Categories: Romans

Béatrix

Béatrix

d’ Honoré de Balzac

A SARAH,

Par un temps pur, aux rives de la Méditerranée où s’étendait jadis l’élégant empire de votre nom, parfois la mer laisse voir sous la gaze de ses eaux une fleur marine, chef-d’œuvre de la nature : la dentelle de ses filets teints de pourpre, de bistre, de rose, de violet ou d’or, la fraîcheur de ses filigranes vivants, le velours du tissu, tout se flétrit dès que la curiosité l’attire et l’expose sur la grève. De même le soleil de la publicité offenserait votre pieuse modestie. Aussi dois-je, en vous dédiant cette œuvre, taire un nom qui certes en serait l’orgueil ;mais, à la faveur de ce demi-silence, vos magnifiques mains pourront la bénir, votre front sublime pourra s’y pencher en rêvant, vos yeux pleins d’amour maternel, pourront lui sourire, car vous serez ici tout à la fois présente et voilée. Comme cette perle de la Flore marine, vous resterez sur le sable uni, fin et blanc où s’épanouit votre belle vie, cachée par une onde, diaphane seulement pour quelques yeux amis et discrets.

J’aurais voulu mettre à vos pieds une œuvre en harmonie avec vos perfections ; mais si c’était chose impossible, je savais,comme consolation, répondre à l’un de vos instincts en vous offrant quelque chose à protéger .

DE BALZAC.

Partie 1
Les Personnages

La France, et la Bretagne particulièrement, possède encoreaujourd’hui quelques villes complètement en dehors du mouvementsocial qui donne au dix-neuvième siècle sa physionomie. Faute decommunications vives et soutenues avec Paris, à peine liées par unmauvais chemin avec la sous-préfecture ou le chef-lieu dont ellesdépendent, ces villes entendent ou regardent passer la civilisationnouvelle comme un spectacle, elles s’en étonnent sans yapplaudir&|160;; et, soit qu’elles la craignent ou s’en moquent,elles sont fidèles aux vieilles mœurs dont l’empreinte leur estrestée. Qui voudrait voyager en archéologue moral et observer leshommes au lieu d’observer les pierres, pourrait retrouver une imagedu siècle de Louis XV dans quelque village de la Provence, celle dusiècle de Louis XIV au fond du Poitou, celle de siècles encore plusanciens au fond de la Bretagne. La plupart de ces villes sontdéchues de quelque splendeur dont ne parlent point les historiens,plus occupés des faits et des dates que des mœurs, mais dont lesouvenir vit encore dans la mémoire, comme en Bretagne, où lecaractère national admet peu l’oubli de ce qui touche au pays.Beaucoup de ces villes ont été les capitales d’un petit étatféodal, comté, duché conquis par la Couronne ou partagés par deshéritiers faute d’une lignée masculine. Déshéritées de leuractivité, ces têtes sont dès lors devenues des bras. Le bras, privéd’aliments, se dessèche et végète. Cependant, depuis trente ans,ces portraits des anciens âges commencent à s’effacer et deviennentrares. En travaillant pour les masses, l’Industrie moderne vadétruisant les créations de l’Art antique dont les travaux étaienttout personnels au consommateur comme à l’artisan. Nous avons desproduits nous n’avons plus d’ œuvres . Les monuments sont pour lamoitié dans ces phénomènes de rétrospection. Or pour l’Industrie,les monuments sont des carrières de moellons, des mines à salpêtreou des magasins à coton. Encore quelques années, ces citésoriginales seront transformées et ne se verront plus que dans cetteiconographie littéraire.

Une des villes où se retrouve le plus correctement laphysionomie des siècles féodaux est Guérande. Ce nom seulréveillera mille souvenirs dans la mémoire des peintres, desartistes, des penseurs qui peuvent être allés jusqu’à la côte oùgît ce magnifique joyau de féodalité, si fièrement posé pourcommander les relais de la mer et les dunes, et qui est comme lesommet d’un triangle aux coins duquel se trouvent deux autresbijoux non moins curieux, le Croisic et le bourg de Batz. AprèsGuérande, il n’est plus que Vitré situé au centre de la Bretagne,Avignon dans le midi qui conservent au milieu de notre époque leurintacte configuration du moyen âge. Encore aujourd’hui, Guérandeest enceinte de ses puissantes murailles : ses larges douves sontpleines d’eau, ses créneaux sont entiers, ses meurtrières ne sontpas encombrées d’arbustes, le lierre n’a pas jeté de manteau surses tours carrées ou rondes. Elle a trois portes où se voient lesanneaux des herses, vous n’y entrez qu’en passant sur un pont-levisde bois ferré qui ne se relève plus, mais qui pourrait encore selever. La Mairie a été blâmée d’avoir, en 1820, planté despeupliers le long des douves pour y ombrager la promenade. Elle arépondu que, depuis cent ans, du côté des dunes, la longue et belleesplanade des fortifications qui semblent achevées d’hier avait étéconvertie en un mail, ombragé d’ormes sous lesquels se plaisent leshabitants. Là, les maisons n’ont point subi de changement, ellesn’ont ni augmenté ni diminué. Nulle d’elles n’a senti sur sa façadele marteau de l’architecte, le pinceau du badigeonneur, ni faiblisous le poids d’un étage ajouté. Toutes ont leur caractèreprimitif. Quelques-unes reposent sur des piliers de bois quiforment des galeries sous lesquelles les passants circulent, etdont les planchers plient sans rompre. Les maisons des marchandssont petites et basses, à façades couvertes en ardoises clouées.Les bois maintenant pourris sont entrés pour beaucoup dans lesmatériaux sculptés aux fenêtres&|160;; et aux appuis, ilss’avancent au-dessus des piliers en visages grotesques, ilss’allongent en forme de bêtes fantastiques aux angles, animés parla grande pensée de l’art, qui, dans ce temps, donnait la vie à lanature morte. Ces vieilleries, qui résistent à tout, présentent auxpeintres les tons bruns et les figures effacées que leur brosseaffectionne. Les rues sont ce qu’elles étaient il y a quatre centsans. Seulement, comme la population n’y abonde plus, comme lemouvement social y est moins vif, un voyageur curieux d’examinercette ville, aussi belle qu’une antique armure complète, pourrasuivre non sans mélancolie une rue presque déserte où les croiséesde pierre sont bouchées en pisé pour éviter l’impôt. Cette rueaboutit à une poterne condamnée par un mur en maçonnerie, etau-dessus de laquelle croît un bouquet d’arbustes élégamment posépar les mains de la nature bretonne, l’une des plus luxuriantes,des plus plantureuses végétations de la France. Un peintre, unpoète resteront assis occupés à savourer le silence profond quirègne sous la voûte encore neuve de cette poterne, où la vie decette cité paisible n’envoie aucun bruit, où la riche campagneapparaît dans toute sa magnificence à travers les meurtrièresoccupées jadis par les archers, les arbalétriers, et quiressemblent aux vitraux à points de vue ménagés dans quelquebelvédère. Il est impossible de se promener là sans penser à chaquepas aux usages, aux mœurs des temps passés&|160;; toutes lespierres vous en parlent, enfin les idées du moyen-âge y sont encoreà l’état de superstition. Si, par hasard, il passe un gendarme àchapeau bordé, sa présence est un anachronisme contre lequel votrepensée proteste&|160;; mais rien n’est plus rare que d’y rencontrerun être ou une chose du temps présent. Il y a même peu de chose duvêtement actuel : ce que les habitants en admettent s’approprie enquelque sorte à leurs mœurs immobiles, à leur physionomiestationnaire. La place publique est pleine de costumes bretons queviennent dessiner les artistes et qui ont un relief incroyable. Lablancheur des toiles que portent les Paludiers , nom des gens quicultivent le sel dans les marais salants, contraste vigoureusementavec les couleurs bleues et brunes des Paysans , avec les paruresoriginales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes etcelle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sontaussi distinctes entre elles que les castes de l’Inde, etreconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, lanoblesse et le clergé. Là tout est encore tranché&|160;; là leniveau révolutionnaire a trouvé les masses trop raboteuses et tropdures pour y passer : il s’y serait ébréché, sinon brisé. Lecaractère d’immuabilité que la nature a donné à ses espèceszoologiques se retrouve là chez les hommes. Enfin, même après larévolution de 1830, Guérande est encore une ville à part,essentiellement bretonne, catholique fervente, silencieuse,recueillie, où les idées nouvelles ont peu d’accès.

La position géographique explique ce phénomène. Cette jolie citécommande des marais salants dont le sel se nomme, dans toute laBretagne, sel de Guérande, et auquel beaucoup de Bretons attribuentla bonté de leur beurre et des sardines. Elle ne se relie à laFrance moderne que par deux chemins, celui qui mène à Savenay,l’arrondissement dont elle dépend, et qui passe àSaint-Nazaire&|160;; celui qui mène à Vannes et qui la rattache auMorbihan. Le chemin de l’arrondissement établit la communicationpar terre, et Saint-Nazaire, la communication maritime avec Nantes.Le chemin par terre n’est fréquenté que par l’administration. Lavoie la plus rapide, la plus usitée est celle de Saint-Nazaire. Or,entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d’au moinssix lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause : il n’y apas trois voyageurs à voiture par année. Saint-Nazaire est séparéde Paimbœuf par l’embouchure de la Loire, qui a quatre lieues delargeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigationdes bateaux à vapeur&|160;; mais pour surcroît d’empêchements, iln’existait pas de débarcadère en 1829 à la pointe de Saint-Nazaire,et cet endroit était orné des roches gluantes, des rescifsgranitiques, des pierres colossales qui servent de fortificationsnaturelles à sa pittoresque église et qui forçaient les voyageurs àse jeter dans des barques avec leurs paquets quand la mer étaitagitée, ou quand il faisait beau d’aller à travers les écueilsjusqu’à la jetée que le génie construisait alors. Ces obstacles,peu faits pour encourager les amateurs, existent peut-être encore.D’abord, l’administration est lente dans ses œuvres&|160;; puis,les habitants de ce territoire, que vous verrez découpé comme unedent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, lebourg de Batz et le Croisic, s’accommodent assez de ces difficultésqui défendent l’approche de leur pays aux étrangers. Jetée au boutdu continent, Guérande ne mène donc à rien, et personne ne vient àelle. Heureuse d’être ignorée, elle ne se soucie que d’elle-même.Le mouvement des produits immenses des marais salants, qui nepaient pas moins d’un million au fisc, est au Croisic, villepéninsulaire dont les communications avec Guérande sont établiessur des sables mouvants où s’efface pendant la nuit le chemin tracéle jour, et par des barques indispensables pour traverser le brasde mer qui sert de port au Croisic, et qui fait irruption dans lessables. Cette charmante petite ville est donc l’Herculanum de laFéodalité, moins le linceul de lave. Elle est debout sans vivre,elle n’a point d’autres raisons d’être que de n’avoir pas étédémolie. Si vous arrivez à Guérande par le Croisic, après avoirtraversé le paysage des marais salants, vous éprouverez une viveémotion à la vue de cette immense fortification encore toute neuve.Le pittoresque de sa position et les grâces naïves de ses environsquand on y arrive par Saint-Nazaire ne séduisent pas moins. Al’entour, le pays est ravissant, les haies sont pleines de fleurs,de chèvrefeuilles, de buis, de rosiers, de belles plantes. Vousdiriez d’un jardin anglais dessiné par un grand artiste. Cetteriche nature, si coite, si peu pratiquée et qui offre la grâce d’unbouquet de violettes et de muguet dans un fourré de forêt, a pourcadre un désert d’Afrique bordé par l’océan, mais un désert sans unarbre, sans une herbe, sans un oiseau, où, par les jours de soleil,les paludiers, vêtus de blanc et clairsemés dans les tristesmarécages où se cultive le sel, font croire à des Arabes couvertsde leurs beurnous. Aussi Guérande, avec son joli paysage en terreferme, avec son désert, borné à droite par le Croisic, à gauche parle bourg de Batz, ne ressemble-t-elle à rien de ce que lesvoyageurs voient en France. Ces deux natures si opposées, unies parla dernière image de la vie féodale, ont je ne sais quoi desaisissant. La ville produit sur l’âme l’effet que produit uncalmant sur le corps, elle est silencieuse autant que Venise. Iln’y a pas d’autre voiture publique que celle d’un messager quiconduit dans une patache les voyageurs, les marchandises etpeut-être les lettres de Saint-Nazaire à Guérande, etréciproquement. Bernus le voiturier était, en 1829, le factotum decette grande communauté. Il va comme il veut, tout le pays leconnaît, il fait les commissions de chacun. L’arrivée d’unevoiture, soit quelque femme qui passe à Guérande par la voie deterre pour gagner le Croisic, soit quelques vieux malades qui vontprendre les bains de mer, lesquels dans les roches de cettepresqu’île ont des vertus supérieures à ceux de Boulogne, de Dieppeet des Sables, est un immense événement. Les paysans y viennent àcheval, la plupart apportent les denrées dans des sacs. Ils y sontconduits surtout, de même que les paludiers, par la nécessité d’yacheter les bijoux particuliers à leur caste, et qui se donnent àtoutes les fiancées bretonnes, ainsi que la toile blanche ou ledrap de leurs costumes. A dix lieues à la ronde, Guérande esttoujours Guérande, la ville illustre où se signa le traité fameuxdans l’histoire, la clef de la côte, et qui accuse, non moins quele bourg de Batz, une splendeur aujourd’hui perdue dans la nuit destemps. Les bijoux, le drap, la toile, les rubans, les chapeaux sefont ailleurs&|160;; mais ils sont de Guérande pour tous lesconsommateurs. Tout artiste, tout bourgeois même, qui passent àGuérande, y éprouvent, comme ceux qui séjournent à Venise, un désirbientôt oublié d’y finir leurs jours dans la paix, dans le silence,en se promenant par les beaux temps sur le mail qui enveloppe laville du côté de la mer, d’une porte à l’autre. Parfois l’image decette ville revient frapper au temple du souvenir : elle entrecoiffée de ses tours, parée de sa ceinture&|160;; elle déploie sarobe semée de ses belles fleurs, secoue le manteau d’or de sesdunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineuxet pleins de bouquets noués au hasard&|160;; elle vous occupe etvous appelle comme une femme divine que vous avez entrevue dans unpays étrange et qui s’est logée dans un coin du cœur.

Auprès de l’église de Guérande se voit une maison qui est dansla ville ce que la ville est dans le pays, une image exacte dupassé, le symbole d’une grande chose détruite, une poésie. Cettemaison appartient à la plus noble famille du pays, aux du Guaisnic,qui, du temps des du Guesclin, leur étaient aussi supérieurs enfortune et en antiquité que les Troyens l’étaient aux Romains. LesGuaisqlain (également orthographié jadis du Glaicquin ), dont on afait Guesclin, sont issus des Guaisnic. Vieux comme le granit de laBretagne, les Guaisnic ne sont ni Francs ni Gaulois, ils sontBretons, ou, pour être plus exact, Celtes. Ils ont dû jadis êtredruides, avoir cueilli le qui des forêts sacrées et sacrifié deshommes sur les dolmen. Il est inutile de dire ce qu’ils furent.Aujourd’hui cette race, égale aux Rohan sans avoir daigné se faireprincière, qui existait puissante avant qu’il ne fût question desancêtres de Hugues-Capet, cette famille, pure de tout alliage,possède environ deux mille livres de rente, sa maison de Guérandeet son petit castel du Guaisnic. Toutes les terres qui dépendent dela baronnie du Guaisnic, la première de Bretagne, sont engagées auxfermiers, et rapportent environ soixante mille livres, malgrél’imperfection des cultures. Les du Guaisnic sont d’ailleurstoujours propriétaires de leurs terres&|160;; mais, comme ils n’enpeuvent rendre le capital, consigné depuis deux cents ans entreleurs mains par les tenanciers actuels, ils n’en touchent point lesrevenus. Ils sont dans la situation de la couronne de France avecses engagistes avant 1789. Où et quand les barons trouveront-ils lemillion que leurs fermiers leur ont remis&|160;? Avant 1789 lamouvance des fiefs soumis au castel du Guaisnic, perché sur unecolline, valait encore cinquante mille livres&|160;; mais en unvote l’Assemblée nationale supprima l’impôt des lods et ventesperçu par les seigneurs. Dans cette situation, cette famille, quin’est plus rien pour personne en France, serait un sujet demoquerie à Paris : elle est toute la Bretagne à Guérande. AGuérande, le baron du Guaisnic est un des grands barons de France,un des hommes au-dessus desquels il n’est qu’un seul homme, le roide France, jadis élu pour chef. Aujourd’hui le nom de du Guaisnic,plein de signifiances bretonnes et dont les racines sont d’ailleursexpliquées dans les Chouans ou la Bretagne en 1800, a subil’altération qui défigure celui de du Guaisqlain. Le percepteur descontributions écrit, comme tout le monde, Guénic.

