse 10. Puis, ces dames serencontrèrent une fois encore dans le salon oriental. Ellespartaient, mais ce fut au milieu d’une crise bavarde d’admiration.Mme Guibal elle-même s’exaltait.
– Oh ! délicieux !… On se diraitlà-bas !
– N’est-ce pas, un vrai harem ? Et pas cher !
– Les Smyrne, ah ! les Smyrne ! quels tons,quelle finesse !
– Et ce Kurdistan, voyez donc ! unDelacroix !
Lentement, la foule diminuait. Des volées de cloche, à une heured’intervalle, avaient déjà sonné les deux premières tables dusoir ; la troisième allait être servie, et dans les rayons,peu à peu déserts, il ne restait que des clientes attardées, à quileur rage de dépense faisait oublier l’heure. Du dehors, nevenaient plus que les roulements des derniers fiacres, au milieu dela voix empâtée de Paris, un ronflement d’ogre repu, digérant lestoiles et les draps, les soies et les dentelles, dont on le gavaitdepuis le matin. À l’intérieur, sous le flamboiement des becs degaz, qui, brûlant dans le crépuscule, avaient éclairé les secoussessuprêmes de la vente, c’était comme un champ de bataille encorechaud du massacre des tissus. Les vendeurs, harassés de fatigue,campaient parmi la débâcle de leurs casiers et de leurs comptoirs,que paraissait avoir saccagés le souffle furieux d’un ouragan. Onlongeait avec peine les galeries du rez-de-chaussée, obstruées parla débandade des chaises ; il fallait enjamber, à la ganterie,une barricade de cartons, entassés autour de Mignot ; auxlainages, on ne passait plus du tout, Liénard sommeillait au-dessusd’une mer de pièces, où des piles restées debout, à moitiédétruites, semblaient des maisons dont un fleuve débordé charrieles ruines ; et, plus loin, le blanc avait neigé à terre, onbutait contre des banquises de serviettes, on marchait sur lesflocons légers des mouchoirs. Mêmes ravages en haut, dans lesrayons de l’entresol : les fourrures jonchaient les parquets,les confections s’amoncelaient comme des capotes de soldats mishors de combat, les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées,jetées au hasard, faisaient songer à un peuple de femmes qui seserait déshabillé là, dans le désordre d’un coup de désir ;tandis que, en bas, au fond de la maison, le service du départ, enpleine activité, dégorgeait toujours les paquets dont il éclataitet qu’emportaient les voitures, dernier branle de la machinesurchauffée. Mais, à la soie surtout, les clientes s’étaient ruéesen masse ; là, elles avaient fait place nette ; on ypassait librement, le hall restait nu, tout le colossalapprovisionnement du Paris-Bonheur venait d’être déchiqueté,balayé, comme sous un vol de sauterelles dévorantes. Et, au milieude ce vide, Hutin et Favier feuilletaient leurs cahiers de débit,calculaient leur tant pour cent, essoufflés de la lutte. Faviers’était fait quinze francs, Hutin n’avait pu arriver qu’à treize,battu ce jour-là, enragé de sa mauvaise chance. Leurs yeuxs’allumaient de la passion du gain, tout le magasin autour d’euxalignait également des chiffres et flambait d’une même fièvre, dansla gaieté brutale des soirs de carnage.
– Eh bien ! Bourdoncle, cria Mouret, tremblez-vousencore ?
Il était revenu à son poste favori, en haut de l’escalier del’entresol, contre la rampe ; et, devant le massacre d’étoffesqui s’étalait sous lui, il avait un rire victorieux. Ses craintesdu matin, ce moment d’impardonnable faiblesse que personne neconnaîtrait jamais, le jetait à un besoin tapageur de triomphe. Lacampagne était donc définitivement gagnée, le petit commerce duquartier mis en pièces, le baron Hartmann conquis, avec sesmillions et ses terrains. Pendant qu’il regardait les caissierspenchés sur leurs registres, additionnant les longues colonnes dechiffres, pendant qu’il écoutait le petit bruit de l’or, tombant deleurs doigts dans les sébiles de cuivre, il voyait déjà le Bonheurdes Dames grandir démesurément, élargir son hall, prolonger sesgaleries jusqu’à la rue du Dix-Décembre.
– Et maintenant, reprit-il, êtes-vous convaincu que lamaison est trop petite ?… On aurait vendu le double.
Bourdoncle s’humiliait, ravi du reste d’être dans son tort. Maisun spectacle les rendit graves. Comme tous les soirs, Lhomme,premier caissier de la vente, venait de centraliser les recettesparticulières de chaque caisse ; après les avoir additionnées,il affichait la recette totale, en embrochant dans sa pique de ferla feuille où elle était inscrite ; et il montait ensuitecette recette à la caisse centrale, dans un portefeuille et dansdes sacs, selon la nature du numéraire. Ce jour-là, l’or etl’argent dominaient, il gravissait lentement l’escalier, portanttrois sacs énormes. Privé de son bras droit, coupé au coude, il lesserrait de son bras gauche contre sa poitrine, il en maintenait unavec son menton, pour l’empêcher de glisser. Son souffle forts’entendait de loin, il passait, écrasé et superbe, au milieu durespect des commis.
– Combien, Lhomme ? demanda Mouret.
Le caissier répondit :
– Quatre-vingt mille sept cent quarante-deux francs dixcentimes !
Un rire de jouissance souleva le Bonheur des Dames. Le chiffrecourait. C’était le plus gros chiffre qu’une maison de nouveautéseût encore jamais atteint en un jour.
Et, le soir, lorsque Denise monta se coucher, elle s’appuyaitaux cloisons de l’étroit corridor, sous le zinc de la toiture. Danssa chambre, la porte fermée, elle s’abandonna sur le lit, tellementles pieds lui faisaient du mal. Longtemps, elle regarda d’un airhébété la table de toilette, l’armoire, toute cette nudité d’hôtelgarni. C’était donc là qu’elle allait vivre ; et sa premièrejournée se creusait, abominable, sans fin. Jamais elle netrouverait le courage de la recommencer. Puis, elle s’aperçutqu’elle était vêtue de soie ; cet uniforme l’accablait, elleeut l’enfantillage, pour défaire sa malle, de vouloir remettre savieille robe de laine, restée au dossier d’une chaise. Mais quandelle fut rentrée dans ce pauvre vêtement à elle, une émotionl’étrangla, les sanglots qu’elle contenait depuis le matincrevèrent brusquement en un flot de larmes chaudes. Elle étaitretombée sur le lit, elle pleurait au souvenir de ses deux enfants,elle pleurait toujours sans avoir la force de se déchausser, ivrede fatigue et de tristesse.
Le lendemain, Denise était descendue au rayon depuis unedemi-heure à peine, lorsque Mme Aurélie lui dit desa voix brève :
– Mademoiselle, on vous demande à la direction.
La jeune fille trouva Mouret seul, assis dans le grand cabinettendu de reps vert. Il venait de se rappeler « la malpeignée », comme la nommait Bourdoncle ; et lui quirépugnait d’ordinaire au rôle de gendarme, il avait eu l’idée de lafaire comparaître pour la secouer un peu, si elle était toujoursfagotée en provinciale. La veille, malgré sa plaisanterie, il avaitéprouvé devant Mme Desforges, une contrariétéd’amour-propre, en voyant discuter l’élégance d’une de sesvendeuses. C’était, chez lui, un sentiment confus, un mélange desympathie et de colère.
– Mademoiselle, commença-t-il, nous vous avions prise parégard pour votre oncle, et il ne faut pas nous mettre dans latriste nécessité…
Mais il s’arrêta. En face de lui, de l’autre côté du bureau,Denise se tenait droite, sérieuse et pâle. Sa robe de soie n’étaitplus trop large, serrant sa taille ronde, moulant les lignes puresde ses épaules de vierge ; et, si sa chevelure, nouée engrosses tresses, restait sauvage, elle tâchait du moins de secontenir. Après s’être endormie toute vêtue, les yeux épuisés delarmes, la jeune fille, en se réveillant vers quatre heures, avaiteu honte de cette crise de sensibilité nerveuse. Et elle s’étaitmise immédiatement à rétrécir la robe, elle avait passé une heuredevant l’étroit miroir, le peigne dans ses cheveux, sans pouvoirles réduire, comme elle l’aurait voulu.
– Ah ! Dieu merci ! murmura Mouret, vous êtesmieux, ce matin… Seulement, ce sont encore ces diablesses demèches !
Il s’était levé, il vint corriger sa coiffure, du même gestefamilier dont Mme Aurélie avait essayé de le fairela veille.
– Tenez ! rentrez donc ça derrière l’oreille… Lechignon est trop haut.
Elle n’ouvrait pas la bouche, elle se laissait arranger. Malgréson serment d’être forte, elle était arrivée toute froide dans lecabinet, avec la certitude qu’on l’appelait pour lui signifier sonrenvoi. Et l’évidente bienveillance de Mouret ne la rassurait pas,elle continuait à le redouter, à ressentir près de lui ce malaisequ’elle expliquait par un trouble bien naturel, devant l’hommepuissant dont sa destinée dépendait. Quand il la vit si tremblantesous ses mains qui lui effleuraient la nuque, il eut regret de cemouvement d’obligeance, car il craignait surtout de perdre sonautorité.
– Enfin, mademoiselle, reprit-il en mettant de nouveau lebureau entre elle et lui, tâchez de veiller sur votre tenue. Vousn’êtes plus à Valognes, étudiez nos Parisiennes… Si le nom de votreoncle a suffi pour vous ouvrir notre maison, je veux croire quevous tiendrez ce que votre personne m’a semblé promettre. Lemalheur est que tout le monde ici ne partage point mon avis… Vousvoilà prévenue, n’est-ce pas ? Ne me faites pas mentir.
Il la traitait en enfant, avec plus de pitié que de bonté, sacuriosité du féminin simplement mise en éveil par la femmetroublante qu’il sentait naître chez cette enfant pauvre etmaladroite. Et elle, pendant qu’il la sermonnait, ayant aperçu leportrait de Mme Hédouin, dont le beau visagerégulier souriait gravement dans le cadre d’or, se trouvait reprised’un frisson, malgré les paroles encourageantes qu’il luiadressait. C’était la dame morte, celle que le quartier l’accusaitd’avoir tuée, pour fonder la maison sur le sang de ses membres.
Mouret parlait toujours.
– Allez, dit-il enfin, assis et continuant à écrire.
Elle s’en alla, elle eut dans le corridor un soupir de profondsoulagement.
À partir de ce jour, Denise montra son grand courage. Sous lescrises de sa sensibilité, il y avait une raison sans cesseagissante, toute une bravoure d’être faible et seul, s’obstinantgaiement au devoir qu’elle s’imposait. Elle faisait peu de bruit,elle allait devant elle, droit à son but, par-dessus lesobstacles ; et cela simplement, naturellement, car sa naturemême était dans cette douceur invincible.
D’abord, elle eut à surmonter les terribles fatigues du rayon.Les paquets de vêtements lui cassaient les bras, au point que,pendant les six premières semaines, elle criait la nuit en seretournant, courbaturée, les épaules meurtries. Mais elle souffritplus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de Valognes,et que le manque d’argent l’empêchait de remplacer par des bottineslégères. Toujours debout, piétinant du matin au soir, grondée si onla voyait s’appuyer une minute contre la boiserie, elle avait lespieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyésdans des brodequins de torture ; les talons battaient defièvre, la plante s’était couverte d’ampoules, dont la peauarrachée se collait à ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrementdu corps entier, les membres et les organes tirés par cettelassitude des jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme,que trahissaient les pâles couleurs de sa chair. Et elle, si mince,l’air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeusesdevaient quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales.Sa bonne grâce à souffrir, l’entêtement de sa vaillance lamaintenaient souriante et droite, lorsqu’elle défaillait, à bout deforces, épuisée par un travail auquel des hommes auraientsuccombé.
Ensuite, son tourment fut d’avoir le rayon contre elle. Aumartyre physique s’ajoutait la sourde persécution de ses camarades.Après deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pasencore désarmées. C’étaient des mots blessants, des inventionscruelles, une mise à l’écart qui la frappait au cœur, dans sonbesoin de tendresse. On l’avait longtemps plaisantée sur son débutfâcheux ; les mots de « sabot », de « tête depioche » circulaient, celles qui manquaient une vente étaientenvoyées à Valognes, elle passait enfin pour la bête du comptoir.Puis, lorsqu’elle se révéla plus tard comme une vendeuseremarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il yeut une stupeur indignée ; et, à partir de ce moment, cesdemoiselles s’entendirent de manière à ne jamais lui laisser unecliente sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d’une haineinstinctive, serraient les rangs pour ne pas être mangées par cettenouvelle venue, qu’elles redoutaient sous leur affectation dedédain. Quant à Mme Aurélie, elle était blessée dela réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas autour desa jupe d’un air d’admiration caressante ; aussil’abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées desa cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d’uneflatterie continue, dont sa forte personne autoritaire avait besoinpour s’épanouir. Un instant, la seconde,Mme Frédéric, parut ne pas entrer dans lecomplot ; mais ce devait être par inadvertance, car elle semontra également dure, dès qu’elle s’aperçut des ennuis où sesbonnes manières pouvaient la mettre. Alors, l’abandon fut complet,toutes s’acharnèrent sur « la mal peignée », celle-civécut dans une lutte de chaque heure, n’arrivant avec tout soncourage qu’à se maintenir au rayon, difficilement.
Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire labrave et la gracieuse, dans une robe de soie qui ne lui appartenaitpoint ; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, maltraitée, sous la continuelle menace d’un renvoi brutal. Sa chambreétait son unique refuge, le seul endroit où elle s’abandonnaitencore à des crises de larmes, lorsqu’elle avait trop souffertdurant le jour. Mais un froid terrible y tombait du zinc de latoiture, couverte des neiges de décembre ; elle devait sepelotonner dans son lit, jeter tous ses vêtements sur elle, pleurersous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le visage.Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle rencontrait leregard sévère de Bourdoncle pendant le service, elle était prised’un tremblement, car elle sentait en lui un ennemi naturel, qui nelui pardonnerait pas la plus légère faute. Et, au milieu de cettehostilité générale, l’étrange bienveillance de l’inspecteur Jouvel’étonnait ; s’il la trouvait à l’écart, il lui souriait,cherchait un mot aimable ; deux fois, il lui avait évité desréprimandes, sans qu’elle lui en témoignât de la gratitude, plustroublée que touchée de sa protection.
Un soir, après le dîner, comme ces demoiselles rangeaient lesarmoires, Joseph vint avertir Denise qu’un jeune homme lademandait, en bas. Elle descendit, très inquiète.
– Tiens ! dit Clara, la mal peignée a donc unamoureux ?
– Faut avoir faim, dit Marguerite.
En bas, sous la porte, Denise trouva son frère Jean. Elle luiavait formellement défendu de se présenter ainsi au magasin, ce quiproduisait le plus mauvais effet. Mais elle n’osa le gronder,tellement il paraissait hors de lui, sans casquette, essouffléd’être venu en courant du faubourg du Temple.
– As-tu dix francs ? balbutia-t-il. Donne-moi dixfrancs ou je suis un homme perdu.
Ce grand galopin aux cheveux blonds envolés, était si drôle,avec son beau visage de fille, en lançant cette phrase demélodrame, qu’elle aurait souri, sans l’angoisse où la mettait lademande d’argent.
– Comment ! dix francs ? murmura-t-elle. Qu’ya-t-il donc ?
Il rougit, il expliqua qu’il avait rencontré la sœur d’uncamarade. Denise le fit taire, gagnée par son embarras, n’ayant pasbesoin d’en savoir davantage. À deux reprises, il était accourudéjà pratiquer des emprunts semblables ; mais il s’agissaitseulement, la première fois de vingt-cinq sous, et la seconde detrente sous. Toujours il retombait dans des histoires de femme.
– Je ne peux pas te donner dix francs, reprit-elle. Le moisde Pépé n’est pas encore payé, et j’ai tout juste l’argent. Il merestera à peine de quoi acheter des bottines dont j’ai grandbesoin… À la fin, tu n’es pas raisonnable, Jean. C’est trèsmal.
– Alors, je suis perdu, répéta-t-il avec un geste tragique.Écoute, petite sœur : c’est une grande brune, nous sommesallés au café en compagnie du frère, moi je ne me doutais pas queles consommations…
Elle dut l’interrompre de nouveau, et comme des larmes montaientaux yeux du cher écervelé, elle tira son porte-monnaie, en sortitune pièce de dix francs, qu’elle lui glissa dans la main. Tout desuite, il se mit à rire.
– Je savais bien… Mais, parole d’honneur ! jamais plusdésormais ! Il faudrait être un fameux chenapan.
Et il reprit sa course, après l’avoir baisée sur les joues commeun fou. Dans le magasin, des employés s’étonnaient.
Cette nuit-là, Denise dormit d’un mauvais sommeil. Depuis sonentrée au Bonheur des Dames, l’argent était son cruel souci. Ellerestait toujours au pair, sans appointements fixes ; et, commeces demoiselles du rayon l’empêchaient de vendre, elle arrivaittout juste à payer la pension de Pépé, grâce aux clientes sansconséquence qu’on lui abandonnait. C’était pour elle une misèrenoire, la misère en robe de soie. Souvent elle devait passer lanuit, elle entretenait son mince trousseau, reprisant son linge,raccommodant ses chemises comme de la dentelle ; sans compterqu’elle avait posé des pièces à ses souliers, aussi adroitementqu’un cordonnier aurait pu le faire. Elle risquait des lessivesdans sa cuvette. Mais sa vieille robe de laine l’inquiétaitsurtout ; elle n’en avait pas d’autres, elle était forcée dela remettre chaque soir, quand elle quittait la soie d’uniforme, cequi l’usait terriblement ; une tache lui donnait la fièvre, lemoindre accroc devenait une catastrophe. Et rien à elle, pas unsou, pas de quoi acheter les menus objets dont une femme abesoin ; elle avait dû attendre quinze jours pour renouvelersa provision de fil et d’aiguilles. Aussi étaient-ce des désastres,lorsque Jean, avec ses histoires d’amour, tombait tout d’un coup etsaccageait le budget. Une pièce de vingt sous emportée creusait ungouffre. Quant à trouver dix francs le lendemain, il ne fallait pasy songer un instant. Jusqu’au petit jour, elle eut des cauchemars,Pépé jeté à la rue, tandis qu’elle retournait les pavés de sesdoigts meurtris, pour voir s’il n’y avait pas de l’argentdessous.
Le lendemain, justement, elle eut à sourire, à jouer son rôle defille bien mise. Des clientes connues vinrent au rayon,Mme Aurélie l’appela plusieurs fois, lui jeta surles épaules des manteaux, afin qu’elle en fit valoir les coupesnouvelles. Et, tandis qu’elle se cambrait, avec des grâces imposéesde gravures de mode, elle songeait aux quarante francs de lapension de Pépé, qu’elle avait promis de payer le soir. Elle sepasserait bien encore de bottines, ce mois-là ; mais, enjoignant même aux trente francs qui lui restaient, les quatrefrancs mis de côté sou à sou, cela ne lui ferait jamais quetrente-quatre francs ; et, où prendrait-elle six francs pourcompléter la somme ? C’était une angoisse dont son cœurdéfaillait.
– Remarquez, les épaules sont libres, disaitMme Aurélie. C’est très distingué et très commode…Mademoiselle peut croiser les bras.
– Oh ! parfaitement, répétait Denise, qui gardait unair aimable. On ne le sent pas… Madame en sera contente.
Maintenant, elle se reprochait d’être allée, l’autre dimanche,chercher Pépé chez Mme Gras, pour le promener auxChamps-Élysées. Le pauvre enfant sortait si rarement avecelle ! Mais il avait fallu lui acheter du pain d’épice et unepelle, puis le mener voir Guignol ; et tout de suite celaétait monté à vingt-neuf sous. Vraiment, Jean ne songeait guère aupetit, lorsqu’il faisait des sottises. Ensuite, tout retombait surelle.
– Du moment qu’il ne plaît pas à madame…, reprenait lapremière. Tenez ! mademoiselle, mettez la rotonde, afin quemadame juge.
Et Denise marchait à petits pas, la rotonde aux épaules, endisant :
– Elle est plus chaude… C’est la mode de cette année.
Jusqu’au soir, derrière sa bonne grâce de métier, elle setortura ainsi pour savoir où trouver de l’argent. Ces demoiselles,débordées, lui laissèrent faire une vente importante ; mais onétait au mardi, il fallait attendre quatre jours, avant de toucherla semaine. Après le dîner, elle résolut de remettre au lendemainsa visite chez Mme Gras. Elle s’excuserait, diraitavoir été retenue ; et d’ici là, peut-être aurait-elle les sixfrancs.
Comme Denise évitait les moindres dépenses, elle montait secoucher de bonne heure. Que pouvait-elle faire sur les trottoirs,sans un sou, avec sa sauvagerie, et toujours inquiétée par lagrande ville, où elle ne connaissait que les rues voisines dumagasin ? Après s’être risquée jusqu’au Palais-Royal, pourprendre l’air, elle rentrait vite, s’enfermait, se mettait à coudreou à savonner. C’était, le long du couloir des chambres, unepromiscuité de caserne, des filles souvent peu soignées, descommérages d’eaux de toilette et de linges sales, toute une aigreurqui se dépensait en brouilles et en raccommodements continuels. Dureste, défense de remonter pendant le jour ; elles ne vivaientpas là, elles y logeaient la nuit, n’y rentrant le soir qu’à ladernière minute, s’en échappant le matin, endormies encore, malréveillées par un débarbouillage rapide ; et ce coup de ventqui balayait sans cesse le couloir, la fatigue des treize heures detravail qui les jetait au lit sans un souffle, achevaient dechanger les combles en une auberge traversée par la maussaderieéreintée d’une débandade de voyageurs. Denise n’avait pas d’amie.De toutes ces demoiselles, une seule, Pauline Cugnot, luitémoignait quelque tendresse ; et encore, les rayons desconfections et de la lingerie, installés côte à côte, se trouvanten guerre ouverte, la sympathie des deux vendeuses avait dûjusque-là se borner à de rares paroles, échangées en courant.Pauline occupait bien une chambre voisine, à droite de la chambrede Denise ; mais, comme elle disparaissait au sortir de tableet ne revenait pas avant onze heures, cette dernière l’entendaitseulement se mettre au lit, sans jamais la rencontrer, en dehorsdes heures de travail.
Cette nuit-là, Denise s’était résignée à faire de nouveau lecordonnier. Elle tenait ses souliers, les examinait, regardaitcomment elle pourrait les mener au bout du mois. Enfin, avec uneforte aiguille, elle avait pris le parti de recoudre les semelles,qui menaçaient de quitter l’empeigne. Pendant ce temps, un col etdes manches trempaient dans la cuvette, pleine d’eau de savon.
Chaque soir, elle entendait les mêmes bruits, ces demoisellesqui rentraient une à une, de courtes conversations chuchotées, desrires, parfois des querelles, qu’on étouffait. Puis, les litscraquaient, il y avait des bâillements ; et les chambrestombaient à un lourd sommeil. Sa voisine de gauche rêvait souventtout haut, ce qui l’avait effrayée d’abord. Peut-être, d’autres, àson exemple, veillaient-elles pour se raccommoder, malgré lerèglement ; mais ce devait être avec les précautions qu’elleprenait elle-même, les gestes ralentis, les moindres chocs évités,car un silence frissonnant sortait seul des portes closes.
Onze heures étaient sonnées depuis dix minutes, lorsqu’un bruitde pas lui fit lever la tête. Encore une de ces demoiselles qui setrouvait en retard ! Et elle reconnut Pauline, en entendantcelle-ci ouvrir la porte d’à côté. Mais elle demeurastupéfaite : la lingère revenait doucement et frappait chezelle.
– Dépêchez-vous, c’est moi.
Il était défendu aux vendeuses de se recevoir dans leurschambres. Aussi Denise tourna-t-elle la clef vivement, pour que savoisine ne fût pas surprise par Mme Cabin, quiveillait à la stricte observation du règlement.
– Elle était là ? demanda-t-elle en refermant laporte.
– Qui ? Mme Cabin ? dit Pauline.Oh ! ce n’est pas d’elle que j’ai peur… Avec centsous !
Puis, elle ajouta :
– Voici longtemps que je veux causer. En bas, on ne peutjamais… Puis, vous m’avez eu l’air si triste, ce soir, àtable !
Denise la remerciait, la priait de s’asseoir, touchée de son airbonne fille. Mais, dans le trouble où cette visite imprévue lamettait, elle n’avait pas lâché le soulier qu’elle était en trainde recoudre ; et les yeux de Pauline tombèrent sur ce soulier.Elle hocha la tête, regarda autour d’elle, aperçut les manches etle col dans la cuvette.
– Ma pauvre enfant, je m’en doutais, reprit-elle.Allez ! je connais ça. Dans les premiers temps, quand je suisarrivée de Chartres, et que le père Cugnot ne m’envoyait pas unsou, j’en ai lavé de ces chemises ! Oui, oui, jusqu’à meschemises ! J’en avais deux, vous en auriez toujours trouvé unequi trempait.
Elle s’était assise, essoufflée d’avoir couru. Sa large face,aux petits yeux vifs, à la grande bouche tendre, avait une grâce,sous l’épaisseur des traits. Et, sans transition, tout d’un coup,elle conta son histoire : sa jeunesse au moulin, le pèreCugnot ruiné par un procès, et qui l’avait envoyée à Paris fairefortune, avec vingt francs dans la poche ; ensuite, ses débutscomme vendeuse, d’abord au fond d’un magasin des Batignolles, puisau Bonheur des Dames, de terribles débuts, toutes les blessures ettoutes les privations ; enfin, sa vie actuelle, les deux centsfrancs qu’elle gagnait par mois, les plaisirs qu’elle prenait,l’insouciance où elle laissait couler ses journées. Des bijoux, unebroche, une chaîne de montre, luisaient sur sa robe de drap grosbleu, pincée coquettement à la taille ; et elle souriait soussa toque de velours, ornée d’une grande plume grise.
Denise était devenue très rouge, avec son soulier. Elle voulaitbalbutier une explication.
– Puisque ça m’est arrivé ! répéta Pauline. Voyons, jesuis votre aînée, j’ai vingt-six ans et demi, sans que celaparaisse… Contez-moi vos petites affaires.
Alors, Denise céda, devant cette amitié qui s’offrait sifranchement. Elle s’assit en jupon, un vieux châle noué sur lesépaules, près de Pauline en toilette ; et une bonne causeries’engagea entre elles. Il gelait dans la chambre, le froid semblaity couler des murs mansardés, d’une nudité de prison ; maiselles ne s’apercevaient pas que leurs doigts avaient l’onglée,elles étaient toutes à leurs confidences. Peu à peu, Denise selivra, parla de Jean et de Pépé, dit combien la question d’argentla torturait ; ce qui les amena toutes deux à tomber sur cesdemoiselles des confections. Pauline se soulageait.
– Oh ! les mauvaises teignes ! Si elles seconduisaient en bonnes camarades, vous pourriez vous faire plus decent francs.
– Tout le monde m’en veut, sans que je sache pourquoi,disait Denise gagnée par les larmes. Ainsi M. Bourdoncle estsans cesse à me guetter, pour me prendre en faute, comme si je legênais… Il n’y a guère que le père Jouve…
L’autre l’interrompit.
– Ce vieux singe d’inspecteur ! Ah ! ma chère, nevous y fiez point… Vous savez, les hommes qui ont des grands nezcomme ça ! Il a beau étaler sa décoration, on raconte unehistoire qu’il aurait eue chez nous, à la lingerie… Mais que vousêtes donc enfant de vous chagriner ainsi ! Est-ce malheureuxd’être si sensible ! Pardi ! ce qui vous arrive, arrive àtoutes : on vous fait payer la bienvenue.
Elle lui saisit les mains, elle l’embrassa, emportée par son boncœur. La question d’argent était plus grave. Certainement, unepauvre fille ne pouvait soutenir ses deux frères, payer la pensiondu petit et régaler les maîtresses du grand, en ramassant lesquelques sous douteux dont les autres ne voulaient point ; caril était à craindre qu’on ne l’appointât pas avant la reprise desaffaires, en mars.
– Écoutez, il est impossible que vous teniez le coupdavantage, dit Pauline. Moi, à votre place…
Mais un bruit, venu du corridor, la fit taire. C’était peut-êtreMarguerite, qu’on accusait de se promener en chemise de nuit, pourmoucharder le sommeil des autres. La lingère, qui serrait toujoursles mains de son amie, la regarda un moment en silence, l’oreilletendue. Puis, elle recommença très bas, d’un air de tendreconviction :
– Moi, à votre place, je prendrais quelqu’un.
– Comment, quelqu’un ? murmura Denise, sans comprendred’abord.
Lorsqu’elle eut compris, elle retira ses mains, elle resta toutesotte. Ce conseil la gênait comme une idée qui ne lui était jamaisvenue, et dont elle ne voyait pas l’avantage.
– Oh ! non, répondit-elle simplement.
– Alors, continua Pauline, vous ne vous en sortirez pas,c’est moi qui vous le dis !… Les chiffres sont là :quarante francs pour le petit, des pièces de cent sous de temps àautre au grand ; et vous ensuite, vous qui ne pouvez toujoursaller mise comme une pauvresse, avec des souliers dont cesdemoiselles plaisantent ; oui, parfaitement, vos souliers vousfont du tort… Prenez quelqu’un, ce sera beaucoup mieux.
– Non, répéta Denise.
– Eh bien ! vous n’êtes pas raisonnable… C’est forcé,ma chère, et si naturel ! Nous avons toutes passé par là. Moi,tenez ! j’étais au pair, comme vous. Pas un liard. On estcouchée et nourrie, bien sûr ; mais il y a la toilette, puisil est impossible de rester sans un sou, renfermée dans sa chambre,à regarder voler les mouches. Alors, mon Dieu ! il faut selaisser aller…
Et elle parla de son premier amant, un clerc d’avoué, qu’elleavait connu dans une partie, à Meudon. Après celui-là, elle s’étaitmise avec un employé des postes. Enfin, depuis l’automne, ellefréquentait un vendeur du Bon Marché, un grand garçon très gentil,chez lequel elle passait toutes ses heures libres. Jamais qu’un àla fois, du reste. Elle était honnête, elle s’indignait, lorsqu’onparlait de ces filles qui se donnent au premier venu.
– Je ne vous dis point de vous mal conduire, aumoins ! reprit-elle vivement. Ainsi je ne voudrais pas êtrerencontrée en compagnie de votre Clara, de peur qu’on ne m’accusâtde faire la noce comme elle. Mais, quand on est tranquillement avecquelqu’un, et qu’on n’a aucun reproche à s’adresser… Ça vous sembledonc vilain ?
– Non, répondit Denise. Ça ne me va pas, voilà tout.
Il y eut un nouveau silence. Dans la petite chambre glacée,toutes deux se souriaient, émues de cette conversation à voixbasse.
– Et puis, il faudrait d’abord avoir de l’amitié pourquelqu’un, reprit-elle, les joues roses.
La lingère fut très étonnée. Elle finit par rire, et ellel’embrassa une seconde fois, en disant :
– Mais, ma chérie, quand on se rencontre et qu’on seplaît ! Êtes-vous drôle ! On ne vous forcera pas… Voyons,voulez-vous que dimanche Baugé nous conduise quelque part à lacampagne ? Il amènera un de ses amis.
– Non, répéta Denise avec une douceur entêtée.
Alors, Pauline n’insista plus. Chacune était maîtresse d’agir àson goût. Ce qu’elle en avait dit, c’était par bonté de cœur, carelle éprouvait un véritable chagrin de voir si malheureuse unecamarade. Et, comme minuit allait sonner, elle se leva pour partir.Mais, auparavant, elle força Denise à accepter les six francs quilui manquaient, en la suppliant de ne pas se gêner, de ne lesrendre que lorsqu’elle gagnerait davantage.
– Maintenant, ajouta-t-elle, éteignez votre bougie, pourqu’on ne sache pas quelle porte s’ouvre… Vous la rallumerezensuite.
La bougie éteinte, toutes deux se serrèrent encore lesmains ; et Pauline fila légèrement, rentra chez elle, sanslaisser d’autres bruits que le frôlement de sa jupe, au milieu dusommeil, écrasé de fatigue, des autres petites chambres.
Avant de se mettre au lit, Denise voulut achever de recoudre sonsoulier et faire son savonnage. Le froid devenait plus vif, àmesure que la nuit avançait. Mais elle ne le sentait pas, cettecauserie avait remué tout le sang de son cœur. Elle n’était pointrévoltée, il lui semblait bien permis d’arranger l’existence commeon l’entendait, lorsqu’on se trouvait seule et libre sur la terre.Jamais elle n’avait obéi à des idées, sa raison droite et sa naturesaine la maintenaient simplement dans l’honnêteté où elle vivait.Vers une heure, elle se coucha enfin. Non, elle n’aimait personne.Alors, à quoi bon déranger sa vie, gâter le dévouement maternelqu’elle avait voué à ses deux frères ? Pourtant, elle nes’endormait pas, des frissons tièdes montaient à sa nuque,l’insomnie faisait passer devant ses paupières closes des formesindistinctes, qui s’évanouissaient dans la nuit.
À partir de ce moment, Denise s’intéressa aux histoires tendresde son rayon. En dehors des heures de gros travail, on y vivaitdans une préoccupation constante de l’homme. Des comméragescouraient, des aventures égayaient ces demoiselles pendant huitjours. Clara était un scandale, avait trois entreteneurs,disait-on, sans compter la queue d’amants de hasard, qu’elletraînait derrière elle ; et, si elle ne quittait pas lemagasin, où elle travaillait le moins possible, dans le dédain d’unargent gagné plus agréablement ailleurs, c’était pour se couvriraux yeux de sa famille ; car elle avait la continuelle terreurdu père Prunaire, qui menaçait de tomber à Paris lui casser lesbras et les jambes à coups de sabot. Au contraire, Marguerite seconduisait bien, on ne lui connaissait pas d’amoureux ; celacausait une surprise, toutes se racontaient son aventure, lescouches qu’elle était venue cacher à Paris ; alors, commentavait-elle pu faire cet enfant, si elle était vertueuse ? etcertaines parlaient d’un hasard, en ajoutant qu’elle se gardaitmaintenant pour son cousin de Grenoble. Ces demoisellesplaisantaient aussi Mme Frédéric, lui prêtaient desrelations discrètes avec de grands personnages ; la véritéétait qu’on ne savait rien de ses affaires de cœur ; elledisparaissait le soir, raidie dans sa maussaderie de veuve, l’airpressé, sans que personne pût dire où elle courait si fort. Quantaux passions de Mme Aurélie, à ses prétenduesfringales de jeunes hommes obéissants, elles étaient certainementfausses : on inventait cela entre vendeuses mécontentes,histoire de rire. Peut-être la première avait-elle témoignéautrefois trop de maternité à un ami de son fils, seulement elleoccupait aujourd’hui, dans les nouveautés, une situation de femmesérieuse, qui ne s’amusait plus à de pareils enfantillages. Puis,venait le troupeau, la débandade du soir, neuf sur dix que desamants attendaient à la porte ; c’était, sur la place Gaillon,le long de la rue de la Michodière et de la rueNeuve-Saint-Augustin, toute une faction d’hommes immobiles,guettant du coin de l’œil ; et, quand le défilé commençait,chacun tendait le bras, emmenait la sienne, disparaissait encausant, avec une tranquillité maritale.
Mais ce qui troubla le plus Denise, ce fut de surprendre lesecret de Colomban. À toute heure, elle le trouvait de l’autre côtéde la rue, sur le seuil du Vieil Elbeuf, les yeux levés et nequittant pas du regard ces demoiselles des confections. Quand il sesentait guetté par elle, il rougissait, détournait la tête, commes’il eût redouté que la jeune fille ne le vendît à sa cousineGeneviève, bien qu’il n’y eût plus aucun rapport entre les Baudu etleur nièce, depuis l’entrée de celle-ci au Bonheur des Dames.D’abord, elle le crut amoureux de Marguerite, à voir ses airstransis d’amant qui désespère, car Marguerite, sage et couchant aumagasin, n’était point commode. Puis, elle resta stupéfaite,lorsqu’elle acquit la certitude que les regards ardents du commiss’adressaient à Clara. Il y avait des mois qu’il brûlait ainsi, surle trottoir d’en face, sans trouver le courage de sedéclarer ; et cela pour une fille libre, qui demeurait rueLouis-le-Grand, qu’il aurait pu aborder, avant qu’elle s’en allâtchaque soir au bras d’un nouvel homme ! Clara elle-même neparaissait pas se douter de sa conquête. La découverte de Denisel’emplit d’une émotion douloureuse. Était-ce donc si bête,l’amour ? Quoi ! ce garçon qui avait tout un bonheur sousla main, et qui gâtait sa vie, et qui adorait une gueuse comme unsaint-sacrement ! À partir de ce jour, elle éprouva unserrement de cœur, chaque fois qu’elle aperçut, derrière lescarreaux verdâtres du Vieil Elbeuf, le profil pâle et souffrant deGeneviève.
Le soir, Denise songeait ainsi, en regardant ces demoiselless’en aller avec leurs amants. Celles qui ne couchaient pas auBonheur des Dames, disparaissaient jusqu’au lendemain, rapportaientà leurs rayons l’odeur du dehors dans leurs jupes, tout un inconnutroublant. Et la jeune fille devait parfois répondre par un sourireau signe de tête amical dont la saluait Pauline, que Baugéattendait régulièrement dès huit heures et demie, debout à l’anglede la fontaine Gaillon. Puis, après être sortie la dernière etavoir fait son tour furtif de promenade, toujours seule, elle étaitrentrée la première, elle travaillait ou se couchait, la têteoccupée d’un rêve, prise de curiosité sur cette existence de Paris,qu’elle ignorait. Certes, elle ne jalousait pas ces demoiselles,elle était heureuse de sa solitude, de cette sauvagerie où ellevivait enfermée, comme au fond d’un refuge ; mais sonimagination l’emportait, tâchait de deviner les choses, évoquaitles plaisirs sans cesse contés devant elle, les cafés, lesrestaurants, les théâtres, les dimanches passés sur l’eau et dansles guinguettes. Toute une fatigue d’esprit lui en restait, undésir mêlé de lassitude ; et il lui semblait être déjàrassasiée de ces amusements, dont elle n’avait jamais goûté.
Cependant, il y avait peu de place pour les songeriesdangereuses, au milieu de son existence de travail. Dans lemagasin, sous l’écrasement des treize heures de besogne, on nepensait guère à des tendresses, entre vendeurs et vendeuses. Si labataille continuelle de l’argent n’avait effacé les sexes, ilaurait suffi, pour tuer le désir, de la bousculade de chaqueminute, qui occupait la tête et rompait les membres. À peinepouvait-on citer quelques rares liaisons d’amour, parmi leshostilités et les camaraderies d’homme à femme, les coudoiementssans fin de rayon à rayon. Tous n’étaient plus que des rouages, setrouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leurpersonnalité, additionnant simplement leurs forces, dans ce totalbanal et puissant de phalanstère. Au-dehors seulement, reprenait lavie individuelle, avec la brusque flambée des passions qui seréveillaient.
Denise vit pourtant un jour Albert Lhomme, le fils de lapremière, glisser un billet dans la main d’une demoiselle de lalingerie, après avoir traversé plusieurs fois le rayon, d’un aird’indifférence. On arrivait alors à la morte-saison d’hiver, qui vade décembre à février ; et elle avait des moments de repos,des heures passées debout, les yeux perdus dans les profondeurs dumagasin, à attendre les clientes. Les vendeuses des confectionsvoisinaient surtout avec les vendeurs des dentelles, sans quel’intimité forcée allât plus loin que des plaisanteries, échangéestout bas. Il y avait, aux dentelles, un second farceur quipoursuivait Clara de confidences abominables, simplement pour rire,si détaché au fond, qu’il n’essayait seulement pas de la retrouverdehors ; et c’étaient ainsi, d’un comptoir à l’autre, entreces messieurs et ces demoiselles, des coups d’œil d’intelligence,des mots qu’eux seuls comprenaient, parfois des causeriessournoises, le dos à demi tourné, l’air rêveur, pour donner lechange au terrible Bourdoncle. Quant à Deloche, longtemps il secontenta de sourire, en regardant Denise ; puis, ils’enhardit, lui murmura un mot d’amitié, lorsqu’il la coudoya. Lejour où elle aperçut le fils de Mme Aurélie donnantun billet à la lingère, Deloche justement lui demandait si elleavait bien déjeuné, par besoin de s’intéresser à elle, et netrouvant rien de plus aimable. Lui aussi vit la tache blanche de lalettre ; il regarda la jeune fille, tous deux rougirent decette intrigue nouée devant eux.
Mais Denise, sous ces haleines chaudes qui éveillaient peu à peula femme en elle, gardait encore sa paix d’enfant. Seule, larencontre de Hutin lui remuait le cœur. Du reste, ce n’était à sesyeux que de la reconnaissance, elle se croyait uniquement touchéede la politesse du jeune homme. Il ne pouvait amener une cliente aurayon, sans qu’elle demeurât confuse. Plusieurs fois, en revenantd’une caisse, elle se surprit faisant un détour, traversantinutilement le comptoir des soieries, la gorge gonflée d’émotion.Un après-midi, elle y trouva Mouret qui semblait la suivre d’unsourire. Il ne s’occupait plus d’elle, ne lui adressait de loin enloin une parole que pour la conseiller sur sa toilette et laplaisanter, en fille manquée, en sauvage qui tenait du garçon etdont il ne tirerait jamais une coquette, malgré sa science d’hommeà bonnes fortunes ; même il en riait, il descendait jusqu’àdes taquineries, sans vouloir s’avouer le trouble que lui causaitcette petite vendeuse, avec ses cheveux si drôles. Devant cesourire muet, Denise trembla, comme si elle était en faute.Savait-il donc pourquoi elle traversait la soierie,lorsqu’elle-même n’aurait pu expliquer ce qui la poussait à unpareil détour ?
Hutin, d’ailleurs, ne paraissait nullement s’apercevoir desregards reconnaissants de la jeune fille. Ces demoiselles n’étaientpas son genre, il affectait de les mépriser, en se vantant plus quejamais d’aventures extraordinaires avec des clientes : à soncomptoir, une baronne avait eu le coup de foudre, et la femme d’unarchitecte lui était tombée entre les bras, un jour qu’il allaitchez elle pour une erreur de métrage. Sous cette hâblerie normande,il cachait simplement des filles ramassées au fond des brasserieset des cafés-concerts. Comme tous les jeunes messieurs desnouveautés, il avait une rage de dépense, se battant la semaineentière à son rayon, avec une âpreté d’avare, dans le seul désir dejeter le dimanche son argent à la volée, sur les champs de courses,au travers des restaurants et des bals ; jamais une économie,pas une avance, le gain aussitôt dévoré que touché, l’insoucianceabsolue du lendemain. Favier n’était pas de ces parties. Hutin etlui, si liés au magasin, se saluaient à la porte et ne se parlaientplus ; beaucoup de vendeurs, en continuel contact, devenaientainsi des étrangers, ignorant leurs vies, dès qu’ils mettaient lepied dans la rue. Mais Hutin avait pour intime Liénard. Tous deuxhabitaient le même hôtel, l’hôtel de Smyrne, rue Sainte-Anne, unemaison noire entièrement occupée par des employés de commerce. Lematin, ils arrivaient ensemble ; puis, le soir, le premierlibre, lorsque le déplié de son comptoir était fait, allaitattendre l’autre au café Saint-Roch, rue Saint-Roch, un petit caféoù se réunissaient d’habitude les commis du Bonheur des Dames,braillant et buvant, jouant aux cartes dans la fumée des pipes.Souvent, ils restaient là, ne partaient que vers une heure, lorsquele maître de l’établissement, fatigué, les jetait dehors.D’ailleurs, depuis un mois, ils passaient la soirée trois fois parsemaine au fond d’un « beuglant » de Montmartre ; etils emmenaient des camarades, ils y faisaient un succès àMlle Laure, forte chanteuse, la dernière conquêtede Hutin, dont ils appuyaient le talent de si violents coups decanne et de telles clameurs, qu’à deux reprises déjà la policeavait dû intervenir.
L’hiver passa de la sorte, Denise obtint enfin trois centsfrancs d’appointements fixes. Il était temps, ses gros souliers netenaient plus. Le dernier mois, elle évitait même de sortir, pourne pas les crever d’un coup.
– Mon Dieu ! mademoiselle, vous faites un bruit avecvos chaussures ! répétait souvent Mme Aurélie,d’un air agacé. C’est insupportable… Qu’avez-vous donc auxpieds ?
Le jour où Denise descendit, chaussée de bottines d’étoffe,qu’elle avait payées cinq francs, Marguerite et Clara s’étonnèrentà demi-voix, de façon à être entendues.
– Tiens ! la mal peignée qui a lâché ses galoches, ditl’une.
– Ah bien ! reprit l’autre, elle a dû en pleurer…C’étaient les galoches de sa mère.
D’ailleurs, un soulèvement général se produisit contre Denise.Le comptoir avait fini par découvrir son amitié avec Pauline, et ilvoyait une bravade dans cette affection donnée à une vendeuse d’uncomptoir ennemi. Ces demoiselles parlaient de trahison,l’accusaient d’aller répéter à côté leurs moindres paroles. Laguerre de la lingerie et des confections en prit une violencenouvelle, jamais elle n’avait soufflé si rudement : des motsfurent échangés, raides comme des balles, et il y eut même unegifle, un soir, derrière les cartons de chemises. Peut-être, cettelointaine querelle venait-elle de ce que la lingerie portait desrobes de laine, lorsque les confections étaient vêtues desoie ; en tout cas, les lingères parlaient de leurs voisinesavec des moues révoltées d’honnêtes filles ; et les faits leurdonnaient raison, on avait remarqué que la soie semblait influersur les débordements des confectionneuses. Clara était souffletéedu troupeau de ses amants, Marguerite elle-même avait reçu sonenfant à la tête, tandis qu’on accusaitMme Frédéric de passions cachées. Tout cela à causede cette Denise !
– Mesdemoiselles, pas de vilains mots, tenez-vous !disait Mme Aurélie d’un air grave, au milieu descolères déchaînées de son petit peuple. Montrez qui vous êtes.
Elle préférait se désintéresser. Comme elle le confessait unjour, répondant à une question de Mouret, ces demoiselles nevalaient pas plus cher les unes que les autres. Mais, brusquement,elle se passionna, lorsqu’elle apprit de la bouche de Bourdonclequ’il venait de trouver au fond du sous-sol, son fils en traind’embrasser une lingère, cette vendeuse à qui le jeune hommeglissait des lettres. C’était abominable, et elle accusa carrémentla lingerie d’avoir fait tomber Albert dans un guet-apens ;oui, le coup était monté contre elle, on cherchait à la déshonoreren perdant un enfant sans expérience, après s’être convaincu queson rayon restait inattaquable. Elle ne criait si fort que pourembrouiller les choses, car elle n’avait aucune illusion sur sonfils, elle le savait capable de toutes les sottises. Un instant,l’affaire faillit devenir grave, le gantier Mignot s’y trouvamêlé ; il était l’ami d’Albert, il avantageait les maîtressesque ce dernier lui adressait, des filles en cheveux qui fouillaientpendant des heures dans les cartons ; et il y avait, en outre,une histoire de gants de Suède donnés à la lingère, dont personnen’eut le dernier mot. Enfin, le scandale fut étouffé, par égardpour la première des confections, que Mouret lui-même traitait avecdéférence. Bourdoncle, huit jours plus tard, se contenta decongédier, sous un prétexte, la vendeuse coupable de s’être laisséembrasser. S’ils fermaient les yeux sur les terribles noces dudehors, ces messieurs ne toléraient pas la moindre gaudriole dansla maison.
Et ce fut Denise qui souffrit de l’aventure.Mme Aurélie, toute renseignée qu’elle était, luigarda une sourde rancune ; elle l’avait vue rire avec Pauline,elle crut à une bravade, à des commérages sur les amours de sonfils. Alors, dans le rayon, elle isola la jeune fille davantageencore. Depuis longtemps, elle projetait d’emmener ces demoisellespasser un dimanche, près de Rambouillet, aux Rigolles, où elleavait acheté une propriété, sur ses cent premiers mille francsd’économie ; et, tout d’un coup, elle se décida, c’était unefaçon de punir Denise, de la mettre ouvertement à l’écart. Seule,cette dernière ne fut pas invitée. Quinze jours à l’avance, lerayon ne causa que de la partie : on regardait le ciel attiédipar le soleil de mai, on occupait déjà chaque heure de la journée,on se promettait tous les plaisirs, des ânes, du lait, du pain bis.Et rien que des femmes, ce qui était plus amusant !D’habitude, Mme Aurélie tuait de la sorte ses joursde congé, en se promenant avec des dames ; car elle avait sipeu l’habitude de se trouver en famille, elle était si mal à sonaise, si dépaysée, les rares soirs où elle pouvait dîner chez elle,entre son mari et son fils, qu’elle préférait, même ces soirs-là,lâcher le ménage et aller dîner au restaurant. Lhomme filait de soncôté, ravi de reprendre son existence de garçon, et Albert,soulagé, courait à ses gueuses ; si bien que, désaccoutumés dufoyer, se gênant et s’ennuyant ensemble le dimanche, tous les troisne faisaient guère que traverser leur appartement, ainsi qu’unhôtel banal où l’on couche à la nuit. Pour la partie deRambouillet, Mme Aurélie déclara simplement que lesconvenances empêchaient Albert d’en être, et que le père lui-mêmemontrerait du tact en refusant de venir ; ce dont les deuxhommes furent enchantés. Cependant, le bienheureux jour approchait,ces demoiselles ne tarissaient plus, racontaient des préparatifs detoilette, comme si elles partaient pour un voyage de sixmois ; tandis que Denise devait les entendre, pâle etsilencieuse dans son abandon.
– Hein ? elles vous font rager ? lui dit un matinPauline. C’est moi, à votre place, qui les attraperais ! Elless’amusent, je m’amuserais, pardi !… Accompagnez-nous dimanche,Baugé me mène à Joinville.
– Non, merci, répondit la jeune fille avec sa tranquilleobstination.
– Mais pourquoi ?… Vous avez encore peur qu’on ne vousprenne de force ?
Et Pauline riait d’un bon rire. Denise sourit à son tour. Ellesavait bien comment arrivaient les choses : c’était dans unepartie semblable que chacune de ces demoiselles avait connu sonpremier amant, un ami amené comme par hasard ; et elle nevoulait pas.
– Voyons, reprit Pauline, je vous jure que Baugé n’amènerapersonne. Nous ne serons que tous les trois… Puisque ça vousdéplaît, je n’irais pas vous marier, bien sûr.
Denise hésitait, tourmentée d’un tel désir, qu’un flot de sangmontait à ses joues. Depuis que ses camarades étalaient leursplaisirs champêtres, elle étouffait, prise d’un besoin de pleinciel, rêvant de grandes herbes où elle entrait jusqu’aux épaules,d’arbres géants dont les ombres coulaient sur elle comme une eaufraîche. Son enfance, passée dans les verdures grasses du Cotentin,s’éveillait, avec le regret du soleil.
– Eh bien ! oui, dit-elle enfin.
Tout fut réglé. Baugé devait venir prendre ces demoiselles àhuit heures, sur la place Gaillon ; de là, on irait en fiacreà la gare de Vincennes. Denise, dont les vingt-cinq francsd’appointements fixes étaient chaque mois dévorés par les enfants,n’avait pu que rafraîchir sa vieille robe de laine noire, en lagarnissant de biais de popeline à petits carreaux ; et elles’était fait elle-même un chapeau, avec une forme de capoterecouverte de soie et ornée d’un ruban bleu. Dans cette simplicité,elle avait l’air très jeune, un air de fille grandie trop vite,d’une propreté de pauvre, un peu honteuse et embarrassée du luxedébordant de ses cheveux, qui crevaient la nudité de son chapeau.Au contraire, Pauline étalait une robe de soie printanière, à raiesviolettes et blanches, une toque appareillée, chargée de plumes,des bijoux au cou et aux mains, toute une richesse de commerçantecossue. C’était comme une revanche de la semaine, de la soie ledimanche, lorsqu’elle se trouvait condamnée à la laine dans sonrayon ; tandis que Denise, qui traînait sa soie d’uniforme dulundi au samedi, reprenait le dimanche la laine mince de samisère.
– Voilà Baugé, dit Pauline, en désignant un grand garçon,debout près de la fontaine.
Elle présenta son amant, et tout de suite Denise fut à son aise,tellement il lui parut brave homme. Baugé, énorme, d’une forcelente de bœuf au labour, avait une longue face flamande, où desyeux vides riaient avec une puérilité d’enfant. Né à Dunkerque,fils cadet d’un épicier, il était venu à Paris, presque chassé parson père et son frère, qui le jugeaient trop bête. Cependant, auBon Marché, il se faisait trois mille cinq cents francs. Il étaitstupide, mais très bon pour les toiles. Les femmes le trouvaientgentil.
– Et le fiacre ? demanda Pauline.
Il fallut aller jusqu’au boulevard. Déjà le soleil chauffait, labelle matinée de mai riait sur le pavé des rues ; et pas unnuage au ciel, toute une gaieté volait dans l’air bleu, d’unetransparence de cristal. Un sourire involontaire entrouvrait leslèvres de Denise ; elle respirait fortement, il lui semblaitque sa poitrine se dégageait d’un étouffement de six mois. Enfin,elle ne sentait donc plus sur elle l’air enfermé, les pierreslourdes du Bonheur des Dames ! elle avait donc devant elletoute une journée de libre campagne ! et c’était comme unenouvelle santé, une joie infinie, où elle entrait avec dessensations neuves de gamine. Pourtant, dans le fiacre, elledétourna les yeux, gênée, lorsque Pauline mit un gros baiser surles lèvres de son amant.
– Tiens ! dit-elle, la tête toujours à la portière,M. Lhomme, là-bas… Comme il marche !
– Il a son cor, ajouta Pauline qui s’était penchée. Envoilà un vieux toqué ! Si l’on ne dirait pas qu’il court à unrendez-vous !
Lhomme, en effet, l’étui de son instrument sous le bras, filaitle long du Gymnase, le nez tendu, riant d’aise tout seul, à l’idéedu régal qu’il se promettait. Il allait passer la journée chez unami, une flûte d’un petit théâtre, où des amateurs faisaient ledimanche de la musique de chambre, dès leur café au lait.
– À huit heures ! quel enragé ! reprit Pauline.Et vous savez que Mme Aurélie et toute sa cliqueont dû prendre le train de Rambouillet qui part à six heuresvingt-cinq… Pour sûr, le mari et la femme ne se rencontrerontpas.
Toutes deux causèrent de la partie de Rambouillet. Elles nesouhaitaient pas de la pluie aux autres, parce qu’elles auraientaussi gobé le bouillon ; mais, s’il pouvait crever un nuagelà-bas, sans que les éclaboussures en vinssent jusqu’à Joinville,ce serait drôle tout de même. Puis, elles tombèrent sur Clara, unegâcheuse qui ne savait comment dépenser l’argent de sesentreteneurs : est-ce qu’elle n’achetait pas trois paires debottines à la fois, des bottines qu’elle jetait le lendemain, aprèsles avoir coupées avec des ciseaux, à cause de ses pieds quiétaient pleins de bosses ? D’ailleurs, ces demoiselles desnouveautés ne se montraient guère plus raisonnables que cesmessieurs : elles mangeaient tout, jamais un sou d’économie,des deux et des trois cents francs passaient par mois à deschiffons et à des friandises.
– Mais il n’a qu’un bras ! dit tout à coup Baugé.Comment fait-il pour jouer du cor ?
Il n’avait pas quitté Lhomme des yeux. Alors, Pauline, quis’amusait parfois de sa naïveté, lui raconta que le caissierappuyait l’instrument contre un mur ; et il la crutparfaitement, en trouvant ça très ingénieux. Puis, lorsque, prisede remords, elle lui expliqua de quelle façon Lhomme adaptait à sonmoignon un système de pinces, dont il se servait ensuite commed’une main, il hocha la tête, saisi de méfiance, déclarant qu’on nelui ferait pas avaler celle-là.
– Tu es trop bête ! finit-elle par dire en riant. Çane fait rien, je t’aime tout de même.
Le fiacre roulait, on arriva à la gare de Vincennes, juste pourun train. C’était Baugé qui payait ; mais Denise avait déclaréqu’elle entendait prendre sa part des dépenses ; on régleraitle soir. Ils montèrent en secondes, toute une gaieté bourdonnantes’échappait des wagons. À Nogent, une noce débarqua, au milieu desrires. Enfin, ils descendirent à Joinville, passèrent dans l’îletout de suite, pour commander le déjeuner ; et ils restèrentlà, le long des berges, sous de hauts peupliers qui bordaient laMarne. L’ombre était froide, une haleine vive soufflait dans lesoleil, élargissait au loin, sur l’autre rive, la pureté limpided’une plaine, déroulant des cultures. Denise s’attardait derrièrePauline et son amant, qui marchaient les bras à la taille ;elle avait cueilli une poignée de boutons d’or, elle regardaitl’eau couler, heureuse, le cœur défaillant, baissant la tête, quandBaugé se penchait pour baiser la nuque de son amie. Des larmes luimontèrent aux yeux. Cependant, elle ne souffrait pas. Qu’avait-elleà étouffer ainsi, et pourquoi cette vaste campagne, où elle s’étaitpromis tant d’insouciance, l’emplissait-elle d’un regret vague dontelle n’aurait pu dire la cause ? Puis, au déjeuner, les riresbruyants de Pauline l’étourdirent. Celle-ci, qui adorait labanlieue d’une passion de cabotine vivant au gaz, dans l’air épaisdes foules, avait voulu manger sous un berceau, malgré la fraîcheurdu vent. Elle s’égayait des souffles brusques qui rabattaient lanappe, elle trouvait drôle la tonnelle, nue encore, avec sontreillage repeint, dont les losanges se découpaient sur le couvert.D’ailleurs, elle dévorait, d’une gourmandise affamée de fille malnourrie au magasin, se donnant dehors une indigestion des chosesqu’elle aimait ; c’était son vice, tout son argent passait là,en gâteaux, en crudités, en petits plats dégustés lestement auxheures libres. Comme Denise semblait avoir assez des œufs, de lafriture et du poulet sauté, elle se retint, elle n’osa commanderdes fraises, une primeur encore chère, de crainte de trop augmenterl’addition.
– Maintenant, qu’allons-nous faire ? demanda Baugé,lorsque le café fut servi.
D’habitude, l’après-midi, Pauline et lui rentraient dîner àParis, pour finir leur journée dans un théâtre. Mais, sur le désirde Denise, ils décidèrent qu’on resterait à Joinville ; ceserait drôle, on se donnerait de la campagne par-dessus la tête.Et, tout l’après-midi, ils battirent les champs. Un instant, l’idéed’une promenade en canot fut discutée ; puis, ilsl’abandonnèrent, Baugé ramait trop mal. Mais leur flânerie, auhasard des sentiers, revenait quand même le long de la Marne ;ils s’intéressaient à la vie de la rivière, aux escadres de yoleset de norvégiennes, aux équipes de canotiers qui la peuplaient. Lesoleil baissait, ils retournaient vers Joinville, lorsque deuxyoles, descendant le courant et luttant de vitesse, échangèrent desbordées d’injures, où dominaient les cris répétés de« caboulots » et de « calicots ».
– Tiens ! dit Pauline, c’est M. Hutin.
– Oui, reprit Baugé, qui étendait la main devant le soleil,je reconnais la yole d’acajou… L’autre yole doit être montée parune équipe d’étudiants.
Et il expliqua la vieille haine qui mettait souvent aux prisesla jeunesse des écoles et les employés de commerce. Denise, enentendant prononcer le nom de Hutin, s’était arrêtée ; et, lesyeux fixes, elle suivait la mince embarcation, elle cherchait lejeune homme parmi les rameurs, sans distinguer autre chose que lestaches blanches de deux femmes, dont l’une, assise à la barre,avait un chapeau rouge. Les voix se perdirent au milieu du grandruissellement de la rivière.
– À l’eau, les caboulots !
– Les calicots, à l’eau ! à l’eau !
Le soir, on retourna au restaurant de l’île. Mais l’air étaitdevenu trop vif, il fallut manger dans une des deux salles fermées,où l’humidité de l’hiver trempait encore les nappes d’une fraîcheurde lessive. Dès six heures, les tables manquèrent, les promeneursse hâtaient, cherchaient un coin ; et les garçons apportaienttoujours des chaises, des bancs, rapprochaient les assiettes,entassaient le monde. On étouffait maintenant, on fit ouvrir lesfenêtres. Dehors, le jour pâlissait, un crépuscule verdâtre tombaitdes peupliers, si rapide, que le restaurateur, mal outillé pour cesrepas à couvert, n’ayant pas de lampes, dut faire mettre une bougiesur chaque table. Le bruit était assourdissant, des rires, desappels, des chocs de vaisselle ; au vent des fenêtres, lesbougies s’effaraient et coulaient ; tandis que des papillonsde nuit battaient des ailes, dans l’air chauffé par l’odeur desviandes, et que traversaient de petits souffles glacés.
– Hein ? s’amusent-ils ? disait Pauline enfoncéedans une matelote, qu’elle déclarait extraordinaire.
Elle se pencha pour ajouter :
– Vous n’avez pas reconnu M. Albert, là-bas ?
C’était, en effet, le jeune Lhomme, au milieu de trois femmeséquivoques, une vieille dame en chapeau jaune, à mine basse depourvoyeuse, et deux mineures, deux fillettes de treize ou quatorzeans, déhanchées, d’une effronterie gênante. Lui, très ivre déjà,tapait son verre sur la table, parlait de rosser le garçon, s’iln’apportait pas des liqueurs tout de suite.
– Ah bien ! reprit Pauline, en voilà unefamille ! la mère à Rambouillet, le père à Paris et le fils àJoinville… Ils ne se marcheront pas sur les pieds.
Denise, qui détestait le bruit, souriait pourtant, goûtait lajoie de ne plus penser, au milieu d’un tel vacarme. Mais, tout d’uncoup, il y eut, dans la salle voisine, un éclat de voix qui couvritles autres. C’étaient des hurlements, que des gifles durent suivre,car on entendit des poussées, des chaises abattues, toute unelutte, où revenaient les cris de la rivière :
– À l’eau, les calicots !
– Les caboulots, à l’eau ! à l’eau !
Et, lorsque la grosse voix du cabaretier eut calmé la bataille,Hutin brusquement parut. En vareuse rouge, une toque renverséederrière le crâne, il avait à son bras la grande fille blanche, labarreuse, qui, pour porter les couleurs de la yole, s’était plantéune touffe de coquelicots sur l’oreille. Des clameurs, desapplaudissements accueillirent leur entrée ; et il rayonnait,il bombait la poitrine en se dandinant avec le roulis des marins,il étalait un coup de poing qui lui bleuissait la joue, tout gonfléde la joie d’être remarqué. Derrière eux, l’équipe suivait. Unetable fut prise d’assaut, le tapage devint formidable.
– Il paraît, expliqua Baugé, après avoir écouté lesconversations derrière lui, il paraît que les étudiants ont reconnula femme de Hutin, une ancienne du quartier, qui chante à présentdans un beuglant, à Montmartre. Et alors on s’est cogné pour elle…Ces étudiants, ça ne paie jamais les femmes !
– En tout cas, dit Pauline d’un air pincé, elle estjoliment laide, celle-là, avec ses cheveux carotte… Vrai, je nesais où M. Hutin les ramasse, mais elles sont toutes plussales les unes que les autres.
Denise avait pâli. C’était en elle un froid de glace, comme si,goutte à goutte, le sang de son cœur se fût retiré. Déjà, sur laberge, devant la yole rapide, elle avait senti un premierfrisson ; et, maintenant, elle ne pouvait douter, cette filleétait bien avec Hutin. La gorge serrée, les mains tremblantes, ellene mangeait plus.
– Qu’avez-vous ? demanda son amie.
– Rien, balbutia-t-elle, il fait un peu chaud.
Mais la table de Hutin était voisine, et quand il eut aperçuBaugé, qu’il connaissait, il engagea la conversation d’une voixaiguë, pour continuer à occuper la salle.
– Dites donc, cria-t-il, êtes-vous toujours vertueux, auBon Marché ?
– Pas tant que ça, répondit l’autre très rouge.
– Laissez donc ! ils ne prennent que des vierges, etils ont un confessionnal en permanence pour les vendeurs qui lesregardent… Une maison où l’on fait des mariages, merci !
Des rires s’élevèrent. Liénard, qui était de l’équipe,ajouta :
– Ce n’est pas comme au Louvre… Il y a une accoucheuseattachée au comptoir des confections. Parole d’honneur !
La gaieté redoubla. Pauline elle-même éclatait, tellementl’accoucheuse lui semblait drôle. Mais Baugé restait vexé desplaisanteries sur l’innocence de sa maison. Il se lança tout d’uncoup.
– Avec ça que vous êtes bien, au Bonheur des Dames !Flanqués à la porte pour un mot ! et un patron qui a l’air deraccrocher ses clientes !
Hutin ne l’écoutait plus, entamait l’éloge de la Place Clichy.Il y connaissait une jeune fille, qui était si convenable, que lesacheteuses n’osaient s’adresser à elle, de peur de l’humilier.Ensuite, il rapprocha son couvert, il raconta qu’il avait fait centquinze francs pendant la semaine ; oh ! une semaineépatante, Favier laissé à cinquante-deux francs, tout le tableau deligne roulé ; et ça se voyait, n’est-ce pas ? il bouffaitla monnaie, il ne se coucherait pas avant d’avoir liquidé les centquinze francs. Puis, comme il se grisait, il tomba sur Robineau, cegringalet de second qui affectait de se tenir à part, au point dene pas vouloir, dans la rue, marcher avec un de ses vendeurs.
– Taisez-vous, dit Liénard, vous parlez trop, mon cher.
La chaleur avait grandi, les bougies coulaient sur les nappestachées de vin ; et, par les fenêtres ouvertes, lorsque lebruit des dîneurs tombait brusquement, entrait une voix lointaine,prolongée, la voix de la rivière et des grands peupliers, quis’endormaient dans la nuit calme. Baugé venait de demanderl’addition, en voyant que Denise n’allait pas mieux, toute blanche,le menton convulsé par les larmes qu’elle retenait ; mais legarçon ne reparaissait plus, et elle dut subir encore les éclats devoix de Hutin. Maintenant, il se disait plus chic que Liénard,parce que Liénard mangeait simplement l’argent de son père, tandisque lui mangeait de l’argent gagné, le fruit de son intelligence.Enfin, Baugé paya, les deux femmes sortirent.
– En voilà une du Louvre, murmura Pauline dans la premièresalle, en regardant une grande fille mince qui mettait sonmanteau.
– Tu ne la connais pas, tu n’en sais rien, dit le jeunehomme.
– Avec ça ! et la façon de se draper !… Rayon del’accoucheuse, va ! Si elle a entendu, elle doit êtrecontente !
Ils étaient dehors. Denise eut un soupir de soulagement. Elleavait cru mourir, dans cette chaleur suffocante, au milieu de cescris ; et elle expliquait toujours son malaise par le manqued’air. À présent, elle respirait. Une fraîcheur tombait du cielétoilé. Comme les deux jeunes filles quittaient le jardin durestaurant, une voix timide murmura dans l’ombre :
– Bonsoir, mesdemoiselles.
C’était Deloche. Elles ne l’avaient pas vu au fond de lapremière salle, où il dînait seul, après être venu de Paris à pied,pour le plaisir. En reconnaissant cette voix amie, Denise,souffrante, céda machinalement au besoin d’un soutien.
– Monsieur Deloche, vous rentrez avec nous, dit-elle.Donnez-moi votre bras.
Déjà Pauline et Baugé marchaient devant. Ils s’étonnèrent. Ilsn’auraient pas cru que ça se ferait ainsi, et avec ce garçon.Pourtant, comme on avait une heure encore avant de prendre letrain, ils allèrent jusqu’au bout de l’île, ils suivirent la berge,sous les grands arbres ; et, de temps à autre, ils seretournaient, ils murmuraient :
– Où sont-ils donc ? Ah ! les voici… c’est drôletout de même.
D’abord, Denise et Deloche avaient gardé le silence. Lentement,le vacarme du restaurant se mourait, prenait une douceur musicale,au fond de la nuit ; et ils entraient plus avant dans le froiddes arbres, encore fiévreux de cette fournaise, dont les bougiess’éteignaient une à une, derrière les feuilles. En face d’eux,c’était comme un mur de ténèbres, une masse d’ombre, si compacte,qu’ils ne distinguaient pas même la trace pâle du sentier.Cependant, ils allaient avec douceur, sans crainte. Puis, leursyeux s’accoutumèrent, ils virent à droite les troncs des peupliers,pareils à des colonnes sombres portant les dômes de leurs branches,criblés d’étoiles ; tandis que, sur la droite, l’eau parmoments avait dans le noir un luisant de miroir d’étain. Le venttombait, ils n’entendaient plus que le ruissellement de larivière.
– Je suis très content de vous avoir rencontrée, finit parbalbutier Deloche, qui se décida à parler le premier. Vous ne savezpas combien vous me faites plaisir, en consentant à vous promeneravec moi.
Et, les ténèbres aidant, après bien des paroles embarrassées, ilosa dire qu’il l’aimait. Depuis longtemps, il voulait le luiécrire ; et jamais elle ne l’aurait su peut-être, sans cettebelle nuit complice, sans cette eau qui chantait et ces arbres quiles couvraient du rideau de leurs ombrages. Pourtant, elle nerépondait point, elle marchait toujours à son bras, du même pas desouffrance. Il cherchait à lui voir le visage, lorsqu’il entenditun léger sanglot.
– Oh ! mon Dieu ! reprit-il, vous pleurez,mademoiselle, vous pleurez… Est-ce que je vous ai fait de lapeine ?
– Non, non, murmura-t-elle.
Elle tâchait de retenir ses larmes, mais elle ne le pouvait pas.À table déjà, elle avait cru que son cœur éclatait. Et, maintenant,elle s’abandonnait dans cette ombre, des sanglots venaient del’étouffer, en pensant que, si Hutin se trouvait à la place deDeloche et lui disait ainsi des tendresses, elle serait sans force.Cet aveu qu’elle se faisait enfin, l’emplissait de confusion. Unehonte lui brûlait la face, comme si elle fût tombée sous cesarbres, aux bras de ce garçon qui s’étalait avec des filles.
– Je ne voulais pas vous offenser, répétait Deloche que leslarmes gagnaient.
– Non, écoutez, dit-elle d’une voix encore tremblante, jen’ai aucune colère contre vous. Seulement, je vous en prie, ne meparlez plus comme vous venez de le faire… Ce que vous demandez estimpossible. Oh ! vous êtes un bon garçon, je veux bien êtrevotre amie, mais pas davantage… Entendez-vous, votreamie !
Il frémissait. Après quelques pas faits en silence, ilbalbutia :
– Enfin, vous ne m’aimez pas ?
Et, comme elle lui évitait le chagrin d’un non brutal, il repritd’une voix douce et navrée :
– D’ailleurs, je m’y attendais… Jamais je n’ai eu dechance, je sais que je ne puis être heureux. Chez moi, on mebattait. À Paris, j’ai toujours été un souffre-douleur. Voyez-vous,lorsqu’on ne sait pas prendre les maîtresses des autres, et qu’onest assez gauche pour ne pas gagner de l’argent autant qu’eux, ehbien ! on devrait crever tout de suite dans un coin… Oh !soyez tranquille, je ne vous tourmenterai plus. Quant à vous aimer,vous ne pouvez m’en empêcher, n’est-ce pas ? Je vous aimeraipour rien, comme une bête… Voilà ! tout fiche le camp, c’estma part dans la vie.
À son tour, il pleura. Elle le consolait, et dans leur effusionamicale, ils apprirent qu’ils étaient du même pays, elle deValognes, lui de Briquebec, à treize kilomètres. Ce fut un nouveaulien. Son père à lui, petit huissier nécessiteux, d’une jalousiemaladive, le rossait en le traitant de bâtard, exaspéré de salongue figure blême et de ses cheveux de chanvre, qui, disait-il,n’étaient pas dans la famille. Ils en arrivèrent à parler desgrands herbages entourés de haies vives, des sentiers couverts quise perdent sous les ormes, des routes gazonnées comme des allées deparc. Autour d’eux, la nuit pâlissait encore, ils distinguaient lesjoncs de la rive, la dentelle des ombrages, noire sur lescintillement des étoiles ; et un apaisement leur venait, ilsoubliaient leurs maux, rapprochés par leur malchance, dans uneamitié de bons camarades.
– Eh bien ? demanda vivement Pauline à Denise, en laprenant à part, quand ils furent devant la station.
La jeune fille comprit au sourire et au ton de tendre curiosité.Elle devint très rouge, en répondant :
– Mais jamais, ma chère ! Puisque je vous ai dit queje ne voulais pas !… Il est de mon pays. Nous causions deValognes.
Pauline et Baugé restèrent perplexes, dérangés dans leurs idées,ne sachant plus que croire. Deloche les quitta sur la place de laBastille ; comme tous les jeunes gens au pair, il couchait aumagasin, où il devait être à onze heures. Ne voulant pas rentreravec lui, Denise, qui s’était fait donner une permission dethéâtre, accepta d’accompagner Pauline chez Baugé. Celui-ci, pourse rapprocher de sa maîtresse, était venu demeurer rue Saint-Roch.On prit un fiacre, et Denise demeura stupéfaite, lorsque, enchemin, elle sut que son amie allait passer la nuit avec le jeunehomme. Rien n’était plus facile, on donnait cinq francs àMme Cabin, toutes ces demoiselles en usaient. Baugéfit les honneurs de sa chambre, garnie de vieux meubles Empire,envoyés par son père. Il se fâcha quand Denise parla de régler,puis finit par accepter les quinze francs soixante, qu’elle avaitposés sur la commode ; mais il voulut alors lui offrir unetasse de thé, et il se battit contre une bouilloire àesprit-de-vin, fut obligé de redescendre acheter du sucre. Minuitsonnait, quand il emplit les tasses.
– Il faut que je m’en aille, répétait Denise.
Et Pauline répondait :
– Tout à l’heure… Les théâtres ne ferment pas si tôt.
Denise était gênée dans cette chambre de garçon. Elle avait vuson amie se mettre en jupon et en corset, elle la regardaitpréparer le lit, l’ouvrir, taper les oreillers de ses brasnus ; et ce petit ménage d’une nuit d’amour, fait devant elle,la troublait, lui causait une honte, en éveillant de nouveau, dansson cœur blessé, le souvenir de Hutin. Ce n’était guère salutairedes journées pareilles. Enfin, à minuit un quart, elle les quitta.Mais elle partit confuse, lorsque, en réponse à son souhaitinnocent d’une bonne nuit, Pauline cria étourdiment :
– Merci, la nuit sera bonne !
La porte particulière qui menait à l’appartement de Mouret etaux chambres du personnel, se trouvait rue Neuve-Saint-Augustin.Mme Cabin tirait le cordon, puis donnait un coupd’œil, pour pointer la rentrée. Une veilleuse éclairait faiblementle vestibule, Denise se trouva dans cette lueur, hésitante, prised’une inquiétude, car en tournant le coin de la rue, elle avait vula porte se refermer sur l’ombre vague d’un homme. Ce devait êtrele patron, rentrant de soirée ; et l’idée qu’il était là, dansle noir, à l’attendre peut-être, lui causait une de ces peursétranges, dont il la bouleversait encore, sans motif raisonnable.Quelqu’un remua au premier, des bottes craquaient. Alors, elleperdit la tête, elle poussa une porte qui donnait sur le magasin,et qu’on laissait ouverte, pour les rondes de surveillance. Elleétait dans le rayon de la rouennerie.
– Mon Dieu ! comment faire ? balbutia-t-elle, aumilieu de son émotion.
La pensée lui vint qu’il existait, en haut, une autre porte decommunication, conduisant aux chambres. Seulement, il fallaittraverser tout le magasin. Elle préféra ce voyage, malgré lesténèbres qui noyaient les galeries. Pas un bec de gaz ne brûlait,il n’y avait que des lampes à huile, accrochées de loin en loin auxbranches des lustres ; et ces clartés éparses, pareilles à destaches jaunes, et dont la nuit mangeait les rayons, ressemblaientaux lanternes pendues dans des mines. De grandes ombres flottaient,on distinguait mal les amoncellements de marchandises, quiprenaient des profils effrayants, colonnes écroulées, bêtesaccroupies, voleurs à l’affût. Le silence lourd, coupé derespirations lointaines, élargissait encore ces ténèbres. Pourtant,elle s’orienta : le blanc, à sa gauche, faisait une couléepâle, comme le bleuissement des maisons d’une rue, sous un cield’été ; alors, elle voulut traverser tout de suite le hall,mais elle se heurta dans des piles d’indienne et jugea plus sûr desuivre la bonneterie, puis les lainages. Là, un tonnerrel’inquiéta, le ronflement sonore de Joseph, le garçon, qui dormaitderrière les articles de deuil. Elle se jeta vite dans le hall, quele vitrage éclairait d’une lumière crépusculaire ; il semblaitagrandi, plein de l’effroi nocturne des églises, avec l’immobilitéde ses casiers et les silhouettes de ses grands mètres, quidessinaient des croix renversées. Maintenant elle fuyait. À lamercerie, à la ganterie, elle faillit enjamber encore des garçonsde service, et elle se crut seulement sauvée, lorsqu’elle trouvaenfin l’escalier. Mais, en haut, devant le rayon des confections,une terreur la saisit, en apercevant une lanterne, dont l’œilclignotant marchait : c’était une ronde, deux pompiers entrain de marquer leur passage aux cadrans des indicateurs. Elleresta une minute sans comprendre, elle les regarda passer deschâles à l’ameublement, puis à la lingerie, épouvantée de leurmanœuvre étrange, de la clef qui grinçait, des portes de tôle quiretombaient avec un bruit de massacre. Quand ils approchèrent, ellese réfugia au fond du salon des dentelles, d’où le brusque appeld’une voix la fit aussitôt ressortir, pour gagner la porte decommunication en courant. Elle avait reconnu la voix de Deloche, ilcouchait dans son rayon, sur un petit lit de fer, qu’il dressaitlui-même tous les soirs ; et il n’y dormait pas encore, il yrevivait, les yeux ouverts, les heures douces de la soirée.
– Comment ! c’est vous, mademoiselle ! ditMouret, que Denise trouva devant elle, dans l’escalier, une petitebougie de poche à la main.
Elle balbutia, voulut expliquer qu’elle venait de chercherquelque chose au rayon. Mais il ne se fâchait point, il laregardait de son air à la fois paternel et curieux.
– Vous aviez donc une permission de théâtre ?
– Oui, monsieur.
– Et vous êtes-vous divertie ?… À quel théâtreêtes-vous allée ?
– Monsieur, je suis allée à la campagne.
Cela le fit rire. Puis, il demanda, en appuyant sur lesmots :
– Toute seule ?
– Non, monsieur, avec une amie, répondit-elle, les jouesempourprées, honteuse de la pensée qu’il avait sans doute.
Alors, il se tut. Mais il la regardait toujours, dans sa petiterobe noire, coiffée de son chapeau garni d’un seul ruban bleu.Est-ce que cette sauvageonne finirait par devenir une joliefille ? Elle sentait bon de sa course au grand air, elle étaitcharmante avec ses beaux cheveux épeurés sur son front. Et lui qui,depuis six mois, la traitait en enfant, qui la conseillait parfois,cédant à des idées d’expérience, à des envies méchantes de savoircomment une femme poussait et se perdait dans Paris, il ne riaitplus, il éprouvait un sentiment indéfinissable de surprise et decrainte, mêlé de tendresse. Sans doute, c’était un amant quil’embellissait ainsi. À cette pensée, il lui sembla qu’un oiseaufavori, dont il jouait, venait de le piquer au sang.
– Bonsoir, monsieur, murmura Denise, en continuant demonter, sans attendre.
Il ne répondit pas, la regarda disparaître. Puis, il rentra chezlui.
Quand la morte-saison d’été fut venue, un vent de paniquesouffla au Bonheur des Dames. C’était le coup de terreur descongés, les renvois en masse dont la direction balayait le magasin,vide de clientes pendant les chaleurs de juillet et d’août.
Mouret, chaque matin, lorsqu’il faisait avec Bourdoncle soninspection, prenait à part les chefs de comptoir, qu’il avaitpoussés, l’hiver, pour que la vente ne souffrît pas, à engager plusde vendeurs qu’il ne leur en fallait, quitte à écrémer ensuite leurpersonnel. Il s’agissait maintenant de diminuer les frais, enrendant au pavé un bon tiers des commis, les faibles qui selaissaient manger par les forts.
– Voyons, disait-il, vous en avez là-dedans qui ne font pasvotre affaire… On ne peut les garder pourtant à rester ainsi, lesmains ballantes.
Et, si le chef de comptoir hésitait, ne sachant lesquelssacrifier :
– Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous enreprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues !
D’ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, deses lèvres minces, un terrible : « Passez à lacaisse ! » qui tombait comme un coup de hache. Tout luidevenait prétexte pour déblayer le plancher. Il inventait desméfaits, il spéculait sur les plus légères négligences. « Vousétiez assis, monsieur : passez à la caisse ! – Vousrépondez, je crois : passez à la caisse ! – Vos souliersne sont pas cirés : passez à la caisse ! » Et lesbraves eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu’il laissaitderrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, ilavait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglaitsans fatigue le nombre de vendeurs condamnés d’avance. Dès huitheures, il se tenait debout sous la porte, sa montre à lamain ; et, à trois minutes de retard, l’implacable :« Passez à la caisse ! » hachait les jeunes gensessoufflés. C’était de la besogne vivement et proprement faite.
– Vous avez une sale figure, vous ! finit-il par direun jour à un pauvre diable dont le nez de travers l’agaçait. Passezà la caisse !
Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu’on ne leurpayait pas, ce qui était une façon plus humaine de diminuer lesfrais. Du reste, les vendeurs acceptaient leur situation précaire,sous le fouet de la nécessité et de l’habitude. Depuis leurdébarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaientleur apprentissage à droite, le finissaient à gauche, étaientrenvoyés ou s’en allaient d’eux-mêmes, tout d’un coup, au hasard del’intérêt. L’usine chômait, on supprimait le pain auxouvriers ; et cela passait dans le branle indifférent de lamachine, le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsiqu’une roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissancedes services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient pas setailler leur part !
Maintenant, les rayons ne causaient plus d’autre chose. Chaquejour, de nouvelles histoires circulaient. On nommait les vendeurscongédiés, comme, en temps d’épidémie, on compte les morts. Leschâles et les lainages surtout furent éprouvés : sept commis ydisparurent en une semaine. Puis, un drame bouleversa la lingerie,où une acheteuse s’était trouvée mal, en accusant la demoiselle quila servait de manger de l’ail ; et celle-ci fut chassée surl’heure, bien que, peu nourrie et toujours affamée, elle achevâtsimplement au comptoir toute une provision de croûtes de pain. Ladirection se montrait impitoyable, devant la moindre plainte desclientes ; aucune excuse n’était admise, l’employé avaittoujours tort, devait disparaître ainsi qu’un instrumentdéfectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente ; et lescamarades baissaient la tête, ne tentaient même pas de le défendre.Dans la panique qui soufflait, chacun tremblait pour soi :Mignot, un jour qu’il sortait un paquet sous sa redingote, malgréle règlement, faillit être surpris et se crut du coup sur lepavé ; Liénard, dont la paresse était célèbre, dut à lasituation de son père dans les nouveautés, de n’être pas mis à laporte, un après-midi que Bourdoncle le trouva dormant debout, entredeux piles de velours anglais. Mais les Lhomme surtouts’inquiétaient, s’attendaient chaque matin au renvoi de leur filsAlbert : on était très mécontent de la façon dont il tenait sacaisse, des femmes venaient le distraire ; et deux foisMme Aurélie dut fléchir la direction.
Cependant, Denise, au milieu de ce coup de balai, était simenacée, qu’elle vivait dans la continuelle attente d’unecatastrophe. Elle avait beau être courageuse, lutter de toute sagaieté et de toute sa raison, pour ne pas céder aux crises de sanature tendre : des larmes l’aveuglaient dès qu’elle avaitrefermé la porte de sa chambre, elle se désolait en se voyant à larue, fâchée avec son oncle, ne sachant où aller, sans un soud’économie, et ayant sur les bras les deux enfants. Les sensationsdes premières semaines renaissaient, il lui semblait être un grainde mil sous une meule puissante ; et c’était, en elle, unabandon découragé, à se sentir si peu de chose, dans cette grandemachine qui l’écraserait avec sa tranquille indifférence. Aucuneillusion n’était possible : si l’on congédiait une vendeusedes confections, elle se trouvait désignée. Sans doute, pendant lapartie de Rambouillet, ces demoiselles avaient monté la tête deMme Aurélie, car cette dernière la traitait depuislors d’un air de sévérité, où il entrait comme une rancune. On nelui pardonnait pas d’ailleurs d’être allée à Joinville, on voyaitlà une révolte, une façon de narguer le comptoir tout entier, ens’affichant dehors avec une demoiselle du comptoir ennemi. JamaisDenise n’avait plus souffert au rayon, et maintenant elledésespérait de le conquérir.
– Laissez-les donc ! répétait Pauline, des poseusesqui sont bêtes comme des oies !
Mais c’était justement ces allures de dame qui intimidaient lajeune fille. Presque toutes les vendeuses, dans leur frottementquotidien avec la clientèle riche, prenaient des grâces,finissaient par être d’une classe vague, flottant entre l’ouvrièreet la bourgeoise ; et, sous leur art de s’habiller, sous lesmanières et les phrases apprises, il n’y avait souvent qu’uneinstruction fausse, la lecture des petits journaux, des tirades dedrame, toutes les sottises courantes du pavé de Paris.
– Vous savez que la mal peignée a un enfant, dit un matinClara, en arrivant au rayon.
Et, comme on s’étonnait :
– Puisque je l’ai vue hier soir qui promenait lemioche !… Elle doit le remiser quelque part.
À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna uneautre nouvelle.
– C’est du propre, je viens de voir l’amant de la malpeignée… Un ouvrier, imaginez-vous ! oui, un sale petitouvrier, avec des cheveux jaunes, qui la guettait à travers lesvitres.
Dès lors, ce fut une vérité acquise : Denise avait unmanœuvre pour amant, et cachait un enfant dans le quartier. On lacribla d’allusions méchantes. La première fois qu’elle comprit,elle devint toute pâle, devant la monstruosité de pareillessuppositions. C’était abominable, elle voulut s’excuser, ellebalbutia :
– Mais ce sont mes frères !