Au bout d’une ruelle silencieuse, humide et sombre, formée parles murailles à pignon des maisons voisines, se voit le cintred’une porte bâtarde assez large et assez haute pour le passage d’uncavalier, circonstance qui déjà vous annonce qu’au temps où cetteconstruction fut terminée les voitures n’existaient pas. Ce cintre,supporté par deux jambages, est tout en granit. La porte, en chênefendillé comme l’écorce des arbres qui fournirent le bois, estpleine de clous énormes, lesquels dessinent des figuresgéométriques. Le cintre est creux. Il offre l’écusson des duGuaisnic aussi net, aussi propre que si le sculpteur venait del’achever. Cet écu ravirait un amateur de l’art héraldique par unesimplicité qui prouve la fierté, l’antiquité de la famille. Il estcomme au jour où les croisés du monde chrétien inventèrent cessymboles pour se reconnaître, les Guaisnic ne l’ont jamaisécartelé, il est toujours semblable à lui-même, comme celui de lamaison de France&|160;; que les connaisseurs retrouvent en abîme ouécartelé, semé dans les armes des plus vieilles familles. Le voicitel que vous pouvez encore le voir à Guérande : de gueules à lamain au naturel gonfalonnée d’hermine, à l’épée d’argent en pal ,avec ce terrible mot pour devise : Fac&|160;! N’est-ce pas unegrande et belle chose&|160;? Le tortil de la couronne baronialesurmonte ce simple écu dont les lignes verticales, employées ensculpture pour représenter les gueules, brillent encore. L’artistea donné je ne sais quelle tournure fière et chevaleresque à lamain. Avec quel nerf elle tient cette épée dont s’est encore serviehier, la famille&|160;! En vérité, si vous alliez à Guérande aprèsavoir lu cette histoire, il vous serait impossible de ne pastressaillir en voyant ce blason. Oui, le républicain le plus absoluserait attendri par la fidélité, par la noblesse et la grandeurcachées au fond de cette ruelle. Les du Guaisnic ont bien faithier, ils sont prêts à bien faire demain. Faire est le grand mot dela chevalerie. – Tu as bien fait à la bataille, disait toujours leconnétable par excellence, ce grand du Guesclin, qui mit pour untemps l’Anglais hors de France. La profondeur de la sculpture,préservée de toute intempérie par la forte marge que produit lasaillie ronde du cintre, est en harmonie avec la profondeur moralede la devise dans l’âme de cette famille. Pour qui connaît les duGuaisnic, cette particularité devient touchante. La porte ouvertelaisse voir une cour assez vaste, à droite de laquelle sont lesécuries, à gauche la cuisine. L’hôtel est en pierre de tailledepuis les caves jusqu’au grenier. La façade sur la cour est ornéed’un perron à double rampe dont la tribune est couverte de vestigesde sculptures effacées par le temps, mais où l’oeil de l’antiquairedistinguerait encore au centre les masses principales de la maintenant l’épée. Sous cette jolie tribune, encadrée par des nervurescassées en quelques endroits et comme vernie par l’usage à quelquesplaces, est une petite loge autrefois occupée par un chien degarde. Les rampes en pierre sont disjointes : il y pousse desherbes, quelques petites fleurs et des mousses aux fentes, commedans les marches de l’escalier, que les siècles ont déplacées sansleur ôter de la solidité. La porte dut être d’un joli caractère.Autant que le reste des dessins permet d’en juger, elle futtravaillée par un artiste élevé dans la grande école vénitienne dutreizième siècle. On y retrouve je ne sais quel mélange du byzantinet du moresque. Elle est couronnée par une saillie circulairechargée de végétation, un bouquet rose, jeune, brun ou bleu, selonles saisons. La porte, en chêne clouté, donne entrée dans une vastesalle, au bout de laquelle est une autre porte avec un perronpareil qui descend au jardin. Cette salle est merveilleuse deconservation. Ses boiseries à hauteur d’appui sont en châtaignier.Un magnifique cuir espagnol, animé de figures en relief, mais oùles dorures sont émiettées et rougies, couvre les murs. Le plafondest composé de planches artistement jointes, peintes et dorées.L’or s’y voit à peine&|160;; il est dans le même état que celui ducuir de Cordoue&|160;; mais on peut encore apercevoir quelquesfleurs rouges et quelques feuillages verts. Il est à croire qu’unnettoyage ferait reparaître des peintures semblables à celles quidécorent les planchers de la maison de Tristan à Tours, et quiprouveraient que ces planchers ont été refaits ou restaurés sous lerègne de Louis XI. La cheminée est énorme, en pierre sculptée,munie de chenets gigantesques en fer forgé d’un travail précieux.Il y tiendrait une voie de bois. Les meubles de cette salle sonttous en bois de chêne et portent au-dessus de leurs dossiersl’écusson de la famille. Il y a trois fusils anglais également bonspour la chasse et pour la guerre, trois sabres, deux carniers, lesustensiles du chasseur et du pêcheur accrochés à des clous.

A côté se trouve une salle à manger qui communique avec lacuisine par une porte pratiquée dans une tourelle d’angle. Cettetourelle correspond, dans le dessin de la façade sur la cour, à uneautre collée à l’autre angle et où se trouve un escalier encolimaçon qui monte aux deux étages supérieurs. La salle à mangerest tendue de tapisseries qui remontent au quatorzième siècle, lestyle et l’orthographe des inscriptions écrites dans les banderolessous chaque personnage en font foi&|160;; mais, comme elles sontdans le langage naïf des fabliaux, il est impossible de lestranscrire aujourd’hui. Ces tapisseries, bien conservées dans lesendroits où la lumière a peu pénétré, sont encadrées de bandes enchêne sculpté, devenu noir comme l’ébène. Le plafond est à solivessaillantes enrichies de feuillages différents à chaquesolive&|160;; les entre-deux sont couverts d’une planche peinte oùcourt une guirlande de fleurs en or sur fond bleu. Deux vieuxdressoirs à buffets sont en face l’un de l’autre. Sur leursplanches, frottées avec une obstination bretonne par Mariotte, lacuisinière, se voient, comme au temps où les rois étaient toutaussi pauvres en 1200, que les du Guaisnic en 1830, quatre vieuxgobelets, une vieille soupière bosselée et deux salières enargent&|160;; puis force assiettes d’étain, force pots en grès bleuet gris, à dessins arabesques et aux armes des du Guaisnic,recouverts d’un couvercle à charnières en étain. La cheminée a étémodernisée. Son état prouve que la famille se tient dans cettepièce depuis le dernier siècle. Elle est en pierre sculptée dans legoût du siècle de Louis XV, ornée d’une glace encadrée dans untrumeau à baguettes perlées et dorées. Cette antithèse,indifférente à la famille, chagrinerait un poète. Sur la tablette,couverte de velours rouge, il y a au milieu un cartel en écailleincrusté de cuivre, et de chaque côté deux flambeaux d’argent d’unmodèle étrange. Une large table carrée à colonnes torses occupe lemilieu de cette salle. Les chaises sont en bois tourné, garnies detapisseries. Sur une table ronde à un seul pied, figurant un cep devigne et placée devant la croisée qui donne sur le jardin, se voitune lampe bizarre. Cette lampe consiste dans un globe de verrecommun, un peu moins gros qu’un œuf d’autruche, fixé dans unchandelier par une queue de verre. Il sort d’un trou supérieur unemèche plate maintenue dans une espèce d’anche en cuivre, et dont latrame, pliée comme un taenia dans un bocal, boit l’huile de noixque contient le globe. La fenêtre qui donne sur le jardin, commecelle qui donne sur la cour, et toutes deux se correspondent, estcroisée de pierres et à vitrages sexagones sertis en plomb, drapéede rideaux à baldaquins et à gros glands en une vieille étoffe desoie rouge à reflets jaunes, nommée jadis brocatelle ou petitbrocart.

A chaque étage de la maison, qui en a deux, il ne se trouve queces deux pièces. Le premier sert d’habitation au chef de lafamille.

Le second était destiné jadis aux enfants. Les hôtes logeaientdans les chambres sous le toit. Les domestiques habitaientau-dessus des cuisines et des écuries. Le toit pointu, garni deplomb à ses angles, est percé sur la cour et sur le jardin d’unemagnifique croisée en ogive, qui se lève presque aussi haut que lefaîte, à consoles minces et fines dont les sculptures sont rongéespar les vapeurs salines de l’atmosphère. Au-dessus du tympan brodéde cette croisée à quatre croisillons en pierre, grince encore lagirouette du noble.

N’oublions pas un détail précieux et plein de naïveté qui n’estpas sans mérite aux yeux des archéologues. La tourelle, où tournel’escalier, orne l’angle d’un grand mur à pignon dans lequel iln’existe aucune croisée. L’escalier descend par une petite porte enogive jusque sur un terrain sablé qui sépare la maison du mur declôture auquel sont adossées les écuries. Cette tourelle estrépétée vers le jardin par une autre à cinq pans, terminée encul-de-four, et qui supporte un clocheton, au lieu d’être coiffée,comme sa sœur, d’une poivrière. Voilà comment ces gracieuxarchitectes savaient varier leur symétrie. A la hauteur du premierétage seulement, ces deux tourelles sont réunies par une galerie enpierre que soutiennent des espèces de proues à visages humains.Cette galerie extérieure est ornée d’une balustrade travaillée avecune élégance, avec une finesse merveilleuse. Puis, du haut dupignon, sous lequel il existe un seul croisillon oblong, pend unornement en pierre représentant un dais semblable à ceux quicouronnent les statues des saints dans les portails d’église. Lesdeux tourelles sont percées d’une jolie porte à cintre aigu donnantsur cette terrasse. Tel est le parti que l’architecture dutreizième siècle tirait de la muraille nue et froide que présenteaujourd’hui le pan coupé d’une maison. Voyez-vous une femme sepromenant au matin sur cette galerie et regardant par-dessusGuérande le soleil illuminer l’or des sables et miroiter la nappede l’Océan&|160;? N’admirez-vous pas cette muraille à pointefleuretée, meublée à ses deux angles de deux tourellesquasi-cannelées, dont l’une est brusquement arrondie en nidd’hirondelle, et dont l’autre offre sa jolie porte à cintregothique et décoré de la main tenant une épée&|160;? L’autre pignonde l’hôtel du Guaisnic tient à la maison voisine. L’harmonie quecherchaient si soigneusement les Maîtres de ce temps est conservéedans la façade de la cour par la tourelle semblable à celle oùmonte la vis , tel est le nom donné jadis à un escalier, et quisert de communication entre la salle à manger et la cuisine&|160;;mais elle s’arrête au premier étage, et son couronnement est unpetit dôme à jour sous lequel s’élève une noire statue de saintCalyste.

Le jardin est luxueux dans une vieille enceinte, il a undemi-arpent environ, ses murs sont garnis d’espaliers&|160;; il estdivisé en carrés de légumes, bordés de quenouilles que cultive undomestique mâle nommé Gasselin, lequel panse les chevaux. Au boutde ce jardin est une tonnelle sous laquelle est un banc. Au milieus’élève un cadran solaire. Les allées sont sablées. Sur le jardin,la façade n’a pas de tourelle pour correspondre à celle qui montele long du pignon. Elle rachète ce défaut par une colonnettetournée en vis depuis le bas jusqu’en haut, et qui devait jadissupporter la bannière de la famille, car elle est terminée par uneespèce de grosse crapaudine en fer rouillé, d’où il s’élève demaigres herbes. Ce détail, en harmonie avec les vestiges desculpture, prouve que ce logis fut construit par un architectevénitien. Cette hampe élégante est comme une signature qui trahitVenise, la chevalerie, la finesse du treizième siècle. S’il restaitdes doutes à cet égard, la nature des ornements les dissiperait.Les trèfles de l’hôtel du Guaisnic ont quatre feuilles, au lieu detrois. Cette différence indique l’école vénitienne adultérée parson commerce avec l’orient où les architectes à demi moresques, peusoucieux de la grande pensée catholique, donnaient quatre feuillesau trèfle, tandis que les architectes chrétiens demeuraient fidèlesà la Trinité. Sous ce rapport, la fantaisie vénitienne étaithérétique. Si ce logis surprend votre imagination, vous vousdemanderez peut-être pourquoi l’époque actuelle ne renouvelle plusces miracles d’art. Aujourd’hui les beaux hôtels se vendent, sontabattus et font place à des rues. Personne ne sait si sa générationgardera le logis patrimonial, où chacun passe comme dans uneauberge&|160;; tandis qu’autrefois en bâtissant une demeure, ontravaillait, on croyait du moins travailler pour une familleéternelle. De là, la beauté des hôtels. La foi en soi faisait desprodiges autant que la foi en Dieu. Quant aux dispositions et aumobilier des étages supérieurs, ils ne peuvent que se présumerd’après la description de ce rez-de-chaussée, d’après laphysionomie et les mœurs de la famille. Depuis cinquante ans, lesdu Guaisnic n’ont jamais reçu personne ailleurs que dans les deuxpièces où respiraient, comme dans cette cour et dans lesaccessoires extérieurs de ce logis, l’esprit, la grâce, la naïvetéde la vieille et noble Bretagne. Sans la topographie et ladescription de la ville, sans la peinture minutieuse de cet hôtel,les surprenantes figures de cette famille eussent été peut-êtremoins comprises. Aussi les cadres devaient-ils passer avant lesportraits. Chacun pensera que les choses ont dominé les êtres. Ilest des monuments dont l’influence est visible sur les personnesqui vivent à l’entour. Il est difficile d’être irréligieux àl’ombre d’une cathédrale comme celle de Bourges. Quand partoutl’âme est rappelée à sa destinée par des images, il est moinsfacile d’y faillir. Telle était l’opinion de nos aïeux, abandonnéepar une génération qui n’a plus ni signes ni distinctions, et dontles mœurs changent tous les dix ans. Ne vous attendez-vous pas àtrouver le baron du Guaisnic une épée au poing, ou tout ici seraitmensonge&|160;?

En 1836, au moment où s’ouvre cette scène, dans les premiersjours du mois d’août, la famille du Guénic était encore composée demonsieur et de madame du Guénic, de mademoiselle du Guénic, sœuraînée du baron, et d’un fils unique âgé de vingt-un ans, nomméGaudebert-Calyste-Louis, suivant un vieil usage de la famille. Lepère se nommait Gaudebert-Calyste-Charles. On ne variait que ledernier patron. Saint Gaudebert et saint Calyste devaient toujoursprotéger les Guénic. Le baron du Guénic avait quitté Guérande dèsque la Vendée et la Bretagne prirent les armes, et il avait faitGuerre avec Charette, avec Catelineau, La Rochejacquelein, d’Elbée,Bonchamps et le prince de Talmont. Avant de partir, il avait vendutous ses biens à sa sœur aînée, mademoiselle Zéphirine du Guénic,par un trait de prudence unique dans les annales révolutionnaires.Après la mort de tous les héros de l’ouest, le baron, qu’un miracleseul avait préservé de finir comme eux, ne s’était pas soumis àNapoléon. Il avait guerroyé jusqu’en 1802, année où, après avoirfailli se laisser prendre, il revint à Guérande, et de Guérande auCroisic, d’où il gagna l’Irlande, fidèle à la vieille haine desBretons pour l’Angleterre. Les gens de Guérande feignirentd’ignorer l’existence du baron : il n’y eut pas en vingt ans uneseule indiscrétion. Mademoiselle du Guénic touchait les revenus etles faisait passer à son frère par des pêcheurs. Monsieur du Guénicrevint en 1813 à Guérande, aussi simplement que s’il était allépasser une saison à Nantes. Pendant son séjour à Dublin, le vieuxBreton s’était épris, malgré ses cinquante ans, d’une charmanteIrlandaise, fille d’une des plus nobles et des plus pauvres maisonsde ce malheureux royaume. Miss Fanny O’Brien avait alors vingt-unans. Le baron du Guénic vint chercher les papiers nécessaires à sonmariage, retourna se marier, et revint dix mois après, aucommencement de 1814, avec sa femme, qui lui donna Calyste le jourmême de l’entrée de Louis XVIII à Calais, circonstance qui expliqueson prénom de Louis. Le vieux et loyal Breton avait en ce momentsoixante-treize ans&|160;; mais la guerre de partisan faite à larépublique, mais ses souffrances pendant cinq traversées sur deschasse-marées, mais sa vie à Dublin avaient pesé sur sa tête : ilparaissait avoir plus d’un siècle. Aussi jamais à aucune époqueaucun Guénic ne fut-il plus en harmonie avec la vétusté de celogis, bâti dans le temps où il y avait une cour à Guérande.