– Oh ! ses frères ! dit Clara de sa voix deblague.
Il fallut que Mme Aurélie intervînt.
– Taisez-vous ! mesdemoiselles, vous feriez mieux dechanger ces étiquettes… Mademoiselle Baudu est bien libre de se malconduire dehors. Si elle travaillait ici, au moins !
Et cette défense sèche était une condamnation. La jeune fille,suffoquée comme si on l’avait accusée d’un crime, tâcha vainementd’expliquer les faits. On riait, on haussait les épaules. Elle engarda une plaie vive au cœur. Deloche, lorsque le bruit serépandit, fut tellement indigné, qu’il parlait de gifler cesdemoiselles des confections ; et, seule, la crainte de lacompromettre le retint. Depuis la soirée de Joinville, il avaitpour elle un amour soumis, une amitié presque religieuse, qu’il luitémoignait par ses regards de bon chien. Personne ne devaitsoupçonner leur affection, car on se serait moqué d’eux ; maiscela ne l’empêchait pas de rêver de brusques violences, le coup depoing vengeur, si jamais on s’attaquait à elle devant lui.
Denise finit par ne plus répondre. C’était trop odieux, personnene la croirait. Quand une camarade risquait une nouvelle allusion,elle se contentait de la regarder fixement, d’un air triste etcalme. D’ailleurs, elle avait d’autres ennuis, des soucis matérielsqui la préoccupaient davantage. Jean continuait à n’être pasraisonnable, il la harcelait toujours de demandes d’argent. Peu desemaines se passaient, sans qu’elle reçût de lui toute unehistoire, en quatre pages ; et, quand le vaguemestre de lamaison lui remettait ces lettres d’une grosse écriture passionnée,elle se hâtait de les cacher dans sa poche, car les vendeusesaffectaient de rire, en chantonnant des gaillardises. Puis, aprèsavoir inventé des prétextes pour aller déchiffrer les lettres àl’autre bout du magasin, elle était prise de terreurs : cepauvre Jean lui semblait perdu. Toutes les bourdes réussissaientauprès d’elle, des aventures d’amour extraordinaires, dont sonignorance de ces choses exagérait encore les périls. C’étaient unepièce de quarante sous pour échapper à la jalousie d’une femme, etdes cinq francs, et des six francs qui devaient réparer l’honneurd’une pauvre fille, que son père tuerait sans cela. Alors, commeses appointements et son tant pour cent ne suffisaient point, elleavait eu l’idée de chercher un petit travail, en dehors de sonemploi. Elle s’en était ouverte à Robineau, qui lui restaitsympathique, depuis leur première rencontre chez Vinçard ; etil lui avait procuré des nœuds de cravate, à cinq sous la douzaine.La nuit, de neuf heures à une heure, elle pouvait en coudre sixdouzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur lesquels il fallaitdéduire une bougie de quatre sous. Mais ces vingt-six sous par jourentretenaient Jean, elle ne se plaignait pas du manque de sommeil,elle se serait estimée très heureuse, si une catastrophe n’avaitune fois encore bouleversé son budget. À la fin de la secondequinzaine, lorsqu’elle s’était présentée chez l’entrepreneuse desnœuds de cravate, elle avait trouvé porte close : unefaillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit francs trentecentimes, somme considérable, et sur laquelle, depuis huit jours,elle comptait absolument. Toutes les misères du rayondisparaissaient devant ce désastre.
– Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dansla galerie de l’ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelquechose, dites ?
Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit,en essayant de sourire :
– Non, merci… J’ai mal dormi, voilà tout.
C’était le vingt juillet, au plus fort de la panique desrenvois. Sur les quatre cents employés, Bourdoncle en avait déjàbalayé cinquante ; et le bruit courait d’exécutions nouvelles.Elle ne songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient, elleétait tout entière à l’angoisse d’une aventure de Jean, plusterrifiante que les autres. Ce jour-là, il lui fallait quinzefrancs, dont l’envoi pouvait seul le sauver de la vengeance d’unmari trompé. La veille, elle avait reçu une première lettre, posantle drame ; puis, coup sur coup, il en était venu deux autres,la dernière surtout qu’elle achevait, quand Pauline l’avaitrencontrée, et où Jean lui annonçait sa mort pour le soir, s’iln’avait pas les quinze francs. Elle se torturait l’esprit.Impossible de prendre sur la pension de Pépé, payée depuis deuxjours. Toutes les malchances tombaient à la fois, car elle espéraitrentrer dans ses dix-huit francs trente, en s’adressant à Robineau,qui retrouverait peut-être l’entrepreneuse des nœuds decravate ; mais Robineau, ayant obtenu un congé de deuxsemaines, n’était pas revenu la veille, comme on l’attendait.
Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsquetoutes deux se rejoignaient ainsi, au fond d’un rayon écarté, ellescausaient quelques minutes, l’œil aux aguets. Soudain, la lingèreeut un geste de fuite : elle venait d’apercevoir la cravateblanche d’un inspecteur, qui sortait des châles.
– Ah ! non, c’est le père Jouve, murmura-t-elle d’unair rassuré. Je ne sais ce qu’il a, ce vieux, à rire, quand il nousvoit ensemble… À votre place, j’aurais peur, car il est trop gentilpour vous. Un chien fini, mauvais comme la gale, et qui croitencore parler à ses troupiers !
En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pourla sévérité de sa surveillance. Plus de la moitié des renvois sefaisaient sur ses rapports. Son grand nez rouge d’ancien capitainenoceur ne s’humanisait que dans les comptoirs tenus par desfemmes.
– Pourquoi aurais-je peur ? demanda Denise.
– Dame ! répondit Pauline en riant, il exigerapeut-être de la reconnaissance… Plusieurs de ces demoiselles se leménagent.
Jouve s’était éloigné, en feignant de ne pas les voir ; etelles l’entendirent qui tombait sur un vendeur des dentelles,coupable de regarder un cheval abattu, dans la rueNeuve-Saint-Augustin.
– À propos, reprit Pauline, est-ce que vous ne cherchiezpas M. Robineau, hier ? Il est revenu.
Denise se crut sauvée.
– Merci, je vais faire le tour alors et passer par lasoierie… Tant pis ! on m’a envoyée là-haut, à l’atelier, pourun poignet.
Elles se séparèrent. La jeune fille, d’un air affairé, comme sielle courait de caisse en caisse, à la recherche d’une erreur,gagna l’escalier et descendit dans le hall. Il était dix heuresmoins un quart, la première table venait d’être sonnée. Un lourdsoleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise,la chaleur tombait dans l’air immobile. Par moments, une haleinefraîche montait des parquets, que des garçons de magasin arrosaientd’un mince filet d’eau. C’était une somnolence, une sieste d’été,au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapelles, oùl’ombre dort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants setenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries,traversaient le hall, de ce pas abandonné des femmes que le soleiltourmente.
Comme Denise descendait, Favier métrait justement une robe desoie légère, à pois roses, pour Mme Boutarel,débarquée la veille du midi. Depuis le commencement du mois, lesdépartements donnaient, on ne voyait guère que des dames fagotées,des châles jaunes, des jupes vertes, le déballage en masse de laprovince. Les commis, indifférents, ne riaient même plus. Favieraccompagna Mme Boutarel à la mercerie, et quand ilreparut, il dit à Hutin :
– Hier toutes auvergnates, aujourd’hui toutes provençales…J’en ai mal à la tête.
Mais Hutin se précipita, c’était son tour, et il avait reconnu« la jolie dame », cette blonde adorable que le rayondésignait ainsi, ne sachant rien d’elle, pas même son nom. Tous luisouriaient, il ne se passait point de semaine sans qu’elle entrâtau Bonheur, toujours seule. Cette fois, elle avait avec elle unpetit garçon de quatre ou cinq ans. On en causa.
– Elle est donc mariée ? demanda Favier, lorsque Hutinrevint de la caisse, où il avait fait débiter trente mètres desatin duchesse.
– Possible, répondit ce dernier, quoique ça ne prouve rien,ce mioche. Il pourrait être à une amie… Ce qu’il y a de sûr, c’estqu’elle doit avoir pleuré. Oh ! une tristesse, et des yeuxrouges !
Un silence régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dansles lointains du magasin. Puis, Favier reprit d’une voixlente :
– Si elle est mariée, son mari lui a peut-être bien allongédes gifles.
– Possible, répéta Hutin, à moins que ce ne soit un amantqui l’ait plantée là.
Et il conclut, après un nouveau silence :
– Ce que je m’en fiche !
À ce moment, Denise traversait le rayon des soieries, enralentissant sa marche et en regardant autour d’elle, pourdécouvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galerie dublanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s’étaientaperçus de son manège.
– La voilà encore, cette désossée ! murmura Hutin.
– Elle cherche Robineau, dit Favier. Je ne sais ce qu’ilsfricotent ensemble. Oh ! rien de drôle, Robineau est trop bêtelà-dessus… On raconte qu’il lui a procuré un petit travail, desnœuds de cravate. Hein ? quel négoce !
Hutin méditait une méchanceté. Lorsque Denise passa près de lui,il l’arrêta, en disant :
– C’est moi que vous cherchez ?
Elle devint très rouge. Depuis la soirée de Joinville, ellen’osait lire dans son cœur, où se heurtaient des sentiments confus.Elle le revoyait sans cesse avec cette fille aux cheveux roux, etsi elle frémissait encore devant lui, c’était peut-être de malaise.L’avait-elle aimé ? l’aimait-elle toujours ? elle nevoulait point remuer ces choses, qui lui étaient pénibles.
– Non, monsieur, répondit-elle, embarrassée.
Alors, Hutin s’amusa de sa gêne.
– Si vous désirez qu’on vous le serve… Favier, servez doncRobineau à mademoiselle.
Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont ellerecevait les allusions blessantes de ces demoiselles. Ah ! ilétait méchant, il la frappait ainsi que les autres ! Et il yavait en elle comme un déchirement, un dernier lien qui se rompait.Son visage exprima une telle souffrance, que Favier, peu tendre deson naturel, vint pourtant à son secours.
– M. Robineau est au rassortiment, dit-il. Il rentrerapour déjeuner sans doute… Vous le trouverez cet après-midi, si vousavez à lui parler.
Denise remercia, remonta aux confections, oùMme Aurélie l’attendait, dans une colère froide.Comment ! elle était partie depuis une demi-heure ! d’oùsortait-elle ? pas de l’atelier, bien sûr ? La jeunefille baissait la tête, songeait à cet acharnement du malheur.C’était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, elle sepromettait de redescendre.
Aux soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute unerévolution. Le comptoir espérait qu’il ne rentrerait pas, dégoûtédes ennuis qu’on lui créait sans cesse ; et, un moment, eneffet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fondsde commerce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin,la mine qu’il creusait depuis de longs mois sous les pieds dusecond, allait enfin éclater. Pendant le congé de celui-ci, commeil le suppléait à titre de premier vendeur, il s’était efforcé delui nuire dans l’esprit des chefs, de s’installer à sa place, pardes excès de zèle : c’étaient de petites irrégularitésdécouvertes et étalées, des projets d’améliorations soumis, desdessins nouveaux qu’il imaginait. Tous, d’ailleurs, dans le rayon,depuis le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu’au premierconvoitant la situation d’intéressé, tous n’avaient qu’une idéefixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d’unéchelon, le manger s’il devenait un obstacle ; et cette luttedes appétits, cette poussée des uns sur les autres, était comme lebon fonctionnement même de la machine, ce qui enrageait la vente etallumait cette flambée du succès dont Paris s’étonnait. DerrièreHutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à lafile. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau étaitcondamné, chacun déjà emportait son os. Aussi, lorsque le secondreparut, le grognement fut-il général. Il fallait en finir,l’attitude des vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chefdu comptoir, pour donner à la direction le temps de prendre unparti, venait d’envoyer Robineau au rassortiment.
– Nous préférons nous en aller tous, si on le garde,déclarait Hutin.
Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s’accommodaitmal d’un tel tracas intérieur. Il souffrait de ne plus avoir autourde lui que des visages renfrognés. Pourtant, il voulait êtrejuste.
– Voyons, laissez-le tranquille, il ne vous fait rien.
Mais des protestations éclataient.
– Comment ! il ne nous fait rien ?… Un êtreinsupportable, toujours nerveux, et qui vous passerait sur lecorps, tant il est fier !
C’était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs defemme, avait des raideurs et des susceptibilités inacceptables. Onracontait vingt anecdotes, un petit jeune homme qui en était tombémalade, jusqu’à des clientes qu’il avait humiliées par sesremarques cassantes.
– Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendresur moi… J’ai averti la direction, je vais en causer tout àl’heure.
On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait dusous-sol, lointaine et assourdie dans l’air mort du magasin. Hutinet Favier descendirent. De tous les comptoirs, des vendeursarrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l’entréeétroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs degaz éclairaient continuellement. Le troupeau s’y hâtait, sans unrire, sans une parole, au milieu d’un bruit croissant de vaisselleet dans une odeur forte de nourriture. Puis, à l’extrémité ducouloir, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanquéde piles d’assiettes, armé de fourchettes et de cuillers qu’ilplongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y distribuaitles portions. Et, quand il s’écartait, derrière son ventre tendu deblanc, on apercevait la cuisine flambante.
– Allons, bon ! murmura Hutin en consultant le menu,écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du bœuf saucepiquante, ou de la raie… Jamais de rôti, dans cette baraque !Ça ne tient pas au corps, leur bouilli et leur poisson !
Du reste, le poisson était généralement méprisé, car la bassinerestait pleine. Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui,Hutin se baissa, en disant :
– Bœuf sauce piquante.
De son geste mécanique, le cuisinier avait piqué un morceau deviande, puis l’avait arrosé d’une cuillerée de sauce ; etHutin, suffoqué d’avoir reçu au visage le souffle ardent duguichet, emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui lesmots : « Bœuf sauce piquante… Bœuf saucepiquante… », se suivaient comme des litanies ; pendantque, sans relâche, le cuisinier piquait des morceaux et lesarrosait de sauce, avec le mouvement rapide et rythmique d’unehorloge bien réglée.
– Elle est froide, leur raie, déclara Favier, dont la mainne sentait pas de chaleur.
Tous, maintenant, filaient, le bras tendu, leur assiette droite,pris de la crainte de se heurter. Dix pas plus loin, s’ouvrait labuvette, un autre guichet, avec un comptoir d’étain luisant, oùétaient rangées les parts de vin, de petites bouteilles sansbouchon, encore humides du rinçage. Et chacun, de sa main vide,recevait au passage une de ces bouteilles, puis, dès lorsembarrassé, gagnait sa table d’un air sérieux, veillant àl’équilibre.
Hutin grondait sourdement :
– En voilà une promenade, avec cette vaisselle !
Leur table, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor,dans la dernière salle à manger. Toutes les salles seressemblaient, étaient d’anciennes caves, de quatre mètres surcinq, qu’on avait enduites au ciment et aménagées enréfectoires ; mais l’humidité crevait la peinture, lesmurailles jaunes se marbraient de taches verdâtres ; et, dupuits étroit des soupiraux, ouvrant sur la rue, au ras du trottoir,tombait un jour livide, sans cesse traversé par les ombres vaguesdes passants. En juillet comme en décembre, on y étouffait, dans labuée chaude, chargée d’odeurs nauséabondes, que soufflait levoisinage de la cuisine.
Cependant, Hutin était entré le premier. Sur la table, scelléed’un bout dans le mur et couverte d’une toile cirée, il n’y avaitque les verres, les fourchettes et les couteaux, marquant lesplaces. Des piles d’assiettes de rechange se dressaient à chaqueextrémité ; tandis que, au milieu, s’allongeait un gros pain,percé d’un couteau, le manche en l’air. Hutin se débarrassa de sabouteille, posa son assiette ; puis, après avoir pris saserviette, au bas du casier, qui était le seul ornement desmurailles, il s’assit en poussant un soupir.
– Avec ça, j’ai une faim ! murmura-t-il.
– C’est toujours ainsi, dit Favier, qui s’installait à sagauche. Il n’y a rien, quand on crève.
La table se remplissait rapidement. Elle contenait vingt-deuxcouverts. D’abord, il n’y eut qu’un tapage violent de fourchettes,une goinfrerie de grands gaillards aux estomacs creusés par treizeheures de fatigues quotidiennes. Dans les commencements, lescommis, qui avaient une heure pour manger, pouvaient aller prendreleur café dehors ; aussi dépêchaient-ils le déjeuner en vingtminutes, avec la hâte de gagner la rue. Mais cela les remuait trop,ils rentraient distraits, l’esprit détourné de la vente ; etla direction avait décidé qu’ils ne sortiraient plus, qu’ilspaieraient trois sous de supplément, pour une tasse de café, s’ilsen voulaient. Aussi, maintenant, faisaient-ils traîner le repas,peu soucieux de remonter au rayon avant l’heure. Beaucoup, enavalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenudebout contre leur bouteille. D’autres, quand leur première faimétait satisfaite, causaient bruyamment, revenaient aux éternelssujets de la mauvaise nourriture, de l’argent gagné, de ce qu’ilsavaient fait, le dimanche précédent, et de ce qu’ils feraient,l’autre dimanche.
– Dites donc, et votre Robineau ? demanda un vendeur àHutin.
La lutte des soyeux contre leur second occupait tous lescomptoirs. On discutait la question chaque jour, au caféSaint-Roch, jusqu’à minuit. Hutin, qui s’acharnait sur son morceaude bœuf, se contenta de répondre :
– Eh bien ! il est revenu, Robineau.
Puis, se fâchant tout d’un coup :
– Mais, sacredieu ; ils m’ont donné de l’âne !… Àla fin, c’est dégoûtant, ma parole d’honneur !
– Ne vous plaignez donc pas ! dit Favier. Moi qui aifait la bêtise de prendre de la raie… Elle est pourrie.
Tous parlaient à la fois, s’indignaient, plaisantaient. Dans uncoin de la table, contre le mur, Deloche mangeait silencieusement.Il était affligé d’un appétit excessif, qu’il n’avait jamaissatisfait, et comme il gagnait trop peu pour se payer dessuppléments, il se taillait des tranches de pain énormes, ilavalait les platées les moins ragoûtantes, d’un air de gourmandise.Aussi tous s’amusaient-ils de lui, criant :
– Favier, passez votre raie à Deloche… Il l’aime commeça.
– Et votre viande, Hutin : Deloche la demande pour sondessert.
Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Cen’était point sa faute, s’il crevait de faim. D’ailleurs, lesautres avaient beau cracher sur les plats, ils se gavaient tout demême.
Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présencede Mouret et de Bourdoncle dans le couloir. Depuis quelque temps,les plaintes des employés devenaient telles, que la directionaffectait de descendre juger par elle-même la qualité de lanourriture. Sur les trente sous qu’elle donnait au chef, par jouret par tête, celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz,personnel ; et elle montrait des étonnements naïfs, quand cen’était pas très bon. Le matin encore, chaque rayon avait déléguéun vendeur, Mignot et Liénard s’étaient chargés de parler au nom deleurs camarades. Aussi, dans le brusque silence, les oreilles setendirent, on écouta des voix qui sortaient de la salle voisine, oùMouret et Bourdoncle venaient d’entrer. Celui-ci déclarait le bœufexcellent ; et Mignot, suffoqué par cette affirmationtranquille, répétait : « Mâchez-le, pourvoir » ; pendant que Liénard, s’attaquant à la raie,disait avec douceur : « Mais elle pue,monsieur ! » Alors, Mouret se répandit en parolescordiales : il ferait tout pour le bien-être de ses employés,il était leur père, il préférait manger du pain sec que de lessavoir mal nourris.
– Je vous promets d’étudier la question, finit-il parconclure, en haussant le ton, de manière à être entendu d’un boutdu couloir à l’autre.
L’enquête de la direction était terminée, le bruit desfourchettes recommença. Hutin murmurait :
– Oui, compte là-dessus, et bois de l’eau !… Ah !ils ne sont pas chiches de bonnes paroles. Veux-tu des promesses,en voilà ! Et ils vous nourrissent de vieilles semelles, etils vous flanquent à la porte comme des chiens !
Le vendeur qui l’avait déjà questionné, répéta :
– Vous dites donc que votre Robineau… ?
Mais un tapage de grosse vaisselle couvrit sa voix. Les commischangeaient d’assiettes eux-mêmes, les piles diminuaient, à gaucheet à droite. Et, comme un aide de cuisine apportait de grands platsde fer-blanc, Hutin s’écria :
– Du riz au gratin, c’est complet !
– Bon pour deux sous de colle ! dit Favier en seservant.
Les uns l’aimaient, les autres trouvaient ça trop mastic. Etceux qui lisaient, restaient silencieux, enfoncés dans lefeuilleton de leur journal, ne sachant même pas ce qu’ilsmangeaient. Tous s’épongeaient le front, l’étroit caveaus’emplissait d’une vapeur rousse ; tandis que les ombres despassants, continuellement, couraient en barres noires sur lecouvert débandé.
– Passez le pain à Deloche, cria un farceur.
Chacun coupait son morceau, puis replantait le couteau dans lacroûte, jusqu’au manche ; et le pain circulait toujours.
– Qui prend mon riz contre son dessert ? demandaHutin.
Quand il eut conclu le marché avec un petit jeune homme mince,il tenta aussi de vendre son vin ; mais personne n’en voulut,on le trouvait exécrable.
– Je vous disais donc que Robineau est de retour,continua-t-il, au milieu des rires et des conversations qui secroisaient. Oh ! son affaire est grave… Imaginez-vous qu’ildébauche les vendeuses ! Oui, il leur procure des nœuds decravate !
– Silence ! murmura Favier. Voilà qu’on le juge.
Du coin de l’œil, il montrait Bouthemont, qui marchait dans lecouloir, entre Mouret et Bourdoncle, tous trois absorbés, parlant àdemi-voix, vivement. La salle à manger des chefs de comptoir et desseconds se trouvait justement en face. Lorsque Bouthemont avait vupasser Mouret, il s’était levé de table, ayant fini, et il contaitles ennuis de son rayon, il disait son embarras. Les deux autresl’écoutaient, refusant encore de sacrifier Robineau, un vendeur depremier ordre, qui datait de Mme Hédouin. Mais,quand il en vint à l’histoire des nœuds de cravate, Bourdoncles’emporta. Est-ce que ce garçon était fou, de s’entremettre pourdonner des travaux supplémentaires aux vendeuses ? La maisonpayait assez cher le temps de ces demoiselles ; si ellestravaillaient à leur compte la nuit, elles travaillaient moins dansle jour au magasin, c’était clair ; elles les volaient donc,elles risquaient leur santé qui ne leur appartenait pas. La nuitétait faite pour dormir, toutes devaient dormir, ou bien on lesflanquerait dehors !
– Ça chauffe, fit remarquer Hutin.
Chaque fois que les trois hommes, dans leur promenade lente,passaient devant la salle à manger, les commis les guettaient,commentaient leurs moindres gestes. Ils en oubliaient le riz augratin, où un caissier venait de trouver un bouton de culotte.
– J’ai entendu le mot « cravate », dit Favier. Etvous avez vu le nez de Bourdoncle qui a blanchi tout d’un coup.
Cependant, Mouret partageait l’indignation de l’intéressé. Unevendeuse réduite à travailler la nuit, lui semblait une attaquecontre l’organisation même du Bonheur. Quelle était donc la sottequi ne savait pas se suffire, avec ses bénéfices sur lavente ? Mais, quand Bouthemont eut nommé Denise, il seradoucit, il trouva des excuses. Ah ! oui, cette petitefille : elle n’était pas encore très adroite et elle avait descharges, assurait-on. Bourdoncle l’interrompit pour déclarer qu’ilfallait la renvoyer sur l’heure. On ne tirerait jamais rien d’unlaideron pareil, il l’avait toujours dit ; et il semblaitsatisfaire une rancune. Alors, Mouret, pris d’embarras, affecta derire. Mon Dieu ! quel homme sévère ! ne pouvait-onpardonner une fois ? On ferait venir la coupable, on lagronderait. En somme, c’était Robineau qui avait tous les torts,car il aurait dû la détourner, lui, un ancien commis au courant deshabitudes de la maison.
– Eh bien ! voilà le patron qui rit maintenant !reprit Favier étonné, comme le groupe passait de nouveau devant laporte.
– Ah sacristi ! jura Hutin, s’ils s’obstinent à nouscoller leur Robineau sur les épaules, nous allons leur donner del’agrément !
Bourdoncle regardait Mouret en face. Puis, il eut simplement ungeste dédaigneux, pour dire qu’il comprenait enfin et que c’étaitimbécile. Bouthemont avait repris ses plaintes : les vendeursmenaçaient de partir, et il s’en trouvait d’excellents parmi eux.Mais ce qui parut toucher ces messieurs davantage, ce fut le bruitdes bons rapports de Robineau avec Gaujean : celui-ci,disait-on, poussait le premier à s’établir à son compte dans lequartier, lui offrait les crédits les plus larges, afin de battreen brèche le Bonheur des Dames. Il y eut un silence. Ah ! ceRobineau rêvait de bataille ! Mouret était devenusérieux ; il affecta le mépris, il évita de prendre unedécision, comme si l’affaire n’avait pas eu d’importance. Onverrait, on lui parlerait. Et, tout de suite, il plaisanta avecBouthemont, dont le père, débarqué l’avant-veille de sa petiteboutique de Montpellier, avait failli étouffer de stupeur etd’indignation, en tombant dans le hall énorme où régnait son fils.On riait encore du bonhomme, qui, retrouvant son aplomb deméridional, s’était mis à tout dénigrer et à prétendre que lesnouveautés allaient finir sur le trottoir.
– Justement, voici Robineau, murmura le chef de rayon. Jel’avais envoyé au rassortiment, pour éviter un conflit regrettable…Pardonnez-moi si j’insiste, mais les choses en sont à un état siaigu, qu’il faut agir.
En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait cesmessieurs, en se rendant à sa table.
Mouret se contenta de répéter :
– C’est bon, nous verrons cela.
Ils partirent. Hutin et Favier les attendaient toujours.Lorsqu’ils ne les virent pas reparaître, ils se soulagèrent. Est-ceque la direction, maintenant, descendrait ainsi à chaque repascompter leurs bouchées ? Ce serait gai, si l’on ne pouvaitmême plus être libre en mangeant ! La vérité était qu’ilsvenaient de voir rentrer Robineau, et que la belle humeur du patronles inquiétait sur l’issue de la lutte engagée par eux. Ilsbaissèrent la voix, ils cherchèrent des vexations nouvelles.
– Mais je meurs ! continua Hutin tout haut. On aencore plus faim en sortant de table !
Pourtant, il avait mangé deux parts de confiture, la sienne etcelle qu’il avait échangée contre sa portion de riz. Tout d’uncoup, il cria :
– Zut ! je me fends d’un supplément !… Victor,une troisième confiture !
Le garçon achevait de servir les desserts. Ensuite, il apportale café ; et ceux qui en prenaient, lui donnaient tout desuite leurs trois sous. Quelques vendeurs s’en étaient allés,flânant le long du corridor, cherchant les coins noirs pour fumerune cigarette. Les autres restaient alanguis, devant la tableencombrée de vaisselle grasse. Ils roulaient des boulettes de miede pain, revenaient sur les mêmes histoires, dans l’odeur degraillon, qu’ils ne sentaient plus, et dans la chaleur d’étuve, quileur rougissait les oreilles. Les murs suaient, une asphyxie lentetombait de la voûte moisie. Adossé contre le mur, Deloche, bourréde pain, digérait en silence, les yeux levés sur lesoupirail ; et sa récréation, tous les jours, après ledéjeuner, était de regarder ainsi les pieds des passants quifilaient vite au ras du trottoir, des pieds coupés aux chevilles,gros souliers, bottes élégantes, fines bottines de femme, unva-et-vient continu de pieds vivants, sans corps et sans tête. Lesjours de pluie, c’était très sale.
– Comment ! déjà ! cria Hutin.
Une cloche sonnait au bout du couloir, il fallait laisser laplace à la troisième table. Les garçons de service arrivaient avecdes seaux d’eau tiède et de grosses éponges, pour laver les toilescirées. Lentement, les salles se vidaient, les vendeurs remontaientà leurs rayons, en traînant le long des marches. Et, dans lacuisine, le chef avait repris sa place devant le guichet, entre sesbassines de raie, de bœuf et de sauce, armé de ses fourchettes etde ses cuillers, prêt à remplir de nouveau les assiettes, de sonmouvement rythmique d’horloge bien réglée.
Comme Hutin et Favier s’attardaient, ils virent descendreDenise.
– M. Robineau est de retour, mademoiselle, dit lepremier, avec une politesse moqueuse.
– Il déjeune, ajouta l’autre. Mais si ça presse trop, vouspouvez entrer.
Denise descendait toujours sans répondre, sans tourner la tête.Pourtant, lorsqu’elle passa devant la salle à manger des chefs decomptoir et des seconds, elle ne put s’empêcher d’y jeter un coupd’œil. Robineau était là, en effet. Elle tâcherait de lui parler,l’après-midi ; et elle continua de suivre le corridor, pour serendre à sa table, qui se trouvait à l’autre bout.
Les femmes mangeaient à part, dans deux salles réservées. Deniseentra dans la première. C’était également une ancienne cave,transformée en réfectoire ; mais on l’avait aménagée avec plusde confort. Sur la table ovale, placée au milieu, les quinzecouverts s’espaçaient davantage, et le vin était dans descarafes ; un plat de raie et un plat de bœuf à la saucepiquante tenaient les deux bouts. Des garçons en tablier blancservaient ces dames, ce qui évitait à celles-ci le désagrément deprendre elles-mêmes leurs portions au guichet. La direction avaittrouvé cela plus décent.
– Vous avez donc fait le tour ? demanda Pauline,assise déjà et se coupant du pain.
– Oui, répondit Denise en rougissant, j’accompagnais unecliente.
Elle mentait. Clara poussa le coude d’une vendeuse, sa voisine.Qu’avait donc la mal peignée, ce jour-là ? Elle était toutesingulière. Coup sur coup, elle recevait des lettres de sonamant ; puis, elle courait le magasin comme une perdue, elleprétextait des commissions à l’atelier, où elle n’allait seulementpas. Pour sûr, il se passait quelque histoire. Alors, Clara, touten mangeant sa raie sans dégoût, avec une insouciance de fillenourrie autrefois de lard rance, causa d’un drame affreux, dont lerécit emplissait les journaux.
– Vous avez lu, cet homme qui a guillotiné sa maîtressed’un coup de rasoir ?
– Dame ! fit remarquer une petite lingère, de visagedoux et délicat, il l’avait trouvée avec un autre. C’est bienfait.
Mais Pauline se récria. Comment ! parce qu’on n’aimera plusun monsieur, il lui sera permis de vous trancher la gorge !Ah ! non, par exemple ! Et, s’interrompant, se tournantvers le garçon de service :
– Pierre, je ne puis pas avaler le bœuf, vous savez… Ditesdonc qu’on me fasse un petit supplément, une omelette, hein !et moelleuse, s’il est possible !
Pour attendre, comme elle avait toujours des gourmandises dansles poches, elle en sortit des pastilles de chocolat, qu’elle semit à croquer avec son pain.
– Certainement, ce n’est pas drôle, un homme pareil, repritClara. Et il y en a des jaloux ! L’autre jour encore, c’étaitun ouvrier qui jetait sa femme dans un puits !
Elle ne quittait pas Denise des yeux, elle crut avoir deviné, enla voyant pâlir. Évidemment, cette sainte nitouche tremblait d’êtregiflée par son amoureux, qu’elle devait tromper. Ce serait drôle,s’il la relançait jusque dans le magasin, comme elle semblait lecraindre. Mais la conversation tournait, une vendeuse donnait unerecette pour détacher le velours. On parla ensuite d’une pièce dela Gaieté, où des amours de petites filles dansaient mieux que desgrandes personnes. Pauline, attristée un instant par la vue de sonomelette qui était trop cuite, reprenait sa gaieté, en ne latrouvant pas trop mauvaise.
– Passez-moi donc le vin, dit-elle à Denise. Vous devriezvous commander une omelette.
– Oh ! le bœuf me suffit, répondit la jeune fille,qui, pour ne rien dépenser, s’en tenait à la nourriture de lamaison, si répugnante qu’elle fût.
Lorsque le garçon apporta le riz au gratin, ces demoisellesprotestèrent. Elles l’avaient laissé, la semaine d’auparavant, etelles espéraient qu’il ne reparaîtrait plus. Denise, distraite,troublée au sujet de Jean par les histoires de Clara, fut la seuleà en manger ; et toutes la regardaient, d’un air de dégoût. Ily eut une débauche de suppléments, elles s’emplirent de confiture.C’était du reste une élégance, il fallait se nourrir sur sonargent.
– Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingèredélicate, et que la direction a promis…
On l’interrompit avec des rires, on ne causa plus que de ladirection. Toutes prenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait lesupporter, disait-elle. Et elles s’attardèrent devant leurs tasses,les lingères en laine, d’une simplicité de petites bourgeoises, lesconfectionneuses en soie, la serviette au menton pour ne pasattraper de taches, pareilles à des dames qui seraient descenduesmanger à l’office, avec leurs femmes de chambre. On avait ouvert lechâssis vitré du soupirail, afin de changer l’air étouffant etempesté ; mais il fallut le refermer tout de suite, les rouesdes fiacres semblaient passer sur la table.
– Chut ! souffla Pauline, voici cette vieillebête !
C’était l’inspecteur Jouve. Il rôdait ainsi volontiers, vers lafin des repas, du côté de ces demoiselles. D’ailleurs, il avait lasurveillance de leurs salles. Les yeux souriants, il entrait,faisait le tour de la table ; quelquefois même, il causait,voulait savoir si elles avaient déjeuné de bon appétit. Mais, commeil les inquiétait et les ennuyait, toutes se hâtaient de fuir. Bienque la cloche n’eût pas sonné, Clara disparut la première ;d’autres la suivirent. Il ne resta bientôt plus que Denise etPauline. Celle-ci, après avoir bu son café, achevait ses pastillesde chocolat.
– Tiens ! dit-elle en se levant, je vais envoyer ungarçon me chercher des oranges… Venez-vous ?
– Tout à l’heure, répondit Denise, qui mordillait unecroûte, résolue à demeurer la dernière, de façon à pouvoir aborderRobineau, quand elle remonterait.
Cependant, lorsqu’elle fut seule avec Jouve, elle ressentit unmalaise ; et, contrariée, elle quitta enfin la table. Mais, enla voyant se diriger vers la porte, il lui barra lepassage :
– Mademoiselle Baudu…
Debout devant elle, il souriait d’un air paterne. Ses grossesmoustaches grises, ses cheveux taillés en brosse, lui donnaient unegrande honnêteté militaire. Et il poussait en avant sa poitrine, oùs’étalait son ruban rouge.
– Quoi donc, monsieur Jouve ? demanda-t-ellerassurée.
– Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut,derrière les tapis. Vous savez que c’est contraire au règlement, etsi je faisais mon rapport… Elle vous aime donc bien, votre amiePauline ?
Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, unnez creux et recourbé, aux appétits de taureau.
– Hein ? qu’avez-vous, toutes les deux, pour vousaimer comme ça ?
Denise, sans comprendre, était reprise de malaise. Ils’approchait trop, il lui parlait dans la figure.
– C’est vrai, nous causions, monsieur Jouve,balbutia-t-elle, mais il n’y a pas grand mal à causer un peu… Vousêtes bien bon pour moi, merci tout de même.
– Je ne devrais pas être bon, dit-il. La justice, je neconnais que ça… Seulement, quand on est si gentille…
Et il s’approchait encore. Alors, elle eut tout à fait peur. Lesparoles de Pauline lui revenaient à la mémoire, elle se rappelaitles histoires qui couraient, des vendeuses terrorisées par le pèreJouve, achetant sa bienveillance. Au magasin, d’ailleurs, il secontentait de petites privautés, claquait doucement de ses doigtsenflés les joues des demoiselles complaisantes, leur prenait lesmains, puis les gardait, comme s’il les avait oubliées dans lessiennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait le taureau quedehors, lorsqu’on voulait bien accepter des tartines de beurre,chez lui, rue des Moineaux.
– Laissez-moi, murmura la jeune fille en reculant.
– Voyons, disait-il, vous n’allez pas faire la sauvage avecun ami qui vous ménage toujours. Soyez aimable, venez ce soirtremper une tartine dans une tasse de thé. C’est de bon cœur.
Elle se débattait, maintenant.
– Non ! non !
La salle à manger demeurait vide, le garçon n’avait pointreparu. Jouve, l’oreille tendue au bruit des pas, jeta vivement unregard autour de lui ; et, très excité, sortant de sa tenue,dépassant ses familiarités de père, il voulut la baiser sur lecou.
– Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveuxcomme ça, est-ce qu’on est si bête ? Venez donc ce soir, c’estpour rire.
Mais elle s’affolait, dans une révolte terrifiée, à l’approchede ce visage brûlant, dont elle sentait le souffle. Tout d’un coup,elle le poussa, d’un effort si rude, qu’il chancela et faillittomber sur la table. Une chaise heureusement le reçut ; tandisque le choc faisait rouler une carafe de vin, qui éclaboussa lacravate blanche et trempa le ruban rouge. Et il restait là, sanss’essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille.Comment ! lorsqu’il ne s’attendait à rien, lorsqu’il n’ymettait pas ses forces et qu’il cédait simplement à sabonté !
– Ah ! mademoiselle, vous vous en repentirez, paroled’honneur !
Denise s’était enfuie. Justement, la cloche sonnait ; et,troublée, encore frémissante, elle oublia Robineau, elle remonta aucomptoir. Puis, elle n’osa plus redescendre. Comme le soleil,l’après-midi, chauffait la façade de la place Gaillon, on étouffaitdans les salons de l’entresol, malgré les stores. Quelques clientesvinrent, mirent ces demoiselles en nage, sans rien acheter. Tout lerayon bâillait, sous les grands yeux somnolents deMme Aurélie. Enfin, vers trois heures, Denise,voyant la première s’assoupir, fila doucement, reprit sa course àtravers le magasin, de son air affairé. Pour dépister les curieux,qui pouvaient la suivre du regard, elle ne descendit pasdirectement à la soie ; d’abord, elle parut avoir affaire auxdentelles, elle aborda Deloche, lui demanda un renseignement ;ensuite, au rez-de-chaussée, elle traversa la rouennerie, et elleentrait aux cravates, lorsqu’un sursaut de surprise l’arrêta net.Jean était devant elle.
– Comment ! c’est toi ? murmura-t-elle toutepâle.
Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avecses cheveux blonds en désordre, dont les frisures coulaient sur sapeau de fille. Debout devant un casier de minces cravates noires,il semblait réfléchir profondément.
– Que fais-tu là ? reprit-elle.
– Dame ! répondit-il, je t’attendais… Tu me défends devenir. Alors, je suis bien entré, mais je n’ai rien dit à personne.Oh ! tu peux être tranquille. Ne fais pas semblant de meconnaître, si tu veux.
Des vendeurs les regardaient déjà, l’air étonné. Jean baissa lavoix.
– Tu sais, elle a voulu m’accompagner. Oui, elle est sur laplace, devant la fontaine… Donne vite les quinze francs, ou noussommes fichus, aussi vrai que le soleil nous éclaire !
Alors, Denise fut saisie d’un grand trouble. On ricanait, onécoutait cette aventure. Et, comme un escalier du sous-sols’ouvrait derrière le rayon des cravates, elle y poussa son frère,elle le fit descendre vivement. En bas, il continua son histoire,embarrassé, cherchant les faits, craignant de n’être point cru.
– L’argent n’est pas pour elle. Elle est trop distinguée…Et son mari, ah ! bien, il se fiche joliment de quinzefrancs ! Pour un million, il n’autoriserait pas sa femme. Unfabricant de colle, te l’ai-je dit ? des gens extrêmementbien… Non, c’est pour une crapule, un ami à elle qui nous avus ; et, tu comprends, si je ne lui donne pas les quinzefrancs, ce soir…
– Tais-toi, murmura Denise. Tout à l’heure… Marchedonc !
Ils étaient descendus dans le service du départ. La morte-saisonendormait la vaste cave, sous le jour blafard des soupiraux. Il yfaisait froid, un silence tombait de la voûte. Mais pourtant ungarçon prenait, dans un des compartiments, les quelques paquetsdestinés au quartier de la Madeleine ; et, sur la grande tablede triage, Campion, le chef de service, était assis, les jambesballantes, les yeux ouverts.
Jean recommençait :
– Le mari qui a un grand couteau…
– Va donc ! répéta Denise, en le poussanttoujours.
Ils suivirent un des corridors étroits, où le gaz brûlaitcontinuellement. À droite et à gauche, au fond des caveaux obscurs,les marchandises des réserves entassaient des ombres derrière lespalissades. Enfin, elle s’arrêta contre une de ces claies de bois.Personne ne viendrait sans doute ; mais c’était défendu, etelle avait un frisson.
– Si cette crapule parle, reprit Jean, le mari qui a ungrand couteau…
– Où veux-tu que je trouve quinze francs ? s’écriaDenise désespérée. Tu ne peux donc pas être raisonnable ? Ilt’arrive sans cesse des choses si drôles !
Il se frappa la poitrine. Au milieu de ses inventionsromanesques, lui-même ne savait plus l’exacte vérité. Ildramatisait simplement ses besoins d’argent, il y avait toujours aufond quelque nécessité immédiate.
– Sur ce que j’ai de plus sacré, cette fois c’est bienvrai… Je la tenais comme ça, et elle m’embrassait…
Elle le fit taire de nouveau, elle se fâcha, torturée, poussée àbout.
– Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaiseconduite. C’est trop vilain, entends-tu !… Et tu me tourmenteschaque semaine, je me tue à t’entretenir de pièces de cent sous.Oui, je passe les nuits… Sans compter que tu enlèves le pain de labouche de ton frère.
Jean restait béant, la face pâle. Comment ! c’étaitvilain ? et il ne comprenait pas, il avait depuis l’enfancetraité sa sœur en camarade, il lui semblait bien naturel de viderson cœur. Mais ce qui l’étranglait surtout, c’était d’apprendrequ’elle passait les nuits. L’idée qu’il la tuait et qu’il mangeaitla part de Pépé, le bouleversa tellement, qu’il se mit àpleurer.
– Tu as raison, je suis un chenapan, cria-t-il. Mais cen’est pas vilain, va ! au contraire, et voilà pourquoi onrecommence… Celle-là, vois-tu, a déjà vingt ans. Elle croyait rire,parce que j’en ai à peine dix-sept… Mon Dieu ! que je suisdonc furieux contre moi ! Je me flanquerais desgifles !
Il lui avait pris les mains, il les baisait, les mouillait delarmes.
– Donne-moi les quinze francs, ce sera la dernière fois, jete le jure… Ou bien, non ! ne me donne rien, j’aime mieuxmourir. Si le mari m’assassine, tu seras bien débarrassée.
Et, comme elle aussi pleurait, il eut un remords.
– Je dis ça, je n’en sais rien. Peut-être qu’il ne veuttuer personne. Nous nous arrangerons, je te le promets, petitesœur. Allons, adieu, je pars.
Mais un bruit de pas, au bout du corridor, les inquiéta. Elle leramena contre la réserve, dans un coin d’ombre. Pendant un instant,ils n’entendirent plus que le sifflement d’un bec de gaz, prèsd’eux. Puis, les pas se rapprochèrent ; et, en allongeant latête, elle reconnut l’inspecteur Jouve, qui venait de s’engagerdans le corridor, de son air raide. Passait-il par hasard ?quelqu’autre surveillant, de planton à la porte, l’avait-ilaverti ? Elle fut prise d’une telle crainte, qu’elle perdit latête ; et elle poussa Jean hors du trou de ténèbres où ils secachaient, le chassa devant elle, balbutia :
– Va-t’en ! va-t’en !
Tous deux galopaient, en entendant derrière leurs talons lesouffle du père Jouve, qui s’était mis également à courir. Ilstraversèrent de nouveau le service du départ, ils arrivèrent aupied de l’escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue de laMichodière.
– Va-t’en ! répétait Denise, va-t’en !… Si jepeux, je t’enverrai les quinze francs tout de même.
Jean, étourdi, se sauva. Hors d’haleine, l’inspecteur, quiarrivait, distingua seulement un coin de la blouse blanche et lesboucles des cheveux blonds, envolés dans le vent du trottoir. Uninstant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue. Ilavait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de lalingerie, et dont le nœud, très large, luisait comme une neige.
– Eh bien ! c’est propre, mademoiselle, dit-il, leslèvres tremblantes. Oui, c’est propre, c’est très propre… Si vousespérez que je vais tolérer, dans le sous-sol, des choses sipropres.
Et il la poursuivait de ce mot, tandis qu’elle remontait aumagasin, la gorge serrée d’émotion, sans trouver une parole dedéfense. Maintenant, elle était désolée d’avoir couru. Pourquoi nepas s’expliquer, montrer son frère ? On allait encores’imaginer des vilenies ; et elle aurait beau jurer, on ne lacroirait pas. Une fois de plus, elle oublia Robineau, elle rentradirectement au comptoir.
Sans attendre, Jouve se rendit à la direction, pour faire sonrapport. Mais le garçon de service lui dit que le directeur étaitavec M. Bourdoncle et M. Robineau : tous troiscausaient depuis un quart d’heure. La porte, d’ailleurs, restaitentrouverte ; on entendait Mouret demander gaiement au commiss’il venait de passer de bonnes vacances ; il n’étaitnullement question d’un renvoi, la conversation au contraire tombasur certaines mesures à prendre dans le rayon.
– Vous désirez quelque chose, monsieur Jouve ? criaMouret. Entrez donc.
Mais un instinct avertit l’inspecteur. Bourdoncle étant sorti,Jouve préféra tout lui conter. Lentement, ils suivirent la galeriedes châles, marchant côte à côte, l’un penché et parlant très bas,l’autre écoutant, sans qu’un trait de son visage sévère laissâtvoir ses impressions.
– C’est bien, finit par dire ce dernier.
Et, comme ils étaient arrivés devant les confections, il entra.Justement, Mme Aurélie se fâchait contre Denise.D’où venait-elle encore ? cette fois, elle ne dirait peut-êtrepas qu’elle était montée à l’atelier. Vraiment, ces disparitionscontinuelles ne pouvaient se tolérer davantage.
– Madame Aurélie ! appela Bourdoncle.
Il se décidait à un coup de force, il ne voulait pas consulterMouret, de peur d’une faiblesse. La première s’avança, et denouveau l’histoire fut contée à voix basse. Tout le rayonattendait, flairant une catastrophe. Enfin,Mme Aurélie se tourna, l’air solennel.
– Mademoiselle Baudu…
Et son masque empâté d’empereur avait l’immobilité inexorable dela toute-puissance.
– Passez à la caisse !
La terrible phrase sonna très haut, dans le rayon alors vide declientes. Denise était demeurée droite et blanche, sans un souffle.Puis, elle eut des mots entrecoupés.
– Moi ! moi !… Pourquoi donc ? qu’ai-jefait ?
Bourdoncle répondit durement qu’elle le savait, qu’elle feraitmieux de ne pas provoquer une explication ; et il parla descravates, et il dit que ce serait joli, si toutes ces demoisellesvoyaient des hommes dans le sous-sol.
– Mais c’est mon frère ! cria-t-elle avec la colèredouloureuse d’une vierge violentée.
Marguerite et Clara se mirent à rire, tandis queMme Frédéric, si discrète d’habitude, hochaitégalement la tête d’un air incrédule. Toujours son frère !c’était bête à la fin ! Alors, Denise les regarda tous :Bourdoncle, qui dès la première heure ne voulait pas d’elle ;Jouve, resté là pour témoigner, et dont elle n’attendait aucunejustice ; puis, ces filles qu’elle n’avait pu toucher par neufmois de courage souriant, ces filles heureuses enfin de la pousserdehors. À quoi bon se débattre ? pourquoi vouloir s’imposer,quand personne ne l’aimait ? Et elle s’en alla sans ajouterune parole, elle ne jeta même pas un dernier regard, dans ce salonoù elle avait lutté si longtemps.
Mais, dès qu’elle fut seule, devant la rampe du hall, unesouffrance plus vive serra son cœur. Personne ne l’aimait, et lapensée brusque de Mouret venait de lui ôter toute sa résignation.Non ! elle ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-êtrecroirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme,au fond des caves. Une honte la torturait à cette idée, uneangoisse dont elle n’avait jamais encore senti l’étreinte. Ellevoulait l’aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour lerenseigner simplement ; car il lui était égal de partir,lorsqu’il saurait la vérité. Et son ancienne peur, le frisson quila glaçait devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de levoir, de ne point quitter la maison, sans lui jurer qu’elle n’avaitpas appartenu à un autre.
Il était près de cinq heures, le magasin reprenait un peu devie, dans l’air rafraîchi du soir. Vivement, elle se dirigea versla direction. Mais, lorsqu’elle fut devant la porte du cabinet, unetristesse désespérée l’envahit de nouveau. Sa langues’embarrassait, l’écrasement de l’existence retombait sur sesépaules. Il ne la croirait pas, il rirait comme les autres ;et cette crainte la fit défaillir. C’était fini, elle serait mieuxseule, disparue, morte. Alors, sans même prévenir Deloche niPauline, elle passa tout de suite à la caisse.
– Mademoiselle, dit l’employé, vous avez vingt-deux jours,ça fait dix-huit francs soixante-dix auxquels il faut ajouter septfrancs de tant pour cent et de guelte. C’est bien votre compte,n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur… Merci.
Et Denise s’en allait avec son argent, lorsqu’elle rencontraenfin Robineau. Il avait appris déjà le renvoi, il lui promit deretrouver l’entrepreneuse de cravates. Tout bas, il la consolait,il s’emportait : quelle existence ! se voir à lacontinuelle merci d’un caprice ! être jeté dehors d’une heureà l’autre, sans pouvoir même exiger les appointements du moisentier ! Denise monta prévenir Mme Cabin,qu’elle tâcherait de faire prendre sa malle dans la soirée. Cinqheures sonnaient, lorsqu’elle se trouva sur le trottoir de la placeGaillon, étourdie, au milieu des fiacres et de la foule.
Le soir même, comme Robineau rentrait chez lui, il reçut unelettre de la direction, l’avertissant en quatre lignes que, pourdes raisons d’ordre intérieur, elle se voyait forcée de renoncer àses services. Il était depuis sept ans dans la maison ;l’après-midi encore, il avait causé avec ces messieurs ; cefut un coup de massue. Hutin et Favier chantaient victoire à lasoie, aussi bruyamment que Marguerite et Clara triomphaient auxconfections. Bon débarras ! les coups de balai font de laplace ! Seuls, quand ils se rencontraient, à travers la cohuedes rayons, Deloche et Pauline échangeaient des mots navrés,regrettant Denise, si douce, si honnête.
– Ah ! disait le jeune homme, si elle réussissaitjamais autre part, je voudrais qu’elle rentrât ici, pour leurmettre le pied sur la gorge, à toutes ces pasgrand-chose !
Et ce fut Bourdoncle qui, dans cette affaire, supporta le chocviolent de Mouret. Lorsque ce dernier apprit le renvoi de Denise,il entra dans une grande irritation. D’habitude, il s’occupait fortpeu du personnel ; mais il affecta cette fois de voir là unempiétement de pouvoir, une tentative d’échapper à son autorité.Est-ce qu’il n’était plus le maître, par hasard, pour qu’on sepermît de donner des ordres ? Tout devait lui passer sous lesyeux, absolument tout ; et il briserait comme une paillequiconque résisterait. Puis, quand il eut fait une enquêtepersonnelle, dans un tourment nerveux qu’il ne pouvait cacher, ilse fâcha de nouveau. Elle ne mentait pas, cette pauvre fille :c’était bien son frère, Campion l’avait parfaitement reconnu.Alors, pourquoi la renvoyer ? Il parla même de lareprendre.
Cependant, Bourdoncle, fort de sa résistance passive, pliaitl’échine sous la bourrasque. Il étudiait Mouret. Enfin, un jour oùil le vit plus calme, il osa dire, d’une voixparticulière :
– Il vaut mieux pour tout le monde qu’elle soit partie.
Mouret resta gêné, le sang au visage.
– Ma foi, répondit-il en riant, vous avez peut-être raison…Descendons voir la vente. Ça remonte, on a fait près de cent millefrancs, hier.
Un instant, Denise était restée étourdie sur le pavé, dans lesoleil encore brûlant de cinq heures. Juillet chauffait lesruisseaux, Paris avait sa lumière crayeuse d’été, aux aveuglantesréverbérations. Et la catastrophe venait d’être si brusque, onl’avait poussée dehors si rudement, qu’elle retournait au fond desa poche ses vingt-cinq francs soixante-dix, d’une main machinale,en se demandant où aller et que faire.
Toute une file de fiacres l’empêchait de quitter le trottoir duBonheur des Dames. Quand elle put se hasarder entre les roues, elletraversa la place Gaillon, comme si elle avait voulu gagner la rueLouis-le-Grand ; puis, elle se ravisa, descendit vers la rueSaint-Roch. Mais elle n’avait toujours aucun projet, car elles’arrêta à l’angle de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qu’elle finitpar suivre, après avoir regardé autour d’elle d’un air indécis. Lepassage Choiseul s’étant présenté, elle y entra, se trouva rueMonsigny sans savoir comment, retomba dans la rueNeuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnement emplissait sa tête,l’idée de sa malle lui revint, à la vue d’un commissionnaire ;mais chez qui la faire porter, et pourquoi toute cette peine,lorsqu’une heure plus tôt elle avait encore un lit où coucher lesoir ?
Alors, les yeux levés sur les maisons, elle se mit à examinerles fenêtres. Des écriteaux défilaient. Elle les voyaitconfusément, sans cesse reprise par le branle intérieur quil’agitait tout entière. Était-ce possible ? seule d’une minuteà l’autre, perdue dans cette grande ville inconnue, sans appui,sans ressources ! Il fallait manger et dormir cependant. Lesrues se succédaient, la rue des Moulins, la rue Sainte-Anne. Ellebattait le quartier, tournant sur elle-même, ramenée toujours auseul carrefour qu’elle connaissait bien. Brusquement, elle demeurastupéfaite, elle était de nouveau devant le Bonheur desDames ; et, pour échapper à cette obsession, elle se jeta dansla rue de la Michodière.
Heureusement, Baudu n’était pas sur sa porte, le Vieil Elbeufsemblait mort, derrière ses vitrines noires. Jamais elle n’auraitosé se présenter chez son oncle, car il affectait de ne plus lareconnaître, et elle ne voulait point tomber à sa charge, dans lemalheur qu’il lui avait prédit. Mais, de l’autre côté de la rue, unécriteau jaune l’arrêta : Chambre garnie à louer.C’était le premier qui ne lui faisait pas peur, tellement la maisonparaissait pauvre. Puis, elle la reconnut, avec ses deux étagesbas, sa façade couleur de rouille, étranglée entre le Bonheur desDames et l’ancien hôtel Duvillard. Au seuil de la boutique deparapluies, le vieux Bourras, chevelu et barbu comme un prophète,des besicles sur le nez, étudiait l’ivoire d’une pomme de canne.Locataire de toute la maison, il sous-louait en garni les deuxétages, pour diminuer son loyer.
– Vous avez une chambre, monsieur ? demanda Denise,obéissant à une poussée instinctive.
Il leva ses gros yeux embroussaillés, resta surpris de la voir.Toutes ces demoiselles lui étaient connues. Et il répondit, aprèsavoir regardé sa petite robe propre, sa tournure honnête :
– Ça ne fait pas pour vous.
– Combien donc ? reprit Denise.
– Quinze francs par mois.
Alors, elle voulut visiter. Dans l’étroite boutique, comme il ladévisageait toujours de son air étonné, elle dit son départ dumagasin et son désir de ne pas gêner son oncle. Le vieillard finitpar aller chercher une clef sur une planche de l’arrière-boutique,une pièce obscure, où il faisait sa cuisine et où ilcouchait ; au-delà, derrière un vitrage poussiéreux, onapercevait le jour verdâtre d’une cour intérieure, large de deuxmètres à peine.
– Je passe devant, pour que vous ne tombiez pas, ditBourras dans l’allée humide qui longeait la boutique.
Il buta contre une marche, il monta, en multipliant lesavertissements. Attention ! la rampe était contre la muraille,il y avait un trou au tournant, parfois les locataires laissaientleurs boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, nedistinguait rien, sentait seulement la fraîcheur des vieux plâtresmouillés. Au premier étage pourtant, un carreau donnant sur la courlui permit de voir vaguement, comme au fond d’une eau dormante,l’escalier déjeté, les murailles noires de crasse, les portescraquées et dépeintes.
– Si encore l’une de ces deux chambres était libre !reprit Bourras. Vous y seriez bien… Mais elles sont toujoursoccupées par des dames.
Au deuxième étage, le jour grandissait, éclairant d’une pâleurcrue la détresse du logis. Un garçon boulanger occupait la premièrechambre ; et c’était l’autre, celle du fond, qui se trouvaitvacante. Quand Bourras l’eut ouverte, il dut rester sur le palier,pour que Denise pût la visiter à l’aise. Le lit, dans l’angle de laporte, laissait tout juste le passage d’une personne. Au bout, il yavait une petite commode de noyer, une table de sapin noirci etdeux chaises. Les locataires qui faisaient un peu de cuisine,s’agenouillaient devant la cheminée, où se trouvait un fourneau deterre.
– Mon Dieu ! disait le vieillard, ce n’est pas riche,mais la fenêtre est gaie, on voit le monde dans la rue.
Et, comme Denise regardait avec surprise l’angle du plafond,au-dessus du lit, où une dame de passage avait écrit son nom :Ernestine, en promenant la flamme d’une chandelle, il ajouta d’unair bonhomme :
– Si l’on réparait, on ne joindrait jamais les deux bouts…Enfin, voilà tout ce que j’ai.
– Je serai très bien, déclara la jeune fille.
Elle paya un mois d’avance, demanda le linge, une paire de drapset deux serviettes, et fit son lit sans attendre, heureuse,soulagée de savoir où coucher le soir. Une heure plus tard, elleavait envoyé un commissionnaire chercher sa malle, elle étaitinstallée.
Ce furent d’abord deux mois de terrible gêne. Ne pouvant pluspayer la pension de Pépé, elle l’avait repris et le couchait surune vieille bergère prêtée par Bourras. Il lui fallait strictementtrente sous chaque jour, le loyer compris, en consentant à vivreelle-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l’enfant. Lapremière quinzaine encore, les choses marchèrent : elle étaitentrée avec dix francs en ménage, puis elle eut la chance deretrouver l’entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dix-huitfrancs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint complet. Elleeut beau se présenter dans les magasins, à la Place Clichy, au BonMarché, au Louvre : la morte-saison arrêtait partout lesaffaires, on la renvoyait à l’automne, plus de cinq mille employésde commerce, congédiés comme elle, battaient le pavé, sans place.Alors, elle tâcha de se procurer de petits travaux ;seulement, dans son ignorance de Paris, elle ne savait où frapper,acceptait des besognes ingrates, ne touchait même pas toujours sonargent. Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul, d’unesoupe, en lui disant qu’elle avait mangé dehors ; et elle semettait au lit, la tête bourdonnante, nourrie par la fièvre qui luibrûlait les mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cettepauvreté, il se traitait de scélérat, avec une telle violence dedésespoir, qu’elle était obligée de mentir ; souvent, elletrouvait encore le moyen de lui glisser une pièce de quarante sous,pour lui prouver qu’elle avait des économies. Jamais elle nepleurait devant ses enfants. Les dimanches où elle pouvait fairecuire un morceau de veau dans la cheminée, à genoux sur le carreau,l’étroite pièce retentissait d’une gaieté de gamins, insoucieux del’existence. Puis, Jean retourné chez son patron, Pépé endormi,elle passait une nuit affreuse, dans l’angoisse du lendemain.
D’autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames dupremier recevaient des visites très tard ; et parfois un hommese trompait, montait donner des coups de poing dans sa porte.Bourras lui ayant dit tranquillement de ne pas répondre, elles’enfonçait la tête sous l’oreiller, pour échapper aux jurons.Puis, son voisin, le boulanger, avait voulu rire ; celui-là nerentrait que le matin, la guettait, quand elle allait chercher soneau ; il faisait même des trous dans la cloison, la regardaitse débarbouiller, ce qui la forçait à pendre ses vêtements le longdu mur. Mais elle souffrait davantage encore des importunités de larue, de la continuelle obsession des passants. Elle ne pouvaitdescendre acheter une bougie, sur ces trottoirs boueux où rôdait ladébauche des vieux quartiers, sans entendre derrière elle unsouffle ardent, des paroles crues de convoitise ; et leshommes la poursuivaient jusqu’au fond de l’allée noire, encouragéspar l’aspect sordide de la maison. Pourquoi donc n’avait-elle pasun amant ? cela étonnait, semblait ridicule. Il faudrait bienqu’elle succombât un jour. Elle-même n’aurait pu expliquer commentelle résistait, sous la menace de la faim, et dans le trouble desdésirs dont on chauffait l’air autour d’elle.
Un soir, Denise n’avait pas même de pain pour la soupe de Pépé,lorsqu’un monsieur décoré s’était mis à la suivre. Devant l’allée,il devint brutal, et ce fut dans une révolte de dégoût qu’elle luijeta la porte au visage. Puis, en haut, elle s’assit, les mainstremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-elle, s’ils’éveillait et s’il demandait à manger ? Cependant, ellen’aurait eu qu’à consentir. Sa misère finissait, elle avait del’argent, des robes, une belle chambre. C’était facile, on disaitque toutes en arrivaient là, puisqu’une femme, à Paris, ne pouvaitvivre de son travail. Mais un soulèvement de son être protestait,sans indignation contre les autres, répugnant simplement aux chosessalissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idéede logique, de sagesse et de courage.
Bien des fois, Denise s’interrogea de la sorte. Une ancienneromance chantait dans sa mémoire, la fiancée du matelot que sonamour gardait des périls de l’attente. À Valognes, elle fredonnaitle refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avait-elledonc, elle aussi, une tendresse au cœur pour être si brave ?Elle songeait encore à Hutin, pleine de malaise. Chaque jour, ellele voyait passer sous sa fenêtre. Maintenant qu’il était second, ilmarchait seul, au milieu du respect des simples vendeurs. Jamais ilne levait la tête, elle croyait souffrir de la vanité de ce garçon,le suivait des yeux, sans craindre d’être surprise. Et, dès qu’elleapercevait Mouret, qui passait également tous les soirs, untremblement l’agitait, elle se cachait vite, la gorge battante. Iln’avait pas besoin d’apprendre où elle logeait ; puis, elleétait honteuse de la maison, elle souffrait de ce qu’il pouvaitpenser d’elle, bien qu’ils ne dussent jamais plus serencontrer.
D’ailleurs, Denise vivait toujours dans le branle du Bonheur desDames. Un simple mur séparait sa chambre de son ancien rayon ;et, dès le matin, elle recommençait ses journées, elle sentaitmonter la foule, avec le ronflement plus large de la vente. Lesmoindres bruits ébranlaient la vieille masure collée au flanc ducolosse : elle battait dans ce pouls énorme. En outre, Denisene pouvait éviter certaines rencontres. Deux fois, elle s’étaittrouvée en face de Pauline, qui lui avait offert ses services,désolée de la savoir malheureuse ; même il lui avait fallumentir, pour éviter de recevoir son amie ou d’aller lui rendrevisite, un dimanche, chez Baugé. Mais elle se défendait plusdifficilement contre l’affection désespérée de Deloche ; il laguettait, n’ignorait aucun de ses soucis, l’attendait sous lesportes ; un soir, il avait voulu lui prêter trente francs, leséconomies d’un frère, disait-il, très rouge. Et ces rencontres laramenaient au continuel regret du magasin, l’occupaient de la vieintérieure qu’on y menait, comme si elle ne l’avait pas quitté.
Personne ne montait chez Denise. Un après-midi, elle futsurprise d’entendre frapper. C’était Colomban. Elle le reçutdebout. Lui, très gêné, balbutia d’abord, demanda de ses nouvelles,parla du Vieil Elbeuf. Peut-être l’oncle Baudu l’envoyait-il,regrettant sa rigueur ; car il continuait à ne pas même saluersa nièce, bien qu’il ne pût ignorer la misère où elle se trouvait.Mais, quand elle questionna nettement le commis, celui-ci parutplus embarrassé encore : non, non, ce n’était pas le patronqui l’envoyait ; et il finit par nommer Clara, il voulaitsimplement causer de Clara. Peu à peu, il s’enhardissait, demandaitdes conseils, dans l’idée que Denise pouvait lui être utile auprèsde son ancienne camarade. Vainement, elle le désespéra, en luireprochant de faire souffrir Geneviève pour une fille sans cœur. Ilremonta un autre jour, il prit l’habitude de la venir voir. Celasuffisait à son amour timide, sans cesse il recommençait la mêmeconversation, malgré lui, tremblant de la joie d’être avec unefemme qui avait approché Clara. Et Denise, alors, vécut davantageau Bonheur des Dames.
Ce fut vers les derniers jours de septembre que la jeune filleconnut la misère noire. Pépé était tombé malade, un gros rhumeinquiétant. Il aurait fallu le nourrir de bouillon, et elle n’avaitpas même de pain. Un soir que, vaincue, elle sanglotait, dans unede ces débâcles sombres qui jettent les filles au ruisseau ou à laSeine, le vieux Bourras frappa doucement. Il apportait un pain etune boîte à lait pleine de bouillon.
– Tenez ! voilà pour le petit, dit-il de son airbrusque. Ne pleurez pas si fort, ça dérange mes locataires.
Et, comme elle le remerciait, dans une nouvelle crise delarmes :
– Taisez-vous donc !… Demain, venez me parler. J’ai dutravail pour vous.
Bourras, depuis le coup terrible que le Bonheur des Dames luiavait porté en créant un rayon de parapluies et d’ombrelles,n’employait plus d’ouvrières. Il faisait tout lui-même, pourdiminuer ses frais : les nettoyages, les reprises, la couture.Sa clientèle, du reste, diminuait au point qu’il manquait detravail parfois. Aussi dut-il inventer de la besogne, le lendemain,lorsqu’il installa Denise dans un coin de sa boutique. Il nepouvait pas laisser mourir le monde chez lui.
– Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand voustrouverez mieux, vous me lâcherez.
Elle avait peur de lui, elle dépêcha son travail si vite, qu’ilfut embarrassé pour lui en donner d’autre. C’étaient des lés desoie à coudre, des dentelles à réparer. Les premiers jours, ellen’osait lever la tête, gênée de le sentir autour d’elle, avec sacrinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sousles touffes raides de ses sourcils. Il avait la voix dure, lesgestes fous, et les mères du quartier terrifiaient leurs marmots enmenaçant de l’envoyer chercher, comme on envoie chercher lesgendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant saporte, sans lui crier quelque vilenie, qu’il ne semblait même pasentendre. Toute sa colère de maniaque s’exhalait contre lesmisérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bon marché,de la camelote, des articles dont les chiens, disait-il, n’auraientpas voulu se servir.
Denise tremblait, quand il lui criait furieusement :
– L’art est fichu, entendez-vous !… Il n’y a plus unmanche propre. On fait des bâtons, mais des manches, c’estfini !… Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingtfrancs !
C’était son orgueil d’artiste, pas un ouvrier à Paris n’étaitcapable d’établir un manche pareil aux siens, léger et solide. Ilen sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante,renouvelant toujours les sujets, des fleurs, des fruits, desanimaux, des têtes, traités d’une façon vivante et libre. Un caniflui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chausséde besicles, fouillant le buis ou l’ébène.
– Un tas d’ignorants, disait-il, qui se contentent decoller de la soie sur des baleines ! Ils achètent leursmanches à la grosse, des manches tout fabriqués… Et ça vend ce queça veut ! Entendez-vous, l’art est fichu !
Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé descendîtjouer dans la boutique, car il adorait les enfants. Quand le petitmarchait à quatre pattes, on ne pouvait plus remuer, elle au fondde son coin faisant des raccommodages, lui, devant la vitrine,creusant le bois, à l’aide de son canif. Maintenant, chaque journéeramenait les mêmes besognes et la même conversation. Entravaillant, il retombait toujours sur le Bonheur des Dames, ilexpliquait sans se lasser où en était son terrible duel. Depuis1845, il occupait la maison, pour laquelle il avait un bail detrente années, moyennant un loyer de dix-huit cents francs ;et, comme il rattrapait un millier de francs avec ses quatrechambres garnies, il payait huit cents francs la boutique. C’étaitpeu, il n’avait pas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. Àl’entendre, sa victoire ne faisait pas un doute, il mangerait lemonstre.
Brusquement, il s’interrompait.
– Est-ce qu’ils en ont, des têtes de chien commeça ?
Et il clignait les yeux derrière ses lunettes, pour juger latête de dogue qu’il sculptait, la lèvre retroussée, les crocsdehors, dans un grognement plein de vie. Pépé, en extase devant lechien, se soulevait, appuyait ses deux petits bras sur les genouxdu vieux.
– Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque dureste, reprenait celui-ci, en attaquant délicatement la langue dela pointe de son canif. Les coquins ont tué mes bénéfices ;mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chosedu moins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau,plutôt que de céder.
Il brandissait son outil, ses cheveux blancs s’envolaient sousun vent de colère.
– Cependant, risquait doucement Denise, sans lever les yeuxde son aiguille, si l’on vous offrait une somme raisonnable, ilserait plus sage d’accepter.
Alors, son obstination féroce éclatait.
– Jamais !… La tête sous le couteau, je dirai non,tonnerre de Dieu !… J’ai encore dix ans de bail, ils n’aurontpas la maison avant dix ans, lorsque je devrais crever de faimentre les quatre murs vides… Deux fois déjà, ils sont venus pourm’entortiller. Ils m’offraient douze mille francs de mon fonds etles années à courir du bail, dix-huit mille francs, en tout trentemille… Pas pour cinquante mille ! Je les tiens, je veux lesvoir lécher la terre devant moi !
– Trente mille francs, c’est beau, reprenait Denise. Vouspourriez aller vous établir plus loin… Et s’ils achetaient lamaison ?
Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s’absorbait uneminute, avec un rire d’enfant vaguement épandu sur sa face neigeusede Père éternel. Puis, il repartait.
– La maison, pas de danger !… Ils parlaient del’acheter l’année dernière, ils en donnaient quatre-vingt millefrancs, le double de ce qu’elle vaut aujourd’hui. Mais lepropriétaire, un ancien fruitier, un gredin comme eux, a voulu lesfaire chanter. Et, d’ailleurs, ils se méfient de moi, ils saventbien que je céderais encore moins… Non ! non ! j’y suis,j’y reste ! L’empereur, avec tous ses canons, ne m’endélogerait pas.
Denise n’osait plus souffler. Elle continuait de tirer sonaiguille, pendant que le vieillard lâchait d’autres phrasesentrecoupées, entre deux entailles de son canif : çacommençait à peine, on verrait plus tard des chosesextraordinaires, il avait des idées qui balayeraient leur comptoirde parapluies ; et, au fond de son obstination, grondait larévolte du petit fabricant personnel, contre l’envahissement banaldes articles de bazar.
Pépé, cependant, finissait par grimper sur les genoux deBourras. Il tendait, vers la tête de dogue, des mainsimpatientes.
– Donne, monsieur.
– Tout à l’heure, mon petit, répondait le vieux d’une voixqui devenait tendre. Il n’a pas d’yeux, il faut lui faire des yeux,maintenant.
Et, tout en fignolant un œil, il s’adressait de nouveau àDenise.
– Les entendez-vous ?… Ronflent-ils encore, àcôté ! c’est ça qui m’exaspère le plus, paroled’honneur ! de les avoir sans cesse dans le dos, avec leursacrée musique de locomotive.
Sa petite table en tremblait, disait-il. Toute la boutique étaitsecouée, il passait ses après-midi sans un client, dans latrépidation de la foule qui s’écrasait au Bonheur des Dames.C’était un sujet d’éternel rabâchage. Encore une bonne journée, ontapait derrière le mur, la soierie avait dû faire dix millefrancs ; ou bien, il se gaudissait, le mur était resté froid,un coup de pluie avait tué la recette. Et les moindres rumeurs, lessouffles les plus faibles, lui fournissaient ainsi des commentairessans fin.
– Tenez, on a glissé. Ah ! s’ils pouvaient tous secasser les reins !… Ça, ma chère, ce sont des dames qui sedisputent. Tant mieux ! tant mieux !… Hein !entendez-vous les paquets tomber dans les sous-sols ? C’estdégoûtant !
Il ne fallait pas que Denise discutât ses explications, car ilrappelait alors amèrement la manière indigne dont on l’avaitcongédiée. Puis, elle devait lui conter, pour la centième fois, sonpassage aux confections, les souffrances du début, les petiteschambres malsaines, la mauvaise nourriture, la continuelle batailledes vendeurs ; et, tous deux, du matin au soir, ne parlaientainsi que du magasin, le buvaient à chaque heure dans l’air mêmequ’ils respiraient.
– Donne, monsieur, répétait ardemment Pépé, les mainstoujours tendues.
La tête de dogue était finie, Bourras la reculait, l’avançait,avec une gaieté bruyante.
– Prends garde, il va te mordre… Là, amuse-toi, et ne lecasse pas, si c’est possible.
Puis, repris par son idée fixe, il brandissait le poing vers lamuraille.
– Vous avez beau pousser pour que la maison tombe… Vous nel’aurez pas, quand même vous envahiriez la rue entière !
Denise, maintenant, avait du pain tous les jours. Elle engardait une vive gratitude au vieux marchand, dont elle sentait lebon cœur, sous les étrangetés violentes. Son vif désir étaitcependant de trouver ailleurs du travail, car elle le voyaitinventer de petites besognes, elle comprenait qu’il n’avait pasbesoin d’une ouvrière, dans la débâcle de son commerce, et qu’ill’employait par charité pure. Six mois s’étaient passés, on venaitde retomber dans la morte-saison d’hiver. Elle désespérait de secaser avant mars, lorsque, un soir de janvier, Deloche, qui laguettait sous une porte, lui donna un conseil. Pourquoin’allait-elle pas se présenter chez Robineau, où l’on avaitpeut-être besoin de monde ?
En septembre, Robineau s’était décidé à acheter le fonds deVinçard, tout en redoutant de compromettre les soixante millefrancs de sa femme. Il avait payé quarante mille francs laspécialité de soies, et il se lançait avec les vingt mille autres.C’était peu, mais il avait derrière lui Gaujean, qui devait lesoutenir par de longs crédits. Depuis sa brouille avec le Bonheurdes Dames, ce dernier rêvait de susciter au colosse desconcurrences ; il croyait la victoire certaine, si l’on créaitdans le voisinage plusieurs spécialités, où les clientestrouveraient un choix très varié d’articles. Seuls, les richesfabricants de Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter lesexigences des grands magasins ; ils se contentaientd’alimenter avec eux leurs métiers, quittes à chercher ensuite desbénéfices, en vendant aux maisons moins importantes. Mais Gaujeanétait loin d’avoir les reins solides de Dumonteil. Longtemps simplecommissionnaire, il n’avait des métiers à lui que depuis cinq ousix ans, et encore faisait-il travailler beaucoup de façonniers,auxquels il fournissait la matière première, et qu’il payait tantdu mètre. C’était même ce système qui, haussant ses prix derevient, ne lui permettait pas de lutter contre Dumonteil, pour lafourniture du Paris-Bonheur. Il en gardait une rancune, il voyaiten Robineau l’instrument d’une bataille décisive, livrée à cesbazars des nouveautés, qu’il accusait de ruiner la fabricationfrançaise.
Lorsque Denise se présenta, elle trouvaMme Robineau seule. Fille d’un piqueur des ponts etchaussées, absolument ignorante des choses du commerce, celle-ciavait encore la gaucherie charmante d’une pensionnaire élevée dansun couvent de Blois. Elle était très brune, très jolie, avec unedouceur gaie qui lui donnait un grand charme. Du reste, elleadorait son mari et ne vivait que de cet amour. Comme Denise allaitlaisser son nom, Robineau rentra, et il la prit sur-le-champ, l’unede ses deux vendeuses l’ayant brusquement quitté la veille, pourentrer au Bonheur des Dames.
– Ils ne nous laissent pas un bon sujet, dit-il. Enfin,avec vous, je serai tranquille, car vous êtes comme moi, vous nedevez guère les aimer… Venez demain.
Le soir, Denise fut embarrassée pour annoncer à Bourras qu’ellele quittait. Il la traita en effet d’ingrate, s’emporta ;puis, lorsqu’elle se défendit, les larmes aux yeux, en lui faisantentendre qu’elle n’était pas dupe de ses charités, il s’attendrit àson tour, bégaya qu’il avait beaucoup de travaux, qu’ellel’abandonnait juste au moment où il allait lancer un parapluie deson invention.
– Et Pépé ? demanda-t-il.
L’enfant était le grand souci de Denise. Elle n’osait leremettre chez Mme Gras et ne pouvait pourtant lelaisser seul dans sa chambre, enfermé du matin au soir.
– C’est bon, je le garderai, reprit le vieux. Il est biendans ma boutique, ce petit… Nous ferons la cuisine ensemble.
Et, comme elle refusait, craignant de le gêner :
– Tonnerre de Dieu ! vous vous méfiez de moi… Je ne lemangerai pas, votre enfant !
Denise fut plus heureuse chez Robineau. Il la payait peu,soixante francs par mois, et nourrie seulement, sans intérêt sur lavente, comme dans les vieilles maisons. Mais elle était traitéeavec beaucoup de douceur, surtout par Mme Robineau,toujours souriante à son comptoir. Lui, nerveux, tourmenté, avaitparfois des brusqueries. Au bout d’un mois, Denise faisait partiede la famille, ainsi que l’autre vendeuse, une petite femmepoitrinaire et silencieuse. On ne se gênait plus devant elle, oncausait des affaires, à table, dans l’arrière-boutique, qui donnaitsur une grande cour. Et ce fut là qu’un soir on décida l’entrée encampagne contre le Bonheur des Dames.
Gaujean était venu dîner. Dès le rôti, un gigot bourgeois, ilavait abordé la question, de sa voix blanche de Lyonnais, épaissiepar les brouillards du Rhône.
– Ça devient impossible, répétait-il. Ils arrivent chezDumonteil, n’est-ce pas ? se réservent la propriété d’undessin, emportent du coup trois cents pièces, en exigeant unediminution de cinquante centimes par mètre ; et, comme ilspayent comptant, ils bénéficient encore de l’escompte de dix-huitpour cent… Souvent, Dumonteil ne gagne pas vingt centimes. Iltravaille pour occuper ses métiers, car tout métier qui chôme estun métier qui meurt… Alors, comment voulez-vous que nous, avecnotre outillage plus restreint, et surtout avec nos façonniers,nous puissions soutenir la lutte ?
Robineau, rêveur, oubliait de manger.
– Trois cents pièces ! murmura-t-il. Moi, je tremble,quand j’en prends douze, et à quatre-vingt-dix jours… Ils peuventafficher un franc, deux francs, meilleur marché que nous. J’aicalculé qu’il y a une baisse de quinze pour cent au moins sur leursarticles de catalogue, quand on les compare à nos prix… C’est cequi tue le petit commerce.
Il était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, leregardait d’un air tendre. Elle ne mordait point aux affaires, latête cassée par tous ces chiffres, ne comprenant pas qu’on sedonnât un pareil souci, lorsqu’il était si facile de rire et des’aimer. Pourtant, il suffisait que son mari voulût vaincre :elle se passionnait avec lui, serait morte à son comptoir.
– Mais pourquoi tous les fabricants ne s’entendent-ils pasensemble ? reprit violemment Robineau. Ils leur feraient laloi, au lieu de la subir.
Gaujean, qui avait redemandé une tranche de gigot, mâchait aveclenteur.
– Ah ! pourquoi, pourquoi… Il faut que les métierstravaillent, je vous l’ai dit. Quand on a des tissages un peupartout, aux environs de Lyon, dans le Gard, dans l’Isère, on nepeut chômer un jour, sans des pertes énormes… Puis, nous autres quiemployons parfois des façonniers ayant dix ou quinze métiers, noussommes davantage maîtres de la production, au point de vue dustock ; tandis que les grands fabricants se trouvent obligésd’avoir de continuels débouchés, les plus larges et les plusrapides possible… Aussi sont-ils à genoux devant les grandsmagasins. J’en connais trois ou quatre qui se les disputent, quiconsentent à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapentavec les petites maisons comme la vôtre. Oui, s’ils existent pareux, ils gagnent par vous… La crise finira Dieu saitcomment !
– C’est odieux ! conclut Robineau, que ce cri decolère soulagea.
Denise écoutait, en silence. Elle était secrètement pour lesgrands magasins, dans son amour instinctif de la logique et de lavie. On se taisait, on mangeait des haricots verts deconserve ; et elle finit par se risquer à dire d’un airgai :
– Le public ne se plaint pas, lui !
Mme Robineau ne put retenir un léger rire, quimécontenta son mari et Gaujean. Sans doute, le client étaitsatisfait, puisque, en fin de compte, c’était le client quibénéficiait de la baisse des prix. Seulement, il fallait bien quechacun vécût : où irait-on, si, sous le prétexte du bonheurgénéral, on engraissait le consommateur au détriment duproducteur ? Et une discussion s’engagea. Denise affectait deplaisanter, tout en apportant des arguments solides : lesintermédiaires disparaissaient, agents de fabrique, représentants,commissionnaires, ce qui entrait pour beaucoup dans le bonmarché ; du reste, les fabricants ne pouvaient même plus vivresans les grands magasins, car dès qu’un d’entre eux perdait leurclientèle, la faillite devenait fatale ; enfin, il y avait làune évolution naturelle du commerce, on n’empêcherait pas leschoses d’aller comme elles devaient aller, quand tout le monde ytravaillait, bon gré, mal gré.
– Alors, vous êtes pour ceux qui vous ont flanquée à larue ? demanda Gaujean.
Denise devint très rouge. Elle restait surprise elle-même de lavivacité de sa défense. Qu’avait-elle au cœur, pour qu’une flammepareille lui fût montée dans la poitrine ?
– Mon Dieu ! non, répondit-elle. J’ai tort peut-être,car vous êtes plus compétent… Seulement, je dis ma pensée. Lesprix, au lieu d’être faits comme autrefois par une cinquantaine demaisons, sont faits aujourd’hui par quatre ou cinq, qui les ontbaissés, grâce à la puissance de leurs capitaux et à la force deleur clientèle… Tant mieux pour le public, voilà tout !
Robineau ne se fâcha pas. Il était devenu grave, il regardait lanappe. Souvent, il avait senti ce souffle du commerce nouveau,cette évolution dont parlait la jeune fille ; et il sedemandait, aux heures de vision nette, pourquoi vouloir résister àun courant d’une telle énergie, qui emporterait tout.Mme Robineau elle-même, en voyant son mari songeur,approuvait du regard Denise, retombée modestement dans sonsilence.
– Voyons, reprit Gaujean pour couper court, tout ça, c’estdes théories… Parlons de notre affaire.
Après le fromage, la bonne venait de servir des confitures etdes poires. Il prit des confitures, les mangea à la cuiller, avecla gourmandise inconsciente d’un gros homme adorant le sucre.
– Voilà, il faut que vous battiez en brèche leurParis-Bonheur, qui a fait leur succès, cette année… Je me suisentendu avec plusieurs de mes confrères de Lyon, je vous apporteune offre exceptionnelle, une soie noire, une faille, que vouspourrez vendre à cinq francs cinquante… Ils vendent la leur cinqfrancs soixante, n’est-ce pas ? Eh bien ! ce sera deuxsous de moins, et cela suffit, vous les coulerez.
Les yeux de Robineau s’étaient rallumés. Dans son continueltourment nerveux, il sautait souvent ainsi de la crainte àl’espoir.
– Vous avez un échantillon ? demanda-t-il.
Et, lorsque Gaujean eut tiré de son portefeuille un petit carréde soie, il acheva de s’exalter, et cria :
– Mais elle est plus belle que le Paris-Bonheur ! Entout cas, elle fait plus d’effet, le grain est plus gros… Vous avezraison, il faut tenter le coup. Ah ! tenez ! je les veuxà mes pieds, ou j’y resterai, cette fois !
Mme Robineau, partageant cet enthousiasme,déclara la soie superbe. Denise elle-même crut au succès. La fin dudîner fut ainsi très gaie. On parlait fort, il semblait que leBonheur des Dames agonisât. Gaujean, qui achevait le pot deconfiture, expliquait quels sacrifices énormes lui et ses collèguesallaient s’imposer, pour livrer une pareille étoffe à si boncompte ; mais ils s’y ruineraient plutôt, ils avaient juré detuer les grands magasins. Comme on apportait le café, la gaieté futencore accrue par l’arrivée de Vinçard. Il entrait en passant direun petit bonjour à son successeur.
– Fameux ! cria-t-il, en palpant la soie. Vous lesroulerez, je vous en réponds !… Hein ! vous me devrez unefière chandelle. Je vous le disais bien, qu’il y avait ici uneaffaire d’or !
Lui, venait de prendre un restaurant à Vincennes. C’était unrêve ancien, nourri sournoisement tandis qu’il se débattait dansles soies, tremblant de ne pas trouver à vendre son fonds avant ladébâcle, se jurant de mettre son pauvre argent dans un commerce oùl’on pût voler à l’aise. Cette idée d’un restaurant lui était venueaprès la noce d’un cousin ; la bouche allait toujours, on leuravait fait payer dix francs de l’eau de vaisselle, où nageaient despâtes. Et, devant Robineau, sa joie de leur avoir mis sur lesépaules une mauvaise affaire dont il désespérait de se débarrasser,élargissait encore sa face aux yeux ronds et à la grande boucheloyale, qui crevait de santé.
– Et vos douleurs ? demanda obligeammentMme Robineau.
– Hein ? mes douleurs ? murmura-t-il étonné.
– Oui, ces rhumatismes qui vous tourmentaient ici.
Il se souvint, il rougit légèrement.
– Oh ! j’en souffre toujours… Pourtant, l’air de lacampagne, vous comprenez… N’importe, vous avez fait une richeaffaire. Sans mes rhumatismes, je me retirais avec dix mille francsde rente, avant dix ans… parole d’honneur !