Monsieur du Guénic était un vieillard de haute taille, droit,sec, nerveux et maigre. Son visage ovale était ridé par desmilliers de plis qui formaient des franges arquées au-dessus despommettes, au-dessus des sourcils, et donnaient à sa figure uneressemblance avec les vieillards que le pinceau de Van Ostade, deRembrandt, de Miéris, de Gérard Dow a tant caressés, et qui veulentune loupe pour être admirés. Sa physionomie était comme enfouiesous ces nombreux sillons, produits par sa vie en plein air, parl’habitude d’observer la campagne sous le soleil, au lever comme audéclin du jour. Néanmoins il restait à l’observateur les formesimpérissables de la figure humaine et qui disent encore quelquechose à l’âme, même quand l’oeil n’y voit plus qu’une tête morte.Les fermes contours de la face, le dessin du front, le sérieux deslignes, la roideur du nez, les linéaments de la charpente que lesblessures seules peuvent altérer, annonçaient une intrépidité sanscalcul, une foi sans bornes, une obéissance sans discussion, unefidélité sans transaction, un amour sans inconstance. En lui, legranit breton s’était fait homme. Le baron n’avait plus de dents.Ses lèvres, jadis rouges, mais alors violacées, n’étant plussoutenues que par les dures gencives sur lesquelles il mangeait dupain que sa femme avait soin d’amollir en le mettant dans uneserviette humide, rentraient dans la bouche en dessinant toutefoisun rictus menaçant et fier. Son menton voulait rejoindre le nez,mais on voyait, dans le caractère de ce nez bossué au milieu, lessignes de son énergie et de sa résistance bretonne. Sa peau,marbrée de taches rouges qui paraissaient à travers ses rides,annonçait un tempérament sanguin, violent, fait pour les fatiguesqui sans doute avaient préservé le baron de mainte apoplexie. Cettetête était couronnée d’une chevelure blanche comme de l’argent, quiretombait en boucles sur les épaules. La figure, alors éteinte enpartie, vivait par l’éclat de deux yeux noirs qui brillaient aufond de leurs orbites brunes et jetaient les dernières flammesd’une âme généreuse et loyale. Les sourcils et les cils étaienttombés. La peau, devenue rude, ne pouvait se déplisser. Ladifficulté de se raser obligeait le vieillard à laisser pousser sabarbe en éventail. Un peintre eût admiré par-dessus tout, dans cevieux lion de Bretagne aux larges épaules, à la nerveuse poitrine,d’admirables mains de soldat, des mains comme devaient être cellesde du Guesclin, des mains larges, épaisses, poilues&|160;; desmains qui avaient embrassé la poignée du sabre pour ne la quitter,comme fit Jeanne d’Arc, qu’au jour où l’étendard royal flotteraitdans la cathédrale de Reims&|160;; des mains qui souvent avaientété mises en sang par les épines des halliers dans le Bocage, quiavaient manié la rame dans le Marais pour aller surprendre lesBleus, ou en pleine mer pour favoriser l’arrivée de Georges&|160;;les mains du partisan, du canonnier, du simple soldat, duchef&|160;; des mains alors blanches quoique les Bourbons de labranche aînée fussent en exil&|160;; mais en y regardant bien on yaurait vu quelques marques récentes qui vous eussent dit que lebaron avait naguère rejoint Madame dans la Vendée. Aujourd’hui cefait peut s’avouer. Ces mains étaient le vivant commentaire de labelle devise à laquelle aucun Guénic n’avait failli : Fac&|160;! Lefront attirait l’attention par des teintes dorées aux tempes, quicontrastaient avec le ton brun de ce petit front dur et serré quela chute des cheveux avait assez agrandi pour donner encore plus demajesté à cette belle ruine. Cette physionomie, un peu matérielled’ailleurs, et comment eût-elle pu être autrement&|160;! offrait,comme toutes les figures bretonnes groupées autour du baron, desapparences sauvages, un calme brut qui ressemblait àl’impassibilité des Hurons, je ne sais quoi de stupide, dûpeut-être au repos absolu qui suit les fatigues excessives et quilaisse alors reparaître l’animal tout seul. La pensée y était rare.Elle semblait y être un effort, elle avait son siége plus au cœurque dans la tête, elle aboutissait plus au fait qu’à l’idée. Mais,en examinant ce beau vieillard avec une attention soutenue, vousdeviniez les mystères de cette opposition réelle à l’esprit de sonsiècle. Il avait des religions, des sentiments pour ainsi direinnés qui le dispensaient de méditer. Ses devoirs, il les avaitappris avec la vie. Les Institutions, la Religion pensaient pourlui. Il devait donc réserver son esprit, lui et les siens, pouragir, sans le dissiper sur aucune des choses jugées inutiles, maisdont s’occupaient les autres. Il sortait sa pensée de son cœur,comme son épée du fourreau, éblouissante de candeur, comme étaitdans son écusson la main gonfalonnée d’hermine. Une fois ce secretdeviné, tout s’expliquait. On comprenait la profondeur desrésolutions dues à des pensées nettes, distinctes, franches,immaculées comme l’hermine. On comprenait cette vente faite à sasœur avant la guerre, et qui répondait à tout, à la mort, à laconfiscation, à l’exil. La beauté du caractère des deux vieillards,car la sœur ne vivait que pour et par le frère, ne peut plus mêmeêtre comprise dans son étendue par les mœurs égoïstes que nous fontl’incertitude et l’inconstance de notre époque. Un archange chargéde lire dans leurs cœurs, n’y aurait pas découvert une seule penséeempreinte de personnalité. En 1814, quand le curé de Guérandeinsinua au baron du Guénic d’aller à Paris et d’y réclamer sarécompense, la vieille sœur, si avare pour la maison, s’écria : -Fi donc&|160;! mon frère a-t-il besoin d’aller tendre la main commeun gueux&|160;?

– On croirait que j’ai servi le roi par intérêt, dit levieillard. D’ailleurs, c’est à lui de se souvenir. Et puis, cepauvre roi, il est bien embarrassé avec tous ceux qui leharcellent. Donnât-il la France par morceaux, on lui demanderaitencore quelque chose.

Ce loyal serviteur, qui portait tant d’intérêt à Louis XVIII,eut le grade de colonel, la croix de Saint-Louis et une retraite dedeux mille francs.

– Le roi s’est souvenu&|160;! dit-il en recevant sesbrevets.

Personne ne dissipa son erreur. Le travail avait été fait par leduc de Feltre, d’après les états des armées vendéennes, où il avaittrouvé le nom de du Guénic avec quelques autres noms bretons en ic. Aussi, comme pour remercier le roi de France, le baron soutint-ilen 1815 un siége à Guérande contre les bataillons du généralTravot, il ne voulut jamais rendre cette forteresse&|160;; et quandil fallut l’évacuer, il se sauva dans les bois avec une bande dechouans qui restèrent armés jusqu’au second retour des Bourbons.Guérande garde encore la mémoire de ce dernier siége. Si lesvieilles bandes bretonnes étaient venues, la guerre éveillée parcette résistance héroïque eût embrasé la Vendée. Nous devons avouerque le baron du Guénic était entièrement illettré, mais illettrécomme un paysan : il savait lire, écrire et quelque peucompter&|160;; il connaissait l’art militaire et le blason&|160;;mais, hormis son livre de prières, il n’avait pas lu trois volumesdans sa vie. Le costume, qui ne saurait être indifférent, étaitinvariable, et consistait en gros souliers, en bas drapés, en uneculotte de velours verdâtre, un gilet de drap et une redingote àcollet à laquelle était attachée une croix de Saint-Louis. Uneadmirable sérénité siégeait sur ce visage, que depuis un an unsommeil, avant-coureur de la mort, semblait préparer au reposéternel. Ces somnolences constantes, plus fréquentes de jour enjour, n’inquiétaient ni sa femme, ni sa sœur aveugle, ni ses amis,dont les connaissances médicales n’étaient pas grandes. Pour eux,ces pauses sublimes d’une âme sans reproche, mais fatiguée,s’expliquaient naturellement : le baron avait fait son devoir. Toutétait dans ce mot.

Dans cet hôtel, les intérêts majeurs étaient les destinées de labranche dépossédée. L’avenir des Bourbons exilés et celui de lareligion catholique, l’influence des nouveautés politiques sur laBretagne occupaient exclusivement la famille du baron. Il n’y avaitd’autre intérêt mêlé à ceux-là que l’attachement de tous pour lefils unique, pour Calyste, l’héritier, le seul espoir du grand nomdes du Guénic. Le vieux Vendéen, le vieux Chouan avait eu quelquesannées auparavant comme un retour de jeunesse pour habituer ce filsaux exercices violents qui conviennent à un gentilhomme appelé d’unmoment à l’autre à guerroyer. Dès que Calyste eut seize ans, sonpère l’avait accompagné dans les marais et dans les bois, luimontrant dans les plaisirs de la chasse les rudiments de la guerre,prêchant d’exemple, dur à la fatigue, inébranlable sur sa selle,sûr de son coup, quel que fût le gibier, à courre, au vol,intrépide à franchir les obstacles, conviant son fils au dangercomme s’il avait eu dix enfants à risquer. Aussi, quand la duchessede Berry vint en France pour conquérir le royaume, le pèreemmena-t-il son fils afin de lui faire pratiquer la devise de sesarmes. Le baron partit pendant une nuit, sans prévenir sa femme quil’eût peut-être attendri, menant son unique enfant au feu comme àune fête, et suivi de Gasselin, son seul vassal, qui détalajoyeusement. Les trois hommes de la famille furent absents pendantsix mois, sans donner de leurs nouvelles à la baronne, qui nelisait jamais la Quotidienne sans trembler de ligne en ligne&|160;;ni à sa vieille belle-sœur, héroïquement droite, et dont le frontne sourcillait pas en écoutant le journal. Les trois fusilsaccrochés dans la grande salle avaient donc récemment servi. Lebaron, qui jugea cette prise d’armes inutile, avait quitté lacampagne avant l’affaire de la Penissière, sans quoi peut-être lamaison du Guénic eût-elle été finie. Quand, par une nuit affreuse,le père, le fils et le serviteur arrivèrent chez eux après avoirpris congé de Madame , et surprirent leurs amis, la baronne et lavieille mademoiselle du Guénic qui reconnut, par l’exercice d’unsens dont sont doués tous les aveugles, le pas des trois hommesdans la ruelle, le baron regarda le cercle formé par ses amisinquiets autour de la petite table éclairée par cette lampeantique, et dit d’une voix chevrotante, pendant que Gasselinremettait les trois fusils et les sabres à leurs places, ce mot denaïveté féodale : – Tous les barons n’ont pas fait leur devoir.Puis après avoir embrassé sa femme et sa sœur, il s’assit dans sonvieux fauteuil, et commanda de faire à souper pour son fils, pourGasselin et pour lui. Gasselin, qui s’était mis au-devant deCalyste, avait reçu dans l’épaule un coup de sabre&|160;; chose sisimple, que les femmes le remercièrent à peine. Le baron ni seshôtes ne proférèrent ni malédictions ni injures contre lesvainqueurs. Ce silence est un des traits du caractère breton. Enquarante ans, jamais personne ne surprit un mot de mépris sur leslèvres du baron contre ses adversaires. A eux de faire leur métiercomme il faisait son devoir. Ce silence profond est l’indice desvolontés immuables. Ce dernier effort, ces lueurs d’une énergie àbout avaient causé l’affaiblissement dans lequel était en ce momentle baron. Ce nouvel exil de la famille de Bourbon, aussimiraculeusement chassée que miraculeusement rétablie, lui causaitune mélancolie amère.

Vers six heures du soir, au moment où commence cette scène, lebaron, qui, selon sa vieille l’habitude, avait fini de dîner àquatre heures, venait de s’endormir en entendant lire laQuotidienne . Sa tête s’était posée sur le dossier de son fauteuilau coin de la cheminée, du côté du jardin.

Auprès de ce tronc noueux de l’arbre antique et devant lacheminée, la baronne, assise sur une des vieilles chaises, offraitle type de ces adorables créatures qui n’existent qu’en Angleterre,en Ecosse ou en Irlande. Là seulement naissent ces filles pétriesde lait, à chevelure dorée, dont les boucles sont tournées par lamain des anges, car la lumière du ciel semble ruisseler dans leursspirales avec l’air qui s’y joue. Fanny O’Brien était une de cessylphides, forte de tendresse, invincible dans le malheur, doucecomme la musique de sa voix, pure comme était le bleu de ses yeux,d’une beauté fine, élégante, jolie et douce de cette chair soyeuseà la main, caressante au regard, que ni le pinceau ni la parole nepeuvent peindre. Belle encore à quarante-deux ans, bien des hommeseussent regardé comme un bonheur de l’épouser, à l’aspect dessplendeurs de cet août chaudement coloré, plein de fleurs et defruits, rafraîchi par de célestes rosées. La baronne tenait lejournal d’une main frappée de fossettes, à doigts retroussés etdont les ongles étaient taillés carrément comme dans les statuesantiques. Etendue à demi, sans mauvaise grâce ni affectation, sursa chaise, les pieds en avant pour les chauffer, elle était vêtued’une robe de velours noir, car le vent avait fraîchi depuisquelques jours. Le corsage montant moulait des épaules d’un contourmagnifique, et une riche poitrine que la nourriture d’un filsunique n’avait pu déformer. Elle était coiffée de cheveux quidescendaient en ringlets le long de ses joues, et lesaccompagnaient suivant la mode anglaise. Tordue simplementau-dessus de sa tête et retenue par un peigne d’écaille, cettechevelure, au lieu d’avoir une couleur indécise, scintillait aujour comme des filigranes d’or bruni. La baronne faisait tresserles cheveux follets qui se jouaient sur sa nuque et qui sont unsigne de race. Cette natte mignonne, perdue dans la masse de sescheveux soigneusement relevés, permettait à l’oeil de suivre avecplaisir la ligne onduleuse par laquelle son col se rattachait à sesbelles épaules. Ce petit détail prouvait le soin qu’elle apportaittoujours à sa toilette. Elle tenait à réjouir les regards de cevieillard. Quelle charmante et délicieuse attention&|160;! Quandvous verrez une femme déployant dans la vie intérieure lacoquetterie que les autres femmes puisent dans un seul sentiment,croyez-le, elle est aussi noble mère que noble épouse, elle est lajoie et la fleur du ménage, elle a compris ses obligations defemme, elle a dans l’âme et dans la tendresse les élégances de sonextérieur, elle fait le bien en secret, elle sait adorer sanscalcul, elle aime ses proches, comme elle aime Dieu, poureux-mêmes. Aussi semblait-il que la Vierge du paradis, sous lagarde de laquelle elle vivait, eût récompensé la chaste jeunesse,la vie sainte de cette femme auprès de ce noble vieillard enl’entourant d’une sorte d’auréole qui la préservait des outrages dutemps. Les altérations de sa beauté, Platon les eût célébréespeut-être comme autant de grâces nouvelles. Son teint si blancjadis avait pris ces tons chauds et nacrés que les peintresadorent. Sou front large et bien taillé recevait avec amour lalumière qui s’y jouait en des luisants satinés. Sa prunelle, d’unbleu de turquoise, brillait, sous un sourcil pâle et velouté, d’uneextrême douceur. Ses paupières molles et ses tempes attendriesinvitaient à je ne sais quelle muette mélancolie. Au-dessous, letour des yeux était d’un blanc pâle, semé de fibrilles bleuâtrescomme à la naissance du nez. Ce nez, d’un contour aquilin, mince,avait je ne sais quoi de royal qui rappelait l’origine de cettenoble fille. Sa bouche, pure et bien coupée, était embellie par unsourire aisé que dictait une inépuisable aménité. Ses dents étaientblanches et petites. Elle avait pris un léger embonpoint, mais seshanches délicates, sa taille svelte n’en souffraient point.L’automne de sa beauté présentait donc quelques vives fleurs deprintemps oubliées et les ardentes richesses de l’été. Ses brasnoblement arrondis, sa peau tendue et lustrée avaient un grain plusfin&|160;; les contours avaient acquis leur plénitude. Enfin saphysionomie ouverte, sereine et faiblement rosée, la pureté de sesyeux bleus qu’un regard trop vif eût blessés, exprimaientl’inaltérable douceur, la tendresse infinie des anges.