Quinze jours plus tard, la lutte s’engageait entre Robineau etle Bonheur des Dames. Elle fut célèbre, elle occupa un instant toutle marché parisien. Robineau, usant des armes de son adversaire,avait fait de la publicité dans les journaux. En outre, il soignaitson étalage, entassait à ses vitrines des piles énormes de lafameuse soie, l’annonçait par de grandes pancartes blanches, où sedétachait en chiffres géants le prix de cinq francs cinquante.C’était ce chiffre qui révolutionnait les femmes : deux sousde meilleur marché qu’au Bonheur des Dames, et la soie paraissaitplus forte. Dès les premiers jours, il vint un flot declientes : Mme Marty, sous le prétexte de semontrer économe, acheta une robe dont elle n’avait pasbesoin ; Mme Bourdelais trouva l’étoffe belle,mais elle préféra attendre, flairant sans doute ce qui allait sepasser. La semaine suivante, en effet, Mouret, baissant carrémentle Paris-Bonheur de vingt centimes, le donna à cinq francsquarante ; il avait eu, avec Bourdoncle et les intéressés, unediscussion vive, avant de les convaincre qu’il fallait accepter labataille, quitte à perdre sur l’achat ; ces vingt centimesétaient une perte sèche, puisqu’on vendait déjà au prix coûtant. Lecoup fut rude pour Robineau, il ne croyait pas que son rivalbaisserait, car ces suicides de la concurrence, ces ventes à perteétaient encore sans exemple ; et le flot des clientes,obéissant au bon marché, avait tout de suite reflué vers la rueNeuve-Saint-Augustin, tandis que le magasin de la rueNeuve-des-Petits-Champs se vidait. Gaujean accourut de Lyon, il yeut des conciliabules effarés, on finit par prendre une résolutionhéroïque : la soie serait baissée, on la laisserait à cinqfrancs trente, prix au-dessous duquel personne ne pouvaitdescendre, sans folie. Le lendemain, Mouret mettait son étoffe àcinq francs vingt. Et, dès lors, ce fut une rage : Robineaurépliqua par cinq francs quinze, Mouret afficha cinq francs dix.Tous deux ne se battaient plus que d’un sou, perdant des sommesconsidérables, chaque fois qu’ils faisaient ce cadeau au public.Les clientes riaient, enchantées de ce duel, émues des coupsterribles que se portaient les deux maisons, pour leur plaire.Enfin, Mouret osa le chiffre de cinq francs ; chez lui, lepersonnel était pâle, glacé d’un tel défi à la fortune. Robineau,atterré, hors d’haleine, s’arrêta de même à cinq francs, netrouvant pas le courage de descendre davantage. Ils couchaient surleurs positions, face à face, avec le massacre de leursmarchandises autour d’eux.
Mais si, de part et d’autre, l’honneur était sauf, la situationdevenait meurtrière pour Robineau. Le Bonheur des Dames avait desavances et une clientèle qui lui permettaient d’équilibrer lesbénéfices ; tandis que lui, soutenu seulement par Gaujean, nepouvant se rattraper sur d’autres articles, restait épuisé,glissait chaque jour un peu sur la pente de la faillite. Il mouraitde sa témérité, malgré la clientèle nombreuse que les péripéties dela lutte lui avaient amenée. Un de ses tourments secrets était devoir cette clientèle le quitter lentement, retourner au Bonheur,après l’argent perdu et les efforts qu’il avait faits pour laconquérir.
Un jour même, la patience lui échappa. Une cliente,Mme de Boves, était venue voir chez lui desmanteaux, car il avait joint un comptoir de confections à saspécialité de soies. Elle ne se décidait pas, se plaignait de laqualité des étoffes. Enfin, elle dit :
– Leur Paris-Bonheur est beaucoup plus fort.
Robineau se contenait, lui affirmait qu’elle se trompait, avecsa politesse marchande, d’autant plus respectueux, qu’il craignaitde laisser éclater sa révolte intérieure.
– Mais voyez donc la soie de cette rotonde !reprit-elle, on jurerait de la toile d’araignée… Vous avez beaudire, monsieur, leur soie à cinq francs est du cuir à côté decelle-ci.
Il ne répondait plus, le sang au visage, les lèvres serrées.Justement, il avait imaginé le coup ingénieux d’acheter, pour sesconfections, la soie chez son rival. De cette façon, c’étaitMouret, ce n’était pas lui qui perdait sur l’étoffe. Il coupaitsimplement la lisière.
– Vraiment, vous trouvez le Paris-Bonheur plus épais ?murmura-t-il.
– Oh ! cent fois, ditMme de Boves. Il n’y a pas de comparaison.
Cette injustice de la cliente, dépréciant quand même lamarchandise, l’indignait. Et, comme elle retournait toujours larotonde de son air dégoûté, un petit bout de la lisière bleu etargent, échappé aux ciseaux, parut sous la doublure. Alors, il neput se contraindre davantage, il avoua, il aurait donné satête.
– Eh bien ! madame, cette soie est du Paris-Bonheur,je l’ai achetée moi-même, parfaitement !… Voyez lalisière.
Mme de Boves partit très vexée. Beaucoup deces dames le quittèrent, l’histoire avait couru. Et lui, au milieude cette ruine, lorsque l’épouvante du lendemain le prenait, netremblait que pour sa femme, élevée dans une paix heureuse,incapable de vivre pauvre. Que deviendrait-elle, si une catastropheles mettait sur le pavé, avec des dettes ? C’était sa faute,jamais il n’aurait dû toucher aux soixante mille francs. Il fallaitqu’elle le consolât. Est-ce que cet argent n’était pas à lui commeà elle ? Il l’aimait bien, elle n’en demandait pas davantage,elle lui donnait tout, son cœur, sa vie. Dans l’arrière-boutique,on les entendait s’embrasser. Peu à peu, le train de la maison serégularisa ; chaque mois, les pertes augmentaient, dans uneproportion lente, qui reculait l’issue fatale. L’espoir tenace leslaissait debout, ils annonçaient toujours la déconfiture prochainedu Bonheur des Dames.
– Bah ! disait-il, nous sommes jeunes aussi, nousautres… L’avenir est à nous.
– Et puis, qu’importe ? si tu as fait ce que tuvoulais faire, reprenait-elle. Pourvu que tu te contentes, ça mecontente, mon bon chéri.
Denise se prenait d’affection, en voyant leur tendresse. Elletremblait, elle sentait la chute inévitable ; mais ellen’osait plus intervenir. Ce fut là qu’elle acheva de comprendre lapuissance du nouveau commerce et de se passionner pour cette forcequi transformait Paris. Ses idées mûrissaient, une grâce de femmese dégageait, en elle, de l’enfant sauvage débarquée de Valognes.Du reste, sa vie était assez douce, malgré sa fatigue et son peud’argent. Lorsqu’elle avait passé la journée debout, il lui fallaitrentrer vite, s’occuper de Pépé, que le vieux Bourras,heureusement, s’obstinait à nourrir ; mais c’étaient encoredes soins, une chemise à laver, une blouse à recoudre, sans compterle tapage du petit, dont elle avait la tête fendue. Elle ne secouchait jamais avant minuit. Le dimanche était un jour de grossebesogne : elle nettoyait sa chambre, se raccommodaitelle-même, si occupée, qu’elle ne se peignait souvent qu’à cinqheures. Cependant, elle sortait quelquefois par raison, emmenaitl’enfant, lui faisait faire une longue course à pied, du côté deNeuilly ; et leur régal était de boire, là-bas, une tasse delait chez un nourrisseur, qui les laissait s’asseoir dans sa cour.Jean dédaignait ces parties ; il se montrait de loin en loin,les soirs de semaine, puis disparaissait, en prétextant d’autresvisites ; il ne demandait plus d’argent, mais il arrivait avecdes airs si mélancoliques, que sa sœur, inquiète, avait toujourspour lui une pièce de cent sous de côté. Son luxe était là.
– Cent sous ! criait chaque fois Jean. Sacristi !tu es trop gentille !… Justement, il y a la femme dupapetier…
– Tais-toi, interrompait Denise. Je n’ai pas besoin desavoir.
Mais il croyait qu’elle l’accusait de se vanter.
– Quand je te dis qu’elle est la femme d’unpapetier !… Oh ! quelque chose de magnifique !
Trois mois se passèrent. Le printemps revenait, Denise refusa deretourner à Joinville avec Pauline et Baugé. Elle les rencontraitparfois rue Saint-Roch, en sortant de chez Robineau. Pauline, dansune de ces rencontres, lui confia qu’elle allait peut-être épouserson amant ; c’était elle qui hésitait encore, on n’aimaitguère les vendeuses mariées au Bonheur des Dames. Cette idée demariage surprit Denise, elle n’osa conseiller son amie. Un jour queColomban venait de l’arrêter près de la fontaine, pour lui parlerde Clara, celle-ci justement traversa la place ; et la jeunefille dut s’échapper, car il la suppliait de demander à sonancienne camarade si elle voulait bien se marier avec lui.Qu’avaient-ils donc tous ? Pourquoi se tourmenter de lasorte ? Elle s’estimait très heureuse de n’aimer personne.
– Vous savez la nouvelle ? lui dit un soir le marchandde parapluies, comme elle rentrait.
– Non, monsieur Bourras.
– Eh bien ! les gredins ont acheté l’hôtel Duvillard…Je suis cerné !
Il agitait ses grands bras, dans une crise de fureur quihérissait sa crinière blanche.
– Un micmac à n’y rien comprendre ! reprit-il. Ilparaît que l’hôtel appartenait au Crédit Immobilier, dont leprésident, le baron Hartmann, vient de le céder à notre fameuxMouret… Maintenant, ils me tiennent à droite, à gauche, derrière,tenez ! voyez-vous, comme je tiens dans mon poing cette pommede canne !
C’était vrai, on avait dû signer la cession la veille. La petitemaison de Bourras, serrée entre le Bonheur des Dames et l’hôtelDuvillard, accrochée là comme un nid d’hirondelle dans la fented’un mur, semblait devoir être écrasée du coup, le jour où lemagasin envahirait l’hôtel, et ce jour était venu, le colossetournait le faible obstacle, le ceignait de son entassement demarchandises, menaçait de l’engloutir, de l’absorber par la seuleforce de son aspiration géante. Bourras sentait bien l’étreintedont craquait sa boutique. Il croyait la voir diminuer, ilcraignait d’être bu lui-même, de passer de l’autre côté avec sesparapluies et ses cannes, tant la terrible mécanique ronflait àcette heure.
– Hein ! les entendez-vous ? criait-il. Si l’onne dirait pas qu’ils mangent les murailles ! Et, dans ma cave,dans mon grenier, partout, c’est le même bruit de scie mordant leplâtre… N’importe ! ils ne m’aplatiront peut-être pas commeune feuille de papier. Je resterai, quand ils feraient éclater montoit et que la pluie tomberait à seaux dans mon lit !
Ce fut à ce moment que Mouret fit faire à Bourras de nouvellespropositions : on grossissait le chiffre, on achetait sonfonds et le droit au bail cinquante mille francs. Cette offreredoubla la colère du vieillard, il refusa avec des injures.Fallait-il que ces gredins volassent le monde, pour payer cinquantemille francs une chose qui n’en valait pas dix mille ! Et ildéfendait sa boutique comme une fille honnête défend sa vertu, aunom de l’honneur, par respect de lui-même.
Denise vit Bourras préoccupé pendant une quinzaine de jours. Iltournait fiévreusement, métrait les murs de sa maison, la regardaitdu milieu de la rue, avec des airs d’architecte. Puis, un matin,des ouvriers arrivèrent. C’était la bataille décisive, il avaitl’idée téméraire de battre le Bonheur des Dames sur son terrain, enfaisant des concessions au luxe moderne. Les clientes, qui luireprochaient sa boutique sombre, reviendraient certainement, quandelles la verraient flamber, toute neuve. D’abord, on boucha lescrevasses et on badigeonna la façade ; ensuite, on repeignitles boiseries de la devanture en vert clair ; même on poussala splendeur jusqu’à dorer l’enseigne. Trois mille francs, queBourras tenait de côté comme une ressource suprême, furent dévorés.D’ailleurs, le quartier était en révolution ; on venait lecontempler au milieu de ces richesses, perdant la tête, neretrouvant pas ses habitudes. Il ne semblait plus chez lui, dans cecadre luisant, sur ces fonds tendres, effaré avec sa grande barbeet ses cheveux. Maintenant, du trottoir d’en face, les passantss’étonnaient, à le regarder agiter les bras et sculpter sesmanches. Et il était galopé de fièvre, il craignait de salir, ils’engouffrait davantage, dans ce commerce luxueux, auquel il necomprenait rien.
Cependant, comme chez Robineau, la campagne contre le Bonheurdes Dames était ouverte chez Bourras. Il venait de lancer soninvention, le parapluie à godet, qui plus tard devait sepopulariser. Du reste, le Bonheur perfectionna immédiatementl’invention. Alors, la lutte s’engagea sur les prix. Il eut unarticle à un franc quatre-vingt-quinze, en zanella, monture acier,inusable, disait l’étiquette. Mais il voulut surtout battre sonconcurrent avec ses manches, des manches de bambou, de cornouiller,d’olivier, de myrte, de rotin, toutes les variétés de manchesimaginables. Le Bonheur, moins artiste, soignait l’étoffe, vantaitses alpagas et ses mohairs, ses sergés et ses taffetas cuits. Et lavictoire lui resta, le vieillard désespéré répéta que l’art étaitfichu, qu’il en était réduit à tailler ses manches pour le plaisir,sans espoir de les vendre.
– C’est ma faute ! criait-il à Denise. Est-ce quej’aurais dû tenir des saletés à un francquatre-vingt-quinze ?… Voilà où les idées nouvelles peuventconduire. J’ai voulu suivre l’exemple de ces brigands, tant mieuxsi j’en crève !
Juillet fut très chaud. Denise souffrait dans son étroitechambre, sous les ardoises. Aussi lorsqu’elle sortait de sonmagasin, prenait-elle Pépé chez Bourras ; et, au lieu demonter tout de suite, elle allait respirer un peu au jardin desTuileries, jusqu’à la fermeture des grilles. Un soir, comme elle sedirigeait vers les marronniers, elle resta saisie : à quelquespas, marchant droit à elle, il lui semblait reconnaître Hutin.Puis, son cœur battit violemment. C’était Mouret, qui avait dînésur la rive gauche et qui se hâtait de se rendre à pied chezMme Desforges. Au brusque mouvement que fit lajeune fille pour lui échapper, il la regarda. La nuit tombait, illa reconnut pourtant.
– C’est vous, mademoiselle.
Elle ne répondit pas, éperdue qu’il eût daigné s’arrêter. Lui,souriant, cachait sa gêne sous un air d’aimable protection.
– Vous êtes toujours à Paris ?
– Oui, monsieur, dit-elle enfin.
Lentement, elle reculait, elle cherchait à saluer, pourcontinuer sa promenade. Mais il revint lui-même sur ses pas, il lasuivit sous les ombres noires des grands marronniers. Une fraîcheurtombait, des enfants riaient au loin, en poussant des cerceaux.
– C’est votre frère, n’est-ce pas ? demanda-t-ilencore, les yeux sur Pépé.
Celui-ci, intimidé par cette présence extraordinaire d’unmonsieur, marchait gravement près de sa sœur, dont il tenait lamain :
– Oui, monsieur, répondit-elle de nouveau.
Elle avait rougi, elle songeait aux inventions abominables deMarguerite et de Clara. Sans doute, Mouret comprit la cause de sarougeur, car il ajouta vivement :
– Écoutez, mademoiselle, j’ai des excuses à vous présenter…Oui, j’aurais été heureux de vous dire plus tôt combien j’airegretté l’erreur qui a été commise. On vous a accusée troplégèrement d’une faute… Enfin, le mal est fait, je voulaisseulement vous apprendre que tout le monde, chez nous, connaîtaujourd’hui votre tendresse pour vos frères…
Il continua, fut d’une politesse respectueuse, à laquelle lesvendeuses du Bonheur des Dames n’étaient guère habituées de sapart. Le trouble de Denise avait augmenté ; mais une joieinondait son cœur. Il savait donc qu’elle ne s’était donnée àpersonne ! Tous deux gardaient le silence, il restait prèsd’elle, réglant ses pas sur les petits pas de l’enfant ; etles bruits lointains de Paris se mouraient, sous les ombres noiresdes grands arbres.
– Je n’ai qu’une réhabilitation à vous offrir,mademoiselle, reprit-il. Naturellement, si vous désirez rentrerchez nous…
Elle l’interrompit, elle refusa avec une hâte fébrile.
– Monsieur, je ne puis pas… Je vous remercie tout de même,mais j’ai trouvé ailleurs.
Il le savait, on lui avait appris depuis peu qu’elle était chezRobineau. Et, tranquillement, sur un pied d’égalité charmante, illui parla de ce dernier, auquel il rendait justice : un garçond’une intelligence vive, trop nerveux seulement. Il aboutirait àune catastrophe, Gaujean l’avait écrasé d’une affaire très lourde,où tous deux resteraient. Alors, Denise, gagnée par cettefamiliarité, se livra davantage, laissa voir qu’elle était pour lesgrands magasins, dans la bataille livrée entre ceux-ci et le petitcommerce ; elle s’animait, citait des exemples, se montrait aucourant de la question, remplie même d’idées larges et nouvelles.Lui, ravi, l’écoutait avec surprise. Il se tournait, tâchait dedistinguer ses traits, dans la nuit grandissante. Elle semblaittoujours la même, vêtue d’une robe simple, le visage doux ;mais, de cet effacement modeste, montait un parfum pénétrant dontil subissait la puissance. Sans doute, cette petite s’était faite àl’air de Paris, la voilà qui devenait femme, et elle étaittroublante, si raisonnable, avec ses beaux cheveux, lourds detendresse.
– Puisque vous êtes des nôtres, dit-il en riant, pourquoirestez-vous chez nos adversaires ?… Ainsi, ne m’a-t-on pas ditégalement que vous logiez chez ce Bourras ?
– Un bien digne homme, murmura-t-elle.
– Non, laissez donc ! un vieux toqué, un fou qui meforcera à le mettre sur la paille, lorsque je voudrais m’endébarrasser avec une fortune !… D’abord, votre place n’est paschez lui, sa maison est mal famée, il loue à des personnes…
Mais il sentit la jeune fille confuse, il se hâtad’ajouter :
– On peut être honnête partout, et il y a même plus demérite à l’être, quand on n’est pas riche.
Ils firent de nouveau quelques pas en silence. Pépé semblaitécouter de son air attentif d’enfant précoce. Par moments, illevait les yeux sur sa sœur, dont la main brûlante, secouée delégers tressaillements, l’étonnait :
– Tenez ! reprit gaiement Mouret, voulez-vous être monambassadeur ? Demain, j’avais l’intention d’augmenter encoremon offre, de faire proposer à Bourras quatre-vingt mille francs…Parlez-lui en la première, dites-lui donc qu’il se suicide. Il vousécoutera peut-être, puisqu’il a de l’amitié pour vous, et vous luirendriez un véritable service.
– Soit ! répondit Denise, souriante elle aussi. Jeferai la commission, mais je doute de réussir.
Et le silence retomba. Ni l’un ni l’autre n’avait plus rien à sedire. Un instant, il essaya de causer de l’oncle Baudu ; puis,il dut se taire, en voyant le malaise de la jeune fille. Cependant,ils continuaient de se promener côte à côte, ils débouchèrentenfin, vers la rue de Rivoli, dans une allée où il faisait jourencore. Au sortir de la nuit des arbres, ce fut comme un brusqueréveil. Il comprit qu’il ne pouvait la retenir davantage.
– Bonsoir, mademoiselle.
– Bonsoir, monsieur.
Mais il ne s’en allait pas. En levant les yeux, d’un coup d’œil,il venait d’apercevoir devant lui, au coin de la rue d’Alger, lesfenêtres éclairées de Mme Desforges, quil’attendait. Et il avait reporté ses regards sur Denise, il lavoyait bien, dans le pâle crépuscule : elle était toutechétive auprès d’Henriette, pourquoi donc lui chauffait-elle ainsile cœur ? C’était un caprice imbécile.
– Voici un petit garçon qui se fatigue, reprit-il pour direencore quelque chose. Et rappelez-vous bien, n’est-ce pas ?que notre maison vous est ouverte. Vous n’aurez qu’à y frapper, jevous donnerai toutes les compensations désirables… Bonsoir,mademoiselle.
– Bonsoir, monsieur.
Quand Mouret l’eut quittée, Denise rentra sous les marronniers,dans l’ombre noire. Longtemps, elle marcha sans but, entre lestroncs énormes, le sang au visage, la tête bourdonnante d’idéesconfuses. Pépé, toujours pendu à sa main, allongeait ses courtesjambes pour la suivre. Elle l’oubliait. Il finit pardire :
– Tu vas trop fort, petite mère.
Alors, elle s’assit sur un banc ; et, comme il était las,l’enfant s’endormit en travers de ses genoux. Elle le tenait, leserrait contre sa poitrine de vierge, les yeux perdus au fond desténèbres. Lorsque, une heure plus tard, elle revint doucement aveclui rue de la Michodière, elle avait son tranquille visage de filleraisonnable.
– Tonnerre de Dieu ! lui cria Bourras, du plus loinqu’il l’aperçut, le coup est fait… Cette canaille de Mouret vientd’acheter ma maison.
Il était hors de lui, il se battait tout seul, au milieu de laboutique, avec des gestes si désordonnés, qu’il menaçait d’enfoncerles vitrines.
– Ah ! la crapule !… C’est le fruitier quim’écrit. Et vous ne savez pas combien il l’a vendue, mamaison ? cent cinquante mille francs, quatre fois ce qu’ellevaut ! Encore un joli voleur, celui-là !… Imaginez-vousqu’il a prétexté mes embellissements ; oui, il a fait valoirque la maison venait d’être remise à neuf… Est-ce qu’ils n’aurontpas bientôt fini de se ficher de moi ?
Cette idée que son argent, dépensé en badigeon et en peinture,avait pu profiter au fruitier, l’exaspérait. Et, maintenant, voilàMouret qui devenait son propriétaire : c’était à lui qu’ildevrait payer ! c’était chez lui, chez ce concurrent abhorré,qu’il logerait désormais ! Une telle pensée achevait de lesoulever de fureur.
– Je les entendais bien trouer le mur… À cette heure, ilssont ici, c’est comme s’ils mangeaient dans mon assiette !
Et, de son poing abattu sur le comptoir, il secouait laboutique, il faisait danser les parapluies et les ombrelles.
Denise, étourdie, n’avait pu placer un mot. Elle restaitimmobile, attendait la fin de la crise ; pendant que Pépé,très las, s’endormait sur une chaise. Enfin, quand Bourras se calmaun peu, elle résolut de faire la commission de Mouret ; sansdoute, le vieillard était irrité, mais l’excès même de sa colère,l’impasse où il se trouvait, pouvaient déterminer une acceptationbrusque.
– Justement, j’ai rencontré quelqu’un, commença-t-elle.Oui, une personne du Bonheur, et très bien informée… Il paraît que,demain, on vous offrira quatre-vingt mille francs…
Il l’interrompit d’un éclat de voix terrible :
– Quatre-vingt mille francs ! quatre-vingt millefrancs !… Pas pour un million, maintenant !
Elle voulut le raisonner. Mais la porte de la boutique s’ouvrit,et elle recula tout d’un coup, muette et pâle. C’était l’oncleBaudu, avec sa face jaune, l’air vieilli. Bourras saisit lesboutons du paletot de son voisin, lui cria dans le visage, sans lelaisser dire un mot, fouetté par sa présence :
– Savez-vous ce qu’ils ont le toupet de m’offrir ?quatre-vingt mille francs ! Ils en sont là, les bandits !ils croient que je vais me vendre comme une fille… Ah ! ilsont acheté la maison, et ils pensent me tenir ! Eh bien, c’estfini, ils ne l’auront pas ! J’aurais cédé peut-être, maispuisqu’elle est à eux, qu’ils essayent donc de laprendre !
– Alors, la nouvelle est vraie ? dit Baudu de sa voixlente. On me l’avait affirmé, je venais pour savoir.
– Quatre-vingt mille francs ! répétait Bourras.Pourquoi pas cent mille ? C’est tout cet argent qui m’indigne.Est-ce qu’ils croient qu’ils me feraient commettre une coquinerie,avec leur argent ?… Ils ne l’auront pas, tonnerre deDieu ! Jamais, jamais, entendez-vous !
Denise sortit de son silence, pour dire de son aircalme :
– Ils l’auront dans neuf ans, quand votre bail serafini.
Et, malgré la présence de son oncle, elle conjura le vieillardd’accepter. La lutte devenait impossible, il se battait contre uneforce supérieure, il ne pouvait, sans démence, refuser la fortunequi se présentait. Mais, lui, répondait toujours non. Dans neufans, il espérait bien être mort, pour ne pas voir ça.
– Vous entendez, monsieur Baudu ? reprit-il, votrenièce est avec eux, c’est elle qu’ils ont chargée de me corrompre…Elle est avec les brigands, parole d’honneur !
L’oncle, jusque-là, avait paru ne pas voir Denise. Il levait latête, du mouvement bourru qu’il affectait sur le seuil de saboutique, chaque fois qu’elle passait. Mais, lentement, il setourna, il la regarda. Ses grosses lèvres tremblèrent.
– Je le sais, répondit-il à demi-voix.
Et il continuait à la regarder. Denise, touchée aux larmes, letrouvait bien changé par le chagrin. Lui, pris du sourd remords dene l’avoir pas secourue, songeait peut-être à la vie de misèrequ’elle venait de traverser. Puis, la vue de Pépé endormi sur lachaise, au milieu des éclats de la discussion, semblal’attendrir.
– Denise, dit-il simplement, entre donc demain manger lasoupe, avec le petit… Ma femme et Geneviève m’ont prié det’inviter, si je te rencontrais.
Elle devint très rouge, elle l’embrassa. Et, lorsqu’il partit,Bourras, heureux de cette réconciliation, lui criaencore :
– Corrigez-la, elle a du bon… Moi, la maison peut crouler,on me trouvera sous les pierres.
– Nos maisons croulent déjà, voisin, dit Baudu d’un airsombre. Nous y resterons tous.
Cependant, tout le quartier causait de la grande voie qu’onallait ouvrir, du nouvel Opéra à la Bourse, sous le nom de rue duDix-Décembre. Les jugements d’expropriation étaient rendus, deuxbandes de démolisseurs attaquaient déjà la trouée, aux deux bouts,l’une abattant les vieux hôtels de la rue Louis-le-Grand, l’autrerenversant les murs légers de l’ancien Vaudeville ; et l’onentendait les pioches qui se rapprochaient, la rue de Choiseul etla rue de la Michodière se passionnaient pour leurs maisonscondamnées. Avant quinze jours, la trouée devait les éventrer d’unelarge entaille, pleine de vacarme et de soleil.
Mais ce qui remuait le quartier plus encore, c’étaient lestravaux entrepris au Bonheur des Dames. On parlaitd’agrandissements considérables, de magasins gigantesques tenantles trois façades des rues de la Michodière, Neuve-Saint-Augustinet Monsigny. Mouret, disait-on, avait traité avec le baronHartmann, président du Crédit Immobilier, et il occuperait tout lepâté de maisons, sauf la façade future sur la rue du Dix-Décembre,où le baron voulait construire une concurrence au Grand-Hôtel.Partout, le Bonheur rachetait les baux, les boutiques fermaient,les locataires déménageaient ; et, dans les immeubles vides,une armée d’ouvriers commençait les aménagements nouveaux, sous desnuages de plâtre. Seule, au milieu de ce bouleversement, l’étroitemasure du vieux Bourras restait immobile et intacte, obstinémentaccrochée entre les hautes murailles, couvertes de maçons.
Lorsque, le lendemain, Denise se rendit avec Pépé chez l’oncleBaudu, la rue était justement barrée par une file de tombereaux,qui déchargeaient des briques devant l’ancien hôtel Duvillard.Debout sur le seuil de sa boutique, l’oncle regardait, d’un œilmorne. À mesure que le Bonheur des Dames s’élargissait, il semblaitque le Vieil Elbeuf diminuât. La jeune fille trouvait les vitrinesplus noires, plus écrasées sous l’entresol bas, aux baies rondes deprison ; l’humidité avait encore déteint la vieille enseigneverte, une détresse tombait de la façade entière, plombée et commeamaigrie.
– Vous voilà, dit Baudu. Prenez garde ! ils vouspasseraient sur le corps.
Dans la boutique, Denise éprouva le même serrement de cœur. Ellela revoyait assombrie, gagnée davantage par la somnolence de laruine ; des angles vides creusaient des trous de ténèbres, lapoussière envahissait les comptoirs et les casiers ; tandisqu’une odeur de cave salpêtrée montait des ballots de draps, qu’onne remuait plus. À la caisse, Mme Baudu etGeneviève se tenaient muettes et immobiles, comme dans un coin desolitude, où personne ne venait les déranger. La mère ourlait destorchons. La fille, les mains tombées sur les genoux, regardait levide devant elle.
– Bonsoir, ma tante, dit Denise. Je suis bien heureuse devous revoir, et si je vous ai fait de la peine, veuillez me lepardonner.
Mme Baudu l’embrassa, très émue.
– Ma pauvre fille, répondit-elle, si je n’avais pasd’autres peines, tu me verrais plus gaie.
– Bonsoir, ma cousine, reprit Denise, en baisant lapremière Geneviève sur les joues.
Celle-ci s’éveillait comme en sursaut. Elle lui rendit sesbaisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent ensuitePépé, qui tendait ses petits bras. Et la réconciliation futcomplète.
– Eh bien ! il est six heures, mettons-nous à table,dit Baudu. Pourquoi n’as-tu pas amené Jean ?
– Mais il devait venir, murmura Denise embarrassée.Justement, je l’ai vu ce matin, il m’a formellement promis…Oh ! il ne faut pas l’attendre, son patron l’aura retenu.
Elle se doutait de quelque histoire extraordinaire, elle voulaitl’excuser d’avance.
– Alors, mettons-nous à table, répéta l’oncle.
Puis, se tournant vers le fond obscur de la boutique :
– Colomban, vous pouvez dîner en même temps que nous.Personne ne viendra.
Denise n’avait pas aperçu le commis. La tante lui expliquaqu’ils avaient dû congédier l’autre vendeur et la demoiselle. Lesaffaires devenaient si mauvaises, que Colomban suffisait ; etencore passait-il des heures inoccupé, alourdi, glissant ausommeil, les yeux ouverts.
Dans la salle à manger, le gaz brûlait, bien qu’on fût aux longsjours de l’été. Denise eut un léger frisson en entrant, les épaulessaisies par la fraîcheur qui tombait des murs. Elle retrouva latable ronde, le couvert mis sur une toile cirée, la fenêtre prenantl’air et la lumière au fond du boyau empesté de la petite cour. Etces choses lui paraissaient, comme la boutique, s’être assombriesencore et avoir des larmes.
– Père, dit Geneviève, gênée pour Denise, voulez-vous queje ferme la fenêtre ? Ça ne sent pas bon.
Lui, ne sentait rien. Il resta surpris.
– Ferme la fenêtre, si cela t’amuse, répondit-il enfin.Seulement, nous manquerons d’air.
En effet, on étouffa. C’était un dîner de famille, fort simple.Après le potage, dès que la bonne eut servi le bouilli, l’oncle envint fatalement aux gens d’en face. Il se montra d’abord trèstolérant, il permettait à sa nièce d’avoir une opiniondifférente.
– Mon Dieu ! tu es bien libre de soutenir ces grandeschabraques de maisons… Chacun son idée, ma fille… Du moment que çane t’a pas dégoûtée d’être salement flanquée à la porte, c’est quetu dois avoir des raisons solides pour les aimer ; et tu yrentrerais, vois-tu, que je ne t’en voudrais pas du tout… N’est-cepas ? personne ici ne lui en voudrait.
– Oh ! non, murmura Mme Baudu.
Denise, posément, dit ses raisons, comme elle les disait chezRobineau : l’évolution logique du commerce, les nécessités destemps modernes, la grandeur de ces nouvelles créations, enfin lebien-être croissant du public. Baudu, les yeux arrondis, la boucheépaisse, l’écoutait, avec une visible tension d’intelligence. Puis,quand elle eut terminé, il secoua la tête.
– Tout ça, ce sont des fantasmagories. Le commerce est lecommerce, il n’y a pas à sortir de là… Oh ! je leur accordequ’ils réussissent, mais c’est tout. Longtemps, j’ai cru qu’ils secasseraient les reins ; oui, j’attendais ça, je patientais, tute rappelles ? Eh bien ! non, il paraît qu’aujourd’hui cesont les voleurs qui font fortune, tandis que les honnêtes gensmeurent sur la paille… Voilà où nous en sommes, je suis forcé dem’incliner devant les faits. Et je m’incline, mon Dieu ! jem’incline…
Une sourde colère le soulevait peu à peu. Il brandit tout d’uncoup sa fourchette.
– Mais jamais le Vieil Elbeuf ne fera uneconcession !… Entends-tu, je l’ai dit à Bourras :« Voisin, vous pactisez avec les charlatans, vospeinturlurages sont une honte. »
– Mange donc, interrompit Mme Baudu,inquiète de le voir s’allumer ainsi.
– Attends, je veux que ma nièce sache bien ma devise…Écoute ça, ma fille : je suis comme cette carafe, je ne bougepas. Ils réussissent, tant pis pour eux ! Moi, je proteste,voilà tout !
La bonne apportait un morceau de veau rôti. De ses mainstremblantes, il découpa ; et il n’avait plus son coup d’œiljuste, son autorité à peser les parts. La conscience de sa défaitelui ôtait son ancienne assurance de patron respecté. Pépé s’étaitimaginé que l’oncle se fâchait : il avait fallu le calmer, enlui donnant tout de suite du dessert, des biscuits qui setrouvaient devant son assiette. Alors, l’oncle, baissant la voix,essaya de parler d’autre chose. Un instant, il causa desdémolitions, il approuva la rue du Dix-Décembre, dont la trouéeallait certainement accroître le commerce du quartier. Mais là, denouveau, il revint au Bonheur des Dames ; tout l’y ramenait,c’était une obsession maladive. On était pourri de plâtre, on nevendait plus rien, depuis que les voitures de matériaux barraientla rue. D’ailleurs, ce serait ridicule, à force d’être grand ;les clientes se perdraient, pourquoi pas les Halles ? Et,malgré les regards suppliants de sa femme, malgré son effort, ilpassa des travaux au chiffre d’affaires du magasin. N’était-ce pasinconcevable ? en moins de quatre ans, ils avaient quintupléce chiffre : leur recette annuelle, autrefois de huitmillions, atteignait le chiffre de quarante, d’après le dernierinventaire. Enfin, une folie, une chose qui ne s’était jamais vue,et contre laquelle il n’y avait plus à lutter. Toujours ilss’engraissaient, ils étaient maintenant mille employés, ilsannonçaient vingt-huit rayons. Ce nombre de vingt-huit rayonssurtout le jetait hors de lui. Sans doute on devait en avoirdédoublé quelques-uns, mais d’autres étaient complètementnouveaux : par exemple un rayon de meubles et un rayond’articles de Paris. Comprenait-on cela ? des articles deParis ! Vrai, ces gens n’étaient pas fiers, ils finiraient parvendre du poisson. L’oncle, tout en affectant de respecter lesidées de Denise, en arrivait à l’endoctriner.
– Franchement, tu ne peux les défendre. Me vois-tu joindreun rayon de casseroles à mon commerce de draps ? Hein ?tu dirais que je suis fou… Avoue au moins que tu ne les estimespas.
La jeune fille se contenta de sourire, gênée, comprenantl’inutilité des bonnes raisons. Il reprit :
– Enfin, tu es pour eux. Nous n’en parlerons plus, car ilest inutile qu’ils nous fâchent encore. Ce serait le comble, de lesvoir se mettre entre ma famille et moi !… Rentre chez eux, siça te plaît, mais je te défends de me casser davantage les oreillesavec leurs histoires !
Un silence régna. Son ancienne violence tombait à cetterésignation fiévreuse. Comme on suffoquait dans l’étroite salle,chauffée par le bec de gaz, la bonne dut rouvrir la fenêtre ;et la pestilence humide de la cour souffla sur la table. Des pommesde terre sautées avaient paru. On se servit lentement, sans uneparole.
– Tiens ! regarde ces deux-là, recommença Baudu, endésignant de son couteau Geneviève et Colomban. Demande-leur s’ilsl’aiment, ton Bonheur des Dames !
Côte à côte, à la place accoutumée où ils se retrouvaient deuxfois par jour depuis douze ans, Colomban et Geneviève mangeaientavec mesure. Ils n’avaient pas dit un mot. Lui, exagérant l’épaissebonhomie de sa face, semblait cacher, derrière ses paupièrestombantes, la flamme intérieure qui le brûlait ; tandis que,la tête courbée davantage sous sa chevelure trop lourde, elle,s’abandonnait, comme ravagée par une souffrance secrète.
– L’année dernière a été désastreuse, expliquait l’oncle.Il a bien fallu reculer leur mariage… Non, par plaisir,demande-leur un peu ce qu’ils pensent de tes amis.
Denise, pour le contenter, interrogea les jeunes gens.
– Je ne peux guère les aimer, ma cousine, réponditGeneviève. Mais, soyez tranquille, tout le monde ne les détestepas.
Et elle regardait Colomban, qui roulait une mie de pain, d’unair absorbé. Quand il sentit sur lui les yeux de la jeune fille, illâcha des mots violents.
– Une sale boutique !… Tous plus coquins les uns queles autres !… Enfin, un vrai choléra pour lequartier !
– Vous l’entendez ! vous l’entendez ! criaitBaudu, ravi. En voilà un qu’ils n’auront jamais !… Va !tu es le dernier, on n’en fera plus !
Mais Geneviève, le visage sévère et douloureux, ne quittait pasColomban du regard. Elle pénétrait jusqu’à son cœur, et il setroublait, il redoublait d’invectives. Mme Baudu,devant eux, allait de l’un à l’autre, inquiète et silencieuse,comme si elle eût deviné là un nouveau malheur. Depuis quelquetemps la tristesse de sa fille l’effrayait, elle la sentaitmourir.
– La boutique est seule, dit-elle enfin, en quittant latable, désireuse de faire cesser la scène. Voyez donc, Colomban,j’ai cru entendre quelqu’un.
On avait fini, on se leva. Baudu et Colomban allèrent causeravec un courtier, qui venait prendre des ordres.Mme Baudu emmena Pépé, pour lui montrer des images.La bonne, vivement, avait desservi, et Denise s’oubliait près de lafenêtre, intéressée par la petite cour, lorsque, en se retournant,elle aperçut Geneviève, toujours à sa place, les yeux sur la toilecirée, humide encore d’un coup d’éponge.
– Vous souffrez, ma cousine ? lui demanda-t-elle.
La jeune fille ne répondit pas, étudiant du regard, obstinément,une cassure de la toile, comme envahie tout entière par lesréflexions qui continuaient en elle. Puis, elle releva la tête avecpeine, elle regarda le visage compatissant, penché vers le sien.Les autres étaient donc partis ? que faisait-elle sur cettechaise ? Et, tout d’un coup, des sanglots l’étouffèrent, satête retomba au bord de la table. Elle pleurait, elle trempait samanche de larmes.
– Mon Dieu ! qu’avez-vous ? s’écria Denise,bouleversée. Voulez-vous que j’appelle ?
Geneviève l’avait saisie nerveusement au bras. Elle la retenait,elle bégayait :
– Non, non, restez… Oh ! que maman ne sachepas !… Avec vous, ça m’est égal ; mais pas les autres,pas les autres !… C’est malgré moi, je vous jure. C’est en mevoyant toute seule… Attendez, je vais mieux, je ne pleure plus.
Et des crises la reprenaient, secouaient son corps frêle degrands frissons. Il semblait que le tas de ses cheveux noirs luiécrasât la nuque. Comme elle roulait sa tête malade sur ses brasrepliés, une épingle se défit, les cheveux coulèrent dans son cou,l’ensevelirent de leurs ténèbres. Cependant, Denise, sans bruit, depeur d’éveiller l’attention, tâchait de la soulager. Elle ladégrafa et resta navrée de cette maigreur souffrante : lapauvre fille avait la poitrine creuse d’une enfant, le néant d’unevierge mangée d’anémie. À pleines mains, Denise lui prit lescheveux, ces cheveux superbes qui semblaient boire sa vie ;puis, elle les noua fortement, pour la dégager et lui donner un peud’air.
– Merci, vous êtes bonne, disait Geneviève. Ah ! je nesuis pas grosse, n’est-ce pas ? J’étais plus forte, et touts’en est allé… Rattachez ma robe, maman verrait mes épaules. Je lescache tant que je peux… Mon Dieu ! je ne vais pas bien, je nevais pas bien.
Pourtant, la crise se calmait. Elle restait brisée sur sachaise, elle regardait fixement sa cousine. Et, au bout d’unsilence, elle demanda :
– Dites-moi la vérité, il l’aime ?
Denise sentit une rougeur qui lui montait aux joues. Elle avaitparfaitement compris qu’il s’agissait de Colomban et de Clara. Maiselle affecta la surprise.
– Qui donc, ma chère ?
Geneviève hochait la tête d’un air incrédule.
– Ne mentez pas, je vous en prie. Rendez-moi le service deme donner enfin une certitude… Vous devez savoir, je le sens. Oui,vous avez été la camarade de cette femme, et j’ai vu Colomban vouspoursuivre, vous parler à voix basse. Il vous chargeait decommissions pour elle, n’est-ce pas ?… Oh ! de grâce,dites-moi la vérité, je vous jure que ça me fera du bien.
Jamais Denise n’avait éprouvé un embarras pareil. Elle baissaitles yeux, devant cette enfant toujours muette, et qui devinaittout. Cependant, elle eut la force de la tromper encore.
– Mais c’est vous qu’il aime !
Alors, Geneviève fit un geste désespéré.
– C’est bon, vous ne voulez rien dire… D’ailleurs, ça m’estégal, je les ai vus. Lui, sort continuellement sur le trottoir pourla regarder. Elle, en haut, rit comme une malheureuse… Bien sûrqu’ils se retrouvent dehors.
– Ça, non, je vous le jure ! cria Denise, s’oubliant,emportée par le désir de lui donner au moins cette consolation.
La jeune fille respira fortement. Elle eut un faible sourire.Puis, d’une voix affaiblie de convalescente :
– Je voudrais bien un verre d’eau… Excusez-moi, je vousdérange. Tenez, là, dans le buffet.
Et, lorsqu’elle tint la carafe, elle vida d’un trait un grandverre. De la main, elle écartait Denise, qui craignait qu’elle nese fit du mal.
– Non, non, laissez, j’ai toujours soif… La nuit, je melève pour boire.
Il y eut un nouveau silence. Elle reprit doucement :
– Si vous saviez, depuis dix ans je suis accoutumée àl’idée de ce mariage. Je portais encore des robes courtes, que déjàColomban était pour moi… Alors, je ne me souviens plus comment leschoses ont tourné. De vivre toujours ensemble, de rester icienfermés l’un contre l’autre, sans qu’il y eût jamais dedistraction entre nous, j’ai dû finir par le croire mon mari, avantle temps. J’ignorais si je l’aimais, j’étais sa femme, voilà tout…Et aujourd’hui, il veut s’en aller avec une autre ! Oh !mon Dieu ! mon cœur se fend. Voyez-vous, c’est une souffranceque je ne connaissais pas. Ça me prend dans la poitrine et dans latête, puis ça va partout, ça me tue.
Des larmes remontaient à ses yeux. Denise, dont les paupières semouillaient aussi de pitié, lui demanda :
– Est-ce que ma tante se doute de quelque chose ?
– Oui, maman se doute, je crois… Quant à papa, il est troptourmenté, il ne sait pas la peine qu’il me cause, en reculant cemariage… Plusieurs fois, maman m’a interrogée. Elle s’inquiète deme voir languir. Jamais elle n’a été forte elle-même, souvent ellem’a dit : « Ma pauvre fille, je ne t’ai pas faite biensolide. » Et puis, dans ces boutiques, on ne pousse guère.Mais elle doit trouver que je maigris trop à la fin… Regardez mesbras, est-ce raisonnable ?
D’une main tremblante, elle avait repris la carafe. Sa cousinevoulut l’empêcher de boire.
– Non, j’ai trop soif, laissez-moi.
On entendit s’élever la voix de Baudu. Alors, cédant à unepoussée de son cœur, Denise s’agenouilla, entoura Geneviève de sesbras fraternels. Elle la baisait, elle lui jurait que tout iraitbien, qu’elle épouserait Colomban, qu’elle guérirait et seraitheureuse. Vivement, elle se releva. L’oncle l’appelait.
– Jean est là, viens donc.
C’était Jean, en effet, Jean effaré qui arrivait pour dîner.Quand on lui dit que huit heures sonnaient, il demeura béant. Paspossible, il sortait de chez son patron. On le plaisanta, sansdoute il avait pris par le bois de Vincennes. Mais, dès qu’il puts’approcher de sa sœur, il lui souffla très bas :
– C’est une petite blanchisseuse qui reportait son linge…J’ai là une voiture à l’heure. Donne-moi cent sous.
Il sortit une minute, et revint dîner, carMme Baudu ne voulait absolument pas qu’il repartîtsans manger au moins une soupe. Geneviève avait reparu, dans sonsilence et son effacement habituels. Colomban sommeillait à demi,derrière un comptoir. La soirée coula triste et lente, animéeuniquement par les pas de l’oncle, qui se promenait d’un bout àl’autre de la boutique vide. Un seul bec de gaz brûlait, l’ombre duplafond bas tombait à larges pelletées, comme la terre noire d’unefosse.
Des mois se passèrent. Denise entrait presque tous les jourségayer un instant Geneviève. Mais la tristesse augmentait chez lesBaudu. Les travaux d’en face étaient un continuel tourment quiavivait leur malchance. Même lorsqu’ils avaient une heure d’espoir,une joie inattendue, il suffisait du fracas d’un tombereau debriques, de la scie d’un tailleur de pierres ou du simple appeld’un maçon, pour la leur gâter aussitôt. Tout le quartier,d’ailleurs, en était secoué. De l’enclos de planches longeant etembarrassant les trois rues, sortait un branle d’activitéfiévreuse. Bien que l’architecte se servît des constructionsexistantes, il les ouvrait de toutes parts, pour lesaménager ; et, au milieu, dans la trouée des cours, ilbâtissait une galerie centrale, vaste comme une église, qui devaitdéboucher par une porte d’honneur, sur la rue Neuve-Saint-Augustin,au centre de la façade. On avait eu d’abord de grandes difficultésà établir les sous-sols, car on était tombé sur des infiltrationsd’égout et sur des terres rapportées, pleines d’ossements humains.Ensuite, le forage du puits avait violemment préoccupé les maisonsvoisines, un puits de cent mètres, dont le débit devait être decinq cents litres à la minute. Maintenant, les murs s’élevaient aupremier étage ; des échafauds, des tours de charpentes,enfermaient l’île entière ; sans arrêt, on entendait legrincement des treuils montant les pierres de taille, ledéchargement brusque des planchers de fer, la clameur de ce peupled’ouvriers, accompagnée du bruit des pioches et des marteaux. Mais,par-dessus tout, ce qui assourdissait les gens, c’était latrépidation des machines ; tout marchait à la vapeur, dessifflements aigus déchiraient l’air ; tandis que, au moindrecoup de vent, un nuage de plâtre s’envolait et s’abattait sur lestoitures environnantes, ainsi qu’une tombée de neige. Les Baududésespérés regardaient cette poussière implacable pénétrer partout,traverser les boiseries les mieux closes, salir les étoffes de laboutique, se glisser jusque dans leur lit ; et l’idée qu’ilsla respiraient quand même, qu’ils finiraient par en mourir, leurempoisonnait l’existence.
Du reste, la situation allait empirer encore. En septembre,l’architecte, craignant de ne pas être prêt, se décida à fairetravailler la nuit. De puissantes lampes électriques furentétablies, et le branle ne cessa plus : des équipes sesuccédaient, les marteaux n’arrêtaient pas, les machines sifflaientcontinuellement, la clameur toujours aussi haute semblait souleveret semer le plâtre. Alors, les Baudu, exaspérés, durent mêmerenoncer à fermer les yeux ; ils étaient secoués dans leuralcôve, les bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigueles engourdissait. Puis, s’ils se levaient pieds nus, pour calmerleur fièvre, et s’ils venaient soulever un rideau, ils restaienteffrayés devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond desténèbres, comme une forge colossale, où se forgeait leur ruine. Aumilieu des murs, à moitié construits, troués de baies vides, leslampes électriques jetaient de larges rayons bleus, d’une intensitéaveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis trois heures, puisquatre heures. Et, dans le sommeil pénible du quartier, le chantieragrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique,grouillait d’ombres noires, d’ouvriers retentissants, dont lesprofils gesticulaient, sur la blancheur crue des muraillesneuves.
L’oncle Baudu l’avait dit, le petit commerce des rues voisinesrecevait encore un coup terrible. Chaque fois que le Bonheur desDames créait des rayons nouveaux, c’étaient de nouveauxécroulements, chez les boutiquiers des alentours. Le désastres’élargissait, on entendait craquer les plus vieilles maisons.Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, venaitd’être déclarée en faillite ; Quinette, le gantier, en avait àpeine pour six mois ; les fourreurs Vanpouille étaient obligésde sous-louer une partie de leurs magasins ; si Bédoré etsœur, les bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ilsmangeaient évidemment les rentes amassées jadis. Et voilà que,maintenant, d’autres ruines allaient s’ajouter à ces ruines prévuesdepuis longtemps : le rayon d’articles de Paris menaçait unbimbelotier de la rue Saint-Roch, Deslignières, un gros hommesanguin ; tandis que le rayon des meubles atteignait les Piotet Rivoire, dont les magasins dormaient dans l’ombre du passageSainte-Anne. On craignait même l’apoplexie pour le bimbelotier, caril ne dérageait pas, en voyant le Bonheur afficher lesporte-monnaie à trente pour cent de rabais. Les marchands demeubles, plus calmes, affectaient de plaisanter ces calicots qui semêlaient de vendre des tables et des armoires ; mais desclientes les quittaient déjà, le succès du rayon s’annonçaitformidable. C’était fini, il fallait plier l’échine : aprèsceux-là, d’autres encore seraient balayés, et il n’y avait plus deraison pour que tous les commerces ne fussent tour à tour chassésde leurs comptoirs. Le Bonheur seul, un jour, couvrirait lequartier de sa toiture.
À présent, le matin et le soir, lorsque les mille employésentraient et sortaient, ils s’allongeaient en une queue si longuesur la place Gaillon, que le monde s’arrêtait pour les regarder,comme on regarde défiler un régiment. Pendant dix minutes, lestrottoirs en étaient encombrés ; et les boutiquiers, devantleurs portes, songeaient à l’unique commis, qu’ils ne savaient déjàcomment nourrir. Le dernier inventaire du grand magasin, ce chiffrede quarante millions d’affaires, avait aussi révolutionné levoisinage. Il courait de maison en maison, au milieu de cris desurprise et de colère. Quarante millions ! songeait-on àcela ? Sans doute, le bénéfice net se trouvait au plus dequatre pour cent, avec leurs frais généraux considérables et leursystème de bon marché. Mais seize cent mille francs de gain étaitencore une jolie somme, on pouvait se contenter du quatre pourcent, lorsqu’on opérait sur des capitaux pareils. On racontait quel’ancien capital de Mouret, les premiers cinq cent mille francsaugmentés chaque année de la totalité des bénéfices, un capital quidevait être à cette heure de quatre millions, avait ainsi passé dixfois en marchandises, dans les comptoirs. Robineau, quand il selivrait à ce calcul devant Denise, après le repas, restait uninstant accablé, les yeux sur son assiette vide : elle avaitraison, c’était ce renouvellement incessant du capital qui faisaitla force invincible du nouveau commerce. Bourras seul niait lesfaits, refusait de comprendre, superbe et stupide comme une borne.Un tas de voleurs, voilà tout ! Des gens qui mentaient !Des charlatans qu’on ramasserait dans le ruisseau, un beaumatin !
Les Baudu, cependant, malgré leur volonté de ne rien changer auxhabitudes du Vieil Elbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence. Laclientèle ne venant plus à eux, ils s’efforçaient d’aller à elle,par l’intermédiaire des courtiers. Il y avait alors, sur la placede Paris, un courtier, en rapport avec tous les grands tailleurs,qui sauvait les petites maisons de draps et de flanelles, lorsqu’ilvoulait bien les représenter. Naturellement, on se le disputait, ilprenait une importance de personnage ; et, Baudu, l’ayantmarchandé, eut le malheur de le voir s’entendre avec les Matignon,de la rue Croix-des-Petits-Champs. Coup sur coup, deux autrescourtiers le volèrent ; un troisième, honnête homme, nefaisait rien. C’était la mort lente, sans secousse, unralentissement continu des affaires, des clientes perdues une àune. Le jour vint où les échéances furent lourdes. Jusque-là, onavait vécu sur les économies d’autrefois ; maintenant, ladette commençait. En décembre, Baudu, terrifié par le chiffre desbillets souscrits, se résigna au plus cruel des sacrifices :il vendit sa maison de campagne de Rambouillet, une maison qui luicoûtait tant d’argent en réparations continuelles, et dont leslocataires ne l’avaient pas même payé, lorsqu’il s’était décidé àen tirer parti. Cette vente tuait le seul rêve de sa vie, son cœuren saignait comme de la perte d’une personne chère. Et il dutcéder, pour soixante-dix mille francs, ce qui lui en coûtait plusde deux cent mille. Encore fut-il heureux de trouver les Lhomme,ses voisins, que le désir d’augmenter leurs terres détermina. Lessoixante-dix mille francs allaient soutenir la maison pendantquelque temps encore. Malgré tous les échecs, l’idée de la lutterenaissait : avec de l’ordre, à présent, on pouvait vaincrepeut-être.
Le dimanche où les Lhomme donnèrent l’argent, ils voulurent biendîner au Vieil Elbeuf. Mme Aurélie arriva lapremière ; il fallut attendre le caissier, qui vint en retard,effaré par tout un après-midi de musique ; quant au jeuneAlbert, il avait accepté l’invitation, mais il ne parut pas. Cefut, d’ailleurs, une soirée pénible. Les Baudu, vivant sans air aufond de leur étroite salle à manger, souffrirent du coup de ventque les Lhomme y apportaient, avec leur famille débandée et leurgoût de libre existence. Geneviève, blessée des allures impérialesde Mme Aurélie, n’avait pas ouvert la bouche ;tandis que Colomban l’admirait, pris de frissons, en songeantqu’elle régnait sur Clara.
Avant de se coucher, le soir, comme Mme Bauduétait déjà au lit, Baudu se promena longtemps dans la chambre. Ilfaisait doux, un temps humide de dégel. Au-dehors, malgré lesfenêtres closes et les rideaux tirés, on entendait ronfler lesmachines des travaux d’en face.
– Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth ? dit-il enfin.Eh bien ! ces Lhomme ont beau gagner beaucoup d’argent, j’aimemieux être dans ma peau que dans la leur… Ils réussissent, c’estvrai. La femme a raconté, n’est-ce pas ? qu’elle s’était faitprès de vingt mille francs cette année, et cela lui a permis de meprendre ma pauvre maison. N’importe ! je n’ai plus la maison,mais au moins je ne vais pas jouer de la musique d’un côté, tandisque tu cours la prétentaine de l’autre… Non, vois-tu, ils nepeuvent pas être heureux.
Il était encore dans la grosse douleur de son sacrifice, ilgardait une rancune contre ces gens qui lui avaient acheté sonrêve. Quand il arrivait près du lit, il gesticulait, penché vers safemme ; puis, de retour devant la fenêtre, il se taisait uninstant, il écoutait la clameur du chantier. Et il reprenait sesvieilles accusations, ses doléances désespérées sur les tempsnouveaux : on n’avait jamais vu ça, des commis gagnaient àcette heure plus que des commerçants, c’étaient les caissiers quirachetaient les propriétés des patrons. Aussi tout craquait, lafamille n’existait plus, on vivait à l’hôtel, au lieu de mangerhonnêtement la soupe chez soi. Enfin, il termina en prophétisantque le jeune Albert dévorerait plus tard la terre de Rambouilletavec des actrices.
Mme Baudu l’écoutait, la tête droite surl’oreiller, si pâle, que son visage avait la couleur de latoile.
– Ils t’ont payé, finit-elle par dire doucement.
Du coup, Baudu resta muet. Il marcha quelques secondes, les yeuxà terre. Puis, il reprit :
– Ils m’ont payé, c’est vrai ; et, après tout, leurargent est aussi bon qu’un autre… Ce serait drôle, de relever lamaison avec cet argent-là. Ah ! si je n’étais pas si vieux, sifatigué !
Un long silence régna. Le drapier était envahi par des projetsvagues. Brusquement, sa femme parla, les yeux au plafond, sansremuer la tête.
– As-tu remarqué ta fille, depuis quelque temps ?
– Non, répondit-il.
– Eh bien ! elle m’inquiète un peu… Elle pâlit, ellesemble se désespérer.
Debout devant le lit, il était plein de surprise.
– Tiens ! pourquoi donc ?… Si elle est malade,elle devrait le dire. Demain il faudra faire venir le médecin.
Mme Baudu restait toujours immobile. Après unegrande minute, elle déclara seulement de son airréfléchi :
– Ce mariage avec Colomban, je crois qu’il vaudrait mieuxen finir.
Il la regarda, puis il se remit à marcher. Des faits luirevenaient. Était-ce possible que sa fille tombât malade, à causedu commis ? Elle l’aimait donc au point de ne pouvoirattendre ? Encore un malheur de ce côté ! Cela lebouleversait, d’autant plus qu’il avait lui-même des idées arrêtéessur ce mariage. Jamais il n’aurait voulu le conclure dans lesconditions présentes. Pourtant, l’inquiétude l’attendrissait.
– C’est bon, dit-il enfin, je parlerai à Colomban.
Et, sans ajouter une parole, il continua sa promenade. Bientôtles yeux de sa femme se fermèrent, elle dormait toute blanche,comme morte. Lui, marchait encore. Avant de se coucher, il écartales rideaux, il jeta un coup d’œil : de l’autre côté de larue, les fenêtres béantes de l’ancien hôtel Duvillard ouvraient destrous sur le chantier, où les ouvriers s’agitaient, dansl’éblouissement des lampes électriques.
Dès le lendemain matin, Baudu emmena Colomban au fond d’unétroit magasin de l’entresol. La veille, il avait arrêté ce qu’ilaurait à dire.
– Mon garçon, commença-t-il, tu sais que j’ai vendu mapropriété de Rambouillet. Cela va nous permettre de donner un coupde collier… Mais, avant tout, je voudrais causer un peu avectoi.
Le jeune homme, qui semblait redouter l’entretien, attendaitd’un air gauche. Ses petits yeux clignotaient dans sa large face,et il restait la bouche ouverte, signe chez lui d’une perturbationprofonde.
– Écoute-moi bien, reprit le drapier. Quand le pèreHauchecorne m’a cédé le Vieil Elbeuf, la maison étaitprospère ; lui-même l’avait reçue autrefois du vieux Finet, enbon état… Tu connais mes idées : je croirais commettre unevilaine action, si je passais, diminué, à mes enfants ce dépôt defamille ; et c’est pourquoi j’ai toujours reculé ton mariageavec Geneviève… Oui, je m’entêtais, j’espérais ramener laprospérité ancienne, je voulais te mettre les livres sous le nez,en disant : « Tiens ! l’année où je suis entré, on avendu tant de drap, et cette année-ci, l’année où je sors, on en avendu dix mille ou vingt mille francs de plus… » Enfin, tucomprends, un serment que je me suis fait, le désir bien naturel deme prouver que la maison n’a pas perdu entre mes mains. Autrement,il me semblerait que je vous vole.
Une émotion étranglait sa voix. Il se moucha pour se remettre,il demanda :
– Tu ne dis rien ?
Mais Colomban n’avait rien à dire. Il hochait la tête, ilattendait, de plus en plus troublé, croyant deviner où allait envenir le patron. C’était le mariage à bref délai. Commentrefuser ? Jamais il n’aurait la force. Et l’autre, celle dontil rêvait la nuit, la chair brûlée d’une telle flamme, qu’il sejetait tout nu sur le carreau, de peur d’en mourir !
– Aujourd’hui, continua Baudu, voilà un argent qui peutnous sauver. La situation devient plus mauvaise chaque jour, maispeut-être qu’en faisant un suprême effort… Enfin, je tenais àt’avertir. Nous allons risquer le tout pour le tout. Si nous sommesbattus, eh bien ! ça nous enterrera… Seulement, mon pauvregarçon, votre mariage, du coup, va être encore reculé, car je neveux pas vous jeter tout seuls dans la bagarre. Ce serait troplâche, n’est-ce pas ?
Colomban, soulagé, s’était assis sur des pièces de molleton. Sesjambes gardaient un tremblement. Il craignait de laisser voir sajoie, il baissait la tête, en roulant les doigts sur lesgenoux.
– Tu ne dis rien ? répéta Baudu.
Non, il ne disait rien, il ne trouvait rien à dire. Alors, ledrapier reprit avec lenteur :
– J’étais sûr que ça te chagrinerait… Il te faut ducourage. Secoue-toi un peu, ne reste pas écrasé ainsi… Surtout,comprends bien ma position. Puis-je vous attacher au cou un pareilpavé ? Au lieu de vous laisser une bonne affaire, je vouslaisserais une faillite peut-être. Non, les coquins seuls sepermettent de ces tours-là… Sans doute, je ne désire que votrebonheur, mais jamais on ne me fera aller contre ma conscience.
Et il parla longtemps de la sorte, se débattant au milieu dephrases contradictoires, en homme qui aurait voulu être deviné àdemi-mot et avoir la main forcée. Puisqu’il avait promis sa filleet la boutique, la stricte probité le forçait à donner les deux enbon état, sans tares ni dettes. Seulement, il était las, le fardeaului semblait trop lourd, des supplications perçaient dans sa voixbalbutiante. Les mots s’embrouillaient davantage sur ses lèvres, ilattendait, chez Colomban, un élan, un cri du cœur, qui ne venaitpoint.
– Je sais bien, murmurait-t-il, que les vieux manquent deflamme… Avec des jeunes, les choses se rallument. Ils ont le feu aucorps, c’est naturel… Mais, non, non, je ne puis pas, paroled’honneur ! Si je vous cédais, vous me le reprocheriez plustard.
Il se tut, frémissant ; et, comme le jeune homme demeuraittoujours la tête basse, il lui demanda pour la troisième fois, aubout d’un silence pénible :
– Tu ne dis rien ?
Enfin, sans le regarder, Colomban répondit :
– Il n’y a rien à dire… Vous êtes le maître, vous avez plusde sagesse que nous tous. Puisque vous l’exigez, nous attendrons,nous tâcherons d’être raisonnables.
C’était fini, Baudu espérait encore qu’il allait se jeter dansses bras, en criant : « Père, reposez-vous, nous nousbattrons à notre tour, donnez-nous la boutique telle qu’elle est,pour que nous fassions le miracle de la sauver ! » Puis,il le regarda, et il fut pris de honte, il s’accusa sourdementd’avoir voulu duper ses enfants. La vieille honnêteté maniaque duboutiquier se réveillait en lui ; c’était ce garçon prudentqui avait raison, car il n’y a pas de sentiment dans le commerce,il n’y a que des chiffres.
– Embrasse-moi, mon garçon, dit-il pour conclure. C’estdécidé, nous ne reparlerons du mariage que dans un an. Avant tout,il faut songer au sérieux.
Le soir, dans leur chambre, quand Mme Bauduquestionna son mari sur le résultat de l’entretien, celui-ci avaitretrouvé son obstination à combattre en personne, jusqu’au bout. Ilfit un grand éloge de Colomban : un garçon solide, ferme dansses idées, élevé d’ailleurs selon les bons principes, incapable parexemple de rire avec les clientes, ainsi que les godelureaux duBonheur. Non, c’était honnête, c’était de la famille, ça ne jouaitpas sur la vente comme sur une valeur de Bourse.
– Alors, à quand le mariage ? demandaMme Baudu.
– Plus tard, répondit-il, lorsque je serai en mesure detenir mes promesses.
Elle n’eut pas un geste, elle dit seulement :
– Notre fille en mourra.
Baudu se retint, soulevé de colère. C’était lui, qui enmourrait, si on le bouleversait ainsi continuellement !Était-ce sa faute ? Il aimait sa fille, il parlait de donnerson sang pour elle ; mais il ne pouvait cependant pas faireque la maison marchât quand elle ne voulait plus marcher. Genevièvedevait avoir un peu de raison et patienter jusqu’à un meilleurinventaire. Que diable ! Colomban restait là, personne ne lelui volerait !
– C’est incroyable ! répétait-il, une fille si bienélevée !
Mme Baudu n’ajouta rien. Sans doute elle avaitdeviné les tortures jalouses de Geneviève ; mais elle n’osales confier à son mari. Une singulière pudeur de femme l’avaittoujours empêchée d’aborder avec lui certains sujets de tendressedélicate. Quand il la vit muette, il tourna sa colère contre lesgens d’en face, il tendait les poings dans le vide, du côté duchantier, où l’on posait, cette nuit-là, des charpentes de fer, àgrands coups de marteau.
Denise allait rentrer au Bonheur des Dames. Elle avait comprisque les Robineau, forcés de restreindre leur personnel, ne savaientcomment la congédier. Pour tenir encore, il leur fallait tout fairepar eux-mêmes ; Gaujean, obstiné dans sa rancune, allongeaitles crédits, promettait même de leur trouver des fonds ; maisla peur les prenait, ils voulaient tenter de l’économie et del’ordre. Pendant quinze jours, Denise les sentit gênés avecelle ; et elle dut parler la première, dire qu’elle avait uneplace autre part. Ce fut un soulagement,Mme Robineau l’embrassa, très émue, en jurantqu’elle la regretterait toujours. Puis, lorsque, sur une question,la jeune fille répondit qu’elle retournait chez Mouret, Robineaudevint pâle.
– Vous avez raison ! cria-t-il violemment.
Il était moins facile d’annoncer la nouvelle au vieux Bourras.Pourtant, Denise devait lui donner congé, et elle tremblait, carelle lui gardait une vive reconnaissance. Bourras, justement, nedécolérait plus, en plein dans le vacarme du chantier voisin. Lesvoitures de matériaux barraient sa boutique ; les piochestapaient dans ses murs ; tout, chez lui, les parapluies et lescannes, dansait au bruit des marteaux. Il semblait que la masure,s’entêtant au milieu de ces démolitions, allait se fendre. Mais lepis était que l’architecte, pour relier les rayons existants dumagasin, avec les rayons qu’on installait dans l’ancien hôtelDuvillard, avait imaginé de creuser un passage, sous la petitemaison qui les séparait. Cette maison appartenant à la sociétéMouret et Cie, et le bail portant que le locataire devraitsupporter les travaux de réparation, des ouvriers se présentèrentun matin. Du coup, Bourras faillit avoir une attaque. N’était-cepas assez de l’étrangler de tous les côtés, à gauche, à droite,derrière ? il fallait encore qu’on le prît par les pieds,qu’on mangeât la terre sous lui ! Et il avait chassé lesmaçons, il plaiderait. Des travaux de réparation, soit ! maisc’étaient là des travaux d’embellissement. Le quartier pensaitqu’il gagnerait, sans pourtant jurer de rien. En tout cas, leprocès menaçait d’être long, on se passionnait pour ce duelinterminable.
Le jour où Denise résolut enfin de lui donner congé, Bourrasrevenait précisément de chez son avocat.
– Croyez-vous ! cria-t-il, ils disent maintenant quela maison n’est pas solide, ils prétendent établir qu’il faut enreprendre les fondations… Parbleu ! ils sont las de lasecouer, avec leurs sacrées machines. Ce n’est pas étonnant, sielle se casse !
Puis, quand la jeune fille lui eut annoncé qu’elle partait,qu’elle rentrait au Bonheur avec mille francs d’appointements, ilfut si saisi, qu’il leva seulement vers le ciel ses vieilles mainstremblantes. L’émotion l’avait fait tomber sur une chaise.
– Vous ! vous ! balbutia-t-il. Enfin, il n’y aque moi, il ne reste plus que moi !
Au bout d’un silence, il demanda :
– Et le petit ?
– Il retournera chez Mme Gras, réponditDenise. Elle l’aimait beaucoup.
De nouveau, ils se turent. Elle l’aurait préféré furieux,jurant, tapant du poing ; ce vieillard suffoqué, écrasé, lanavrait. Mais il se remettait peu à peu, il recommençait àcrier.
– Mille francs, ça ne se refuse pas… Vous irez tous. Partezdonc, laissez-moi seul. Oui, seul, entendez-vous ! Il y enaura un qui ne pliera jamais la tête… Et dites-leur que je gagneraimon procès, quand je devrais y manger ma dernièrechemise !
Denise ne devait quitter Robineau qu’à la fin du mois. Elleavait revu Mouret, tout se trouvait réglé. Un soir, elle allaitremonter chez elle, lorsque Deloche, qui la guettait sous une portecochère, l’arrêta au passage. Il était bien heureux, il venaitd’apprendre la grande nouvelle, tout le magasin en causait,disait-il. Et il lui conta gaiement les commérages descomptoirs.
– Vous savez, ces dames des confections font unefigure !
Puis, s’interrompant :
– À propos, vous vous souvenez de Clara Prunaire. Ehbien ! il paraît que le patron l’aurait… Vouscomprenez ?
Il était devenu rouge. Elle, toute pâle, s’écria :
– M. Mouret !
– Un drôle de goût, n’est-ce pas ? reprit-il. Unefemme qui ressemble à un cheval… La petite lingère qu’il avait euedeux fois, l’an passé, était gentille au moins. Enfin, ça leregarde.
Denise, rentrée chez elle, se sentit défaillir. C’était sûrementd’avoir monté trop vite. Accoudée à la fenêtre, elle eut la brusquevision de Valognes, de la rue déserte, au pavé moussu, qu’ellevoyait de sa chambre d’enfant ; et un besoin la prenait derevivre là-bas, de se réfugier dans l’oubli et la paix de laprovince. Paris l’irritait, elle haïssait le Bonheur des Dames,elle ne savait plus pourquoi elle avait consenti à y retourner.Certainement, elle y souffrirait encore, elle souffrait déjà d’unmalaise inconnu, depuis les histoires de Deloche. Alors, sansmotif, une crise de larmes la força de quitter la fenêtre. Ellepleura longtemps, elle retrouva quelque courage à vivre.
Le lendemain, au déjeuner, comme Robineau l’avait envoyée encourse et qu’elle passait devant le Vieil Elbeuf, elle poussa laporte, en voyant Colomban seul dans la boutique. Les Baududéjeunaient, on entendait le bruit des fourchettes, au fond de lapetite salle.
– Vous pouvez entrer, dit le commis. Ils sont à table.
Mais elle le fit taire, elle l’attira dans un coin. Et, baissantla voix :
– C’est à vous que je veux parler… Vous manquez donc decœur ? vous ne voyez donc pas que Geneviève vous aime etqu’elle en mourra ?
Elle était toute frémissante, sa fièvre de la veille la secouaitde nouveau. Lui, effaré, étonné de cette brusque attaque, netrouvait pas une parole.
– Entendez-vous ! continua-t-elle, Geneviève sait quevous en aimez une autre. Elle me l’a dit, elle a sangloté comme unemalheureuse… Ah ! la pauvre enfant ! elle ne pèse pluslourd, allez ! Si vous aviez vu ses petits bras ! C’est àpleurer… Dites, vous ne pouvez pas la laisser mourirainsi !
Il parla enfin, tout à fait bouleversé.
– Mais elle n’est pas malade, vous exagérez… Moi, je nevois pas… Et puis, c’est son père qui recule le mariage.
Denise, rudement, releva ce mensonge. Elle avait senti que lamoindre insistance du jeune homme déciderait l’oncle. Quant à lasurprise de Colomban, elle n’était pas feinte : il ne s’étaitréellement jamais aperçu de la lente agonie de Geneviève. Ce fut,pour lui, une révélation très désagréable. Tant qu’il ignorait, iln’avait pas de reproches trop gros à se faire.
– Et pour qui ? reprenait Denise, pour une rien dutout !… Mais vous ignorez donc qui vous aimez ? Je n’aipas voulu vous chagriner jusqu’à présent, j’ai évité souvent derépondre à vos continuelles questions… Eh bien ! oui, elle vaavec tout le monde, elle se moque de vous, jamais vous ne l’aurez,ou bien vous l’aurez comme les autres, une fois, en passant.
Très pâle, il l’écoutait ; et, à chacune des phrasesqu’elle lui jetait à la face, entre ses dents serrées, il avait unpetit tremblement des lèvres. Elle, prise de cruauté, cédait à unemportement dont elle n’avait pas conscience.
– Enfin, dit-elle dans un dernier cri, elle est avecM. Mouret, si vous voulez le savoir !
Sa voix s’était étranglée, elle devint plus pâle que lui. Tousdeux se regardèrent.
Puis, il bégaya :
– Je l’aime.
Alors, Denise fut honteuse. Pourquoi parlait-elle ainsi à cegarçon et qu’avait-elle à se passionner ? Elle resta muette,le simple mot qu’il venait de répondre lui retentissait dans lecœur, avec un lointain bruit de cloche, dont elle était assourdie.« Je l’aime, je l’aime », et cela s’élargissait : ilavait raison, il ne pouvait en épouser une autre.
Comme elle se tournait, elle aperçut Geneviève, sur le seuil dela salle à manger.
– Taisez-vous ! dit-elle rapidement.
Mais il était trop tard, Geneviève devait avoir entendu. Ellen’avait plus de sang au visage. Justement, une cliente poussait laporte, Mme Bourdelais, une des dernières fidèles duVieil Elbeuf, où elle trouvait des articles solides ; depuislongtemps, Mme de Boves avait suivi la mode,en passant au Bonheur, Mme Marty elle-même nevenait plus, conquise tout entière par les séductions des étalagesd’en face. Et Geneviève fut forcée de s’avancer, pour dire de savoix blanche :
– Que désire madame ?
Mme Bourdelais voulait voir de la flanelle.Colomban descendit une pièce d’un casier, Geneviève montral’étoffe ; et, tous deux, les mains froides, se trouvaientrapprochés derrière le comptoir. Cependant, Baudu sortait ledernier de la petite salle, à la suite de sa femme, qui était allées’asseoir sur la banquette de la caisse. Mais il ne se mêla pasd’abord de la vente, il avait souri à Denise, et se tenait debout,en regardant Mme Bourdelais.
– Elle n’est pas assez belle, disait celle-ci. Montrez-moice que vous avez de plus fort.
Colomban descendit une autre pièce. Il y eut un silence.Mme Bourdelais examinait l’étoffe.
– Et combien ?
– Six francs, madame, répondit Geneviève.
La cliente fit un brusque mouvement.
– Six francs ! mais ils ont la même, en face, à cinqfrancs.
Une contraction légère passa sur le visage de Baudu. Il ne puts’empêcher d’intervenir, très poliment. Madame se trompait sansdoute, cet article-là aurait dû être vendu six francs cinquante, ilétait impossible qu’on le donnât à cinq francs. Certainement, ils’agissait d’un autre article.
– Non, non, répétait-elle, avec l’entêtement d’unebourgeoise qui se piquait de s’y connaître. L’étoffe est la même.Peut-être encore est-elle plus épaisse.
Et la discussion finit par s’aigrir. Baudu, la bile au visage,faisait effort pour rester souriant. Son amertume contre le Bonheurcrevait dans sa gorge.
– Vraiment, dit enfin Mme Bourdelais, ilfaut me mieux traiter, autrement, j’irai en face, comme lesautres.
Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colèrecontenue :
– Eh bien ! allez en face !
Du coup, elle se leva, très blessée, et elle s’en alla, sans seretourner, en répondant :
– C’est ce que je vais faire, monsieur.
Ce fut une stupeur. La violence du patron les avait tous saisis.Il restait lui-même effaré et tremblant de ce qu’il venait de dire.La phrase était partie sans qu’il le voulût, dans l’explosion d’unelongue rancune amassée. Et, maintenant, les Baudu, immobiles, lesbras tombés, suivaient du regard Mme Bourdelais,qui traversait la rue. Elle leur semblait emporter leur fortune.Lorsque, de son pas tranquille, elle entra sous la haute porte duBonheur, lorsqu’ils virent son dos se noyer dans la foule, il y euten eux comme un arrachement.
– Encore une qu’ils nous prennent ! murmura ledrapier.
Puis, se tournant vers Denise, dont il connaissait l’engagementnouveau :
– Toi aussi, ils t’ont reprise… Va, je ne t’en veux pas.Puisqu’ils ont l’argent, ils sont les plus forts.
Justement, Denise, espérant encore que Geneviève n’avait puentendre Colomban, lui disait à l’oreille :
– Il vous aime, soyez plus gaie.
Mais la jeune fille lui répondait très bas, d’une voixdéchirée :
– Pourquoi mentez-vous ?… Tenez ! il ne peut s’enempêcher, il regarde là-haut… Je sais bien qu’ils me l’ont volé,comme ils nous volent tout.
Et elle s’était assise sur la banquette de la caisse, près de samère. Celle-ci avait sans doute deviné le nouveau coup reçu par lajeune fille, car ses yeux navrés allèrent d’elle à Colomban, puisse reportèrent sur le Bonheur. C’était vrai, il leur volaittout : au père, la fortune ; à la mère, son enfantmourante ; à la fille, un mari attendu depuis dix ans. Devantcette famille condamnée, Denise, dont le cœur se noyait decompassion, eut un instant peur d’être mauvaise. N’allait-elle pasremettre la main à la machine qui écrasait le pauvre monde ?Mais elle se trouvait comme emportée par une force, elle sentaitqu’elle ne faisait pas le mal.
– Bah ! reprit Baudu pour se donner du courage, nousn’en mourrons pas. Une cliente perdue, deux de retrouvées… Tuentends, Denise ; j’ai là soixante-dix mille francs qui vontfaire passer des nuits blanches à ton Mouret… Voyons, vousautres ! n’ayez donc pas des figures d’enterrement !
Il ne put les égayer, lui-même retombait dans une consternationblême ; et tous restaient les yeux sur le monstre, attirés,possédés, se rassasiant de leur malheur. Les travaux s’achevaient,on avait débarrassé la façade des échafaudages, tout un pan ducolossal édifice apparaissait, avec ses murs blancs, troués delarges vitrines claires. Justement, le long du trottoir, renduenfin à la circulation, s’alignaient huit voitures, que des garçonschargeaient l’une après l’autre, devant le bureau du départ. Sousle soleil, dont un rayon enfilait la rue, les panneaux verts, auxrechampis jaunes et rouges, miroitaient comme des glaces,envoyaient des reflets aveuglants jusqu’au fond du Vieil Elbeuf.Les cochers vêtus de noir, d’une allure correcte, tenaient courtles chevaux, des attelages superbes, qui secouaient leurs morsargentés. Et chaque fois qu’une voiture était pleine, il y avait,sur le pavé, un roulement sonore, dont tremblaient les petitesboutiques voisines.
Alors, devant ce défilé triomphal qu’ils devaient subir deuxfois chaque jour, le cœur des Baudu se fendit. Le père défaillait,en se demandant où pouvait aller ce continuel flot demarchandises ; tandis que la mère, malade du tourment de safille, continuait à regarder sans voir, les yeux noyés de grosseslarmes.
Un lundi, quatorze mars, le Bonheur des Dames inaugurait sesmagasins neufs par la grande exposition des nouveautés d’été, quidevait durer trois jours. Au-dehors, une aigre bise soufflait, lespassants, surpris de ce retour d’hiver, filaient vite, enboutonnant leurs paletots. Cependant, toute une émotion fermentaitdans les boutiques du voisinage ; et l’on voyait, contre lesvitres, les faces pâles des petits commerçants, occupés à compterles premières voitures, qui s’arrêtaient devant la nouvelle ported’honneur, rue Neuve-Saint-Augustin. Cette porte, haute et profondecomme un porche d’église, surmontée d’un groupe, l’Industrie et leCommerce se donnant la main au milieu d’une complicationd’attributs, était abritée sous une vaste marquise, dont lesdorures fraîches semblaient éclairer les trottoirs d’un coup desoleil. À droite, à gauche, les façades, d’une blancheur crueencore, s’allongeaient, faisaient retour sur les rues Monsigny etde la Michodière, occupaient toute l’île, sauf le côté de la rue duDix-Décembre, où le Crédit Immobilier allait bâtir. Le long de cedéveloppement de caserne, lorsque les petits commerçants levaientla tête, ils apercevaient l’amoncellement des marchandises, par lesglaces sans tain, qui, du rez-de-chaussée au second étage,ouvraient la maison au plein jour. Et ce cube énorme, ce colossalbazar leur bouchait le ciel, leur paraissait être pour quelquechose dans le froid dont ils grelottaient, au fond de leurscomptoirs glacés.
Dès six heures, cependant, Mouret était là, donnant ses derniersordres. Au centre, dans l’axe de la porte d’honneur, une largegalerie allait de bout en bout, flanquée à droite et à gauche dedeux galeries plus étroites, la galerie Monsigny et la galerieMichodière. On avait vitré les cours, transformées en halls ;et des escaliers de fer s’élevaient du rez-de-chaussée, des pontsde fer étaient jetés d’un bout à l’autre, aux deux étages.L’architecte, par hasard intelligent, un jeune homme amoureux destemps nouveaux, ne s’était servi de la pierre que pour lessous-sols et les piles d’angle, puis avait monté toute l’ossatureen fer, des colonnes supportant l’assemblage des poutres et dessolives. Les voûtins des planchers, les cloisons des distributionsintérieures, étaient en briques. Partout on avait gagné del’espace, l’air et la lumière entraient librement, le publiccirculait à l’aise, sous le jet hardi des fermes à longue portée.C’était la cathédrale du commerce moderne, solide et légère, faitepour un peuple de clientes. En bas, dans la galerie centrale, aprèsles soldes de la porte, il y avait les cravates, la ganterie, lasoie ; la galerie Monsigny était occupée par le blanc et larouennerie, la galerie Michodière par la mercerie, la bonneterie,la draperie et les lainages. Puis, au premier, se trouvaient lesconfections, la lingerie, les châles, les dentelles, d’autresrayons nouveaux, tandis qu’on avait relégué au second étage laliterie, les tapis, les étoffes d’ameublement, tous les articlesencombrants et d’un maniement difficile. À cette heure, le nombredes rayons était de trente-neuf, et l’on comptait dix-huit centsemployés, dont deux cents femmes. Un monde poussait là, dans la viesonore des hautes nefs métalliques.
Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulaitreine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l’y tenir àsa merci. C’était toute sa tactique, la griser d’attentionsgalantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi,nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvaillesnouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux damesdélicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés develours. Puis, il venait d’ouvrir un buffet, où l’on donnaitgratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture,une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, danslaquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais sonidée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, deconquérir la mère par l’enfant ; il ne perdait aucune force,spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petitsgarçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrantaux bébés des images et des ballons. Un trait de génie que cetteprime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballonsrouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres lenom du magasin, et qui, tenus au bout d’un fil, voyageant en l’air,promenaient par les rues une réclame vivante !
La grande puissance était surtout la publicité. Mouret enarrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues,d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente des nouveautésd’été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquantemille à l’étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant,il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait mêmed’échantillons, collés sur les feuilles. C’était un débordementd’étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier,envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux desthéâtres. Il professait que la femme est sans force contre laréclame, qu’elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, illui tendait des pièges plus savants, il l’analysait en grandmoraliste. Ainsi, il avait découvert qu’elle ne résistait pas aubon marché, qu’elle achetait sans besoin, quand elle croyaitconclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation,il basait son système des diminutions de prix, il baissaitprogressivement les articles non vendus, préférant les vendre àperte, fidèle au principe du renouvellement rapide desmarchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le cœurde la femme, il venait d’imaginer « les rendus », unchef-d’œuvre de séduction jésuitique. « Prenez toujours,madame : vous nous rendrez l’article, s’il cesse de vousplaire. » Et la femme, qui résistait, trouvait là une dernièreexcuse, la possibilité de revenir sur une folie : elleprenait, la conscience en règle. Maintenant, les rendus et labaisse des prix entraient dans le fonctionnement classique dunouveau commerce.
Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c’étaitdans l’aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pasun coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert ;partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car lavie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, iltirait toutes sortes d’applications. D’abord, on devait s’écraserpour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ;et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes,des casiers et des corbeilles débordant d’articles à vilprix ; si bien que le menu peuple s’amassait, barrait leseuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsquesouvent ils n’étaient qu’à demi pleins. Ensuite, le long desgaleries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient,par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; illes entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Luiseul avait encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirsdes tapis et des meubles, des comptoirs où les clientes étaientplus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusédes trous vides et froids. S’il en avait découvert le moyen, ilaurait fait passer la rue au travers de sa maison.
Justement, Mouret se trouvait en proie à une crised’inspiration. Le samedi soir, comme il donnait un dernier coupd’œil aux préparatifs de la grande vente du lundi, dont ons’occupait depuis un mois, il avait eu la conscience soudaine quele classement des rayons adopté par lui, était inepte. C’étaitpourtant un classement d’une logique absolue, les tissus d’un côté,les objets confectionnés de l’autre, un ordre intelligent quidevait permettre aux clientes de se diriger elles-mêmes. Il avaitrêvé cet ordre autrefois, dans le fouillis de l’étroite boutique deMme Hédouin ; et voilà qu’il se sentaitébranlé, le jour où il le réalisait. Brusquement, il s’était écriéqu’il fallait « lui casser tout ça ». On avaitquarante-huit heures, il s’agissait de déménager une partie desmagasins. Le personnel, effaré, bousculé, avait dû passer les deuxnuits et la journée entière du dimanche, au milieu d’un gâchisépouvantable. Même le lundi matin, une heure avant l’ouverture, desmarchandises ne se trouvaient pas encore en place. Certainement, lepatron devenait fou, personne ne comprenait, c’était uneconsternation générale.
– Allons, dépêchons ! criait Mouret, avec latranquille assurance de son génie. Voici encore des costumes qu’ilfaut me porter là-haut… Et le Japon est-il installé sur le paliercentral ?… Un dernier effort, mes enfants, vous verrez lavente tout à l’heure !
Bourdoncle, lui aussi, était là depuis le petit jour. Pas plusque les autres, il ne comprenait, et ses regards suivaient ledirecteur d’un air d’inquiétude. Il n’osait lui poser desquestions, sachant de quelle manière on était reçu, dans cesmoments de crise. Pourtant, il se décida, il demandadoucement :
– Est-ce qu’il était bien nécessaire de tout bouleverserainsi, à la veille de notre exposition ?
D’abord, Mouret haussa les épaules, sans répondre. Puis, commel’autre se permit d’insister, il éclata.
– Pour que les clientes se tassent toutes dans le mêmecoin, n’est-ce pas ? Une jolie idée de géomètre que j’avaiseue là ! Je ne m’en serais jamais consolé… Comprenez donc queje localisais la foule. Une femme entrait, allait droit où ellevoulait aller, passait du jupon à la robe, de la robe au manteau,puis se retirait, sans même s’être un peu perdue !… Pas unen’aurait seulement vu nos magasins !
– Mais, fit remarquer Bourdoncle, maintenant que vous aveztout brouillé et tout jeté aux quatre coins, les employés userontleurs jambes, à conduire les acheteuses de rayon en rayon.
Mouret eut un geste superbe.
– Ce que je m’en fiche ! Ils sont jeunes, ça les feragrandir… Et tant mieux, s’ils se promènent ! Ils auront l’airplus nombreux, ils augmenteront la foule. Qu’on s’écrase, tout irabien !
Il riait, il daigna expliquer son idée, en baissant lavoix :
– Tenez ! Bourdoncle, écoutez les résultats…Premièrement, ce va-et-vient continuel de clientes les disperse unpeu partout, les multiplie et leur fait perdre la tête ;secondement, comme il faut qu’on les conduise d’un bout desmagasins à l’autre, si elles désirent par exemple la doublure aprèsavoir acheté la robe, ces voyages en tous sens triplent pour ellesla grandeur de la maison ; troisièmement, elles sont forcéesde traverser des rayons où elles n’auraient pas mis les pieds, destentations les y accrochent au passage, et elles succombent ;quatrièmement…
Bourdoncle riait avec lui. Alors, Mouret, enchanté, s’arrêta,pour crier aux garçons :
– Très bien, mes enfants ! Maintenant, un coup debalai, et voilà qui est beau !
Mais, en se tournant, il aperçut Denise. Lui et Bourdoncle setrouvaient devant le rayon des confections, qu’il venait justementde dédoubler, en faisant monter les robes et costumes au secondétage, à l’autre bout des magasins. Denise, descendue la première,ouvrait de grands yeux, dépaysée par les aménagements nouveaux.
– Quoi donc ? murmura-t-elle, on déménage ?
Cette surprise parut amuser Mouret, qui adorait ces coups dethéâtre. Dès les premiers jours de février, Denise était rentrée auBonheur, où elle avait eu l’heureux étonnement de retrouver lepersonnel poli, presque respectueux. Mme Auréliesurtout se montrait bienveillante ; Marguerite et Clarasemblaient résignées ; jusqu’au père Jouve qui pliaitl’échine, l’air embarrassé, comme désireux d’effacer le vilainsouvenir d’autrefois. Il suffisait que Mouret eût dit un mot, toutle monde chuchotait, en la suivant des yeux. Et, dans cetteamabilité générale, elle n’était un peu blessée que par latristesse singulière de Deloche et les sourires inexplicables dePauline.
Cependant, Mouret la regardait toujours de son air ravi.
– Que cherchez-vous donc, mademoiselle ? demanda-t-ilenfin.
Denise ne l’avait pas aperçu. Elle rougit légèrement. Depuis sarentrée, elle recevait de lui des marques d’intérêt, qui latouchaient beaucoup. Pauline, sans qu’elle sût pourquoi, lui avaitconté en détail les amours du patron et de Clara, où il la voyait,ce qu’il la payait ; et elle en reparlait souvent, elleajoutait même qu’il avait une autre maîtresse, cetteMme Desforges, bien connue de tout le magasin. Detelles histoires remuaient Denise, elle était reprise devant lui deses peurs d’autrefois, d’un malaise où sa reconnaissance luttaitcontre de la colère.
– C’est tout ce remue-ménage, murmura-t-elle.
Alors, Mouret s’approcha pour lui dire à voix plusbasse :
– Ce soir, après la vente, veuillez passer à mon cabinet.Je désire vous parler.
Troublée, elle inclina la tête, sans prononcer un mot.D’ailleurs, elle entra au rayon, où les autres vendeusesarrivaient. Mais Bourdoncle avait entendu Mouret, et il leregardait en souriant. Même il osa lui dire, quand ils furentseuls :
– Encore celle-là ! Méfiez-vous, ça finira par êtresérieux !
Vivement, Mouret se défendit, cachant son émotion sous un aird’insouciance supérieure.
– Laissez donc, une plaisanterie ! La femme qui meprendra n’est pas née, mon cher !
Et, comme les magasins ouvraient enfin, il se précipita pourdonner un dernier coup d’œil aux divers comptoirs. Bourdonclehochait la tête. Cette Denise, simple et douce, commençait àl’inquiéter. Une première fois, il avait vaincu, par un renvoibrutal. Mais elle reparaissait, et il la traitait en ennemiesérieuse, muet devant elle, attendant de nouveau.
Mouret, qu’il rattrapa, criait en bas, dans le hallSaint-Augustin, en face de la porte d’entrée :
– Est-ce qu’on se fiche de moi ! J’avais dit de mettreles ombrelles bleues en bordure… Cassez-moi tout ça etvite !
Il ne voulut rien entendre, une équipe de garçons dut remanierl’exposition des ombrelles. En voyant les clientes arriver, il fitmême fermer un instant les portes ; et il répétait qu’iln’ouvrirait pas, plutôt que de laisser les ombrelles bleues aucentre. Ça tuait sa composition. Les étalagistes renommés, Hutin,Mignot, d’autres encore, venaient voir, levaient les yeux ;mais ils affectaient de ne pas comprendre, étant d’une écoledifférente.
Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Dès la premièreheure, avant que les magasins fussent pleins, il se produisit sousle vestibule un écrasement tel, qu’il fallut avoir recours auxsergents de ville, pour rétablir la circulation sur le trottoir.Mouret avait calculé juste : toutes les ménagères, une troupeserrée de petites-bourgeoises et de femmes en bonnet, donnaientassaut aux occasions, aux soldes et aux coupons, étalés jusque dansla rue. Des mains en l’air, continuellement, tâtaient « lespendus » de l’entrée, un calicot à sept sous, une grisaillelaine et coton à neuf sous, surtout un orléans à trente-huitcentimes, qui ravageait les bourses pauvres. Il y avait despoussées d’épaules, une bousculade fiévreuse autour des casiers etdes corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dixcentimes, rubans à cinq sous, jarretières à trois sous, gants,jupons, cravates, chaussettes et bas de coton s’éboulaient,disparaissaient, comme mangés par la foule vorace. Malgré le tempsfroid, les commis qui vendaient au plein air du pavé, ne pouvaientsuffire. Une femme grosse jeta des cris. Deux petites fillesmanquèrent d’être étouffées.
Toute la matinée, cet écrasement augmenta. Vers une heure, desqueues s’établissaient, la rue était barrée, ainsi qu’en tempsd’émeute. Justement, comme Mme de Boves et safille Blanche se tenaient sur le trottoir d’en face, hésitantes,elles furent abordées par Mme Marty, égalementaccompagnée de sa fille Valentine.
– Hein ? quel monde ! dit la première. On se tuelà-dedans… Je ne devais pas venir, j’étais au lit, puis je me suislevée pour prendre l’air.
– C’est comme moi, déclara l’autre. J’ai promis à mon marid’aller voir sa sœur, à Montmartre… Alors, en passant, j’ai songéque j’avais besoin d’une pièce de lacet. Autant l’acheter iciqu’ailleurs, n’est-ce pas ? Oh ! je ne dépenserai pas unsou ! Il ne me faut rien, du reste.
Cependant, leurs yeux ne quittaient pas la porte, elles étaientprises et emportées dans le vent de la foule.
– Non, non, je n’entre pas, j’ai peur, murmuraMme de Boves. Blanche, allons-nous-en, nousserions broyées.
Mais sa voix faiblissait, elle cédait peu à peu au désird’entrer où entre le monde ; et sa crainte se fondait dansl’attrait irrésistible de l’écrasement. Mme Martys’était aussi abandonnée. Elle répétait :
– Tiens ma robe, Valentine… Ah bien ! je n’ai jamaisvu ça. On vous porte. Qu’est-ce que ça va être, àl’intérieur !
Ces dames, saisies par le courant, ne pouvaient plus reculer.Comme les fleuves tirent à eux les eaux errantes d’une vallée, ilsemblait que le flot des clientes, coulant à plein vestibule,buvait les passants de la rue, aspirait la population des quatrecoins de Paris. Elles n’avançaient que très lentement, serrées àperdre haleine, tenues debout par des épaules et des ventres, dontelles sentaient la molle chaleur ; et leur désir satisfaitjouissait de cette approche pénible, qui fouettait davantage leurcuriosité. C’était un pêle-mêle de dames vêtues de soie, depetites-bourgeoises à robes pauvres, de filles en cheveux, toutessoulevées, enfiévrées de la même passion. Quelques hommes, noyéssous les corsages débordants, jetaient des regards inquiets autourd’eux. Une nourrice, au plus épais, levait très haut son poupon,qui riait d’aise. Et, seule, une femme maigre se fâchait, éclatanten paroles mauvaises, accusant une voisine de lui entrer dans lecorps.
– Je crois bien que mon jupon va y rester, répétaitMme de Boves.
Muette, le visage encore frais du grand air,Mme Marty se haussait pour voir avant les autres,par-dessus les têtes, s’élargir les profondeurs des magasins. Lespupilles de ses yeux gris étaient minces comme celles d’une chattearrivant du plein jour ; et elle avait la chair reposée, leregard clair d’une personne qui s’éveille.
– Ah ! enfin ! dit-elle en poussant unsoupir.
Ces dames venaient de se dégager. Elles étaient dans le hallSaint-Augustin. Leur surprise fut grande de le trouver presquevide. Mais un bien-être les envahissait, il leur semblait entrerdans le printemps, au sortir de l’hiver de la rue. Tandis que,dehors, soufflait le vent glacé des giboulées, déjà la bellesaison, dans les galeries du Bonheur, s’attiédissait avec lesétoffes légères, l’éclat fleuri des nuances tendres, la gaietéchampêtre des modes d’été et des ombrelles.
– Regardez donc ! criaMme de Boves, immobilisée, les yeux enl’air.
C’était l’exposition des ombrelles. Toutes ouvertes, arrondiescomme des boucliers, elles couvraient le hall, de la baie vitrée duplafond à la cimaise de chêne verni. Autour des arcades des étagessupérieurs, elles dessinaient des festons ; le long descolonnes, elles descendaient en guirlandes ; sur lesbalustrades des galeries, jusque sur les rampes des escaliers,elles filaient en lignes serrées ; et, partout, rangéessymétriquement, bariolant les murs de rouge, de vert et de jaune,elles semblaient de grandes lanternes vénitiennes, allumées pourquelque fête colossale. Dans les angles, il y avait des motifscompliqués, des étoiles faites d’ombrelles à trente-neuf sous, dontles teintes claires, bleu pâle, blanc crème, rose tendre, brûlaientavec une douceur de veilleuse ; tandis que, au-dessus,d’immenses parasols japonais, où des grues couleur d’or volaientdans un ciel de pourpre, flambaient avec des refletsd’incendie.
Mme Marty cherchait une phrase pour dire sonravissement, et elle ne trouva que cette exclamation :
– C’est féerique !
Puis, tâchant de s’orienter :
– Voyons, le lacet est à la mercerie… J’achète mon lacet etje me sauve.
– Je vous accompagne, ditMme de Boves. N’est-ce pas, Blanche, noustraversons les magasins, pas davantage ?
Mais, dès la porte, ces dames étaient perdues. Elles tournèrentà gauche ; et, comme on avait déménagé la mercerie, ellestombèrent au milieu des ruches, puis au milieu des parures. Sousles galeries couvertes, il faisait très chaud, une chaleur deserre, moite et enfermée, chargée de l’odeur fade des tissus, etdans laquelle s’étouffait le piétinement de la foule. Alors, ellesrevinrent devant la porte, où s’établissait un courant de sortie,tout un défilé interminable de femmes et d’enfants, sur quiflottait un nuage de ballons rouges. Quarante mille ballons étaientprêts, il y avait des garçons chargés spécialement de ladistribution. À voir les acheteuses qui se retiraient, on auraitdit en l’air, au bout des fils invisibles, un vol d’énormes bullesde savon, reflétant l’incendie des ombrelles. Le magasin en étaittout illuminé.
– C’est un monde, déclaraitMme de Boves. On ne sait plus où l’on est.
Pourtant, ces dames ne pouvaient rester dans le remous de laporte, en pleine bousculade de l’entrée et de la sortie.L’inspecteur Jouve, heureusement, vint à leur secours. Il se tenaitsous le vestibule, grave, attentif, dévisageant chaque femme aupassage. Chargé spécialement de la police intérieure, il flairaitles voleuses et suivait surtout les femmes grosses, lorsque lafièvre de leurs yeux l’inquiétait.
– La mercerie, mesdames ? dit-il obligeamment, allez àgauche, tenez ! là-bas, derrière la bonneterie.
Mme de Boves remercia. MaisMme Marty, en se retournant, n’avait plus trouvéprès d’elle sa fille Valentine. Elle s’effrayait, lorsqu’ellel’aperçut, déjà loin, au bout du hall Saint-Augustin, profondémentabsorbée devant une table de proposition, sur laquelles’entassaient des cravates de femme à dix-neuf sous. Mouretpratiquait la proposition, les articles offerts à voix haute, lacliente raccrochée et dévalisée ; car il usait de toutes lesréclames, il se moquait de la discrétion de certains confrères,dont l’opinion était que les marchandises devaient parler toutesseules. Des vendeurs spéciaux, des Parisiens fainéants etblagueurs, écoulaient ainsi des quantités considérables de petitsobjets de camelote.
– Oh ! maman, murmura Valentine, vois donc cescravates… Elles ont, au coin, un oiseau brodé.
Le commis faisait l’article, jurait que c’était tout soie, quele fabricant était en faillite, et qu’on ne retrouverait jamais uneoccasion pareille.
– Dix-neuf sous, est-ce possible ! disaitMme Marty, séduite comme sa fille. Bah ! jepuis bien en prendre deux, ce n’est pas ça qui nous ruinera.
Mme de Boves restait dédaigneuse. Elledétestait la proposition, un commis qui l’appelait, la mettait enfuite. Surprise, Mme Marty ne comprenait pas cettehorreur nerveuse du boniment, car elle avait l’autre nature, elleétait des femmes heureuses de se laisser violenter, de baigner dansla caresse de l’offre publique, avec la jouissance de mettre sesmains partout et de perdre son temps en paroles inutiles.
– Maintenant, reprit-elle, vite à mon lacet… Je ne veuxmême plus rien voir.
Cependant, comme elle traversait les foulards et la ganterie,son cœur défaillit de nouveau. Il y avait là, sous la lumièrediffuse, un étalage aux colorations vives et gaies, d’un effetravissant. Les comptoirs, rangés symétriquement, semblaient êtredes plates-bandes, changeaient le hall en un parterre français, oùsouriait la gamme tendre des fleurs. À nu sur le bois, dans descartons éventrés, hors des casiers trop pleins, une moisson defoulards mettait le rouge vif des géraniums, le blanc laiteux despétunias, le jaune d’or des chrysanthèmes, le bleu céleste desverveines ; et, plus haut, sur des tiges de cuivre,s’enguirlandait une autre floraison, des fichus jetés, des rubansdéroulés, tout un cordon éclatant qui se prolongeait, montaitautour des colonnes, se multipliait dans les glaces. Mais ce quiameutait la foule, c’était, à la ganterie, un chalet suisse faituniquement avec des gants : un chef-d’œuvre de Mignot, quiavait exigé deux jours de travail. D’abord, des gants noirsétablissaient le rez-de-chaussée ; puis, venaient des gantspaille, réséda, sang de bœuf, distribués dans la décoration,bordant les fenêtres, indiquant les balcons, remplaçant lestuiles.
– Que désire madame ? demanda Mignot en voyantMme Marty plantée devant le chalet. Voici des gantsde Suède à un franc soixante-quinze, première qualité…
Il avait la proposition acharnée, appelant les passantes du fondde son comptoir, les importunant de sa politesse. Comme ellerefusait de la tête, il continua :
– Des gants du Tyrol à un franc vingt-cinq… Des gants deTurin pour enfants, des gants brodés toutes couleurs…
– Non, merci, je n’ai besoin de rien, déclaraMme Marty.
Mais il sentit que sa voix mollissait, il l’attaqua plusrudement, en lui mettant sous les yeux les gants brodés ; etelle fut sans force, elle en acheta une paire. Puis, commeMme de Boves la regardait avec un sourire,elle rougit.
– Hein ? suis-je enfant ?… Si je ne me dépêchepas de prendre mon lacet et de me sauver, je suis perdue.
Par malheur, il y avait, à la mercerie, un encombrement tel,qu’elle ne put se faire servir. Toutes deux attendaient depuis dixminutes, et elles s’irritaient, lorsque la rencontre deMme Bourdelais et de ses trois enfants, les occupa.Cette dernière expliquait de son air tranquille de jolie femmepratique, qu’elle avait voulu montrer ça aux petits. Madeleineavait dix ans, Edmond huit, Lucien quatre ; et ils riaientd’aise, c’était une partie à bon compte, promise depuislongtemps.
– Elles sont drôles, je vais acheter une ombrelle rouge,dit tout d’un coup Mme Marty, qui piétinait,impatientée de rester là, à ne rien faire.
Elle en choisit une de quatorze francs cinquante.Mme Bourdelais, après avoir suivi l’achat d’unregard de blâme, lui dit amicalement :
– Vous avez bien tort de vous presser. Dans un mois, vousl’auriez eue pour dix francs… Ce n’est pas moi qu’ilsattraperont !
Et elle fit toute une théorie de bonne ménagère. Puisque lesmagasins baissaient les prix, il n’y avait qu’à attendre. Elle nevoulait pas être exploitée par eux, c’était elle qui profitait deleurs véritables occasions. Même elle y apportait une lutte demalice, elle se vantait de ne leur avoir jamais laissé un sou degain.
– Voyons, finit-elle par dire, j’ai promis à mon petitmonde de lui montrer des images, là-haut, dans le salon… Venez doncavec moi, vous avez le temps.
Alors, le lacet fut oublié, Mme Marty céda toutde suite, tandis que Mme de Boves refusait,préférant faire d’abord le tour du rez-de-chaussée. Du reste, cesdames espéraient bien se retrouver en haut.Mme Bourdelais cherchait un escalier, lorsqu’elleaperçut l’un des ascenseurs ; et elle y poussa les enfants,pour compléter la partie. Mme Marty et Valentineentrèrent aussi dans l’étroite cage, où l’on fut très serré ;mais les glaces, les banquettes de velours, la porte de cuivreouvragé, les occupaient à ce point qu’elles arrivèrent au premierétage, sans avoir senti le glissement doux de la machine. Un autrerégal les attendait d’ailleurs, dès la galerie des dentelles. Commeon passait devant le buffet, Mme Bourdelais nemanqua pas de gorger la petite famille de sirop. C’était une sallecarrée, avec un large comptoir de marbre ; aux deux bouts, desfontaines argentées laissaient couler un mince filet d’eau ;derrière, sur des tablettes, s’alignaient des bouteilles. Troisgarçons, continuellement, essuyaient et emplissaient les verres.Pour contenir la clientèle altérée, on avait dû établir une queue,ainsi qu’aux portes des théâtres, à l’aide d’une barrièrerecouverte de velours. La foule s’y écrasait. Des personnes,perdant tout scrupule devant ces gourmandises gratuites, serendaient malades.
– Eh bien ! où sont-elles donc ? s’écriaMme Bourdelais, lorsqu’elle se dégagea de la cohue,après avoir essuyé les enfants avec son mouchoir.
Mais elle aperçut Mme Marty et Valentine au fondd’une autre galerie, très loin. Toutes deux, noyées sous undéballage de jupons, achetaient encore. C’était fini, la mère et lafille disparurent dans la fièvre de dépense qui les emportait.
Quand elle arriva enfin au salon de lecture et decorrespondance, Mme Bourdelais installa Madeleine,Edmond et Lucien devant la grande table ; puis, elle pritelle-même, dans une bibliothèque, des albums de photographiesqu’elle leur apporta. La voûte de la longue salle était chargéed’or ; aux deux extrémités, des cheminées monumentales sefaisaient face ; de médiocres tableaux, très richementencadrés, couvraient les murs ; et, entre les colonnes, devantchacune des baies cintrées qui ouvraient sur les magasins, il yavait de hautes plantes vertes, dans des vases de majolique. Toutun public silencieux entourait la table, encombrée de revues et dejournaux, garnie de papeteries et d’encriers. Des dames ôtaientleurs gants, écrivaient des lettres sur du papier au chiffre de lamaison, dont elles biffaient l’en-tête d’un trait de plume.Quelques hommes, renversés au fond de leurs fauteuils, lisaient desjournaux. Mais beaucoup de personnes restaient là sans rienfaire : maris attendant leurs femmes lâchées au travers desrayons, jeunes dames discrètes guettant l’arrivée d’un amant, vieuxparents déposés comme au vestiaire, pour être repris à la sortie.Et ce monde, assis mollement, se reposait, jetait des coups d’œil,par les baies ouvertes, sur les profondeurs des galeries et deshalls, dont la voix lointaine montait, dans le petit bruit desplumes et le froissement des journaux.
– Comment ! vous voilà ! ditMme Bourdelais. Je ne vous reconnaissais pas.
Près des enfants, une dame disparaissait entre les pages d’unerevue. C’était Mme Guibal. Elle sembla contrariéede la rencontre. Mais elle se remit tout de suite, raconta qu’elleétait montée s’asseoir un peu, pour échapper à l’écrasement de lafoule. Et, comme Mme Bourdelais lui demandait sielle était venue faire des emplettes, elle répondit de son air delangueur, en éteignant de ses paupières l’âpreté égoïste de sonregard :
– Oh ! non… Au contraire, je suis venue rendre. Oui,des portières, dont je ne suis pas satisfaite. Seulement, il y a untel monde, que j’attends de pouvoir approcher du rayon.
Elle causa, dit que c’était bien commode, ce mécanisme desrendus ; auparavant, elle n’achetait jamais, tandis que,maintenant, elle se laissait tenter parfois. À la vérité, ellerendait quatre objets sur cinq, elle commençait à être connue detous les comptoirs, pour les négoces étranges, flairés sousl’éternel mécontentement qui lui faisait rapporter les articles unà un, après les avoir gardés plusieurs jours. Mais, en parlant,elle ne quittait pas des yeux les portes du salon ; et elleparut soulagée, quand Mme Bourdelais retourna versses enfants, afin de leur expliquer les photographies. Presque aumême moment, M. de Boves et Paul de Vallagnosc entrèrent.Le comte, qui affectait de faire visiter au jeune homme lesnouveaux magasins, échangea avec elle un vif regard ; puis,elle se replongea dans sa lecture, comme si elle ne l’avait pasaperçu.
– Tiens ! Paul ! dit une voix derrière cesmessieurs.
C’était Mouret, en train de donner son coup d’œil aux diversservices. Les mains se tendirent, et il demanda tout desuite :
– Mme de Boves nous a-t-elle faitl’honneur de venir ?
– Mon Dieu ! non, répondit le comte, et à son grandregret. Elle est souffrante, oh ! rien de dangereux.
Mais brusquement, il feignit de voir Mme Guibal.Il s’échappa, s’approcha, tête nue ; tandis que les deuxautres se contentaient de la saluer de loin. Elle, également,jouait la surprise. Paul avait eu un sourire ; il comprenaitenfin, il raconta tout bas à Mouret comment le comte, rencontré parlui rue Richelieu, s’était efforcé de lui échapper et avait pris leparti de l’entraîner au Bonheur, sous le prétexte qu’il fallaitabsolument voir ça. Depuis un an, la dame tirait de ce dernierl’argent et le plaisir qu’elle pouvait, n’écrivant jamais, luidonnant rendez-vous dans des lieux publics, les églises, lesmusées, les magasins, pour s’entendre.
– Je crois qu’à chaque rendez-vous ils changent de chambred’hôtel, murmurait le jeune homme. L’autre mois, il était entournée d’inspection, il écrivait à sa femme tous les deux jours,de Blois, de Libourne, de Tarbes ; et je suis pourtantconvaincu de l’avoir vu entrer dans une pension bourgeoise desBatignolles… Mais, regarde-le donc ! est-il beau, devant elle,avec sa correction de fonctionnaire ! La vieille France !mon ami, la vieille France !
– Et ton mariage ? demanda Mouret.
Paul, sans quitter le comte des yeux, répondit qu’on attendaittoujours la mort de la tante. Puis, l’air triomphant :
– Hein ? tu as vu ? il s’est baissé, il lui aglissé une adresse. La voilà qui accepte, de sa mine la plusvertueuse : une terrible femme, cette rousse délicate, auxallures insouciantes… Eh bien ! il se passe de jolies choseschez toi !
– Oh ! dit Mouret en souriant, ces dames ne sont pointici chez moi, elles sont chez elles.
Ensuite, il plaisanta. L’amour, comme les hirondelles, portaitbonheur aux maisons. Sans doute, il les connaissait, les filles quibattaient les comptoirs, les dames qui, par hasard, y rencontraientun ami ; mais si elles n’achetaient pas, elles faisaientnombre, elles chauffaient les magasins. Tout en causant, il emmenason ancien condisciple, il le planta au seuil du salon, en face dela grande galerie centrale, dont les halls successifs sedéroulaient à leurs pieds. Derrière eux, le salon gardait sonrecueillement, ses petits bruits de plumes nerveuses et de journauxfroissés. Un vieux monsieur s’était endormi sur leMoniteur. M. de Boves examinait les tableaux,avec l’intention évidente de perdre dans la foule son futur gendre.Et, seule, au milieu de ce calme, Mme Bourdelaiségayait ses enfants, très haut, comme en pays conquis.
– Tu le vois, elles sont chez elles, répéta Mouret, quimontrait d’un geste large l’entassement de femmes dont craquaientles rayons.
Justement, Mme Desforges, après avoir faillilaisser son manteau dans la foule, entrait enfin et traversait lepremier hall. Puis, arrivée à la grande galerie, elle leva lesyeux. C’était comme une nef de gare, entourée par les rampes desdeux étages, coupée d’escaliers suspendus, traversée de pontsvolants. Les escaliers de fer, à double révolution, développaientdes courbes hardies, multipliaient les paliers ; les ponts defer, jetés sur le vide, filaient droit, très haut ; et tout cefer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, unearchitecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, laréalisation moderne d’un palais du rêve, d’une Babel entassant desétages, élargissant des salles, ouvrant des échappées sur d’autresétages et d’autres salles, à l’infini. Du reste, le fer régnaitpartout, le jeune architecte avait eu l’honnêteté et le courage dene pas le déguiser sous une couche de badigeon, imitant la pierreou le bois. En bas, pour ne point nuire aux marchandises, ladécoration était sobre, de grandes parties unies, de teinteneutre ; puis, à mesure que la charpente métallique montait,les chapiteaux des colonnes devenaient plus riches, les rivetsformaient fleurons, les consoles et les corbeaux se chargeaient desculptures ; dans le haut enfin, les peintures éclataient, levert et le rouge, au milieu d’une prodigalité d’or, des flots d’or,des moissons d’or, jusqu’aux vitrages dont les verres étaientémaillés et niellés d’or. Sous les galeries couvertes, les briquesapparentes des voûtins étaient également émaillées de couleursvives. Des mosaïques et des faïences entraient dansl’ornementation, égayaient les frises, éclairaient de leurs notesfraîches la sévérité de l’ensemble ; tandis que les escaliers,aux rampes de velours rouge, étaient garnis d’une bande de ferdécoupé et poli, luisant comme l’acier d’une armure.
Bien qu’elle connût déjà la nouvelle installation,Mme Desforges s’était arrêtée, saisie par la vieardente qui animait ce jour-là l’immense nef. En bas, autourd’elle, continuait le remous de la foule, dont le double courantd’entrée et de sortie se faisait sentir jusqu’au rayon de lasoie : foule encore très mêlée, où pourtant l’après-midiamenait davantage de dames, parmi les petites-bourgeoises et lesménagères ; beaucoup de femmes en deuil, avec leurs grandsvoiles ; toujours des nourrices fourvoyées, protégeant leurspoupons de leurs coudes élargis. Et cette mer, ces chapeauxbariolés, ces cheveux nus, blonds ou noirs, roulaient d’un bout dela galerie à l’autre, confus et décolorés au milieu de l’éclatvibrant des étoffes. Mme Desforges ne voyait detoutes parts que les grandes pancartes, aux chiffres énormes, dontles taches crues se détachaient sur les indiennes vives, les soiesluisantes, les lainages sombres. Des piles de rubans écornaient lestêtes, un mur de flanelle avançait en promontoire, partout lesglaces reculaient les magasins, reflétaient des étalages avec descoins de public, des visages renversés, des moitiés d’épaules et debras ; pendant que, à gauche, à droite, les galeries latéralesouvraient des échappées, les enfoncements neigeux du blanc, lesprofondeurs mouchetées de la bonneterie, lointains perdus, éclairéspar le coup de lumière de quelque baie vitrée, et où la foulen’était plus qu’une poussière humaine. Puis, lorsqueMme Desforges levait les yeux, c’était le long desescaliers, sur les ponts volants, autour des rampes de chaqueétage, une montée continue et bourdonnante, tout un peuple enl’air, voyageant dans les découpures de l’énorme charpentemétallique, se dessinant en noir sur la clarté diffuse des vitresémaillées. De grands lustres dorés descendaient du plafond ;un pavoisement de tapis, de soies brodées, d’étoffes lamées d’or,retombait, tendait les balustrades de bannières éclatantes ;il y avait, d’un bout à l’autre, des vols de dentelles, despalpitations de mousseline, des trophées de soieries, desapothéoses de mannequins à demi vêtus ; et, au-dessus de cetteconfusion, tout en haut, le rayon de la literie, comme suspendu,mettait des petits lits de fer garnis de leurs matelas, drapés deleurs rideaux blancs, un dortoir de pensionnaires qui dormait dansle piétinement de la clientèle, plus rare à mesure que les rayonss’élevaient davantage.
– Madame désire-t-elle des jarretières bon marché ?dit un vendeur à Mme Desforges, en la voyantimmobile. Tout soie, vingt-neuf sous.
Elle ne daigna pas répondre. Autour d’elle, les propositionsglapissaient, s’enfiévraient encore. Pourtant, elle vouluts’orienter. La caisse d’Albert Lhomme se trouvait à sagauche ; il la connaissait de vue, il se permit un sourireaimable, sans hâte aucune au milieu du flot de factures quil’assiégeait ; pendant que, derrière lui, Joseph, se battantavec la boîte à ficelle, ne pouvait suffire à empaqueter lesarticles. Alors, elle se reconnut, la soie devait être devant elle.Mais il lui fallut dix minutes pour s’y rendre, tellement la fouleaugmentait. En l’air, au bout de leurs fils invisibles, les ballonsrouges s’étaient multipliés ; ils s’amassaient en nuages depourpre, filaient doucement vers les portes, continuaient à sedéverser dans Paris ; et elle devait baisser la tête sous levol des ballons, lorsque de tout jeunes enfants les tenaient, lefil enroulé à leurs petites mains.
– Comment ! madame, vous vous êtes risquée !s’écria gaiement Bouthemont, dès qu’il aperçutMme Desforges.
Maintenant, le chef de comptoir, introduit chez elle par Mouretlui-même, y allait parfois prendre le thé. Elle le trouvait commun,mais fort aimable, d’une belle humeur sanguine, qui la surprenaitet l’amusait. D’ailleurs, l’avant-veille, il lui avait contécarrément les amours de Mouret et de Clara, sans calcul, par bêtisede gros garçon aimant à rire ; et, mordue de jalousie, cachantsa blessure sous des airs de dédain, elle venait pour tâcher dedécouvrir cette fille, une demoiselle des confections, avait-il ditsimplement, en refusant de la nommer.
– Est-ce que vous désirez quelque chose chez nous ?reprit-il.
– Mais certainement, sans quoi je ne serais pas venue…Avez-vous du foulard pour des matinées ?
Elle espérait obtenir de lui le nom de la demoiselle, prise dubesoin de la voir. Tout de suite, il avait appelé Favier ; etil se remit à causer avec elle, en attendant le vendeur quiachevait de servir une cliente, justement « la joliedame », cette belle personne blonde dont tout le rayon causaitparfois, sans connaître sa vie, ni même son nom. Cette fois, lajolie dame était en grand deuil. Tiens ! qui avait-elle doncperdu, son mari ou son père ? Pas son père sans doute, carelle aurait paru plus triste. Alors, que disait-on ? cen’était pas une cocotte, elle avait eu un mari véritable. À moins,cependant, qu’elle ne fût en deuil de sa mère. Pendant quelquesminutes, malgré le gros du travail, le rayon échangea deshypothèses.
– Dépêchez-vous, c’est insupportable ! cria Hutin àFavier, qui revenait de conduire sa cliente à une caisse. Quandcette dame est là, vous n’en finissez plus… Elle se moque bien devous !
– Pas tant que je me moque d’elle, répondit le vendeurvexé.
Mais Hutin menaça de le signaler à la direction, s’il nerespectait pas davantage la clientèle. Il devenait terrible, d’unesévérité hargneuse, depuis que le rayon s’était ligué pour luifaire avoir la place de Robineau. Même il se montrait tellementinsupportable, après les promesses de bonne camaraderie dont ilchauffait autrefois ses collègues, que ceux-ci, désormais,soutenaient sourdement Favier contre lui.
– Allons, ne répliquez pas, reprit sévèrement Hutin.M. Bouthemont vous demande du foulard, les dessins les plusclairs.
Au milieu du rayon, une exposition des soieries d’été éclairaitle hall d’un éclat d’aurore, comme un lever d’astre dans lesteintes les plus délicates de la lumière, le rose pâle, le jaunetendre, le bleu limpide, toute l’écharpe flottante d’Iris.C’étaient des foulards d’une finesse de nuée, des surahs pluslégers que les duvets envolés des arbres, des pékins satinés à lapeau souple de vierge chinoise. Et il y avait encore les pongées duJapon, les tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soieslégères, les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs,tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des damesen falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grandsarbres d’un parc.
– Je prendrai celui-ci, le Louis XIV, à bouquets deroses, dit enfin Mme Desforges.
Et, pendant que Favier métrait, elle fit une dernière tentativesur Bouthemont, resté près d’elle.
– Je vais monter aux confections voir les manteaux devoyage… Est-ce qu’elle est blonde, la demoiselle de votrehistoire ?
Le chef de rayon, que son insistance commençait à inquiéter, secontenta de sourire. Mais, justement, Denise passait. Elle venaitde remettre entre les mains de Liénard, aux mérinos,Mme Boutarel, cette dame de province, quidébarquait à Paris deux fois par an, pour jeter aux quatre coins duBonheur l’argent qu’elle rognait sur son ménage. Et, comme Favierprenait déjà le foulard de Mme Desforges, Hutin,croyant le contrarier, l’arrêta.
– C’est inutile, mademoiselle aura l’obligeance de conduiremadame.
Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la notede débit. Elle ne pouvait rencontrer le jeune homme face à face,sans éprouver une honte, comme s’il lui rappelait une fauteancienne. Cependant, son rêve seul avait péché.
– Dites-moi, demanda tout bas Mme Desforgesà Bouthemont, n’est-ce pas cette fille si maladroite ? Il l’adonc reprise ?… Mais c’est elle, l’héroïne del’aventure !
– Peut-être, répondit le chef de rayon, toujours souriantet bien décidé à ne pas dire la vérité.
Alors, précédée de Denise, Mme Desforges montalentement l’escalier. Il lui fallait s’arrêter toutes les troissecondes, pour ne pas être emportée par le flot qui descendait.Dans la vibration vivante de la maison entière, les limons de feravaient sous les pieds un branle sensible, comme tremblant auxhaleines de la foule. À chaque marche, un mannequin, solidementfixé, plantait un vêtement immobile, costumes, paletots, robes dechambre ; et l’on eût dit une double haie de soldats pourquelque défilé triomphal, avec le petit manche de bois pareil aumanche d’un poignard, enfoncé dans le molleton rouge, qui saignaità la section fraîche du cou.
Mme Desforges arrivait enfin au premier étage,lorsqu’une poussée plus rude que les autres l’immobilisa uninstant. Elle avait maintenant, au-dessous d’elle, les rayons durez-de-chaussée, ce peuple de clientes épandu qu’elle venait detraverser. C’était un nouveau spectacle, un océan de têtes vues enraccourci, cachant les corsages, grouillant dans une agitation defourmilière. Les pancartes blanches n’étaient plus que des lignesminces, les piles de rubans s’écrasaient, le promontoire deflanelle coupait la galerie d’un mur étroit ; tandis que lestapis et les soies brodées qui pavoisaient les balustrades,pendaient à ses pieds ainsi que des bannières de procession,accrochées sous le jubé d’une église. Au loin, elle apercevait desangles de galeries latérales, comme du haut des charpentes d’unclocher on distingue des coins de rues voisines, où remuent lestaches noires des passants. Mais ce qui la surprenait surtout, dansla fatigue de ses yeux aveuglés par le pêle-mêle éclatant descouleurs, c’était, lorsqu’elle fermait les paupières, de sentirdavantage la foule, à son bruit sourd de marée montante et à lachaleur humaine qu’elle exhalait. Une fine poussière s’élevait desplanchers, chargée de l’odeur de la femme, l’odeur de son linge etde sa nuque, de ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante,envahissante, qui semblait être l’encens de ce temple élevé auculte de son corps.
Cependant, Mouret, toujours debout devant le salon de lecture,en compagnie de Vallagnosc, respirait cette odeur, s’en grisait, enrépétant :
– Elles sont chez elles, j’en connais qui passent lajournée ici, à manger des gâteaux et à écrire leur correspondance…Il ne me reste qu’à les coucher.
Cette plaisanterie fit sourire Paul, qui, dans l’ennui de sonpessimisme, continuait à trouver inepte la turbulence de cettehumanité, pour des chiffons. Quand il venait serrer la main de sonancien condisciple, il s’en allait presque vexé de le voir sivibrant de vie, au milieu de son peuple de coquettes. Est-ce qu’uned’elles, le cerveau et le cœur vides, ne lui apprendrait pas labêtise et l’inutilité de l’existence ? Justement, ce jour-là,Octave semblait perdre de son bel équilibre ; lui qui,d’habitude, soufflait la fièvre à ses clientes, avec la grâcetranquille d’un opérateur, il était comme pris dans la crise depassion dont peu à peu les magasins brûlaient. Depuis qu’il avaitvu Denise et Mme Desforges monter le grandescalier, il parlait plus haut, gesticulait sans le vouloir ;et, tout en affectant de ne pas tourner la tête vers elles, ils’animait ainsi davantage, à mesure qu’il les sentait approcher.Son visage se colorait, ses yeux avaient un peu du ravissementéperdu dont vacillaient à la longue les yeux des acheteuses.
– On doit rudement vous voler, murmura Vallagnosc, quitrouvait à la foule des airs criminels.
Mouret avait ouvert les bras tout grands.
– Mon cher, ça dépasse l’imagination.
Et, nerveusement, enchanté d’avoir un sujet, il donnait desdétails intarissables, racontait des faits, en tirait unclassement. D’abord, il citait les voleuses de profession, cellesqui faisaient le moins de mal, car la police les connaissaitpresque toutes. Puis, venaient les voleuses par manie, uneperversion du désir, une névrose nouvelle qu’un aliéniste avaitclassée, en y constatant le résultat aigu de la tentation exercéepar les grands magasins. Enfin, il y avait les femmes enceintes,dont les vols se spécialisaient : ainsi, chez une d’elles, lecommissaire de police avait découvert deux cent quarante-huitpaires de gants roses, volées dans tous les comptoirs de Paris.
– C’est donc ça que les femmes ont ici des yeux sidrôles ! murmurait Vallagnosc. Je les regardais, avec leursmines gourmandes et honteuses de créatures en folie… Une jolieécole d’honnêteté !
– Dame ! répondit Mouret, on a beau les mettre chezelles, on ne peut pourtant pas leur laisser emporter lesmarchandises sous leurs manteaux… Et des personnes trèsdistinguées. Nous avons eu, la semaine dernière, la sœur d’unpharmacien et la femme d’un conseiller à la Cour. On tâched’arranger cela.
Il s’interrompit pour montrer l’inspecteur Jouve, quiprécisément filait une femme enceinte, en bas, au comptoir desrubans. Cette femme, dont le ventre énorme souffrait beaucoup despoussées du public, était accompagnée d’une amie, chargée de ladéfendre sans doute contre les chocs trop rudes ; et, chaquefois qu’elle s’arrêtait devant un rayon, Jouve ne la quittait plusdes yeux, tandis que l’amie, près d’elle, fouillait à son aise aufond des casiers.
– Oh ! il la pincera, reprit Mouret, il connaît toutesleurs inventions.
Mais sa voix trembla, il eut un rire contraint. Denise etHenriette, qu’il n’avait cessé de guetter, passaient enfin derrièrelui, après avoir eu beaucoup de mal à se dégager de la foule. Et ilse tourna, il salua sa cliente du salut discret d’un ami, qui neveut pas compromettre une femme en l’arrêtant au milieu du monde.Seulement, celle-ci, mise en éveil, s’était très bien aperçue duregard dont il avait d’abord enveloppé Denise. Cette fille,décidément, devait être la rivale qu’elle avait eu la curiosité devenir voir.
Aux confections, les vendeuses perdaient la tête. Deuxdemoiselles étaient malades, et Mme Frédéric, laseconde, avait tranquillement donné son congé, la veille, passant àla caisse pour faire régler son compte, lâchant le Bonheur d’uneminute à l’autre, comme le Bonheur lui-même lâchait ses employés.Depuis le matin, dans le coup de fièvre de la vente, on ne causaitque de cette aventure. Clara, maintenue au rayon par le caprice deMouret, trouvait ça « très chic » ; Margueriteracontait l’exaspération de Bourdoncle ; tandis queMme Aurélie, vexée, déclarait queMme Frédéric aurait au moins dû la prévenir, car onn’avait pas idée d’une dissimulation pareille. Bien que celle-cin’eût jamais fait une confidence à personne, on la soupçonnaitcependant d’avoir quitté les nouveautés, pour épouser lepropriétaire d’un établissement de bains, du côté des Halles.
– C’est un manteau de voyage que madame désire ?demanda Denise à Mme Desforges, après lui avoiroffert une chaise.
– Oui, répondit sèchement cette dernière, décidée à êtreimpolie.
La nouvelle installation du rayon était d’une sévérité riche, dehautes armoires de chêne sculpté, des glaces tenant la largeur despanneaux, une moquette rouge qui étouffait le piétinement continudes clientes. Pendant que Denise était allée chercher des manteauxde voyage, Mme Desforges, qui regardait autourd’elle, s’aperçut dans une glace ; et elle restait à secontempler. Elle vieillissait donc, qu’on la trompait pour lapremière fille venue ? La glace reflétait le rayon entier,avec sa turbulence ; mais elle ne voyait que sa face pâle,elle n’entendait pas, derrière elle, Clara qui racontait àMarguerite une des cachotteries de Mme Frédéric, lafaçon dont celle-ci faisait le tour, matin et soir, en enfilant lepassage Choiseul, afin de donner l’idée qu’elle logeait peut-êtresur la rive gauche.
– Voici nos derniers modèles, dit Denise. Nous les avons enplusieurs couleurs.
Elle étalait quatre ou cinq manteaux.Mme Desforges les considérait d’un airdédaigneux ; et, à chacun, elle devenait plus dure. Pourquoices fronces, qui étriquaient le vêtement ? et celui-ci, carrédes épaules, ne l’aurait-on pas dit taillé à coups de hache ?On avait beau aller en voyage, on ne s’habillait pas comme uneguérite.
– Montrez-moi autre chose, mademoiselle.
Denise dépliait les vêtements, les repliait, sans se permettreun geste d’humeur. Et c’était cette sérénité dans la patience quiexaspérait davantage Mme Desforges. Ses regards,continuellement, retournaient à la glace, en face d’elle.Maintenant, elle s’y regardait près de Denise, elle établissait descomparaisons. Était-ce possible qu’on lui eût préféré cettecréature insignifiante ? Elle se souvenait, cette créatureétait bien celle qu’elle avait vue, autrefois, faire à ses débutsune figure si sotte, maladroite comme une gardeuse d’oies quidébarque de son village. Sans doute, aujourd’hui, elle se tenaitmieux, l’air pincé et correct dans sa robe de soie. Seulement,quelle pauvreté, quelle banalité !
– Je vais soumettre à madame d’autres modèles, disaittranquillement Denise.
Quand elle revint, la scène recommença. Puis, ce furent lesdraps qui étaient trop lourds et qui ne valaient rien.Mme Desforges se tournait, élevait la voix, tâchaitd’attirer l’attention de Mme Aurélie, dans l’espoirde faire gronder la jeune fille. Mais celle-ci, depuis sa rentrée,avait conquis peu à peu le rayon ; elle y était chez elle àprésent, et la première lui reconnaissait même des qualités raresde vendeuse, la douceur obstinée, la conviction souriante. AussiMme Aurélie haussa-t-elle légèrement les épaules,en se gardant d’intervenir.
– Si madame voulait bien m’indiquer le genre ?demandait de nouveau Denise, avec son insistance polie que rien nedécourageait.
– Mais puisque vous n’avez rien ! criaMme Desforges.
Elle s’interrompit, étonnée de sentir une main se poser sur sonépaule. C’était Mme Marty, que sa crise de dépenseemportait au travers des magasins. Ses achats avaient tellementgrossi, depuis les cravates, les gants brodés et l’ombrelle rouge,que le dernier vendeur venait de se décider à mettre sur une chaisele paquet, qui lui aurait cassé les bras ; et il la précédait,en tirant cette chaise, où s’entassaient des jupons, desserviettes, des rideaux, une lampe, trois paillassons.
– Tiens ! dit-elle, vous achetez un manteau devoyage ?
– Oh ! mon Dieu ! non, réponditMme Desforges. Ils sont affreux.
Mais Mme Marty était tombée sur un manteau àrayures, qu’elle ne trouvait pourtant pas mal. Sa fille Valentinel’examinait déjà. Alors, Denise appela Marguerite, pour débarrasserle rayon de l’article, un modèle de l’année précédente, que cettedernière, sur un coup d’œil de sa camarade, présenta comme uneoccasion exceptionnelle. Quand elle eut juré qu’on l’avait baisséde prix deux fois, que de cent cinquante on l’avait mis à centtrente, et qu’il était maintenant à cent dix,Mme Marty fut sans force contre la tentation du bonmarché. Elle l’acheta, le vendeur qui l’accompagnait laissa lachaise et tout le paquet des notes de débit, jointes auxmarchandises.
Cependant, derrière ces dames, au milieu des bousculades de lavente, les commérages du rayon continuaient surMme Frédéric.
– Vrai ! elle avait quelqu’un ? disait une petitevendeuse, nouvelle au comptoir.
– L’homme des bains, pardi ! répondait Clara. Faut sedéfier de ces veuves si tranquilles.
Alors, tandis que Marguerite débitait le manteau,Mme Marty tourna la tête ; et, désignant Clarad’un léger mouvement des paupières, elle dit très bas àMme Desforges :
– Vous savez, le caprice de M. Mouret.
L’autre, surprise, regarda Clara, puis reporta les yeux surDenise, en répondant :
– Mais non, pas la grande, la petite !
Et, comme Mme Marty n’osait plus rien affirmer,Mme Desforges ajouta à voix plus haute, avec unmépris de dame pour des femmes de chambre :
– Peut-être la petite et la grande, toutes celles quiveulent !
Denise avait entendu. Elle leva ses grands yeux purs sur cettedame qui la blessait ainsi et qu’elle ne connaissait pas. Sansdoute, c’était la personne dont on lui avait parlé, cette amie quele patron voyait au-dehors. Dans le regard qu’elles échangèrent,Denise eut alors une dignité si triste, une telle franchised’innocence, qu’Henriette resta gênée.
– Puisque vous n’avez rien de possible à me montrer,dit-elle brusquement, conduisez-moi aux robes et costumes.
– Tiens ! cria Mme Marty, j’y vaisavec vous… Je voulais voir un costume pour Valentine.
Marguerite prit la chaise par le dossier, et la traîna,renversée, sur les pieds de derrière, qu’un tel charriage usait àla longue. Denise ne portait que les quelques mètres de foulard,achetés par Mme Desforges. C’était tout un voyage,maintenant que les robes et costumes se trouvaient au second, àl’autre bout des magasins.
Et le grand voyage commença, le long des galeries encombrées. Entête marchait Marguerite, tirant la chaise comme une petitevoiture, s’ouvrant un chemin avec lenteur. Dès la lingerie,Mme Desforges se plaignit : était-ce ridicule,ces bazars où il fallait faire deux lieues pour mettre la main surle moindre article ! Mme Marty se disait aussimorte de fatigue ; et elle n’en jouissait pas moinsprofondément de cette fatigue, de cette mort lente de ses forces,au milieu de l’inépuisable déballage des marchandises. Le coup degénie de Mouret la tenait tout entière. Au passage, chaque rayonl’arrêtait. Elle fit une première halte devant les trousseaux,tentée par des chemises que Pauline lui vendit, et Marguerite setrouva débarrassée de la chaise, ce fut Pauline qui dut la prendre.Mme Desforges aurait pu continuer sa marche, pourlibérer Denise plus vite ; mais elle semblait heureuse de lasentir derrière elle, immobile et patiente, tandis qu’elles’attardait également, à conseiller son amie. Aux layettes, cesdames s’extasièrent, sans rien acheter. Puis, les faiblesses deMme Marty recommencèrent : elle succombasuccessivement devant un corset de satin noir, des manchettes defourrure vendues au rabais, à cause de la saison, des dentellesrusses dont on garnissait alors le linge de table. Tout celas’empilait sur la chaise, les paquets montaient, faisaient craquerle bois ; et les vendeurs qui se succédaient, s’attelaientavec plus de peine, à mesure que la charge devenait pluslourde.
– Par ici, madame, disait Denise sans une plainte, aprèschaque halte.
– Mais c’est stupide ! criaitMme Desforges. Nous n’arriverons jamais. Pourquoin’avoir pas mis les robes et costumes près des confections ?En voilà un gâchis !
Mme Marty, dont les yeux se dilataient, griséepar ce défilé de choses riches qui dansaient devant elle, répétaità demi-voix :
– Mon Dieu ! que va dire mon mari ?… Vous avezraison, il n’y a pas d’ordre, dans ce magasin. On se perd, on faitdes bêtises.
Sur le grand palier central, la chaise eut peine à passer.Mouret, justement, venait d’encombrer le palier d’un déballaged’articles de Paris, des coupes montées sur du zinc doré, desnécessaires et des caves à liqueur de camelote, trouvant qu’on ycirculait trop librement, que la foule ne s’y étouffait pas. Et,là, il avait autorisé un de ses vendeurs à exposer, sur une petitetable, des curiosités de la Chine et du Japon, quelques bibelots àbas prix, que les clientes s’arrachaient. C’était un succèsinattendu, déjà il rêvait d’élargir cette vente.Mme Marty, pendant que deux garçons montaient lachaise au second étage, acheta six boutons d’ivoire, des souris ensoie, un porte-allumettes en émail cloisonné.
Au second, la course recommença. Denise, qui depuis le matinpromenait ainsi des clientes, tombait de lassitude ; mais ellerestait correcte, avec sa douceur polie. Elle dut encore attendreces dames aux étoffes d’ameublement, où une cretonne ravissanteavait accroché Mme Marty. Puis, aux meubles, ce futune table à ouvrage dont cette dernière eut le désir. Ses mainstremblaient, elle suppliait en riant Mme Desforgesde l’empêcher de dépenser davantage, lorsque la rencontre deMme Guibal lui apporta une excuse. C’était au rayondes tapis, celle-ci venait enfin de monter rendre tout un achat deportières d’Orient, fait par elle depuis cinq jours ; et ellecausait, debout devant le vendeur, un grand gaillard, dont les brasde lutteur remuaient, du matin au soir, des charges à tuer un bœuf.Naturellement, il était consterné par ce « rendu », quilui enlevait son tant pour cent. Aussi tâchait-il d’embarrasser lacliente, flairant quelque aventure louche, sans doute un bal donnéavec les portières, prises au Bonheur, puis renvoyées, afind’éviter une location chez un tapissier ; il savait que celase faisait parfois, dans la bourgeoisie économe. Madame devaitavoir une raison pour les rendre ; si c’étaient les dessins oules couleurs qui n’allaient pas à madame, il lui montrerait autrechose, il avait un assortiment très complet. À toutes cesinsinuations, Mme Guibal répondait tranquillement,de son air assuré de femme reine, que les portières ne luiplaisaient plus, sans daigner ajouter une explication. Elle refusad’en voir d’autres, et il dut s’incliner, car les vendeurs avaientordre de reprendre les marchandises, même s’ils s’apercevaientqu’on s’en fût servi.
Comme les trois dames s’éloignaient ensemble, et queMme Marty revenait avec remords sur la table àouvrage dont elle n’avait aucun besoin, Mme Guiballui dit de sa voix tranquille :
– Eh bien ! vous la rendrez… Vous avez vu ? cen’est pas plus difficile que ça… Laissez-la toujours porter chezvous. On la met dans son salon, on la regarde ; puis, quandelle vous ennuie, on la rend.
– C’est une idée ! cria Mme Marty. Simon mari se fâche trop fort, je leur rends tout.
Et ce fut pour elle l’excuse suprême, elle ne compta plus, elleacheta encore, avec le sourd besoin de tout garder, car ellen’était pas des femmes qui rendent.
Enfin, on arriva aux robes et costumes. Mais, comme Deniseallait remettre à des vendeuses le foulard acheté parMme Desforges, celle-ci parut se raviser et déclaraque, décidément, elle prendrait un des manteaux de voyage, le grisclair ; et Denise dut attendre complaisamment, pour la rameneraux confections. La jeune fille sentait bien la volonté de latraiter en servante, dans ces caprices de cliente impérieuse ;seulement, elle s’était juré de rester à son devoir, elle gardaitson attitude calme, malgré les bonds de son cœur et les révoltes desa fierté. Mme Desforges n’acheta rien aux robes etcostumes.
– Oh ! maman, disait Valentine, ce petit costume-là,s’il est à ma taille !
Tout bas, Mme Guibal expliquait àMme Marty sa tactique. Quand une robe lui plaisaitdans un magasin, elle se la faisait envoyer, en prenait le patron,puis la rendait. Et Mme Marty acheta le costumepour sa fille, en murmurant :
– Bonne idée ! Vous êtes pratique, vous, chèremadame.
On avait dû abandonner la chaise. Elle était restée en détresse,au rayon des meubles, à côté de la table à ouvrage. Le poidsdevenait trop lourd, les pieds de derrière menaçaient decasser ; et il était convenu que tous les achats seraientcentralisés à une caisse, pour être descendus ensuite au service dudépart.
Alors, ces dames, toujours conduites par Denise, vagabondèrent.On les revit de nouveau dans tous les rayons. Il n’y avait plusqu’elles sur les marches des escaliers et le long des galeries. Desrencontres, à chaque instant, les arrêtaient. Ce fut ainsi que,près du salon de lecture, elles retrouvèrentMme Bourdelais et ses trois enfants. Les petitsétaient chargés de paquets : Madeleine avait sous le bras unerobe pour elle, Edmond portait une collection de petits souliers,tandis que le plus jeune, Lucien, était coiffé d’un képi neuf.
– Toi aussi ! dit en riantMme Desforges à son amie de pension.
– Ne m’en parle pas ! s’écriaMme Bourdelais. Je suis furieuse… Ils vous prennentpar ces petits êtres maintenant ! Tu sais si je fais desfolies pour moi ! Mais comment veux-tu résister à des bébésqui ont envie de tout ? J’étais venue les promener, et voilàque je dévalise les magasins !
Justement, Mouret qui se trouvait encore là, en compagnie deVallagnosc et de M. de Boves, l’écoutait d’un airsouriant. Elle l’aperçut, elle se plaignit gaiement, avec un fondd’irritation réelle, de ces pièges tendus à la tendresse desmères ; l’idée qu’elle venait de céder aux fièvres de laréclame, la soulevait ; et lui, toujours souriant,s’inclinait, jouissait de ce triomphe. M. de Boves avaitmanœuvré de façon à se rapprocher de Mme Guibal,qu’il finit par suivre, en tâchant une seconde fois de perdreVallagnosc ; mais celui-ci, fatigué de la cohue, se hâta derejoindre le comte. Denise, de nouveau, s’était arrêtée, pourattendre ces dames. Elle tournait le dos, Mouret lui-même affectaitde ne pas la voir. Dès lors, Mme Desforges, avecson flair délicat de femme jalouse, ne douta plus. Tandis qu’il lacomplimentait et qu’il faisait quelques pas près d’elle, en maîtrede maison galant, elle réfléchissait, elle se demandait comment leconvaincre de sa trahison.
Cependant, M. de Boves et Vallagnosc, qui marchaienten avant avec Mme Guibal, arrivaient au rayon desdentelles. C’était, près des confections, un salon luxueux, garnide casiers, dont les tiroirs de chêne sculpté se rabattaient.Autour des colonnes, recouvertes de velours rouge, montaient desspirales de dentelle blanche ; et, d’un bout à l’autre de lapièce, filaient des vols de guipure ; tandis que, sur lescomptoirs, il y avait des éboulements de grandes cartes, toutespelotonnées de valenciennes, de malines, de points à l’aiguille. Aufond, deux dames étaient assises devant un transparent de soiemauve, sur lequel Deloche jetait des pointes de chantilly ; etelles regardaient sans se décider, silencieuses.
– Tiens ! dit Vallagnosc très surpris, vous disiezMme de Boves souffrante… Mais la voilà debout,là-bas, avec Mlle Blanche.
Le comte ne put retenir un sursaut, en jetant un regard obliquesur Mme Guibal.
– C’est ma foi vrai, dit-il.
Dans le salon, il faisait très chaud. Les clientes, qui s’yétouffaient, avaient des visages pâles aux yeux luisants. On eûtdit que toutes les séductions des magasins aboutissaient à cettetentation suprême, que c’était là l’alcôve reculée de la chute, lecoin de perdition où les plus fortes succombaient. Les mainss’enfonçaient parmi les pièces débordantes, et elles en gardaientun tremblement d’ivresse.
– Je crois que ces dames vous ruinent, reprit Vallagnosc,amusé par la rencontre.
M. de Boves eut le geste d’un mari d’autant plus sûrde la raison de sa femme, qu’il ne lui donne pas un sou. Celle-ci,après avoir battu tous les rayons avec sa fille, sans rien acheter,venait d’échouer aux dentelles, dans une rage de désir inassouvi.Brisée de fatigue, elle se tenait pourtant debout devant uncomptoir. Elle fouillait dans le tas, ses mains devenaient molles,des chaleurs lui montaient aux épaules. Puis, brusquement, comme safille tournait la tête et que le vendeur s’éloignait, elle voulutglisser sous son manteau une pièce de point d’Alençon. Mais elletressaillit, elle lâcha la pièce, en entendant la voix deVallagnosc, qui disait gaiement :
– Nous vous surprenons, madame.
Pendant quelques secondes, elle demeura muette, toute blanche.Ensuite, elle expliqua que, se sentant beaucoup mieux, elle avaitdésiré prendre l’air. Et, en remarquant enfin que son mari setrouvait avec Mme Guibal, elle se remitcomplètement, elle les regarda d’un air si digne, que celle-ci crutdevoir dire :
– J’étais avec Mme Desforges, ces messieursnous ont rencontrées.
Précisément, les autres dames arrivaient. Mouret les avaitaccompagnées, et il les retint un instant encore, pour leur montrerl’inspecteur Jouve, qui filait toujours la femme enceinte et sonamie. C’était très curieux, on ne s’imaginait pas le nombre devoleuses qu’on arrêtait aux dentelles.Mme de Boves, qui l’écoutait, se voyait entredeux gendarmes, avec ses quarante-cinq ans, son luxe, la hautesituation de son mari ; et elle était sans remords, ellesongeait qu’elle aurait dû glisser le coupon dans sa manche. Jouve,cependant, venait de se décider à mettre la main sur la femmeenceinte, désespérant de la prendre en flagrant délit, lasoupçonnant d’ailleurs de s’être empli les poches, d’un tour dedoigts si habile, qu’il lui échappait. Mais, quand il l’eut emmenéeà l’écart et fouillée, il éprouva la confusion de ne rien trouversur elle, pas une cravate, pas un bouton. L’amie avait disparu.Tout d’un coup, il comprit : la femme enceinte n’était là quepour l’occuper, c’était l’amie qui volait.
L’histoire amusa ces dames. Mouret, un peu vexé, se contenta dedire :
– Le père Jouve est refait cette fois… Il prendra sarevanche.
– Oh ! conclut Vallagnosc, je crois qu’il n’est pas detaille… Du reste, pourquoi étalez-vous tant de marchandises ?C’est bien fait, si l’on vous vole. On ne doit pas tenter à cepoint de pauvres femmes sans défense.
Ce fut le dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de lajournée, dans la fièvre croissante des magasins. Ces dames seséparaient, traversaient une dernière fois les comptoirs encombrés.Il était quatre heures, les rayons du soleil à son coucherentraient obliquement par les larges baies de la façade,éclairaient de biais les vitrages des halls ; et, dans cetteclarté d’un rouge d’incendie, montaient, pareilles à une vapeurd’or, les poussières épaissies, soulevées depuis le matin par lepiétinement de la foule. Une nappe enfilait la grande galeriecentrale, découpait sur un fond de flammes les escaliers, les pontsvolants, toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et lesfaïences des frises miroitaient, les verts et les rouges despeintures s’allumaient aux feux des ors prodigués. C’était commeune braise vive, où brûlaient maintenant les étalages, les palaisde gants et de cravates, les girandoles de rubans et de dentelles,les hautes piles de lainage et de calicot, les parterres diaprésque fleurissaient les soies légères et les foulards. Des glacesresplendissaient. L’exposition des ombrelles, aux rondeurs debouclier, jetait des reflets de métal. Dans les lointains, au delàde coulées d’ombre, il y avait des comptoirs perdus, éclatants,grouillant d’une cohue blonde de soleil.
Et, à cette heure dernière, au milieu de cet air surchauffé, lesfemmes régnaient. Elles avaient pris d’assaut les magasins, elles ycampaient comme en pays conquis, ainsi qu’une horde envahissante,installée dans la débâcle des marchandises. Les vendeurs,assourdis, brisés, n’étaient plus que leurs choses, dont ellesdisposaient avec une tyrannie de souveraines. De grosses damesbousculaient le monde. Les plus minces tenaient de la place,devenaient arrogantes. Toutes, la tête haute, les gestes brusques,étaient chez elles, sans politesse les unes pour les autres, usantde la maison tant qu’elles pouvaient, jusqu’à en emporter lapoussière des murs. Mme Bourdelais, désireuse derattraper ses dépenses, avait de nouveau conduit ses trois enfantsau buffet ; maintenant, la clientèle s’y ruait dans une raged’appétit, les mères elles-mêmes s’y gorgeaient de malaga ; onavait bu, depuis l’ouverture, quatre-vingts litres de sirop etsoixante-dix bouteilles de vin. Après avoir acheté son manteau devoyage, Mme Desforges s’était fait offrir desimages à la caisse ; et elle partait en songeant au moyen detenir Denise chez elle, où elle l’humilierait en présence de Mouretlui-même, pour voir leur figure et tirer d’eux une certitude.Enfin, pendant que M. de Boves réussissait à se perdredans la foule et à disparaître avec Mme Guibal,Mme de Boves, suivie de Blanche et deVallagnosc, avait eu le caprice de demander un ballon rouge, bienqu’elle n’eût rien acheté. C’était toujours cela, elle ne s’enirait pas les mains vides, elle se ferait une amie de la petitefille de son concierge. Au comptoir de distribution, on entamait lequarantième mille : quarante mille ballons rouges qui avaientpris leur vol dans l’air chaud des magasins, toute une nuée deballons rouges qui flottaient à cette heure d’un bout à l’autre deParis, portant au ciel le nom du Bonheur des Dames !
Cinq heures sonnèrent. De toutes ces dames,Mme Marty demeurait seule avec sa fille, dans lacrise finale de la vente. Elle ne pouvait s’en détacher, lasse àmourir, retenue par des liens si forts, qu’elle revenait toujourssur ses pas, sans besoin, battant les rayons de sa curiositéinassouvie. C’était l’heure où la cohue, fouettée de réclames,achevait de se détraquer ; les soixante mille francsd’annonces payés aux journaux, les dix mille affiches collées surles murs, les deux cent mille catalogues lancés dans lacirculation, après avoir vidé les bourses, laissaient à ces nerfsde femmes l’ébranlement de leur ivresse ; et elles restaientsecouées encore de toutes les inventions de Mouret, la baisse desprix, les rendus, les galanteries sans cesse renaissantes.Mme Marty s’attardait devant les tables deproposition, parmi les appels enroués des vendeurs, dans le bruitd’or des caisses et le roulement des paquets tombant auxsous-sols ; elle traversait une fois de plus lerez-de-chaussée, le blanc, la soie, la ganterie, leslainages ; puis, elle remontait, s’abandonnait à la vibrationmétallique des escaliers suspendus et des ponts volants, retournaitaux confections, à la lingerie, aux dentelles, poussait jusqu’ausecond étage, dans les hauteurs de la literie et des meubles ;et, partout, les commis, Hutin et Favier, Mignot et Liénard,Deloche, Pauline, Denise, les jambes mortes, donnaient un coup deforce, arrachaient des victoires à la fièvre dernière des clientes.Cette fièvre, depuis le matin, avait grandi peu à peu, comme lagriserie même qui se dégageait des étoffes remuées. La fouleflambait sous l’incendie du soleil de cinq heures. Maintenant,Mme Marty avait la face animée et nerveuse d’uneenfant qui a bu du vin pur. Entrée les yeux clairs, la peau fraîchedu froid de la rue, elle s’était lentement brûlé la vue et leteint, au spectacle de ce luxe, de ces couleurs violentes, dont legalop continu irritait sa passion. Lorsqu’elle partit enfin, aprèsavoir dit qu’elle paierait chez elle, terrifiée par le chiffre desa facture, elle avait les traits tirés, les yeux élargis d’unemalade. Il lui fallut se battre pour se dégager de l’écrasementobstiné de la porte ; on s’y tuait, au milieu du massacre dessoldes. Puis, sur le trottoir, quand elle eut retrouvé sa fillequ’elle avait perdue, elle frissonna à l’air vif, elle demeuraeffarée, dans le détraquement de cette névrose des grandsbazars.
Le soir, comme Denise revenait de dîner, un garçon l’appela.
– Mademoiselle, on vous demande à la direction.
Elle oubliait l’ordre que Mouret lui avait donné, le matin, depasser à son cabinet, après la vente. Il l’attendait debout. Enentrant, elle ne repoussa pas la porte, qui resta ouverte.
– Nous sommes contents de vous, mademoiselle, dit-il, etnous avons songé à vous témoigner notre satisfaction… Vous savez dequelle indigne manière Mme Frédéric nous a quittés.Dès demain, vous la remplacerez comme seconde.
Denise l’écoutait, immobile de saisissement. Elle murmura, lavoix tremblante :
– Mais, monsieur, il y a des vendeuses beaucoup plusanciennes que moi au rayon.
– Eh bien ? qu’est-ce que cela fait ? reprit-il.Vous êtes la plus capable, la plus sérieuse. Je vous choisis, c’estbien naturel… N’êtes-vous pas satisfaite ?
Alors, elle rougit. C’était, en elle, un bonheur et un embarrasdélicieux, où son premier effroi se fondait. Pourquoi doncavait-elle songé d’abord aux suppositions dont on allait accueillircette faveur inespérée ? Et elle demeurait confuse, malgrél’élan de sa reconnaissance. Lui, la regardait en souriant, dans sarobe de soie toute simple, sans un bijou, n’ayant que le luxe de saroyale chevelure blonde. Elle s’était affinée, la peau blanche,l’air délicat et grave. Son insignifiance chétive d’autrefoisdevenait un charme d’une discrétion pénétrante.
– Vous êtes bien bon, monsieur, balbutia-t-elle. Je ne saiscomment vous dire…
Mais elle eut la voix coupée. Dans le cadre de la porte, Lhommeétait debout. Il tenait de sa bonne main une grande sacoche decuir, et son bras mutilé serrait contre sa poitrine un portefeuilleénorme ; tandis que, derrière son dos, son fils Albert portaitune charge de sacs, qui lui cassait les membres.
– Cinq cent quatre-vingt-sept mille, deux cent dix francs,trente centimes ! cria le caissier dont la face molle et uséesemblait s’éclairer d’un coup de soleil, au reflet d’une pareillesomme.
C’était la recette de la journée, la plus forte que le Bonheureût encore faite. Au loin, dans les profondeurs des magasins, queLhomme venait de traverser lentement, de la marche pesante d’unbœuf trop chargé, on entendait le brouhaha, le remous de surpriseet de joie, laissé par cette recette géante qui passait.
– Mais c’est superbe ! dit Mouret enchanté. Mon braveLhomme, mettez ça là, reposez-vous, car vous n’en pouvez plus. Jevais faire porter cet argent à la caisse centrale… Oui, oui, toutsur mon bureau. Je veux voir le tas.
Il avait une gaieté d’enfant. Le caissier et son fils sedéchargèrent. La sacoche eut une claire sonnerie d’or, deux dessacs en crevant lâchèrent des coulées d’argent et de cuivre, tandisque, du portefeuille, sortaient des coins de billets de banque.Tout un bout du grand bureau fut couvert, c’était commel’écroulement d’une fortune, ramassée en dix heures.
Lorsque Lhomme et Albert se furent retirés, en s’épongeant levisage, Mouret demeura un moment immobile, perdu, les yeux surl’argent. Puis, ayant levé la tête, il aperçut Denise qui s’étaitécartée. Alors, il se remit à sourire, il la força de s’avancer,finit par dire qu’il lui donnerait ce qu’elle pourrait prendre dansune poignée ; et il y avait un marché d’amour, au fond de saplaisanterie.
– Tenez ! dans la sacoche, je parie pour moins demille francs, votre main est si petite !
Mais elle se recula encore. Il l’aimait donc ? Brusquement,elle comprenait, elle sentait la flamme croissante du coup de désirdont il l’enveloppait, depuis qu’elle était de retour auxconfections. Ce qui la bouleversait davantage, c’était de sentirson cœur battre à se rompre. Pourquoi la blessait-il avec tout cetargent, lorsqu’elle débordait de gratitude et qu’il l’eût faitdéfaillir d’une seule parole amie ? Il se rapprochait, encontinuant de plaisanter, lorsque, à son grand mécontentement,Bourdoncle parut, sous le prétexte de lui apprendre le chiffre desentrées, l’énorme chiffre de soixante-dix mille clientes, venues auBonheur ce jour-là. Et elle se hâta de sortir, après avoir remerciéde nouveau.
Le premier dimanche d’août, on faisait l’inventaire, qui devaitêtre terminé le soir même. Dès le matin, comme un jour de semaine,tous les employés étaient à leur poste, et la besogne avaitcommencé, les portes closes, dans les magasins vides declientes.
Denise n’était pas descendue à huit heures, avec les autresvendeuses. Retenue depuis le jeudi dans sa chambre, par une entorseprise en montant aux ateliers, elle allait enfin beaucoupmieux ; mais, comme Mme Aurélie la gâtait,elle ne se hâtait pas, achevait de se chausser avec peine, résoluecependant à se montrer au rayon. Maintenant, les chambres desdemoiselles occupaient le cinquième étage des bâtiments neufs, lelong de la rue Monsigny ; elles étaient au nombre de soixante,aux deux côtés d’un corridor, et plus confortables, toujoursmeublées pourtant du lit de fer, de la grande armoire et de lapetite toilette de noyer. La vie intime des vendeuses y prenait despropretés et des élégances, une pose pour les savons chers et leslinges fins, toute une montée naturelle vers la bourgeoisie, àmesure que leur sort s’améliorait ; bien qu’on entendît encorevoler des gros mots et les portes battre, dans le coup de ventd’hôtel garni qui les emportait matin et soir. D’ailleurs, à titrede seconde, Denise avait une des plus grandes chambres, dont lesdeux fenêtres mansardées ouvraient sur la rue. Riche à présent,elle se donnait du luxe, un édredon rouge recouvert d’un voile deguipure, un petit tapis devant l’armoire, deux vases de verre bleusur la toilette, où se fanaient des roses.
Quand elle fut chaussée, elle essaya de marcher dans la pièce.Il lui fallut s’appuyer aux meubles, car elle boitait encore. Maiscela s’échaufferait. Tout de même elle avait eu raison de refuser,pour le soir, une invitation à dîner de l’oncle Baudu, et de priersa tante de faire sortir Pépé, qu’elle avait remis en pension chezMme Gras. Jean, qui était venu la voir la veille,dînait aussi chez l’oncle. Doucement, elle continuait de s’essayerà marcher, en se promettant de se coucher de bonne heure, afin dereposer sa jambe, lorsque la surveillante,Mme Cabin, frappa et lui donna une lettre, d’un airde mystère.
La porte refermée, Denise, étonnée du sourire discret de cettefemme, ouvrit la lettre. Elle se laissa tomber sur unechaise : c’était une lettre de Mouret, où il se disait heureuxde son rétablissement et la priait de descendre le soir dîner aveclui, puisqu’elle ne pouvait sortir. Le ton de ce billet, à la foisfamilier et paternel, n’avait rien de blessant ; mais il luiétait impossible de se méprendre, le Bonheur connaissait bien lasignification vraie de ces invitations, une légende couraitlà-dessus : Clara avait dîné, d’autres aussi, toutes cellesque le patron remarquait. Après le dîner, comme disaient les commisfarceurs, il y avait le dessert. Et les joues blanches de la jeunefille étaient peu à peu envahies par un flot de sang.
Alors, la lettre glissée entre les genoux, le cœur battant àcoups profonds, Denise resta les yeux fixés sur la lumièreaveuglante d’une des fenêtres. C’était un aveu qu’elle avait dû sefaire, dans cette chambre même, aux heures d’insomnie : sielle tremblait encore quand il passait, elle savait maintenant quece n’était pas de crainte ; et son malaise d’autrefois, sonancienne peur ne pouvait être que l’ignorance effarée de l’amour,le trouble de ses tendresses naissantes, dans sa sauvageried’enfant. Elle ne raisonnait pas, elle sentait seulement qu’ellel’avait toujours aimé, depuis l’heure où elle avait frémi etbalbutié devant lui. Elle l’aimait lorsqu’elle le redoutait commeun maître sans pitié, elle l’aimait lorsque son cœur éperdu rêvaitde Hutin, inconscient, cédant à un besoin d’affection. Peut-être seserait-elle donnée à un autre, mais jamais elle n’avait aimé quecet homme dont un regard la terrifiait. Et tout le passé revivait,se déroulait dans la clarté de la fenêtre : les sévérités despremiers temps, cette promenade si douce sous les ombrages noirsdes Tuileries, enfin les désirs dont il l’effleurait depuis l’heureoù elle était rentrée. La lettre glissa jusqu’à terre, Deniseregardait toujours la fenêtre, dont le plein soleill’éblouissait.
Brusquement, on frappa, et elle se hâta de ramasser la lettre,de la faire disparaître dans sa poche. C’était Pauline, qui,s’échappant de son rayon sous un prétexte, venait causer unpeu.
– Êtes-vous remise, ma chère ? On ne se rencontreplus.
Mais, comme il était défendu de remonter dans les chambres, etsurtout de s’y enfermer à deux, Denise l’emmena au bout du couloir,où se trouvait le salon de réunion, une galanterie du directeurpour ces demoiselles, qui pouvaient y causer ou y travailler, enattendant onze heures. La pièce, blanc et or, d’une nudité banalede salle d’hôtel, était meublée d’un piano, d’un guéridon central,de fauteuils et de canapés recouverts de housses blanches. Dureste, après quelques soirées passées entre elles, dans le premierfeu de la nouveauté, les vendeuses ne s’y rencontraient plus, sansen arriver tout de suite aux mots désagréables. C’était uneéducation à faire, la petite cité phalanstérienne manquait deconcorde. Et, en attendant, il n’y avait guère là, le soir, que laseconde des corsets, miss Powell, qui tapait sèchement du Chopinsur le piano, et dont le talent jalousé achevait de mettre en fuiteles autres.
– Vous voyez, mon pied va mieux, dit Denise. Jedescendais.
– Ah bien ! cria la lingère, en voilà du zèle !…C’est moi qui resterais à me dorloter, si j’avais unprétexte !
Toutes deux s’étaient assises sur un canapé. L’attitude dePauline avait changé, depuis que son amie était seconde auxconfections. Il entrait, dans sa cordialité de bonne fille, unenuance de respect, une surprise de sentir la petite vendeusechétive d’autrefois en marche pour la fortune. Cependant, Denisel’aimait beaucoup et se confiait à elle seule, au milieu ducontinuel galop des deux cents femmes que la maison occupaitmaintenant.
– Qu’avez-vous ? demanda vivement Pauline, quand elleremarqua le trouble de la jeune fille.
– Mais rien, assura celle-ci, avec un sourireembarrassé.
– Si, si, vous avez quelque chose… Vous vous méfiez donc demoi, que vous ne me dites plus vos chagrins ?
Alors, Denise, dans l’émotion qui gonflait sa poitrine et qui nepouvait se calmer, s’abandonna. Elle tendit la lettre à son amie,en balbutiant :
– Tenez ! il vient de m’écrire.
Entre elles, jamais encore elles n’avaient parlé ouvertement deMouret. Mais ce silence même était comme un aveu de leurs secrètespréoccupations. Pauline n’ignorait rien. Après avoir lu la lettre,elle se serra contre Denise, la prit à la taille, pour lui murmurerdoucement :
– Ma chère, si vous voulez que je sois franche, je croyaisque c’était fait… Ne vous révoltez donc pas, je vous assure quetout le magasin doit le croire comme moi. Dame ! il vous anommée seconde si vite, puis il est toujours après vous, ça crèveles yeux !
Elle lui mit un gros baiser sur la joue. Puis, ellel’interrogea.
– Vous irez ce soir, naturellement ?
Denise la regardait sans répondre. Et, tout d’un coup, elleéclata en sanglots, la tête appuyée sur l’épaule de son amie.Celle-ci demeura très surprise.
– Voyons, calmez-vous. Il n’y a rien là-dedans qui puissevous bouleverser ainsi.
– Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviezcomme j’ai du chagrin ! Depuis que j’ai reçu cette lettre, jene vis plus… Laissez-moi pleurer, cela me soulage.
Très apitoyée, sans comprendre pourtant, la lingère chercha desconsolations. D’abord, il ne voyait plus Clara. On disait bienqu’il allait chez une dame au-dehors, mais ce n’était pas prouvé.Puis, elle expliqua qu’on ne pouvait être jalouse d’un homme dansune pareille position. Il avait trop d’argent, il était le maîtreaprès tout.
Denise l’écoutait ; et, si elle avait encore ignoré sonamour, elle n’en aurait plus douté à la souffrance dont le nom deClara et l’allusion à Mme Desforges lui tordirentle cœur. Elle entendait la voix mauvaise de Clara, elle revoyaitMme Desforges la promener dans les magasins, avecson mépris de dame riche.
– Alors, vous iriez, vous ? demanda-t-elle.
Pauline, sans se consulter, cria :
– Sans doute, est-ce qu’on peut faire autrement !
Puis, elle réfléchit, elle ajouta :
– Pas maintenant, autrefois, parce que maintenant je vaisme marier avec Baugé, et ce serait mal tout de même.
En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu le Bon Marché pourle Bonheur des Dames, allait l’épouser, vers le milieu du mois.Bourdoncle n’aimait guère les ménages ; cependant, ils avaientl’autorisation, ils espéraient même obtenir un congé de quinzejours.
– Vous voyez bien, déclara Denise. Quand un homme vousaime, il vous épouse… Baugé vous épouse.
Pauline eut un bon rire.
– Mais, ma chérie, ce n’est pas la même chose. Baugém’épouse, parce que c’est Baugé. Il est mon égal, ça va tout seul…Tandis que M. Mouret ! Est-ce que M. Mouret peutépouser ses vendeuses ?
– Oh ! non, oh ! non, cria la jeune fillerévoltée par l’absurdité de la question, et c’est pourquoi iln’aurait pas dû m’écrire.
Ce raisonnement acheva d’étonner la lingère. Son visage épais,aux petits yeux tendres, prenait une commisération maternelle.Puis, elle se leva, ouvrit le piano, joua doucement avec un seuldoigt « Le Roi Dagobert », pour égayer la situation sansdoute. Dans la nudité du salon, dont les housses blanchessemblaient augmenter le vide, montaient les bruits de la rue, lamélopée lointaine d’une marchande criant des pois verts. Denises’était renversée au fond du canapé, la tête contre le bois,secouée par une nouvelle crise de sanglots, qu’elle étouffait dansson mouchoir.
– Encore ! reprit Pauline, en se retournant. Vousn’êtes vraiment pas raisonnable… Pourquoi m’avez-vous amenéeici ? Nous aurions mieux fait de rester dans votrechambre.
Elle s’agenouilla devant elle, recommença à la sermonner. Qued’autres auraient voulu être à sa place ! D’ailleurs, si lachose ne lui plaisait pas, c’était bien simple : elle n’avaitqu’à dire non, sans se chagriner si fort. Mais elle réfléchirait,avant de risquer sa position par un refus que rien n’expliquait,puisqu’elle n’avait pas d’engagement ailleurs. Était-ce donc siterrible ? et la semonce finissait par des plaisanterieschuchotées gaiement, lorsqu’un bruit de pas vint du corridor.
Pauline courut à la porte jeter un coup d’œil.
– Chut ! Mme Aurélie !murmura-t-elle. Je me sauve… Et vous, essuyez vos yeux. On n’a pasbesoin de savoir.
Quand Denise fut seule, elle se mit debout, renfonça seslarmes ; et, les mains tremblantes encore, de peur d’êtresurprise ainsi, elle ferma le piano, que son amie avait laisséouvert. Mais elle entendit Mme Aurélie frapper à saporte. Alors, elle quitta le salon.
– Comment ! vous êtes levée ! cria la première.C’est une imprudence, ma chère enfant. Je montais justement prendrede vos nouvelles et vous dire que nous n’avons pas besoin de vous,en bas.
Denise lui assura qu’elle allait mieux, que cela lui ferait dubien de s’occuper, de se distraire.
– Je ne me fatiguerai pas, madame. Vous m’installerez surune chaise, je travaillerai aux écritures.
Toutes deux descendirent. Très prévenante,Mme Aurélie l’obligeait à s’appuyer sur son épaule.Elle avait dû remarquer les yeux rouges de la jeune fille, car ellel’examinait à la dérobée. Sans doute, elle savait bien deschoses.
C’était une victoire inespérée : Denise avait enfin conquisle rayon. Après s’être jadis débattue pendant près de dix mois, aumilieu de ses tourments de souffre-douleur, sans lasser le mauvaisvouloir de ses camarades, elle venait en quelques semaines de lesdominer, de les voir autour d’elle souples et respectueuses. Labrusque tendresse de Mme Aurélie l’avait beaucoupaidée, dans cette ingrate besogne de se concilier les cœurs ;on racontait tout bas que la première était la complaisante deMouret, qu’elle lui rendait des services délicats ; et elleprenait si chaudement la jeune fille sous sa protection, qu’ondevait en effet la lui recommander, d’une façon spéciale. Maiscelle-ci avait également travaillé de tout son charme pour désarmerses ennemies. La tâche était d’autant plus rude, qu’il lui fallaitse faire pardonner sa nomination au poste de seconde. Cesdemoiselles criaient à l’injustice, l’accusaient d’avoir gagné çaau dessert, avec le patron ; même elles ajoutaient des détailsabominables. Malgré leurs révoltes pourtant, le titre de secondeagissait sur elles, Denise prenait une autorité, qui étonnait etpliait les plus hostiles. Bientôt, elle trouva des flatteuses,parmi les dernières venues. Sa douceur et sa modestie achevèrent laconquête. Marguerite se rallia. Et Clara seule continua de semontrer mauvaise, risquant encore l’ancienne injure de « malpeignée », qui maintenant n’égayait personne. Pendant lacourte fantaisie de Mouret, elle en avait abusé pour lâcher labesogne, d’une paresse bavarde et vaniteuse ; puis, comme ils’était lassé tout de suite, elle ne récriminait même pas,incapable de jalousie dans la débandade galante de son existence,simplement satisfaite d’en tirer le bénéfice d’être tolérée à nerien faire. Seulement, elle considérait que Denise lui avait voléla succession de Mme Frédéric. Jamais elle nel’aurait acceptée, à cause du tracas ; mais elle était vexéedu manque de politesse, car elle avait les mêmes titres quel’autre, et des titres antérieurs.
– Tiens ! voilà qu’on sort l’accouchée,murmura-t-elle, quand elle aperçut Mme Aurélieamenant Denise à son bras.
Marguerite haussa les épaules, en disant :
– Si vous croyez que c’est drôle !
Neuf heures sonnaient. Au-dehors, un ciel d’un bleu ardentchauffait les rues, des fiacres roulaient vers les gares, toute lapopulation endimanchée gagnait en longues files les bois de labanlieue. Dans le magasin, inondé de soleil par les grandes baiesouvertes, le personnel enfermé venait de commencer l’inventaire. Onavait retiré les boutons des portes, des gens s’arrêtaient sur letrottoir, regardant par les glaces, étonnés de cette fermeture,lorsqu’on distinguait à l’intérieur une activité extraordinaire.C’était, d’un bout à l’autre des galeries, du haut en bas desétages, un piétinement d’employés, des bras en l’air, des paquetsvolant par-dessus les têtes ; et cela au milieu d’une tempêtede cris, de chiffres lancés, dont la confusion montait et sebrisait en un tapage assourdissant. Chacun des trente-neuf rayonsfaisait sa besogne à part, sans s’inquiéter des rayons voisins.D’ailleurs, on attaquait à peine les casiers, il n’y avait encorepar terre que quelques pièces d’étoffe. La machine devaits’échauffer, si l’on voulait finir le soir même.
– Pourquoi descendez-vous ? reprit Margueriteobligeamment, en s’adressant à Denise. Vous allez vous faire dumal, et nous avions le monde nécessaire.
– C’est ce que je lui ai dit, déclaraMme Aurélie. Mais elle a voulu quand même nousaider.