A l’autre coin de la cheminée, et dans un fauteuil, la vieillesœur octogénaire, semblable en tout point, sauf le costume, à sonfrère, écoutait la lecture du journal en tricotant des bas, travailpour lequel la vue est inutile. Elle avait les yeux couverts d’unetaie, et se refusait obstinément à subir l’opération, malgré lesinstances de sa belle-sœur. Le secret de son obstination, elleseule le savait : elle se rejetait sur un défaut de courage, maiselle ne voulait pas qu’il se dépensât vingt-cinq louis pour elle.Cette somme eût été de moins dans la maison. Cependant elle auraitbien voulu voir son frère. Ces deux vieillards faisaientadmirablement ressortir la beauté de la baronne. Quelle femme n’eûtsemblé jeune et jolie entre monsieur du Guénic et sa sœur&|160;?Mademoiselle Zéphirine, privée de la vue, ignorait les changementsque ses quatre-vingts ans avaient apportés dans sa physionomie. Sonvisage pâle et creusé, que l’immobilité des yeux blancs et sansregard faisait ressembler à celui d’une morte, que trois ou quatredents saillantes rendaient presque menaçant, où la profonde orbitedes yeux était cerclée de teintes rouges où quelques signes devirilité déjà blanchis perçaient dans le menton et aux environs dela bouche&|160;; ce froid mais calme visage était encadré par unpetit béguin d’indienne brune, piqué comme une courte-pointe, garnid’une ruche en percale et noué sous le menton par des cordonstoujours un peu roux. Elle portait un cotillon de gros drap sur unejupe de piqué, vrai matelas qui recelait des doubles louis, et despoches cousues à une ceinture qu’elle détachait tous les soirs etremettait tous les matins comme un vêtement. Son corsage étaitserré dans le casaquin populaire de la Bretagne, en drap pareil àcelui du cotillon, orné d’une collerette à mille plis dont leblanchissage était l’objet de la seule dispute qu’elle eût avec sabelle-sœur, elle ne voulait la changer que tous les huit jours. Desgrosses manches ouatées de ce casaquin, sortaient deux brasdesséchés mais nerveux, au bout desquels s’agitaient ses deuxmains, dont la couleur un peu rousse faisait paraître les brasblancs comme le bois du peuplier. Ses mains, crochues par suite dela contraction que l’habitude de tricoter leur avait fait prendre,étaient comme un métier à bas incessamment monté : le phénomène eûtété de les voir arrêtées. De temps en temps mademoiselle du Guénicprenait une longue aiguille à tricoter fichée dans sa gorge pour lapasser entre son béguin et ses cheveux en fourgonnant sa blanchechevelure. Un étranger eût ri de voir l’insouciance avec laquelleelle repiquait l’aiguille sans la moindre crainte de se blesser.Elle était droite comme un clocher. Sa prestance de colonne pouvaitpasser pour une de ces coquetteries de vieillard qui prouvent quel’orgueil est une passion nécessaire à la vie. Elle avait lesourire gai. Elle aussi avait fait son devoir.

Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecturedu journal. Un rayon de soleil allait d’une fenêtres à l’autre etpartageait en deux, par une bande d’or, l’atmosphère de cettevieille salle, où il faisait resplendir les meubles presque noirs.La lumière bordait les sculptures du plancher, papillotait dans lesbahuts, étendait une nappe luisante sur la table de chêne, égayaitcet intérieur brun et doux, comme la voix de Fanny jetait dansl’âme de la vieille octogénaire une musique aussi lumineuse, aussigaie que ce rayon. Bientôt les rayons du soleil prirent cescouleurs rougeâtres qui, par d’insensibles gradations, arrivent auxtons mélancoliques du crépuscule. La baronne tomba dans uneméditation grave, dans un de ces silences absolus que sa vieillebelle-sœur observait depuis une quinzaine de jours, en cherchant àse les expliquer, sans avoir adressé la moindre question à labaronne&|160;; mais elle n’en étudiait pas moins les causes decette préoccupation à la manière des aveugles qui lisent comme dansun livre noir où les lettres sont blanches, et dans l’âme desquelstout son retentit comme dans un écho divinatoire. La vieilleaveugle, sur qui l’heure noire n’avait plus de prise, continuait àtricoter, et le silence devint si profond que l’on put entendre lebruit des aiguilles d’acier.

– Vous venez de laisser tomber le journal, ma sœur, et cependantvous ne dormez pas, dit la vieille d’un air fin.

La nuit était venue, Mariotte vint allumer la lampe, la plaçasur une table carrée devant le feu&|160;; puis elle alla cherchersa quenouille, son peloton de fil, une petite escabelle, et se mitdans l’embrasure de la croisée qui donnait sur la cour, occupée àfiler comme tous les soirs. Gasselin tournait encore dans lescommuns, il visitait les chevaux du baron et de Calyste, il voyaitsi tout allait bien dans l’écurie, il donnait aux deux beaux chiensde chasse leur pâtée du soir. Les aboiements joyeux des deux bêtesfurent le dernier bruit qui réveilla les échos cachés dans lesmurailles noires de cette vieille maison. Ces deux chiens et lesdeux chevaux étaient le dernier vestige des splendeurs de lachevalerie. Un homme d’imagination assis sur une des marches duperron, qui se serait laissé aller à la poésie des images encorevivantes dans ce logis, eût tressailli peut-être en entendant leschiens et les coups de pied des chevaux hennissants.

Gasselin était un de ces petits Bretons courts, épais, trapus, àchevelure noire, à figure bistrée, silencieux, lents, têtus commedes mules, mais allant toujours dans la voie qui leur a été tracée.Il avait quarante-deux ans, il était depuis vingt-cinq ans dans lamaison. Mademoiselle avait pris Gasselin à quinze ans, en apprenantle mariage et le retour probable du baron. Ce serviteur seconsidérait comme faisant partie de la famille : il avait joué avecCalyste, il aimait les chevaux et les chiens de la maison, il leurparlait et les caressait comme s’ils lui eussent appartenu. Ilportait une veste bleue en toile de fil à petites poches ballottantsur ses hanches, un gilet et un pantalon de même étoffe par toutesles saisons, des bas bleus et de gros souliers ferrés. Quand ilfaisait trop froid, ou par des temps de pluie, il mettait la peaude bique en usage dans son pays. Mariotte, qui avait égalementpassé quarante ans, était en femme ce qu’était Gasselin en homme.Jamais attelage ne fut mieux accouplé : même teint, même taille,mêmes petits yeux vifs et noirs. On ne comprenait pas commentMariotte et Gasselin ne s’étaient pas mariés&|160;; peut-être yaurait-il eu inceste, ils semblaient être presque frère et sœur.Mariotte avait trente écus de gages, et Gasselin cent livres&|160;;mais mille écus de gages ailleurs ne leur auraient pas fait quitterla maison de Guénic. Tous deux étaient sous les ordres de lavieille demoiselle, qui, depuis la guerre de Vendée jusqu’au retourde son frère, avait eu l’habitude de gouverner la maison. Aussi,quand elle sut que le baron allait amener une maîtresse au logis,avait-elle été très-émue en croyant qu’il lui faudrait abandonnerle sceptre du ménage et abdiquer en faveur de la baronne du Guénic,de laquelle elle serait la première sujette.

Mademoiselle Zéphirine avait été bien agréablement surprise entrouvant dans miss Fanny O’Brien une fille née pour un haut rang, àqui les soins minutieux d’un ménage pauvre répugnaientexcessivement, et qui, semblable à toutes les belles âmes, eûtpréféré le pain sec du boulanger au meilleur repas qu’elle eût étéobligée de préparer&|160;; capable d’accomplir les devoirs les pluspénibles de la maternité, forte contre toute privation nécessaire,mais sans courage pour des occupations vulgaires. Quand le baronpria sa sœur, au nom de sa timide femme, de régir leur ménage, lavieille fille baisa la baronne comme une sœur&|160;; elle en fit safille, elle l’adora, tout heureuse de pouvoir continuer à veillerau gouvernement de la maison, tenue avec une rigueur et descoutumes d’économie incroyables, desquelles elle ne se relâchaitque dans les grandes occasions, telles que les couches, lanourriture de sa belle-sœur et tout ce qui concernait Calyste,l’enfant adoré de toute la maison. Quoique les deux domestiquesfussent habitués à ce régime sévère et qu’il n’y eût rien à leurdire, qu’ils eussent pour les intérêts de leurs maîtres plus desoin que pour les leurs, mademoiselle Zéphirine voyait toujours àtout. Son attention n’étant pas distraite, elle était fille àsavoir, sans y monter, la grosseur du tas de noix dans le grenier,et ce qu’il restait d’avoine dans le coffre de l’écurie sans yplonger son bras nerveux. Elle avait au bout d’un cordon attaché àla ceinture de son casaquin un sifflet de contre-maître avec lequelelle appelait Mariotte par un, et Gasselin par deux coups. Le grandbonheur de Gasselin consistait à cultiver le jardin et à y fairevenir de beaux fruits et de bons légumes. Il avait si peu d’ouvrageque, sans cette culture, il se serait ennuyé. Quand il avait panséses chevaux, le matin il frottait les planchers et nettoyait lesdeux pièces du rez-de-chaussée&|160;; il avait peu de chose à faireaprès ses maîtres . Aussi n’eussiez-vous pas vu dans le jardin unemauvaise herbe ni le moindre insecte nuisible. Quelquefois onsurprenait Gasselin immobile, tête nue en plein soleil, guettant unmulot ou la terrible larve du hanneton&|160;; puis il accouraitavec la joie d’un enfant montrer à ses maîtres l’animal qui l’avaitoccupé pendant une semaine. C’était un plaisir pour lui d’aller,les jours maigres, chercher le poisson au Croisic, où il se payaitmoins cher qu’à Guérande. Ainsi, jamais famille ne fut plus unie,mieux entendue ni plus cohérente que cette sainte et noble famille.Maîtres et domestiques semblaient avoir été faits les uns pour lesautres. Depuis vingt-cinq ans il n’y avait eu ni troubles nidiscordes. Les seuls chagrins furent les petites indispositions del’enfant, et les seules terreurs furent causées par les événementsde 1814 et par ceux de 1830. Si les mêmes choses s’y faisaientinvariablement aux mêmes heures, si les mets étaient soumis à larégularité des saisons, cette monotonie, semblable à celle de lanature, que varient les alternatives d’ombre, de pluie et desoleil, était soutenue par l’affection qui régnait dans tous lescœurs, et d’autant plus féconde et bienfaisante qu’elle émanait deslois naturelles.

Quand le crépuscule cessa, Gasselin entra dans la salle etdemanda respectueusement à son maître si l’on avait besoin delui.

– Tu peux sortir ou t’aller coucher après la prière, dit lebaron en se réveillant, à moins que madame ou sa sœur…

Les deux femmes firent un signe d’acquiescement. Gasselin se mità genoux en voyant ses maîtres tous levés pour s’agenouiller surleurs siéges. Mariotte se mit également en prières sur sonescabelle. La vieille demoiselle du Guénic dit la prière à hautevoix. Quand elle fut finie, on entendit frapper à la porte de laruelle. Gasselin alla ouvrir.

– Ce sera sans doute monsieur le curé, il vient presque toujoursle premier, dit Mariotte.

En effet, chacun reconnut le curé de Guérande au bruit de sespas sur les marches sonores du perron. Le curé saluarespectueusement les trois personnages, en adressant au baron etaux deux dames de ces phrases pleines d’onctueuse aménité quesavent trouver les prêtres. Au bonsoir distrait que lui dit lamaîtresse du logis il répondit par un regard d’inquisitionecclésiastique.

– Seriez-vous inquiète ou indisposée, madame la baronne&|160;?demanda-t-il.

– Merci, non, dit-elle.

Monsieur Grimont, homme de cinquante ans, de moyenne taille,enseveli dans sa soutane, d’où sortaient deux gros souliers àboucles d’argent, offrait au-dessus de son rabat un visagegrassouillet, d’une teinte généralement blanche, mais dorée. Ilavait la main potelée. Sa figure tout abbatiale tenait à la fois dubourgmestre hollandais par la placidité du teint, par les tons dela chair, et du paysan breton par sa plate chevelure noire, par lavivacité de ses yeux bruns que contenait néanmoins le décorum dusacerdoce. Sa gaieté, semblable à celle des gens dont la conscienceest calme et pure, admettait la plaisanterie. Son air n’avait riend’inquiet ni de revêche comme celui des pauvres curés dontl’existence ou le pouvoir est contesté par leurs paroissiens, etqui, au lieu d’être, selon le mot sublime de Napoléon, les chefsmoraux de la population, et des juges de paix naturels, sonttraités en ennemis. A voir monsieur Grimont marchant dans Guérande,le plus incrédule voyageur aurait reconnu le souverain de cetteville catholique&|160;; mais ce souverain abaissait sa supérioritéspirituelle devant la suprématie féodale des du Guénic. Il étaitdans cette salle comme un chapelain chez son seigneur. A l’église,en donnant la bénédiction, sa main s’étendait toujours en premiersur la chapelle appartenant aux du Guénic, et où leur main armée,leur devise étaient sculptées à la clef de la voûte.

– Je croyais mademoiselle de Pen-Hoël arrivée, dit le curé quis’assit en prenant la main de la baronne et la baisant. Elle sedérange. Est-ce que la mode de la dissipation se gagnerait&|160;?Car, je le vois, monsieur le chevalier est encore ce soir auxTouches.

– Ne dites rien de ses visites devant mademoiselle de Pen-Hoël,s’écria doucement la vieille fille.

– Ah&|160;! mademoiselle, répondit Mariotte, pouvez-vousempêcher toute la ville de jaser&|160;?

– Et que dit on&|160;? demanda la baronne.

– Les jeunes filles, les commères, enfin tout le monde le croitamoureux de mademoiselle des Touches.

– Un garçon tourné comme Calyste fait son métier en se faisantaimer, dit le baron.

– Voici mademoiselle de Pen-Hoël, dit Mariotte.

Le sable de la cour criait en effet sous les pas discrets decette personne, qu’accompagnait un petit domestique armé d’unelanterne. En voyant le domestique, Mariotte transporta sonétablissement dans la grande salle pour causer avec lui à la lueurde la chandelle de résine qu’elle brûlait aux dépens de la riche etavare demoiselle, en économisant ainsi celle de ses maîtres.