Toutes ces demoiselles s’empressaient auprès de Denise. Letravail s’en trouva interrompu. On la complimentait, on écoutaitavec des exclamations l’histoire de son entorse. Enfin,Mme Aurélie la fit asseoir devant une table ;et il fut entendu qu’elle se contenterait d’inscrire les articlesappelés. D’ailleurs, le dimanche de l’inventaire, on mettait àréquisition tous les employés capables de tenir une plume :les inspecteurs, les caissiers, les commis aux écritures, jusqu’auxgarçons de magasin ; puis, les divers rayons se partageaientces aides d’un jour, pour bâcler vivement la besogne. C’était ainsique Denise se trouvait installée près du caissier Lhomme et dugarçon Joseph, l’un et l’autre penchés sur de grandes feuilles depapier.
– Cinq manteaux, drap, garnis fourrure, troisième grandeur,à deux cent quarante ! criait Marguerite. Quatre idem,première grandeur, à deux cent vingt !
Le travail recommença. Derrière Marguerite, trois vendeusesvidaient les armoires, classaient les articles, les lui donnaientpar paquets ; et, quand elle les avait appelés, elle lesjetait sur les tables, où ils s’entassaient peu à peu, en pilesénormes. Lhomme inscrivait, Joseph dressait une autre liste, pourle contrôle. Pendant ce temps, Mme Aurélieelle-même, aidée de trois autres vendeuses, dénombrait de son côtéles vêtements de soie, que Denise portait sur des feuilles. Claraétait chargée de veiller aux tas, de les ranger et de leséchafauder, de manière à ce qu’ils tinssent le moins de placepossible, le long des tables. Mais elle n’était guère à sa tâche,des piles croulaient déjà.
– Dites donc, demanda-t-elle à une petite vendeuse entréede l’hiver, est-ce qu’on vous augmente ?… Vous savez qu’on vamettre la seconde à deux mille francs, ce qui lui fera près de septmille, avec son intérêt.
La petite vendeuse, sans cesser de passer des rotondes, réponditque, si on ne lui donnait pas huit cents francs, elle lâcherait laboîte. Les augmentations avaient lieu au lendemain del’inventaire ; c’était également l’époque où, le chiffred’affaires réalisées pendant l’année étant connu, les chefs derayon touchaient leurs intérêts sur l’augmentation de ce chiffre,comparé au chiffre de l’année précédente. Aussi, malgré le vacarmeet le tohu-bohu de la besogne, les commérages passionnésallaient-ils leur train. Entre deux articles appelés, on ne causaitque d’argent. Le bruit courait que Mme Auréliedépasserait vingt-cinq mille francs ; et une pareille sommeexcitait beaucoup ces demoiselles. Marguerite, la meilleurevendeuse après Denise, s’était fait quatre mille cinq cents francs,quinze cents francs d’appointements fixes et trois mille francsenviron de tant pour cent ; tandis que Clara n’arrivait pas àdeux mille cinq cents, en tout.
– Moi, je m’en fiche, de leurs augmentations !reprenait celle-ci, en s’adressant à la petite vendeuse. Si papaétait mort, ce que je les planterais là… ! Mais une chose quim’exaspère, ce sont les sept mille francs de ce bout de femme.Hein ! et vous ?
Mme Aurélie interrompit violemment laconversation. Elle se tourna, de son air superbe.
– Taisez-vous donc, mesdemoiselles ! On ne s’entendpas, ma parole d’honneur !
Puis, elle se remit à crier :
– Sept mantes à la vieille, sicilienne, première grandeur,à cent trente !… Trois pelisses, surah, deuxième grandeur, àcent cinquante !… Y êtes-vous, mademoiselle Baudu ?
– Oui, madame.
Alors, Clara dut s’occuper des brassées de vêtements empilés surles tables. Elle les bouscula, gagna de la place. Mais bientôt elleles lâcha encore, pour répondre à un vendeur qui la cherchait.C’était le gantier Mignot, échappé de son rayon. Il chuchota unedemande de vingt francs ; déjà, il lui en devait trente, unemprunt pratiqué un lendemain de courses, après avoir perdu sasemaine sur un cheval ; cette fois, il avait mangé à l’avancesa guelte touchée la veille, il ne lui restait pas dix sous pourson dimanche. Clara n’avait sur elle que dix francs, qu’elle prêtad’assez bonne grâce. Et ils causèrent, ils parlèrent d’une partie àsix, faite par eux dans un restaurant de Bougival, où les femmesavaient payé leur écot : ça valait mieux, tout le monde étaità son aise. Puis, Mignot, qui voulait ses vingt francs, alla sepencher à l’oreille de Lhomme. Celui-ci, arrêté dans ses écritures,parut saisi d’un grand trouble. Il n’osait refuser pourtant, ilcherchait une pièce de dix francs, dans son porte-monnaie, lorsqueMme Aurélie, étonnée de ne plus entendre la voix deMarguerite, qui avait dû s’interrompre, aperçut Mignot et comprit.Elle le renvoya rudement à son rayon, elle n’avait pas besoin qu’onvînt distraire ces demoiselles. La vérité était qu’elle redoutaitle jeune homme, le grand ami de son fils Albert, le complice defarces louches qu’elle tremblait de voir mal finir un jour. Aussi,lorsque Mignot tint les dix francs et qu’il se fut sauvé, neput-elle s’empêcher de dire à son mari :
– S’il est permis ! vous laisser dindonner de lasorte !
– Mais, ma bonne, je ne pouvais vraiment refuser à cegarçon…
Elle lui ferma la bouche d’un haussement de ses fortes épaules.Puis, comme les vendeuses s’égayaient sournoisement de cetteexplication de famille, elle reprit avec sévérité :
– Allons, mademoiselle Vadon, ne nous endormons pas.
– Vingt paletots, cachemire double, quatrième grandeur, àdix-huit francs cinquante ! lança Marguerite, de sa voixchantante.
Lhomme, la tête basse, écrivait de nouveau. Peu à peu, on avaitélevé ses appointements à neuf mille francs ; et il gardaitson humilité devant Mme Aurélie, qui apportaittoujours près du triple dans le ménage.
Pendant un instant, la besogne marcha. Les chiffres volaient,les paquets de vêtements pleuvaient dru sur les tables. Mais Claraavait inventé une autre distraction : elle taquinait le garçonJoseph, au sujet d’une passion qu’on lui prêtait pour unedemoiselle employée à l’échantillonnage. Cette demoiselle, âgée devingt-huit ans déjà, maigre et pâle, était une protégée deMme Desforges, qui avait voulu la faire engager parMouret comme vendeuse, en contant à celui-ci une histoiretouchante : une orpheline, la dernière des Fontenailles,vieille noblesse du Poitou, débarquée sur le pavé de Paris avec unpère ivrogne, restée honnête dans cette déchéance, d’une éducationtrop rudimentaire malheureusement pour être institutrice ou donnerdes leçons de piano. Mouret, d’habitude, s’emportait, lorsqu’on luirecommandait des filles du monde pauvres ; il n’y avait pas,disait-il, de créatures plus incapables, plus insupportables, d’unesprit plus faux ; et, d’ailleurs, on ne pouvait s’improviservendeuse, il fallait un apprentissage, c’était un métier complexeet délicat. Cependant, il prit la protégée deMme Desforges, il la mit seulement au service deséchantillons, comme il avait déjà casé, pour être agréable à desamis, deux comtesses et une baronne au service de la publicité, oùelles faisaient des bandes et des enveloppes.Mlle de Fontenailles gagnait trois francs parjour, qui lui permettaient tout juste de vivre, dans une petitechambre de la rue d’Argenteuil. C’était à la rencontrer l’airtriste, vêtue pauvrement, que le cœur de Joseph, de tempéramenttendre sous sa raideur muette d’ancien soldat, avait fini par êtretouché. Il n’avouait pas, mais il rougissait, quand ces demoisellesdes confections le plaisantaient ; car l’échantillonnage setrouvait dans une salle voisine du rayon, et elles l’avaientremarqué rôdant sans cesse devant la porte.
– Joseph a des distractions, murmurait Clara. Son nez setourne vers la lingerie.
On avait réquisitionnéMlle de Fontenailles, qui aidait àl’inventaire du comptoir des trousseaux. Et, comme en effet legarçon jetait de continuels coups d’œil vers ce comptoir, lesvendeuses se mirent à rire. Il se troubla, s’enfonça dans sesfeuilles ; tandis que Marguerite, pour étouffer le flot degaieté qui lui chatouillait la gorge, criait plus fort :
– Quatorze jaquettes, drap anglais, deuxième grandeur, àquinze francs !
Du coup, Mme Aurélie, en train d’appeler desrotondes, eut la voix couverte. Elle dit, l’air blessé, avec unelenteur majestueuse :
– Un peu plus bas, mademoiselle. Nous ne sommes pas à lahalle… Et vous êtes toutes bien peu raisonnables, de vous amuser àdes gamineries, quand notre temps est si précieux.
Justement, comme Clara ne veillait plus aux paquets, unecatastrophe se produisit. Des manteaux s’éboulèrent, tous les tasde la table, entraînés, tombèrent les uns sur les autres. Le tapisen était jonché.
– Là, qu’est-ce que je disais ! cria la première horsd’elle. Faites donc un peu attention, mademoiselle Prunaire, c’estinsupportable à la fin !
Mais un frémissement courut : Mouret et Bourdoncle, faisantleur tournée d’inspection, venaient de paraître. Les voixrepartirent, les plumes grincèrent, tandis que Clara se hâtait deramasser les vêtements. Le patron n’interrompit pas le travail. Ilresta là quelques minutes, muet, souriant ; et ses lèvresseules avaient un frisson de fièvre, dans son visage gai etvictorieux des jours d’inventaire. Lorsqu’il aperçut Denise, ilfaillit laisser échapper un geste d’étonnement. Elle était doncdescendue ? Ses yeux rencontrèrent ceux deMme Aurélie. Puis, après une courte hésitation, ils’éloigna, il entra aux trousseaux.
Cependant, Denise, avertie par la rumeur légère, avait levé latête. Et, après avoir reconnu Mouret, elle s’était de nouveaupenchée sur ses feuilles, simplement. Depuis qu’elle écrivait d’unemain machinale, au milieu de l’appel régulier des articles, unapaisement se faisait en elle. Toujours elle avait cédé ainsi aupremier excès de sa sensibilité : des larmes la suffoquaient,sa passion doublait ses tourments ; puis, elle rentrait danssa raison, elle retrouvait un beau courage calme, une force devolonté douce et inexorable. Maintenant, les yeux limpides, leteint pâle, elle était sans un frisson, toute à sa besogne, résolueà s’écraser le cœur et à ne faire que son vouloir.
Dix heures sonnèrent, le vacarme de l’inventaire montait, dansle branle-bas des rayons. Et, sous les cris, jetés sans relâche,qui se croisaient de toutes parts, la même nouvelle circulait avecune rapidité surprenante : chaque vendeur savait déjà queMouret avait écrit le matin, pour inviter Denise à dîner.L’indiscrétion venait de Pauline. En redescendant, secouée encore,elle avait rencontré Deloche aux dentelles ; et, sansremarquer que Liénard parlait au jeune homme, elle s’étaitsoulagée.
– C’est fait, mon cher… Elle vient de recevoir la lettre.Il l’invite pour ce soir.
Deloche était devenu blême. Il avait compris, car ilquestionnait souvent Pauline, tous deux causaient chaque jour deleur amie commune, du coup de tendresse de Mouret, de l’invitationfameuse qui finirait par dénouer l’aventure. Du reste, elle legrondait d’aimer secrètement Denise, dont il n’aurait jamais rien,et elle haussait les épaules, quand il approuvait la jeune fille derésister au patron.
– Son pied va mieux, elle descend, continuait-elle. Neprenez donc pas cette figure d’enterrement… C’est une chance pourelle, ce qui arrive.
Et elle se hâta de retourner à son rayon.
– Ah ! bon ! murmura Liénard qui avait entendu,il s’agit de la demoiselle à l’entorse… Eh bien ! vous aviezraison de vous presser, vous qui la défendiez au café, hiersoir !
À son tour, il se sauva ; mais, quand il rentra auxlainages, il avait déjà raconté l’histoire de la lettre à quatre oucinq vendeurs. Et de là, en moins de dix minutes, elle venait defaire le tour des magasins.
La dernière phrase de Liénard rappelait une scène qui s’étaitpassée la veille, au café Saint-Roch. Maintenant, Deloche et lui nese quittaient plus. Le premier avait pris, à l’hôtel de Smyrne, lachambre de Hutin, lorsque celui-ci, nommé second, s’était loué unpetit logement de trois pièces ; et les deux commis venaientensemble le matin au Bonheur, s’attendaient le soir pour repartirensemble. Leurs chambres, qui se touchaient, donnaient sur la mêmecour noire, un puits étroit dont les odeurs empoisonnaient l’hôtel.Ils faisaient bon ménage, malgré leur dissemblance, l’un mangeantavec insouciance l’argent qu’il tirait à son père, l’autre sans unsou, torturé par des idées d’économies, ayant pourtant tous deux unpoint de commun, leur maladresse comme vendeurs, qui les laissaitvégéter dans leurs comptoirs, sans augmentations. Après leur sortiedu magasin, ils vivaient surtout au café Saint-Roch. Vide declients pendant le jour, ce café s’emplissait vers huit heures etdemie d’un flot débordant d’employés de commerce, le flot lâché àla rue par la haute porte de la place Gaillon. Dès lors, éclataientun bruit assourdissant de dominos, des rires, des voixglapissantes, au milieu de la fumée épaisse des pipes. La bière etle café coulaient. Dans le coin de gauche, Liénard demandait deschoses chères, tandis que Deloche se contentait d’un bock, qu’ilmettait quatre heures à boire. C’était là que celui-ci avaitentendu Favier, à une table voisine, raconter des abominations surDenise, la façon dont elle avait « fait » le patron, ense retroussant, quand elle montait un escalier devant lui. Ils’était retenu de le gifler. Puis, comme l’autre continuait, disaitque la petite descendait chaque nuit retrouver son amant, ill’avait traité de menteur, fou de colère.
– Quel sale individu !… Il ment, il ment,entendez-vous !
Et, dans l’émotion qui le secouait, il lâchait des aveux, lavoix bégayante, vidant son cœur.
– Je la connais, je le sais bien… Elle n’a jamais eu del’amitié que pour un homme : oui, pour M. Hutin, etencore il ne s’en est pas aperçu, il ne peut même pas se vanter del’avoir touchée du bout des doigts.
Le récit de cette querelle, grossi, dénaturé, égayait déjà lemagasin, lorsque l’histoire de la lettre de Mouret circula.Justement, ce fut à un vendeur de la soie que Liénard confiad’abord la nouvelle. Chez les soyeux, l’inventaire fonctionnaitrondement. Favier et deux commis, sur des escabeaux, vidaient lescasiers, passaient au fur et à mesure les pièces d’étoffe à Hutin,qui, debout au milieu d’une table, criait les chiffres, après avoirconsulté les étiquettes ; et il jetait ensuite les pièces parterre, elles encombraient peu à peu le parquet, elles montaientcomme une marée d’automne. D’autres employés écrivaient, AlbertLhomme aidait ces messieurs, le teint brouillé par une nuitblanche, passée dans un bastringue de la Chapelle. Une nappe desoleil tombait des vitres du hall, qui laissaient voir le bleuardent du ciel.
– Tirez donc les stores ! criait Bouthemont, trèsoccupé à surveiller la besogne. Il est insupportable, cesoleil !
Favier, en train de se hausser pour atteindre une pièce, grognasourdement :
– S’il est permis d’enfermer le monde par ce tempssuperbe ! Pas de danger qu’il pleuve, un jourd’inventaire !… Et l’on vous tient sous les verrous comme desgalériens, lorsque tout Paris se promène !
Il passa la pièce à Hutin. Sur l’étiquette, le métrage étaitporté, diminué à chaque vente de la quantité vendue ; ce quisimplifiait beaucoup le travail. Le second cria :
– Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt et un mètres, àsix francs cinquante !
Et la soie alla grossir le tas, par terre. Puis, il continua uneconversation commencée, en disant à Favier :
– Alors, il a voulu vous battre ?
– Mais oui. Je buvais tranquillement mon bock… Ça valaitbien la peine de me démentir, la petite vient de recevoir unelettre du patron, qui l’invite à dîner… Toute la boîte encause.
– Comment ! ce n’était pas fait !
Favier lui tendait une nouvelle pièce.
– N’est-ce pas ? on en aurait mis la main au feu. Çasemblait déjà un vieux collage.
– Idem, vingt-cinq mètres ! lança Hutin.
On entendit le coup sourd de la pièce, tandis qu’il ajoutaitplus bas :
– Vous savez qu’elle a fait la vie chez ce vieux toqué deBourras.
Maintenant, tout le rayon s’égayait, sans que la besogne en fûtinterrompue pourtant. On se murmurait le nom de la jeune fille, lesdos s’enflaient, les nez tournaient à la friandise. Bouthemontlui-même, que les histoires gaillardes épanouissaient, ne put setenir de lâcher une plaisanterie, dont le mauvais goût le fitéclater d’aise. Albert, réveillé, jura avoir vu la seconde desconfections entre deux militaires, au Gros-Caillou. Justement,Mignot descendait, avec les vingt francs qu’il venaitd’emprunter ; et il s’était arrêté, il coulait dix francs dansla main d’Albert, en lui donnant rendez-vous pour le soir, une noceprojetée, entravée par le manque d’argent, possible enfin, malgréla médiocrité de la somme. Mais le beau Mignot, lorsqu’il appritl’envoi de la lettre, eut une réflexion si grossière, queBouthemont se vit forcé d’intervenir.
– En voilà assez, messieurs. Ça ne nous regarde pas… Allez,allez donc, monsieur Hutin.
– Soie de fantaisie, petits carreaux, trente-deux mètres, àsix francs cinquante ! cria ce dernier.
Les plumes marchaient de nouveau, les paquets tombaientrégulièrement, la mare d’étoffes montait toujours, comme si leseaux d’un fleuve s’y fussent déversées. Et l’appel des soies defantaisie ne cessait pas. Favier, à demi-voix, fit alors remarquerque le stock serait joli : la direction allait être contente,cette grosse bête de Bouthemont était peut-être le premier acheteurde Paris, mais comme vendeur on n’avait jamais vu un pareil sabot.Hutin souriait, enchanté, approuvant d’un regard amical ; car,après avoir lui-même introduit jadis Bouthemont au Bonheur desDames, pour en chasser Robineau, il le minait à son tour, dans lebut obstiné de lui prendre sa place. C’était la même guerrequ’autrefois, des insinuations perfides glissées à l’oreille deschefs, des excès de zèle afin de se faire valoir, toute unecampagne menée avec une sournoiserie affable. Cependant, Favier,auquel Hutin témoignait une nouvelle condescendance, le regardaiten dessous, maigre et froid, la bile au visage, comme s’il eûtcompté les bouchées dans ce petit homme trapu, ayant l’aird’attendre que le camarade eût mangé Bouthemont, pour le mangerensuite. Lui, espérait avoir la place de second, si l’autreobtenait celle de chef de comptoir. Puis, on verrait. Et tous deux,pris de la fièvre qui battait d’un bout à l’autre des magasins,causaient des augmentations probables, sans cesser d’appeler lestock des soies de fantaisie : on prévoyait que Bouthemontirait à ses trente mille francs, cette année-là ; Hutindépasserait dix mille ; Favier estimait son fixe et son tantpour cent à cinq mille cinq cents. Chaque saison, les affaires ducomptoir augmentaient, les vendeurs y montaient en grade et ydoublaient leurs soldes, comme des officiers en temps decampagne.
– Ah çà, est-ce que ce n’est pas fini, ces petitessoies ? dit brusquement Bouthemont, l’air agacé. Aussi quelfichu printemps, toujours de l’eau ! On n’a acheté que dessoies noires.
Sa grosse figure rieuse se rembrunissait, il regardait le tass’élargir par terre, tandis que Hutin répétait plus haut, d’unevoix sonore, où perçait le triomphe :
– Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt-huit mètres, àsix francs cinquante !
Il y en avait encore tout un casier. Favier, les bras rompus, ymettait de la lenteur. Comme il donnait pourtant les dernièrespièces à Hutin, il reprit à voix basse :
– Dites donc, j’oubliais… Vous a-t-on raconté que laseconde des confections a eu une toquade pour vous ?
Le jeune homme parut très surpris.
– Tiens ! comment ça ?
– Oui, c’est ce grand serin de Deloche qui nous a fait laconfidence… Je me souviens, autrefois, quand elle vousreluquait.
Depuis qu’il était second, Hutin avait lâché les chanteuses decafé-concert et affichait des institutrices. Très flatté au fond,il répondit d’un air de mépris :
– Je les aime plus étoffées, mon cher, et puis on ne va pasavec tout le monde, comme le patron.
Il s’interrompit, il cria :
– Poult de soie blanc, trente-cinq mètres, à huit francssoixante-quinze !
– Ah ! enfin ! murmura Bouthemont soulagé.
Mais une cloche sonnait, c’était la deuxième table, dont Favierfaisait partie. Il descendit de l’escabeau, un autre vendeur pritsa place ; et il lui fallut enjamber la houle des piècesd’étoffe, qui avait encore monté sur les parquets. Maintenant, danstous les rayons, des écroulements pareils encombraient lesol ; les casiers, les cartons, les armoires se vidaient peu àpeu, tandis que les marchandises débordaient de toutes parts, sousles pieds, entre les tables, dans une crue continuelle. Au blanc,on entendait les chutes lourdes des piles de calicot ; à lamercerie, c’était un léger cliquetis de boîtes ; et desroulements lointains venaient du comptoir des meubles. Toutes lesvoix donnaient ensemble, des voix aiguës, des voix grasses, leschiffres sifflaient dans l’air, une clameur grésillante battaitl’immense nef, la clameur des forêts, en janvier, lorsque le ventsouffle dans les branches.
Favier se dégagea enfin et prit l’escalier des réfectoires.Depuis les agrandissements du Bonheur des Dames, ces derniers setrouvaient au quatrième étage, dans les bâtiments neufs. Comme ilse hâtait, il rattrapa Deloche et Liénard, montés avant lui ;alors, il se rabattit sur Mignot, qui le suivait.
– Diable ! dit-il dans le corridor de la cuisine,devant le tableau noir où le menu était inscrit, on voit bien quec’est l’inventaire. Fête complète ! Poulet ou émincé de gigot,et artichauts à l’huile !… Leur gigot va remporter une jolieveste !
Mignot ricanait, en murmurant :
– Il y a donc une maladie sur la volaille ?
Cependant, Deloche et Liénard avaient pris leurs portions, puiss’en étaient allés. Alors, Favier, penché au guichet, dit à voixhaute :
– Poulet.
Mais il dut attendre, un des garçons qui découpaient venait des’entailler le doigt, et cela jetait un trouble. Il restait la faceà l’ouverture, regardant la cuisine, d’une installation géante,avec son fourneau central, sur lequel deux rails fixés au plafondamenaient, par un système de poulies et de chaînes, les colossalesmarmites que quatre hommes n’auraient pu soulever. Des cuisiniers,tout blancs dans le rouge sombre de la fonte, surveillaient lepot-au-feu du soir, montés sur des échelles de fer, armésd’écumoires, au bout de grands bâtons. Puis, c’étaient, contre lemur, des grils à faire griller des martyrs, des casseroles àfricasser un mouton, un chauffe-assiettes monumental, une vasque demarbre emplie par un continuel filet d’eau. Et l’on apercevaitencore, à gauche, une laverie, des éviers de pierre larges commedes piscines ; tandis que, de l’autre côté, à droite, setrouvait un garde-manger, où l’on entrevoyait des viandes rouges, àdes crocs d’acier. Une machine à pelurer les pommes de terrefonctionnait avec un tic-tac de moulin. Deux petites voitures,pleines de salades épluchées, passaient, traînées par des aides,qui allaient les remiser au frais, sous une fontaine.
– Poulet, répéta Favier, pris d’impatience.
Puis, se retournant, il ajouta plus bas :
– Il y en a un qui s’est coupé… C’est dégoûtant, ça couledans la nourriture.
Mignot voulut voir. Toute une queue de commis grossissait, il yavait des rires, des poussées. Et, maintenant, les deux jeunesgens, la tête au guichet, se communiquaient leurs réflexions,devant cette cuisine de phalanstère, où les moindres ustensiles,jusqu’aux broches et aux lardoires, devenaient gigantesques. Il yfallait servir deux mille déjeuners et deux mille dîners, sanscompter que le nombre des employés augmentait de semaine ensemaine. C’était un gouffre, on y engloutissait en un jour seizehectolitres de pommes de terre, cent vingt livres de beurre, sixcents kilogrammes de viande ; et, à chaque repas, on devaitmettre trois tonneaux en perce, près de sept cents litres coulaientsur le comptoir de la buvette.
– Ah ! enfin ! murmura Favier, lorsque lecuisinier de service reparut avec une bassine, où il piqua unecuisse pour la lui donner.
– Poulet, dit Mignot derrière lui.
Et tous deux, tenant leurs assiettes, entrèrent dans leréfectoire, après avoir pris leur part de vin à la buvette ;pendant que, derrière leur dos, le mot « poulet » tombaitsans relâche, régulièrement, et qu’on entendait la fourchette ducuisinier piquer les morceaux, avec un petit bruit rapide etcadencé.
Maintenant, le réfectoire des commis était une immense salle oùles cinq cents couverts de chacune des trois séries tenaient àl’aise. Ces couverts se trouvaient alignés sur de longues tablesd’acajou, placées parallèlement, dans le sens de la largeur ;aux deux bouts de la salle, des tables pareilles étaient réservéesaux inspecteurs et aux chefs de rayon ; et il y avait, dans lemilieu, un comptoir pour les suppléments. De grandes fenêtres, àdroite et à gauche, éclairaient d’une clarté blanche cette galerie,dont le plafond, malgré ses quatre mètres de hauteur, semblait bas,écrasé par le développement démesuré des autres dimensions. Sur lesmurs, peints à l’huile d’une teinte jaune clair, les casiers auxserviettes étaient les seuls ornements. À la suite de ce premierréfectoire, venait celui des garçons de magasin et des cochers, oùles repas étaient servis sans régularité, au fur et à mesure desbesoins du service.
– Comment ! vous aussi, Mignot, vous avez une cuisse,dit Favier, lorsqu’il se fut assis à une des tables, en face de soncompagnon.
D’autres commis s’installaient autour d’eux. Il n’y avait pas denappe, les assiettes rendaient un bruit fêlé sur l’acajou ; ettous s’exclamaient, dans ce coin, car le nombre des cuisses étaitvraiment prodigieux.
– Encore des volailles qui n’ont que des pattes ! fitremarquer Mignot.
Ceux qui avaient des morceaux de carcasse se fâchaient.Pourtant, la nourriture s’était beaucoup améliorée, depuis lesaménagements nouveaux. Mouret ne traitait plus avec un entrepreneurpour une somme fixe ; il dirigeait aussi la cuisine, il enavait fait un service organisé comme un de ses rayons, ayant unchef, des sous-chefs, un inspecteur ; et, s’il déboursaitdavantage, il obtenait plus de travail d’un personnel mieux nourri,calcul d’une humanitairerie pratique qui avait longtemps consternéBourdoncle.
– Allons, la mienne est tendre tout de même, reprit Mignot.Passez donc le pain !
Le gros pain faisait le tour, et lorsqu’il se fut coupé unetranche le dernier, il replanta le couteau dans la croûte. Desretardataires accouraient à la file, un appétit féroce, doublé parla besogne du matin, soufflait sur les longues tables, d’un bout àl’autre du réfectoire. C’étaient un cliquetis grandissant defourchettes, des glouglous de bouteilles qu’on vidait, des chocs deverres reposés trop vivement, le bruit de meule de cinq centsmâchoires solides broyant avec énergie. Et les paroles, raresencore, s’étouffaient dans les bouches pleines.
Deloche, cependant, assis entre Baugé et Liénard, se trouvaitpresque en face de Favier, à quelques places de distance. Tous deuxs’étaient lancé un regard de rancune. Des voisins chuchotaient, aucourant de leur querelle de la veille. Puis, on avait ri de lamalchance de Deloche, toujours affamé, et tombant toujours, par unesorte de destinée maudite, sur le plus mauvais morceau de la table.Cette fois, il venait d’apporter un cou de poulet et un débris decarcasse. Silencieux, il laissait plaisanter, il avalait de grossesbouchées de pain, en épluchant le cou avec l’art infini d’un garçonqui avait le respect de la viande.
– Pourquoi ne réclamez-vous pas ? lui dit Baugé.
Mais il haussa les épaules. À quoi bon ? ça ne tournaitjamais bien. Quand il ne se résignait pas, les choses allaient plusmal.
– Vous savez que les bobinards ont leur club, maintenant,raconta tout d’un coup Mignot. Parfaitement, le Bobin’-Club… Ça sepasse chez un marchand de vin de la rue Saint-Honoré, qui leur loueune salle, le samedi.
Il parlait des vendeurs de la mercerie. Alors, toute la tables’égaya. Entre deux morceaux, la voix empâtée, chacun lâchait unephrase, ajoutait un détail ; et il n’y avait que les liseursobstinés, qui restaient muets, perdus, le nez enfoncé dans unjournal. On en tombait d’accord : chaque année, les employésde commerce prenaient un meilleur genre. Près de la moitié, àprésent, parlaient l’allemand ou l’anglais. Le chic n’était plusd’aller faire du boucan à Bullier, de rouler les café-concerts poury siffler les chanteuses laides. Non, on se réunissait unevingtaine, on fondait un cercle.
– Est-ce qu’ils ont un piano comme les toiliers ?demanda Liénard.
– Si le Bobin’-Club a un piano, je crois bien ! criaMignot. Et ils jouent, et ils chantent !… Même il y en a un,le petit Bavoux, qui lit des vers.
La gaieté redoubla, on blaguait le petit Bavoux ; pourtant,il y avait sous les rires une grande considération. Puis, on causad’une pièce du Vaudeville, où un calicot jouait un vilainrôle ; plusieurs se fâchaient pendant que d’autress’inquiétaient de l’heure à laquelle on les lâcherait le soir, carils devaient aller en soirée, dans des familles bourgeoises. Et detous les points de la salle immense partaient des conversationssemblables, au milieu du vacarme croissant de la vaisselle. Pourchasser l’odeur de la nourriture, la buée chaude qui montait descinq cents couverts débandés, on avait ouvert les fenêtres, dontles stores baissés étaient brûlants du lourd soleil d’août. Dessouffles ardents venaient de la rue, des reflets d’or jaunissaientle plafond, baignaient d’une lumière rousse les convives ennage.
– S’il est permis de vous enfermer un dimanche, par untemps pareil ! répéta Favier.
Cette réflexion ramena ces messieurs à l’inventaire. L’annéeétait superbe. Et l’on en vint aux appointements, auxaugmentations, l’éternel sujet, la question passionnante qui lessecouait tous. Il en était chaque fois de même les jours devolaille, une surexcitation se déclarait, le bruit finissait parêtre insupportable. Quand les garçons apportèrent les artichauts àl’huile, on ne s’entendait plus. L’inspecteur de service avaitl’ordre d’être tolérant.
– À propos, cria Favier, vous connaissezl’aventure ?
Mais il eut la voix couverte. Mignot demandait :
– Qui est-ce qui n’aime pas l’artichaut ? Je vends mondessert contre un artichaut.
Personne ne répondit. Tout le monde aimait l’artichaut. Cedéjeuner-là compterait parmi les bons, car on avait vu des pêchespour le dessert.
– Il l’a invitée à dîner, mon cher, disait Favier à sonvoisin de droite, en achevant son récit. Comment ! vous ne lesaviez pas ?
La table entière le savait, on était fatigué d’en causer depuisle matin. Et des plaisanteries, toujours les mêmes, passèrent debouche en bouche. Deloche frémissait, ses yeux finirent par sefixer sur Favier, qui répétait avec insistance :
– S’il ne l’a pas eue, il va l’avoir… Et il n’en aura pasl’étrenne, ah ! non, il n’en aura pas l’étrenne.
Lui aussi regardait Deloche. Il ajouta d’un airprovocant :
– Ceux qui aiment les os peuvent se la payer pour centsous.
Brusquement, il baissa la tête. Deloche, cédant à un mouvementirrésistible, venait de lui jeter son dernier verre de vin par lafigure, en bégayant :
– Tiens ! sale menteur, j’aurais dû t’arroserhier !
Ce fut un esclandre. Quelques gouttes avaient éclaboussé lesvoisins de Favier, dont les cheveux seuls se trouvaient mouilléslégèrement : le vin, lancé d’une main trop rude, était allétomber de l’autre côté de la table. Mais on se fâchait. Il couchaitdonc avec, qu’il la défendait ainsi ? Quelle brute ! ilaurait mérité une paire de gifles, pour apprendre à se conduire.Pourtant, les voix baissèrent, on signalait l’approche del’inspecteur, et c’était inutile de mettre la direction dans laquerelle. Favier se contenta de dire :
– S’il m’avait attrapé, vous auriez vu quelledanse !
Puis, cela finit par des moqueries. Lorsque Deloche, encoretremblant, voulut boire pour cacher son trouble, et qu’il saisitd’une main tremblante son verre vide, des rires coururent. Ilreposa son verre gauchement, il se mit à sucer les feuillesd’artichaut qu’il avait mangées déjà.
– Passez donc la carafe à Deloche, dit tranquillementMignot. Il a soif.
Les rires redoublèrent. Ces messieurs prenaient des assiettespropres aux piles qui se dressaient sur la table, de distance endistance ; tandis que les garçons promenaient le dessert, despêches dans des corbeilles. Et tous se tinrent les côtes, lorsqueMignot ajouta :
– Chacun son goût, Deloche mange la pêche au vin.
Celui-ci restait immobile. La tête basse, comme sourd, il nesemblait pas entendre les plaisanteries, il éprouvait un regretdésespéré de ce qu’il venait de faire. Ces gens avaient raison, àquel titre la défendait-il ? on allait croire toutes sortes devilaines choses, il se serait battu lui-même, de l’avoir ainsicompromise, en voulant l’innocenter. C’était sa chance habituelle,il aurait mieux fait de crever tout de suite, car il ne pouvaitmême céder à son cœur, sans commettre des bêtises. Des larmes luimontaient aux yeux. N’était-ce pas également sa faute, si lemagasin causait de la lettre écrite par le patron ? Il lesentendait bien ricaner, avec des mots crus sur cette invitation,dont Liénard seul avait reçu la confidence ; et il s’accusait,il n’aurait pas dû laisser parler Pauline devant ce dernier, il serendait responsable de l’indiscrétion commise.
– Pourquoi avez-vous raconté ça ? murmura-t-il enfind’une voix douloureuse. C’est très mal.
– Moi ! répondit Liénard, mais je ne l’ai dit qu’à uneou deux personnes, en exigeant le secret… Est-ce qu’on sait commentles choses se répandent !
Lorsque Deloche se décida à boire un verre d’eau, toute la tableéclata encore. On finissait, les employés, renversés sur leurschaises, attendaient le coup de cloche, s’interpellant de loin dansl’abandon du repas. Au grand comptoir central, on avait demandé peude suppléments, d’autant plus que, ce jour-là, c’était la maisonqui payait le café. Les tasses fumaient, des visages en sueurluisaient sous les vapeurs légères, flottantes comme des nuéesbleues de cigarettes. Aux fenêtres, les stores tombaient,immobiles, sans un battement. Un d’eux remonta, une nappe de soleiltraversa la salle, incendia le plafond. Le brouhaha des voixbattait les murs d’un tel bruit, que le coup de cloche ne futd’abord entendu que des tables voisines de la porte. On se leva, ladébandade de la sortie emplit longuement les corridors.
Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper auxmots d’esprit qui continuaient. Baugé sortit même avant lui ;et Baugé d’habitude quittait la salle le dernier, faisait un détouret rencontrait Pauline, au moment où celle-ci se rendait auréfectoire des dames : c’était une manœuvre arrêtée entre eux,la seule manière de se voir une minute, durant les heures detravail. Mais, ce jour-là, comme ils se baisaient à pleine bouche,dans un angle du corridor, Denise qui montait également déjeuner,les surprit. Elle marchait d’un pas difficile, à cause de sonpied.
– Oh ! ma chère, balbutia Pauline très rouge, ne ditesrien, n’est-ce pas ?
Baugé, avec ses gros membres, sa carrure de géant, tremblaitainsi qu’un petit garçon. Il murmura :
– C’est qu’ils nous flanqueraient très bien dehors… Notremariage a beau être annoncé, ils ne comprennent pas qu’ons’embrasse, ces animaux-là !
Denise, toute remuée, affecta de ne pas les avoir vus. Et Baugése sauvait, lorsque Deloche, qui prenait le plus long, parut à sontour. Il voulut s’excuser, il balbutia des phrases que Denise nesaisit pas d’abord. Puis, comme il reprochait à Pauline d’avoirparlé devant Liénard, et que celle-ci demeurait embarrassée, lajeune fille eut enfin l’explication des mots qu’on chuchotaitderrière elle, depuis le matin. C’était l’histoire de la lettre quicirculait. Elle fut reprise du frisson dont cette lettre l’avaitsecouée, elle se voyait déshabillée par tous ces hommes.
– Moi, je ne savais pas, répétait Pauline. D’ailleurs, iln’y a rien là-dedans de vilain… On laisse causer, ils ragent tous,pardi !
– Ma chère, dit enfin Denise de son air raisonnable, je nevous en veux point… Vous n’avez raconté que la vérité. J’ai reçuune lettre, c’est à moi d’y répondre.
Deloche s’en alla navré, ayant compris que la jeune filleacceptait la situation et qu’elle irait, le soir, au rendez-vous.Quand les deux vendeuses eurent déjeuné, dans une petite sallevoisine de la grande, et où les femmes étaient servies plusconfortablement, Pauline dut aider Denise à descendre, car le piedde celle-ci se fatiguait.
En bas, dans l’échauffement de l’après-midi, l’inventaireronflait davantage. L’heure était venue du coup de collier,lorsque, devant la besogne peu avancée du matin, toutes les forcesse tendaient, pour avoir fini le soir. Les voix se haussaientencore, on ne voyait que la gesticulation des bras, vidant toujoursles cases, jetant les marchandises, et on ne pouvait plus marcher,la crue des piles et des ballots, sur les parquets, montait à lahauteur des comptoirs. Une houle de têtes, de poings brandis, demembres volants, semblait se perdre au fond des rayons, dans unlointain confus d’émeute. C’était la fièvre dernière du branle-bas,la machine près de sauter ; tandis que, le long des glacessans tain, autour du magasin fermé, continuaient à passer de rarespromeneurs, blêmes de l’ennui étouffant du dimanche. Sur letrottoir de la rue Neuve-Saint-Augustin, trois grandes filles encheveux, l’air souillon, s’étaient plantées, collant effrontémentleurs visages aux glaces, tâchant de voir la drôle de cuisine qu’onbâclait là-dedans.
Lorsque Denise rentra aux confections,Mme Aurélie laissa Marguerite achever l’appel desvêtements. Il restait à faire un travail de contrôle, pour lequel,désireuse de silence, elle se retira dans la salle del’échantillonnage, en emmenant la jeune fille.
– Venez avec moi, nous collationnerons… Puis, vousadditionnerez.
Mais, comme elle voulut laisser la porte ouverte, afin desurveiller ces demoiselles, le vacarme entrait, on ne s’entendaitguère plus, au fond de cette salle. C’était une vaste pièce carrée,garnie seulement de chaises et de trois longues tables. Dans uncoin, étaient les grands couteaux mécaniques, pour couper leséchantillons. Des pièces entières y passaient, on expédiait par anplus de soixante mille francs d’étoffes, ainsi déchiquetées enlanières. Du matin au soir, les couteaux hachaient la soie, lalaine, la toile, avec un bruit de faux. Ensuite, il fallaitassembler les cahiers, les coller ou les coudre. Et il y avaitencore, entre les deux fenêtres, une petite imprimerie, pour lesétiquettes.
– Plus bas donc ! criait de temps à autreMme Aurélie, qui n’entendait pas Denise lire lesarticles.
Quand la collation des premières listes fut terminée, ellelaissa la jeune fille devant une des tables, plongée dans lesadditions. Puis, elle reparut presque tout de suite, elle installaMlle de Fontenailles, dont les trousseauxn’avaient plus besoin, et qu’ils lui passaient. Cette dernièreadditionnerait aussi, on gagnerait du temps. Mais l’apparition dela marquise, comme la nommait Clara méchamment, avait remué lerayon. On riait, on plaisantait Joseph, des mots féroces arrivaientpar la porte.
– Ne vous reculez pas, vous ne me gênez aucunement, ditDenise saisie d’une grande pitié. Tenez ! mon encrier suffira,vous prendrez de l’encre avec moi.
Mlle de Fontenailles, dans l’hébétement desa déchéance, ne trouva pas même un mot de gratitude. Elle devaitboire, sa maigreur avait des teintes plombées, et ses mains seules,blanches et fines, disaient encore la distinction de sa race.
Cependant, les rires tombèrent tout d’un coup, on entendit labesogne reprendre son ronflement régulier. C’était Mouret quifaisait de nouveau le tour des rayons. Mais il s’arrêta, il cherchaDenise, surpris de ne pas la voir. D’un signe, il avait appeléMme Aurélie ; et tous deux s’écartèrent,parlèrent bas un instant. Il devait l’interroger. Elle désigna desyeux la salle de l’échantillonnage, puis sembla rendre des comptes.Sans doute elle rapportait que la jeune fille avait pleuré lematin.
– Parfait ! dit tout haut Mouret, en se rapprochant.Montrez-moi les listes.
– Par ici, monsieur, répondit la première. Nous nous sommessauvées du tapage.
Il la suivit dans la pièce voisine. Clara ne fut pas dupe de lamanœuvre : elle murmura qu’on ferait mieux d’aller chercher unlit tout de suite. Mais Marguerite lui jetait les vêtements d’unemain plus vive, pour l’occuper et lui fermer la bouche. Est-ce quela seconde n’était pas une bonne camarade ? ses affaires neregardaient personne. Le rayon devenait complice, les vendeusess’agitaient davantage, les dos de Lhomme et de Joseph serenflaient, comme sourds. Et l’inspecteur Jouve, ayant remarqué deloin la tactique de Mme Aurélie, vint marcherdevant la porte de l’échantillonnage, du pas régulier d’unfactionnaire qui garde le bon plaisir d’un supérieur.
– Donnez les listes à monsieur, dit la première enentrant.
Denise les donna, puis resta les yeux levés. Elle avait eu unléger sursaut, mais elle s’était domptée, et elle gardait un beaucalme, les joues pâles. Un instant, Mouret parut s’absorber dansl’énumération des articles, sans un regard pour la jeune fille. Lesilence régnait. Alors, Mme Aurélie, s’étantapprochée de Mlle de Fontenailles, qui n’avaitpas même tourné la tête, parut mécontente de ses additions, et luidit à demi-voix :
– Allez donc aider aux paquets… Vous n’avez pas l’habitudedes chiffres.
Celle-ci se leva, retourna au rayon, où des chuchotementsl’accueillirent. Joseph, sous les yeux rieurs de ces demoiselles,écrivait de travers. Clara, enchantée de cette aide qui luiarrivait, la bousculait pourtant, dans la haine qu’elle avait detoutes les femmes, au magasin. Était-ce idiot, de tomber à l’amourd’un homme de peine, quand on était marquise ! Et elle luijalousait cet amour.
– Très bien ! très bien ! répétait Mouret, enaffectant toujours de lire.
Cependant, Mme Aurélie ne savait comment sortirà son tour, d’une façon décente. Elle piétinait, allait regarderles couteaux mécaniques, furieuse que son mari n’inventât pas unehistoire pour l’appeler ; mais il n’était jamais aux affairessérieuses, il serait mort de soif à côté d’une mare. Ce futMarguerite qui eut l’intelligence de demander un renseignement.
– J’y vais, répondit la première.
Et, sa dignité désormais à couvert, ayant un prétexte aux yeuxde ces demoiselles qui la guettaient, elle laissa enfin seulsMouret et Denise qu’elle venait de rapprocher, elle sortit d’un pasmajestueux, le profil si noble, que les vendeuses n’osèrent même sepermettre un sourire.
Lentement, Mouret avait reposé les listes sur la table. Ilregardait la jeune fille, qui était restée assise, la plume à lamain. Elle ne détournait pas les regards, elle avait seulement pâlidavantage.
– Vous viendrez, ce soir ? demanda-t-il àdemi-voix.
– Non, monsieur, répondit-elle, je ne pourrai pas. Mesfrères doivent se trouver chez mon oncle, et j’ai promis de dîneravec eux.
– Mais votre pied ! vous marchez tropdifficilement.
– Oh ! j’irai bien jusque-là, je me sens beaucoupmieux depuis ce matin.
À son tour, il était devenu pâle, devant ce refus tranquille.Une révolte nerveuse agitait ses lèvres. Pourtant, il se contenait,il reprit de son air de patron obligeant qui s’intéresse simplementà une de ses demoiselles :
– Voyons, si je vous priais… Vous savez dans quelle estimeje vous tiens.
Denise garda son attitude respectueuse.
– Je suis très touchée, monsieur, de votre bonté pour moi,et je vous remercie de cette invitation. Mais, je le répète, c’estimpossible, mes frères m’attendent ce soir.
Elle s’entêtait à ne pas comprendre. La porte demeurait ouverte,et elle sentait bien cependant le magasin entier qui la poussait.Pauline l’avait traitée amicalement de grande sotte, les autres semoqueraient d’elle, si elle refusait l’invitation.Mme Aurélie qui s’en était allée, Marguerite dontelle entendait monter la voix, le dos de Lhomme qu’elle apercevaitimmobile et discret, tous voulaient sa chute, tous la jetaient aumaître. Et le ronflement lointain de l’inventaire, ces millions demarchandises, criés à la volée, remués à bout de bras, étaientcomme un vent chaud qui soufflait la passion jusqu’à elle.
Il y eut un silence. Par moments, le bruit couvrait les parolesde Mouret, qu’il accompagnait du vacarme formidable d’une fortunede roi, gagnée dans les batailles.
– Alors, quand viendrez-vous ? demanda-t-il denouveau. Demain ?
Cette simple question troubla Denise. Elle perdit un instant soncalme, elle balbutia :
– Je ne sais pas… Je ne puis pas…
Il sourit, il essaya de lui prendre une main, qu’elleretira.
– De quoi donc avez-vous peur ?
Mais elle relevait déjà la tête, elle le regardait en face, etelle dit, en souriant de son air doux et brave :
– Je n’ai peur de rien, monsieur… On fait seulement cequ’on veut faire, n’est-ce pas ? Moi je ne veux pas, voilàtout !
Comme elle se taisait, un craquement la surprit. Elle seretourna et vit la porte se fermer avec lenteur. C’étaitl’inspecteur Jouve qui prenait sur lui de la tirer. Les portesrentraient dans son service, aucune ne devait rester ouverte. Et ilse remit à monter gravement sa faction. Personne ne paruts’apercevoir de cette porte fermée d’un air si simple. Clara seulelâcha un mot cru à l’oreille deMlle de Fontenailles, qui demeura blême, levisage mort.
Denise, cependant, s’était levée. Mouret lui disait d’une voixbasse et tremblante :
– Écoutez, je vous aime… Vous le savez depuis longtemps, nejouez pas le jeu cruel de faire l’ignorante avec moi… Et necraignez rien. Vingt fois, j’ai eu l’envie de vous appeler dans moncabinet. Nous aurions été seuls, je n’aurais eu qu’à pousser unverrou. Mais je n’ai pas voulu, vous voyez bien que je vous parleici, où chacun peut entrer… Je vous aime, Denise…
Elle était debout, la face blanche, l’écoutant, le regardanttoujours en face.
– Dites, pourquoi refusez-vous ?… N’avez-vous donc pasde besoins ? Vos frères sont une lourde charge. Tout ce quevous me demanderiez, tout ce que vous exigeriez de moi…
D’un mot, elle l’arrêta :
– Merci, je gagne maintenant plus qu’il ne me faut.
– Mais c’est la liberté que je vous offre, c’est uneexistence de plaisirs et de luxe… Je vous mettrai chez vous, jevous assurerai une petite fortune.
– Non, merci, je m’ennuierais à ne rien faire… Je n’avaispas dix ans que je gagnais ma vie.
Il eut un geste fou. C’était la première qui ne cédait pas. Iln’avait eu qu’à se baisser pour prendre les autres, toutesattendaient son caprice en servantes soumises ; et celle-cidisait non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir,contenu depuis longtemps, fouetté par la résistance, s’exaspérait.Peut-être n’offrait-il pas assez ; et il doubla ses offres, etil la pressa davantage.
– Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans unedéfaillance.
Alors, il laissa échapper ce cri de son cœur :
– Vous ne voyez donc pas que je souffre !… Oui, c’estimbécile, je souffre comme un enfant !
Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna. Onentendit encore, derrière la porte close, le ronflement adouci del’inventaire. C’était comme un bruit mourant de triomphe,l’accompagnement se faisait discret, dans cette défaite dumaître.
– Si je voulais pourtant ! dit-il d’une voix ardente,en lui saisissant les mains.
Elle les lui laissa, ses yeux pâlirent, toute sa force s’enallait. Une chaleur lui venait des mains tièdes de cet homme,l’emplissait d’une lâcheté délicieuse. Mon Dieu ! comme ellel’aimait, et quelle douceur elle aurait goûtée à se pendre à soncou, pour rester sur sa poitrine !
– Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends cesoir, ou je prendrai des mesures…
Il devenait brutal. Elle poussa un léger cri, la douleur qu’elleressentait aux poignets lui rendit son courage. D’une secousse,elle se dégagea. Puis, toute droite, l’air grandi dans safaiblesse :
– Non, laissez-moi… Je ne suis pas une Clara, qu’on lâchele lendemain. Et puis, monsieur, vous aimez une personne, oui,cette dame qui vient ici… Restez avec elle. Moi, je ne partagepas.
La surprise le tenait immobile. Que disait-elle donc et quevoulait-elle ? Jamais les filles ramassées par lui dans lesrayons, ne s’étaient inquiétées d’être aimées. Il aurait dû enrire, et cette attitude de fierté tendre achevait de luibouleverser le cœur.
– Monsieur, reprit-elle, rouvrez cette porte. Ce n’est pasconvenable, d’être ainsi ensemble.
Mouret obéit, et les tempes bourdonnantes, ne sachant commentcacher son angoisse, il rappela Mme Aurélie,s’emporta contre le stock des rotondes, dit qu’il faudrait baisserles prix, et les baisser tant qu’il en resterait une. C’était larègle de la maison, on balayait tout chaque année, on vendait àsoixante pour cent de perte, plutôt que de garder un modèle ancienou une étoffe défraîchie. Justement, Bourdoncle, à la recherche dudirecteur, l’attendait depuis un instant, arrêté devant la porteclose par Jouve, qui lui avait glissé un mot à l’oreille, d’un airgrave. Il s’impatientait, sans trouver cependant la hardiesse dedéranger le tête-à-tête. Était-ce possible ? un jour pareil,avec cette chétive créature ! Et, lorsque la porte se rouvritenfin, Bourdoncle parla des soies de fantaisie, dont le stockallait être énorme. Ce fut un soulagement pour Mouret, qui putcrier à l’aise. À quoi songeait Bouthemont ? Il s’éloigna, endéclarant qu’il n’admettait pas qu’un acheteur manquât de flair,jusqu’à commettre la bêtise de s’approvisionner au-delà des besoinsde la vente.
– Qu’a-t-il ? murmura Mme Aurélie,toute remuée par les reproches.
Et ces demoiselles se regardèrent avec surprise. À six heures,l’inventaire était terminé. Le soleil luisait encore, un blondsoleil d’été, dont le reflet d’or tombait par les vitrages deshalls. Dans l’air alourdi des rues, déjà des familles lassesrevenaient de la banlieue, chargées de bouquets, et traînant desenfants. Un à un, les rayons avaient fait silence. On n’entendaitplus, au fond des galeries, que les appels attardés de quelquescommis vidant une dernière case. Puis, ces voix elles-mêmes seturent, il ne resta du vacarme de la journée qu’un grand frisson,au-dessus de la débâcle formidable des marchandises. Maintenant,les casiers, les armoires, les cartons, les boîtes, se trouvaientvides : pas un mètre d’étoffe, pas un objet quelconque n’étaitdemeuré à sa place. Les vastes magasins n’offraient que la carcassede leur aménagement, les menuiseries absolument nettes, comme aujour de l’installation. Cette nudité était la preuve visible durelevé complet et exact de l’inventaire. Et, à terre, s’entassaientseize millions de marchandises, une mer montante qui avait fini parsubmerger les tables et les comptoirs. Les commis, noyés jusqu’auxépaules, commençaient à replacer chaque article. On espérait avoirterminé vers dix heures.
Comme Mme Aurélie, qui était de la premièretable, descendait du réfectoire, elle rapporta le chiffred’affaires réalisées dans l’année, un chiffre que les additions desdivers rayons donnaient à l’instant. Le total était dequatre-vingts millions, dix millions de plus que l’annéeprécédente. Il n’y avait eu une baisse réelle que sur les soies defantaisie.
– Si M. Mouret n’est pas content, je ne sais ce qu’illui faut, ajouta la première. Tenez ! il est là-bas, en hautdu grand escalier, l’air furieux.
Ces demoiselles allèrent le voir. Il était seul, debout, levisage sombre, au-dessus des millions écroulés à ses pieds.
– Madame, vint demander à ce moment Denise, seriez-vousassez bonne pour me permettre de me retirer ? Je ne sers plusà rien, à cause de ma jambe, et comme je dois dîner chez mon oncle,avec mes frères…
Ce fut un étonnement. Elle n’avait donc pas cédé ?Mme Aurélie hésita, parut sur le point de luidéfendre de sortir, la voix brève et mécontente ; pendant queClara haussait les épaules, pleine d’incrédulité : laissezdonc ! c’était bien simple, il ne voulait plus d’elle !Quand Pauline apprit ce dénouement, elle se trouvait devant leslayettes, avec Deloche. La joie brusque du jeune homme la mit encolère : ça l’avançait à grand-chose, n’est-ce pas ? ilétait peut-être heureux que son amie fût assez sotte pour manquersa fortune ? Et Bourdoncle, qui n’osait aller déranger Mouret,dans son isolement farouche, se promenait au milieu des bruits,désolé lui-même, saisi d’inquiétude.
Cependant, Denise descendit. Comme elle arrivait au bas du petitescalier de gauche, doucement, en s’appuyant à la rampe, elle tombasur un groupe de vendeurs qui ricanaient. Son nom fut prononcé,elle sentit qu’on parlait encore de son aventure. On ne l’avait pasaperçue.
– Allons donc ! des manières ! disait Favier.C’est pétri de vice… Oui, je connais quelqu’un qu’elle a vouluprendre de force.
Et il regardait Hutin, qui, pour conserver sa dignité de second,se tenait à quatre pas, sans se mêler aux plaisanteries. Mais ilfut si flatté de l’air d’envie dont les autres le considéraient,qu’il daigna murmurer :
– Ce qu’elle m’a embêté, celle-là !
Denise, frappée au cœur, se retint à la rampe. On dut la voir,tous se dispersèrent avec des rires. Il avait raison, elles’accusait de ses ignorances d’autrefois, quand elle songeait àlui. Mais comme il était lâche et comme elle le méprisait,maintenant ! Un grand trouble l’avait saisie : n’était-cepas étrange qu’elle eût trouvé tout à l’heure la force de repousserun homme adoré, lorsqu’elle se sentait si faible, jadis, devant cemisérable garçon, dont elle rêvait seulement l’amour ? Saraison et sa vaillance sombraient dans ces contradictions de sonêtre, où elle cessait de lire clairement. Elle se hâta de traverserle hall.
Puis, un instinct lui fit lever la tête, pendant qu’uninspecteur ouvrait la porte, fermée depuis le matin. Et elleaperçut Mouret. Il était toujours en haut de l’escalier, sur legrand palier central, dominant la galerie. Mais il avait oubliél’inventaire, il ne voyait pas son empire, ces magasins crevant derichesses. Tout avait disparu, les victoires bruyantes d’hier, lafortune colossale de demain. D’un regard désespéré, il suivaitDenise, et quand elle eut passé la porte, il n’y eut plus rien, lamaison devint noire.
Bouthemont, ce jour-là, arriva le premier chezMme Desforges, au thé de quatre heures. Seuleencore dans son grand salon Louis XVI, dont les cuivres et labrocatelle avaient une gaieté claire, celle-ci se leva d’un aird’impatience, en disant :
– Eh bien ?
– Eh bien ! répondit le jeune homme, quand je lui aidit que je monterais sans doute vous saluer, il m’a formellementpromis de venir.
– Vous lui avez fait entendre que je comptais sur le baron,aujourd’hui ?
– Sans doute… C’est cela qui a paru le décider.
Ils parlaient de Mouret. L’année précédente, ce dernier s’étaitpris d’une brusque tendresse pour Bouthemont, au point del’admettre dans ses plaisirs ; et même il l’avait introduitchez Henriette, heureux d’avoir un complaisant à demeure, quiégayait un peu une liaison dont il se fatiguait. C’était ainsi quele premier à la soie avait fini par devenir le confident de sonpatron et de la jolie veuve : il faisait leurs petitescommissions, causait de l’un avec l’autre, les raccommodaitparfois. Henriette, dans les crises de sa jalousie, s’abandonnait àune intimité dont il restait surpris et embarrassé, car elleperdait ses prudences de femme du monde, mettant son art à sauverles apparences.
Elle s’écria violemment :
– Il fallait l’amener. J’aurais été sûre.
– Dame ! dit-il avec un rire bon garçon, ce n’est pasma faute, s’il s’échappe toujours, à présent… Oh ! il m’aimebien quand même. Sans lui, j’aurais du mal là-bas.
En effet, sa situation au Bonheur des Dames était menacée,depuis le dernier inventaire. Il avait eu beau prétexter la saisonpluvieuse, on ne lui pardonnait pas le stock considérable des soiesde fantaisie ; et, comme Hutin exploitait l’aventure, leminait auprès des chefs avec un redoublement de rage sournoise, ilsentait très bien le sol craquer sous lui. Mouret l’avait condamné,ennuyé sans doute maintenant de ce témoin qui le gênait pourrompre, las d’une familiarité sans bénéfices. Mais, selon sonhabituelle tactique, il poussait Bourdoncle en avant : c’étaitBourdoncle et les autres intéressés qui exigeaient le renvoi, àchaque conseil ; tandis que lui résistait, disait-il,défendait son ami énergiquement, au risque des plus grosembarras.
– Enfin, je vais attendre, repritMme Desforges. Vous savez que cette fille doit êtreici à cinq heures… Je veux les mettre en présence. Il faut quej’aie leur secret.
Et elle revint sur ce plan médité, elle répéta, dans sa fièvre,qu’elle avait fait prier Mme Aurélie de lui envoyerDenise, pour voir un manteau qui allait mal. Quand elle tiendraitla jeune fille au fond de sa chambre, elle trouverait bien le moyend’appeler Mouret ; et elle agirait ensuite.
Bouthemont, assis en face d’elle, la regardait de ses beaux yeuxrieurs, qu’il tâchait de rendre graves. Ce joyeux compère à labarbe d’un noir d’encre, ce noceur braillard dont le sang chaud deGascon empourprait la face, songeait que les femmes du monden’étaient guère bonnes, et qu’elles lâchaient un joli déballage,quand elles osaient vider leur sac. Certainement, les maîtresses deses amis, des filles de boutique, ne se permettaient pas deconfidences plus complètes.
– Voyons, se hasarda-t-il à dire enfin, qu’est-ce que çapeut vous faire, puisque je vous jure qu’il n’y a absolument rienentre eux ?
– Justement ! cria-t-elle, il l’aime, celle-là… Je memoque des autres, de simples rencontres, des hasards d’unjour !
Elle parla de Clara avec dédain. On lui avait bien dit queMouret, après les refus de Denise, s’était rejeté sur cette granderousse à tête de cheval, sans doute par calcul ; car il lamaintenait au rayon, pour l’afficher, en la comblant de cadeaux.D’ailleurs, depuis près de trois mois, il menait une vie terriblede plaisirs, semant l’argent avec une prodigalité dont oncausait : il avait acheté un hôtel à une rouleuse decoulisses, il était mangé par deux ou trois autres coquines à lafois, qui semblaient lutter de caprices coûteux et bêtes.
– C’est la faute de cette créature, répétait Henriette. Jesens qu’il se ruine avec d’autres, parce qu’elle le repousse… Dureste, que m’importe son argent ! Je l’aurais mieux aimépauvre. Vous savez comme je l’aime, vous qui êtes devenu notreami.
Elle s’arrêta, étranglée, près d’éclater en larmes ; et,d’un mouvement d’abandon, elle lui tendit les deux mains. C’étaitvrai, elle adorait Mouret pour sa jeunesse et ses triomphes, jamaisun homme ne l’avait ainsi prise tout entière, dans un frisson de sachair et de son orgueil ; mais, à la pensée de le perdre, elleentendait aussi sonner le glas de la quarantaine, elle se demandaitavec terreur comment remplacer ce grand amour.
– Oh ! je me vengerai, murmura-t-elle, je me vengerai,s’il se conduit mal !
Bouthemont lui tenait toujours les mains. Elle était encorebelle. Ce serait seulement une maîtresse gênante, et il n’aimaitguère ce genre-là. La chose pourtant méritait réflexion, il yaurait peut-être intérêt à risquer des ennuis.
– Pourquoi ne vous établissez-vous pas ? dit-elle toutd’un coup, en se dégageant.
Il demeura étonné. Puis, il répondit :
– Mais il faudrait des fonds considérables… L’annéedernière, une idée m’a bien travaillé la tête. Je suis convaincuqu’on trouverait encore, dans Paris, la clientèle d’un ou deuxgrands magasins ; seulement il faudrait choisir le quartier.Le Bon Marché a la rive gauche, le Louvre tient le centre ;nous accaparons, au Bonheur, les quartiers riches de l’ouest. Restele nord, où l’on pourrait créer une concurrence à la Place Clichy.Et j’avais découvert une situation superbe, près de l’Opéra…
– Eh bien ?
Il se mit à rire bruyamment.
– Imaginez-vous que j’ai eu la bêtise de parler de cela àmon père… Oui, j’ai été assez naïf pour le prier de chercher desactionnaires à Toulouse.
Et il conta gaiement la colère du bonhomme, enragé contre lesgrands bazars parisiens, du fond de sa petite boutique de province.Le vieux Bouthemont, que les trente mille francs gagnés par sonfils suffoquaient, avait répondu qu’il donnerait son argent etcelui de ses amis aux hospices, plutôt que de contribuer pour uncentime à un de ces grands magasins qui étaient les maisons detolérance du commerce.
– D’ailleurs, conclut le jeune homme, il faudrait desmillions.
– Si on les trouvait ? dit simplementMme Desforges.
Il la regarda, subitement sérieux. N’était-ce qu’une parole defemme jalouse ? Mais elle ne lui laissa pas le temps de laquestionner, elle ajouta :
– Enfin, vous savez combien je m’intéresse à vous… Nous enrecauserons.
Le timbre de l’antichambre avait retenti. Elle se leva, etlui-même, d’un mouvement instinctif, recula sa chaise, comme sidéjà l’on eût pu les surprendre. Un silence régna, dans le salonaux tentures riantes, garni d’une telle profusion de plantesvertes, qu’il y avait comme un petit bois entre les deux fenêtres.Debout, l’oreille vers la porte, elle attendait.
– C’est lui, murmura-t-elle.
Le domestique annonça :
– Monsieur Mouret, monsieur de Vallagnosc.
Elle ne put retenir un geste de colère. Pourquoi ne venait-ilpas seul ? Il devait être allé chercher son ami, dans lacrainte d’un tête-à-tête possible. Puis, elle eut un sourire, elletendit la main aux deux hommes.
– Comme vous devenez rare !… Je dis cela aussi pourvous, monsieur de Vallagnosc.
Son désespoir était de grossir, elle se serrait dans destoilettes de soie noire, afin de dissimuler l’embonpoint quimontait. Pourtant, sa jolie tête, aux cheveux sombres, gardait safinesse aimable. Et Mouret put lui dire familièrement, enl’enveloppant d’un regard :
– Il est inutile de vous demander de vos nouvelles… Vousêtes fraîche comme une rose.
– Oh ! je me porte trop bien, répondit-elle. Du reste,j’aurais pu mourir, vous n’en auriez rien su.
Elle l’examinait aussi, le trouvait nerveux et las, lespaupières battues, le teint plombé.
– Eh bien ! reprit-elle d’un ton qu’elle tâcha derendre plaisant, je ne vous rendrai pas votre flatterie, vousn’avez guère bonne mine, ce soir.
– Le travail ! dit Vallagnosc.
Mouret eut un geste vague, sans répondre. Il venait d’apercevoirBouthemont, il lui adressait un signe amical de la tête. Au tempsde leur grande intimité, il l’enlevait lui-même au rayon, etl’amenait chez Henriette, pendant le gros travail de l’après-midi.Mais les temps étaient changés, il lui dit à demi-voix :
– Vous avez filé de bien bonne heure… Vous savez qu’ils sesont aperçus de votre sortie et qu’ils sont furieux, là-bas.
Il parlait de Bourdoncle et des autres intéressés, comme s’iln’avait pas été le maître.
– Ah ! murmura Bouthemont, inquiet.
– Oui, j’ai à causer avec vous… Attendez-moi, nous nous enirons ensemble.
Cependant, Henriette s’était assise de nouveau ; et, touten écoutant Vallagnosc, qui lui annonçait la visite probable deMme de Boves, elle ne quittait pas Mouret desyeux. Celui-ci, redevenu muet, regardait les meubles, semblaitchercher au plafond. Puis, comme elle se plaignait en riant den’avoir plus que des hommes à son thé de quatre heures, il s’oubliajusqu’à lâcher cette phrase :
– Je croyais trouver le baron Hartmann.
Henriette avait pâli. Sans doute elle savait qu’il venait chezelle uniquement pour s’y rencontrer avec le baron ; mais ilaurait pu ne pas lui jeter ainsi son indifférence à la face.Justement, la porte s’était ouverte, et le domestique se tenaitdebout derrière elle. Quand elle l’eut interrogé d’un mouvement detête, il se pencha, il lui dit très bas :
– C’est pour ce manteau. Madame m’a recommandé de laprévenir… La demoiselle est là.
Alors, elle haussa la voix, de façon à être entendue. Toute sasouffrance jalouse se soulagea dans ces mots, d’une sécheresseméprisante :
– Qu’elle attende !
– Faut-il la faire entrer dans le cabinet demadame ?
– Non, non, qu’elle reste dans l’antichambre !
Et, quand le domestique fut sorti, elle reprit tranquillement saconversation avec Vallagnosc. Mouret, retombé dans sa lassitude,avait écouté d’une oreille distraite, sans comprendre. Bouthemont,que préoccupait l’aventure, réfléchissait. Mais presque aussitôt laporte se rouvrit, deux dames furent introduites.
– Imaginez-vous, dit Mme Marty, jedescendais de voiture, lorsque j’ai vu arriverMme de Boves sous les arcades.
– Oui, expliqua celle-ci, il fait beau, et comme monmédecin veut toujours que je marche…
Puis, après un échange général de poignées de mains, elledemanda à Henriette :
– Vous prenez donc une nouvelle femme de chambre ?
– Non, répondit celle-ci étonnée. Pourquoi ?
– C’est que je viens de voir dans l’antichambre une jeunefille…
Henriette l’interrompit en riant.
– N’est-ce pas ? toutes ces filles de boutique ontl’air de femmes de chambre… Oui, c’est une demoiselle qui vientpour corriger un manteau.
Mouret la regarda fixement, effleuré d’un soupçon. Ellecontinuait avec une gaieté forcée, elle racontait qu’elle avaitacheté cette confection au Bonheur des Dames, la semaineprécédente.
– Tiens ! dit Mme Marty, ce n’est doncplus Sauveur qui vous habille ?
– Si, ma chère, seulement j’ai voulu faire une expérience.Et puis, j’étais assez satisfaite d’un premier achat, d’un manteaude voyage… Mais, cette fois, ça n’a pas réussi du tout. Vous avezbeau dire, on est fagotée, dans vos magasins. Oh ! je ne megêne pas, je parle devant M. Mouret… Jamais vous n’habillerezune femme un peu distinguée.
Mouret ne défendait pas sa maison, les yeux toujours sur elle,se rassurant, se disant qu’elle n’aurait point osé. Et ce futBouthemont qui dut plaider la cause du Bonheur.
– Si toutes les femmes du beau monde qui s’habillent cheznous s’en vantaient, répliqua-t-il gaiement, vous seriez bienétonnée de notre clientèle… Commandez-nous un vêtement sur mesure,il vaudra ceux de Sauveur, et vous le payerez la moitié moins cher.Mais voilà, c’est justement parce qu’il est moins cher, qu’il estmoins bien.
– Alors, elle ne va pas, cette confection ? repritMme de Boves. Maintenant, je reconnais lademoiselle… Il fait un peu sombre, dans votre antichambre.
– Oui, ajouta Mme Marty, je cherchais oùj’avais déjà vu cette tournure… Eh bien ! allez, ma chère, nevous gênez pas avec nous.
Henriette eut un geste de dédaigneuse insouciance.
– Oh ! tout à l’heure, rien ne presse.
Ces dames continuèrent la discussion sur les vêtements desgrands magasins. Puis, Mme de Boves parla deson mari, qui, disait-elle, venait de partir en inspection, pourvisiter le dépôt d’étalons de Saint-Lô, et, justement, Henrietteracontait que la maladie d’une tante avait appelé la veilleMme Guibal en Franche-Comté. Du reste, elle necomptait pas non plus, ce jour-là, surMme Bourdelais, qui, toutes les fins de mois,s’enfermait avec une ouvrière, afin de passer en revue le linge deson petit monde. Cependant, Mme Marty semblaitagitée d’une sourde inquiétude. La situation de M. Marty étaitmenacée au lycée Bonaparte, à la suite de leçons données par lepauvre homme, dans des institutions louches, où se faisait tout unnégoce sur les diplômes de bachelier ; il battait monnaiecomme il pouvait, fiévreusement, pour suffire aux rages de dépensequi saccageaient son ménage ; et elle, en le voyant pleurer unsoir, devant la crainte d’un renvoi, avait eu l’idée d’employer sonamie Henriette auprès d’un directeur du ministère de l’Instructionpublique, que celle-ci connaissait. Henriette finit par latranquilliser d’un mot. Du reste, M. Marty allait venirlui-même connaître son sort et apporter ses remerciements.
– Vous avez l’air indisposé, monsieur Mouret, fit remarquerMme de Boves.
– Le travail ! répéta Vallagnosc avec son flegmeironique.
Mouret s’était levé vivement, en homme désolé de s’oublierainsi. Il prit sa place habituelle au milieu de ces dames, ilretrouva toute sa grâce. Les nouveautés d’hiver l’occupaient, ilparla d’un arrivage considérable de dentelles ; etMme de Boves le questionna sur le prix dupoint d’Alençon : elle en achèterait peut-être. Maintenant,elle se trouvait réduite à économiser les trente sous d’unevoiture, elle rentrait malade de s’être arrêtée devant lesétalages. Drapée dans un manteau qui datait déjà de deux ans, elleessayait en rêve sur ses épaules de reine toutes les étoffes chèresqu’elle voyait ; puis, c’était comme si on les lui arrachaitde la peau, quand elle s’éveillait vêtue de ses robes retapées,sans espoir de jamais satisfaire sa passion.
– Monsieur le baron Hartmann, annonça le domestique.
Henriette remarqua de quelle heureuse poignée de main Mouretaccueillit le nouveau venu. Celui-ci salua ces dames, regarda lejeune homme de l’air fin qui éclairait par moments sa grosse figurealsacienne.
– Toujours dans les chiffons ! murmura-t-il avec unsourire.
Puis, en familier de la maison, il se permitd’ajouter :
– Il y a une bien charmante jeune fille, dansl’antichambre… Qui est-ce ?
– Oh ! personne, réponditMme Desforges de sa voix mauvaise. Une demoisellede magasin qui attend.
Mais la porte restait entr’ouverte, le domestique servait lethé. Il sortait, rentrait de nouveau, posait sur le guéridon leservice de Chine, puis des assiettes de sandwiches et de biscuits.Dans le vaste salon, une lumière vive, adoucie par les plantesvertes, allumait les cuivres, baignait d’une joie tendre la soiedes meubles ; et, chaque fois que la porte s’ouvrait, onapercevait un coin obscur de l’antichambre, éclairée seulement pardes vitres dépolies. Là, dans le noir, une forme sombreapparaissait, immobile et patiente. Denise se tenait debout ;il y avait bien une banquette recouverte de cuir, mais une fiertél’en éloignait. Elle sentait l’injure. Depuis une demi-heure, elleétait là, sans un geste, sans un mot ; ces dames et le baronl’avaient dévisagée au passage ; maintenant, les voix du salonlui arrivaient par bouffées légères, tout ce luxe aimable lasouffletait de son indifférence ; et elle ne bougeait toujourspas. Brusquement, dans l’entrebâillement de la porte, elle reconnutMouret. Lui, venait enfin de la deviner.
– Est-ce une de vos vendeuses ? demandait le baronHartmann.
Mouret avait réussi à cacher son grand trouble. L’émotion fitseulement trembler sa voix.
– Sans doute, mais je ne sais pas laquelle.
– C’est la petite blonde des confections, se hâta derépondre Mme Marty, celle qui est seconde, jecrois.
Henriette le regardait à son tour.
– Ah ! dit-il simplement.
Et il tâcha de parler des fêtes données au roi de Prusse, depuisla veille à Paris. Mais le baron revint avec malice sur lesdemoiselles des grands magasins. Il affectait de vouloirs’instruire, il posait des questions : d’où venaient-elles engénéral ? avaient-elles d’aussi mauvaises mœurs qu’on ledisait ? Toute une discussion s’engagea.
– Vraiment, répétait-il, vous les croyez sages ?
Mouret défendait leur vertu avec une conviction qui faisait rireVallagnosc. Alors, Bouthemont intervint, pour sauver son chef. MonDieu ! il y avait un peu de tout parmi elles, des coquines etde braves filles. Le niveau de leur moralité montait, d’ailleurs.Autrefois, on n’avait guère que les déclassées du commerce, lesfilles vagues et pauvres tombaient dans les nouveautés ;tandis que, maintenant, des familles de la rue de Sèvres, parexemple, élevaient positivement leurs gamines pour le Bon Marché.En somme, quand elles voulaient se bien conduire, elles lepouvaient ; car elles n’étaient pas, comme les ouvrières dupavé parisien, obligées de se nourrir et de se loger : ellesavaient la table et le lit, leur existence se trouvait assurée, uneexistence très dure sans doute. Le pis était leur situation neutre,mal déterminée, entre la boutiquière et la dame. Ainsi jetées dansle luxe, souvent sans instruction première, elles formaient uneclasse à part, innommée. Leurs misères et leurs vices venaient delà.
– Moi, dit Mme de Boves, je ne connaispas de créatures plus désagréables… C’est à les gifler, desfois.
Et ces dames exhalèrent leur rancune. On se dévorait devant lescomptoirs, la femme y mangeait la femme, dans une rivalité aiguëd’argent et de beauté. C’était une jalousie maussade des vendeusescontre les clientes bien mises, les dames dont elles s’efforçaientde copier les allures, et une jalousie encore plus aigre desclientes mises pauvrement, des petites bourgeoises contre lesvendeuses, ces filles vêtues de soie, dont elles voulaient obtenirune humilité de servante, pour un achat de dix sous.
– Laissez donc ! conclut Henriette, toutes desmalheureuses à vendre, comme leurs marchandises !
Mouret eut la force de sourire. Le baron l’examinait, touché desa grâce à se vaincre. Aussi détourna-t-il la conversation, enreparlant des fêtes données au roi de Prusse : elles seraientsuperbes, tout le commerce parisien allait en profiter. Henriettese taisait, semblait rêveuse, partagée entre le désir d’oublierdavantage Denise dans l’antichambre, et la peur que Mouret, prévenumaintenant, ne s’en allât. Aussi finit-elle par quitter sonfauteuil.
– Vous permettez ?
– Comment donc, ma chère ! ditMme Marty. Tenez ! je vais faire les honneursde chez vous.
Elle se leva, prit la théière, emplit les tasses. Henriettes’était tournée vers le baron Hartmann.
– Vous restez bien quelques minutes ?
– Oui, j’ai à causer avec M. Mouret. Nous allonsenvahir votre petit salon.
Alors, elle sortit, et sa robe de soie noire, contre la porte,eut un frôlement de couleuvre, filant dans les broussailles.
Tout de suite, le baron manœuvra pour emmener Mouret, enabandonnant ces dames à Bouthemont et à Vallagnosc. Puis, ilscausèrent devant la fenêtre du salon voisin, debout, baissant lavoix. C’était toute une affaire nouvelle. Depuis longtemps, Mouretcaressait le rêve de réaliser son ancien projet, l’envahissement del’îlot entier par le Bonheur des Dames, de la rue Monsigny à la ruede la Michodière, et de la rue Neuve-Saint-Augustin à la rue duDix-Décembre. Dans le pâté énorme, il y avait encore, sur cettedernière voie, un vaste terrain en bordure, qu’il ne possédaitpoint ; et cela suffisait à gâter son triomphe, il étaittorturé par le besoin de compléter sa conquête, de dresser, là,comme apothéose, une façade monumentale. Tant que l’entréed’honneur se trouverait rue Neuve-Saint-Augustin, dans une ruenoire du vieux Paris, son œuvre demeurait infirme, manquait delogique ; il la voulait afficher devant le nouveau Paris, surune de ces jeunes avenues où passait au grand soleil la cohue de lafin du siècle ; il la voyait dominer, s’imposer comme lepalais géant du commerce, jeter plus d’ombre sur la ville que levieux Louvre. Mais, jusque-là, il s’était heurté contrel’entêtement du Crédit Immobilier, qui tenait à sa première idéed’élever, le long du terrain en bordure, une concurrence auGrand-Hôtel. Les plans étaient prêts, on attendait seulement ledéblaiement de la rue du Dix-Décembre, pour creuser les fondations.Enfin, dans un dernier effort, Mouret avait presque convaincu lebaron Hartmann.
– Eh bien ! commença celui-ci, nous avons eu hier unconseil, et je suis venu, pensant vous rencontrer et désireux devous tenir au courant… Ils résistent toujours.
Le jeune homme laissa échapper un geste nerveux.
– Ce n’est pas raisonnable… Que disent-ils ?
– Mon Dieu ! ils disent ce que je vous ai ditmoi-même, ce que je pense encore un peu… Votre façade n’est qu’unornement, les nouvelles constructions n’agrandiraient que d’undixième la superficie de vos magasins, et c’est jeter de biengrosses sommes dans une simple réclame.
Du coup, Mouret éclata.
– Une réclame ! une réclame ! En tout cas,celle-ci sera en pierre, et elle nous enterrera tous. Comprenezdonc que ce sont nos affaires décuplées ! En deux ans, nousrattrapons l’argent. Qu’importe ce que vous appelez du terrainperdu, si ce terrain vous rend un intérêt énorme !… Vousverrez la foule, quand notre clientèle n’étranglera plus dans larue Neuve-Saint-Augustin, et qu’elle pourra librement se ruer parla voie large où six voitures rouleront à l’aise.
– Sans doute, reprit le baron en riant. Mais vous êtes unpoète dans votre genre, je vous le répète. Ces messieurs estimentqu’il y aurait danger à élargir encore vos affaires. Ils veulentavoir de la prudence pour vous.
– Comment ! de la prudence ? Je ne comprendsplus… Est-ce que les chiffres ne sont pas là et ne démontrent pasla progression constante de notre vente ? D’abord, avec uncapital de cinq cent mille francs, je faisais deux millionsd’affaires. Ce capital passait quatre fois. Puis, il est devenu dequatre millions, a passé dix fois et a produit quarante millionsd’affaires. Enfin, après des augmentations successives, je viens deconstater, lors du dernier inventaire, que le chiffre d’affairesatteint aujourd’hui le total de quatre-vingts millions ; et lecapital, qui n’a guère augmenté, car il est seulement de sixmillions, a donc passé en marchandises sur nos comptoirs plus dedouze fois.
Il élevait la voix, tapant les doigts de sa main droite sur lapaume de sa main gauche, abattant les millions comme il auraitcassé des noisettes. Le baron l’interrompit.
– Je sais, je sais… Mais vous n’espérez peut-être pasmonter toujours ainsi ?
– Pourquoi pas ? dit Mouret naïvement. Il n’y a aucuneraison pour que ça s’arrête. Le capital peut passer quinze fois,voici longtemps que je le prédis. Même, dans certains rayons, ilpassera vingt-cinq et trente fois… Ensuite, eh bien ! ensuite,nous trouverons un truc pour le faire passer davantage.
– Alors, vous finirez par boire l’argent de Paris, comme onboit un verre d’eau ?
– Sans doute. Est-ce que Paris n’est pas aux femmes, et lesfemmes ne sont-elles pas à nous ?
Le baron lui posa les deux mains sur les épaules, le regardad’un air paternel.
– Tenez ! vous êtes un gentil garçon, je vous aime… Onne peut pas vous résister. Nous allons piocher l’idée sérieusement,et j’espère leur faire entendre raison. Jusqu’à présent, nousn’avons qu’à nous louer de vous. Les dividendes stupéfient laBourse… Vous devez être dans le vrai, il vaut mieux mettre encorede l’argent dans votre machine, que de risquer cette concurrence auGrand-Hôtel, qui est hasardeuse.
L’excitation de Mouret tomba, il remercia le baron, mais sans ymettre son élan d’enthousiasme habituel ; et celui-ci le vittourner les yeux vers la porte de la chambre voisine, repris de lasourde inquiétude qu’il cachait. Cependant, Vallagnosc s’étaitapproché, en comprenant qu’ils ne causaient plus d’affaires. Il setint debout près d’eux, il écouta le baron qui murmurait de son airgalant d’ancien viveur :
– Dites, je crois qu’elles se vengent ?
– Qui donc ? demanda Mouret, embarrassé.
– Mais les femmes… Elles se lassent d’être à vous, et vousêtes à elles, mon cher : juste retour !
Il plaisanta, il était au courant des amours bruyantes du jeunehomme. L’hôtel acheté à la rouleuse de coulisses, les sommesénormes mangées avec des filles ramassées dans les cabinetsparticuliers, l’égayaient comme une excuse aux folies qu’il avaitfaites lui-même autrefois. Sa vieille expérience seréjouissait.
– Vraiment, je ne comprends pas, répétait Mouret.
– Eh ! vous comprenez très bien. Elles ont toujours ledernier mot… Aussi je pensais : Ce n’est pas possible, il sevante, il n’est pas si fort ! Et vous y voilà ! Tirezdonc tout de la femme, exploitez-la comme une mine de houille, pourqu’elle vous exploite ensuite et vous fasse rendre gorge !…Méfiez-vous, car elle vous tirera plus de sang et d’argent que vousne lui en aurez sucé.
Il riait davantage, et Vallagnosc, près de lui, ricanait, sansdire une parole.
– Mon Dieu ! il faut bien goûter à tout, finit parconfesser Mouret, en affectant de s’égayer également. L’argent estbête, si on ne le dépense pas.
– Ça, je vous approuve, reprit le baron. Amusez-vous, moncher. Ce n’est pas moi qui vous ferai de la morale, ni quitremblerai pour les gros intérêts que nous vous avons confiés. Ondoit jeter sa gourme, on a la tête plus libre ensuite… Et puis, iln’est pas désagréable de se ruiner, quand on est homme à rebâtir safortune… Mais si l’argent n’est rien, il y a des souffrances…
Il s’arrêta, son rire devint triste, d’anciennes peinespassaient dans l’ironie de son scepticisme. Il avait suivi le dueld’Henriette et de Mouret, en curieux que les batailles du cœurpassionnaient encore chez les autres ; et il sentait bien quela crise était venue, il devinait le drame, au courant del’histoire de cette Denise, qu’il avait vue dans l’antichambre.
– Oh ! quant à souffrir, cela n’est pas dans maspécialité, dit Mouret, d’un ton de bravade. C’est déjà bien jolide payer.
Le baron le regarda quelques secondes en silence. Sans vouloirinsister, il ajouta lentement :
– Ne vous faites pas plus mauvais que vous n’êtes… Vous ylaisserez autre chose que votre argent. Oui, vous y laisserez devotre chair, mon ami.
Il s’interrompit pour demander, en plaisantant denouveau :
– N’est-ce pas ? monsieur de Vallagnosc, çaarrive ?
– On le dit, monsieur le baron, déclara simplement cedernier.
Et, juste à ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit. Mouret,qui allait répondre, eut un léger sursaut. Les trois hommes setournèrent. C’était Mme Desforges, l’air très gai,allongeant seulement la tête, appelant d’une voixpressée :
– Monsieur Mouret ! monsieur Mouret !
Puis, quand elle les aperçut :
– Oh ! messieurs, vous permettez, j’enlèveM. Mouret pour une minute. C’est bien le moins, puisqu’il m’avendu un manteau affreux, qu’il me prête ses lumières. Cette filleest une sotte qui n’a pas une idée… Voyons, je vous attends.
Il hésitait, combattu, reculant devant la scène qu’il prévoyait.Mais il dut obéir. Le baron lui disait de son air paternel etrailleur à la fois :
– Allez, allez donc, mon cher. Madame a besoin de vous.
Alors, Mouret la suivit. La porte retomba, et il crut entendrele ricanement de Vallagnosc, étouffé par les tentures. D’ailleurs,il était à bout de courage. Depuis qu’Henriette avait quitté lesalon, et qu’il savait Denise au fond de l’appartement, entre desmains jalouses, il éprouvait une anxiété croissante, un tourmentnerveux qui lui faisait prêter l’oreille, comme tressaillant à unbruit lointain de larmes. Que pouvait inventer cette femme pour latorturer ? Et tout son amour, cet amour qui le surprenaitencore, allait à la jeune fille, ainsi qu’un soutien et uneconsolation. Jamais il n’avait aimé ainsi, avec ce charme puissantdans la souffrance. Ses tendresses d’homme affairé, Henrietteelle-même, si fine, si jolie, et dont la possession flattait sonorgueil, n’étaient qu’un agréable passe-temps, parfois un calcul,où il cherchait uniquement du plaisir profitable. Il sortaittranquille de chez ses maîtresses, rentrait se coucher, heureux desa liberté de garçon, sans un regret ni un souci au cœur. Tandisque, maintenant, son cœur battait d’angoisse, sa vie était prise,il n’avait plus l’oubli du sommeil, dans son grand lit solitaire.Toujours Denise le possédait. Même à cette minute, il n’y avaitqu’elle, et il songeait qu’il préférait être là pour la protéger,tout en suivant l’autre avec la peur de quelque scène fâcheuse.
D’abord, ils traversèrent la chambre à coucher, silencieuse etvide. Puis, Mme Desforges, poussant une porte,passa dans le cabinet, où Mouret entra derrière elle. C’était unepièce assez vaste, tendue de soie rouge, meublée d’une toilette demarbre et d’une armoire à trois corps, aux larges glaces. Comme lafenêtre donnait sur la cour, il y faisait déjà sombre ; etl’on avait allumé deux becs de gaz, dont les bras nickeléss’allongeaient, à droite et à gauche de l’armoire.
– Voyons, dit Henriette, ça va mieux marcher peut-être.
En entrant, Mouret avait trouvé Denise toute droite, au milieude la vive lumière. Elle était très pâle, modestement serrée dansune jaquette de cachemire, coiffée d’un chapeau noir ; et elletenait, sur un bras, le manteau acheté au Bonheur. Lorsqu’elle vitle jeune homme, ses mains eurent un léger tremblement.
– Je veux que monsieur juge, reprit Henriette. Aidez-moi,mademoiselle.
Et Denise, s’approchant, dut lui remettre le manteau. Dans unpremier essayage, elle avait posé des épingles aux épaules, quin’allaient pas. Henriette se tournait, s’étudiait devantl’armoire.
– Est-ce possible ? Parlez franchement.
– En effet, madame, il est manqué, dit Mouret, pour coupercourt. C’est bien simple, mademoiselle va vous prendre mesure, etnous vous en ferons un autre.
– Non, je veux celui-ci, j’en ai besoin tout de suite,reprit-elle avec vivacité. Seulement, il m’étrangle la poitrine,tandis qu’il fait une poche là, entre les épaules.
Puis, de sa voix sèche :
– Quand vous me regarderez, mademoiselle, ça ne corrigerapas le défaut !… Cherchez, trouvez quelque chose. C’est votreaffaire.
Denise, sans ouvrir la bouche, recommença à poser des épingles.Cela dura longtemps : il lui fallait passer d’une épaule àl’autre ; même elle dut un instant se baisser, s’agenouillerpresque, pour tirer le devant du manteau. Au-dessus d’elle,s’abandonnant à ses soins, Mme Desforges avait levisage dur d’une maîtresse difficile à contenter. Heureuse derabaisser la jeune fille à cette besogne de servante, elle luidonnait des ordres brefs, en guettant sur la face de Mouret lesmoindres plis nerveux.
– Mettez une épingle ici. Eh ! non, pas là, ici, prèsde la manche. Vous ne comprenez donc pas ?… Ce n’est pas ça,voici la poche qui reparaît… Et prenez garde, vous me piquezmaintenant !
À deux reprises encore, Mouret tâcha vainement d’intervenir,pour faire cesser cette scène. Son cœur bondissait, sousl’humiliation de son amour ; et il aimait Denise davantage,d’une tendresse émue, devant le beau silence qu’elle gardait. Siles mains de la jeune fille tremblaient toujours un peu, d’êtreainsi traitée en face de lui, elle acceptait les nécessités dumétier, avec la résignation fière d’une fille de courage. QuandMme Desforges comprit qu’ils ne se trahiraient pas,elle chercha autre chose, elle inventa de sourire à Mouret, del’afficher comme son amant. Alors, les épingles étant venues àmanquer :
– Tenez, mon ami, regardez dans la boîte d’ivoire, sur latoilette… Vraiment ! elle est vide ?… Soyez aimable,voyez donc sur la cheminée de la chambre : vous savez, au coinde la glace.
Et elle le mettait chez lui, l’installait en homme qui avaitcouché là, qui connaissait la place des peignes et des brosses.Quand il lui rapporta une pincée d’épingles, elle les prit une parune, le força de rester debout près d’elle, le regardant, luiparlant à voix basse.
– Je ne suis pas bossue peut-être… Donnez votre main, tâtezles épaules, par plaisir. Est-ce que je suis faite ainsi ?
Denise, lentement, avait levé les yeux, plus pâle encore, ets’était remise à piquer en silence les épingles. Mouretn’apercevait que ses lourds cheveux blonds, tordus sur la nuquedélicate ; mais, au frisson qui les soulevait, il croyait voirle malaise et la honte du visage. Maintenant, elle le repousserait,elle le renverrait à cette femme, qui ne cachait même pas saliaison devant les étrangers. Et des brutalités lui venaient auxpoignets, il aurait battu Henriette. Comment la faire taire ?comment dire à Denise qu’il l’adorait, qu’elle seule existait àcette heure, qu’il lui sacrifiait toutes ses anciennes tendressesd’un jour ? Une fille n’aurait pas eu les familiaritéséquivoques de cette bourgeoise. Il retira sa main, ilrépéta :
– Vous avez tort de vous entêter, madame, puisque je trouvemoi-même que ce vêtement est manqué.
Un des becs de gaz sifflait ; et, dans l’air étouffé etmoite de la pièce, on n’entendit plus que ce souffle ardent. Lesglaces de l’armoire reflétaient de larges pans de clarté vive surles tentures de soie rouge, où dansaient les ombres des deuxfemmes. Un flacon de verveine, qu’on avait oublié de reboucher,exhalait une odeur vague et perdue de bouquet qui se fane.
– Voilà, madame, tout ce que je puis faire, dit enfinDenise en se relevant.
Elle se sentait à bout de forces. Deux fois, elle s’étaitenfoncé les épingles dans les mains, comme aveuglée, les yeuxtroubles. Était-il du complot ? l’avait-il fait venir, pour sevenger de ses refus, en lui montrant que d’autres femmesl’aimaient ? Et cette pensée la glaçait, elle ne se souvenaitpas d’avoir jamais eu besoin d’autant de courage, même aux heuresterribles de son existence où le pain lui avait manqué. Ce n’étaitrien encore d’être humiliée ainsi, mais de le voir presque aux brasd’une autre, comme si elle n’eût pas été là !
Henriette s’examinait devant la glace. De nouveau, elle éclataen paroles dures.
– C’est une plaisanterie, mademoiselle. Il va plus malqu’auparavant… Regardez comme il me bride la poitrine. J’ai l’aird’une nourrice.
Alors, Denise, poussée à bout, eut une parole fâcheuse.
– Madame est un peu forte… Nous ne pouvons pourtant pasfaire que madame soit moins forte.
– Forte, forte, répéta Henriette qui blêmissait à son tour.Voilà que vous devenez insolente, mademoiselle… En vérité, je vousconseille, de juger les autres !
Toutes deux, face à face, frémissantes, se contemplaient. Il n’yavait désormais ni dame, ni demoiselle de magasin. Elles n’étaientplus que femmes, comme égalées dans leur rivalité. L’une avaitviolemment retiré le manteau pour le jeter sur une chaise ;tandis que l’autre lançait au hasard sur la toilette les quelquesépingles qui lui restaient entre les doigts.
– Ce qui m’étonne, reprit Henriette, c’est queM. Mouret tolère une pareille insolence… Je croyais, monsieur,que vous étiez plus difficile pour votre personnel.
Denise avait retrouvé son calme brave. Elle réponditdoucement :
– Si M. Mouret me garde, c’est qu’il n’a rien à mereprocher… Je suis prête à vous faire des excuses, s’ill’exige.
Mouret écoutait, saisi par cette querelle, ne trouvant pas laphrase pour en finir. Il avait l’horreur de ces explications entrefemmes, dont l’âpreté blessait son continuel besoin de grâce.Henriette voulait lui arracher un mot qui condamnât la jeunefille ; et, comme il restait muet, partagé encore, elle lefouetta d’une dernière injure.
– C’est bien, monsieur, s’il faut que je souffre chez moiles insolences de vos maîtresses !… Une fille ramassée dansquelque ruisseau.
Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Denise. Elle lesretenait depuis longtemps ; mais tout son être défaillait sousl’insulte. Quand il la vit pleurer ainsi, sans répondre par uneviolence, d’une dignité muette et désespérée, Mouret n’hésita plus,son cœur allait vers elle, dans une tendresse immense. Il lui pritles mains, il balbutia :
– Partez vite, mon enfant, oubliez cette maison.
Henriette, pleine de stupeur, étranglée de colère, lesregardait.
– Attendez, continua-t-il en pliant lui-même le manteau,remportez ce vêtement. Madame en achètera un autre ailleurs. Et nepleurez plus, je vous en prie. Vous savez quelle estime j’ai pourvous.
Il l’accompagna jusqu’à la porte, qu’il referma ensuite. Ellen’avait pas prononcé une parole ; seulement, une flamme roseétait montée à ses joues, tandis que ses yeux se mouillaient denouvelles larmes, d’une douceur délicieuse.
Henriette, qui suffoquait, avait tiré son mouchoir et s’enécrasait les lèvres. C’était le renversement de ses calculs,elle-même prise au piège qu’elle avait tendu. Elle se désolaitd’avoir poussé les choses trop loin, torturée de jalousie. Êtrequittée pour une pareille créature ! se voir dédaignée devantelle ! Son orgueil souffrait plus que son amour.
– Alors, c’est cette fille que vous aimez ? dit-ellepéniblement, quand ils furent seuls.
Mouret ne répondit pas tout de suite, il marchait de la fenêtreà la porte, en cherchant à vaincre sa violente émotion. Enfin, ils’arrêta, et très poliment, d’une voix qu’il tâchait de rendrefroide, il dit avec simplicité :
– Oui, madame.
Le bec de gaz sifflait toujours, dans l’air étouffé du cabinet.Maintenant, les reflets des glaces n’étaient plus traversésd’ombres dansantes, la pièce semblait nue, tombée à une tristesselourde. Et Henriette s’abandonna brusquement sur une chaise,tordant son mouchoir entre ses doigts fébriles, répétant au milieude ses sanglots :
– Mon Dieu ! que je suis malheureuse !
Il la regarda quelques secondes, immobile. Puis, tranquillement,il s’en alla. Elle, toute seule, pleurait dans le silence, devantles épingles semées sur la toilette et sur le parquet.
Lorsque Mouret entra dans le petit salon, il n’y trouva plus queVallagnosc, le baron étant retourné près des dames. Comme il sesentait tout secoué encore, il s’assit au fond de la pièce, sur uncanapé ; et son ami, en le voyant défaillir, vintcharitablement se planter devant lui, pour le cacher aux regardscurieux. D’abord, ils se contemplèrent, sans échanger un mot. Puis,Vallagnosc, que le trouble de Mouret semblait égayer en dedans,finit par demander de sa voix goguenarde :
– Tu t’amuses ?
Mouret ne parut pas comprendre tout de suite. Mais, lorsqu’il sefut rappelé leurs conversations anciennes sur la bêtise vide etl’inutile torture de la vie, il répondit :
– Sans doute, jamais je n’ai tant vécu… Ah ! monvieux, ne te moque pas, ce sont les heures les plus courtes, cellesoù l’on meurt de souffrance !
Il baissa la voix, il continua gaiement, sous ses larmes malessuyées :
– Oui, tu sais tout, n’est-ce pas ? elles viennent, àelles deux, de me hacher le cœur. Mais c’est encore bon, vois-tu,presque aussi bon que des caresses, les blessures qu’elles font… Jesuis brisé, je n’en peux plus ; n’importe, tu ne sauraiscroire combien j’aime la vie !… Oh ! je finirai parl’avoir, cette enfant qui ne veut pas !
Vallagnosc dit simplement :
– Et après ?
– Après ?… Tiens ! je l’aurai ! N’est-cepoint assez ?… Si tu te crois fort, parce que tu refusesd’être bête et de souffrir ! Tu n’es qu’une dupe, pasdavantage !… Tâche donc d’en désirer une et de la tenirenfin : cela paye en une minute toutes les misères.
Mais Vallagnosc exagérait son pessimisme. À quoi bon tanttravailler, puisque l’argent ne donnait pas tout ? C’était luiqui aurait fermé boutique et qui se serait allongé sur le dos, pourne plus remuer un doigt, le jour où il aurait reconnu qu’avec desmillions on ne pouvait même pas acheter la femme désirée !Mouret, en l’écoutant, devenait grave. Puis, il repartitviolemment, il croyait à la toute-puissance de sa volonté.
– Je la veux, je l’aurai !… Et si elle m’échappe, tuverras quelle machine je bâtirai pour me guérir. Ce sera superbequand même… Tu n’entends pas cette langue, mon vieux :autrement, tu saurais que l’action contient en elle sa récompense.Agir, créer, se battre contre les faits, les vaincre ou être vaincupar eux, toute la joie et toute la santé humaines sontlà !
– Simple façon de s’étourdir, murmura l’autre.
– Eh bien ! j’aime mieux m’étourdir… Crever pourcrever, je préfère crever de passion que de creverd’ennui !
Ils rirent tous les deux, cela leur rappelait leurs vieillesdiscussions du collège. Vallagnosc, d’une voix molle, se plut alorsà étaler la platitude des choses. Il mettait une sorte defanfaronnade dans l’immobilité et le néant de son existence. Oui,il s’ennuierait le lendemain au ministère, comme il s’y étaitennuyé la veille ; en trois ans, on l’avait augmenté de sixcents francs, il était maintenant à trois mille six, pas même dequoi fumer des cigares propres ; ça devenait de plus en plusinepte, et si l’on ne se tuait pas, c’était par simple paresse,pour éviter de se déranger. Mouret lui ayant parlé de son mariageavec Mlle de Boves, il répondit que, malgrél’obstination de la tante à ne pas mourir, l’affaire allait êtreconclue ; du moins, il le pensait, les parents étaientd’accord, lui affectait de n’avoir pas de volonté. Pourquoi vouloirou ne pas vouloir, puisque jamais ça ne tournait comme on ledésirait ? Il donna en exemple son futur beau-père, quicomptait trouver en Mme Guibal une blondeindolente, le caprice d’une heure, et que la dame menait à coups defouet, ainsi qu’un vieux cheval dont on use les dernières forces.Tandis qu’on le croyait occupé à inspecter les étalons de Saint-Lô,elle achevait de le manger, dans une petite maison louée par lui àVersailles.
– Il est plus heureux que toi, dit Mouret en se levant.
– Oh ! lui, pour sûr ! déclara Vallagnosc. Il n’ya peut-être que le mal qui soit un peu drôle.
Mouret s’était remis. Il songeait à s’échapper ; mais il nevoulait pas que son départ eût l’air d’une fuite. Aussi, résolu àprendre une tasse de thé, rentra-t-il dans le grand salon avec sonami, plaisantant l’un et l’autre. Le baron Hartmann lui demanda sile manteau allait enfin ; et, sans se troubler, Mouretrépondit qu’il y renonçait pour son compte. Il y eut uneexclamation. Pendant que Mme Marty se hâtait de leservir, Mme de Boves accusait les magasins detenir toujours les vêtements trop étroits. Enfin, il put s’asseoirprès de Bouthemont, qui n’avait pas bougé. On les oublia, et surles questions inquiètes de celui-ci, désireux de connaître sonsort, il n’attendit pas d’être dans la rue, il lui apprit que cesmessieurs du conseil s’étaient décidés à se priver de ses services.Entre chaque phrase, il buvait une cuillerée de thé, tout enprotestant de son désespoir. Oh ! une querelle dont il seremettait à peine, car il avait quitté la salle hors de lui.Seulement, que faire ? il ne pouvait briser avec cesmessieurs, pour une simple question de personnel. Bouthemont, trèspâle, dut encore le remercier.
– Voilà un manteau terrible, fit remarquerMme Marty. Henriette n’en sort pas.
En effet, cette absence prolongée commençait à gêner tout lemonde. Mais, à l’instant même, Mme Desforgesreparut.
– Vous y renoncez aussi ? cria gaiementMme de Boves.
– Comment ça ?
– Oui, M. Mouret nous a dit que vous ne pouviez vousen tirer.
Henriette montra la plus grande surprise.
– M. Mouret a plaisanté. Ce manteau iraparfaitement.
Elle semblait très calme, souriante. Sans doute elle avaitbaigné ses paupières, car elles étaient fraîches, sans une rougeur.Tandis que tout son être tressaillait et saignait encore, elletrouvait la force de cacher sa torture, sous le masque de sa bonnegrâce mondaine. Ce fut avec son rire accoutumé qu’elle présenta dessandwiches à Vallagnosc. Le baron seul, qui la connaissait bien,remarqua la légère contraction de ses lèvres et le feu sombrequ’elle n’avait pu éteindre au fond de ses yeux. Il devina toute lascène.
– Mon Dieu ! chacun son goût, disaitMme de Boves, en acceptant elle aussi unsandwich. Je connais des femmes qui n’achèteraient pas un rubanailleurs qu’au Louvre. D’autres ne jurent que par le Bon Marché…C’est une question de tempérament sans doute.
– Le Bon Marché est bien province, murmuraMme Marty, et l’on est si bousculé auLouvre !
Ces dames étaient retombées sur les grands magasins. Mouret dutdonner son avis, il revint au milieu d’elles, et affecta d’êtrejuste. Une excellente maison que le Bon Marché, solide,respectable ; mais le Louvre avait certainement une clientèleplus brillante.
– Enfin, vous préférez le Bonheur des Dames, dit le baronsouriant.
– Oui, répondit tranquillement Mouret. Chez nous, on aimeles clientes.
Toutes les femmes présentes furent de son avis. C’était biencela, elles se trouvaient comme en partie fine au Bonheur, elles ysentaient une continuelle caresse de flatterie, une adorationépandue qui retenait les plus honnêtes. L’énorme succès du magasinvenait de cette séduction galante.
– À propos, demanda Henriette, qui voulait montrer unegrande liberté d’esprit, et ma protégée, qu’en faites-vous,monsieur Mouret ?… Vous savez,Mlle de Fontenailles.
Et, se tournant vers Mme Marty :
– Une marquise, ma chère, une pauvre fille tombée dans lagêne.
– Mais, dit Mouret, elle gagne ses trois francs par jour àcoudre des cahiers d’échantillons, et je crois que je vais luifaire épouser un de mes garçons de magasin.
– Fi ! l’horreur ! criaMme de Boves.
Il la regarda, il reprit de sa voix calme :
– Pourquoi donc, madame ? Est-ce qu’il ne vaut pasmieux pour elle épouser un brave garçon, un gros travailleur, quede courir le risque d’être ramassée par des fainéants sur letrottoir ?
Vallagnosc voulut intervenir, en plaisantant.
– Ne le poussez pas, madame. Il va vous dire que toutes lesvieilles familles de France devraient se mettre à vendre ducalicot.
– Mais, déclara Mouret, pour beaucoup d’entre elles ceserait au moins une fin honorable.
On finit par rire, le paradoxe semblait un peu fort. Lui,continuait à célébrer ce qu’il appelait l’aristocratie du travail.Une faible rougeur avait coloré les joues deMme de Boves, que sa gêne réduite auxexpédients enrageait ; tandis que Mme Marty,au contraire, approuvait, prise de remords, en songeant à sonpauvre mari. Justement, le domestique introduisit le professeur,qui venait la chercher. Il était plus sec, plus desséché par sesdures besognes, dans sa mince redingote luisante. Quand il eutremercié Mme Desforges d’avoir parlé pour lui auministère, il jeta vers Mouret le regard craintif d’un homme quirencontre le mal dont il mourra. Et il resta saisi d’entendre cedernier lui adresser la parole.
– N’est-ce pas, monsieur, que le travail mène àtout ?
– Le travail et l’épargne, répondit-il avec un légergrelottement de tout son corps. Ajoutez l’épargne, monsieur.
Cependant, Bouthemont était demeuré immobile dans son fauteuil.Les paroles de Mouret sonnaient encore à ses oreilles. Il se levaenfin, il vint dire tout bas à Henriette :
– Vous savez qu’il m’a signifié mon congé, oh ! trèsgentiment… Mais du diable s’il ne s’en repent pas ! Je viensde trouver mon enseigne : Aux Quatre Saisons, et je me planteprès de l’Opéra !
Elle le regarda, ses yeux s’assombrirent.
– Comptez sur moi, j’en suis… Attendez.
Et elle attira le baron Hartmann dans l’embrasure d’une fenêtre.Sans attendre, elle lui recommanda Bouthemont, le donna comme ungaillard qui allait à son tour révolutionner Paris, ens’établissant à son compte. Quand elle parla d’une commandite pourson nouveau protégé, le baron, bien qu’il ne s’étonnât plus derien, ne put réprimer un geste d’effarement. C’était le quatrièmegarçon de génie qu’elle lui confiait, il finissait par se sentirridicule. Mais il ne refusa pas nettement, l’idée de faire naîtreune concurrence au Bonheur des Dames lui plaisait même assez ;car il avait déjà inventé, en matière de banque, de se créer ainsides concurrences, pour en dégoûter les autres. Puis, l’aventurel’amusait. Il promit d’examiner l’affaire.
– Il faut que nous causions ce soir, revint dire Henrietteà l’oreille de Bouthemont. Vers neuf heures, ne manquez pas… Lebaron est à nous.
À ce moment, la vaste pièce s’emplissait de voix. Mouret,toujours debout au milieu de ces dames, avait retrouvé sa bonnegrâce : il se défendait gaiement de les ruiner en chiffons, iloffrait de démontrer, chiffres en main, qu’il leur faisaitéconomiser trente pour cent sur leurs achats. Le baron Hartmann leregardait, repris d’une admiration fraternelle d’ancien coureur deguilledou. Allons ! le duel était fini, Henriette restait parterre, elle ne serait certainement pas la femme qui devait venir.Et il crut revoir le profil modeste de la jeune fille, qu’il avaitaperçue en traversant l’antichambre. Elle était là, patiente,seule, redoutable dans sa douceur.
Ce fut le vingt-cinq septembre que commencèrent les travaux dela nouvelle façade du Bonheur des Dames. Le baron Hartmann, selonsa promesse, avait enlevé l’affaire, dans la dernière réuniongénérale du Crédit Immobilier. Et Mouret touchait enfin à laréalisation de son rêve : cette façade qui allait grandir surla rue du Dix-Décembre, était comme l’épanouissement même de safortune. Aussi voulut-il fêter la pose de la première pierre. Il enfit une cérémonie, distribua des gratifications à ses vendeurs,leur donna le soir du gibier et du champagne. On remarqua sonhumeur joyeuse sur le chantier, le geste victorieux dont il scellala pierre, d’un coup de truelle. Depuis des semaines, il étaitinquiet, agité d’un tourment nerveux, qu’il ne parvenait pastoujours à cacher ; et son triomphe apportait un répit, unedistraction dans sa souffrance. Tout l’après-midi, il sembla revenuà sa gaieté d’homme bien portant. Mais, dès le dîner, lorsqu’iltraversa le réfectoire pour boire un verre de champagne avec sonpersonnel, il reparut fiévreux, souriant d’un air pénible, lestraits tirés par le mal inavoué qui le rongeait. Il étaitrepris.
Le lendemain, aux confections, Clara Prunaire essaya d’êtredésagréable à Denise. Elle avait remarqué l’amour transi deColomban, elle eut l’idée de plaisanter les Baudu. Comme Margueritetaillait son crayon en attendant les clientes, elle lui dit à voixhaute :
– Vous savez, mon amoureux d’en face… Il finit par mechagriner dans cette boutique noire, où il n’entre jamaispersonne.
– Il n’est pas si malheureux, répondit Marguerite, il doitépouser la fille du patron.
– Tiens ! reprit Clara, ce serait drôle de l’enleveralors !… Je vais en faire la blague, paroled’honneur !
Et elle continua, heureuse de sentir Denise révoltée. Celle-cilui pardonnait tout ; mais l’idée de sa cousine Genevièvemourante, achevée par cette cruauté, la jetait hors d’elle.Justement, une cliente se présentait, et commeMme Aurélie venait de descendre au sous-sol, elleprit la direction du comptoir, elle appela Clara.
– Mademoiselle Prunaire, vous feriez mieux de vous occuperde cette dame que de causer.
– Je ne causais pas.
– Veuillez vous taire, je vous prie. Et occupez-vous demadame tout de suite.
Clara se résigna, domptée. Lorsque Denise faisait acte de force,sans élever le ton, pas une ne résistait. Elle avait conquis uneautorité absolue, par sa douceur même. Un instant, elle se promenaen silence, au milieu de ces demoiselles devenues sérieuses.Marguerite s’était remise à tailler son crayon, dont la minecassait toujours. Elle seule continuait à approuver la seconde derésister à Mouret, hochant la tête, n’avouant pas l’enfant qu’elleavait fait par hasard, mais déclarant que, si l’on se doutait desembarras d’une bêtise, on aimerait mieux se bien conduire.
– Vous vous fâchez ? dit une voix derrière Denise.
C’était Pauline qui traversait le rayon. Elle avait vu la scène,elle parlait bas, en souriant.
– Mais il le faut bien, répondit de même Denise. Je ne puisvenir à bout de mon petit monde.
La lingère haussa les épaules.
– Laissez donc, vous serez notre reine à toutes, quand vousvoudrez.
Elle, ne comprenait toujours pas les refus de son amie. Depuisla fin d’août, elle avait épousé Baugé, une vraie sottise,disait-elle gaiement. Le terrible Bourdoncle la traitait maintenanten sabot, en femme perdue pour le commerce. Sa frayeur était qu’onne les envoyât un beau matin s’aimer dehors, car ces messieurs dela direction décrétaient l’amour exécrable et mortel à la vente.C’était au point que, lorsqu’elle rencontrait Baugé dans lesgaleries, elle affectait de ne pas le connaître. Justement, ellevenait d’avoir une alerte, le père Jouve avait failli la surprendrecausant avec son mari, derrière une pile de torchons.
– Tenez ! il m’a suivie, ajouta-t-elle, après avoirconté vivement l’aventure à Denise. Le voyez-vous qui me flaire deson grand nez !
Jouve, en effet, sortait des dentelles, correctement cravaté deblanc, le nez à l’affût de quelque faute. Mais, lorsqu’il aperçutDenise, il fit le gros dos et passa d’un air aimable.
– Sauvée ! murmura Pauline. Ma chère, vous lui avezrentré ça dans la gorge… Dites donc, s’il m’arrivait malheur, vousparleriez pour moi ? Oui, oui, ne prenez pas votre air étonné,on sait qu’un mot de vous révolutionnerait la maison.
Et elle se hâta de rentrer à son comptoir. Denise avait rougi,troublée de ces allusions amicales. C’était vrai, du reste. Elleavait la sensation vague de sa puissance, aux flatteries quil’entouraient. Lorsque Mme Aurélie remonta, etqu’elle trouva le rayon tranquille et actif, sous la surveillancede la seconde, elle lui sourit amicalement. Elle lâchait Mouretlui-même, son amabilité grandissait chaque jour pour une personnequi pouvait, un beau matin, ambitionner sa situation de première.Le règne de Denise commençait.
Seul, Bourdoncle ne désarmait pas. Dans la guerre sourde qu’ilcontinuait contre la jeune fille, il y avait d’abord une antipathiede nature. Il la détestait pour sa douceur et son charme. Puis, illa combattait comme une influence néfaste qui mettrait la maison enpéril, le jour où Mouret aurait succombé. Les facultés commercialesdu patron lui semblaient devoir sombrer, au milieu de cettetendresse inepte : ce qu’on avait gagné par les femmes, s’enirait par cette femme. Toutes le laissaient froid, il les traitaitavec le dédain d’un homme sans passion, dont le métier était devivre d’elles, et qui avait perdu ses illusions dernières, en lesvoyant à nu, dans les misères de son trafic. Au lieu de le griser,l’odeur des soixante-dix mille clientes lui donnait d’intolérablesmigraines : il battait ses maîtresses, dès qu’il rentrait chezlui. Et ce qui l’inquiétait surtout, devant cette petite vendeusedevenue peu à peu si redoutable, c’était qu’il ne croyait point àson désintéressement, à la franchise de ses refus. Pour lui, ellejouait un rôle, le plus habile des rôles ; car, si elles’était livrée le premier jour, Mouret sans doute l’aurait oubliéele lendemain ; tandis que, en se refusant, elle avait fouettéson désir, elle le rendait fou, capable de toutes les sottises. Unerouée, une fille de vice savant, n’aurait pas agi d’une autre façonque cette innocente. Aussi Bourdoncle ne pouvait-il la voir, avecses yeux clairs, son visage doux, toute son attitude simple, sansêtre pris maintenant d’une peur véritable, comme s’il avait eu, enface de lui, une mangeuse de chair déguisée, l’énigme sombre de lafemme, la mort sous les traits d’une vierge. De quelle manièredéjouer la tactique de cette fausse ingénue ? Il ne cherchaitplus qu’à pénétrer ses artifices, dans l’espoir de les dévoiler augrand jour ; certainement, elle commettrait quelque faute, illa surprendrait avec un de ses amants, et elle serait chassée denouveau, la maison retrouverait enfin son beau fonctionnement demachine bien montée.
– Veillez, monsieur Jouve, répétait Bourdoncle àl’inspecteur. C’est moi qui vous récompenserai.
Mais Jouve y apportait de la mollesse, car il avait pratiqué lesfemmes, et il songeait à se mettre du côté de cette enfant, quipouvait être la maîtresse souveraine du lendemain. S’il n’osaitplus y toucher, il la trouvait diablement jolie. Son colonel,autrefois, s’était tué pour une gamine pareille, une figureinsignifiante, délicate et modeste, dont un seul regard retournaitles cœurs.
– Je veille, je veille, répondait-il. Mais, paroled’honneur ! je ne découvre rien.
Pourtant, des histoires circulaient, il y avait un courant decommérages abominables, sous les flatteries et le respect queDenise sentait monter autour d’elle. La maison entière, à cetteheure, racontait qu’elle avait eu jadis Hutin pour amant ; onn’osait jurer que la liaison continuât, seulement on lessoupçonnait de se revoir, de loin en loin. Et Deloche aussicouchait avec elle : ils se retrouvaient sans cesse dans lescoins noirs, ils causaient pendant des heures. Un véritablescandale !
– Alors, rien du premier à la soie, rien du jeune homme desdentelles ? répétait Bourdoncle.
– Non, monsieur, rien encore, affirmait l’inspecteur.
C’était surtout avec Deloche que Bourdoncle comptait surprendreDenise. Un matin, lui-même les avait aperçus en train de rire dansle sous-sol. En attendant, il traitait la jeune fille de puissanceà puissance, car il ne la dédaignait plus, il la sentait assezforte pour le culbuter lui-même, malgré ses dix ans de service,s’il perdait la partie.
– Je vous recommande le jeune homme des dentelles,concluait-il chaque fois. Ils sont toujours ensemble. Si vous lespincez, appelez-moi, et je me charge du reste.
Mouret, cependant, vivait dans l’angoisse. Était-cepossible ? cette enfant le torturait à ce point !Toujours il la revoyait arrivant au Bonheur, avec ses grossouliers, sa mince robe noire, son air sauvage. Elle bégayait, tousse moquaient d’elle, lui-même l’avait trouvée laide d’abord.Laide ! et, maintenant, elle l’aurait fait mettre à genouxd’un regard, il ne l’apercevait plus que dans un rayonnement !Puis, elle était restée la dernière de la maison, rebutée,plaisantée, traitée par lui en bête curieuse. Pendant des mois, ilavait voulu voir comment une fille poussait, il s’était amusé àcette expérience, sans comprendre qu’il y jouait son cœur. Elle,peu à peu, grandissait, devenait redoutable. Peut-être l’aimait-ildepuis la première minute, même à l’époque où il ne croyait avoirque de la pitié. Et, pourtant, il ne s’était senti à elle que lesoir de leur promenade, sous les marronniers des Tuileries. Sa viepartait de là, il entendait les rires d’un groupe de fillettes, leruissellement lointain d’un jet d’eau, tandis que, dans l’ombrechaude, elle marchait près de lui, silencieuse. Ensuite, il nesavait plus, sa fièvre avait augmenté d’heure en heure, tout sonsang, tout son être s’était donné. Une enfant pareille, était-cepossible ? Quand elle passait à présent, le vent léger de sarobe lui paraissait si fort, qu’il chancelait.
Longtemps, il s’était révolté, et parfois encore, ils’indignait, il voulait se dégager de cette possession imbécile.Qu’avait-elle donc pour le lier ainsi ? ne l’avait-il pas vuesans chaussures ? n’était-elle pas entrée presque parcharité ? Au moins, s’il se fût agi d’une de ces créaturessuperbes qui ameutent la foule ! mais cette petite fille,cette rien du tout ! Elle avait, en somme, une de ces figuresmoutonnières dont on ne dit rien. Elle ne devait même pas êtred’une intelligence vive, car il se rappelait ses mauvais débuts devendeuse. Puis, après chacune de ses colères, il y avait en lui unerechute de passion, comme une terreur sacrée d’avoir insulté sonidole. Elle apportait tout ce qu’on trouve de bon chez la femme, lecourage, la gaieté, la simplicité ; et, de sa douceur, montaitun charme, d’une subtilité pénétrante de parfum. On pouvait ne pasla voir, la coudoyer ainsi que la première venue ; bientôt, lecharme agissait avec une force lente, invincible ; on luiappartenait à jamais, si elle daignait sourire. Tout souriait alorsdans son visage blanc, ses yeux de pervenche, ses joues et sonmenton troués de fossettes ; tandis que ses lourds cheveuxblonds semblaient s’éclairer aussi, d’une beauté royale etconquérante. Il s’avouait vaincu, elle était intelligente commeelle était belle, son intelligence venait du meilleur de son être.Lorsque les autres vendeuses, chez lui, n’avaient qu’une éducationde frottement, le vernis qui s’écaille des filles déclassées, elle,sans élégances fausses, gardait sa grâce, la saveur de son origine.Les idées commerciales les plus larges naissaient de la pratique,sous ce front étroit, dont les lignes pures annonçaient la volontéet l’amour de l’ordre. Et il aurait joint les deux mains, pour luidemander pardon de blasphémer, dans ses heures de révolte.
Aussi pourquoi se refusait-elle avec une pareilleobstination ? Vingt fois, il l’avait suppliée, augmentant sesoffres, offrant de l’argent, beaucoup d’argent. Puis, il s’étaitdit qu’elle devait être ambitieuse, il lui avait promis de lanommer première, dès qu’un rayon serait vacant. Et elle refusait,elle refusait encore ! C’était pour lui une stupeur, une lutteoù son désir s’enrageait. Le cas lui semblait impossible, cetteenfant finirait par céder, car il avait toujours regardé la sagessed’une femme comme une chose relative. Il ne voyait plus d’autrebut, tout disparaissait dans ce besoin : la tenir enfin chezlui, l’asseoir sur ses genoux, en la baisant aux lèvres ; et,à cette vision, le sang de ses veines battait, il demeuraittremblant, bouleversé de son impuissance.
Désormais, ses journées s’écoulaient dans la même obsessiondouloureuse. L’image de Denise se levait avec lui. Il avait rêvéd’elle la nuit, elle le suivait devant le grand bureau de soncabinet, où il signait les traites et les mandats, de neuf à dixheures : besogne qu’il accomplissait machinalement, sanscesser de la sentir présente, disant toujours non de son airtranquille. Puis, à dix heures, c’était le conseil, un véritableconseil des ministres, une réunion des douze intéressés de lamaison, qu’il lui fallait présider : on discutait lesquestions d’ordre intérieur, on examinait les achats, on arrêtaitles étalages ; et elle était encore là, il entendait sa voixdouce au milieu des chiffres, il voyait son clair sourire dans lessituations financières les plus compliquées. Après le conseil, ellel’accompagnait, faisait avec lui l’inspection quotidienne descomptoirs, revenait l’après-midi dans le cabinet de la direction,restait près de son fauteuil de deux à quatre, pendant qu’ilrecevait toute une foule, les fabricants de la France entière, dehauts industriels, des banquiers, des inventeurs : va-et-vientcontinu de la richesse et de l’intelligence, danse affolée desmillions, entretiens rapides où l’on brassait les plus grossesaffaires du marché de Paris. S’il l’oubliait une minute en décidantde la ruine ou de la prospérité d’une industrie, il la retrouvaitdebout, à un élancement de son cœur ; sa voix expirait, il sedemandait à quoi bon cette fortune remuée, puisqu’elle ne voulaitpas. Enfin, lorsque sonnaient cinq heures, il devait signer lecourrier, le travail machinal de sa main recommençait, pendantqu’elle se dressait plus dominatrice, le reprenant tout entier,pour le posséder à elle seule, durant les heures solitaires etardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même journéerecommençait, ces journées si actives, si pleines d’un colossallabeur, que l’ombre fluette d’une enfant suffisait à ravagerd’angoisse.
Mais c’était surtout pendant son inspection quotidienne desmagasins, qu’il sentait sa misère. Avoir bâti cette machine géante,régner sur un pareil monde, et agoniser de douleur, parce qu’unepetite fille ne veut pas de vous ! Il se méprisait, iltraînait la fièvre et la honte de son mal. Certains jours, ledégoût le prenait de sa puissance, il ne lui venait que desnausées, d’un bout à l’autre des galeries. D’autres fois, il auraitvoulu étendre son empire, le faire si grand, qu’elle se seraitlivrée peut-être, d’admiration et de peur.
D’abord, en bas, dans les sous-sols, il s’arrêtait devant laglissoire. Elle se trouvait toujours rueNeuve-Saint-Augustin ; mais on avait dû l’élargir, elle avaitmaintenant un lit de fleuve, où le continuel flot des marchandisesroulait avec la voix haute des grandes eaux ; c’étaient desarrivages du monde entier, des files de camions venus de toutes lesgares, un déchargement sans arrêt, un ruissellement de caisses etde ballots coulant sous terre, bu par la maison insatiable. Ilregardait ce torrent tomber chez lui, il songeait qu’il était undes maîtres de la fortune publique, qu’il tenait dans ses mains lesort de la fabrication française, et qu’il ne pouvait acheter lebaiser d’une de ses vendeuses.
Puis, il passait au service de la réception, qui occupait àcette heure la partie des sous-sols en bordure sur la rue Monsigny.Vingt tables s’y allongeaient, dans la clarté pâle dessoupiraux ; tout un peuple de commis s’y bousculait, vidantles caisses, vérifiant les marchandises, les marquant en chiffresconnus ; et l’on entendait sans relâche le ronflement voisinde la glissoire, qui dominait les voix. Des chefs de rayonl’arrêtaient, il devait résoudre des difficultés, confirmer desordres. Ce fond de cave s’emplissait de l’éclat tendre des satins,de la blancheur des toiles, d’un déballage prodigieux où lesfourrures se mêlaient aux dentelles, et les articles de Paris, auxportières d’Orient. Lentement, il marchait parmi ces richessesjetées sans ordre, entassées à l’état brut. En haut, elles allaients’allumer aux étalages, lâcher le galop de l’argent à travers lescomptoirs, aussi vite emportées que montées, dans le furieuxcourant de vente qui traversait la maison. Lui, songeait qu’ilavait offert à la jeune fille des soies, des velours, tout cequ’elle voudrait prendre à pleines mains, dans ces tas énormes, etqu’elle avait refusé, d’un petit signe de sa tête blonde.
Ensuite, il se rendait à l’autre bout des sous-sols, pour donnerson coup d’œil habituel au service du départ. D’interminablescorridors s’étendaient, éclairés au gaz ; à droite et àgauche, les réserves, fermées par des claies, mettaient comme desboutiques souterraines, tout un quartier commerçant, des merceries,des lingeries, des ganteries, des bimbeloteries, dormant dansl’ombre. Plus loin, se trouvait un des trois calorifères ;plus loin encore, un poste de pompiers gardait le compteur central,enfermé dans sa cage métallique. Il trouvait, au départ, les tablesde triage encombrées déjà des charges de paquets, de cartons et deboîtes, que des paniers descendaient continuellement ; etCampion, le chef du service, le renseignait sur la besognecourante, tandis que les vingt hommes placés sous ses ordresdistribuaient les paquets dans les compartiments, qui portaientchacun le nom d’un quartier de Paris, et d’où les garçons lesmontaient ensuite aux voitures, rangées le long du trottoir.C’étaient des appels, des noms de rue jetés, des recommandationscriées, tout un vacarme, toute une agitation de paquebot, sur lepoint de lever l’ancre. Et il restait un moment immobile, ilregardait ce dégorgement des marchandises, dont il venait de voirla maison s’engorger, à l’extrémité opposée des sous-sols :l’énorme courant aboutissait là, sortait par là dans la rue, aprèsavoir déposé de l’or au fond des caisses. Ses yeux se troublaient,ce départ colossal n’avait plus d’importance, il ne lui restaitqu’une idée de voyage, l’idée de s’en aller dans des payslointains, de tout abandonner, si elle s’obstinait à dire non.
Alors, il remontait, il continuait sa tournée, parlant ets’agitant davantage, sans pouvoir se distraire. Au second étage, ilvisitait le service des expéditions, cherchait des querelles,s’exaspérait sourdement contre la régularité parfaite de la machinequ’il avait réglée lui-même. Ce service était celui qui prenait dejour en jour l’importance la plus considérable : ilnécessitait à présent deux cents employés, dont les uns ouvraient,lisaient, classaient les lettres venues de la province et del’étranger, tandis que les autres réunissaient dans des cases lesmarchandises demandées par les signataires. Et le nombre deslettres croissait tellement, qu’on ne les comptait plus ; onles pesait, il en arrivait jusqu’à cent livres par jour. Lui,fiévreux, traversait les trois salles du service, questionnaitLevasseur, le chef, sur le poids du courrier : quatre-vingtslivres, quatre-vingt-dix parfois, le lundi cent. Le chiffre montaittoujours, il aurait dû être ravi. Mais il demeurait frissonnant,dans le tapage que l’équipe voisine des emballeurs faisait enclouant des caisses. En vain, il battait la maison : l’idéefixe restait enfoncée entre ses deux yeux, et à mesure que sapuissance se déroulait, que les rouages des services et l’armée deson personnel défilaient devant lui, il sentait plus profondémentl’injure de son impuissance. Les commandes de l’Europe entièreaffluaient, il fallait une voiture des Postes spéciale pourapporter la correspondance ; et elle disait non, toujoursnon.
Il redescendait, visitait la caisse centrale, où quatrecaissiers gardaient les deux coffres-forts géants, dans lesquelsvenaient de passer, l’année précédente, quatre-vingt-huit millions.Il donnait un coup d’œil au bureau de la vérification des factures,qui occupait vingt-cinq employés, choisis parmi les plus sérieux.Il entrait au bureau de défalcation, un service de trente-cinqjeunes gens, les débutants de la comptabilité, chargés de contrôlerles notes de débit et de calculer le tant pour cent des vendeurs.Il revenait à la caisse centrale, s’irritait à la vue descoffres-forts, marchait au milieu de ces millions, dont l’inutilitéle rendait fou. Elle disait non, toujours non.
Non toujours, dans tous les comptoirs, dans les galeries devente, dans les salles, dans les magasins entiers ! Il allaitde la soie à la draperie, du blanc aux dentelles ; il montaitles étages, s’arrêtait sur les ponts volants, prolongeait soninspection avec une minutie maniaque et douloureuse. La maisons’était agrandie démesurément, il avait créé ce rayon, cet autreencore, il gouvernait ce nouveau domaine, il étendait son empirejusqu’à cette industrie, la dernière conquise ; et c’étaitnon, toujours non, quand même. Aujourd’hui, son personnel auraitpeuplé une petite ville : il y avait quinze cents vendeurs,mille autres employés de toute espèce, dont quarante inspecteurs etsoixante-dix caissiers ; les cuisines seules occupaienttrente-deux hommes ; on comptait dix commis pour la publicité,trois cent cinquante garçons de magasin portant la livrée,vingt-quatre pompiers à demeure. Et, dans les écuries, des écuriesroyales, installées rue Monsigny, en face des magasins, setrouvaient cent quarante-cinq chevaux, tout un luxe d’attelage déjàcélèbre. Les quatre premières voitures qui remuaient le commerce duquartier, autrefois, lorsque la maison n’occupait encore quel’angle de la place Gaillon, étaient montées peu à peu au chiffrede soixante-deux : petites voitures à bras, voitures à uncheval, lourds chariots à deux chevaux. Continuellement, ellessillonnaient Paris, conduites avec correction par des cochers vêtusde noir, promenant l’enseigne d’or et de pourpre du Bonheur desDames. Même elles sortaient des fortifications, couraient labanlieue ; on les rencontrait dans les chemins creux deBicêtre, le long des berges de la Marne, jusque sous les ombragesde la forêt de Saint-Germain ; parfois, du fond d’une avenueensoleillée, en plein désert, en plein silence, on en voyait unesurgir, passer au trot de ses bêtes superbes, en jetant à la paixmystérieuse de la grande nature la réclame violente de ses panneauxvernis. Il rêvait de les lancer plus loin, dans les départementsvoisins, il aurait voulu les entendre rouler sur toutes les routesde France, d’une frontière à l’autre. Mais, il ne descendait mêmeplus visiter ses chevaux, qu’il adorait. À quoi bon cette conquêtedu monde, puisque c’était non, toujours non ?
Maintenant, le soir, lorsqu’il arrivait devant la caisse deLhomme, il regardait encore par habitude le chiffre de la recette,inscrit sur une carte, que le caissier embrochait dans une pique defer, à côté de lui ; rarement le chiffre tombait au-dessous decent mille francs, il montait parfois à huit ou neuf cent mille,les jours de grande exposition ; et ce chiffre ne sonnait plusà son oreille comme un coup de trompette, il regrettait de l’avoirregardé, il en emportait une amertume, la haine et le mépris del’argent.
Mais les souffrances de Mouret devaient grandir. Il devintjaloux. Un matin, dans le cabinet, avant le conseil, Bourdoncle osalui faire entendre que cette petite fille des confections semoquait de lui.
– Comment ça ? demanda-t-il très pâle.
– Eh oui ! elle a des amants ici même.
Mouret eut la force de sourire.
– Je ne songe plus à elle, mon cher. Vous pouvez parler…Qui donc, des amants ?
– Hutin, assure-t-on, et encore un vendeur des dentelles,Deloche, ce grand garçon bête… Je n’affirme rien, je ne les ai pasvus. Seulement, il paraît que ça crève les yeux.
Il y eut un silence. Mouret affectait de ranger des papiers surson bureau, pour cacher le tremblement de ses mains. Enfin, il ditsans lever la tête :
– Il faudrait des preuves, tâchez de m’apporter despreuves… Oh ! pour moi, je vous le répète, je m’en moque, carelle a fini par m’agacer. Mais nous ne pourrions tolérer des chosespareilles chez nous.
Bourdoncle répondit simplement :
– Soyez tranquille, vous aurez des preuves un de ces jours.Je veille.
Alors, Mouret acheva de perdre toute tranquillité. Il n’eut plusle courage de revenir sur cette conversation, il vécut dans lacontinuelle attente d’une catastrophe, où son cœur resterait broyé.Et son tourment le rendit terrible, la maison entière trembla. Ildédaignait de se cacher derrière Bourdoncle, il faisait lui-mêmeles exécutions, dans un besoin nerveux de rancune, se soulageant àabuser de sa puissance, de cette puissance qui ne pouvait rien pourle contentement de son désir unique. Chacune de ses inspectionsdevenait un massacre, on ne le voyait plus paraître, sans qu’unfrisson de panique soufflât de comptoir en comptoir. Justement, onentrait dans la morte-saison d’hiver, et il balaya les rayons, ilentassa les victimes, poussant tout à la rue. Sa première idéeétait de chasser Hutin et Deloche ; puis, il avait réfléchique, s’il ne les gardait pas, il ne saurait jamais rien ; etles autres payaient pour eux, le personnel entier craquait. Lesoir, quand il se retrouvait seul, des larmes lui gonflaient lespaupières.
Un jour surtout, la terreur régna. Un inspecteur croyaitremarquer que le gantier Mignot volait. Toujours des filles auxallures étranges rôdaient devant son comptoir ; et l’on venaitd’arrêter une d’elles, les hanches garnies et la gorge bourrée desoixante paires de gants. Dès lors, une surveillance fut organisée,l’inspecteur prit Mignot en flagrant délit, facilitant les tours demain d’une grande blonde, une ancienne vendeuse du Louvre tombée autrottoir : la manœuvre était simple, il affectait de luiessayer des gants, attendait qu’elle se fût emplie, et la menaitensuite à une caisse, où elle en payait une paire. Justement,Mouret se trouvait là. D’habitude, il préférait ne pas se mêler deces sortes d’aventures, qui étaient fréquentes ; car, malgréle fonctionnement de machine bien réglée, un grand désordre régnaitdans certains rayons du Bonheur des Dames, et il ne se passait pasde semaine, sans qu’on chassât un employé pour vol. Même ladirection aimait mieux faire le plus de silence possible autour deces vols, jugeant inutile de mettre la police sur pied, ce quiaurait étalé une des plaies fatales des grands bazars. Seulement,ce jour-là, Mouret avait le besoin de se fâcher, et il traitaviolemment le joli Mignot, qui tremblait de peur, la face blême etdécomposée.
– Je devrais appeler un sergent de ville, criait-il aumilieu des autres vendeurs. Mais répondez ! quelle est cettefemme ?… Je vous jure que j’envoie chercher le commissaire, sivous ne me dites pas la vérité.
On avait emmené la femme, deux vendeuses la déshabillaient.Mignot balbutia :
– Monsieur, je ne la connais pas autrement… C’est elle quiest venue…
– Ne mentez donc pas ! interrompit Mouret avec unredoublement de violence. Et personne ici qui nous avertisse !Vous vous entendez tous, ma parole ! Nous sommes dans unevéritable forêt de Bondy, volés, pillés, saccagés ! C’est àn’en plus laisser sortir un seul, sans fouiller sespoches !
Des murmures se firent entendre. Les trois ou quatre clientesqui achetaient des gants, restaient effarées.
– Silence ! reprit-il furieusement, ou je balaie lamaison !
Mais Bourdoncle était accouru, inquiet à l’idée du scandale. Ilmurmura quelques mots à l’oreille de Mouret, l’affaire prenait unegravité exceptionnelle ; et il le décida à conduire Mignotdans le bureau des inspecteurs, une pièce située aurez-de-chaussée, près de la porte Gaillon. La femme se trouvait là,en train de remettre tranquillement son corset. Elle venait denommer Albert Lhomme. Mignot, questionné de nouveau, perdit latête, sanglota : lui, n’était pas coupable, c’était Albert quilui envoyait ses maîtresses ; d’abord, il les avantageaitsimplement, les faisait profiter des occasions ; puis, quandelles finissaient par voler, il était trop compromis déjà pouravertir ces messieurs. Et ceux-ci apprirent alors toute une sériede vols extraordinaires : des marchandises enlevées par desfilles, qui allaient les attacher sous leurs jupons, dans lescabinets luxueux, installés près du buffet, au milieu des plantesvertes ; des achats qu’un vendeur négligeait d’appeler à unecaisse, lorsqu’il y conduisait une cliente, et dont il partageaitle prix avec le caissier ; jusqu’à de faux« rendus », des articles qu’on annonçait comme rentrésdans la maison, pour empocher l’argent remboursé fictivement ;sans compter le vol classique, des paquets sortis le soir sous laredingote, roulés autour de la taille, parfois même pendus le longdes cuisses. Depuis quatorze mois, grâce à Mignot et à d’autresvendeurs sans doute qu’ils refusèrent de nommer, il se faisaitainsi, à la caisse d’Albert, une cuisine louche, tout un gâchisimpudent, pour des sommes dont on ne connut jamais le chiffreexact.
Cependant, la nouvelle s’était répandue dans les rayons. Lesconsciences inquiètes frissonnaient, les honnêtetés les plus sûresd’elles redoutaient le coup de balai général. On avait vu Albertdisparaître dans le bureau des inspecteurs. Ensuite Lhomme étaitpassé, étouffant, le sang au visage, le cou serré déjà parl’apoplexie. Puis, Mme Aurélie elle-même venaitd’être appelée ; et elle, la tête haute sous l’affront, avaitla bouffissure grasse et blême d’un masque de cire. L’explicationdura longtemps, personne n’en sut au juste les détails : onraconta que la première des confections avait giflé son fils, à luiretourner la tête, et que le vieux brave homme de père pleurait,pendant que le patron, sorti de toutes ses habitudes de grâce,jurait comme un charretier, en voulant absolument livrer lescoupables aux tribunaux. Cependant, on étouffa le scandale. Seul,Mignot fut chassé sur-le-champ. Albert ne disparut que deux joursplus tard ; sans doute, sa mère avait obtenu qu’on nedéshonorât pas la famille par une exécution immédiate. Mais lapanique souffla plusieurs jours encore, car, après la scène, Mourets’était promené d’un bout à l’autre des magasins, l’œil terrible,sabrant devant lui ceux qui osaient simplement lever les yeux.
– Que faites-vous là, monsieur, à regarder lesmouches ?… Passez à la caisse !
Enfin, l’orage éclata un jour sur la tête de Hutin lui-même.Favier, nommé second, mangeait le premier, afin de le déloger de saplace. C’était la continuelle tactique, des rapports sournoisadressés à la direction, des occasions exploitées pour faireprendre le chef de comptoir en défaut. Donc, un matin, comme Mourettraversait la soie, il s’arrêta, surpris de voir Favier en train demodifier les étiquettes de tout un solde de velours noir.
– Pourquoi baissez-vous les prix ? demanda-t-il. Quivous en a donné l’ordre ?
Le second, qui menait grand bruit autour de ce travail, commes’il eût voulu accrocher le directeur au passage, en prévoyant lascène, répondit d’un air naïvement surpris :
– Mais c’est M. Hutin, monsieur.
– M. Hutin !… Où est doncM. Hutin ?
Et, lorsque celui-ci fut remonté de la réception, où un vendeurétait descendu le chercher, une explication vive s’engagea.Comment ! il baissait maintenant les prix de lui-même !Mais il parut très étonné à son tour, il avait simplement causé decette baisse avec Favier, sans donner un ordre positif. Alors, cedernier prit l’air chagrin d’un employé qui se voit dansl’obligation de contredire son supérieur. Pourtant, il voulait bienaccepter la faute, s’il s’agissait de le tirer d’un mauvais pas. Ducoup, les choses se gâtèrent.
– Entendez-vous ! monsieur Hutin, criait Mouret, jen’ai jamais toléré ces tentatives d’indépendance… Nous seulsdécidons de la marque.
Il continua, d’une voix âpre, avec des intentions blessantes,qui surprirent les vendeurs, car d’ordinaire ces sortes dediscussions avaient lieu à l’écart, et le cas pouvait du restevenir en effet d’un malentendu. On sentait chez lui comme unerancune inavouée à satisfaire. Enfin, il le prenait donc en défaut,ce Hutin qu’on donnait pour amant à Denise ! il pouvait doncse soulager un peu, en lui faisant sentir durement qu’il était lemaître ! Et il exagérait les choses, il finissait par insinuerque la baisse des prix cachait des intentions peu honnêtes.
– Monsieur, répétait Hutin, je comptais vous soumettrecette baisse… Elle est nécessaire, vous le savez, car ces veloursn’ont pas réussi.
Mouret voulut couper court, par une dernière dureté.
– C’est bien, monsieur, nous examinerons l’affaire… Et nerecommencez pas, si vous tenez à la maison.
Il tourna le dos. Hutin, étourdi, furieux, ne trouvant queFavier pour vider son cœur, lui jura qu’il allait flanquer sadémission à la tête de cette brute-là. Puis, il ne parla plus des’en aller, il remuait seulement toutes les accusations abominablesqui traînaient parmi les vendeurs contre les chefs. Et Favier,l’œil luisant, se défendait, avec de grandes démonstrations desympathie. Il avait dû répondre, n’est-ce pas ? et puis,est-ce qu’on pouvait s’attendre à une pareille histoire pour desbêtises ? Sur quoi donc marchait le patron, depuis quelquetemps, qu’il devenait indécrottable ?
– Oh ! sur quoi il marche, on le sait, reprit Hutin.Est-ce ma faute, à moi, si cette grue des confections le faittourner en bourrique !… Voyez-vous, mon cher, le coup vient delà. Il sait que j’ai couché avec, et ça ne lui est pasagréable ; ou bien c’est elle qui veut me faire flanquer à laporte, parce que je la gêne… Je vous jure qu’elle aura de mesnouvelles, si jamais elle tombe sous ma patte.
Deux jours plus tard, comme Hutin était monté à l’atelier desconfections, en haut, sous les toits, pour recommander lui-même uneouvrière, il eut un léger sursaut, en apercevant, au bout d’uncouloir, Denise et Deloche accoudés devant une fenêtre ouverte, sienfoncés dans une conversation intime, qu’ils ne tournèrent pas latête. L’idée de les faire surprendre lui vint brusquement,lorsqu’il s’aperçut que Deloche pleurait. Alors, il se retira sansbruit ; et, dans l’escalier, ayant rencontré Bourdoncle etJouve, il leur conta une histoire, un des extincteurs dont la portesemblait arrachée ; de cette façon, ils monteraient, ilstomberaient sur les deux autres. Bourdoncle les découvrit lepremier. Il s’arrêta net, dit à Jouve d’aller chercher ledirecteur, pendant que lui resterait là. L’inspecteur dut obéir,très contrarié de se compromettre dans une pareille affaire.
C’était un coin perdu du vaste monde où s’agitait le peuple duBonheur des Dames. On y arrivait par une complication d’escalierset de couloirs. Les ateliers occupaient les combles, une suite desalles basses et mansardées, éclairées de larges baies tailléesdans le zinc, uniquement meublées de longues tables et de grospoêles de fonte ; il y avait, à la file, des lingères, desdentellières, des tapissiers, des confectionneuses, vivant l’été etl’hiver dans une chaleur étouffante, au milieu de l’odeur spécialedu métier ; et l’on devait longer toute l’aile, prendre àgauche après les confectionneuses, monter cinq marches, avantd’atteindre ce bout écarté de corridor. Les rares clientes, qu’unvendeur amenait là parfois, pour une commande, reprenaient haleine,brisées, effarées, avec la sensation de tourner sur elles-mêmesdepuis des heures, et d’être à cent lieues du trottoir.
Plusieurs fois déjà, Denise avait trouvé Deloche quil’attendait. Comme seconde, elle était chargée des rapports durayon avec l’atelier, où l’on ne faisait d’ailleurs que les modèleset les retouches ; et, à toute heure, elle montait, pourdonner des ordres. Il la guettait, inventait un prétexte, filaitderrière elle ; puis, il affectait la surprise, quand il larencontrait, à la porte des confectionneuses. Elle avait fini paren rire, c’étaient comme des rendez-vous acceptés. Le corridorlongeait le réservoir, un énorme cube de tôle qui contenaitsoixante mille litres d’eau ; et il y en avait, sur le toit,un second d’égale grandeur, auquel on arrivait par une échelle defer. Un instant, Deloche causait, appuyé d’une épaule contre leréservoir, dans le continuel abandon de son grand corps ployé defatigue. Des bruits d’eau chantaient, des bruits mystérieux dont latôle gardait toujours la vibration musicale. Malgré le profondsilence, Denise se retournait avec inquiétude, ayant cru voirpasser une ombre sur les murailles nues, peintes en jaune clair.Mais, bientôt, la fenêtre les attirait, ils s’y accoudaient, s’youbliaient dans des bavardages rieurs, des souvenirs sans fin surle pays de leur enfance. Au-dessous d’eux, s’étendait l’immensevitrage de la galerie centrale, un lac de verre borné par lestoitures lointaines, comme par des côtes rocheuses. Et ils nevoyaient au-delà que du ciel, une nappe de ciel, qui reflétait,dans l’eau dormante des vitres, le vol de ses nuages et le bleutendre de son azur.
Justement, ce jour-là, Deloche parlait de Valognes.
– J’avais six ans, ma mère m’emmenait dans une carriole aumarché de la ville. Vous savez qu’il y a treize bons kilomètres, ilfallait partir de Briquebec à cinq heures… C’est très beau, parchez nous. Est-ce que vous connaissez ?
– Oui, oui, répondait lentement Denise, les regards auloin. J’y suis allée une fois, mais j’étais bien petite… Desroutes, avec des gazons à droite et à gauche, n’est-ce pas ?et, de loin en loin, des moutons lâchés deux à deux, traînant lacorde de leurs entraves…
Elle se taisait, puis reprenait avec un vague sourire :
– Nous autres, nous avons des routes droites pendant deslieues, entre les arbres qui font de l’ombre… Nous avons desherbages entourés de haies plus grandes que moi, où il y a deschevaux et des vaches… Nous avons une petite rivière, et l’eau esttrès froide, sous les broussailles, dans un endroit que je saisbien.
– C’est comme nous ! c’est comme nous ! criaitDeloche ravi. Il n’y a que de l’herbe, chacun enferme son morceauavec des aubépines et des ormes, et l’on est chez soi, et c’esttout vert, oh ! d’un vert qu’ils n’ont pas à Paris… MonDieu ! que j’ai joué au fond du chemin creux, à gauche, endescendant du moulin !
Et leurs voix défaillaient, ils demeuraient les yeux fixés etperdus sur le lac ensoleillé des vitres. Un mirage se levait poureux de cette eau aveuglante, ils voyaient des pâturages à l’infini,le Cotentin trempé par les haleines de l’océan, baigné d’une vapeurlumineuse, qui fondait l’horizon dans un gris délicat d’aquarelle.En bas, sous la colossale charpente de fer, dans le hall dessoieries, ronflait la vente, la trépidation de la machine entravail ; toute la maison vibrait du piétinement de la foule,de la hâte des vendeurs, de la vie des trente mille personnes quis’écrasaient là ; et eux, emportés par leur rêve, à sentirainsi cette profonde et sourde clameur dont les toits frémissaient,croyaient entendre le vent du large passer sur les herbes, ensecouant les grands arbres.
– Mon Dieu ! mademoiselle Denise, balbutia Deloche,pourquoi n’êtes-vous pas plus gentille ?… Moi qui vous aimetant !
Des larmes lui étaient montées aux yeux et comme elle voulaitl’interrompre d’un geste, il continua vivement :
– Non, laissez-moi vous dire ces choses une fois encore…Nous nous entendrions si bien ensemble ! On a toujours àcauser, quand on est du même pays.
Il suffoqua, elle put enfin dire doucement :
– Vous n’êtes pas raisonnable, vous m’aviez promis de neplus parler de cela… C’est impossible. J’ai beaucoup d’amitié pourvous, parce que vous êtes un brave garçon ; mais je veuxrester libre.
– Oui, oui, je sais, reprit-il d’une voix brisée, vous nem’aimez pas. Oh ! vous pouvez le dire, je comprends ça, jen’ai rien pour que vous m’aimiez… Tenez ! il n’y a eu qu’unebonne heure dans ma vie, le soir où je vous ai rencontrée àJoinville, vous vous souvenez ? Un instant, sous les arbres,où il faisait si noir, j’ai cru que votre bras tremblait, j’ai étéassez bête pour m’imaginer…
Mais elle lui coupa de nouveau la parole. Son oreille finevenait d’entendre les pas de Bourdoncle et de Jouve, au bout ducorridor.
– Écoutez donc, on a marché.
– Non, dit-il, en l’empêchant de quitter la fenêtre. C’estdans ce réservoir : il en sort toujours des bruitsextraordinaires, on croirait qu’il y a du monde dedans.
Et il continua ses plaintes timides et caressantes. Elle nel’écoutait plus, reprise d’une songerie à ce bercement d’amour,promenant ses regards sur les toitures du Bonheur des Dames. Àdroite et à gauche de la galerie vitrée, d’autres galeries,d’autres halls luisaient au soleil, entre des combles troués defenêtres et allongés symétriquement, comme des ailes de caserne.Des charpentes métalliques se dressaient, des échelles, des ponts,qui découpaient leur dentelle dans le bleu de l’air ; tandisque la cheminée des cuisines faisait une grosse fumée de fabrique,et que le grand réservoir carré, tenu en plein ciel sur des piliersde fonte, prenait un étrange profil de construction barbare,haussée à cette place par l’orgueil d’un homme. Au loin, Parisgrondait.
Lorsque Denise revint de ces espaces, de ce développement duBonheur où ses pensées flottaient comme dans une solitude, elle vitque Deloche s’était emparé de sa main. Et il avait le visage sibouleversé, qu’elle ne la retira pas.
– Pardonnez-moi, murmurait-il. C’est fini maintenant, jeserais trop malheureux, si vous me punissiez en reprenant votreamitié… Je vous jure que je voulais vous dire autre chose. Oui, jem’étais promis de comprendre la situation, d’être bien sage…
Ses larmes coulaient de nouveau, il tâchait d’affermir savoix.
– Car, enfin, je connais mon lot, dans l’existence. Cen’est pas maintenant que la chance peut tourner. Battu là-bas,battu à Paris, battu partout. Voici quatre ans que je suis ici, etje reste le dernier du rayon… Alors, je voulais vous dire de ne pasavoir de la peine à cause de moi. Je ne vous ennuierai plus. Tâchezd’être heureuse, aimez-en un autre ; oui, ça me fera plaisir.Si vous êtes heureuse, je serai heureux… Ce sera mon bonheur.
Il ne put continuer. Comme pour sceller sa promesse, il avaitposé les lèvres sur la main de la jeune fille, qu’il baisait d’unhumble baiser d’esclave. Elle était très touchée, elle ditsimplement, avec une fraternité attendrie, qui atténuait la pitiédes mots :
– Mon pauvre garçon !
Mais ils tressaillirent, ils se tournèrent. Mouret était devanteux.
Depuis dix minutes, Jouve cherchait le directeur dans lesmagasins. Celui-ci se trouvait sur les chantiers de la nouvellefaçade, rue du Dix-Décembre. Tous les jours, il y passait delongues heures, il tentait de s’intéresser à ces travaux, dont ilavait si longtemps rêvé. C’était son refuge contre ses tourments,au milieu des maçons établissant les piles d’angle en pierre detaille, et des serruriers posant les fers des grandes charpentes.Déjà, la façade, sortie du sol, indiquait le vaste porche, lesbaies du premier étage, un développement de palais à l’étatd’ébauche. Il montait aux échelles, discutait avec l’architectel’ornementation qui devait être tout à fait neuve, enjambait lesfers et les briques, descendait jusque dans les caves ; et leronflement de la machine à vapeur, le tic-tac des treuils, letapage des marteaux, la clameur de ce peuple d’ouvriers, au traversde cette grande cage entourée de planches sonores, arrivaient àl’étourdir un instant. Il en sortait blanc de plâtre, noir delimaille, les pieds éclaboussés par les robinets des prises d’eau,si peu guéri de son mal, que l’angoisse revenait et battait soncœur à coups plus retentissants, à mesure que le vacarme duchantier s’éteignait derrière lui. Précisément, ce jour-là, unedistraction lui avait rendu sa gaieté, il se passionnait enregardant sur un album les dessins des mosaïques et des terrescuites émaillées, qui devaient décorer les frises, lorsque Jouveétait venu le chercher, essoufflé, très ennuyé de salir saredingote parmi ces matériaux. D’abord, il avait crié qu’on pouvaitbien l’attendre ; puis, sur un mot de l’inspecteur dit à voixbasse, il l’avait suivi, frissonnant, repris tout entier. Plus rienn’existait, la façade croulait avant d’être debout : à quoibon ce triomphe suprême de son orgueil, si le nom seul d’une femme,murmuré tout bas, le torturait à ce point !
En haut, Bourdoncle et Jouve crurent prudent de disparaître.Deloche s’était enfui. Seule, Denise restait en face de Mouret,plus blanche que d’habitude, mais le regard franchement levé surlui.
– Mademoiselle, veuillez me suivre, dit-il d’une voixdure.
Elle le suivit, ils descendirent deux étages, traversèrent lesrayons des meubles et des tapis, sans dire un mot. Quand il futdevant son cabinet, il ouvrit la porte toute grande.
– Entrez, mademoiselle.
Et il referma la porte, il marcha jusqu’à son bureau. Le nouveaucabinet du directeur était plus luxueux que l’ancien, une tenturede velours vert avait remplacé le reps, un corps de bibliothèqueincrusté d’ivoire tenait tout un panneau ; mais, sur les murs,on ne voyait toujours que le portrait deMme Hédouin, une jeune femme au beau visage calme,qui souriait dans son cadre d’or.
– Mademoiselle, dit-il enfin, en tâchant de garder unesévérité froide, il y a des choses que nous ne pouvons tolérer… Labonne conduite est ici de rigueur…
Il s’arrêtait, cherchait les mots, pour ne pas céder à la colèrequi lui montait des entrailles. Eh quoi ! c’était ce garçonqu’elle aimait, ce misérable vendeur, la risée de soncomptoir ! c’était le plus humble et le plus gauche de tousqu’elle lui préférait, à lui, le maître ! car il les avaitbien vus, elle abandonnant sa main, lui couvrant cette main debaisers.
– J’ai été très bon pour vous, mademoiselle, continua-t-il,en faisant un nouvel effort. Je ne m’attendais guère à êtrerécompensé de cette façon.
Denise, dès la porte, avait eu les yeux attirés par le portraitde Mme Hédouin ; et, malgré son grand trouble,elle en demeurait préoccupée. Chaque fois qu’elle entrait à ladirection, son regard se croisait avec celui de cette dame peinte.Elle en avait un peu peur, elle la sentait pourtant très bonne.Cette fois, elle trouvait là comme une protection.
– En effet, monsieur, répondit-elle doucement, j’ai eu tortde m’arrêter à causer, et je vous demande pardon de cette faute… Cejeune homme est de mon pays…
– Je le chasse ! cria Mouret, qui mit toute sasouffrance dans ce cri furieux.
Et, bouleversé, sortant de son rôle de directeur sermonnant unevendeuse coupable d’une infraction au règlement, il se répandit enparoles violentes. N’avait-elle pas de honte ? une jeune fillecomme elle s’abandonner à un être pareil ! et il en vint à desaccusations atroces, il lui reprocha Hutin, d’autres encore, dansun tel flot de paroles, qu’elle ne pouvait même se défendre. Maisil allait faire maison nette, il les jetterait dehors à coups depied. L’explication sévère qu’il s’était promis d’avoir, en suivantJouve, tombait aux brutalités d’une scène de jalousie.
– Oui, vos amants !… On me le disait bien, et j’étaisassez bête pour en douter… Il n’y avait que moi ! il n’y avaitque moi !
Denise, suffoquée, étourdie, écoutait ces affreux reproches.Elle n’avait pas compris d’abord. Mon Dieu ! il la prenaitdonc pour une malheureuse ? À un mot plus dur, elle se dirigeavers la porte, silencieusement. Et, sur un geste qu’il fit pourl’arrêter :
– Laissez, monsieur, je m’en vais… Si vous croyez ce quevous dites, je ne veux pas rester une seconde de plus dans lamaison.
Mais il se précipita devant la porte.
– Défendez-vous, au moins !… Dites quelquechose !
Elle restait toute droite, dans un silence glacé. Longtemps, illa pressa de questions, avec une anxiété croissante ; et ladignité muette de cette vierge semblait une fois encore le calculsavant d’une femme rompue à la tactique de la passion. Ellen’aurait pu jouer un jeu qui le jetât à ses pieds, plus déchiré dedoute, plus désireux d’être convaincu.
– Voyons, vous dites qu’il est de votre pays… Vous vousêtes peut-être rencontrés là-bas… Jurez-moi qu’il ne s’est rienpassé entre vous.
Alors, comme elle s’entêtait dans son silence, et qu’ellevoulait toujours ouvrir la porte et s’en aller, il acheva de perdrela tête. Il eut une explosion suprême de douleur.
– Mon Dieu ! je vous aime, je vous aime… Pourquoiprenez-vous plaisir à me martyriser ainsi ? Vous voyez bienque plus rien n’existe, que les gens dont je vous parle ne metouchent que par vous, que c’est vous seule maintenant qui importezdans le monde… Je vous ai crue jalouse et j’ai sacrifié mesplaisirs. On vous a dit que j’avais des maîtresses ; ehbien ! je n’en ai plus, c’est à peine si je sors. Ne vousai-je pas préférée, chez cette dame ? n’ai-je pas rompu pourêtre à vous seule ? J’attends encore un remerciement, un peude gratitude… Et, si vous craignez que je retourne chez elle, vouspouvez être tranquille : elle se venge, en aidant un de nosanciens commis à fonder une maison rivale… Dites, faut-il que je memette à genoux, pour toucher votre cœur ?
Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à sesvendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, setrouvait réduit à supplier une d’elles de ne pas partir, de ne pasl’abandonner dans sa misère. Il défendait la porte contre elle, ilétait prêt à lui pardonner, à s’aveugler, si elle daignait mentir.Et il disait vrai, le dégoût lui venait des filles ramassées dansles coulisses des petits théâtres et dans les restaurants denuit ; il ne voyait plus Clara, il n’avait pas remis les piedschez Mme Desforges, où Bouthemont régnaitmaintenant, en attendant l’ouverture des nouveaux magasins :les Quatre Saisons, qui emplissaient déjà les journaux deréclames.
– Dites, dois-je me mettre à genoux ? répéta-t-il, lagorge étranglée de larmes contenues.
Elle l’arrêta de la main, ne pouvant plus elle-même cacher sontrouble, profondément remuée par cette passion souffrante.
– Vous avez tort de vous faire de la peine, monsieur,répondit-elle enfin. Je vous jure que ces vilaines histoires sontdes mensonges… Ce pauvre garçon de tout à l’heure est aussi peucoupable que moi.
Et elle avait sa belle franchise, ses yeux clairs quiregardaient droit devant elle.
– C’est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverraiaucun de vos camarades, puisque vous prenez tout ce monde sousvotre protection… Mais alors pourquoi me repoussez-vous, si vousn’aimez personne ?
Une gêne soudaine, une pudeur inquiète s’empara de la jeunefille.
– Vous aimez quelqu’un, n’est-ce pas ? reprit-il d’unevoix tremblante. Oh ! vous pouvez le dire, je n’ai aucun droitsur vos tendresses… Vous aimez quelqu’un.
Elle devenait très rouge, son cœur était sur ses lèvres, et ellesentait le mensonge impossible, avec cette émotion qui latrahissait, cette répugnance à mentir qui mettait quand même lavérité sur son visage.
– Oui, finit-elle par avouer faiblement. Je vous en prie,monsieur, laissez-moi, vous me faites du chagrin.
À son tour, elle souffrait. N’était-ce point assez déjà d’avoirà se défendre contre lui ? aurait-elle encore à se défendrecontre elle, contre les souffles de tendresse qui lui ôtaient parmoments tout courage ? Quand il lui parlait ainsi, quand ellele voyait si ému, si bouleversé, elle ne savait plus pourquoi ellese refusait ; et elle ne retrouvait qu’ensuite, au fond mêmede sa nature de fille bien portante, la fierté et la raison qui latenaient debout, dans son obstination de vierge. C’était par uninstinct du bonheur qu’elle s’entêtait, pour satisfaire son besoind’une vie tranquille, et non pour obéir à l’idée de la vertu. Elleserait tombée aux bras de cet homme, la chair prise, le cœurséduit, si elle n’avait éprouvé une révolte, presque une répulsiondevant le don définitif de son être, jeté à l’inconnu du lendemain.L’amant lui faisait peur, cette peur folle qui blêmit la femme àl’approche du mâle.
Cependant, Mouret avait eu un geste de morne découragement. Ilne comprenait pas. Il retourna vers son bureau, où il feuilleta despapiers qu’il reposa tout de suite, en disant :
– Je ne vous retiens plus, mademoiselle, je ne puis vousgarder malgré vous.
– Mais je ne demande pas à m’en aller, répondit-elle ensouriant. Si vous me croyez honnête, je reste… On doit toujourscroire les femmes honnêtes, monsieur. Il y en a beaucoup qui lesont, je vous assure.
Les yeux de Denise, involontairement, s’étaient levés sur leportrait de Mme Hédouin, de cette dame si belle etsi sage, dont le sang, disait-on, portait bonheur à la maison.Mouret suivit le regard de la jeune fille, en tressaillant, car ilavait cru entendre sa femme morte prononcer la phrase, une phrase àelle, qu’il reconnaissait. Et c’était comme une résurrection, ilretrouvait chez Denise le bon sens, le juste équilibre de cellequ’il avait perdue, jusqu’à la voix douce, avare de parolesinutiles. Il en resta frappé, plus triste encore.
– Vous savez que je vous appartiens, murmura-t-il pourconclure. Faites de moi ce qu’il vous plaira.
Alors, elle reprit avec gaieté :
– C’est cela, monsieur. L’avis d’une femme, si humblequ’elle soit, est toujours utile à écouter, quand elle a un peud’intelligence… Je ne ferai de vous qu’un brave homme, allez !si vous vous remettez entre mes mains.
Elle plaisantait, de son air simple qui avait tant de charme. Ileut à son tour un faible sourire, il la reconduisit jusqu’à laporte, comme une dame.
Le lendemain, Denise était nommée première. La direction avaitdédoublé le rayon des robes et costumes, en créant spécialement ensa faveur un rayon de costumes pour enfants, qui fut installé prèsdu comptoir des confections. Depuis le renvoi de son fils,Mme Aurélie tremblait, car elle sentait cesmessieurs devenir froids, et elle voyait de jour en jour grandir lapuissance de la jeune fille. N’allait-on pas la sacrifier à cettedernière, en profitant d’un prétexte quelconque ? Son masqued’empereur soufflé de graisse semblait avoir maigri de la honte quientachait maintenant la dynastie des Lhomme : et elleaffectait de s’en aller chaque soir au bras de son mari, rapprochéstous deux par l’infortune, comprenant que le mal venait de ladébandade de leur intérieur ; tandis que le pauvre homme, plusaffecté qu’elle, dans la peur maladive qu’on ne le soupçonnâtlui-même de vol, comptait deux fois les recettes, bruyamment, enfaisant avec son mauvais bras de véritables miracles. Aussi,lorsqu’elle vit Denise passer première aux costumes pour enfants,éprouva-t-elle une joie si vive, qu’elle afficha à l’égard decelle-ci les sentiments les plus affectueux. C’était bien beau dene pas lui avoir pris sa place. Et elle la comblait d’amitiés, latraitait désormais en égale, allait causer souvent avec elle, dansle rayon voisin, d’un air d’apparat, comme une reine mère rendantvisite à une jeune reine.
Du reste, Denise était maintenant au sommet. Sa nomination depremière avait abattu autour d’elle les dernières résistances. Sil’on clabaudait toujours, par cette démangeaison de langue quiravage toute réunion d’hommes et de femmes, on s’inclinait trèsbas, jusqu’à terre. Marguerite, passée seconde aux confections, serépandait en éloges. Clara elle-même, travaillée d’un sourd respecten face de cette fortune dont elle était incapable, avait plié latête. Mais la victoire de Denise était plus complète encore sur cesmessieurs, sur Jouve qui ne lui parlait à présent que courbé endeux, sur Hutin pris d’inquiétude en sentant craquer sa situation,sur Bourdoncle enfin réduit à l’impuissance. Quand ce dernierl’avait vue sortir du cabinet de la direction, souriante, de sonair tranquille, et que le lendemain le directeur avait exigé duconseil la création du nouveau comptoir, il s’était incliné, vaincusous la terreur sacrée de la femme. Toujours il avait cédé ainsidevant la grâce de Mouret, il le reconnaissait pour son maître,malgré les fuites du génie et les coups de cœur imbéciles. Cettefois, la femme était la plus forte, et il attendait d’être emportédans le désastre.
Cependant, Denise avait le triomphe paisible et charmant. Elleétait touchée de ces marques de considération, elle voulait y voirune sympathie pour la misère de ses débuts et le succès final deson long courage. Aussi accueillait-elle avec une joie rieuse lesmoindres témoignages d’amitié, ce qui la fit réellement aimer dequelques-uns, tellement elle était douce et accueillante, toujoursprête à donner son cœur. Elle ne montra une invincible répulsionque pour Clara, car elle avait appris que cette fille s’étaitamusée, comme elle en annonçait en plaisantant le projet, à menerun soir Colomban chez elle ; et le commis, emporté par sapassion enfin satisfaite, découchait maintenant, tandis que latriste Geneviève agonisait. On en causait au Bonheur, on trouvaitl’aventure drôle.
Mais ce chagrin, le seul qu’elle eût au-dehors, n’altérait pasl’humeur égale de Denise. C’était surtout à son rayon qu’il fallaitla voir, au milieu de son peuple de bambins de tout âge. Elleadorait les enfants, on ne pouvait la mieux placer. Parfois, oncomptait là une cinquantaine de fillettes, autant de garçons, toutun pensionnat turbulent, lâché dans les désirs de la coquetterienaissante. Les mères perdaient la tête. Elle, conciliante,souriait, faisait aligner ce petit monde sur des chaises ; et,quand il y avait dans le tas une gamine rose, dont le joli museaula tentait, elle voulait la servir elle-même, apportait la robe,l’essayait sur les épaules potelées, avec des précautions tendresde grande sœur. Des rires clairs sonnaient, de légers cris d’extasepartaient, au milieu de voix grondeuses. Parfois, une fillette déjàgrande personne, neuf ou dix ans, ayant aux épaules un paletot dedrap, l’étudiait devant une glace, se tournait, la mine absorbée,les yeux luisant du besoin de plaire. Et le déballage encombraitles comptoirs, des robes en toile d’Asie rose ou bleue pour enfantsd’un an à cinq ans, des costumes de marin en zéphyr, jupe plisséeet blouse ornée d’appliques en percale, des costumes Louis XV,des manteaux, des jaquettes, un pêle-mêle de vêtements étroits,raidis dans leur grâce enfantine, quelque chose comme le vestiaired’une bande de grandes poupées, sorti des armoires et livré aupillage. Denise avait toujours au fond des poches quelquesfriandises, apaisait les pleurs d’un marmot désespéré de ne pasemporter des culottes rouges, vivait là parmi les petits, commedans sa famille naturelle, rajeunie elle-même de cette innocence etde cette fraîcheur sans cesse renouvelées autour de ses jupes.
Maintenant, il lui arrivait d’avoir de longues conversationsamicales avec Mouret. Quand elle devait se rendre à la directionpour prendre des ordres ou pour donner un renseignement, il laretenait à causer, il aimait l’entendre. C’était ce qu’elleappelait en riant « faire de lui un brave homme ». Danssa tête raisonneuse et avisée de Normande, poussaient toutes sortesde projets, ces idées sur le nouveau commerce, qu’elle osaiteffleurer déjà chez Robineau, et dont elle avait expriméquelques-unes, le beau soir de leur promenade aux Tuileries. Ellene pouvait s’occuper d’une chose, voir fonctionner une besogne,sans être travaillée du besoin de mettre de l’ordre, d’améliorer lemécanisme. Ainsi, depuis son entrée au Bonheur des Dames, elleétait surtout blessée par le sort précaire des commis ; lesrenvois brusques la soulevaient, elle les trouvait maladroits etiniques, nuisibles à tous, autant à la maison qu’au personnel. Sessouffrances du début la poignaient encore, une pitié lui remuait lecœur, à chaque nouvelle venue qu’elle rencontrait dans les rayons,les pieds meurtris, les yeux gros de larmes, traînant sa misèresous sa robe de soie, au milieu de la persécution aigrie desanciennes. Cette vie de chien battu rendait mauvaises lesmeilleures ; et le triste défilé commençait : toutesmangées par le métier avant quarante ans, disparaissant, tombant àl’inconnu, beaucoup mortes à la peine, phtisiques ou anémiques, defatigue et de mauvais air, quelques-unes roulées au trottoir, lesplus heureuses mariées, enterrées au fond d’une petite boutique deprovince. Était-ce humain, était-ce juste, cette consommationeffroyable de chair que les grands magasins faisaient chaqueannée ? Et elle plaidait la cause des rouages de la machine,non par des raisons sentimentales, mais par des arguments tirés del’intérêt même des patrons. Quand on veut une machine solide, onemploie du bon fer ; si le fer casse ou si on le casse, il y aun arrêt du travail, des frais répétés de mise en train, toute unedéperdition de force. Parfois, elle s’animait, elle voyaitl’immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, où chacun auraitsa part exacte des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitudedu lendemain, assurée à l’aide d’un contrat. Mouret alorss’égayait, malgré sa fièvre. Il l’accusait de socialisme,l’embarrassait en lui montrant des difficultés d’exécution ;car elle parlait dans la simplicité de son âme, et elle s’enremettait bravement à l’avenir, lorsqu’elle s’apercevait d’un troudangereux, au bout de sa pratique de cœur tendre. Cependant, ilétait ébranlé, séduit, par cette voix jeune, encore frémissante desmaux endurés, si convaincue, lorsqu’elle indiquait des réformes quidevaient consolider la maison ; et il l’écoutait en laplaisantant, le sort des vendeurs était amélioré peu à peu, onremplaçait les renvois en masse par un système de congés accordésaux mortes-saisons, enfin on allait créer une caisse de secoursmutuels, qui mettrait les employés à l’abri des chômages forcés, etleur assurerait une retraite. C’était l’embryon des vastes sociétésouvrières du vingtième siècle.
D’ailleurs, Denise ne s’en tenait pas à vouloir panser lesplaies vives dont elle avait saigné : des idées délicates defemme, soufflées à Mouret, ravirent la clientèle. Elle fit aussi lajoie de Lhomme, en appuyant un projet qu’il nourrissait depuislongtemps, celui de créer un corps de musique, dont les exécutantsseraient tous choisis dans le personnel. Trois mois plus tard,Lhomme avait cent vingt musiciens sous sa direction, le rêve de savie était réalisé. Et une grande fête fut donnée dans les magasins,un concert et un bal, pour présenter la musique du Bonheur à laclientèle, au monde entier. Les journaux s’en occupèrent,Bourdoncle lui-même, ravagé par ces innovations, dut s’inclinerdevant l’énorme réclame. Ensuite, on installa une salle de jeu pourles commis, deux billards, des tables de trictrac et d’échecs. Il yeut des cours le soir dans la maison, cours d’anglais etd’allemand, cours de grammaire, d’arithmétique, degéographie ; on alla jusqu’à des leçons d’équitation etd’escrime. Une bibliothèque fut créée, dix mille volumes mis à ladisposition des employés. Et l’on ajouta encore un médecin àdemeure donnant des consultations gratuites, des bains, desbuffets, un salon de coiffure. Toute la vie était là, on avait toutsans sortir, l’étude, la table, le lit, le vêtement. Le Bonheur desDames se suffisait, plaisirs et besoins, au milieu du grand Paris,occupé de ce tintamarre, de cette cité du travail qui poussait silargement dans le fumier des vieilles rues, ouvertes enfin au pleinsoleil.