Cette demoiselle était une sèche et mince fille, jaune comme leparchemin olim , ridée comme un lac froncé par le vent, à yeuxgris, à grandes dents saillantes, à mains d’homme, assez petite, unpeu déjetée et peut-être bossue&|160;; mais personne n’avait étécurieux de connaître ni ses perfections ni ses imperfections. Vêtuedans le goût de mademoiselle du Guénic, elle mouvait une énormequantité de linges et de jupes quand elle voulait trouver l’une desdeux ouvertures de sa robe par où elle atteignait ses poches. Leplus étrange cliquetis de clefs et de monnaie retentissait alorssous ces étoffes. Elle avait toujours d’un côté toute la ferrailledes bonnes ménagères, et de l’autre sa tabatière d’argent, son dé,son tricot, autres ustensiles sonores. Au lieu du béguin matelasséde mademoiselle du Guénic, elle portait un chapeau vert avec lequelelle devait aller visiter ses melons&|160;; il avait passé, commeeux, du vert au blond&|160;; et, quant à sa forme, après vingt ans,la mode l’a ramenée à Paris sous le nom de bibi . Ce chapeau seconfectionnait sous ses yeux par les mains de ses nièces, avec duflorence vert acheté à Guérande, avec une carcasse qu’ellerenouvelait tous les cinq ans à Nantes, car elle lui accordait ladurée d’une législature. Ses nièces lui faisaient :également sesrobes, taillées sur des patrons immuables. Cette vieille filleavait encore la canne à petit bec de laquelle les femmes seservaient au commencement du règne de Marie-Antoinette. Elle étaitde la plus haute noblesse de Bretagne. Ses armes portaient leshermines des anciens ducs. En elle et sa sœur finissait l’illustremaison bretonne des Pen-Hoël. Sa sœur cadette avait épousé unKergarouët, qui malgré la désapprobation du pays joignait le nom dePen-Hoël au sien et se faisait appeler le vicomte deKergarouët-Pen-Hoël. – Le ciel l’a puni, disait la vieilledemoiselle, il n’a que des filles, et le nom de Kergarouët-Pen-Hoëls’éteindra. Mademoiselle de Pen-Hoël possédait environ sept millelivres de rentes en fonds de terre. Majeure depuis trente-six ans,elle administrait elle-même ses biens, allait les inspecter àcheval et déployait en toute chose le caractère ferme qui seremarque chez la plupart des bossus. Elle était d’une avariceadmirée à dix lieues à la ronde, et qui n’y rencontrait aucunedésapprobation. Elle avait avec elle une seule femme et ce petitdomestique. Toute sa dépense, non compris les impôts, ne montaitpas à plus de mille francs par an. Aussi était-elle l’objet descajoleries des Kergarouët-Pen-Hoël, qui passaient leurs hivers àNantes et les étés à leur terre située au bord de la Loire,au-dessous d’Indret. Ou la savait disposée à donner sa fortune etses économies à celle de ses nièces qui lui plairait. Tous lestrois mois, une des quatre demoiselles de Kergarouët, dont la plusjeune avait douze et l’aînée vingt ans, venait passer quelquesjours chez elle. Amie de Zéphirine du Guénic, Jacqueline dePen-Hoël, élevée dans l’adoration des grandeurs bretonnes des duGuénic, avait, dès la naissance de Calyste, formé le projet detransmettre ses biens au chevalier en le mariant à l’une des niècesque devait lui donner la vicomtesse de Kergarouët-Pen-Hoël. Ellepensait à racheter quelques-unes des meilleures terres des duGuénic en remboursant les fermiers engagistes . Quand l’avarice sepropose un but, elle cesse d’être un vice, elle est le moyen d’unevertu, ses privations excessives deviennent de continuellesoffrandes, elle a enfin la grandeur de l’intention cachée sous sespetitesses. Peut-être Zéphirine était-elle dans le secret deJacqueline. Peut-être la baronne, dont tout l’esprit était employédans son amour pour son fils et dans sa tendresse pour le père,avait-elle deviné quelque chose en voyant avec quelle malicieusepersévérance mademoiselle de Pen-Hoël amenait avec elle chaque.jour Charlotte de Kergarouët, sa favorite, âgée de quinze ans. Lecuré Grimont était certes dans la confidence, il aidait la vieillefille à bien placer son argent. Mais mademoiselle de Pen-Hoëlaurait-elle eu trois cent mille francs en or, somme à laquelleétaient évaluées ses économies&|160;; eût-elle eu dix fois plus deterres qu’elle n’en possédait, les du Guénic ne se seraient paspermis une attention qui put faire croire à la vieille fille qu’onpensât à sa fortune. Par un sentiment de fierté bretonne admirable,Jacqueline de Pen-Hoël, heureuse de la suprématie affectée par savieille amie Zéphirine et par les du Guénic, se montrait toujourshonorée de la visite que daignaient lui faire la fille des roisd’Irlande et Zéphirine. Elle allait jusqu’à cacher avec soinl’espèce de sacrifice auquel elle consentait tous les soirs enlaissant son petit domestique brûler chez les du Guénic un oribus ,nom de cette chandelle couleur de pain d’épice qui se consomme danscertaines parties de l’Ouest. Ainsi cette vieille et riche filleétait la noblesse, la fierté, la grandeur en personne. Au moment oùvous lisez son portrait, une indiscrétion de l’abbé Grimont a faitsavoir que dans la soirée où le vieux baron, le jeune chevalier etGasselin décampèrent munis de leurs sabres et de leurs canardièrespour rejoindre Madame en Vendée, à la grande terreur de Fanny, à lagrande joie des Bretons, mademoiselle de Pen-Hoël avait remis aubaron une somme de dix mille livres en or, immense sacrificecorroboré de dix mille autres livres, produit d’une dîme récoltéepar le curé, que le vieux partisan fut chargé d’offrir à la mère deHenri V, au nom des Pen-Hoël et de la paroisse de Guérande.Cependant elle traitait Calyste en femme qui se croyait des droitssur lui&|160;; ses projets l’autorisaient à le surveiller&|160;;non qu’elle apportât des idées étroites en matière de galanterie,elle avait l’indulgence des vieilles femmes de l’ancienrégime&|160;; mais elle avait en horreur les mœursrévolutionnaires. Calyste, qui peut-être aurait gagné dans sonesprit par des aventures avec des Bretonnes, eût perduconsidérablement s’il eût donné dans ce qu’elle appelait lesnouveautés. Mademoiselle de Pen-Hoël, qui eût déterré quelqueargent pour apaiser une fille séduite, aurait cru Calyste undissipateur en lui voyant mener un tilbury, en l’entendant parlerd’aller à Paris. Si elle l’avait surpris lisant des revues ou desjournaux impies, on ne sait ce dont elle aurait été capable. Pourelle, les idées nouvelles, c’était les assolements de terrerenversés, la ruine sous le nom d’améliorations et de méthodes,enfin les biens hypothéqués tôt ou tard par suite d’essais. Pourelle, la sagesse et le vrai moyen de faire fortune, enfin la belleadministration consistait à amasser dans ses greniers ses blésnoirs, ses seigles, ses chanvres&|160;; à attendre la hausse aurisque de passer pour accapareuse, à se coucher sur ses sacs avecobstination. Par un singulier hasard, elle avait souvent rencontrédes marchés heureux qui confirmaient ses principes. Elle passaitpour malicieuse, elle était néanmoins sans esprit&|160;; mais elleavait un ordre de Hollandais, une prudence de chatte, unepersistance de prêtre qui dans un pays si routinier équivalait à lapensée la plus profonde.

– Aurons-nous ce soir monsieur du Halga, demanda la vieillefille en ôtant ses mitaines de laine tricotée après l’échange descompliments habituels.

– Oui, mademoiselle, je l’ai vu promenant sa chienne sur lemail, répondit le curé.

– Ah&|160;! notre mouche sera donc animée ce soir&|160;?répondit-elle. Hier nous n’étions que quatre.

A ce mot de mouche, le curé se leva pour aller prendre dans letiroir d’un des bahuts un petit panier rond en fin osier, desjetons d’ivoire devenus jaunes comme du tabac turc par un usage devingt années, et un jeu de cartes aussi gras que celui desdouaniers de Saint-Nazaire qui n’en changent que tous les quinzejours. L’abbé revint disposer lui-même sur la table les jetonsnécessaires à chaque joueur, mit la corbeille à côté de la lampe aumilieu de la table avec un empressement enfantin et les manièresd’un homme habitué à faire ce petit service. Un coup frappéfortement à la manière des militaires retentit dans les profondeurssilencieuses de ce vieux manoir. Le petit domestique demademoiselle de Pen-Hoël alla gravement ouvrir la porte. Bientôt lelong corps sec et méthodiquement vêtu selon le temps du chevalierdu Halga, ancien capitaine de pavillon de l’amiral Kergarouët, sedessina en noir dans la pénombre qui régnait encore sur leperron.

– Arrivez, chevalier&|160;? cria mademoiselle de Pen-Hoël.

– L’autel est dressé, dit le curé.

Le chevalier était un homme de petite santé, qui portait de laflanelle pour ses rhumatismes, un bonnet de soie noir pourpréserver sa tête du brouillard, un spencer pour garantir sonprécieux buste des vents soudains qui fraîchissent l’atmosphère deGuérande. Il allait toujours armé d’un jonc à pomme d’or pourchasser les chiens qui faisaient intempestivement la cour à sachienne favorite. Cet homme, minutieux comme une petite-maîtresse,se dérangeant devant les moindres obstacles, parlant bas pourménager un reste de voix, avait été l’un des plus intrépides et desplus savants hommes de l’ancienne marine. Il avait été honoré del’estime du bailli de Suffren, de l’amitié du comte de Portenduère.Sa belle conduite comme capitaine du pavillon de l’amiral deKergarouët était écrite en caractères visibles sur son visagecouturé de blessures. A le voir, personne n’eût reconnu la voix quidominait la tempête, l’oeil qui planait sur la mer, le courageindompté du marin breton. Le chevalier ne fumait, ne juraitpas&|160;; il avait la douceur, la tranquillité d’une fille, ets’occupait de sa chienne Thisbé et de ses petits caprices avec lasollicitude d’une vieille femme. Il donnait ainsi la plus hauteidée de sa galanterie défunte. Il ne parlait jamais des actessurprenants qui avaient étonné le comte d’Estaing. Quoiqu’il eûtune attitude d’invalide et marchât comme s’il eût craint à chaquepas d’écraser des œufs, qu’il se plaignît de la fraîcheur de labrise, de l’ardeur du soleil, de l’humidité du brouillard, ilmontrait des dents blanches enchâssées dans des gencives rouges quirassuraient sur sa maladie, un peu coûteuse d’ailleurs, car elleconsistait à faire quatre repas d’une ampleur monastique. Sacharpente, comme celle du baron, était osseuse et d’une forceindestructible, couverte d’un parchemin collé sur ses os comme lapeau d’un cheval arabe sur les nerfs qui semblent reluire ausoleil. Son teint avait gardé une couleur de bistre, due à sesvoyages aux Indes, desquels il n’avait rapporté ni une idée ni unehistoire. Il avait émigré, il avait perdu sa fortune, puis retrouvéla croix de Saint-Louis et une pension de deux mille francslégitimement due à ses services, et payée par la caisse desInvalides de la marine. La légère hypocondrie qui lui faisaitinventer mille maux imaginaires s’expliquait facilement par sessouffrances pendant l’émigration. Il avait servi dans la marinerusse jusqu’au jour où l’empereur Alexandre voulut l’employercontre la France&|160;; il donna sa démission et alla vivre àOdessa, près du duc de Richelieu avec lequel il revint, et qui fitliquider la pension due à ce débris glorieux de l’ancienne marinebretonne. A la mort de Louis XVIII, époque à laquelle il revint àGuérande, le chevalier du Halga devint maire de la ville. Le curé,le chevalier, mademoiselle de Pen-Hoël, avaient depuis quinze ansl’habitude de passer leurs soirées à l’hôtel du Guénic, où venaientégalement quelques personnages nobles de la ville et de la contrée.Chacun devine aisément dans les du Guénic les chefs du petitfaubourg Saint-Germain de l’arrondissement, où ne pénétrait aucundes membres de l’administration envoyée par le nouveaugouvernement. Depuis six ans le curé toussait à l’endroit critiquedu Domine, salvum fac regem . La politique en était toujours làdans Guérande.

La mouche est un jeu qui se joue avec cinq cartes et avec uneretourne. La retourne détermine l’atout. A chaque coup, le joueurest libre d’en courir les chances ou de s’abstenir. En s’abstenant,il ne perd que son enjeu, car, tant qu’il n’y a pas de remises aupanier, chaque joueur mise une faible somme. En jouant, le joueurest tenu de faire une levée qui se paye au prorata de la mise. S’ily a cinq sous au panier, la levée vaut un sou. Le joueur qui nefait pas de levée est mis à la mouche : il doit alors tout l’enjeu,qui grossit le panier au coup suivant. On inscrit les mouchesdues&|160;; elles se mettent l’une après l’autre au panier parordre de capital, le plus gros passant avant le plus faible. Ceuxqui renoncent à jouer donnent leurs cartes pendant le coup, maisils sont considérés comme nuls. Les cartes du talon s’échangent,comme à l’écarté mais par ordre de primauté. Chacun prend autant decartes qu’il en veut, en sorte que le premier en cartes et lesecond peuvent absorber le talon à eux deux. La retourne appartientà celui qui distribue les cartes, qui est alors le dernier, etauquel appartient la retourne&|160;; il a le droit de l’échangercontre une des cartes de son jeu. Une carte terrible emporte toutesles autres, elle se nomme Mistigris. Mistigris est le valet detrèfle. Ce jeu, d’une excessive simplicité, ne manque pasd’intérêt. La cupidité naturelle à l’homme s’y développe aussi bienque les finesses diplomatiques et les jeux de physionomie. Al’hôtel du Guénic, chacun des joueurs prenait vingt jetons etrépondait de cinq sous, ce qui portait la somme totale de l’enjeu àcinq liards par coup, somme majeure aux yeux de ces personnes. Ensupposant beaucoup de bonheur, on pouvait gagner cinquante sous,capital que personne à Guérande ne dépensait dans sa journée. Aussimademoiselle de Pen-Hoël apportait-elle à ce jeu, dont l’innocencen’est surpassée dans la nomenclature de l’Académie que par celui dela Bataille, une passion égale à celle des chasseurs dans unegrande partie de chasse. Mademoiselle Zéphirine, qui était demoitié dans le jeu de la baronne, n’attachait pas une importancemoindre à la mouche. Avancer un liard pour risquer d’en avoir cinq,de coup en coup, constituait pour la vieille thésauriseuse uneopération financière immense, à laquelle elle mettait autantd’action intérieure que le plus avide spéculateur en met pendant latenue de la Bourse à la hausse et à la baisse des rentes. Par uneconvention diplomatique, en date de septembre 1825, après unesoirée où mademoiselle de Pen-Hoël perdit trente-sept sous, le jeucessait dès qu’une personne en manifestait le désir après avoirdissipé dix sous. La politesse ne permettait pas de causer à unjoueur le petit chagrin de voir jouer la mouche sans qu’il y prîtpart. Mais toutes les passions ont leur jésuitisme. Le chevalier etle baron, ces deux vieux politiques, avaient trouvé moyen d’éluderla charte. Quand tous les joueurs désiraient vivement de prolongerune émouvante partie, le hardi chevalier du Halga, l’un de cesgarçons prodigues et riches des dépenses qu’ils ne font pas,offrait toujours dix jetons à mademoiselle de Pen-Hoël ou àZéphirine quand l’une d’elles ou toutes deux avaient perdu leurscinq sous, à condition de les lui restituer en cas de gain. Unvieux garçon pouvait se permettre cette galanterie envers desdemoiselles. Le baron offrait aussi dix jetons aux deux vieillesfilles, sous prétexte de continuer la partie. Les deux avaresacceptaient toujours, non sans se faire prier, selon les us etcoutumes des filles. Pour s’abandonner à cette prodigalité, lebaron et le chevalier devaient avoir gagné, sans quoi cette offreeût pris le caractère d’une offense. La mouche était brillantequand une demoiselle de Kergarouët tout court était en transit chezsa tante, car là les Kergarouët n’avaient jamais pu se faire nommerKergarouët-Pen-Hoël par personne, pas même par les domestiques,lesquels avaient à cet égard des ordres formels. La tante montraità sa nièce la mouche à faire chez les du Guénic, comme un plaisirinsigne. La petite avait ordre d’être aimable, chose assez facilequand elle voyait le beau Calyste, de qui raffolaient les quatredemoiselles de Kergarouët. Ces jeunes personnes, élevées en pleinecivilisation moderne, tenaient peu à cinq sous et faisaient mouchesur mouche. Il y avait alors des mouches inscrites dont le totals’élevait quelquefois à cent sous, et qui étaient échelonnéesdepuis deux sous et demi jusqu’à dix sous. C’était des soirées degrandes émotions pour la vieille aveugle. Les levées s’appellentdes mains à Guérande. La baronne faisait sur le pied de sabelle-sœur un nombre de pressions égal au nombre de mains qui,d’après son jeu, étaient sûres. Jouer ou ne pas jouer, selon lesoccasions où le panier était plein, entraînait des discussionsintérieures où la cupidité luttait avec la peur On se demandaitl’un à l’autre : Irez-vous&|160;? en manifestant des sentimentsd’envie contre ceux qui avaient assez beau jeu pour tenter le sort,et des sentiments de désespoir quand il fallait s’abstenir. SiCharlotte de Kergarouët, généralement taxée de folie, étaitheureuse dans ses hardiesses, en revenant, sa tante, quand ellen’avait rien gagné, lui marquait de la froideur et lui faisaitquelques leçons : elle avait trop de décision dans le caractère,une jeune personne ne devait pas rompre en visière à des gensrespectables, elle avait une manière insolente de prendre le panierou d’aller au jeu&|160;; les mœurs d’une jeune personne exigeaientun peu plus de réserve et de modestie&|160;; on ne riait pas dumalheur des autres, etc. Les plaisanteries éternelles et qui sedisaient mille fois par an, mais toujours nouvelles, roulaient surl’attelage à donner au panier quand il était trop chargé. Onparlait d’atteler des bœufs, des éléphants, des chevaux, des ânes,des chiens. Après vingt ans, personne ne s’apercevait de cesredites. La proposition excitait toujours le même sourire. Il enétait de même des mots que le chagrin de voir prendre un panierplein dictait à ceux qui l’avaient engraissé sans en rien prendre.Les cartes se donnaient avec une lenteur automatique. On causait enpoitrinant. Ces dignes et nobles personnes avaient l’adorablepetitesse de se défier les unes des autres au jeu. Mademoiselle dePen-Hoël accusait presque toujours le curé de tricherie quand ilprenait un panier. – Il est singulier, disait alors le curé, que jene triche jamais quand je suis à la mouche. Personne ne lâchait sacarte sur le tapis sans des calculs profonds, sans des regards finset des mots plus ou moins astucieux, sans des remarques ingénieuseset fines. Les coups étaient, pensez-le bien, entrecoupés denarrations sur les événements arrivés en ville, ou par lesdiscussions sur les affaires politiques. Souvent les joueursrestaient un grand quart d’heure, les cartes appuyées en éventailsur leur estomac, occupés à causer. Si, par suite de cesinterruptions, il se trouvait un jeton de moins au panier, tout lemonde prétendait avoir mis son jeton. Presque toujours le chevaliercomplétait l’enjeu, accusé par tous de penser à ses cloches auxoreilles, à sa tête, à ses farfadets, et d’oublier sa mise. Quandle chevalier avait remis un jeton, la vieille Zéphirine ou lamalicieuse bossue étaient prises de remords : elles imaginaientalors que peut-être elles n’avaient pas mis, elles croyaient, ellesdoutaient, mais enfin le chevalier était bien assez riche poursupporter ce petit malheur. Souvent le baron ne savait plus où ilen était quand on parlait des infortunes de la maison royale.Quelquefois il arrivait un résultat toujours surprenant pour cespersonnes, qui toutes comptaient sur le même gain. Après un certainnombre de parties, chacun avait regagné ses jetons et s’en allait,l’heure étant trop avancée, sans perte ni gain, mais non sansémotion. Dans ces cruelles soirées, il s’élevait des plaintes surla mouche : la mouche n’avait pas été piquante&|160;; les joueursaccusaient la mouche comme les nègres battent la lune dans l’eauquand le temps est contraire. La soirée passait pour avoir étépâle. On avait bien travaillé pour pas grand’chose. Quand, à sapremière visite, le vicomte et la vicomtesse de Kergarouëtparlèrent de whist et de boston comme de jeux plus intéressants quela mouche, et furent encouragés à les montrer par la baronne que lamouche ennuyait excessivement, la société de l’hôtel du Guénic s’yprêta, non sans se récrier sur ces innovations&|160;; mais il futimpossible de faire comprendre ces jeux, qui, les Kergarouëtpartis, furent traités de casse-têtes, de travaux algébriques, dedifficultés inouïes. Chacun préférait sa chère mouche, sa petite etagréable mouche. La mouche triompha des jeux modernes commetriomphaient partout les choses anciennes sur les nouvelles enBretagne.

Pendant que le curé donnait les cartes, la baronne faisait auchevalier du Halga des questions pareilles à celles de la veillesur sa santé. Le chevalier tenait à honneur d’avoir des mauxnouveaux. Si les demandes se ressemblaient, le capitaine depavillon avait un avantage singulier dans ses réponses. Aujourd’huiles fausses côtes l’avaient inquiété. Chose remarquable, ce dignechevalier ne se plaignait jamais de ses blessures. Tout ce quiétait sérieux, il s’y attendait, il le connaissait&|160;; mais leschoses fantastiques, les douleurs de tête, les chiens qui luimangeaient l’estomac, les cloches qui bourdonnaient à ses oreilles,et mille autres farfadets l’inquiétaient horriblement&|160;; il seposait comme incurable avec d’autant plus de raison que lesmédecins ne connaissent aucun remède contre les maux qui n’existentpas.

– Hier il me semble que vous aviez des inquiétudes dans lesjambes, dit le curé d’un air grave.

– Ça saute, répondit le chevalier.

Des jambes aux fosses côtes&|160;? demanda mademoiselleZéphirine.

– Ca ne s’est pas arrêté en chemin, dit mademoiselle de Pen-Hoëlen souriant.

Le chevalier s’inclina gravement en faisant un geste négatifpassablement drôle qui eut prouvé à un observateur que, dans sajeunesse, le marin avait été spirituel, aimant, aimé. Peut-être savie fossile à Guérande cachait-elle bien des souvenirs. Quand ilétait stupidement planté sur ses deux jambes de héron au soleil, aumail, regardant la mer ou les ébats de sa chienne, peut-êtrerevivait-il dans le paradis terrestre d’un passé fertile ensouvenirs.

– Voilà le vieux duc de Lenoncourt mort, dit le baron en serappelant le passage où sa femme en était restée de la Quotidienne. Allons, le premier gentilhomme de la chambre du roi n’a pas tardéde rejoindre son maître. J’irai bientôt aussi…

– Mon ami, mon ami&|160;! lui dit sa femme en frappant doucementsur la main osseuse et calleuse de son mari.

– Laissez-le dire, ma sœur, dit Zéphirine, tant que je seraidessus il ne sera pas dessous : il est mon cadet.

Un gai sourire erra sur les lèvres de la vieille fille. Quand lebaron avait laissé échapper une réflexion de ce genre, les joueurset les gens en visite se regardaient avec émotion, inquiets de latristesse du roi de Guérande. Les personnages venus pour le voir sedisaient en s’en allant : – Monsieur du Guénic était triste.Avez-vous vu comme il dort&|160;? Et le lendemain tout Guérandecausait de cet événement. – Le baron du Guénic baisse&|160;! Cettephrase ouvrait les conversations dans tous les ménages.

– Thisbé va bien, demanda mademoiselle de Pen-Hoël au chevalierdès que les cartes furent données.

– Cette pauvre petite est comme moi, répondit le chevalier, ellea des maux de nerfs, elle relève constamment une de ses pattes encourant. Tenez, comme ça&|160;!

Pour imiter sa chienne et crisper un de ses bras en le levant,le chevalier laissa voir son jeu à sa voisine la bossue, quivoulait savoir s’il avait de l’atout ou le Mistigris. C’était unepremière finesse à laquelle il succomba.

– Oh&|160;! dit la baronne, le bout du nez de monsieur le curéblanchit, il a Mistigris.

Le plaisir d’avoir Mistigris était si vif chez le curé, commechez les autres joueurs, que le pauvre prêtre ne savait pas lecacher. Il est dans toute figure humaine une place où les secretsmouvements du cœur se trahissent, et ces personnes habituées às’observer avaient fini, après quelques années, par découvrirl’endroit faible chez le curé : quand il avait le Mistigris le boutde son nez blanchissait. On se gardait bien alors d’aller aujeu.

– Vous avez eu du monde aujourd’hui chez vous&|160;? dit lechevalier à mademoiselle de Pen-Hoël.

– Oui, l’un des cousins de mon beau-frère. Il m’a surprise enm’annonçant le mariage de madame la comtesse de Kergarouët, unedemoiselle de Fontaine…

– Une fille à Grand-Jacques , s’écria le chevalier qui pendantson séjour à Paris n’avait jamais quitté son amiral.

– La comtesse est son héritière, elle a épousé un ancienambassadeur. Il m’a raconté les plus singulières choses sur notrevoisine, mademoiselle des Touches, mais si singulières que je neveux pas les croire. Calyste ne serait pas si assidu chez elle, ila bien assez de bon sens pour s’apercevoir de pareillesmonstruosités.

– Monstruosités&|160;?… dit le baron réveillé par ce mot.

La baronne et le curé se jetèrent un regard d’intelligence. Lescartes étaient données, la vieille fille avait Mistigris, elle nevoulut pas continuer cette conversation, heureuse de cacher sa joieà la faveur de la stupéfaction générale causée par son mot.

– A vous de jeter une carte, monsieur le baron, dit-elle enpoitrinant.

– Mon neveu n’est pas de ces jeunes gens qui aiment lesmonstruosités, dit Zéphirine en fourgonnant sa tête.

– Mistigris, s’écria mademoiselle de Pen-Hoël qui ne réponditpas à son amie.

Le curé, qui paraissait instruit de toute l’affaire de Calysteet de mademoiselle des Touches, n’entra pas en lice.

– Que fait-elle donc d’extraordinaire, mademoiselle des Touches,demanda le baron.

– Elle fume, dit mademoiselle de Pen-Hoël.

– C’est très-sain, dit le chevalier.

– Ses terres&|160;?… demanda le baron.

– Ses terres, reprit la vieille fille, elle les mange.

– Tout le monde y est allé, tout le monde est à la mouche, j’aile roi, la dame, le valet d’atout, Mistigris et un roi, dit labaronne. A nous le panier, ma sœur.

Ce coup, gagné sans qu’on jouât, attéra mademoiselle dePen-Hoël, qui cessa de s’occuper de Calyste et de mademoiselle desTouches. A neuf heures il ne resta plus dans la salle que labaronne et le curé. Les quatre vieillards étaient allés se coucher.Le chevalier accompagna, selon son habitude, mademoiselle dePen-Hoël jusqu’à sa maison, située sur la place de Guérande, enfaisant des réflexions sur la finesse du dernier coup, sur leurplus ou moins de bonheur, ou sur le plaisir toujours nouveau aveclequel mademoiselle Zéphirine engouffrait son gain dans sa poche,car la vieille aveugle ne réprimait plus sur son visagel’expression de ses sentiments. La préoccupation de madame duGuénic fit les frais de cette conversation. Le chevalier avaitremarqué les distractions de sa charmante Irlandaise. Sur le pas desa porte, quand son petit domestique fut monté, la vieille fillerépondit confidentiellement, aux suppositions faites par lechevalier du Halga sur l’air extraordinaire de la baronne, ce motgros d’intérêt : – J’en sais la cause. Calyste est perdu si nous nele marions promptement. Il aime mademoiselle des Touches, unecomédienne.

– En ce cas, faites venir Charlotte.

– Ma sœur aura ma lettre demain, dit mademoiselle de Pen-Hoël ensaluant le chevalier.

Jugez d’après cette soirée normale du vacarme que devaientproduire dans les intérieurs de Guérande l’arrivée, le séjour, ledépart ou seulement le passage d’un étranger.

Quand aucun bruit ne retentit plus ni dans la chambre du baronni dans celle de sa sœur, madame du Guénic regarda le curé quijouait pensivement avec des jetons.

– J’ai deviné que vous avez enfin partagé mes inquiétudes surCalyste, lui dit-elle.

– Avez-vous vu l’air pincé qu’avait mademoiselle de Pen-Hoël cesoir, demanda le curé.

– Oui, répondit la baronne.

– Elle a, je le sais, reprit le curé, les meilleures intentionspour notre cher Calyste, elle le chérit comme s’il était sonfils&|160;; et sa conduite en Vendée aux côtés de son père, leslouanges que Madame a faites de son dévouement ont augmentél’affection que mademoiselle de Pen-Hoël lui porte. Elle assurerapar donation entre vifs toute sa fortune à celle de ses nièces queCalyste épousera. Je sais que vous avez en Irlande un partibeaucoup plus riche pour votre cher Calyste&|160;; mais il vautmieux avoir deux cordes à son arc. Au cas où votre famille ne sechargerait pas de l’établissement de Calyste, la fortune demademoiselle de Pen-Hoël n’est pas à dédaigner. Vous trouvereztoujours pour ce cher enfant un parti de sept mille livres derente&|160;; mais vous ne trouverez pas les économies de quaranteans ni des terres administrées, bâties, réparées comme le sontcelles de mademoiselle de Pen-Hoël. Cette femme impie, mademoiselledes Touches, est venue gâter bien des choses&|160;! On a fini paravoir de ses nouvelles.

– Hé&|160;! bien&|160;? dit la mère.

– Oh&|160;! une gaupe, une gourgandine, s’écria le curé, unefemme de mœurs équivoques, occupée de théâtre, hantant lescomédiens et les comédiennes, mangeant sa fortune avec desfolliculaires, des peintres, des musiciens, la société du diable,enfin&|160;! Elle prend, pour écrire ses livres, un faux nom souslequel elle est, dit-on, plus connue que sous celui de Félicité desTouches. Une vraie baladine qui, depuis sa première communion,n’est entrée dans une église que pour y voir des statues ou destableaux. Elle a dépensé sa fortune à décorer les Touches de laplus inconvenante façon, pour en faire un paradis de Mahomet où leshouris ne sont pas femmes. Il s’y boit pendant son séjour plus devins fins que dans tout Guérande durant une année. Les demoisellesBougniol ont logé l’année dernière des hommes à barbe de bouc,soupçonnés d’être des Bleus, qui venaient chez elle et quichantaient des chansons impies à faire rougir et pleurer cesvertueuses filles. Voilà la femme qu’adore en ce moment monsieur lechevalier. Elle voudrait avoir ce soir un de ces infâmes livres oùles athées d’aujourd’hui se moquent de tout, le chevalier viendraitseller son cheval lui-même et partirait au grand galop le luichercher à Nantes. Je ne sais si Calyste en ferait autant pourl’Eglise. Enfin elle n’est pas royaliste. Il faudrait aller fairele coup de fusil pour la bonne cause, si mademoiselle des Touchesou le sieur Camille Maupin, tel est son nom, je me le rappellemaintenant, voulait garder Calyste près de lui, le chevalierlaisserait aller son vieux père tout seul.

– Non, dit la baronne.

– Je ne voudrais pas le mettre à l’épreuve, vous pourriez tropen souffrir, répondit le curé. Tout Guérande est cen dessus dessousde la passion du chevalier pour cet être amphibie qui n’est nihomme ni femme, qui fume comme un housard, écrit comme unjournaliste, et dans ce moment loge chez elle le plus vénéneux detous les écrivains, selon le directeur de la poste, ce juste-milieuqui lit les journaux. Il en est question à Nantes. Ce matin, cecousin des Kergarouët qui voudrait faire épouser à Charlotte unhomme de soixante mille livres de rentes, est venu voirmademoiselle de Pen-Hoël et lui a tourné l’esprit avec des narréssur mademoiselle des Touches qui ont duré sept heures. Voici dixheures quart moins qui sonnent au clocher, et Calyste ne rentrepas, il est aux Touches, peut-être n’en reviendra-t-il qu’aumatin.

La baronne écoutait le curé, qui substituait le monologue audialogue sans s’en apercevoir&|160;; il regardait son ouaille surla figure de laquelle se lisaient des sentiments inquiets. Labaronne rougissait et tremblait. Quand l’abbé Grimont vit roulerdes larmes dans les beaux yeux de cette mère atterrée, il futattendri.

– Je verrai demain Mademoiselle de Pen-Hoël, rassurez-vous,dit-il d’une voix consolante. Le mal n’est peut-être pas aussigrand qu’on le dit, je saurai la vérité. D’ailleurs mademoiselleJacqueline a confiance en moi. Puis Calyste est notre élève et nese laissera pas ensorceler par le démon. Il ne voudra pas troublerla paix dont jouit sa famille ni déranger les plans que nousformons pour son avenir. Ainsi, ne pleurez pas, tout n’est pasperdu, madame : une faute n’est pas le vice.

– Vous ne m’apprenez que des détails, dit la baronne. N’ai-jepas été la première à m’apercevoir du changement de Calyste. Unemère sent bien vivement la douleur ne n’être plus qu’en second dansle cœur de son fils, ou le chagrin de ne pas y être seule. Cettephase de la vie de l’homme est un des maux de la maternité&|160;;mais, tout en m’y attendant, je ne croyais pas que ce fût sitôt.Enfin j’aurais voulu qu’au moins il mît dans son cœur une noble etbelle créature et non une histrionne, une baladine, une femme dethéâtre, un auteur habitué à feindre des sentiments, une mauvaisefemme qui le trompera et le rendra malheureux. Elle a eu desaventures…

– Avec plusieurs hommes, dit l’abbé Grimont. Cette impie estpourtant née en Bretagne&|160;! Elle déshonore son pays. Je feraidimanche un prône à son sujet.

– Gardez-vous-en bien, dit la baronne. Les paludiers, lespaysans seraient capables de se porter aux Touches. Calyste estdigne de son nom, il est Breton, il pourrait arriver quelquemalheur s’il y était, car il la défendrait comme s’il s’agissait dela sainte Vierge.

– Voici dix heures, je vous souhaite une bonne nuit, dit l’abbéGrimont en allumant l’oribus de son falot dont les vitres étaientclaires et le métal étincelant, ce qui révélait les soins minutieuxde sa gouvernante pour toutes les choses aux logis. Qui m’eût dit,madame, reprit-il, qu’un jeune homme nourri par vous, élevé par moidans les idées chrétiennes, un fervent catholique, un enfant quivivait comme un agneau sans tache, irait se plonger dans un pareilbourbier&|160;?

– Est-ce donc bien sûr&|160;? dit la mère. Mais comment unefemme n’aimerait-elle pas Calyste&|160;?

– Il n’en faut pas d’autres preuves que le séjour de cettesorcière aux Touches. Voilà depuis vingt-quatre ans qu’elle estmajeure, le temps le plus long qu’elle y reste. Ses apparitions,heureusement pour nous, duraient peu.

– Une femme de quarante ans, dit la baronne. J’ai entendu direen Irlande qu’une femme de ce genre est la maîtresse la plusdangereuse pour un jeune homme.

– En ceci je suis un ignorant, répondit le curé. Je mourrai mêmedans mon ignorance.

– Hélas&|160;! et moi aussi, dit naïvement la baronne. Jevoudrais maintenant avoir aimé d’amour, pour observer, conseiller,consoler Calyste.