Alors, un nouveau mouvement d’opinion se fit en faveur deDenise. Comme Bourdoncle, vaincu, répétait avec désespoir à sesfamiliers qu’il aurait donné beaucoup pour la coucher lui-même dansle lit de Mouret, il fut acquis qu’elle n’avait pas cédé, que satoute-puissance résultait de ses refus. Et, dès ce moment, elledevint populaire. On n’ignorait pas les douceurs qu’on lui devait,on l’admirait pour la force de sa volonté. En voilà une, au moins,qui mettait le pied sur la gorge du patron, et qui les vengeaittous, et qui savait tirer de lui autre chose que despromesses ! Elle était donc venue, celle qui faisait respecterun peu les pauvres diables ! Lorsqu’elle traversait lescomptoirs, avec sa tête fine et obstinée, son air tendre etinvincible, les vendeurs lui souriaient, étaient fiers d’elle,l’auraient volontiers montrée à la foule. Denise, heureuse, selaissait porter par cette sympathie grandissante. Était-cepossible, mon Dieu ! Elle se voyait arriver en jupe pauvre,effarée, perdue au milieu des engrenages de la terriblemachine ; longtemps, elle avait eu la sensation de n’êtrerien, à peine un grain de mil sous les meules qui broyaient unmonde ; et, aujourd’hui, elle était l’âme même de ce monde,elle seule importait, elle pouvait d’un mot précipiter ou ralentirle colosse, abattu à ses petits pieds. Cependant, elle n’avait pasvoulu ces choses, elle s’était simplement présentée, sans calcul,avec l’unique charme de la douceur. Sa souveraineté lui causaitparfois une surprise inquiète : qu’avaient-ils donc tous à luiobéir ? elle n’était point jolie, elle ne faisait pas le mal.Puis, elle souriait, le cœur apaisé, n’ayant en elle que de labonté et de la raison, un amour de la vérité et de la logique quiétait toute sa force.
Une des grandes joies de Denise, dans sa faveur, fut de pouvoirêtre utile à Pauline. Celle-ci était enceinte, et elle tremblait,car deux vendeuses, en quinze jours, avaient dû partir au septièmemois de leur grossesse. La direction ne tolérait pas cesaccidents-là, la maternité était supprimée comme encombrante etindécente ; à la rigueur, on permettait le mariage, mais ondéfendait les enfants. Pauline, sans doute, avait un mari dans lamaison ; elle se méfiait pourtant, elle n’en était pas moinsimpossible au comptoir ; et, afin de retarder un renvoiprobable, elle se serrait à étouffer, résolue de cacher ça tantqu’elle pourrait. Une des deux vendeuses congédiées venaitjustement d’accoucher d’un enfant mort, pour s’être torturé ainsila taille ; on désespérait de la sauver elle-même. Cependant,Bourdoncle regardait le teint de Pauline se plomber, tandis qu’illui trouvait une raideur pénible dans la démarche. Un matin, ilétait près d’elle, aux trousseaux, quand un garçon de magasin, quienlevait un paquet, la heurta d’un tel coup, qu’elle porta les deuxmains à son ventre, en poussant un cri. Tout de suite, il l’emmena,la confessa, soumit au conseil la question de son renvoi, sous leprétexte qu’elle avait besoin du bon air de la campagne :l’histoire du coup allait se répandre, l’effet serait désastreuxsur le public, si elle faisait une fausse couche, comme il y enavait eu déjà une aux layettes, l’année précédente. Mouret, quin’assistait pas à ce conseil, ne put donner son avis que le soir.Mais Denise avait eu le temps d’intervenir, et il ferma la bouchede Bourdoncle, au nom des intérêts mêmes de la maison. On voulaitdonc ameuter les mères, froisser les jeunes accouchées de laclientèle ? Pompeusement, il fut décidé que toute vendeusemariée qui deviendrait enceinte, serait mise chez une sage-femmespéciale, dès que sa présence au comptoir blesserait les bonnesmœurs.
Le lendemain, lorsque Denise monta voir à l’infirmerie Pauline,qui avait dû s’aliter à la suite du coup reçu, celle-ci l’embrassaviolemment sur les deux joues.
– Que vous êtes gentille ! Sans vous, ils me jetaientdehors… Et ne vous inquiétez pas, le médecin affirme que ce ne serarien.
Baugé, échappé de son rayon, était là, de l’autre côté du lit.Il balbutiait aussi des remerciements, troublé devant Denise, qu’iltraitait maintenant en personne arrivée et d’une classe supérieure.Ah ! s’il entendait encore des saletés sur son compte, c’étaitlui qui fermerait le bec des jaloux ! Mais Pauline le renvoya,en haussant amicalement les épaules.
– Mon pauvre chéri, tu ne dis que des bêtises… Tiens !laisse-nous causer.
L’infirmerie était une longue pièce claire, où douze litss’alignaient, avec leurs rideaux blancs. On y soignait les commislogés dans la maison, lorsqu’ils ne témoignaient pas le désir derejoindre leurs familles. Mais, ce jour-là, Pauline seule s’ytrouvait couchée, près d’une des grandes fenêtres, qui ouvraientsur la rue Neuve-Saint-Augustin. Et les confidences, les parolestendres et chuchotées vinrent tout de suite, au milieu de ceslinges candides, dans cet air assoupi, parfumé d’une vague odeur delavande.
– Il fait donc quand même ce que vous voulez ?… Commevous êtes dure, de lui causer tant de peine ! Voyons,expliquez-moi ça, puisque j’ose aborder ce sujet. Vous ledétestez ?
Elle avait gardé la main de Denise, assise près du lit, accoudéeau traversin ; et cette dernière, gagnée par une soudaineémotion, les joues envahies de rougeur, eut une faiblesse, à cettequestion directe et inattendue. Son secret lui échappa, elle cachala tête dans l’oreiller, en murmurant :
– Je l’aime !
Pauline restait stupéfaite.
– Comment ! vous l’aimez ? Mais, c’est biensimple : dites oui.
Denise, le visage toujours caché, répondait non, d’un branleénergique de la tête. Et elle disait non, justement parce qu’ellel’aimait, sans expliquer cela. Certainement, c’étaitridicule ; mais elle sentait ainsi, elle ne pouvait serefaire. La surprise de son amie augmentait, elle demandaenfin :
– Alors, tout ça, c’est pour en arriver à ce qu’il vousépouse ?
Du coup, la jeune fille se redressa. Elle était bouleversée.
– Lui, m’épouser ! oh ! non, oh ! je vousjure que je n’ai jamais voulu une pareille chose !… Non,jamais un tel calcul n’est entré dans ma tête, et vous savez quej’ai horreur du mensonge !
– Dame ! ma chère, reprit doucement Pauline, vousauriez l’idée de vous faire épouser, que vous ne vous y prendriezpas autrement… Il faudra bien que ça finisse, et il n’y a encoreque le mariage, puisque vous ne voulez point de l’autre affaire…Écoutez, je dois vous prévenir que tout le monde a la mêmepensée : oui, on est persuadé que vous lui tenez la dragéehaute pour le mener devant M. le maire… Mon Dieu ! quelledrôle de femme vous êtes !
Et elle dut consoler Denise, qui était retombée la tête sur letraversin, sanglotant, répétant qu’elle finirait par s’en aller,puisqu’on lui prêtait sans cesse toutes sortes d’histoires, qui nepouvaient seulement lui entrer dans le crâne. Sans doute, quand unhomme aimait une femme, il devait l’épouser. Mais elle ne demandaitrien, elle ne calculait rien, elle suppliait seulement qu’on lalaissât vivre tranquille, avec ses chagrins et ses joies, commetout le monde. Elle s’en irait.
À la même minute, en bas, Mouret traversait les magasins. Ilavait voulu s’étourdir, en visitant les travaux une fois encore.Des mois s’étaient écoulés, la façade dressait maintenant seslignes monumentales, derrière la vaste chemise de planches qui lacachait au public. Toute une armée de décorateurs se mettaient àl’œuvre : des marbriers, des faïenciers, des mosaïstes ;on dorait le groupe central, au-dessus de la porte, tandis que, surl’acrotère, on scellait déjà les piédestaux qui devaient recevoirles statues des villes manufacturières de la France. Du matin ausoir, le long de la rue du Dix-Décembre, ouverte depuis peu,stationnait une foule de badauds, le nez en l’air, ne voyant rien,mais préoccupés des merveilles qu’on se racontait de cette façadedont l’inauguration allait révolutionner Paris. Et c’était sur cechantier enfiévré de travail, au milieu des artistes achevant laréalisation de son rêve, commencée par les maçons, que Mouretvenait de sentir plus amèrement que jamais la vanité de sa fortune.La pensée de Denise lui avait brusquement serré la poitrine, cettepensée qui, sans relâche, le traversait d’une flamme, commel’élancement d’un mal inguérissable. Il s’était enfui, il n’avaitpas trouvé un mot de satisfaction, craignant de montrer ses larmes,laissant derrière lui le dégoût du triomphe. Cette façade, qui setrouvait debout enfin, lui semblait petite, pareille à un de cesmurs de sable que les gamins bâtissent, et l’on aurait pu laprolonger d’un faubourg de la cité à l’autre, l’élever jusqu’auxétoiles, elle n’aurait pas rempli le vide de son cœur, que seul le« oui » d’une enfant pouvait combler.
Lorsque Mouret rentra dans son cabinet, il étouffait de sanglotscontenus. Que voulait-elle donc ? il n’osait plus lui offrirde l’argent, l’idée confuse d’un mariage se levait, au milieu deses révoltes de jeune veuf. Et, dans l’énervement de sonimpuissance, ses larmes coulèrent. Il était malheureux.
Un matin de novembre, Denise donnait les premiers ordres à sonrayon, lorsque la bonne des Baudu vint lui dire queMlle Geneviève avait passé une bien mauvaise nuit,et qu’elle voulait voir sa cousine tout de suite. Depuis quelquetemps, la jeune fille s’affaiblissait de jour en jour, et elleavait dû s’aliter l’avant-veille.
– Dites que je descends à l’instant, répondit Denise trèsinquiète.
Le coup qui achevait Geneviève, était la disparition brusque deColomban. D’abord, plaisanté par Clara, il avait découché ;puis, cédant à la folie de désir des garçons sournois et chastes,devenu le chien obéissant de cette fille, il n’était pas rentré unlundi, il avait simplement écrit à son patron une lettre d’adieu,faite avec des phrases soignées d’homme qui se suicide. Peut-être,au fond de ce coup de passion, aurait-on trouvé aussi le calculrusé d’un garçon ravi de renoncer à un mariage désastreux ; lamaison de draperie se portait aussi mal que sa future, l’heureétait bonne de rompre par une sottise. Et tout le monde le citaitcomme une victime fatale de l’amour.
Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudus’y trouvait seule. Elle était immobile derrière la caisse, avec sapetite figure blanche, mangée d’anémie, gardant le silence et levide de la boutique. Il n’y avait plus de commis ; la bonnedonnait un coup de plumeau aux casiers ; et encore était-ilquestion de la remplacer par une femme de ménage. Un froid noirtombait du plafond ; des heures se passaient sans qu’unecliente vînt déranger cette ombre, et les marchandises qu’on neremuait pas, étaient de plus en plus gagnées par le salpêtre desmurs.
– Qu’y a-t-il ? demanda vivement Denise. Est-ce queGeneviève est en danger ?
Mme Baudu ne répondit pas tout de suite. Sesyeux s’emplirent de larmes. Puis, elle balbutia :
– Je ne sais rien, on ne me dit rien… Ah ! c’est fini,c’est fini…
Et ses regards noyés faisaient le tour de la boutique sombre,comme si elle eût senti sa fille et la maison partir ensemble. Lessoixante-dix mille francs, produits par la vente de la propriété deRambouillet, s’étaient fondus en moins de deux ans dans le gouffrede la concurrence. Pour lutter contre le Bonheur, qui tenait àprésent les draps d’homme, les velours de chasse, les livrées, ledrapier avait fait des sacrifices considérables. Enfin, il venaitd’être définitivement écrasé sous les molletons et les flanelles deson rival, un assortiment tel qu’il n’en existait pas encore sur laplace. Peu à peu, la dette avait grandi ; il s’était décidé,comme ressource suprême, à hypothéquer l’antique immeuble de la ruede la Michodière, où le vieux Finet, l’ancêtre, avait fondé lamaison ; et ce n’était plus, maintenant, qu’une question dejours, l’émiettement s’achevait, les plafonds eux-mêmes devaients’écrouler et s’envoler en poussière, ainsi qu’une constructionbarbare et vermoulue, emportée par le vent.
– Le père est là-haut, reprit Mme Baudu desa voix brisée. Nous y passons deux heures chacun ; il fautbien que quelqu’un garde ici, oh ! seulement par précaution,car en vérité…
Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis les volets, sansleur vieil orgueil commercial qui les tenait encore debout devantle quartier.
– Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont le cœur seserrait, dans ce désespoir résigné que les pièces de drapexhalaient elles-mêmes.
– Oui, monte, monte vite, ma fille… Elle t’attend, elle t’ademandée toute la nuit. C’est quelque chose qu’elle veut tedire.
Mais, juste à ce moment, Baudu descendit. La bile tournéeverdissait son visage jaune, où ses yeux se tachaient de sang. Ilgardait le pas étouffé dont il venait de quitter la chambre, ilmurmura, comme si on avait pu l’entendre d’en haut :
– Elle dort.
Et, les jambes cassées, il s’assit sur une chaise. D’un gestemachinal, il s’essuyait le front, avec l’essoufflement d’un hommequi sort d’une rude besogne. Un silence régna. Enfin, il dit àDenise :
– Tu la verras tout à l’heure… Quand elle dort, il noussemble qu’elle est guérie.
Le silence recommença. Face à face, le père et la mère secontemplaient. Puis, à demi-voix, il remâcha ses douleurs, nenommant personne, ne s’adressant à personne.
– Ma tête sous le couteau, je ne l’aurais pas cru !…Il était le dernier, je l’avais élevé comme mon fils. On seraitvenu me dire : « Ils te le prendront aussi, tu le verrasfaire la culbute », j’aurais répondu : « Alors,c’est qu’il n’y aura plus de bon Dieu ! » Et il l’afaite, la culbute !… Ah ! le malheureux, qui était sibien au courant du vrai commerce, qui avait toutes mes idées !Pour une guenuche, pour un de ces mannequins qui paradent auxvitrines des maisons louches !… Non, voyez-vous, c’est àconfondre la raison !
Il branlait la tête, ses yeux vagues s’étaient baissés etregardaient les dalles humides, usées par des générations declientes.
– Voulez-vous savoir ? continua-t-il à voix plusbasse, eh bien ! il y a des moments où je me sens le pluscoupable, dans notre malheur. Oui, c’est ma faute, si notre pauvrefille est là-haut, dévorée de fièvre. Est-ce que je n’aurais pas dûles marier tout de suite, sans céder à mon bête d’orgueil, à monentêtement de ne point leur laisser la maison moins prospère ?Maintenant, elle aurait celui qu’elle aime, et peut-être leurjeunesse à tous deux accomplirait-elle ici le miracle que je n’aipas su réaliser… Mais je suis un vieux fou, je n’y ai rien compris,je ne croyais pas qu’on tombât malade pour des choses pareilles…Vrai ! ce garçon était extraordinaire : un don de lavente, et une probité, une simplicité de mœurs, un ordre en toutessortes, enfin mon élève…
Il relevait la tête, défendant encore ses idées, dans ce commisqui le trahissait. Denise ne put l’entendre s’accuser, et elle luidit tout, emportée par son émotion, à le voir si humble, les yeuxpleins de larmes, lui qui autrefois régnait là, en maître grondeuret absolu.
– Mon oncle, ne l’excusez pas, je vous en prie… Il n’ajamais aimé Geneviève, il se serait enfui plus tôt, si vous aviezvoulu hâter le mariage. Je lui en ai parlé moi-même ; ilsavait parfaitement que ma pauvre cousine souffrait à cause de lui,et vous voyez bien que cela ne l’a pas empêché de partir… Demandezà ma tante.
Sans ouvrir les lèvres, Mme Baudu confirma cesparoles d’un signe de tête. Alors, le drapier blêmit davantage,tandis que les larmes achevaient de l’aveugler. Ilbégaya :
– Ça devait être dans le sang, le père est mort l’étédernier d’avoir trop couru la gueuse.
Et, machinalement, son regard fit le tour des coins obscurs,passant des comptoirs nus aux casiers pleins, puis revint se fixersur sa femme, qui se tenait toujours droite à la caisse, dansl’attente vaine de la clientèle disparue.
– Allons, c’est la fin, reprit-il. Ils nous ont tué notrecommerce, et voilà qu’une de leurs coquines nous tue notrefille.
Personne ne parla plus. Le roulement des voitures, qui ébranlaitpar instants les dalles, passait comme une batterie funèbre detambours, dans l’air immobile, étouffé sous le plafond bas. Et, aumilieu de cette morne tristesse des vieilles boutiques agonisantes,on entendit des coups sourds, frappés quelque part dans la maison.C’était Geneviève qui venait de se réveiller et qui tapait avec unbâton, laissé près d’elle.
– Montons vite, dit Baudu, se levant en sursaut. Tâche derire, il ne faut pas qu’elle sache.
Lui-même, dans l’escalier, se frottait rudement les yeux, poureffacer la trace de ses larmes. Dès qu’il eut ouvert la porte, aupremier étage, on entendit une faible voix, une voix éperdue,criant :
– Oh ! je ne veux pas être seule… Oh ! ne melaissez pas seule… Oh ! j’ai peur d’être seule…
Puis, quand elle aperçut Denise, Geneviève se calma, eut unsourire de joie.
– Vous voilà donc !… Comme je vous ai attendue, depuishier ! Je croyais déjà que vous m’abandonniez, vousaussi !
C’était une pitié. La chambre de la jeune fille donnait sur lacour, une petite chambre où tombait une clarté livide. D’abord, lesparents avaient couché la malade dans leur propre chambre, sur larue ; mais la vue du Bonheur des Dames, en face, labouleversait, et ils avaient dû la ramener chez elle. Là, elleétait allongée, si fluette sous les couvertures, qu’on ne sentaitmême plus la forme et l’existence d’un corps. Ses maigres bras,brûlés de la fièvre ardente des phtisiques, avaient un perpétuelmouvement de recherche anxieuse et inconsciente ; tandis queses cheveux noirs, lourds de passion, semblaient s’être encoreépaissis et mangeaient de leur vie vorace son pauvre visage, oùagonisait la dégénérescence dernière d’une longue famille poussée àl’ombre, dans cette cave du vieux commerce parisien.
Cependant, Denise, le cœur crevé de commisération, la regardait.Elle ne parlait pas, de peur de laisser couler ses larmes. Enfin,elle murmura :
– Je suis venue tout de suite… Si je pouvais vous êtreutile ? Vous me demandiez… Voulez-vous que je reste ?
Geneviève, l’haleine courte, les mains toujours errantes dansles plis de la couverture, ne la quittait pas des yeux.
– Non, merci, je n’ai besoin de rien… Je voulais seulementvous embrasser.
Des pleurs gonflèrent ses paupières. Alors, Denise, vivement, sepencha, la baisa sur les joues, toute frissonnante de se sentir auxlèvres la flamme de ces joues creuses. Mais la malade l’avaitprise, et elle l’étreignait, et elle la gardait dans unembrassement désespéré. Puis, ses regards allèrent vers sonpère.
– Voulez-vous que je reste ? répéta Denise. Si vousaviez quelque chose à faire ?
– Non, non.
Les regards de Geneviève se tournaient obstinément vers sonpère, qui demeurait debout, l’air hébété, la gorge étranglée. Ilfinit par comprendre, il se retira, sans prononcer un mot, et l’onentendit son pas descendre pesamment les marches.
– Dites-moi, il est avec cette femme ? demanda lamalade tout de suite, en saisissant la main de sa cousine, qu’ellefit asseoir au bord de la couchette. Oui, j’ai voulu vous voir, iln’y a que vous pour me dire… N’est-ce pas, ils viventensemble ?
Denise, dans la surprise de ces questions, balbutia, dut avouerla vérité, les bruits qui couraient au magasin. Clara, ennuyée dece garçon qui lui tombait sur le dos, lui avait déjà fermé saporte ; et Colomban, désolé, la poursuivait partout, tâchaitd’obtenir d’elle une rencontre de temps à autre, par une humilitéde chien battu. On assurait qu’il allait entrer au Louvre.
– Si vous l’aimez tant, il peut vous revenir encore,continua la jeune fille, pour endormir la mourante dans ce dernierespoir. Guérissez vite, il reconnaîtra ses fautes, il vousépousera.
Geneviève l’interrompit. Elle avait écouté de tout son être,avec une passion muette qui la redressait. Mais elle retombaaussitôt.
– Non, laissez, je sais bien que c’est fini… Je ne disrien, parce que j’entends papa pleurer, et que je ne veux pasrendre maman plus malade. Seulement, je m’en vais, voyez-vous, etsi je vous appelais cette nuit, c’était par crainte de m’en alleravant le jour… Mon Dieu ! quand on pense qu’il n’est pas mêmeheureux !
Et, Denise s’étant récriée, en lui assurant que son état n’étaitpas si grave, elle lui coupa une seconde fois la parole, ellerejeta soudain la couverture d’un geste chaste de vierge qui n’aplus rien à cacher dans la mort. Découverte jusqu’au ventre, ellemurmura :
– Regardez-moi donc !… N’est-ce pas fini ?
Tremblante, Denise quitta le bord de la couchette, comme si,d’un souffle, elle eût craint de détruire cette nudité misérable.C’était la fin de la chair, un corps de fiancée usé dans l’attente,retourné à l’enfance grêle des premiers ans. Lentement, Genevièvese recouvrit, et elle répétait :
– Vous voyez bien, je ne suis plus une femme… Ce seraitmal, de le vouloir encore.
Toutes deux se turent. Elles se regardaient de nouveau, netrouvant plus une phrase. Ce fut Geneviève qui reprit :
– Allons, ne restez pas là, vous avez vos affaires. Etmerci, j’étais tourmentée du besoin de savoir ; maintenant, jesuis contente. Si vous le revoyez, dites-lui que je lui pardonne…Adieu, ma bonne Denise. Embrassez-moi bien, c’est la dernièrefois.
La jeune fille l’embrassa, en protestant.
– Non, non, ne vous frappez donc pas, il vous faut dessoins, rien de plus.
Mais la malade eut un hochement de tête obstiné. Elle souriait,elle était sûre. Et, comme sa cousine se dirigeait enfin vers laporte :
– Attendez, tapez avec ce bâton, pour que papa monte… J’aitrop peur toute seule.
Puis, quand Baudu fut là, dans cette petite chambre morne, où ilpassait les heures sur une chaise, elle prit un air de gaieté, ellecria à Denise :
– Ne venez pas demain, c’est inutile. Mais, dimanche, jevous attends, vous resterez l’après-midi avec moi.
Le lendemain, à six heures, au petit jour, Geneviève expirait,après quatre heures d’un râle affreux. Ce fut un samedi que tombal’enterrement, par un temps noir, un ciel de suie qui pesait sur laville frissonnante. Le Vieil Elbeuf, tendu de drap blanc, éclairaitla rue d’une tache blanche ; et les cierges, brûlant dans lejour bas, semblaient des étoiles noyées de crépuscule. Descouronnes de perles, un gros bouquet de roses blanches, couvraientle cercueil, un cercueil étroit de fillette, posé sur l’alléeobscure de la maison, au ras du trottoir, si près du ruisseau, queles voitures avaient déjà éclaboussé les draperies. Tout le vieuxquartier suait l’humidité, exhalait son odeur moisie de cave, avecsa continuelle bousculade de passants sur le pavé boueux.
Dès neuf heures, Denise était venue, pour rester auprès de satante. Mais, comme le convoi allait partir, celle-ci, qui nepleurait plus, les yeux brûlés de larmes, la pria de suivre lecorps et de veiller sur l’oncle, dont l’accablement muet, ladouleur imbécile inquiétait la famille. En bas, la jeune filletrouva la rue pleine de monde. Le petit commerce du quartiervoulait donner aux Baudu un témoignage de sympathie ; et il yavait aussi, dans cet empressement, comme une manifestation contrele Bonheur des Dames, que l’on accusait de la lente agonie deGeneviève. Toutes les victimes du monstre étaient là, Bédoré etsœur, les bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouillefrères, et Deslignières le bimbelotier, et Piot et Rivoire lesmarchands de meubles ; même Mlle Tatin, lalingère, et le gantier Quinette, balayés depuis longtemps par lafaillite, s’étaient fait un devoir de venir, l’une des Batignolles,l’autre de la Bastille, où ils avaient dû reprendre du travail chezles autres. En attendant le corbillard qu’une erreur attardait, cemonde vêtu de noir, piétinant dans la boue, levait des regards dehaine sur le Bonheur, dont les vitrines claires, les étalageséclatants de gaieté, leur semblaient une insulte, en face du VieilElbeuf, qui attristait de son deuil l’autre côté de la rue.Quelques têtes de commis curieux se montraient derrière lesglaces ; mais le colosse gardait son indifférence de machinelancée à toute vapeur, inconsciente des morts qu’elle peut faire enchemin.
Denise cherchait des yeux son frère Jean. Elle finit parl’apercevoir devant la boutique de Bourras, où elle le rejoignitpour lui recommander de marcher près de l’oncle et de le soutenir,s’il avait de la peine à marcher. Depuis quelques semaines, Jeanétait grave, comme tourmenté d’une préoccupation. Ce jour-là, serrédans une redingote noire, homme fait à cette heure et gagnant desjournées de vingt francs, il semblait si digne et si triste, que sasœur en fut frappée, car elle ne le soupçonnait pas d’aimer à cepoint leur cousine. Désireuse d’éviter à Pépé des tristessesinutiles, elle l’avait laissé chez Mme Gras, en sepromettant d’aller l’y chercher l’après-midi, pour lui faireembrasser son oncle et sa tante.
Cependant, le corbillard n’arrivait toujours pas, et Denise,très émue, regardait brûler les cierges, lorsqu’elle tressaillit,au son connu d’une voix qui parlait derrière elle. C’était Bourras.Il avait appelé d’un signe un marchand de marrons, installé enface, dans une étroite guérite, prise sur la boutique d’un marchandde vin, et il lui disait :
– Hein ? Vigouroux, rendez-moi ce service… Vous voyez,je retire le bouton… Si quelqu’un venait, vous diriez de repasser.Mais que ça ne vous dérange pas, il ne viendra personne.
Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme lesautres. Denise, gênée, avait jeté un coup d’œil sur la boutique.Maintenant, il l’abandonnait, on ne voyait plus, à l’étalage,qu’une débandade pitoyable de parapluies mangés par l’air et decannes noires de gaz. Les embellissements qu’il y avait faits, lespeintures vert tendre, les glaces, l’enseigne dorée, tout craquait,se salissait déjà, offrait cette décrépitude rapide et lamentabledu faux luxe, badigeonné sur des ruines. Pourtant, si les anciennescrevasses reparaissaient, si les taches d’humidité avaient repoussésous les dorures, la maison tenait toujours, entêtée, collée auflanc du Bonheur des Dames, comme une verrue déshonorante, qui,bien que gercée et pourrie, refusait d’en tomber.
– Ah ! les misérables, gronda Bourras, ils ne veulentmême pas qu’on l’emporte !
Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d’être accroché parune voiture du Bonheur, dont les panneaux vernis filaient, jetantdans la brume leur rayonnement d’astre, au trot rapide de deuxchevaux superbes. Et le vieux marchand lançait vers Denise un coupd’œil oblique, allumé sous la broussaille de ses sourcils.
Lentement, le convoi s’ébranla, pataugeant au milieu desflaques, dans le silence des fiacres et des omnibus brusquementarrêtés. Lorsque le corps drapé de blanc traversa la place Gaillon,les regards sombres du cortège plongèrent une fois encore derrièreles glaces du grand magasin, où seules deux vendeuses accouruesregardaient, heureuses de cette distraction. Baudu suivait lecorbillard, d’un pas lourd et machinal ; et il avait refuséd’un signe le bras de Jean, qui marchait près de lui. Puis, aprèsla queue du monde, venaient trois voitures de deuil. Comme oncoupait la rue Neuve-des-Petits-Champs, Robineau accourut sejoindre au cortège, très pâle, l’air vieilli.
À Saint-Roch, beaucoup de femmes attendaient, les petitescommerçantes du quartier, qui avaient redouté l’encombrement de lamaison mortuaire. La manifestation tournait à l’émeute ; et,lorsque, après le service, le convoi se remit en marche, tous leshommes suivirent de nouveau, bien qu’il y eût une longue course, dela rue Saint-Honoré au cimetière Montmartre. On dut remonter la rueSaint-Roch et passer une seconde fois devant le Bonheur des Dames.C’était une obsession, ce pauvre corps de jeune fille était promenéautour du grand magasin, comme la première victime tombée sous lesballes, en temps de révolution. À la porte, des flanelles rougesclaquaient au vent ainsi que des drapeaux, un étalage de tapiséclatait en une floraison saignante d’énormes roses et de pivoinesépanouies.
Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée dedoutes si cuisants, la poitrine serrée d’une telle tristesse,qu’elle n’avait plus la force de marcher. Il y eut justement unarrêt, rue du Dix-Décembre, devant les échafaudages de la nouvellefaçade, qui gênait toujours la circulation. Et la jeune filleremarqua le vieux Bourras, resté en arrière, traînant la jambe,dans les roues mêmes de la voiture où elle se trouvait seule.Jamais il n’arriverait au cimetière. Il avait levé la tête, il laregardait. Puis, il monta.
– Ce sont mes sacrés genoux, murmurait-il. Ne vous reculezdonc pas !… Est-ce que c’est vous qu’on déteste !
Elle le sentit amical et furieux, comme autrefois. Il grondait,déclarait ce diable de Baudu joliment solide, pour aller quandmême, après de tels coups sur le crâne. Le convoi avait repris samarche lente ; et, en se penchant, elle voyait en effetl’oncle s’entêter derrière le corbillard, de son pas alourdi, quisemblait régler le train sourd et pénible du cortège. Alors, elles’abandonna dans son coin, elle écouta les paroles sans fin duvieux marchand de parapluies, au long bercement mélancolique de lavoiture.
– Si la police ne devrait pas débarrasser la voiepublique !… Il y a plus de dix-huit mois qu’ils nousencombrent, avec leur façade, où un homme s’est encore tué l’autrejour. N’importe ! lorsqu’ils voudront s’agrandir désormais, illeur faudra jeter des ponts par-dessus les rues… On dit que vousêtes deux mille sept cents employés et que le chiffre d’affairesatteindra cent millions cette année… Cent millions ! monDieu ! cent millions !
Denise n’avait rien à répondre. Le convoi venait de s’engagerdans la rue de la Chaussée-d’Antin, où des embarras de voituresl’attardaient. Bourras continua, les yeux vagues, comme s’il eûtmaintenant rêvé tout haut. Il ne comprenait toujours pas letriomphe du Bonheur des Dames, mais il avouait la défaite del’ancien commerce.
– Ce pauvre Robineau est fichu, il a une figure d’homme quise noie… Et les Bédoré, et les Vanpouille, ça ne tient plus debout,c’est comme moi, les jambes cassées. Deslignières crèvera d’un coupde sang, Piot et Rivoire ont eu la jaunisse. Ah ! nous sommestous jolis, un beau cortège de carcasses que nous faisons à lachère enfant ! Ça doit être drôle, pour les gens qui regardentdéfiler cette queue de faillites… D’ailleurs, il paraît que lenettoyage va continuer. Les coquins créent des rayons de fleurs, demodes, de parfumerie, de cordonnerie, que sais-je encore ?Grognet, le parfumeur de la rue de Grammont, peut déménager, et jene donnerais pas dix francs de la cordonnerie Naud, rue d’Antin. Lecholéra souffle jusqu’à la rue Sainte-Anne, où Lacassagne, quitient les plumes et les fleurs, et Mme Chadeuil,dont les chapeaux sont pourtant connus, seront balayés avant deuxans… Après ceux-là, d’autres, et toujours d’autres ! Tous lescommerces du quartier y passeront. Quand des calicots se mettent àvendre des savons et des galoches, ils peuvent bien avoirl’ambition de vendre des pommes de terre frites. Ma parole, laterre se détraque !
Le corbillard traversait alors la place de la Trinité, et, ducoin de la sombre voiture, où Denise écoutait la plainte continuedu vieux marchand, bercée au train funèbre du convoi, elle putvoir, en débouchant de la rue de la Chaussée-d’Antin, le corps quimontait déjà la pente de la rue Blanche. Derrière l’oncle, à lamarche aveugle et muette de bœuf assommé, il lui semblait entendrele piétinement d’un troupeau conduit à l’abattoir, toute ladéconfiture des boutiques d’un quartier, le petit commerce traînantsa ruine, avec un bruit mouillé de savates, dans la boue noire deParis. Cependant, Bourras parlait d’une voix plus sourde, commeralentie par la montée rude de la rue Blanche.
– Moi, j’ai mon compte… Mais je le tiens tout de même et jene le lâche pas. Il a encore perdu en appel. Ah ! ça m’a coûtébon : près de deux ans de procès, et les avoués, et lesavocats ! N’importe, il ne passera pas sous ma boutique, lesjuges ont décidé qu’un tel travail n’avait point le caractère d’uneréparation motivée. Quand on pense qu’il parlait de créer,là-dessous, un salon de lumières, pour juger la couleur des étoffesau gaz, une pièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à ladraperie ! Et il ne dérage plus, il ne peut avaler qu’un vieuxdémoli de mon espèce lui barre la route, quand tout le monde est àgenoux devant son argent… Jamais ! je ne veux pas ! c’estbien entendu. Possible que je reste sur le carreau. Depuis que j’aià me battre contre les huissiers, je sais que le gredin recherchemes créances, histoire sans doute de me jouer un vilain tour. Ça nefait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours,tonnerre de Dieu ! même lorsque je serai cloué entre quatreplanches, comme la petite qui s’en va, là-bas.
Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plusvite, on entendit l’essoufflement du monde, la hâte inconsciente ducortège, pressé d’en finir. Ce que Bourras ne disait pas nettement,c’était la misère noire où il était tombé, la tête perdue dans lestracas du petit boutiquier qui sombre et qui s’entête pour durer,sous la grêle des protêts. Denise, au courant de sa situation,rompit enfin le silence, en murmurant d’une voix deprière :
– Monsieur Bourras, ne faites pas le méchant davantage…Laissez-moi arranger les choses.
Il l’interrompit d’un geste violent.
– Taisez-vous, ça ne regarde personne… Vous êtes une bonnepetite fille, je sais que vous lui rendez la vie dure, à cet hommequi vous croyait à vendre comme ma maison. Mais querépondriez-vous, si je vous conseillais de dire oui ?Hein ? vous m’enverriez coucher… Eh bien ! lorsque je disnon, ne mettez pas votre nez là-dedans.
Et, la voiture s’étant arrêtée à la route du cimetière, ildescendit avec la jeune fille. Le caveau des Baudu se trouvait dansla première allée, à gauche. En quelques minutes, la cérémonie futterminée. Jean avait écarté l’oncle, qui regardait le trou d’un airbéant. La queue du cortège se répandait parmi les tombes voisines,tous les visages de ces boutiquiers, appauvris de sang au fond deleurs rez-de-chaussée malsains, prenaient une laideur souffrante,sous le ciel couleur de boue. Quand le cercueil coula doucement,des joues éraflées de couperose pâlirent, des nez s’abaissèrentpincés d’anémie, des paupières jaunes de bile, meurtries par leschiffres, se détournèrent.
– Nous devrions tous nous coller dans ce trou, dit Bourrasà Denise, qui était restée près de lui. Cette petite, c’est lequartier qu’on enterre… Oh ! je me comprends, l’anciencommerce peut aller rejoindre ces roses blanches qu’on jette avecelle.
Denise ramena son oncle et son frère, dans une voiture de deuil.La journée fut pour elle d’une tristesse noire. D’abord, ellecommençait à s’inquiéter de la pâleur de Jean ; et, quand elleeut compris qu’il s’agissait d’une nouvelle histoire de femme, ellevoulut le faire taire, en lui ouvrant sa bourse ; mais ilsecouait la tête, il refusait, c’était sérieux cette fois, la nièced’un pâtissier très riche, qui n’acceptait pas même des bouquets deviolettes. Ensuite, l’après-midi, lorsque Denise alla chercher Pépéchez Mme Gras, celle-ci lui déclara qu’il devenaittrop grand pour qu’elle le gardât davantage ; encore untracas, il faudrait trouver un collège, éloigner l’enfantpeut-être. Et elle eut enfin, en menant Pépé embrasser les Baudu,l’âme déchirée par la douleur morne du Vieil Elbeuf. La boutiqueétait fermée, l’oncle et la tante se tenaient au fond de la petitesalle, dont ils oubliaient d’allumer le gaz, malgré l’obscuritécomplète de cette journée d’hiver. Il n’y avait plus qu’eux, ilsdemeuraient face à face, dans la maison vidée lentement par laruine ; et la mort de leur fille creusait davantage les coinsde ténèbres, était comme le craquement suprême qui allait faire serompre les vieilles poutres mangées d’humidité. Sous cetécrasement, l’oncle, sans pouvoir s’arrêter, marchait toujoursautour de la table, de son pas du convoi, aveugle et muet ;tandis que la tante ne disait rien non plus, tombée sur une chaise,avec la face blanche d’une blessée, dont le sang s’épuisait goutteà goutte. Ils ne pleurèrent même pas, lorsque Pépé mit de grosbaisers sur leurs joues froides. Denise étouffait de larmes.
Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fille, pourcauser d’un vêtement d’enfant qu’il voulait lancer, un mélanged’écossais et de zouave. Et, toute frémissante de pitié, révoltéede tant de souffrances, elle ne put se contenir ; elle osad’abord parler de Bourras, de ce pauvre homme à terre qu’on allaitégorger. Mais, au nom du marchand de parapluies, Mouret s’emporta.Le vieux toqué, comme il l’appelait, désolait sa vie, gâtait sontriomphe, par son entêtement idiot à ne pas céder sa maison, cetteignoble masure dont les plâtres salissaient le Bonheur des Dames,le seul petit coin du vaste pâté échappé à la conquête. L’affairetournait au cauchemar ; tout autre que la jeune fille, parlanten faveur de Bourras, aurait risqué d’être jeté dehors, tellementMouret était torturé du besoin maladif d’abattre la masure à coupsde pied. Enfin, que voulait-on qu’il fît ? Pouvait-il laisserce tas de décombres au flanc du Bonheur ? Il fallait bienqu’il disparût, le magasin devait passer. Tant pis pour le vieuxfou ! Et il rappelait ses offres, il lui avait proposé jusqu’àcent mille francs. N’était-ce pas raisonnable ? Certes, il nemarchandait pas, il donnait l’argent qu’on exigeait ; mais, aumoins, qu’on eût un peu d’intelligence, qu’on le laissât finir sonœuvre ! Est-ce qu’on se mêlait d’arrêter les locomotives, surles chemins de fer ? Elle l’écoutait, les yeux baissés, netrouvant que des raisons de sentiment. Le bonhomme était si vieux,on aurait pu attendre sa mort, une faillite le tuerait. Alors, ildéclara qu’il n’était même plus le maître d’empêcher les choses,Bourdoncle s’en occupait, car le conseil avait résolu d’en finir.Elle n’eut rien à ajouter, malgré l’apitoiement douloureux de sestendresses.
Après un silence pénible, ce fut Mouret lui-même qui parla desBaudu. Il commença par les plaindre beaucoup de la perte de leurfille. C’étaient de très bonnes gens, très honnêtes, et surlesquels la mauvaise chance s’acharnait. Puis, il reprit sesarguments : au fond, ils avaient voulu leur malheur, on nes’obstinait pas de la sorte dans la baraque vermoulue de l’anciencommerce ; rien d’étonnant à ce que la maison leur tombât surla tête. Vingt fois, il l’avait prédit ; même elle devait sesouvenir qu’il l’avait chargée d’avertir son oncle d’un désastrefatal, si ce dernier s’attardait dans des vieilleries ridicules. Etla catastrophe était venue, personne au monde ne l’empêcheraitmaintenant. On ne pouvait raisonnablement exiger qu’il se ruinât,afin d’épargner le quartier. Du reste, s’il avait eu la folie defermer le Bonheur, un autre grand magasin aurait poussé de lui-mêmeà côté, car l’idée soufflait des quatre points du ciel, le triomphedes cités ouvrières et industrielles était semé par le coup de ventdu siècle, qui emportait l’édifice croulant des vieux âges. Peu àpeu, Mouret s’échauffait, trouvait une émotion éloquente pour sedéfendre contre la haine de ses victimes involontaires, la clameurdes petites boutiques moribondes, qu’il entendait monter autour delui. On ne gardait pas ses morts, il fallait bien lesenterrer ; et, d’un geste, il envoyait dans la terre, ilbalayait et jetait à la fosse commune le cadavre de l’antiquenégoce, dont les restes verdis et empestés devenaient la honte desrues ensoleillées du nouveau Paris. Non, non, il n’avait aucunremords, il faisait simplement la besogne de son âge, et elle lesavait bien, elle qui aimait la vie, qui avait la passion desaffaires larges, conclues au plein jour de la publicité. Réduite ausilence, elle l’écouta longtemps, elle se retira, l’âme pleine detrouble.
Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée decauchemars, la retournait sous la couverture. Il lui semblaitqu’elle était toute petite, et elle éclatait en larmes, au fond deleur jardin de Valognes, en voyant les fauvettes manger lesaraignées, qui elles-mêmes mangeaient les mouches. Était-ce doncvrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette luttepour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier del’éternelle destruction ? Ensuite, elle se revoyait devant lecaveau où l’on descendait Geneviève, elle apercevait son oncle etsa tante, seuls au fond de leur salle à manger obscure. Dans leprofond silence, un bruit sourd d’écroulement traversait l’airmort : c’était la maison de Bourras qui s’effondrait, commeminée par les grandes eaux. Le silence recommençait, plus sinistre,et un nouvel écroulement retentissait, puis un autre, puis unautre : les Robineau, les Bédoré et sœur, les Vanpouille,craquaient et s’écrasaient chacun à son tour, le petit commerce duquartier Saint-Roch s’en allait sous une pioche invisible, avec debrusques tonnerres de charrettes qu’on décharge. Alors, un chagrinimmense l’éveillait en sursaut. Mon Dieu ! que detortures ! des familles qui pleurent, des vieillards jetés aupavé, tous les drames poignants de la ruine ! Et elle nepouvait sauver personne, et elle avait conscience que cela étaitbon, qu’il fallait ce fumier de misères à la santé du Paris dedemain. Au jour, elle se calma, une grande tristesse résignée latenait les yeux ouverts, tournés vers la fenêtre dont les vitress’éclairaient. Oui, c’était la part du sang, toute révolutionvoulait des martyrs, on ne marchait en avant que sur des morts. Sapeur d’être une âme mauvaise, d’avoir travaillé au meurtre de sesproches, se fondait à présent dans une pitié navrée, en face de cesmaux irrémédiables, qui sont l’enfantement douloureux de chaquegénération. Elle finit par chercher les soulagements possibles, sabonté rêva longtemps aux moyens à prendre, pour sauver au moins lessiens de l’écrasement final.
Mouret, maintenant, se dressait devant elle, avec sa têtepassionnée, aux yeux caressants. Certes, il ne lui refusait rien,elle était sûre qu’il accorderait tous les dédommagementsraisonnables. Et sa pensée s’égarait, tâchait de le juger. Elleconnaissait sa vie, n’ignorait pas le calcul ancien de sestendresses, sa continuelle exploitation de la femme, des maîtressesprises pour faire son chemin, et sa liaison avecMme Desforges dans l’unique but de tenir le baronHartmann, et toutes les autres, les Clara de rencontre, le plaisiracheté, payé, rejeté au trottoir. Seulement, ces débuts d’unaventurier de l’amour, dont le magasin plaisantait, finissaient parse perdre dans le coup de génie de cet homme, dans sa grâcevictorieuse. Il était la séduction. Ce qu’elle ne lui aurait jamaispardonné, c’était son mensonge d’autrefois, sa froideur d’amantsous la comédie galante de ses prévenances. Mais elle se sentaitsans rancune, aujourd’hui qu’il souffrait par elle. Cettesouffrance l’avait grandi. Quand elle le voyait torturé, expiant sidurement son dédain de la femme, il lui semblait racheté de sesfautes.
Dès ce matin-là, Denise obtint de Mouret les compensationsqu’elle jugerait légitimes, le jour où les Baudu et le vieuxBourras succomberaient. Les semaines se passèrent, elle allait voirson oncle presque tous les après-midi, s’échappant quelquesminutes, apportant son rire, son courage de brave fille, pourégayer la sombre boutique. Sa tante surtout l’inquiétait, elleétait restée dans une stupeur blême, depuis la mort deGeneviève ; il semblait que sa vie s’en allât un peu à chaqueheure ; et, lorsqu’on l’interrogeait, elle répondait d’un airétonné qu’elle ne souffrait pas, qu’elle était comme prise desommeil, simplement. Dans le quartier, on hochait la tête : lapauvre dame ne s’ennuierait pas longtemps de sa fille.
Un jour, Denise sortait de chez les Baudu, lorsque, au détour dela place Gaillon, elle entendit un grand cri. La foule seprécipitait, un coup de panique soufflait, ce vent de peur et depitié qui ameute brusquement une rue. C’était un omnibus à caissebrune, une des voitures faisant le trajet de la Bastille auxBatignolles, dont les roues passaient sur le corps d’un homme, audébouché de la rue Neuve-Saint-Augustin, devant la fontaine. Deboutsur son siège, dans un mouvement furieux, le cocher retenait sesdeux chevaux noirs, qui se cabraient ; et il jurait, ils’emportait en gros mots.
– Nom de Dieu ! nom de Dieu !… Faites doncattention, sacré maladroit !
Maintenant, l’omnibus était arrêté. La foule entourait leblessé, un sergent de ville se trouvait là par hasard. Toujoursdebout, appelant en témoignage les voyageurs de l’impériale, quis’étaient levés, eux aussi, pour se pencher et voir le sang, lecocher s’expliquait avec des gestes exaspérés, la gorge étrangléed’une colère croissante.
– On n’a pas idée… Qui est-ce qui m’a fichu un particulierpareil ? Il était là comme chez lui. J’ai crié, et le voilàqui se fout sous les roues !
Alors, un ouvrier, un peintre en bâtiment, accouru avec sonpinceau d’une devanture voisine, dit d’une voix aiguë, au milieudes clameurs :
– Ne te fais donc pas de bile ! Je l’ai vu, il s’estcollé dessous, parbleu !… Tiens ! il a piqué une têtecomme ça. Encore un qui s’embêtait, faut croire !
D’autres voix s’élevèrent, on tombait d’accord sur l’idée d’unsuicide, pendant que le sergent de ville verbalisait. Des dames,toutes pâles, descendaient vivement, emportaient, sans seretourner, l’horreur de la secousse molle dont l’omnibus leur avaitremué les entrailles, en passant sur le corps. Cependant, Denises’approcha, attirée par la pitié active, qui la faisait se mêler detous les accidents, des chiens écrasés, des chevaux abattus, descouvreurs tombés des toits. Et, sur le pavé, elle reconnut lemalheureux, évanoui, la redingote souillée de boue.
– C’est M. Robineau ! cria-t-elle, dans sondouloureux étonnement.
Tout de suite, le sergent de ville interrogea cette jeune fille.Elle donna le nom, la profession, l’adresse. Grâce à l’énergie ducocher, l’omnibus avait fait un crochet, et les jambes seules deRobineau s’étaient trouvées engagées sous les roues. Seulement, ily avait à craindre qu’elles ne fussent rompues l’une et l’autre.Quatre hommes de bonne volonté transportèrent le blessé chez unpharmacien de la rue Gaillon, pendant que l’omnibus reprenaitlentement sa marche.
– Nom de Dieu ! dit le cocher en enveloppant seschevaux d’un coup de fouet, j’ai fait ma journée.
Denise avait suivi Robineau chez le pharmacien. Celui-ci, dansl’attente d’un médecin, qu’on ne pouvait trouver, déclarait qu’iln’y avait aucun danger immédiat et que le mieux était de porter leblessé à son domicile, puisqu’il habitait le voisinage. Un hommeétait allé au poste de police demander un brancard. Alors, la jeunefille conçut la bonne pensée de partir en avant, afin de préparerMme Robineau à ce coup affreux. Mais elle euttoutes les peines du monde à gagner la rue, au travers de la foule,qui s’écrasait devant la porte. Cette foule, avide de mort,augmentait de minute en minute ; des enfants, des femmes, sehaussaient, tenaient bon dans les poussées brutales ; etchaque nouveau venu inventait son accident, c’était à cette heureun mari que l’amant de sa femme avait jeté par la fenêtre.
Rue Neuve-des-Petits-Champs, Denise aperçut de loinMme Robineau sur la porte de la spécialité desoies. Cela lui donna un prétexte pour s’arrêter, et elle causa uninstant, en cherchant une façon d’amortir la terrible nouvelle. Lemagasin sentait le désordre et l’abandon des luttes dernières, dansun commerce qui se meurt. C’était le dénouement prévu de la grandebataille des deux soies rivales, le Paris-Bonheur avait écrasé laconcurrence, à la suite d’une nouvelle baisse de cinqcentimes : il ne se vendait plus que quatre francsquatre-vingt-quinze, la soie de Gaujean avait trouvé son Waterloo.Depuis deux mois, Robineau, réduit aux expédients, menait une vied’enfer, pour empêcher une déclaration de faillite.
– J’ai vu passer votre mari sur la place Gaillon, murmuraDenise, qui avait fini par entrer dans la boutique.
Mme Robineau, dont une sourde inquiétudesemblait ramener continuellement les regards vers la rue, ditvivement :
– Ah ! tout à l’heure, n’est-ce pas ?… Jel’attends, il devrait être ici. Ce matin, M. Gaujean est venu,et ils sont sortis ensemble.
Elle était toujours charmante, délicate et gaie ; mais unegrossesse avancée déjà la fatiguait, elle restait plus effarée,plus dépaysée que jamais, dans ces affaires, auxquelles sa naturetendre ne mordait pas, et qui tournaient mal. Comme elle lerépétait souvent, pourquoi donc tout ça ? ne serait-ce pasplus gentil de vivre tranquille, au fond d’un petit logement, oùl’on ne mangerait que du pain ?
– Ma chère enfant, reprit-elle avec un sourire quis’attristait, nous n’avons rien à vous cacher… Ça ne va pas bien,mon pauvre chéri n’en dort plus. Aujourd’hui encore, ce Gaujean l’atourmenté, à propos de billets en retard… Je me sentais mourird’inquiétude, à être là toute seule…
Et elle retournait sur la porte, lorsque Denise l’arrêta. Auloin, celle-ci venait d’entendre une rumeur de foule. Elle devinale brancard qu’on apportait, le flot de curieux qui n’avaient paslâché l’accident. Alors, la gorge sèche, ne trouvant pas les motsconsolateurs qu’elle aurait voulu, elle dut parler.
– Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de danger immédiat…Oui, j’ai vu M. Robineau, il lui est arrivé un malheur… Onl’apporte, ne vous inquiétez pas, je vous en prie.
La jeune femme l’écoutait, toute blanche, sans comprendrenettement encore. La rue s’était emplie de monde, les fiacresarrêtés juraient, des hommes avaient posé le brancard devant laporte du magasin, pour ouvrir les deux battants vitrés.
– C’est un accident, continuait Denise, résolue à cacher latentative de suicide. Il était sur le trottoir, et il a glissé sousles roues d’un omnibus… Oh ! les pieds seulement. On chercheun médecin. Ne vous inquiétez pas.
Un grand frisson secouait Mme Robineau. Elle eutdeux ou trois cris inarticulés ; puis, elle ne parla plus,elle s’abattit près du brancard, dont elle écarta les toiles de sesmains tremblantes. Les hommes qui venaient de le porter,attendaient devant la maison, pour le remporter, lorsqu’on auraitenfin trouvé un médecin. On n’osait plus toucher à Robineau, quiavait repris connaissance, et dont les souffrances devenaientatroces, au moindre mouvement. Quand il vit sa femme, deux grosseslarmes coulèrent sur ses joues. Elle l’avait embrassé, et ellepleurait, en le regardant de ses yeux fixes. Dans la rue, la cohuecontinuait, les visages s’entassaient comme au spectacle, avec desyeux luisants ; des ouvrières, échappées d’un atelier,menaçaient d’enfoncer les glaces des vitrines, pour mieux voir.Afin d’échapper à cette fièvre de curiosité, et jugeant d’ailleursqu’il n’était pas convenable de laisser le magasin ouvert, Deniseeut l’idée de baisser le rideau métallique. Elle-même alla tournerla manivelle, l’engrenage avait un cri plaintif, les feuilles detôle descendaient avec lenteur, ainsi qu’une draperie lourdetombant sur le dénouement d’un cinquième acte. Et, lorsqu’ellerentra et qu’elle eut fermé derrière elle la petite porte ronde,elle retrouva Mme Robineau serrant toujours sonmari entre ses bras éperdus, sous le demi-jour louche qui venaitdes deux étoiles découpées dans la tôle. La boutique ruinéesemblait glisser au néant, seules les deux étoiles luisaient surcette catastrophe rapide et brutale du pavé parisien. Enfin,Mme Robineau recouvra la parole.
– Oh ! mon chéri… oh ! mon chéri… oh ! monchéri…
Elle ne trouvait que ces mots, et lui suffoqua, se confessa dansune crise de remords, en la voyant ainsi agenouillée, renversée,avec son ventre de mère qui s’écrasait contre le brancard.Lorsqu’il ne bougeait pas, il ne sentait que le plomb brûlant deses jambes.
– Pardonne-moi, j’ai dû être fou… Quand l’avoué m’a ditdevant Gaujean que les affiches seraient posées demain, il m’asemblé que des flammes dansaient, comme si les murs avaient brûlé…Et puis, je ne me souviens plus : je descendais la rue de laMichodière, j’ai cru que les gens du Bonheur se fichaient de moi,cette grande gueuse de maison m’écrasait… Alors, quand l’omnibus atourné, j’ai songé à Lhomme et à son bras, je me suis jetédessous…
Lentement, Mme Robineau tomba assise sur leparquet, dans l’horreur de ces aveux. Mon Dieu ! il avaitvoulu mourir. Elle saisit la main de Denise, qui s’était penchéevers elle, toute retournée par cette scène. Le blessé, que sonémotion épuisait, venait encore de perdre connaissance. Et cemédecin qui n’arrivait pas ! Deux hommes avaient déjà battu lequartier, le concierge de la maison s’était mis en campagne à sontour.
– Ne vous inquiétez pas, répétait Denise machinalement,sanglotant elle aussi.
Alors, Mme Robineau, assise par terre, la tête àla hauteur du brancard, la joue contre la sangle où gisait sonmari, soulagea son cœur.
– Oh ! si je vous racontais… C’est pour moi qu’il avoulu mourir. Il me disait sans cesse : « Je t’ai volée,l’argent venait de toi. » Et, la nuit, il rêvait de cessoixante mille francs, il se réveillait en sueur, se traitaitd’incapable. Quand on n’avait pas plus de tête, on ne risquait pasla fortune des autres… Vous savez qu’il a toujours été nerveux,l’esprit tourmenté. Il finissait par voir des choses qui mefaisaient peur, il m’apercevait dans la rue, en guenilles,mendiant, moi qu’il aimait si fort, qu’il désirait riche,heureuse…
Mais, en tournant la tête, elle le retrouva les yeuxouverts ; et elle continua, de sa voix bégayante :
– Oh ! mon chéri, pourquoi as-tu fait cela ?… Tume crois donc bien vilaine ? Va, ça m’est égal, que noussoyons ruinés. Pourvu qu’on soit ensemble, on n’est pas malheureux…Laisse-les donc tout prendre. Allons-nous-en quelque part, où tun’entendras plus parler d’eux. Tu travailleras quand même, tuverras comme ce sera bon encore.
Son front était tombé près du visage pâle de son mari, tous deuxse taisaient maintenant, dans l’attendrissement de leur angoisse.Il y eut un silence, la boutique semblait dormir, engourdie par lecrépuscule blafard qui la noyait ; tandis qu’on entendait,derrière la tôle mince de la fermeture, le fracas de la rue, la viedu plein jour passant avec le grondement des voitures et labousculade des trottoirs. Enfin, Denise, qui allait, à chaqueminute, jeter un coup d’œil par la petite porte ouvrant sur levestibule de la maison, revint en criant :
– Le médecin !
C’était un jeune homme, aux yeux vifs, que le conciergeramenait. Il préféra visiter le blessé avant qu’on le couchât. Uneseule des jambes, la gauche, se trouvait cassée, au-dessus de lacheville. La rupture était simple, aucune complication ne semblaità craindre. Et l’on se disposait à porter le brancard au fond, dansla chambre, lorsque Gaujean se présenta. Il venait rendre compted’une dernière démarche, dans laquelle du reste il avaitéchoué : la déclaration de faillite était définitive.
– Quoi donc ? murmura-t-il, qu’est-ilarrivé ?
D’un mot, Denise le renseigna. Alors, il resta gêné. Robineaului dit faiblement :
– Je ne vous en veux pas, mais tout cela est un peu devotre faute.
– Dame ! mon cher, répondit Gaujean, il fallait avoirdes reins plus solides que les nôtres… Vous savez que je ne suisguère mieux portant que vous.
On soulevait le brancard. Le blessé trouva encore la force dedire :
– Non, non, des reins plus solides auraient plié tout demême… Je comprends que les vieux entêtés, comme Bourras et Baudu, yrestent ; mais nous autres, qui étions jeunes, qui acceptionsle nouveau train des choses !… Non, voyez-vous, Gaujean, c’estla fin d’un monde.
On l’emporta. Mme Robineau embrassa Denise, dansun élan où il y avait presque de la joie, à être enfin débarrasséedu tracas des affaires. Et, comme Gaujean se retirait avec la jeunefille, il lui confessa que ce pauvre diable de Robineau avaitraison. C’était imbécile de vouloir lutter contre le Bonheur desDames. Lui, personnellement, se sentait perdu, s’il ne rentrait pasen grâce. Déjà, la veille, il avait fait une démarche secrèteauprès de Hutin, qui justement allait partir pour Lyon. Mais ildésespérait, et il tâcha d’intéresser Denise, au courant sans doutede sa puissance.
– Ma foi ! répétait-il, tant pis pour lafabrication ! On se moquerait de moi, si je me ruinais enbataillant davantage dans l’intérêt des autres, lorsque lesgaillards se disputent à qui fabriquera le moins cher… MonDieu ! comme vous le disiez autrefois, la fabrication n’a qu’àsuivre le progrès, par une meilleure organisation et des procédésnouveaux. Tout s’arrangera, il suffit que le public soitcontent.
Denise souriait. Elle répondit :
– Allez donc dire cela à M. Mouret lui-même… Votrevisite lui fera plaisir, et il n’est pas homme à vous tenirrancune, si vous lui offrez seulement un bénéfice d’un centime parmètre.
Ce fut en janvier que Mme Baudu expira, par unclair après-midi de soleil. Depuis quinze jours, elle ne pouvaitplus descendre à la boutique, qu’une femme de journée gardait. Elleétait assise au milieu de son lit, les reins soutenus par desoreillers. Seuls, dans son visage blanc, les yeux vivaientencore ; et, la tête droite, elle les tournait obstinémentvers le Bonheur des Dames, en face, à travers les petits rideauxdes fenêtres. Baudu, souffrant lui-même de cette obsession, de lafixité désespérée de ces regards, voulait parfois tirer les grandsrideaux. Mais, d’un geste suppliant, elle l’arrêtait, elles’entêtait à voir, jusqu’à son dernier souffle. Maintenant, lemonstre lui avait tout pris, sa maison, sa fille ; elle-mêmes’en était allée peu à peu avec le Vieil Elbeuf, perdant de sa vieà mesure qu’il perdait de sa clientèle ; le jour où il râlait,elle n’avait plus d’haleine. Quand elle se sentit mourir, elle eutencore la force d’exiger de son mari qu’il ouvrît les deuxfenêtres. Il faisait doux, une nappe de gai soleil dorait leBonheur, tandis que la chambre de l’antique logis frissonnait dansl’ombre. Mme Baudu demeurait les regards fixes,emplis de cette vision de monument triomphal, de ces glaceslimpides, derrière lesquelles passait un galop de millions.Lentement, ses yeux pâlissaient, envahis de ténèbres, et lorsqu’ilss’éteignirent dans la mort, ils restèrent grands ouverts, regardanttoujours, noyés de grosses larmes.
Une fois encore, tout le petit commerce ruiné du quartier,défila au convoi. On y vit les frères Vanpouille, blêmes de leurséchéances de décembre, payées par un suprême effort qu’ils nepourraient recommencer. Bédoré et sœur s’appuyait sur une canne,travaillé de tels soucis, que sa maladie d’estomac s’aggravait.Deslignières avait eu une attaque, Piot et Rivoire marchaient ensilence, le nez à terre, en hommes finis. Et l’on n’osaits’interroger sur les disparus, Quinette,Mlle Tatin, d’autres qui, du matin au soir,sombraient, roulés, emportés, dans le flot des désastres ;sans compter Robineau allongé sur son lit, avec sa jambe cassée.Mais on se montrait surtout, d’un air d’intérêt, les nouveauxcommerçants atteints par la peste : le parfumeur Grognet, lamodiste Mme Chadeuil, et Lacassagne le fleuriste,et Naud le cordonnier, encore debout, pris seulement de l’anxiétédu mal qui devait les balayer à leur tour. Derrière le corbillard,Baudu marchait du même pas de bœuf assommé, dont il avaitaccompagné sa fille ; tandis que, au fond de la premièrevoiture de deuil, on apercevait les yeux étincelants de Bourras,sous les broussailles de ses sourcils et de ses cheveux, d’un blancde neige.
Denise eut un grand chagrin. Depuis quinze jours, elle étaitbrisée de soucis et de fatigues. Il lui avait fallu mettre Pépé aucollège, et Jean la faisait courir, tellement amoureux de la niècedu pâtissier, qu’il avait supplié sa sœur de la demander enmariage. Ensuite, la mort de la tante, ces catastrophes répétées,venaient d’accabler la jeune fille. Mouret s’était de nouveau mis àsa disposition : ce qu’elle ferait pour son oncle et lesautres, serait bien fait. Un matin encore, elle eut un entretienavec lui, à la nouvelle que Bourras était jeté sur le pavé, et queBaudu allait fermer boutique. Puis, elle sortit après le déjeuner,avec l’espoir de soulager au moins ceux-là.
Dans la rue de la Michodière, Bourras était debout, planté surle trottoir en face de sa maison, dont on l’avait expulsé laveille, à la suite d’un joli tour, une trouvaille de l’avoué :comme Mouret possédait des créances, il venait d’obtenir aisémentla mise en faillite du marchand de parapluies, puis il avait achetécinq cents francs le droit au bail, dans la vente faite par lesyndic ; de sorte que le vieillard entêté s’était laisséprendre pour cinq cents francs ce qu’il n’avait pas voulu lâcherpour cent mille. D’ailleurs, l’architecte, qui arrivait avec sabande de démolisseurs, avait dû requérir le commissaire pour lemettre dehors. Les marchandises étaient vendues, les chambresdéménagées ; lui, s’obstinait dans le coin où il couchait, etdont on n’osait le chasser, par une pitié dernière. Même lesdémolisseurs attaquèrent la toiture sur sa tête. On avait retiréles ardoises pourries, les plafonds s’effondraient, les murscraquaient, et il restait là, sous les vieilles charpentes à nu, aumilieu des décombres. Enfin, devant la police, il était parti.Mais, dès le lendemain matin, il avait reparu sur le trottoir d’enface, après avoir passé la nuit dans un hôtel meublé duvoisinage.
– Monsieur Bourras, dit doucement Denise.
Il ne l’entendait pas, ses yeux de flamme dévoraient lesdémolisseurs, dont la pioche entamait la façade de la masure.Maintenant, par les fenêtres vides, on voyait l’intérieur, leschambres misérables, l’escalier noir, où le soleil n’avait paspénétré depuis deux cents ans.
– Ah ! c’est vous, répondit-il enfin, quand il l’eutreconnue. Hein ? ils en font une besogne, cesvoleurs !
Elle n’osait plus parler, remuée par la tristesse lamentable dela vieille demeure, ne pouvant elle-même détacher les yeux despierres moisies qui tombaient. En haut, dans un coin du plafond deson ancienne chambre, elle apercevait encore le nom en lettresnoires et tremblées : Ernestine, écrit avec la flamme d’unechandelle ; et le souvenir des jours de misère lui revenait,plein d’un attendrissement pour toutes les douleurs. Mais lesouvriers, afin d’abattre d’un coup un pan de muraille, avaient eul’idée de l’attaquer à la base. Il chancelait.
– S’il pouvait les écraser tous ! murmurait Bourrasd’une voix sauvage.
On entendit un craquement terrible. Les ouvriers épouvantés sesauvèrent dans la rue. En s’abattant, la muraille ébranlait etemportait toute la ruine. Sans doute, la masure ne tenait plus, aumilieu des tassements et des gerçures : une poussée avaitsuffi pour la fendre du haut en bas. Ce fut un éboulementpitoyable, l’aplatissement d’une maison de fange, détrempée par lespluies. Pas une cloison ne resta debout, il n’y eut plus par terrequ’un amas de débris, le fumier du passé tombé à la borne.
– Mon Dieu ! avait crié le vieillard, comme si le couplui eût retenti dans les entrailles.
Il demeurait béant, jamais il n’aurait cru que ce serait fini sivite. Et il regardait l’entaille ouverte, le creux libre enfin dansle flanc du Bonheur des Dames, débarrassé de la verrue qui ledéshonorait. C’était le moucheron écrasé, le dernier triomphe surl’obstination cuisante de l’infiniment petit, toute l’île envahieet conquise. Des passants attroupés causaient très haut avec lesdémolisseurs, qui se fâchaient contre ces vieilles bâtisses, bonnesà tuer le monde.
– Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l’emmenerà l’écart, vous savez qu’on ne vous abandonnera pas. Il sera pourvuà tous vos besoins…
Il se redressa.
– Je n’ai pas de besoins… Ce sont eux qui vous envoient,n’est-ce pas ? Eh bien ! dites-leur que le père Bourrassait encore travailler, et qu’il trouvera de l’ouvrage où ilvoudra… Vrai ! ce serait trop commode, de faire la charité auxgens qu’on assassine !
Alors, elle le supplia.
– Je vous en prie, acceptez, ne me laissez pas cechagrin.
Mais il secouait sa tête chevelue.
– Non, non, c’est fini, bonsoir… Vivez donc heureuse, vousqui êtes jeune, et n’empêchez pas les vieux de partir avec leursidées.
Il jeta un dernier coup d’œil sur le tas des décombres, puiss’en alla, péniblement. Elle suivit son dos, au milieu desbousculades du trottoir. Le dos tourna l’angle de la place Gaillon,et ce fut tout.
Un instant, Denise resta immobile, les yeux perdus. Enfin, elleentra chez son oncle. Le drapier était seul, dans la boutiquesombre du Vieil Elbeuf. La femme de ménage ne venait que le matinet le soir, pour faire un peu de cuisine et pour l’aider à ôter età mettre les volets. Il passait les heures, au fond de cettesolitude, sans que personne souvent le dérangeât de la journée,effaré et ne trouvant plus les marchandises, lorsqu’une cliente serisquait encore. Et là, dans le silence, dans le demi-jour, ilmarchait continuellement, il gardait le pas alourdi de ses deuils,cédant à un besoin maladif, à de véritables crises de marcheforcée, comme s’il avait voulu bercer et endormir sa douleur.
– Allez-vous mieux, mon oncle ? demanda Denise.
Il ne s’arrêta qu’une seconde, il repartit, allant de la caisseà un angle obscur.
– Oui, oui, très bien… Merci.
Elle cherchait un sujet consolant, des paroles gaies, et n’entrouvait point.
– Vous avez entendu ce bruit ? La maison est parterre.
– Tiens ! c’est vrai, murmura-t-il d’un air étonné, cedevait être la maison… J’ai senti le sol trembler… Moi, ce matin,en les voyant sur le toit, j’avais fermé ma porte.
Et il eut un geste vague, pour dire que ces choses nel’intéressaient plus. Chaque fois qu’il revenait devant la caisse,il regardait la banquette vide, cette banquette de velours usé, oùsa femme et sa fille avaient grandi. Puis, lorsque son perpétuelpiétinement le ramenait à l’autre bout, il regardait les casiersnoyés d’ombre, dans lesquels achevaient de moisir quelques piècesde drap. C’était la maison veuve, ceux qu’il aimait partis, soncommerce tombé à une fin honteuse, lui seul promenant son cœur mortet son orgueil abattu, au milieu de ces catastrophes. Il levait lesyeux vers le plafond noir, il écoutait le silence qui sortait desténèbres de la petite salle à manger, le coin familial dont ilaimait autrefois jusqu’à l’odeur enfermée. Plus un souffle dansl’antique logis, son pas régulier et pesant faisait sonner lesvieux murs, comme s’il avait marché sur la tombe de sestendresses.
Enfin, Denise aborda le sujet qui l’amenait.
– Mon oncle, vous ne pouvez rester ainsi. Il faudraitprendre une détermination.
Il répondit sans s’arrêter :
– Sans doute, mais que veux-tu que je fasse ? J’aitâché de vendre, personne n’est venu… Mon Dieu ! un matin, jefermerai la boutique, et je m’en irai.
Elle savait qu’une faillite n’était plus à craindre. Lescréanciers avaient préféré s’entendre, devant un pareil acharnementdu sort. Tout payé, l’oncle allait simplement se trouver à larue.
– Mais que ferez-vous ensuite ? murmura-t-elle,cherchant une transition pour arriver à l’offre qu’elle n’osaitformuler.
– Je ne sais pas, répondit-il. On me ramassera bien.
Il avait changé son trajet, il marchait de la salle à manger auxvitrines de la devanture ; et, maintenant, il considéraitchaque fois d’un regard morne ces vitrines lamentables, avec leurétalage oublié. Ses yeux ne se levaient même pas sur la façadetriomphante du Bonheur des Dames, dont les lignes architecturalesse perdaient à droite et à gauche, aux deux bouts de la rue.C’était un anéantissement, il ne trouvait plus la force de sefâcher.
– Écoutez, mon oncle, finit par dire Denise embarrassée, ily aurait peut-être une place pour vous…
Elle se reprit, elle bégaya :
– Oui, je suis chargée de vous offrir une placed’inspecteur.
– Où donc ? demanda Baudu.
– Mon Dieu ! là, en face… Chez nous… Six mille francs,un travail sans fatigue.
Brusquement, il s’était arrêté devant elle. Mais, au lieu des’emporter comme elle le craignait, il devenait très pâle, ilsuccombait sous une émotion douloureuse, d’une amèrerésignation.
– En face, en face, balbutia-t-il à plusieurs reprises. Tuveux que j’entre en face ?
Denise elle-même était gagnée par cette émotion. Elle revoyaitla longue lutte des deux boutiques, elle assistait aux convois deGeneviève et de Mme Baudu, elle avait sous les yeuxle Vieil Elbeuf renversé, égorgé à terre par le Bonheur des Dames.Et l’idée de son oncle entrant en face, se promenant là en cravateblanche, lui faisait sauter le cœur de pitié et de révolte.
– Voyons, Denise, ma fille, est-ce possible ? dit-ilsimplement, tandis qu’il croisait ses pauvres mainstremblantes.
– Non, non, mon oncle ! cria-t-elle dans un élan detout son être juste et bon. Ce serait mal… Pardonnez-moi, je vousen supplie.
Il avait repris sa marche, son pas ébranlait de nouveau le videsépulcral de la maison. Et, quand elle le quitta, il allait, ilallait toujours, dans cette locomotion entêtée des grandsdésespoirs qui tournent sur eux-mêmes, sans pouvoir en sortirjamais.
Denise, cette nuit-là, eut encore une insomnie. Elle venait detoucher le fond de son impuissance. Même en faveur des siens, ellene trouvait pas un soulagement. Jusqu’au bout, il lui fallutassister à l’œuvre invincible de la vie, qui veut la mort pourcontinuelle semence. Elle ne se débattait plus, elle acceptaitcette loi de la lutte ; mais son âme de femme s’emplissaitd’une bonté en pleurs, d’une tendresse fraternelle, à l’idée del’humanité souffrante. Depuis des années, elle-même était priseentre les rouages de la machine. N’y avait-elle pas saigné ?ne l’avait-on pas meurtrie, chassée, traînée dans l’injure ?Aujourd’hui encore, elle s’épouvantait parfois, lorsqu’elle sesentait choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, sichétive ? pourquoi sa petite main pesant tout d’un coup silourd, au milieu de la besogne du monstre ? Et la force quibalayait tout, l’emportait à son tour, elle dont la venue devaitêtre une revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraserle monde, dont le fonctionnement brutal l’indignait ; il avaitsemé le quartier de ruines, dépouillé les uns, tué lesautres ; et elle l’aimait quand même pour la grandeur de sonœuvre, elle l’aimait davantage à chacun des excès de son pouvoir,malgré le flot de larmes qui la soulevait, devant la misère sacréedes vaincus.
&|160;
La rue du Dix-Décembre, toute neuve, avec ses maisons d’uneblancheur de craie et les derniers échafaudages des quelquesbâtisses attardées, s’allongeait sous un limpide soleil defévrier&|160;; un flot de voitures passait, d’un large train deconquête, au milieu de cette trouée de lumière qui coupait l’ombrehumide du vieux quartier Saint-Roch&|160;; et, entre la rue de laMichodière et la rue de Choiseul, il y avait une émeute,l’écrasement d’une foule chauffée par un mois de réclame, les yeuxen l’air, bayant devant la façade monumentale du Bonheur des Dames,dont l’inauguration avait lieu ce lundi-là, à l’occasion de lagrande exposition de blanc.
C’était, dans sa fraîcheur gaie, un vaste développementd’architecture polychrome, rehaussée d’or, annonçant le vacarme etl’éclat du commerce intérieur, accrochant les yeux comme ungigantesque étalage qui aurait flambé des couleurs les plus vives.Au rez-de-chaussée, pour ne pas tuer les étoffes des vitrines, ladécoration restait sobre&|160;: un soubassement en marbre vert demer&|160;; les piles d’angle et les piliers d’appui recouverts demarbre noir, dont la sévérité s’éclairait de cartouchesdorés&|160;; et le reste en glaces sans tain, dans les châssis defer, rien que des glaces qui semblaient ouvrir les profondeurs desgaleries et des halls au plein jour de la rue. Mais, à mesure queles étages montaient, s’allumaient les tons éclatants. La frise durez-de-chaussée déroulait des mosaïques, une guirlande de fleursrouges et bleues, alternées avec des plaques de marbre, où étaientgravés des noms de marchandises, à l’infini, ceignant le colosse.Puis, le soubassement du premier étage, en briques émaillées,supportait de nouveau les glaces des larges baies, jusqu’à lafrise, faite d’écussons dorés, aux armes des villes de France, etde motifs en terre cuite, dont l’émail répétait les teintes clairesdu soubassement. Enfin, tout en haut, l’entablement s’épanouissaitcomme la floraison ardente de la façade entière, les mosaïques etles faïences reparaissaient avec des colorations plus chaudes, lezinc des chéneaux était découpé et doré, l’acrotère alignait unpeuple de statues, les grandes cités industrielles etmanufacturières, qui détachaient en plein ciel leurs finessilhouettes. Et les curieux s’émerveillaient surtout devant laporte centrale, d’une hauteur d’arc de triomphe, décorée elle aussid’une profusion de mosaïques, de faïences, de terres cuites,surmontée d’un groupe allégorique dont l’or neuf rayonnait, laFemme habillée et baisée par une volée rieuse de petits Amours.
Vers deux heures, un piquet d’ordre dut faire circuler la fouleet veiller au stationnement des voitures. Le palais étaitconstruit, le temple élevé à la folie dépensière de la mode. Ildominait, il couvrait un quartier de son ombre. Déjà, la plaielaissée à son flanc par la démolition de la masure de Bourras, setrouvait si bien cicatrisée, qu’on aurait vainement cherché laplace de cette verrue ancienne&|160;; les quatre façades filaientle long des quatre rues, sans une lacune, dans leur isolementsuperbe. Sur l’autre trottoir, depuis l’entrée de Baudu dans unemaison de retraite, le Vieil Elbeuf était fermé, muré ainsi qu’unetombe, derrière les volets qu’on n’enlevait plus&|160;; peu à peu,les roues de fiacres les éclaboussaient, des affiches les noyaient,les collaient ensemble, flot montant de la publicité, qui semblaitla dernière pelletée de terre jetée sur le vieux commerce&|160;;et, au milieu de cette devanture morte, salie des crachats de larue, bariolée des guenilles du vacarme parisien, s’étalait, commeun drapeau planté sur un empire conquis, une immense affiche jaune,toute fraîche, annonçant en lettres de deux pieds la grande mise envente du Bonheur des Dames. On eût dit que le colosse, après sesagrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour lequartier noir, où il était né modestement, et qu’il avait plus tardégorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des ruesétroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voietapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que lemontrait la gravure des réclames, il s’était engraissé, pareil àl’ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer lesnuages. D’abord, au premier plan de cette gravure, la rue duDix-Décembre, les rues de la Michodière et Monsigny, emplies depetites figures noires, s’élargissaient démesurément, comme pourdonner passage à la clientèle du monde entier. Puis, c’étaient lesbâtiments eux-mêmes, d’une immensité exagérée, vus à vol d’oiseauavec leurs corps de toitures qui dessinaient les galeriescouvertes, leurs cours vitrées où l’on devinait les halls, toutl’infini de ce lac de verre et de zinc luisant au soleil. Au delà,Paris s’étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par lemonstre&|160;: les maisons, d’une humilité de chaumières dans levoisinage, s’éparpillaient ensuite en une poussière de cheminéesindistinctes&|160;; les monuments semblaient fondre, à gauche deuxtraits pour Notre-Dame, à droite un accent circonflexe pour lesInvalides, au fond le Panthéon, honteux et perdu, moins gros qu’unelentille. L’horizon tombait en poudre, n’était plus qu’un cadredédaigné, jusqu’aux hauteurs de Châtillon, jusqu’à la vastecampagne, dont les lointains noyés indiquaient l’esclavage.
Depuis le matin, la cohue augmentait. Aucun magasin n’avaitencore remué la ville d’un tel fracas de publicité. Maintenant, leBonheur dépensait chaque année près de six cent mille francs enaffiches, en annonces, en appels de toutes sortes&|160;; le nombredes catalogues envoyés allait à quatre cent mille, on déchiquetaitplus de cent mille francs d’étoffes pour les échantillons. C’étaitl’envahissement définitif des journaux, des murs, des oreilles dupublic, comme une monstrueuse trompette d’airain, qui, sansrelâche, soufflait aux quatre coins de la terre le vacarme desgrandes mises en vente. Et, désormais, cette façade, devantlaquelle on s’écrasait, devenait la réclame vivante, avec son luxebariolé et doré de bazar, ses vitrines larges à y exposer le poèmeentier des vêtements de la femme, ses enseignes prodiguées,peintes, gravées, taillées, depuis les plaques de marbre durez-de-chaussée, jusqu’aux feuilles de tôle arrondies en arcau-dessus des toits, déroulant l’or de leurs banderoles, et où lenom de la maison se lisait en lettres couleur du temps, découpéessur le bleu de l’air. Pour fêter l’inauguration, on avait ajoutédes trophées, des drapeaux&|160;; chaque étage se trouvait pavoiséde bannières et d’étendards aux armes des principales villes deFrance&|160;; tandis que, tout en haut, les pavillons des peuplesétrangers, hissés à des mâts, battaient au vent du ciel. En bas,enfin, l’exposition de blanc prenait, au fond des vitrines, uneintensité de ton aveuglante. Rien que du blanc, un trousseaucomplet et une montagne de draps de lit à gauche, des rideaux enchapelle et des pyramides de mouchoirs à droite, fatiguaient leregard&|160;; et, entre les «&|160;pendus&|160;» de la porte, despièces de toile, de calicot, de mousseline, tombant en nappe,pareilles à des éboulements de neige, étaient plantées debout desgravures habillées, des feuilles de carton bleuâtre, où une jeunemariée et une dame en toilette de bal, toutes deux de grandeurnaturelle, vêtues de vraies étoffes, dentelle et soie, souriaientde leurs figures peintes. Un cercle de badauds se reformait sanscesse, un désir montait de l’ébahissement de la foule.
Ce qui ameutait encore la curiosité autour du Bonheur des Dames,c’était un sinistre dont Paris entier causait, l’incendie desQuatre Saisons, le grand magasin que Bouthemont avait ouvert prèsde l’Opéra, depuis trois semaines à peine. Les journaux débordaientde détails&|160;: le feu mis par une explosion de gaz pendant lanuit, la fuite épouvantée des vendeuses en chemise, l’héroïsme deBouthemont qui en avait sauvé cinq sur ses épaules. Du reste, lespertes énormes se trouvaient couvertes, et le public commençait àhausser les épaules, en disant que la réclame était superbe. Mais,pour le moment, l’attention refluait vers le Bonheur, enfiévrée deshistoires qui couraient, occupée jusqu’à l’obsession de ces bazarsdont l’importance prenait une si large place dans la vie publique.Toutes les chances, ce Mouret&|160;! Paris saluait son étoile,accourait le voir debout, puisque les flammes maintenant sechargeaient de balayer à ses pieds la concurrence&|160;; et l’onchiffrait déjà les gains de la saison, on estimait le flot élargide cohue qu’allait faire couler, sous sa porte, la fermeture forcéede la maison rivale. Un instant, il avait éprouvé des inquiétudes,troublé de sentir contre lui une femme, cetteMme&|160;Desforges, à laquelle il devait un peu safortune. Le dilettantisme financier du baron Hartmann, mettant del’argent dans les deux affaires, l’énervait aussi. Puis, il étaitsurtout exaspéré de n’avoir pas eu une idée géniale deBouthemont&|160;: ce bon vivant ne venait-il pas de faire bénir sesmagasins par le curé de la Madeleine, suivi de tout sonclergé&|160;! une cérémonie étonnante, une pompe religieusepromenée de la soierie à la ganterie, Dieu tombé dans les pantalonsde femme et dans les corsets&|160;; ce qui n’avait pas empêché letout de brûler, mais ce qui valait un million d’annonces, tellementle coup était porté sur la clientèle mondaine. Mouret, depuis cetemps, rêvait d’avoir l’archevêque.
Cependant, trois heures sonnaient à l’horloge qui surmontait laporte. C’était l’écrasement de l’après-midi, près de cent milleclientes s’étouffant dans les galeries et dans les halls. Dehors,des voitures stationnaient, d’un bout à l’autre de la rue duDix-Décembre&|160;; et, du côté de l’Opéra, une autre masseprofonde occupait le cul-de-sac, où devait s’amorcer la futureavenue. De simples fiacres se mêlaient aux coupés de maître, lescochers attendaient parmi les roues, les rangées de chevauxhennissaient, secouaient les étincelles de leurs gourmettes,allumées de soleil. Sans cesse, les queues se refaisaient, aumilieu des appels des garçons, de la poussée des bêtes, qui,d’elles-mêmes, serraient la file, tandis que des voituresnouvelles, continuellement, s’ajoutaient aux autres. Les piétonss’envolaient sur les refuges par bandes effarouchées, les trottoirsétaient noirs de monde, dans la perspective fuyante de la voielarge et droite. Et une clameur montait entre les maisons blanches,ce fleuve humain roulait sous l’âme de Paris épandue, un souffleénorme et doux, dont on sentait la caresse géante.
Devant une vitrine, Mme&|160;de&|160;Boves,accompagnée de sa fille Blanche, regardait avecMme&|160;Guibal un étalage de costumesmi-confectionnés.
–&|160;Oh&|160;! voyez donc, dit-elle, ces costumes de toile,pour dix-neuf francs soixante-quinze&|160;!
Dans leurs cartons carrés, les costumes, noués d’une faveur,étaient pliés de façon à présenter les garnitures seules, brodéesde bleu et de rouge&|160;; et, occupant l’angle de chaque carton,une gravure montrait le vêtement tout fait, porté par une jeunepersonne aux airs de princesse.
–&|160;Mon Dieu&|160;! ça ne vaut pas davantage, murmuraMme&|160;Guibal. De vraies loques, dès qu’on a ça dansla main&|160;!
Maintenant, elles étaient intimes, depuis queM.&|160;de&|160;Boves restait dans un fauteuil, cloué par des accèsde goutte. La femme supportait la maîtresse, préférant encore quela chose eût lieu chez elle, car elle y gagnait un peu d’argent depoche, des sommes que le mari se laissait voler, ayant lui-mêmebesoin de tolérance.
–&|160;Eh bien&|160;! entrons, repritMme&|160;Guibal. Il faut voir leur exposition… Est-ceque votre gendre ne vous a pas donné rendez-vouslà-dedans&|160;?
Mme&|160;de&|160;Boves ne répondit pas, les regardsperdus, l’air absorbé par la queue des voitures, qui, une à une,s’ouvraient et lâchaient toujours des clientes.
–&|160;Si, dit enfin Blanche de sa voix molle. Paul doit nousprendre vers quatre heures dans la salle de lecture, après sasortie du ministère.
Ils étaient mariés depuis un mois, et Vallagnosc, à la suited’un congé de trois semaines, passé dans le Midi, venait de rentrerà son poste. La jeune femme avait déjà la carrure de sa mère, lachair soufflée et comme épaissie par le mariage.
–&|160;Mais c’est Mme&|160;Desforges, là-bas&|160;!s’écria la comtesse, les yeux sur un coupé qui s’arrêtait.
–&|160;Oh&|160;! croyez-vous&|160;? murmuraMme&|160;Guibal. Après toutes ces histoires… Elle doitencore pleurer l’incendie des Quatre Saisons.
C’était bien Henriette pourtant. Elle aperçut ces dames, elles’avança d’un air gai, cachant sa défaite sous l’aisance mondainede ses manières.
–&|160;Mon Dieu&|160;! oui, j’ai voulu me rendre compte. Il vautmieux savoir par soi-même, n’est-ce pas&|160;?… Oh&|160;! noussommes toujours bons amis avec M.&|160;Mouret, bien qu’on le disefurieux, depuis que je me suis intéressée à cette maison rivale…Moi, il n’y a qu’une chose que je ne lui pardonne pas, c’estd’avoir poussé à ce mariage, vous savez&|160;? ce Joseph, avec maprotégée, Mlle&|160;de&|160;Fontenailles…
–&|160;Comment&|160;! c’est fait&|160;? interrompitMme&|160;de&|160;Boves. Quelle horreur&|160;!
–&|160;Oui, ma chère, et uniquement pour mettre le talon surnous. Je le connais, il a voulu dire que nos filles du monde nesont bonnes qu’à épouser ses garçons de magasin.