Le curé ne traversa pas seul la petite cour proprette, labaronne l’accompagna jusqu’à la porte en espérant entendre le pasde Calyste dans Guérande&|160;; mais elle n’entendit que le bruitlourd de la prudente démarche du curé qui finit par s’affaiblirdans le lointain, et qui cessa lorsque, dans le silence de laville, la porte du presbytère retentit en se fermant. La pauvremère rentra désolée en apprenant que la ville était au fait de cequ’elle croyait être seule à savoir. Elle s’assit, raviva la mèchede la lampe en la coupant avec de vieux ciseaux, et reprit latapisserie à la main qu’elle faisait en attendant Calyste. Labaronne se flattait ainsi de forcer son fils à revenir plus tôt, àpasser moins de temps chez mademoiselle des Touches. Ce calcul dela jalousie maternelle était inutile. De jour en jour les visitesde Calyste aux Touches devenaient plus fréquentes, et chaque soiril revenait plus tard&|160;; enfin la veille le chevalier n’étaitrentré qu’à minuit. La baronne, perdue dans sa méditationmaternelle, tirait ses points avec l’activité des personnes quipensent en faisant quelque ouvrage manuel. Qui l’eût vue ainsipenchée à la lueur de cette lampe, sous les lambris quatre foiscentenaire de cette salle, aurait admiré ce sublime portrait. Fannyavait une telle transparence de chair qu’on aurait pu lire sespensées sur son front. Tantôt piquée des curiosités qui viennentaux femmes pures, elle se demandait quels secrets diaboliquespossédaient ces filles de Baal pour autant charmer les hommes, etleur faire oublier mère, famille, pays, intérêt. Tantôt elle allaitjusqu’à vouloir rencontrer cette femme, afin de la juger sainement.Elle mesurait l’étendue des ravages que l’esprit novateur dusiècle, peint comme si dangereux pour les jeunes âmes par le curé,devait faire sur son unique enfant, jusqu’alors aussi candide,aussi pur qu’une jeune fille innocente, dont la beauté n’eût pasété plus fraîche que la sienne.

Calyste, ce magnifique rejeton de la plus vieille race bretonneet du sang irlandais le plus noble, avait été soigneusement élevépar sa mère. Jusqu’au moment où la baronne le remit au curé deGuérande, elle était certaine qu’aucun mot impur, qu’aucune idéemauvaise n’avaient souillé les oreilles ni l’entendement de sonfils. La mère, après l’avoir nourri de son lait, après lui avoirainsi donné deux fois son sang, put le présenter dans une candeurde vierge au pasteur, qui, par vénération pour cette famille, avaitpromis de lui donner une éducation complète et chrétienne. Calysteeut l’enseignement du séminaire où l’abbé Grimont avait fait sesétudes. La baronne lui apprit l’anglais. On trouva, non sans peine,un maître de mathématiques parmi les employés de Saint-Nazaire.Calyste ignorait nécessairement la littérature moderne, la marcheet les progrès actuels des sciences. Son instruction avait étébornée à la géographie et à l’histoire circonspectes despensionnats de demoiselles, au latin et au grec des séminaires, àla littérature des langues mortes et à un choix restreint d’auteursfrançais. Quand, à seize ans, il commença ce que l’abbé Grimontnommait sa philosophie, il n’était pas moins pur qu’au moment oùFanny l’avait remis au curé. L’église fut aussi maternelle que lamère. Sans être dévot ni ridicule, l’adoré jeune homme était unfervent catholique. A ce fils si beau, si candide, la baronnevoulait arranger une vie heureuse obscure. Elle attendait quelquebien, deux ou trois mille livres sterling d’une vieille tante.Cette somme, jointe à la fortune actuelle des Guénic, pourrait luipermettre de trouver pour Calyste une femme qui lui apporteraitdouze ou quinze mille livres de revenu. Charlotte de Kergarouët,avec la fortune de sa tante, une riche Irlandaise ou toute autrehéritière semblait indifférente à la baronne : elle ignoraitl’amour, elle voyait comme toutes les personnes groupées autourd’elles un moyen de fortune dans le mariage. La passion étaitinconnue à ces âmes catholiques, à ces vieilles gens exclusivementoccupés de leur salut, de Dieu, du roi, de leur fortune. Personnene s’étonnera donc de la gravité des pensées qui servaientd’accompagnement aux sentiments blessés dans le cœur de cette mère,qui vivait autant par les intérêts que par la tendresse de sonfils. Si le jeune ménage pouvait écouter la sagesse, à la secondegénération les du Guénic, en vivant de privations, en économisantcomme on sait économiser en province, pouvaient racheter leursterres et reconquérir le lustre de la richesse. La baronnesouhaitait une longue vieillesse pour voir poindre l’aurore dubien-être. Mademoiselle du Guénic avait compris et adopté ce plan,que menaçait alors mademoiselle des Touches. La baronne entenditsonner minuit avec effroi&|160;; elle conçut des terreurs affreusespendant une heure, car le coup d’une heure retentit encore auclocher sans que Calyste fût venu.

– Y resterait-il&|160;? se dit-elle. Ce serait la première fois.Pauvre enfant&|160;!

En ce moment le pas de Calyste anima la ruelle. La pauvre mère,dans le cœur de laquelle la joie succédait à l’inquiétude, vola dela salle à la porte et ouvrit à son fils.

– Oh&|160;! s’écria Calyste d’un air chagrin, ma mère chérie,pourquoi m’attendre&|160;? J’ai le passe-partout et un briquet.

– Tu sais bien, mon enfant, qu’il m’est impossible de dormirquand tu es dehors, dit-elle en l’embrassant.

Quand la baronne fut dans la salle, elle regarda son fils pourdeviner, d’après l’expression de son visage, les événements de lasoirée&|160;; mais il lui causa, comme toujours, cette émotion quel’habitude n’affaiblit pas, que ressentent toutes les mèresaimantes à la vue du chef-d’œuvre humain qu’elles ont fait et quileur trouble toujours la vue pour un moment.

Hormis les yeux noirs pleins d’énergie et de soleil qu’il tenaitde son père, Calyste avait les beaux cheveux blonds, le nezaquilin, la bouche adorable, les doigts retroussés, le teint suave,la délicatesse, la blancheur de sa mère. Quoiqu’il ressemblât assezà une fille déguisée en homme, il était d’une force herculéenne.Ses nerfs avaient la souplesse et la vigueur de ressorts en acier,et la singularité de ses yeux noirs n’était pas sans charme. Sabarbe n’avait pas encore poussé. Ce retard annonce, dit-on, unegrande longévité. Le chevalier, vêtu d’une redingote courte envelours noir pareil à la robe de sa mère, et garnie de boutonsd’argent, avait un foulard bleu, de jolies guêtres et un pantalonde coutil grisâtre. Son front de neige semblait porter les tracesd’une grande fatigue, et n’accusait cependant que le poids depensées tristes. Incapable de soupçonner les peines qui dévoraientle cœur de Calyste, la mère attribuait au bonheur cette altérationpassagère. Néanmoins Calyste était beau comme un dieu grec, maisbeau sans fatuité : d’abord il était habitué à voir sa mère, puisil se souciait fort peu d’une beauté qu’il savait inutile.

– Ces belles joues si pures, pensa-t-elle, où le sang jeune etriche rayonne en mille réseaux, sont donc à une autre femme,maîtresse également de ce front de jeune fille. La passion yamènera mille désordres et ternira ces beaux yeux, humides commeceux des enfants&|160;!

Cette amère pensée serra le cœur de la baronne et troubla sonplaisir. Il doit paraître extraordinaire à ceux qui savent calculerque, dans une famille de six personnes obligées de vivre avec troismille livres de rente, le fils eût une redingote et la mère unerobe de velours&|160;; mais Fanny O’Brien avait des tantes et desparents riches à Londres qui se rappelaient aux souvenirs de laBretonne par des présents. Plusieurs de ses sœurs, richementmariées, s’intéressaient assez vivement à Calyste pour penser à luitrouver une héritière, en le sachant beau et noble, autant queFanny, leur favorite exilée, était belle et noble.

– Vous êtes resté plus tard qu’hier aux Touches, mon bien-aimé,dit enfin la mère d’une voix émue.

– Oui, chère mère, répondit-il sans donner d’explication.

La sécheresse de cette réponse attira des nuages sur le front dela baronne, qui remit l’explication au lendemain. Quand les mèresconçoivent les inquiétudes que ressentait en ce moment la baronne,elles tremblent presque devant leurs fils, elles sententinstinctivement les effets de la grande émancipation de l’amour,elles comprennent tout ce que ce sentiment va leur emporter&|160;;mais elles ont en même temps quelque joie de savoir leurs filsheureux : il y a comme une bataille dans leur cœur. Quoique lerésultat soit leur fils grandi, devenu supérieur, les véritablesmères n’aiment pas cette tacite abdication, elles aiment mieuxleurs enfants petits et protégés. Peut-être est-ce là le secret dela prédilection des mères pour leurs enfants faibles, disgraciés oumalheureux.

– Tu es fatigué, cher enfant, couche-toi, dit-elle en retenantses larmes.

Une mère qui ne sait pas tout ce que fait son fils croit toutperdu, quand une mère aime autant et est aussi aimée que Fanny.Peut-être toute autre mère aurait-elle tremblé d’ailleurs autantque madame du Guénic. La patience de vingt années pouvait êtrerendue inutile. Ce chef-d’œuvre humain de l’éducation noble, sageet religieuse, Calyste, pouvait être détruit&|160;; le bonheur desa vie, si bien préparé, pouvait être à jamais ruiné par unefemme.

Le lendemain, Calyste dormit jusqu’à midi&|160;; car sa mèredéfendit de l’éveiller, et Mariotte servit à l’enfant gâté sondéjeuner au lit. Les règles inflexibles et quasi conventuelles quirégissaient les heures des repas cédaient aux caprices duchevalier. Aussi, quand on voulait arracher à mademoiselle duGuénic son trousseau de clefs pour donner en dehors des repasquelque chose qui eût nécessité des explications interminables, n’yavait-il pas d’autre moyen que de prétexter une fantaisie deCalyste. Vers une heure, le baron, sa femme et mademoiselle étaientréunis dans la salle, car ils dînaient à trois heures. La baronneavait repris la Quotidienne et l’achevait à son mari, toujours unpeu plus éveillé avant ses repas. Au moment où madame du Guénicallait terminer sa lecture, elle entendit au second étage le bruitdes pas de son fils, et laissa tomber le journal en disant : -Calyste va sans doute encore dîner aux Touches, il vient des’habiller.

– S’il s’amuse, cet enfant, dit la vieille en prenant un siffletd’argent dans sa poche et sifflant.

Mariotte passa par la tourelle et déboucha par la porte decommunication que cachait une portière en étoffe de soie pareille àcelle des rideaux.

– Plaît-il, dit-elle, avez-vous besoin de quelquechose&|160;?

– Le chevalier dîne aux Touches, supprimez la lubine .

– Mais nous n’en savons rien encore, dit l’Irlandaise.

– Vous en paraissez fâchée, ma sœur&|160;; je le devine à votreaccent, dit l’aveugle.

– Monsieur Grimont a fini par apprendre des choses graves surmademoiselle des Touches, qui, depuis un an, a bien changé notrecher Calyste.

– En quoi, demanda le baron.

– Mais il lit toutes sortes de livres.

– Ah&|160;! ah&|160;! fit le baron, voilà donc pourquoi ilnéglige la chasse et son cheval.

– Elle a des mœurs répréhensibles et porte un nom d’homme,reprit madame du Guénic.

– Un nom de guerre dit le vieillard. Je me nommais l’Intimé, lecomte de Fontaine Grand-Jacques , le marquis de Montauran le Gars .J’étais l’ami de Ferdinand , qui ne s’est pas plus soumis que moi.C’était le bon temps&|160;! on se tirait des coups de fusil, etl’on s’amusait tout de même par-ci par là.

Ce souvenir de guerre qui remplaçait l’inquiétude paternelle,attrista pour un moment Fanny. La confidence du curé, le manque deconfiance chez son fils l’avaient empêchée de dormir, elle.

– Quand monsieur le chevalier aimerait mademoiselle des Touches,où serait le malheur&|160;? dit Mariotte. Elle a trente mille écusde rentes, et elle est belle.

Que dis-tu donc là, Mariotte&|160;! s’écria le vieillard. Un duGuénic épouser une des Touches&|160;! Les des Touches n’étaient pasencore nos écuyers au temps où Duguesclin regardait notre alliancecomme un insigne honneur.

– Une fille qui porte un nom d’homme, Camille Maupin&|160;! ditla baronne.

– Les Maupin sont anciens, dit le vieillard, ils sont deNormandie, et portent de gueule à trois&|160;… . Il s’arrêta. Maiselle ne peut pas être à la fois des Touches et Maupin.

– Elle se nomme Maupin au théâtre.

– Une des Touches ne saurait être comédienne, dit le vieillard.Si vous ne m’étiez pas connue, Fanny, je vous croirais folle.

– Elle écrit des pièces, des livres, dit encore la baronne.

– Des livres&|160;? dit le vieillard en regardant sa femme d’unair aussi surpris que si on lui eût parlé d’un miracle. J’ai ouïdire que mademoiselle Scudéry et madame de Sévigné avaient écrit,ce n’est pas ce qu’elles ont fait de mieux&|160;; mais il a fallu,pour de tels prodiges, Louis XIV et sa cour.

– Vous dînerez aux Touches, n’est-ce pas, monsieur&|160;? ditMariotte à Calyste qui se montra.

– Probablement, répondit le jeune homme.

Mariotte n’était pas curieuse, elle faisait partie de lafamille, elle sortit sans chercher à entendre la question quemadame du Guénic allait adresser à Calyste.

– Vous allez encore aux Touches, mon Calyste&|160;? Elle appuyasur ce mot, mon Calyste. Et les Touches ne sont pas une honnête etdécente maison. La maîtresse mène une folle vie, elle corrompranotre Calyste. Camille Maupin lui a fait lire bien des volumes,elle a eu bien des aventures&|160;! Et vous saviez tout cela,méchant enfant, et nous n’en avons rien dit à nos vieuxamis&|160;!

– Le chevalier est discret, répondit le père, une vertu du vieuxtemps.

– Trop discret, dit la jalouse Irlandaise en voyant la rougeurqui couvrait le front de son fils.

– Ma chère mère, dit Calyste en se mettant aux genoux de labaronne, je ne crois pas qu’il soit bien nécessaire de publier mesdéfaites. Mademoiselle des Touches, ou, si vous voulez, CamilleMaupin a rejeté mon amour, il y a dix-huit mois, à son dernierséjour ici. Elle s’est alors doucement moquée de moi : ellepourrait être ma mère, disait-elle&|160;; une femme de quarante ansqui aimait un mineur commettait une espèce d’inceste, elle étaitincapable d’une pareille dépravation. Elle m’a fait enfin milleplaisanteries qui m’ont accablé, car elle a de l’esprit comme unange. Aussi, quand elle m’a vu pleurant à chaudes larmes,m’a-t-elle consolé en m’offrant son amitié de la manière la plusnoble. Elle a plus de cœur encore que de talent&|160;; elle estgénéreuse autant que vous. Je suis maintenant comme son enfant.Puis. à son retour, en apprenant qu’elle en aimait un autre, je mesuis résigné. Ne répétez pas les calomnies qui courent sur elle :Camille est artiste, elle a du génie et mène une de ces existencesexceptionnelles que l’on ne saurait juger comme les existencesordinaires.

– Mon enfant, dit la religieuse Fanny, rien ne peut dispenserune femme de se conduire comme le veut l’Eglise. Elle manque à sesdevoirs envers Dieu, envers la société en abjurant les doucesreligions de son sexe. Une femme commet déjà des péchés en allantau théâtre&|160;; mais écrire les impiétés que répètent lesacteurs, courir le monde, tantôt avec un ennemi du pape, tantôtavec un musicien, ah&|160;! vous aurez de la peine, Calyste, à mepersuader que ces actions soient des actes de foi, d’espérance oude charité. Sa fortune lui a été donnée par Dieu pour faire lebien, à quoi lui sert la sienne&|160;?

Calyste se releva soudain, il regarda sa mère et lui dit : – Mamère, Camille est mon amie&|160;; je ne saurais entendre parlerd’elle ainsi, car je donnerais ma vie pour elle.

– Ta vie&|160;? dit la baronne en regardant son fils d’un aireffrayé, ta vie est notre vie à tous.

– Mon beau neveu a dit là bien des mots que je ne comprends pas,s’écria doucement la vieille aveugle en se tournant vers lui.

-Où les a-t-il appris&|160;? dit la mère, aux Touches.

– Mais, ma mère chérie, elle m’a trouvé ignorant comme unecarpe.

– Tu savais les choses essentielles en connaissant bien lesdevoirs que nous enseigne la religion, répondit la baronne.Ah&|160;! cette femme détruira tes nobles et saintes croyances.

La vieille fille se leva, étendit solennellement les mains versson frère, qui sommeillait.

– Calyste, dit-elle d’une voix qui partait du cœur, ton père n’ajamais ouvert de livres, il parle breton, il a combattu dans ledanger pour le roi et pour Dieu. Les gens instruits avaient fait lemal, et les gentilshommes savants avaient quitté leur patrie.Apprends si tu veux&|160;!

Elle se rassit et se remit à tricoter avec l’activité que luiprêtait son émotion intérieure. Calyste fut frappé de ce discours àla Phocion.

– Enfin, mon ange, j’ai le pressentiment de quelque malheur pourtoi dans cette maison, dit la mère d’une voix altérée et en roulantdes larmes.