Elle s’animait. Toutes quatre demeuraient sur le trottoir, aumilieu des bousculades de l’entrée. Peu à peu, cependant, le flotles prenait&|160;; et elles n’eurent qu’à s’abandonner au courant,elles passèrent la porte comme soulevées, sans en avoir conscience,causant plus fort pour s’entendre. Maintenant, elles se demandaientdes nouvelles de Mme&|160;Marty. On racontait que lepauvre M.&|160;Marty, à la suite de violentes scènes de ménage,venait d’être frappé du délire des grandeurs&|160;: il puisait àpleines mains dans les trésors de la terre, il vidait les minesd’or, chargeait des tombereaux de diamants et de pierreries.
–&|160;Pauvre bonhomme&|160;! dit Mme&|160;Guibal,lui toujours si râpé, avec son humilité de coureur decachet&|160;!… Et la femme&|160;?
–&|160;Elle mange un oncle, à présent, répondit Henriette, unvieux brave homme d’oncle, qui s’est retiré chez elle, après sonveuvage… D’ailleurs, elle doit être ici, nous allons la voir.
Une surprise immobilisa ces dames. Devant elles, s’étendaientles magasins, les plus vastes magasins du monde, comme disaient lesréclames. À cette heure, la grande galerie centrale allait de bouten bout, ouvrait sur la rue du Dix-Décembre et sur la rueNeuve-Saint-Augustin&|160;; tandis que, à droite et à gauche,pareilles aux bas-côtés d’une église, la galerie Monsigny et lagalerie Michodière, plus étroites, filaient elles aussi le long desdeux rues, sans une interruption. De place en place, les hallsélargissaient des carrefours, au milieu de la charpente métalliquedes escaliers suspendus et des ponts volants. On avait retourné ladisposition intérieure&|160;: maintenant, les soldes étaient sur larue du Dix-Décembre, la soie se trouvait au milieu, la ganterieoccupait, au fond, le hall Saint-Augustin&|160;; et du nouveauvestibule d’honneur, lorsqu’on levait les yeux, on apercevaittoujours la literie, déménagée d’une extrémité à l’autre du secondétage. Le chiffre énorme des rayons montait au nombre decinquante&|160;; plusieurs, tout neufs, étaient inaugurés cejour-là&|160;; d’autres, devenus trop importants, avaient dû êtresimplement dédoublés, afin de faciliter la vente&|160;; et, devantcet accroissement continu des affaires, le personnel lui-même, pourla nouvelle saison, venait d’être porté à trois mille quarante-cinqemployés.
Ce qui arrêtait ces dames, c’était le spectacle prodigieux de lagrande exposition de blanc. Autour d’elles, d’abord, il y avait levestibule, un hall aux glaces claires, pavé de mosaïques, où lesétalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, lesgaleries s’enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappéeboréale, toute une contrée de neige, déroulant l’infini des steppestendues d’hermine, l’entassement des glaciers allumés sous lesoleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais avivé,colossal, brûlant d’un bout à l’autre de l’énorme vaisseau, avec laflambée blanche d’un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tousles articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, unastre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d’abord, sans qu’onpût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique.Bientôt les yeux s’accoutumaient&|160;: à gauche, la galerieMonsigny allongeait les promontoires blancs des toiles et descalicots, les roches blanches des draps de lit, des serviettes, desmouchoirs&|160;; tandis que la galerie Michodière, à droite,occupée par la mercerie, la bonneterie et les lainages, exposaitdes constructions blanches en boutons de nacre, un grand décor bâtiavec des chaussettes blanches, toute une salle recouverte demolleton blanc, éclairée au loin d’un coup de lumière. Mais lefoyer de clarté rayonnait surtout de la galerie centrale, auxrubans et aux fichus, à la ganterie et à la soie. Les comptoirsdisparaissaient sous le blanc des soies et des rubans, des gants etdes fichus. Autour des colonnettes de fer, s’élevaient desbouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par desfoulards blancs. Les escaliers étaient garnis de draperiesblanches, des draperies de piqué et de basin alternées, quifilaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu’au secondétage&|160;; et cette montée du blanc prenait des ailes, sepressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blancretombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse enlarges flocons&|160;: des couvertures blanches, des couvre-piedsblancs, battaient l’air, accrochés, pareils à des bannièresd’église&|160;; de longs jets de guipure traversaient, semblaientsuspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnementimmobile&|160;; des dentelles frissonnaient de toutes parts,flottaient comme des fils de la Vierge par un ciel d’été,emplissaient l’air de leur haleine blanche. Et la merveille,l’autel de cette religion du blanc, était, au-dessus du comptoirdes soieries, dans le grand hall, une tente faite de rideauxblancs, qui descendaient du vitrage. Les mousselines, les gazes,les guipures d’art, coulaient à flots légers, pendant que destulles brodés, très riches, et des pièces de soie orientale, laméesd’argent, servaient de fond à cette décoration géante, qui tenaitdu tabernacle et de l’alcôve. On aurait dit un grand lit blanc,dont l’énormité virginale attendait, comme dans les légendes, laprincesse blanche, celle qui devait venir un jour, toute-puissante,avec le voile blanc des épousées.
–&|160;Oh&|160;! extraordinaire&|160;! répétaient ces dames.Inouï&|160;!
Elles ne se lassaient pas de cette chanson du blanc, quechantaient les étoffes de la maison entière. Mouret n’avait encorerien fait de plus vaste, c’était le coup de génie de son art del’étalage. Sous l’écroulement de ces blancheurs, dans l’apparentdésordre des tissus, tombés comme au hasard des cases éventrées, ily avait une phrase harmonique, le blanc suivi et développé danstous ses tons, qui naissait, grandissait, s’épanouissait, avecl’orchestration compliquée d’une fugue de maître, dont ledéveloppement continu emporte les âmes d’un vol sans cesse élargi.Rien que du blanc, et jamais le même blanc, tous les blancs,s’enlevant les uns sur les autres, s’opposant, se complétant,arrivant à l’éclat même de la lumière. Cela partait des blancs matsdu calicot et de la toile, des blancs sourds de la flanelle et dudrap&|160;; puis, venaient les velours, les soies, les satins, unegamme montante, le blanc peu à peu allumé, finissant en petitesflammes aux cassures des plis&|160;; et le blanc s’envolait avec latransparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec lesmousselines, les guipures, les dentelles, les tulles surtout, silégers, qu’ils étaient comme la note extrême et perdue&|160;;tandis que l’argent des pièces de soie orientale chantait le plushaut, au fond de l’alcôve géante.
Cependant, les magasins vivaient, du monde assiégeait lesascenseurs, on s’écrasait au buffet et au salon de lecture, tout unpeuple voyageait au milieu de ces espaces couverts de neige. Et lafoule paraissait noire, on eût dit les patineurs d’un lac dePologne, en décembre. Au rez-de-chaussée, il y avait une houleassombrie, agitée d’un reflux, où l’on ne distinguait que lesvisages délicats et ravis des femmes. Dans les découpures descharpentes de fer, le long des escaliers, sur les ponts volants,c’était ensuite une ascension sans fin de petites figures, commeégarées au milieu de pics neigeux. Une chaleur de serre,suffocante, surprenait, en face de ces hauteurs glacées. Lebourdonnement des voix faisait un bruit énorme de fleuve quicharrie. Au plafond, les ors prodigués, les vitres niellées d’or etles rosaces d’or semblaient un coup de soleil, luisant sur lesAlpes de la grande exposition de blanc.
–&|160;Voyons, dit Mme&|160;de&|160;Boves, il fautpourtant avancer. Nous ne pouvons rester là.
Depuis qu’elle était entrée, l’inspecteur Jouve, debout près dela porte, ne la quittait pas des yeux. Lorsqu’elle se retourna,leurs regards se rencontrèrent. Puis, comme elle se remettait enmarche, il lui laissa quelque avance, et la suivit de loin, sansparaître s’occuper d’elle davantage.
–&|160;Tiens&|160;! dit Mme&|160;Guibal, ens’arrêtant encore devant la première caisse, au milieu despoussées, c’est une idée gentille, ces violettes&|160;!
Elle parlait de la nouvelle prime du Bonheur, une idée de Mouretdont il menait tapage dans les journaux, de petits bouquets deviolettes blanches, achetés par milliers à Nice et distribués àtoute cliente qui faisait le moindre achat. Près de chaque caisse,des garçons en livrée délivraient la prime, sous la surveillanced’un inspecteur. Et, peu à peu, la clientèle se trouvait fleurie,les magasins s’emplissaient de ces noces blanches, toutes lesfemmes promenaient un parfum pénétrant de fleur.
–&|160;Oui, murmura Mme&|160;Desforges d’une voixjalouse, l’idée est bonne.
Mais, au moment où ces dames allaient s’éloigner, ellesentendirent deux vendeurs qui plaisantaient sur les violettes. Ungrand maigre s’étonnait&|160;: ça se faisait donc, ce mariage dupatron avec la première des costumes&|160;? tandis qu’un petit grasrépondait qu’on n’avait jamais su, mais que les fleurs tout de mêmeétaient achetées.
–&|160;Comment&|160;! dit Mme&|160;de&|160;Boves,M.&|160;Mouret se marie&|160;?
–&|160;C’est la première nouvelle, répondit Henriette qui jouaitl’indifférence. Du reste, il faut bien finir par là.
La comtesse avait lancé un vif regard à sa nouvelle amie.Maintenant, toutes deux comprenaient pourquoiMme&|160;Desforges était venue au Bonheur des Dames,malgré les batailles de la rupture. Sans doute, elle cédait aubesoin invincible de voir et de souffrir.
–&|160;Je reste avec vous, lui dit Mme&|160;Guibal,dont la curiosité s’éveillait. Nous retrouveronsMme&|160;de&|160;Boves au salon de lecture.
–&|160;Eh bien&|160;! c’est cela, déclara celle-ci. Moi, j’aiaffaire au premier… Viens-tu, Blanche&|160;?
Et elle monta, suivie de sa fille, pendant que l’inspecteurJouve, toujours à sa suite, allait prendre un escalier voisin, pourne pas attirer son attention. Les deux autres se perdirent dans lafoule compacte du rez-de-chaussée.
Tous les comptoirs, au milieu des bousculades de la vente, necausaient une fois encore que des amours du patron. L’aventure,qui, depuis des mois, occupait les commis enchantés de la longuerésistance de Denise, venait tout d’un coup d’aboutir à unecrise&|160;: on avait appris la veille que la jeune fille quittaitle Bonheur, malgré les supplications de Mouret, en prétextant ungrand besoin de repos. Et les avis étaient ouverts&|160;:partirait-elle&|160;? ne partirait-elle pas&|160;? De rayon àrayon, on pariait cent sous, pour le dimanche suivant. Les malinsmettaient un déjeuner sur la carte du mariage final&|160;;pourtant, les autres, ceux qui croyaient au départ, ne risquaientpas non plus leur argent sans de bonnes raisons. À coup sûr, lademoiselle avait la force d’une femme adorée qui se refuse&|160;;mais le patron, de son côté, était fort de sa richesse, de sonheureux veuvage, de son orgueil qu’une exigence dernière pouvaitexaspérer. Du reste, les uns comme les autres, tombaient d’accordque cette petite vendeuse avait mené l’affaire avec la scienced’une rouée de génie, et qu’elle jouait la partie suprême, en luimettant ainsi le marché à la main. Épouse-moi, ou je m’en vais.
Denise, cependant, ne songeait guère à ces choses. Elle n’avaitjamais eu ni une exigence ni un calcul. Et la situation qui ladécidait au départ, était justement résultée des jugements qu’onportait sur sa conduite, à sa continuelle surprise. Est-ce qu’elleavait voulu tout cela&|160;? est-ce qu’elle se montrait rusée,coquette, ambitieuse&|160;? Elle était venue simplement, elles’étonnait la première qu’on pût l’aimer ainsi. Aujourd’hui encore,pourquoi voyait-on une habileté dans sa résolution de quitter leBonheur&|160;? C’était si naturel pourtant&|160;! Elle en arrivaità un malaise nerveux, à des angoisses intolérables, au milieu descommérages sans cesse renaissants de la maison, des brûlantesobsessions de Mouret, des combats qu’elle avait à livrer contreelle-même&|160;; et elle préférait s’éloigner, prise de la peur decéder un jour et de le regretter ensuite toute son existence. S’ily avait là une tactique savante, elle l’ignorait, elle se demandaitavec désespoir comment faire, pour n’avoir pas l’air d’être unecoureuse de maris. L’idée d’un mariage l’irritait maintenant, elleétait décidée à dire non encore, non toujours, dans le cas où ilpousserait la folie jusque-là. Elle seule devait souffrir. Lanécessité de la séparation la mettait en larmes&|160;; mais elle serépétait, avec son grand courage, qu’il le fallait, qu’ellen’aurait plus de repos ni de joie, si elle agissait autrement.
Lorsque Mouret reçut sa démission, il resta muet et comme froid,dans l’effort qu’il faisait pour se contenir. Puis, il déclarasèchement qu’il lui accordait huit jours de réflexion, avant de luilaisser commettre une pareille sottise. Au bout des huit jours,quand elle revint sur ce sujet, en exprimant la volonté formelle des’en aller après la grande mise en vente, il ne s’emporta pasdavantage, il affecta de parler raison&|160;: elle manquait safortune, elle ne retrouverait nulle part la position qu’elleoccupait chez lui. Avait-elle donc une autre place en vue&|160;? ilétait tout prêt à lui donner les avantages qu’elle espérait obtenirailleurs. Et la jeune fille ayant répondu qu’elle n’avait pascherché de place, qu’elle comptait se reposer d’abord un mois àValognes, grâce aux économies déjà faites par elle, il demanda cequi l’empêcherait de rentrer ensuite au Bonheur, si le soin de sasanté l’obligeait seul à en sortir. Elle se taisait, torturée parcet interrogatoire. Alors, il s’imagina qu’elle allait retrouver unamant, un mari peut-être. Ne lui avait-elle pas avoué, un soir,qu’elle aimait quelqu’un&|160;? Depuis ce moment, il portait enplein cœur, enfoncé comme un couteau, cet aveu arraché dans uneheure de trouble. Et, si cet homme devait l’épouser, elleabandonnait tout pour le suivre&|160;: cela expliquait sonobstination. C’était fini, il ajouta simplement de sa voix glacéequ’il ne la retenait plus, puisqu’elle ne pouvait lui confier lesvraies causes de son départ. Cette conversation dure, sans colère,la bouleversa davantage que la scène violente dont elle avaitpeur.
Pendant la semaine que Denise dut passer encore au magasin,Mouret garda sa pâleur rigide. Quand il traversait les rayons, ilaffectait de ne pas la voir&|160;; jamais il n’avait semblé plusdétaché, plus enfoncé dans le travail&|160;; et les parisrecommencèrent, les braves seuls osaient risquer un déjeuner sur lacarte du mariage. Cependant, sous cette froideur, si peu habituellechez lui, Mouret cachait une crise affreuse d’indécision et desouffrance. Des fureurs lui battaient le crâne d’un flot desang&|160;: il voyait rouge, il rêvait de prendre Denise d’uneétreinte, de la garder, en étouffant ses cris. Ensuite, il voulaitraisonner, il cherchait des moyens pratiques, pour l’empêcher defranchir la porte&|160;; mais il butait sans cesse contre sonimpuissance, avec la rage de sa force et de son argent inutiles.Une idée, cependant, grandissait au milieu de projets fous,s’imposait peu à peu, malgré ses révoltes. Après la mort deMme&|160;Hédouin, il avait juré de ne pas se remarier,tenant d’une femme sa première chance, résolu désormais à tirer safortune de toutes les femmes. C’était, chez lui, comme chezBourdoncle, une superstition, que le directeur d’une grande maisonde nouveautés devait être célibataire, s’il voulait garder saroyauté de mâle sur les désirs épandus de son peuple declientes&|160;: une femme introduite changeait l’air, chassait lesautres, en apportant son odeur. Et il résistait à l’invinciblelogique des faits, il préférait en mourir que de céder, pris desoudaines colères contre Denise, sentant bien qu’elle était larevanche, craignant de tomber vaincu sur ses millions, brisé commeune paille par l’éternel féminin, le jour où il l’épouserait. Puis,lentement, il redevenait lâche, il discutait ses répugnances&|160;:pourquoi trembler&|160;? elle était si douce, si raisonnable, qu’ilpouvait s’abandonner à elle sans crainte. Vingt fois par heure, lecombat recommençait dans son être ravagé. L’orgueil irritait laplaie, il achevait de perdre son peu de raison, lorsqu’il songeaitque, même après cette soumission dernière, elle pouvait dire non,toujours non, si elle aimait quelqu’un. Le matin de la grande miseen vente, il n’avait encore rien décidé, et Denise partait lelendemain.
Justement, lorsque Bourdoncle, ce jour-là, entra dans le cabinetde Mouret, vers trois heures, selon son habitude, il le surprit lescoudes sur le bureau, les poings sur les yeux, tellement absorbé,qu’il dut le toucher à l’épaule. Mouret leva sa face mouillée delarmes, tous deux se regardèrent, leurs mains se tendirent, et il yeut une étreinte brusque, entre ces hommes qui avaient livréensemble tant de batailles commerciales. Depuis un mois, l’attitudede Bourdoncle s’était du reste complètement modifiée&|160;: ilpliait devant Denise, il poussait même sourdement le patron aumariage. Sans doute, il manœuvrait ainsi pour ne pas être balayépar une force qu’il reconnaissait maintenant comme supérieure. Maison aurait trouvé en outre, au fond de ce changement, le réveild’une ambition ancienne, l’espoir effrayé et peu à peu élargi demanger à son tour Mouret, devant lequel il avait si longtempscourbé l’échine. Cela était dans l’air de la maison, dans cettebataille pour l’existence, dont les massacres continus chauffaientla vente autour de lui. Il était emporté par le jeu de la machine,pris de l’appétit des autres, de la voracité qui, de bas en haut,jetait les maigres à l’extermination des gras. Seule, une sorte depeur religieuse, la religion de la chance, l’avait empêchéjusque-là de donner son coup de mâchoire. Et le patron redevenaitenfant, glissait à un mariage imbécile, allait tuer sa chance,gâter son charme sur la clientèle. Pourquoi l’en aurait-ildétourné&|160;? lorsqu’il pourrait ensuite ramasser si aisément lasuccession de cet homme fini, tombé aux bras d’une femme. Aussiétait-ce avec l’émotion d’un adieu, la pitié d’une vieillecamaraderie, qu’il serrait les mains de son chef, enrépétant&|160;:
–&|160;Voyons, du courage, que diable&|160;!… Épousez-la, et quecela finisse.
Déjà Mouret avait honte de sa minute d’abandon. Il se leva, ilprotesta.
–&|160;Non, non, c’est trop bête… Venez, nous allons faire notretour dans les magasins. Ça marche, n’est-ce pas&|160;? Je crois quela journée sera magnifique.
Ils sortirent et commencèrent leur inspection de l’après-midi,au milieu des rayons encombrés de foule. Bourdoncle coulait verslui des regards obliques, inquiet de cette énergie dernière,l’étudiant aux lèvres, pour y surprendre les moindres plis dedouleur.
La vente, en effet, jetait son feu, dans un train d’enfer, dontla maison tremblait, d’une secousse de grand navire filant à pleinemachine. Au comptoir de Denise, s’étouffait une cohue de mères,traînant des bandes de fillettes et de petits garçons, noyées sousles vêtements qu’on leur essayait. Le rayon avait sorti tous sesarticles blancs, et c’était là, comme partout, une débauche deblanc, de quoi vêtir de blanc une troupe d’Amours frileux&|160;:des paletots en drap blanc, des robes en piqué, en nansouk, encachemire blanc, des matelots et jusqu’à des zouaves blancs. Aumilieu, pour le décor et bien que la saison ne fût pas venue, setrouvait un étalage de costumes de première communion, la robe etle voile de mousseline blanche, les souliers de satin blanc, unefloraison jaillissante, légère, qui plantait là comme un bouqueténorme d’innocence et de ravissement candide.Mme&|160;Bourdelais, devant ses trois enfants, assis parrang de taille, Madeleine, Edmond, Lucien, se fâchait contre cedernier, le plus petit, parce qu’il se débattait, tandis que Denises’efforçait de lui passer une jaquette de mousseline de laine.
–&|160;Tiens-toi donc tranquille&|160;!… Vous ne pensez pas,mademoiselle, qu’elle soit un peu étroite&|160;?
Et, avec son regard clair de femme qu’on ne trompe pas, elleétudiait l’étoffe, jugeait la façon, retournait les coutures.
–&|160;Non, elle va bien, reprit-elle. C’est toute une affaire,quand il faut habiller ce petit monde… Maintenant, il me faudraitun manteau pour cette grande fille.
Denise avait dû se mettre à la vente, dans la prise d’assaut durayon. Elle cherchait le manteau demandé, lorsqu’elle eut un légercri de surprise.
–&|160;Comment&|160;! c’est toi&|160;! qu’y a-t-ildonc&|160;?
Son frère Jean, les mains embarrassées d’un paquet, se trouvaitdevant elle. Il était marié depuis huit jours, et le samedi, safemme, une petite brune d’un visage tourmenté et charmant, avaitfait une longue visite au Bonheur des Dames, pour des achats. Lejeune ménage devait accompagner Denise à Valognes&|160;: un vraivoyage de noces, un mois de vacances dans les souvenirsd’autrefois.
–&|160;Imagine-toi, répondit-il, que Thérèse a oublié une fouled’affaires. Il y a des choses à changer, d’autres à prendre… Alors,comme elle est pressée, elle m’a envoyé avec ce paquet… Je vaist’expliquer…
Mais elle l’interrompit, en apercevant Pépé.
–&|160;Tiens&|160;! Pépé aussi&|160;! et le collège&|160;?
–&|160;Ma foi, dit Jean, après le dîner, hier dimanche, je n’aipas eu le courage de le reconduire. Il rentrera ce soir… Le pauvreenfant est assez triste de rester enfermé à Paris, lorsque nousnous promènerons là-bas.
Denise leur souriait, malgré son tourment. Elle confiaMme&|160;Bourdelais à une de ses vendeuses, elle revintvers eux, dans un coin du rayon, qui heureusement se dégarnissait.Les petits, ainsi qu’elle les nommait encore, étaient à cette heurede grands gaillards. Pépé, à douze ans, la dépassait déjà, plusgros qu’elle, toujours muet et vivant de caresses, d’une douceurcâline dans sa tunique de collégien&|160;; tandis que Jean, carrédes épaules, la dominant de toute la tête, gardait sa beauté defemme, avec sa chevelure blonde, envolée sous le coup de vent desouvriers artistes. Et elle, restée mince, pas plus grosse qu’unemauviette, comme elle disait, conservait entre eux son autoritéinquiète de mère, les traitait en gamins qu’il faut soigner,reboutonnant la redingote de Jean pour qu’il n’eût pas l’air d’uncoureur, s’assurant que Pépé avait un mouchoir propre. Ce jour-là,quand elle vit les yeux gros de ce dernier, elle le sermonnadoucement.
–&|160;Sois raisonnable, mon petit. On ne peut pas interrompretes études. Je t’emmènerai aux vacances… As-tu envie de quelquechose, hein&|160;? Tu préfères que je te laisse des sous,peut-être.
Puis, elle revint vers l’autre.
–&|160;Aussi, toi, petit, tu lui montes la tête, tu lui faiscroire que nous allons nous amuser&|160;!… Tâchez donc d’avoir unpeu de raison.
Elle avait donné à l’aîné quatre mille francs, la moitié de seséconomies, pour qu’il pût installer son ménage. Le cadet luicoûtait gros au collège, tout son argent allait à eux, commeautrefois. Ils étaient sa seule raison de vivre et de travailler,puisque, de nouveau, elle jurait de ne se marier jamais.
–&|160;Enfin, voici, reprit Jean. Il y a d’abord, dans cepaquet, le paletot havane que Thérèse…
Mais il s’arrêta, et Denise en se tournant pour voir ce quil’intimidait, aperçut Mouret debout derrière eux. Depuis uninstant, il la regardait faire son ménage de petite mère, entre lesdeux gaillards, les grondant et les embrassant, les retournantcomme des bébés qu’on change de linge. Bourdoncle était resté àl’écart, l’air intéressé par la vente&|160;; et il ne perdait pasla scène des yeux.
–&|160;Ce sont vos frères, n’est-ce pas&|160;? demanda Mouret,après un silence.
Il avait sa voix glacée, cette attitude rigide dont il luiparlait à présent. Denise elle-même faisait un effort, afin derester froide. Son sourire s’effaça, elle répondit&|160;:
–&|160;Oui, monsieur… J’ai marié l’aîné, et sa femme mel’envoie, pour des emplettes.
Mouret continuait à les regarder tous les trois. Il finit parreprendre&|160;:
–&|160;Le plus jeune a beaucoup grandi. Je le reconnais, je mesouviens de l’avoir vu aux Tuileries, un soir, avec vous.
Et sa voix, qui se ralentissait, eut un léger tremblement. Elle,suffoquée, se baissa, sous le prétexte d’arranger le ceinturon dePépé. Les deux frères, devenus roses, souriaient au patron de leursœur.
–&|160;Ils vous ressemblent, dit encore celui-ci.
–&|160;Oh&|160;! cria-t-elle, ils sont plus beaux quemoi&|160;!
Un moment, il sembla comparer les visages. Mais il était à boutde forces. Comme elle les aimait&|160;! Et il fit quelquespas&|160;; puis, il revint lui dire à l’oreille&|160;:
–&|160;Montez à mon cabinet, après la vente. Je veux vousparler, avant votre départ.
Cette fois, Mouret s’éloigna et reprit son inspection. Labataille recommençait en lui, car ce rendez-vous donné l’irritaitmaintenant. À quelle poussée avait-il donc cédé, en la voyant avecses frères&|160;? C’était fou, puisqu’il ne trouvait plus la forced’avoir une volonté. Enfin, il en serait quitte pour lui dire unmot d’adieu. Bourdoncle, qui l’avait rejoint, semblait moinsinquiet, tout en l’étudiant encore de minces coups d’œil.
Cependant, Denise était revenue près deMme&|160;Bourdelais.
–&|160;Et ce manteau, va-t-il&|160;?
–&|160;Oui, oui, très bien… Pour aujourd’hui, en voilà assez.C’est une ruine que ces petits êtres&|160;!
Alors, pouvant s’esquiver, Denise écouta les explications deJean, puis l’accompagna dans les comptoirs, où il auraitcertainement perdu la tête. C’était d’abord le paletot havane, queThérèse, après réflexion, voulait changer contre un paletot de drapblanc, même taille, même coupe. Et la jeune fille, ayant pris lepaquet, se rendit aux confections, suivie de ses deux frères.
Le rayon avait exposé ses vêtements de couleur tendre, desjaquettes et des mantilles d’été, en soie légère, en lainage defantaisie. Mais la vente se portait ailleurs, les clientes yétaient relativement clairsemées. Presque toutes les vendeuses setrouvaient nouvelles. Clara avait disparu depuis un mois, enlevéeselon les uns par le mari d’une acheteuse, tombée à la débauche dela rue, selon les autres. Quant à Marguerite, elle allait enfinretourner prendre la direction du petit magasin de Grenoble, où soncousin l’attendait. Et, seule, Mme&|160;Aurélie restaitlà, immuable, dans la cuirasse ronde de sa robe de soie, avec sonmasque impérial, qui gardait l’empâtement jaunâtre d’un marbreantique. Pourtant, la mauvaise conduite de son fils Albert laravageait, et elle se serait retirée à la campagne, sans lesbrèches faites aux économies de la famille par ce vaurien, dont lesdents terribles menaçaient même d’emporter, morceau à morceau, lapropriété des Rigolles. C’était comme la revanche du foyer détruit,pendant que la mère avait recommencé ses parties fines entrefemmes, et que le père, de son côté, continuait à jouer du cor.Déjà Bourdoncle regardait Mme&|160;Aurélie d’un airmécontent, surpris qu’elle n’eût pas le tact de prendre saretraite&|160;: trop vieille pour la vente&|160;! ce glas allaitsonner bientôt, emportant la dynastie des Lhomme.
–&|160;Tiens&|160;! c’est vous, dit-elle à Denise, avec uneamabilité exagérée. Hein&|160;? vous voulez qu’on change cepaletot&|160;? Mais tout de suite… Ah&|160;! voilà vos frères. Devrais hommes, à présent&|160;!
Malgré son orgueil, elle se serait mise à genoux pour faire sacour. On ne causait, aux confections, comme dans les autrescomptoirs, que du départ de Denise&|160;; et la première en étaittoute malade, car elle comptait sur la protection de son anciennevendeuse. Elle baissa la voix.
–&|160;On dit que vous nous quittez… Voyons, ce n’est paspossible&|160;?
–&|160;Mais si, répondit la jeune fille.
Marguerite écoutait. Depuis qu’on avait fixé son mariage, ellepromenait sa face de lait tourné, avec des mines plus dégoûtéesencore. Elle s’approcha, en disant&|160;:
–&|160;Vous avez bien raison. L’estime de soi avant tout,n’est-ce pas&|160;?… Je vous adresse mes adieux, ma chère.
Des clientes arrivaient. Mme&|160;Aurélie la priadurement de veiller à la vente. Puis, comme Denise prenait lepaletot, pour faire elle-même le «&|160;rendu&|160;», elle serécria et appela une auxiliaire. Justement, c’était une innovationsoufflée par la jeune fille à Mouret, des femmes de servicechargées de porter les articles, ce qui soulageait la fatigue desvendeuses.
–&|160;Accompagnez mademoiselle, dit la première, en luiremettant le paletot.
Et, revenant à Denise&|160;:
–&|160;Je vous en prie, réfléchissez… Nous sommes tous désolésde votre départ.
Jean et Pépé, qui attendaient, souriants au milieu de ce flotdébordé de femmes, se remirent à suivre leur sœur. Maintenant, ils’agissait d’aller aux trousseaux, pour reprendre six chemises,pareilles à la demi-douzaine, que Thérèse avait achetée le samedi.Mais, dans les comptoirs de lingerie, où l’exposition de blancneigeait de toutes les cases, on étouffait, il devenait trèsdifficile d’avancer.
D’abord, aux corsets, une petite émeute attroupait la foule.Mme&|160;Boutarel, tombée cette fois du Midi avec sonmari et sa fille, sillonnait les galeries depuis le matin, en quêted’un trousseau pour cette dernière, qu’elle mariait. Le père étaitconsulté, cela n’en finissait plus. Enfin, la famille venaitd’échouer aux comptoirs de lingerie&|160;; et, pendant que lademoiselle s’absorbait dans une étude approfondie des pantalons, lamère avait disparu, ayant elle-même le caprice d’un corset. LorsqueM.&|160;Boutarel, un gros homme sanguin, lâcha sa fille, effaré, àla recherche de sa femme, il finit par retrouver cette dernièredans un salon d’essayage, devant lequel on offrit poliment de lefaire asseoir. Ces salons étaient d’étroites cellules, fermées deglaces dépolies, et où les hommes, même les maris, ne pouvaiententrer, par une exagération décente de la direction. Des vendeusesen sortaient, y rentraient vivement, laissant chaque fois deviner,dans le battement rapide de la porte, des visions de dames enchemise et en jupon, le cou nu, les bras nus, des grasses dont lachair blanchissait, des maigres au ton de vieil ivoire. Une filed’hommes attendaient sur des chaises, l’air ennuyé. EtM.&|160;Boutarel, quand il avait compris, s’était fâché carrément,criant qu’il voulait sa femme, qu’il entendait savoir ce qu’on luifaisait, qu’il ne la laisserait certainement pas se déshabillersans lui. Vainement, on tâchait de le calmer&|160;: il semblaitcroire qu’il se passait là-dedans des choses inconvenantes.Mme&|160;Boutarel dut reparaître pendant que la foulediscutait et riait.
Alors, Denise put passer avec ses frères. Tout le linge de lafemme, les dessous blancs qui se cachent, s’étalait dans une suitede salles, classé en divers rayons. Les corsets et les tournuresoccupaient un comptoir, les corsets cousus, les corsets à taillelongue, les corsets cuirasses, surtout les corsets de soie blanche,éventaillés de couleur, dont on avait fait ce jour-là un étalagespécial, une armée de mannequins sans tête et sans jambes,n’alignant que des torses, des gorges de poupée aplaties sous lasoie, d’une lubricité troublante d’infirme&|160;; et, près de là,sur d’autres bâtons, les tournures de crin et de brillantéprolongeaient ces manches à balai en croupes énormes et tendues,dont le profil prenait une inconvenance caricaturale. Mais,ensuite, le déshabillé galant commençait, un déshabillé quijonchait les vastes pièces, comme si un groupe de jolies filless’étaient dévêtues de rayon en rayon, jusqu’au satin nu de leurpeau. Ici, les articles de lingerie fine, les manchettes et lescravates blanches, les fichus et les cols blancs, une variétéinfinie de fanfreluches légères, une mousse blanche qui s’échappaitdes cartons et montait en neige. Là, les camisoles, les petitscorsages, les robes du matin, les peignoirs, de la toile, dunansouk, des dentelles, de longs vêtements blancs, libres etminces, où l’on sentait l’étirement des matinées paresseuses, aulendemain des soirs de tendresse. Et les dessous apparaissaient,tombaient un à un&|160;: les jupons blancs de toutes les longueurs,le jupon qui bride les genoux et le jupon à traîne dont labalayeuse couvre le sol, une mer montante de jupons, dans laquelleles jambes se noyaient&|160;; les pantalons en percale, en toile,en piqué, les larges pantalons blancs où danseraient les reins d’unhomme&|160;; les chemises enfin, boutonnées au cou pour la nuit,découvrant la poitrine le jour, ne tenant plus que par d’étroitesépaulettes, en simple calicot, en toile d’Irlande, en batiste, ledernier voile blanc qui glissait de la gorge, le long des hanches.C’était, aux trousseaux, le déballage indiscret, la femme retournéeet vue par le bas, depuis la petite-bourgeoise aux toiles unies,jusqu’à la dame riche blottie dans les dentelles, une alcôvepubliquement ouverte, dont le luxe caché, les plissés, lesbroderies, les valenciennes, devenait comme une dépravationsensuelle, à mesure qu’il débordait davantage en fantaisiescoûteuses. La femme se rhabillait, le flot blanc de cette tombée delinge rentrait dans le mystère frissonnant des jupes, la chemiseraidie par les doigts de la couturière, le pantalon froid etgardant les plis du carton, toute cette percale et toute cettebatiste mortes, éparses sur les comptoirs, jetées, empilées,allaient se faire vivantes de la vie de la chair, odorantes etchaudes de l’odeur de l’amour, une nuée blanche devenue sacrée,baignée de nuit, et dont le moindre envolement, l’éclair rose dugenou aperçu au fond des blancheurs, ravageait le monde. Puis, il yavait encore une salle, les layettes, où le blanc voluptueux de lafemme aboutissait au blanc candide de l’enfant&|160;: uneinnocence, une joie, l’amante qui se réveille mère, des brassièresen piqué pelucheux, des béguins en flanelle, des chemises et desbonnets grands comme des joujoux, et des robes de baptême, et despelisses de cachemire, le duvet blanc de la naissance, pareil à unepluie fine de plumes blanches.
–&|160;Tu sais, ce sont des chemises à coulisse, dit Jean, quece déshabillé, cette crue de chiffons où il enfonçait, ravissaitd’aise.
Aux trousseaux, Pauline accourut tout de suite, quand elleaperçut Denise. Et, avant même de savoir ce que celle-ci désirait,elle lui parla bas, très émue des bruits dont causait le magasinentier. À son rayon, deux vendeuses s’étaient même querellées,l’une affirmant, l’autre niant le départ.
–&|160;Vous nous restez, j’ai parié ma tête… Que deviendrais-je,moi&|160;?
Et, comme Denise répondait qu’elle partait lelendemain&|160;:
–&|160;Non, non, vous croyez ça, mais je sais le contraire…Dame&|160;! à présent que j’ai un bébé, il faut bien que vous menommiez seconde. Baugé y compte, ma chère.
Pauline souriait d’un air convaincu. Ensuite, elle donna les sixchemises&|160;; et, Jean ayant dit qu’ils allaient maintenant auxmouchoirs, elle appela aussi une auxiliaire, pour porter ceschemises et le paletot laissé par l’auxiliaire des confections. Lafille qui se présenta étaitMlle&|160;de&|160;Fontenailles, mariée récemment àJoseph. Elle venait d’obtenir par faveur ce poste de servante, elleavait une grande blouse noire, marquée à l’épaule d’un chiffre enlaine jaune.
–&|160;Suivez mademoiselle, dit Pauline.
Puis, revenant et baissant la voix de nouveau&|160;:
–&|160;Hein&|160;? je suis seconde, c’est entendu&|160;!
Denise promit en riant, pour plaisanter à son tour. Et elle s’enalla, elle descendit avec Pépé et Jean, accompagnés tous les troisde l’auxiliaire. Au rez-de-chaussée, ils tombèrent dans leslainages, un coin de galerie entièrement tendu de molleton blanc etde flanelle blanche. Liénard, que son père rappelait vainement àAngers, y causait avec le beau Mignot, devenu courtier, et quiosait reparaître effrontément au Bonheur des Dames. Sans doute ilsparlaient de Denise, car tous deux se turent pour la saluer d’unair empressé. Du reste, à mesure qu’elle avançait, au travers desrayons, les vendeurs s’émotionnaient et s’inclinaient, dans ledoute de ce qu’elle serait le lendemain. On chuchotait, on latrouvait triomphante&|160;; et les paris en reçurent un nouveaucontrecoup, on se remit à risquer sur elle du vin d’Argenteuil etdes fritures. Elle s’était engagée dans la galerie du blanc, pouratteindre les mouchoirs, qui étaient au bout. Le blancdéfilait&|160;: le blanc de coton, les madapolams, les basins, lespiqués, les calicots&|160;; le blanc de fil, les nansouks, lesmousselines, les tarlatanes&|160;; puis venaient les toiles, enpiles énormes, bâties à pièces alternées comme des cubes de pierresde taille, les toiles fortes, les toiles fines, de toutes largeurs,blanches ou écrues, en lin pur, blanchies sur le pré&|160;; puis,cela recommençait, des rayons se succédaient pour chaque sorte delinge, le linge de maison, le linge de table, le linge d’office, unéboulement continu de blanc, des draps de lit, des taiesd’oreiller, des modèles innombrables de serviettes, de nappes, detabliers et de torchons. Et les saluts continuaient, on se rangeaitsur le passage de Denise, Baugé s’était précipité aux toiles pourlui sourire, comme à la bonne reine de la maison. Enfin, aprèsavoir traversé les couvertures, une salle pavoisée de bannièresblanches, elle entra aux mouchoirs, dont la décoration ingénieusefaisait pâmer la foule&|160;: ce n’était que colonnes blanches, quepyramides blanches, que châteaux blancs, une architecturecompliquée, uniquement construite avec des mouchoirs, en linon, enbatiste de Cambrai, en toile d’Irlande, en soie de Chine, chiffrés,brodés au plumetis, garnis de dentelle, avec des ourlets à jour etdes vignettes tissées, toute une ville en briques blanches d’unevariété infinie, se découpant dans un mirage sur un ciel oriental,chauffé à blanc.
–&|160;Tu dis encore une douzaine&|160;? demanda Denise à sonfrère. Des Cholet, n’est-ce pas&|160;?
–&|160;Oui, je crois, les pareils à celui-ci, répondit-il enmontrant un mouchoir dans le paquet.
Jean et Pépé n’avaient pas quitté ses jupes, se serrant toujourscontre elle, comme autrefois, lorsqu’ils étaient débarqués à Paris,brisés du voyage. Ces vastes magasins, où elle se trouvait chezelle, finissaient par les troubler&|160;; et ils s’abritaient à sonombre, ils se remettaient sous la protection de leur petite mère,par un réveil instinctif de leur enfance. On les suivait des yeux,on souriait de ces deux grands gaillards filant sur les pas decette fille mince et grave, Jean effaré avec sa barbe, Pépé éperdudans sa tunique, tous les trois du même blond aujourd’hui, un blondqui faisait chuchoter sur leur passage, d’un bout à l’autre descomptoirs&|160;:
–&|160;Ce sont ses frères… Ce sont ses frères…
Mais, pendant que Denise cherchait un vendeur, il y eut unerencontre. Mouret et Bourdoncle entraient dans la galerie&|160;;et, comme le premier s’arrêtait de nouveau en face de la jeunefille, sans lui adresser du reste la parole,Mme&|160;Desforges et Mme&|160;Guibalpassèrent. Henriette réprima le tressaillement dont toute sa chairavait frémi. Elle regarda Mouret, elle regarda Denise. Eux-mêmesl’avaient regardée, ce fut le dénouement muet, la fin commune desgros drames du cœur, un coup d’œil échangé dans la bousculade d’unefoule. Déjà Mouret s’était éloigné, tandis que Denise se perdait aufond du rayon, accompagnée de ses frères, toujours à la recherched’un vendeur libre. Alors, Henriette, ayant reconnuMlle&|160;de&|160;Fontenailles dans l’auxiliaire quisuivait, avec son chiffre jaune à l’épaule et son masque épaissi etterreux de servante, se soulagea, en disant d’une voix irritée àMme&|160;Guibal&|160;:
–&|160;Voyez ce qu’il a fait de cette malheureuse… N’est-ce pasblessant&|160;? une marquise&|160;! Et il la force à suivre commeun chien les créatures ramassées par lui sur le trottoir&|160;!
Elle tâcha de se calmer, elle affecta d’ajouter d’un airindifférent&|160;:
–&|160;Allons donc à la soie voir leur étalage.
Le rayon des soieries était comme une grande chambre d’amour,drapée de blanc par un caprice d’amoureuse à la nudité de neige,voulant lutter de blancheur. Toutes les pâleurs laiteuses d’uncorps adoré se retrouvaient là, depuis le velours des reins,jusqu’à la soie fine des cuisses et au satin luisant de la gorge.Des pièces de velours étaient tendues entre les colonnes, des soieset des satins se détachaient, sur ce fond de blanc crémeux, endraperies d’un blanc de métal et de porcelaine&|160;; et il y avaitencore, retombant en arceaux, des poults de soie et des siciliennesà gros grain, des foulards et des surahs légers, qui allaient dublanc alourdi d’une blonde de Norvège au blanc transparent, chaufféde soleil, d’une rousse d’Italie ou d’Espagne.
Justement, Favier métrait du foulard blanc pour la «&|160;joliedame&|160;», cette blonde élégante, une habituée du comptoir, queles vendeurs ne désignaient que par ces mots. Depuis des années,elle venait, et on ne savait toujours rien d’elle, ni sa vie, nison adresse, ni même son nom. Aucun, du reste, ne tâchait desavoir, bien que tous, à chacune de ses apparitions, se permissentdes hypothèses, simplement pour causer. Elle maigrissait, elleengraissait, elle avait bien dormi ou elle devait s’être couchéetard, la veille&|160;; et chaque petit fait de sa vie inconnue,événements du dehors, drames de l’intérieur, avait de la sorte uncontrecoup, longuement commenté. Ce jour-là, elle paraissait trèsgaie. Aussi, lorsque Favier revint de la caisse où il l’avaitconduite, communiqua-t-il ses réflexions à Hutin.
–&|160;Peut-être bien qu’elle se remarie.
–&|160;Elle est donc veuve&|160;? demanda l’autre.
–&|160;Je ne sais pas… Seulement, vous devez vous rappeler, lafois qu’elle était en deuil… À moins qu’elle n’ait gagné del’argent à la Bourse.
Un silence régna. Ensuite, il conclut&|160;:
–&|160;Ça la regarde… Si l’on tutoyait toutes les femmes quiviennent ici&|160;!
Mais Hutin se montrait songeur. Il avait eu, l’avant-veille, uneexplication vive avec la direction, et il se sentait condamné.Après la grande mise en vente, son renvoi était certain. Depuislongtemps, sa situation craquait&|160;; au dernier inventaire, onlui avait reproché d’être resté au-dessous du chiffre d’affairesfixé d’avance&|160;; et c’était encore, c’était surtout la lentepoussée des appétits qui le mangeait à son tour, toute la guerresourde du rayon le jetant dehors, dans le branle même de lamachine. On entendait le travail obscur de Favier, un gros bruit demâchoires, étouffé sous terre. Celui-ci avait déjà la promessed’être nommé premier. Hutin, qui savait ces choses, au lieu degifler son ancien camarade, le regardait maintenant comme trèsfort. Un garçon si froid, l’air obéissant, dont il s’était servipour user Robineau et Bouthemont&|160;! ça le frappait d’unesurprise où il entrait du respect.
–&|160;À propos, reprit Favier, vous savez qu’elle reste. Onvient de voir le patron jouer de la prunelle… Je vais en être pourune bouteille de champagne, moi.
Il parlait de Denise. D’un comptoir à l’autre, les comméragessoufflaient plus fort, au travers du flot sans cesse épaissi desclientes. La soie surtout était en révolution, car on y pariait deschoses chères.
–&|160;Sacrédié&|160;! lâcha Hutin, s’éveillant comme d’un rêve,ai-je été bête de ne pas coucher avec&|160;!… C’est aujourd’hui queje serais chic&|160;!
Puis, il rougit de cet aveu, en voyant rire Favier. Et ilfeignit de rire également, il ajouta, pour rattraper sa phrase, quec’était cette créature qui l’avait perdu dans l’esprit de ladirection. Cependant, un besoin de violence le prenait, il finitpar s’emporter contre les vendeurs débandés sous l’assaut de laclientèle. Mais, tout d’un coup, il se remit à sourire&|160;: ilvenait d’apercevoir Mme&|160;Desforges etMme&|160;Guibal traversant le rayon avec lenteur.
–&|160;Il ne vous faut rien, aujourd’hui, madame&|160;?
–&|160;Non, merci, répondit Henriette. Vous voyez, je mepromène, je ne suis venue qu’en curieuse.
Quand il l’eut arrêtée, il baissa la voix. Tout un plan germaitdans sa tête. Et il la flatta, il dénigra la maison&|160;: lui, enavait assez, il préférait s’en aller, que d’assister davantage à unpareil désordre. Elle l’écoutait, ravie. Ce fut elle qui, croyantl’enlever au Bonheur, lui offrit de le faire engager par Bouthemontcomme premier à la soie, lorsque les magasins des Quatre Saisonsseraient réinstallés. L’affaire fut conclue, tous deux chuchotaienttrès bas, tandis que Mme&|160;Guibal s’intéressait auxétalages.
–&|160;Puis-je vous offrir un de ces bouquets deviolettes&|160;? reprit Hutin tout haut, en montrant sur une tabletrois ou quatre des bouquets primes, qu’il s’était procurés à unecaisse, pour des cadeaux personnels.
–&|160;Ah&|160;! non, par exemple&|160;! s’écria Henriette, avecun mouvement de recul. Je ne veux pas être de la noce.
Ils se comprirent, ils se séparèrent en riant de nouveau, avecdes coups d’œil d’intelligence.
Comme Mme&|160;Desforges cherchaitMme&|160;Guibal, elle s’exclama, en l’apercevant avecMme&|160;Marty. Cette dernière, suivie de sa filleValentine, était depuis deux heures emportée à travers lesmagasins, par une de ces crises de dépense, dont elle sortaitbrisée et confuse. Elle avait battu le rayon des meubles qu’uneexposition de mobiliers blancs laqués changeait en vaste chambre dejeune fille, les rubans et les fichus dressant des colonnadesblanches tendues de vélums blancs, la mercerie et la passementerieaux effilés blancs qui encadraient d’ingénieux trophées patiemmentcomposés de cartes à boutons et de paquets d’aiguilles, labonneterie où l’on s’étouffait cette année-là, pour voir un motifde décoration immense, le nom resplendissant du Bonheur des Dames,des lettres de trois mètres de haut, faites de chaussettesblanches, sur un fond de chaussettes rouges. MaisMme&|160;Marty était surtout enfiévrée par les rayonsnouveaux&|160;; on ne pouvait ouvrir un rayon sans qu’ellel’inaugurât&|160;; elle s’y précipitait, achetait quand même. Etelle avait passé une heure aux modes, installée dans un salon neufdu premier étage, faisant vider les armoires, prenant les chapeauxsur les champignons de palissandre qui garnissaient deux tables,les essayant tous, à elle et à sa fille, les chapeaux blancs, lescapotes blanches, les toques blanches. Puis, elle était redescendueà la cordonnerie, au fond d’une galerie du rez-de-chaussée,derrière les cravates, un comptoir ouvert de ce jour-là, dont elleavait bouleversé les vitrines, prise de désirs maladifs devant lesmules de soie blanche garnies de cygne, les souliers et lesbottines de satin blanc montés sur de grands talonsLouis&|160;XV.
–&|160;Oh&|160;! ma chère, bégayait-elle, vous ne vous doutezpas&|160;! Ils ont un assortiment de capotes extraordinaire. J’enai choisi une pour moi et une pour ma fille… Et les chaussures,hein&|160;? Valentine.
–&|160;C’est inouï&|160;! ajoutait la jeune fille, avec sahardiesse de femme. Il y a des bottes à vingt francs cinquante,ah&|160;! des bottes&|160;!
Un vendeur les suivait, traînant l’éternelle chaise, oùs’entassait déjà tout un amoncellement d’articles.
–&|160;Comment va M.&|160;Marty&|160;? demandaMme&|160;Desforges.
–&|160;Pas mal, je crois, répondit Mme&|160;Marty,effarée par cette brusque question, qui tombait méchamment dans safièvre dépensière. Il est toujours là-bas, mon oncle a dû aller levoir ce matin…
Mais elle s’interrompit, elle eut une exclamation d’extase.
–&|160;Voyez donc, est-ce adorable&|160;!
Ces dames, qui avaient fait quelques pas, se trouvaient devantle nouveau rayon des fleurs et plumes, installé dans la galeriecentrale, entre la soierie et la ganterie. C’était, sous la lumièrevive du vitrage, une floraison énorme, une gerbe blanche, haute etlarge comme un chêne. Des piquets de fleurs garnissaient le bas,des violettes, des muguets, des jacinthes, des marguerites, toutesles blancheurs délicates des plates-bandes. Puis, des bouquetsmontaient, des roses blanches, attendries d’une pointe de chair, degrosses pivoines blanches, à peine teintées de carmin, deschrysanthèmes blancs, en fusées légères, étoilées de jaune. Et lesfleurs montaient toujours, de grands lis mystiques, des branches depommier printanières, des bottes de lilas embaumé, unépanouissement continu que surmontaient, à la hauteur du premierétage, des panaches de plumes d’autruche, des plumes blanches quiétaient comme le souffle envolé de ce peuple de fleurs blanches.Tout un coin étalait des garnitures et des couronnes de fleursd’oranger. Il y avait des fleurs métalliques, des chardonsd’argent, des épis d’argent. Dans les feuillages et dans lescorolles, au milieu de cette mousseline, de cette soie et de cevelours, où des gouttes de gomme faisaient des gouttes de rosée,volaient des oiseaux des Îles pour chapeaux, les Tangaras depourpre à queue noire, et les Septicolores au ventre changeant,couleur de l’arc-en-ciel.
–&|160;J’achète une branche de pommier, repritMme&|160;Marty. N’est-ce pas&|160;? c’est délicieux… Etce petit oiseau, regarde donc, Valentine. Oh&|160;! je leprends&|160;!
Cependant, Mme&|160;Guibal s’ennuyait, à resterimmobile, dans les remous de la foule. Elle finit pardire&|160;:
–&|160;Eh bien&|160;! nous vous laissons à vos achats. Nousmontons, nous autres.
–&|160;Mais non, attendez-moi&|160;! cria l’autre. Je remonteaussi… Il y a là-haut la parfumerie. Il faut que j’aille à laparfumerie.
Ce rayon, créé de la veille, se trouvait à côté du salon delecture. Mme&|160;Desforges, pour éviter l’encombrementdes escaliers, parla de prendre l’ascenseur&|160;; mais ellesdurent y renoncer, on faisait queue à la porte de l’appareil.Enfin, elles arrivèrent, elles passèrent devant le buffet public,où la cohue devenait telle, qu’un inspecteur devait refréner lesappétits, en ne laissant plus entrer la clientèle gloutonne que parpetits groupes. Et, du buffet même, ces dames commencèrent à sentirle rayon de parfumerie, une odeur pénétrante de sachet enfermé, quiembaumait la galerie. On s’y disputait un savon, le savon Bonheur,la spécialité de la maison. Dans les comptoirs à vitrines, et surles tablettes de cristal des étagères, s’alignaient les pots depommades et de pâtes, les boîtes de poudres et de fards, les fiolesd’huiles et d’eaux de toilette&|160;; tandis que la brosserie fine,les peignes, les ciseaux, les flacons de poche, occupaient unearmoire spéciale. Les vendeurs s’étaient ingéniés à décorerl’étalage de tous leurs pots de porcelaine blanche, de toutes leursfioles de verre blanc. Ce qui ravissait, c’était, au milieu, unefontaine d’argent, une Bergère debout sur une moisson de fleurs, etd’où coulait un filet continu d’eau de violette, qui résonnaitmusicalement dans la vasque de métal. Une senteur exquises’épandait alentour, les dames en passant trempaient leursmouchoirs.
–&|160;Voilà&|160;! dit Mme&|160;Marty, lorsqu’ellese fut bourrée de lotions, de dentifrices, de cosmétiques.Maintenant, c’est fini, je suis à vous. Allons rejoindreMme&|160;de&|160;Boves.
Mais, sur le palier du grand escalier central, le Japon l’arrêtaencore. Ce comptoir avait grandi, depuis le jour où Mouret s’étaitamusé à risquer, au même endroit, une petite table de proposition,couverte de quelques bibelots défraîchis, sans prévoir lui-mêmel’énorme succès. Peu de rayons avaient eu des débuts plus modestes,et maintenant il débordait de vieux bronzes, de vieux ivoires, devieilles laques, il faisait quinze cent mille francs d’affaireschaque année, il remuait tout l’Extrême-Orient, où des voyageursfouillaient pour lui les palais et les temples. D’ailleurs, lesrayons poussaient toujours, on en avait essayé deux nouveaux endécembre, afin de boucher les vides de la morte-saisond’hiver&|160;: un rayon de livres et un rayon de jouets d’enfants,qui devaient certainement grandir aussi et balayer encore descommerces voisins. Quatre ans venaient de suffire au Japon pourattirer toute la clientèle artistique de Paris.
Cette fois, Mme&|160;Desforges elle-même, malgré sarancune qui lui avait fait jurer de ne rien acheter, succombadevant un ivoire d’une finesse charmante.
–&|160;Envoyez-le-moi, dit-elle rapidement, à une caissevoisine. Quatre-vingt-dix francs, n’est-ce pas&|160;?
Et, voyant Mme&|160;Marty et sa fille enfoncées dansun choix de porcelaines de camelote, elle reprit, en emmenantMme&|160;Guibal&|160;:
–&|160;Vous nous retrouverez au salon de lecture… J’ai vraimentbesoin de m’asseoir un peu.
Au salon de lecture, ces dames durent rester debout. Toutes leschaises étaient prises, autour de la grande table couverte dejournaux. De gros hommes lisaient, renversés, étalant des ventres,sans avoir l’idée aimable de céder la place. Quelques femmesécrivaient, le nez dans leurs phrases, comme pour cacher le papiersous les fleurs de leurs chapeaux. Du reste,Mme&|160;de&|160;Boves n’était pas là, et Henriettes’impatientait, lorsqu’elle aperçut Vallagnosc, qui cherchait aussisa femme et sa belle-mère. Il salua, il finit par dire&|160;:
–&|160;Elles sont pour sûr aux dentelles, on ne peut les enarracher… Je vais voir.
Et il eut la galanterie de leur procurer deux sièges, avant des’éloigner.
L’écrasement, aux dentelles, croissait de minute en minute. Lagrande exposition de blanc y triomphait, dans ses blancheurs lesplus délicates et les plus chères. C’était la tentation aiguë, lecoup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avaitchangé le rayon en une chapelle blanche. Des tulles, des guipurestombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces voiles denuages dont le fin réseau pâlit le soleil matinal. Autour descolonnes, descendaient des volants de malines et de valenciennes,des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson blanc,jusqu’à terre. Puis, de toutes parts, sur tous les comptoirs, leblanc neigeait, les blondes espagnoles légères comme un souffle,les applications de Bruxelles avec leurs fleurs larges sur lesmailles fines, les points à l’aiguille et les points de Venise auxdessins plus lourds, les points d’Alençon et les dentelles deBruges d’une richesse royale et comme religieuse. Il semblait quele dieu du chiffon eût là son tabernacle blanc.
Mme&|160;de&|160;Boves, après s’être longtempspromenée avec sa fille, rôdant devant les étalages, ayant le besoinsensuel d’enfoncer les mains dans les tissus, venait de se déciderà se faire montrer du point d’Alençon par Deloche. D’abord, ilavait sorti de l’imitation&|160;; mais elle avait voulu voir del’alençon véritable, et elle ne se contentait pas des petitesgarnitures à trois cents francs le mètre, elle exigeait les hautsvolants à mille, les mouchoirs et les éventails à sept et huitcents. Bientôt le comptoir fut couvert d’une fortune. Dans un coindu rayon, l’inspecteur Jouve, qui n’avait pas lâchéMme&|160;de&|160;Boves, malgré l’apparente flânerie decette dernière, se tenait immobile au milieu des poussées,l’attitude indifférente, l’œil toujours sur elle.
–&|160;Et avez-vous des berthes en point à l’aiguille&|160;?demanda la comtesse à Deloche. Faites voir, je vous prie.
Le commis, qu’elle tenait depuis vingt minutes, n’osaitrésister, tellement elle avait grand air, avec sa taille et sa voixde princesse. Cependant, il fut pris d’une hésitation, car onrecommandait aux vendeurs de ne pas amonceler ainsi les dentellesprécieuses, et il s’était laissé voler dix mètres de malines, lasemaine précédente. Mais elle le troublait, il céda, abandonna uninstant le tas de point d’Alençon, pour prendre derrière lui, dansune case, les berthes demandées.
–&|160;Regarde donc, maman, disait Blanche qui fouillait, àcôté, un carton plein de petites valenciennes à bas prix, onpourrait prendre de ça pour les oreillers.
Mme&|160;de&|160;Boves ne répondait pas. Alors lafille, en tournant sa face molle, vit sa mère, les mains au milieudes dentelles, en train de faire disparaître, dans la manche de sonmanteau, des volants de point d’Alençon. Elle ne parut passurprise, elle s’avançait pour la cacher d’un mouvement instinctif,lorsque Jouve, brusquement, se dressa entre elles. Il se penchait,il murmurait à l’oreille de la comtesse, d’une voixpolie&|160;:
–&|160;Madame, veuillez me suivre.
Elle eut une courte révolte.
–&|160;Mais pourquoi, monsieur&|160;?
–&|160;Veuillez me suivre, madame, répéta l’inspecteur, sansélever le ton.
Le visage ivre d’angoisse, elle jeta un rapide coup d’œil autourd’elle. Puis, elle se résigna, elle reprit son allure hautaine,marchant près de lui comme une reine qui daigne se confier aux bonssoins d’un aide de camp. Pas une des clientes entassées là, nes’était même aperçue de la scène. Deloche, revenu devant lecomptoir avec les berthes, la regardait emmener, bouchebéante&|160;: comment&|160;? celle-là aussi&|160;! cette dame sinoble&|160;! c’était à les fouiller toutes&|160;! Et Blanche, qu’onlaissait libre, suivait de loin sa mère, s’attardait au milieu dela houle des épaules, livide, partagée entre le devoir de ne pasl’abandonner et la terreur d’être gardée avec elle. Elle la vitentrer dans le cabinet de Bourdoncle, elle se contenta de rôderdevant la porte.
Justement, Bourdoncle, dont Mouret venait de se débarrasser,était là. D’habitude, il prononçait sur ces sortes de vols, commispar des personnes honorables. Depuis longtemps, Jouve qui guettaitcelle-ci, lui avait fait part de ses doutes&|160;; aussi ne fut-ilpas étonné, lorsque l’inspecteur le mit au courant d’un mot&|160;;du reste, des cas si extraordinaires lui passaient par les mains,qu’il déclarait la femme capable de tout, dès que la rage duchiffon l’emportait. Comme il n’ignorait pas les rapports mondainsdu directeur avec la voleuse, il montra lui aussi une politesseparfaite.
–&|160;Madame, nous excusons ces moments de faiblesse… Je vousen prie, considérez où un pareil oubli de vous-même pourrait vousconduire. Si quelque autre personne vous avait vue glisser cesdentelles…
Mais elle l’interrompit avec indignation. Elle, unevoleuse&|160;! pour qui la prenait-il&|160;? Elle était la comtessede Boves, son mari, inspecteur général des haras, allait à laCour.
–&|160;Je sais, je sais, madame, répétait paisiblementBourdoncle. J’ai l’honneur de vous connaître… Veuillez d’abordrendre les dentelles que vous avez sur vous…
Elle se récria de nouveau, elle ne lui laissait plus dire uneparole, belle de violence, osant jusqu’aux larmes de la grande dameoutragée. Tout autre que lui, ébranlé, aurait craint quelqueméprise déplorable, car elle le menaçait de s’adresser auxtribunaux, pour venger une telle injure.
–&|160;Prenez garde, monsieur&|160;! mon mari ira jusqu’auministre.
–&|160;Allons, vous n’êtes pas plus raisonnable que les autres,déclara Bourdoncle, impatienté. On va vous fouiller, puisqu’il lefaut.
Elle ne broncha pas encore, elle dit avec son assurancesuperbe&|160;:
–&|160;C’est ça, fouillez-moi… Mais, je vous en avertis, vousrisquez votre maison.
Jouve alla chercher deux vendeuses des corsets. Quand il revint,il avertit Bourdoncle que la demoiselle de cette dame, laisséelibre, n’avait pas quitté la porte, et il demandait s’il fallaitl’empoigner, elle aussi, bien qu’il ne l’eût rien vue prendre.L’intéressé, toujours correct, décida, au nom de la morale, qu’onne la ferait pas entrer, pour ne point forcer une mère à rougirdevant sa fille. Cependant, les deux hommes se retirèrent dans unepièce voisine, tandis que les vendeuses fouillaient la comtesse etlui ôtaient même sa robe, afin de visiter sa gorge et ses hanches.Outre les volants de point d’Alençon, douze mètres à mille francs,cachés au fond d’une manche, elles trouvèrent, dans la gorge,aplatis et chauds, un mouchoir, un éventail, une cravate, en toutpour quatorze mille francs de dentelles environ. Depuis un an,Mme&|160;de&|160;Boves volait ainsi, ravagée d’un besoinfurieux, irrésistible. Les crises empiraient, grandissaient,jusqu’à être une volupté nécessaire à son existence, emportant tousles raisonnements de prudence, se satisfaisant avec une jouissanced’autant plus âpre, qu’elle risquait, sous les yeux d’une foule,son nom, son orgueil, la haute situation de son mari. Maintenantque ce dernier lui laissait vider ses tiroirs, elle volait avec del’argent plein sa poche, elle volait pour voler, comme on aime pouraimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement de lanévrose que ses appétits de luxe inassouvis avaient développée enelle, autrefois, à travers l’énorme et brutale tentation des grandsmagasins.
–&|160;C’est un guet-apens&|160;! cria-t-elle, lorsqueBourdoncle et Jouve rentrèrent. On a glissé ces dentelles sur moi,oh&|160;! devant Dieu, je le jure&|160;!
À présent, elle pleurait des larmes de rage, tombée sur unechaise, suffoquant dans sa robe mal rattachée. L’intéressé renvoyales vendeuses. Puis, il reprit de son air tranquille&|160;:
–&|160;Nous voulons bien, madame, étouffer cette fâcheuseaffaire, par égard pour votre famille. Mais, auparavant, vous allezsigner un papier ainsi conçu&|160;: «&|160;J’ai volé des dentellesau Bonheur des Dames&|160;», et le détail des dentelles, et la datedu jour… Du reste, je vous rendrai ce papier, dès que vousm’apporterez deux mille francs pour les pauvres.
Elle s’était relevée, elle déclara dans une révoltenouvelle&|160;:
–&|160;Jamais je ne signerai cela, j’aime mieux mourir.
–&|160;Vous ne mourrez pas, madame. Seulement, je vous préviensque je vais envoyer chercher le commissaire de police.
Alors, il y eut une scène affreuse. Elle l’injuriait, ellebégayait que c’était lâche à des hommes de torturer ainsi unefemme. Sa beauté de Junon, son grand corps majestueux se fondaitdans une fureur de poissarde. Puis, elle voulut essayer del’attendrissement, elle les suppliait au nom de leurs mères, elleparlait de se traîner à leurs pieds. Et, comme ils restaientfroids, bronzés par l’habitude, elle s’assit tout d’un coup,écrivit d’une main tremblante. La plume crachait&|160;; lesmots&|160;: J’ai volé, appuyés rageusement, faillirent crever lepapier mince, tandis qu’elle répétait, la voix étranglée&|160;:
–&|160;Voilà, monsieur, voilà, monsieur… Je cède à la force…
Bourdoncle prit le papier, le plia soigneusement, l’enfermadevant elle dans un tiroir, en disant&|160;:
–&|160;Vous voyez qu’il est en compagnie, car ces dames, aprèsavoir parlé de mourir plutôt que de les signer, négligentgénéralement de venir reprendre leurs billets doux… Enfin, je letiens à votre disposition. Vous jugerez s’il vaut deux millefrancs.
Elle achevait de rattacher sa robe, elle retrouvait toute sonarrogance, maintenant qu’elle avait payé.
–&|160;Je puis sortir&|160;? demanda-t-elle d’un ton bref.
Déjà Bourdoncle s’occupait d’autre chose. Sur le rapport deJouve, il décidait le renvoi de Deloche&|160;: ce vendeur étaitstupide, il se laissait continuellement voler, jamais il n’auraitd’autorité sur les clientes. Mme&|160;de&|160;Bovesrépéta sa question, et comme ils la congédiaient d’un signeaffirmatif, elle les enveloppa tous deux d’un regard d’assassin.Dans le flot de gros mots qu’elle renfonçait, un cri de mélodramelui vint aux lèvres.
–&|160;Misérables&|160;! dit-elle en faisant claquer laporte.
Cependant, Blanche ne s’était pas éloignée du cabinet. Sonignorance de ce qui se passait là-dedans, les allées et venues deJouve et des deux vendeuses, la bouleversaient, évoquaient lesgendarmes, la cour d’assises, la prison. Mais elle restabéante&|160;: Vallagnosc était devant elle, ce mari d’un mois dontle tutoiement la gênait encore&|160;; et il la questionnait, ens’étonnant de sa stupeur.
–&|160;Où est ta mère&|160;?… Vous vous êtes perdues&|160;?…Voyons, réponds-moi, tu m’inquiètes.
Pas un mensonge raisonnable ne lui venait aux lèvres. Dans sadétresse, elle dit tout à voix basse.
–&|160;Maman, maman… Elle a volé…
Comment&|160;! volé&|160;! Enfin, il comprit. La face bouffie desa femme, ce masque blême, ravagé par la peur, l’épouvantait.
–&|160;De la dentelle, comme ça, dans sa manche, continuait-elleà balbutier.
–&|160;Tu l’as donc vue, tu regardais&|160;? murmura-t-il, glacéde la sentir complice.
Ils durent se taire, des personnes déjà tournaient la tête. Unehésitation pleine d’angoisse tint Vallagnosc immobile un moment.Que faire&|160;? et il se décidait à entrer chez Bourdoncle,lorsqu’il aperçut Mouret, qui traversait la galerie. Il ordonna àsa femme de l’attendre, il saisit le bras de son vieux camarade,qu’il mit au courant, en paroles entrecoupées. Celui-ci s’étaithâté de le mener dans son cabinet, où il le tranquillisa sur lessuites possibles. Il lui assurait qu’il n’avait pas besoind’intervenir, il expliquait de quelle façon les choses allaientcertainement se passer, sans paraître lui-même s’émouvoir de cevol, comme s’il l’avait prévu depuis longtemps. Mais Vallagnosc,lorsqu’il ne craignit plus une arrestation immédiate, n’accepta pasl’aventure avec cette belle tranquillité. Il s’était abandonné aufond d’un fauteuil, et maintenant qu’il pouvait raisonner, il serépandait en lamentations sur son propre compte. Était-cepossible&|160;? voilà qu’il était entré dans une famille devoleuses&|160;! Un mariage stupide qu’il avait bâclé, afin d’êtreagréable au père&|160;! Surpris de cette violence d’enfant maladif,Mouret le regardait pleurer, en se rappelant l’ancienne pose de sonpessimisme. Ne lui avait-il pas entendu soutenir vingt fois lenéant final de la vie, où il ne trouvait que le mal d’un peudrôle&|160;? Aussi, pour le distraire, s’amusa-t-il une minute àlui prêcher l’indifférence, sur un ton de plaisanterie amicale. Et,du coup, Vallagnosc se fâcha&|160;: il ne pouvait décidémentrattraper sa philosophie compromise, toute son éducation bourgeoiserepoussait en indignations vertueuses contre sa belle-mère. Dès quel’expérience tombait sur lui, au moindre effleurement de la misèrehumaine, dont il ricanait à froid, le sceptique fanfaron s’abattaitet saignait. C’était abominable, on traînait dans la boue l’honneurde sa race, le monde semblait en craquer.
–&|160;Allons, calme-toi, conclut Mouret pris de pitié. Je ne tedirai plus que tout arrive et que rien n’arrive, puisque cela n’apas l’air de te consoler en ce moment. Mais je crois que tu devraisaller donner ton bras à Mme&|160;de&|160;Boves, ce quiserait plus sage que de faire un scandale… Que diable&|160;! toiqui professais le flegme du mépris, devant la canaillerieuniverselle&|160;!
–&|160;Tiens&|160;! cria naïvement Vallagnosc, quand ça se passechez les autres&|160;!
Cependant, il s’était levé, il suivit le conseil de son anciencondisciple. Tous deux retournaient dans la galerie, lorsqueMme&|160;de&|160;Boves sortit de chez Bourdoncle. Elleaccepta avec majesté le bras de son gendre, et comme Mouret lasaluait d’un air galamment respectueux, il l’entendit quidisait&|160;:
–&|160;Ils m’ont fait des excuses. Vraiment, ces méprises sontépouvantables.
Blanche les avait rejoints, et elle marchait derrière eux. Ilsse perdirent lentement dans la foule.
Alors, Mouret, seul et songeur, traversa de nouveau lesmagasins. Cette scène, qui l’avait distrait du combat dont il étaitdéchiré, augmentait sa fièvre maintenant, déterminait en lui lalutte suprême. Tout un rapport vague s’élevait dans sonesprit&|160;: le vol de cette malheureuse, cette folie dernière dela clientèle conquise, abattue aux pieds du tentateur, évoquaitl’image fière et vengeresse de Denise, dont il sentait sur sa gorgele talon victorieux. Il s’arrêta en haut de l’escalier central, ilregarda longtemps l’immense nef, où s’écrasait son peuple defemmes.
Six heures allaient sonner, le jour qui baissait au-dehors seretirait des galeries couvertes, noires déjà, pâlissait au fond deshalls, envahis de lentes ténèbres. Et, dans ce jour mal éteintencore, s’allumaient, une à une, des lampes électriques, dont lesglobes d’une blancheur opaque constellaient de lunes intenses lesprofondeurs lointaines des comptoirs. C’était une clarté blanche,d’une aveuglante fixité, épandue comme une réverbération d’astredécoloré, et qui tuait le crépuscule. Puis, lorsque toutesbrûlèrent, il y eut un murmure ravi de la foule, la grandeexposition de blanc prenait une splendeur féerique d’apothéose,sous cet éclairage nouveau. Il sembla que cette colossale débauchede blanc brûlait elle aussi, devenait de la lumière. La chanson dublanc s’envolait dans la blancheur enflammée d’une aurore. Unelueur blanche jaillissait des toiles et des calicots de la galerieMonsigny, pareille à la bande vive qui blanchit le ciel lapremière, du côté de l’Orient&|160;; tandis que, le long de lagalerie Michodière, la mercerie et la passementerie, les articlesde Paris et les rubans, jetaient des reflets de coteaux éloignés,l’éclair blanc des boutons de nacre, des bronzes argentés et desperles. Mais la nef centrale surtout chantait le blanc trempé deflammes&|160;: les bouillonnés de mousseline blanche autour descolonnes, les basins et les piqués blancs qui drapaient lesescaliers, les couvertures blanches accrochées comme des bannières,les guipures et les dentelles blanches volant dans l’air, ouvraientun firmament du rêve, une trouée sur la blancheur éblouissante d’unparadis, où l’on célébrait les noces de la reine inconnue. La tentedu hall des soieries en était l’alcôve géante, avec ses rideauxblancs, ses gazes blanches, ses tulles blancs, dont l’éclatdéfendait contre les regards la nudité blanche de l’épousée. Il n’yavait plus que cet aveuglement, un blanc de lumière où tous lesblancs se fondaient, une poussière d’étoiles neigeant dans laclarté blanche.
Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu deces flamboiements. Les ombres noires s’enlevaient avec vigueur surles fonds pâles. De longs remous brisaient la cohue, la fièvre decette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant lahoule désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage desétoffes jonchait les comptoirs, l’or sonnait dans lescaisses&|160;; tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s’enallait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourdehonte d’un désir contenté au fond d’un hôtel louche. C’était luiqui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par sonentassement continu de marchandises, par sa baisse des prix et sesrendus, sa galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mèreselles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d’un despote,dont le caprice ruinait des ménages. Sa création apportait unereligion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foichancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmesinoccupées désormais. La femme venait passer chez lui les heuresvides, les heures frissonnantes et inquiètes qu’elle vivait jadisau fond des chapelles&|160;: dépense nécessaire de passionnerveuse, lutte renaissante d’un dieu contre le mari, culte sanscesse renouvelé du corps, avec l’au-delà divin de la beauté. S’ilavait fermé ses portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé,le cri éperdu des dévotes auxquelles on supprimerait leconfessionnal et l’autel. Dans leur luxe accru depuis dix ans, illes voyait, malgré l’heure, s’entêter au travers de l’énormecharpente métallique, le long des escaliers suspendus et des pontsvolants. Mme&|160;Marty et sa fille, emportées au plushaut, vagabondaient parmi les meubles. Retenue par son petit monde,Mme&|160;Bourdelais ne pouvait s’arracher des articlesde Paris. Puis, venait la bande, Mme&|160;de&|160;Bovestoujours au bras de Vallagnosc, et suivie de Blanche, s’arrêtant àchaque rayon, osant regarder encore les étoffes de son air superbe.Mais, de la clientèle entassée, de cette mer de corsages gonflés devie, battant de désirs, tous fleuris de bouquets de violettes,comme pour les noces populaires de quelque souveraine, il finit parne plus distinguer que le corsage nu deMme&|160;Desforges, qui s’était arrêtée à la ganterieavec Mme&|160;Guibal. Malgré sa rancune jalouse, elleaussi achetait, et il se sentit le maître une dernière fois, il lestenait à ses pieds, sous l’éblouissement des feux électriques,ainsi qu’un bétail dont il avait tiré sa fortune.
D’un pas machinal, Mouret suivit les galeries, tellementabsorbé, qu’il s’abandonnait à la poussée de la foule. Quand illeva la tête, il était dans le nouveau rayon des modes, dont lesglaces donnaient sur la rue du Dix-Décembre. Et là, le front contrele verre, il fit encore une halte, il regarda la sortie. Le soleilcouchant jaunissait le faîte des maisons blanches, le ciel bleu decette belle journée pâlissait, rafraîchi d’un grand soufflepur&|160;; tandis que, dans le crépuscule qui noyait déjà lachaussée, les lampes électriques du Bonheur des Dames jetaient cetéclat fixe des étoiles allumées sur l’horizon, au déclin du jour.Vers l’Opéra et vers la Bourse, s’enfonçait le triple rang desvoitures immobiles, gagnées par l’ombre, et dont les harnaisgardaient des reflets de vive lumière, l’éclair d’une lanterne,l’étincelle d’un mors argenté. À chaque seconde, un appel de garçonen livrée retentissait, et un fiacre avançait, un coupé sedétachait, prenait une cliente, puis s’éloignait d’un trot sonore.Les queues diminuaient maintenant, six voitures roulaient de front,d’un bord à l’autre, au milieu des battements de portières, desclaquements de fouet, du bourdonnement des piétons, qui débordaientparmi les roues. Il y avait comme un élargissement continu, unrayonnement de la clientèle, remportée aux quatre points de lacité, vidant les magasins avec la clameur ronflante d’une écluse.Cependant, les toitures du Bonheur, les grandes lettres d’or desenseignes, les bannières hissées en plein ciel, flambaient toujoursau reflet de l’incendie du couchant, si colossales dans cetéclairage oblique, qu’elles évoquaient le monstre des réclames, lephalanstère dont les ailes, multipliées sans cesse, dévoraient lesquartiers, jusqu’aux bois lointains de la banlieue. Et l’âmeépandue de Paris, un souffle énorme et doux, s’endormait dans lasérénité du soir, courait en longues et molles caresses sur lesdernières voitures, filant par la rue peu à peu déblayée de foule,tombée au noir de la nuit.
Mouret, les regards perdus, venait de sentir passer en luiquelque chose de grand&|160;; et, dans ce frisson du triomphe donttremblait sa chair, en face de Paris dévoré et de la femmeconquise, il éprouva une faiblesse soudaine, une défaillance de savolonté, qui le renversait à son tour, sous une force supérieure.C’était un besoin irraisonnable d’être vaincu, dans sa victoire, lenon-sens d’un homme de guerre pliant sous le caprice d’un enfant,au lendemain de ses conquêtes. Lui qui se débattait depuis desmois, qui le matin encore jurait d’étouffer sa passion, cédait toutd’un coup, saisi du vertige des hauteurs, heureux de faire ce qu’ilcroyait être une sottise. Sa décision, si rapide, avait pris d’uneminute à l’autre une telle énergie, qu’il ne voyait plus qu’elled’utile et de nécessaire dans le monde.
Le soir, après la dernière table, il attendit dans son cabinet.Frémissant comme un jeune homme qui va jouer son bonheur, il nepouvait rester en place, il retournait sans cesse à la porte, pourprêter l’oreille aux rumeurs des magasins, où les commis faisaientle déplié, enfoncés jusqu’aux épaules dans le saccage de la vente.À chaque bruit de pas, son cœur battait. Et il eut une émotion, ilse précipita, car il avait entendu au loin un sourd murmure, peu àpeu grossi.
C’était l’approche lente de Lhomme, chargé de la recette. Cejour-là, elle pesait si lourd, il y avait tellement du cuivre et del’argent, dans le numéraire encaissé, qu’il s’était faitaccompagner par deux garçons. Derrière lui, Joseph et un de sescollègues pliaient sous les sacs, des sacs énormes, jetés comme dessacs de plâtre sur leurs dos&|160;; tandis que, marchant lepremier, il portait les billets et l’or, un portefeuille gonflé depapiers, deux sacoches pendues à son cou, dont le poids le tirait àdroite, du côté de son bras coupé. Et, lentement, suant etsoufflant, il venait du fond des magasins, à travers l’émotiongrandissante des vendeurs. Les gants et la soie s’étaient offertsen riant pour le soulager, la draperie et les lainages souhaitaientun faux pas, qui aurait semé l’or aux quatre coins des rayons.Puis, il avait dû monter un escalier, s’engager sur un pont volant,monter encore, tourner dans les charpentes, où les regards dublanc, de la bonneterie, de la mercerie, le suivaient, bayantd’extase devant cette fortune voyageant en l’air. Au premier, lesconfections, la parfumerie, les dentelles, les châles, s’étaientrangés avec dévotion, comme sur le passage du bon Dieu. De procheen proche, le brouhaha s’élevait, devenait une clameur de peuplesaluant le veau d’or.
Cependant, Mouret avait ouvert la porte. Lhomme parut, suivi desdeux garçons, qui chancelaient&|160;; et, hors d’haleine, il eutencore la force de crier&|160;:
–&|160;Un million, deux cent quarante-sept francs,quatre-vingt-quinze centimes&|160;!
Enfin, c’était le million, le million ramassé en un jour, lechiffre dont Mouret avait longtemps rêvé&|160;! Mais il eut ungeste de colère, il dit avec impatience, de l’air déçu d’un hommedérangé dans son attente par un importun&|160;:
–&|160;Un million, eh bien&|160;! mettez-le là.
Lhomme savait qu’il aimait ainsi à voir sur son bureau lesfortes recettes, avant qu’on les déposât à la caisse centrale. Lemillion couvrit le bureau, écrasa les papiers, faillit renverserl’encre&|160;; et l’or, et l’argent, et le cuivre, coulant dessacs, crevant des sacoches, faisaient un gros tas, le tas de larecette brute, telle qu’elle sortait des mains de la clientèle,encore chaude et vivante.
Au moment où le caissier se retirait, navré de l’indifférence dupatron, Bourdoncle arriva, en criant gaiement&|160;:
–&|160;Hein&|160;! nous le tenons, cette fois&|160;!… Il estdécroché, le million&|160;!
Mais il remarqua la préoccupation fébrile de Mouret, il compritet se calma. Une joie avait allumé son regard. Après un courtsilence, il reprit&|160;:
–&|160;Vous vous êtes décidé, n’est-ce pas&|160;? MonDieu&|160;! je vous approuve.
Brusquement, Mouret s’était planté devant lui, et de sa voixterrible des jours de crise&|160;:
–&|160;Dites donc, mon brave, vous êtes trop gai… N’est-cepas&|160;? vous me croyez fini, et les dents vous poussent.Méfiez-vous, on ne me mange pas, moi&|160;!
Décontenancé par la rude attaque de ce diable d’homme quidevinait tout, Bourdoncle balbutia&|160;:
–&|160;Quoi donc&|160;? vous plaisantez&|160;? moi qui ai tantd’admiration pour vous&|160;!
–&|160;Ne mentez pas&|160;! reprit Mouret plus violemment.Écoutez, nous étions stupides, avec cette superstition que lemariage devait nous couler. Est-ce qu’il n’est pas la santénécessaire, la force et l’ordre mêmes de la vie&|160;!… Ehbien&|160;! oui, mon cher, je l’épouse, et je vous flanque tous àla porte, si vous bougez. Parfaitement&|160;! vous passerez commeun autre à la caisse, Bourdoncle&|160;!
D’un geste, il le congédiait. Bourdoncle se sentit condamné,balayé dans cette victoire de la femme. Il s’en alla. Deniseentrait justement, et il s’inclina dans un salut profond, la têteperdue.
–&|160;Enfin&|160;! c’est vous&|160;! dit Mouret, doucement.
Denise était pâle d’émotion. Elle venait d’éprouver un dernierchagrin, Deloche lui avait appris son renvoi&|160;; et, comme elleessayait de le retenir, en offrant de parler en sa faveur, ils’était obstiné dans sa malchance, il voulait disparaître&|160;: àquoi bon rester&|160;? pourquoi aurait-il gêné les gensheureux&|160;? Denise lui avait dit un adieu fraternel, gagnée parles larmes. Elle-même n’aspirait-elle pas à l’oubli&|160;? Toutallait finir, elle ne demandait plus à ses forces épuisées que lecourage de la séparation. Dans quelques minutes, si elle étaitassez vaillante pour s’écraser le cœur, elle pourrait s’en allerseule, pleurer au loin.
–&|160;Monsieur, vous avez désiré me voir, dit-elle de son aircalme. Du reste, je serais venue vous remercier de toutes vosbontés.
En entrant, elle avait aperçu le million sur le bureau, etl’étalage de cet argent la blessait. Au-dessus d’elle, comme s’ileût regardé la scène, le portrait de Mme&|160;Hédouin,dans son cadre d’or, gardait l’éternel sourire de ses lèvrespeintes.
–&|160;Vous êtes toujours résolue à nous quitter&|160;? demandaMouret, dont la voix tremblait.
–&|160;Oui, monsieur, il le faut.
Alors, il lui prit les mains, il dit dans une explosion detendresse, après la longue froideur qu’il s’étaitimposée&|160;:
–&|160;Et si je vous épousais, Denise, partiriez-vous&|160;?
Mais elle avait retiré ses mains, elle se débattait comme sousle coup d’une grande douleur.
–&|160;Oh&|160;! monsieur Mouret, je vous en prie,taisez-vous&|160;! Oh&|160;! ne me faites pas plus de peineencore&|160;!… Je ne peux pas&|160;! je ne peux pas&|160;!… Dieuest témoin que je m’en allais pour éviter un malheurpareil&|160;!
Elle continuait de se défendre par des paroles entrecoupées.N’avait-elle pas trop souffert déjà des commérages de lamaison&|160;? Voulait-il donc qu’elle passât aux yeux des autres età ses propres yeux pour une gueuse&|160;? Non, non, elle aurait dela force, elle l’empêcherait bien de faire une telle sottise. Lui,torturé, l’écoutait, répétait avec passion&|160;:
–&|160;Je veux… je veux…
–&|160;Non, c’est impossible… Et mes frères&|160;? j’ai juré dene point me marier, je ne puis vous apporter deux enfants, n’est-cepas&|160;?
–&|160;Ils seront aussi mes frères… Dites oui, Denise.
–&|160;Non, non, oh&|160;! laissez-moi, vous metorturez&|160;!
Peu à peu, il défaillait, ce dernier obstacle le rendait fou. Ehquoi&|160;! même à ce prix, elle se refusait encore&|160;! Au loin,il entendait la clameur de ses trois mille employés, remuant àpleins bras sa royale fortune. Et ce million imbécile qui étaitlà&|160;! il en souffrait comme d’une ironie, il l’aurait poussé àla rue.
–&|160;Partez donc&|160;! cria-t-il dans un flot de larmes.Allez retrouver celui que vous aimez… C’est la raison, n’est-cepas&|160;? Vous m’aviez prévenu, je devrais le savoir et ne pasvous tourmenter davantage.
Elle était restée saisie, devant la violence de ce désespoir.Son cœur éclatait. Alors, avec une impétuosité d’enfant, elle sejeta à son cou, sanglota elle aussi, en bégayant&|160;:
–&|160;Oh&|160;! monsieur Mouret, c’est vous quej’aime&|160;!
Une dernière rumeur monta du Bonheur des Dames, l’acclamationlointaine d’une foule. Le portrait de Mme&|160;Hédouinsouriait toujours, de ses lèvres peintes. Mouret était tombé assissur le bureau, dans le million, qu’il ne voyait plus. Il ne lâchaitpas Denise, il la serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disantqu’elle pouvait partir maintenant, qu’elle passerait un mois àValognes, ce qui fermerait la bouche du monde, et qu’il iraitensuite l’y chercher lui-même, pour l’en ramener à son bras,toute-puissante.