– Qui fait pleurer Fanny&|160;? s’écria le vieillard réveillé ensursaut par le son de voix de sa femme. Il regarda sa sœur, sonfils et la baronne. – Qu’y a-t-il&|160;?

– Rien, mon ami, répondit la baronne.

– Maman, répondit Calyste à l’oreille de sa mère et à voixbasse, il m’est impossible de m’expliquer en ce moment, mais cesoir nous causerons. Quand vous saurez tout, vous bénirezmademoiselle des Touches.

– Les mères n’aiment pas à maudire, répondit la baronne, et jene maudirais pas la femme qui aimerait bien mon Calyste.

Le jeune homme dit adieu à son vieux père et sortit. Le baron etsa femme se levèrent pour le regarder passer dans la cour, ouvrirla porte et disparaître. La baronne ne reprit pas le journal, elleétait émue. Dans cette vie si tranquille, si unie, la courtediscussion qui venait d’avoir lieu équivalait à une querelle chezune autre famille. Quoique calmée, l’inquiétude de la mère n’étaitd’ailleurs pas dissipée où cette amitié, qui pouvait réclamer lavie de Calyste et la mettre en péril, l’allait-elle mener&|160;?Comment la baronne aurait-elle à bénir mademoiselle desTouches&|160;? Ces deux questions étaient aussi graves pour cetteâme simple que pour des diplomates la révolution la plus furieuse.Camille Maupin était une révolution dans cet intérieur doux etcalme.

– J’ai bien peur que cette femme ne nous le gâte, dit-elle enreprenant le journal.

– Ma chère Fanny, dit le vieux baron d’un air égrillard, vousêtes trop ange pour concevoir ces choses-là. Mademoiselle desTouches est, dit-on, noire comme un corbeau, forte comme un Turc,elle a quarante ans, notre cher Calyste devait s’adresser à elle.Il fera quelques petits mensonges bien honorables pour cacher sonbonheur. Laissez-le s’amuser à sa première tromperie d’amour.

– Si c’était une autre femme…

– Mais, chère Fanny, si cette femme était une sainte, ellen’accueillerait pas votre fils. La baronne reprit le journal. -J’irai la voir, moi, dit le vieillard, je vous en rendrai boncompte.

Ce mot ne peut avoir de saveur que par souvenir. Après labiographie de Camille Maupin, figurez-vous le vieux baron auxprises avec cette femme illustre&|160;?

La ville de Guérande, qui depuis deux mois voyait Calyste, safleur et son orgueil, allant tous les jours, le soir ou le matin,souvent soir et matin, aux Touches, pensait que mademoiselleFélicité des Touches était passionnément éprise de ce bel enfant,et qu’elle pratiquait sur lui des sortilèges. Plus d’une jeunefille et d’une jeune femme se demandaient quels priviléges étaientceux des vieilles femmes pour exercer sur un ange un empire siabsolu. Aussi, quand Calyste traversa la Grand’Rue pour sortir parla porte du Croisic, plus d’un regard s’attacha-t-il sur lui.

Il devient maintenant nécessaire d’expliquer les rumeurs quiplanaient sur le personnage que Calyste allait voir. Ces bruits,grossis par les commérages bretons, envenimés par l’ignorancepublique, étaient arrivés jusqu’au curé. Le receveur descontributions, le juge de paix, le chef de la douane deSaint-Nazaire et autres gens lettrés du canton n’avaient pasrassuré l’abbé Grimont en lui racontant la vie bizarre de la femmeartiste cachée sous le nom de Camille Maupin. Elle ne mangeait pasencore des petits enfants, elle ne tuait pas des esclaves commeCléopâtre, elle ne faisait pas jeter un homme à la rivière comme onen accuse faussement l’héroïne de la Tour de Nesle&|160;; mais pourl’abbé Grimont, cette monstrueuse créature, qui tenait de la sirèneet de l’athée, formait une combinaison immorale de la femme et duphilosophe, et manquait à toutes les lois sociales inventées pourcontenir ou utiliser les infirmités du beau sexe.

De même que Clara Gazul est le pseudonyme femelle d’un hommed’esprit, George Sand le pseudonyme masculin d’une femme de génie,Camille Maupin fut le masque sous lequel se cacha pendantlong-temps une charmante fille, très-bien née, une Bretonne, nomméeFélicité des Touches, la femme qui causait de si vives inquiétudesà la baronne du Guénic et au bon curé de Guérande. Cette famillen’a rien de commun avec les des Touches de Touraine, auxquelsappartient l’ambassadeur du Régent, encore plus fameux aujourd’huipar son nom littéraire que par ses talents diplomatiques. CamilleMaupin, l’une des quelques femmes célèbres du dix-neuvième siècle,passa long-temps pour un auteur réel à cause de la virilité de sondébut. Tout le monde connaît aujourd’hui les deux volumes de piècesnon susceptibles de représentation, écrites à la manière deShakspeare ou de Lopez de Véga publiées en 1822, et qui firent unesorte de révolution littéraire quand la grande question desromantiques et des classiques palpitait dans les journaux, dans lescercles, à l’Académie. Depuis, Camille Maupin a donné plusieurspièces de théâtre et un roman qui n’ont point démenti le succèsobtenu par sa première publication, maintenant un peu trop oubliée.Expliquer par quel enchaînement de circonstances s’est accompliel’incarnation masculine d’une jeune fille, comment Félicité desTouches s’est faite homme et auteur&|160;; pourquoi, plus heureuseque madame de Staël, elle est restée libre et se trouve ainsi plusexcusable de sa célébrité, ne sera-ce pas satisfaire beaucoup decuriosités et justifier l’une de ces monstruosités qui s’élèventdans l’humanité comme des monuments, et dont la gloire estfavorisée par la rareté&|160;? car, en vingt siècles, à peinecompte-t-on vingt grandes femmes. Aussi, quoiqu’elle ne soit iciqu’un personnage secondaire, comme elle eut une grande influencesur Calyste et qu’elle joue un rôle dans l’histoire littéraire denotre époque, personne ne regrettera de s’être arrêté devant cettefigure un peu plus de temps que ne le veut la poétique moderne.

Mademoiselle Félicité des Touches s’est trouvée orpheline en1793. Ses biens échappèrent ainsi aux confiscations qu’auraientsans doute encourues son père et son frère. Le premier mourut au 10août, tué sur le seuil du palais, parmi les défenseurs du roi,auprès de qui l’appelait son grade de major aux gardes de la porte.Son frère, jeune garde du corps, fut massacré aux Carmes.Mademoiselle des Touches avait deux ans quand sa mère mourut tuéepar le chagrin, quelques jours après cette seconde catastrophe. Enmourant, madame des Touches confia sa fille à sa sœur, unereligieuse de Chelles. Madame de Faucombe, la religieuse, emmenaprudemment l’orpheline à Faucombe, terre considérable située prèsde Nantes, appartenant à madame des Touches, et où la religieuses’établit avec trois sœurs de son couvent. La populace de Nantesvint pendant les derniers jours de la terreur démolir le château,saisir les religieuses et mademoiselle des Touches, furent jetéesen prison, accusées par une rumeur calomnieuse d’avoir reçu desémissaires de Pitt et Cobourg. Le 9 thermidor les délivra. La tantede Félicité mourut de frayeur. Deux des sœurs quittèrent la France,la troisième confia la petite des Touches à son plus proche parent,à monsieur de Faucombe, son grand-oncle maternel, qui habitaitNantes, et rejoignit ses compagnes en exil. Monsieur de Faucombe,vieillard de soixante ans, avait épousé une jeune femme à laquelleil laissait le gouvernement de ses affaires. Il ne s’occupait plusque d’archéologie, une passion ou, pour parler plus correctement,une de ces manies qui aident les vieillards à se croire vivants.L’éducation de sa pupille fut entièrement livrée au hasard. Peusurveillée par une jeune femme adonnée aux plaisirs de l’époqueimpériale, Félicité s’éleva toute seule, en garçon. Elle tenaitcompagnie à monsieur de Faucombe dans sa bibliothèque et y lisaittout ce qu’il lui plaisait de lire. Elle connut donc la vie enthéorie, et n’eut aucune innocence d’esprit, tout en demeurantvierge. Son intelligence flotta dans les impuretés de la science,et son cœur pur. Son instruction devint surprenante, excitée par lapassion de la lecture et servie par une belle mémoire. Aussifut-elle à dix-huit ans savante comme devraient l’être, avantd’écrire, les jeunes auteurs d’aujourd’hui. Ces prodigieuseslectures continrent ses passions beaucoup mieux que la vie decouvent, où s’enflamment les imaginations des jeunes filles. Cecerveau bourré de connaissances ni digérées ni classées, dominaitce cœur enfant. Cette dépravation de l’intelligence, sans actionsur la chasteté du corps, eût étonné des philosophes ou desobservateurs, si quelqu’un à Nantes eût pu soupçonner la valeur demademoiselle des Touches. Le résultat fut en sens inverse de lacause : Félicité n’avait aucune pente au mal, elle concevait toutpar la pensée et s’abstenait du fait&|160;; elle enchantait levieux Faucombe et l’aidait dans ses travaux&|160;; elle écrivittrois des ouvrages du bon gentilhomme, qui les crut de lui, car sapaternité spirituelle fut aveugle aussi. De si grands travaux, endésaccord avec les développements de la jeune fille, eurent leureffet : Félicité tomba malade, son sang s’était échauffé, lapoitrine paraissait menacée d’inflammation. Les médecinsordonnèrent l’exercice du cheval et les distractions du monde.Mademoiselle des Touches devint une très-habile écuyère, et serétablit eu peu de mois. A dix-huit ans elle apparut dans le monde,où elle produisit une si grande sensation qu’à Nantes personne nela nommait autrement que la belle demoiselle des Touches&|160;;mais les adorations qu’elle inspira la trouvèrent insensible, elley était venue par un de ces sentiments impérissables chez unefemme, quelle que soit sa supériorité. Froissée par sa tante et sescousines qui se moquèrent de ses travaux et la persiflèrent sur sonéloignement en la supposant inhabile à plaire, elle avait voulu semontrer coquette et légère, femme, en un mot. Félicité s’attendaità un échange quelconque d’idées, à des séductions en harmonie avecl’élévation de son intelligence, avec l’étendue de sesconnaissances&|160;; elle éprouva du dégoût en entendant les lieuxcommuns de la conversation, les sottises de la galanterie, et futsurtout choquée par l’aristocratie des militaires, auxquels toutcédait alors. Naturellement, elle avait négligé les artsd’agrément. En se voyant inférieure à des poupées qui jouaient dupiano et faisaient les agréables en chantant des romances, ellevoulut être musicienne : elle rentra dans sa profonde retraite etse mit à étudier avec obstination sous la direction du meilleurmaître de la ville. Elle était riche, elle fit venir Steibelt pourse perfectionner, au grand étonnement de la ville. On y parleencore de cette conduite princière. Le séjour de ce maître luicoûta douze mille francs. Elle est, depuis, devenue musicienneconsommée. Plus tard, à Paris, elle se fit enseigner l’harmonie, lecontre-point, et a composé la musique de deux opéras, qui ont eu leplus grand succès, sans que le public ait jamais été mis dans laconfidence. Ces opéras appartiennent ostensiblement à Conti, l’undes artistes les plus éminents de notre époque&|160;; mais cettecirconstance tient à l’histoire de son cœur et s’expliquera plustard. La médiocrité du monde de province l’ennuyait si fortement,elle avait dans l’imagination des idées si grandioses, qu’elledéserta les salons après y avoir reparu pour éclipser les femmespar l’éclat de sa beauté, jouir de son triomphe sur lesmusiciennes, et se faire adorer par les gens d’esprit&|160;; mais,après avoir démontré sa puissance à ses deux cousines et désespérédeux amants, elle revint à ses livres, à son piano, aux œuvres deBeethoven et au vieux Faucombe. En 1812, elle eut vingt et un ans,l’archéologue lui rendit ses comptes de tutelle&|160;; ainsi, descette année, elle prit la direction de sa fortune composée dequinze mille livres de rente que donnait les Touches, le bien deson père&|160;; des douze mille francs que rapportaient alors lesterres de Faucombe, mais dont le revenu s’augmenta d’un tiers aurenouvellement des baux&|160;; et d’un capital de trois cent millefrancs économisé par son tuteur. De la vie de province, Félicité neprit que l’entente de la fortune et cette pente à la sagesseadministrative qui peut-être y rétablit la balance entre lemouvement ascensionnel des capitaux vers Paris. Elle reprit sestrois cent mille francs à la maison où l’archéologue les faisaitvaloir, et les plaça sur le Grand-Livre au moment des désastres dela retraite de Moscou. Elle eut trente mille francs de rentes deplus. Toutes ses dépenses acquittées, il lui restait cinquantemille francs par an à placer. A vingt et un ans, une fille de cevouloir était l’égale d’un homme de trente ans. Son esprit avaitpris une énorme étendue, et des habitudes de critique luipermettaient de juger sainement les hommes, les arts, les choses etla politique. Dès ce moment elle eut l’intention de quitter Nantes,mais le vieux Faucombe tomba malade de la maladie qui l’emporta.Elle était comme la femme de ce vieillard, elle le soigna pendantdix-huit mois avec le dévouement d’un ange gardien, et lui fermales yeux au moment où Napoléon luttait avec l’Europe sur le cadavrede la France. Elle remit donc son départ pour Paris à la fin decette lutte. Royaliste, elle courut assister au retour des Bourbonsà Paris. Elle y fut accueillie par les Grandlieu, avec lesquelselle avait des liens de parenté&|160;; mais les catastrophes duVingt-Mars arrivèrent, et tout pour elle fut en suspens. Elle putvoir de près cette dernière image de l’Empire, admirer laGrande-Armée qui vint au Champ-de-Mars, comme à un cirque, saluerson César avant d’aller mourir à Waterloo. L’âme grande et noble deFélicité fut saisie par ce magique spectacle. Les commotionspolitiques, la féerie de cette pièce de théâtre en trois mois quel’histoire a nommée les Cent-Jours, l’occupèrent et la préservèrentde toute passion, au milieu d’un bouleversement qui dispersa lasociété royaliste où elle avait débuté. Les Grandlieu avaient suiviles Bourbons à Gand, laissant leur hôtel à mademoiselle desTouches. Félicité, qui ne voulait pas de position subalterne,acheta, pour cent trente mille francs, un des plus beaux hôtels dela rue du Mont-Blanc où elle s’installa quand les Bourbonsrevinrent en 1815, et dont le jardin seul vaut aujourd’hui deuxmillions. Habituée à se conduire elle-même, Félicité se familiarisade bonne heure avec l’action qui semble exclusivement départie auxhommes. En 1816, elle eut vingt-cinq ans. Elle ignorait le mariage,elle ne le concevait que par la pensée, le jugeait dans ses causesau lieu de le voir dans ses effets, et n’en apercevait que lesinconvénients. Son esprit supérieur se refusait à l’abdication parlaquelle la femme mariée commence la vie&|160;; elle sentaitvivement le prix de l’indépendance et n’éprouvait que du dégoûtpour les soins de la maternité. Il est nécessaire de donner cesdétails pour justifier les anomalies qui distinguent CamilleMaupin. Elle n’a connu ni père ni mère, et fut sa maîtresse dèsl’enfance, son tuteur fut un vieil archéologue, le hasard l’a jetéedans le domaine de la science et de l’imagination, dans le mondelittéraire, au lieu de la maintenir dans le cercle tracé parl’éducation futile donnée aux femmes, par les enseignementsmaternels sur la toilette, sur la décence hypocrite, sur les grâceschasseresses du sexe. Aussi, long-temps avant qu’elle ne devîntcélèbre, voyait-on du premier coup d’oeil qu’elle n’avait jamaisjoué à la poupée. Vers la fin de l’année 1817, Félicité des Touchesaperçut non pas des flétrissures, mais un commencement de fatiguedans sa personne. Elle comprit que sa beauté allait s’altérer parle fait de son célibat obstiné, mais elle voulait demeurer belle,car alors elle tenait à sa beauté. La science lui notifia l’arrêtporté par la nature sur ses créations, lesquelles dépérissentautant par la méconnaissance que par l’abus de ses lois. Le visagemacéré de sa tante lui apparut et la fit frémir. Placée entre lemariage et la passion, elle voulut rester libre&|160;; mais elle nefut plus indifférente aux hommages qui l’entouraient. Elle était,au moment où cette histoire commence, presque semblable à elle-mêmeen 1817. Dix-huit ans avaient passé sur elle en la respectant. Aquarante ans, elle pouvait dire n’en avoir que vingt-cinq. Aussi lapeindre en 1836, est-ce la représenter comme elle était en 1817.Les femmes qui savent dans quelles conditions de tempérament et debeauté doit être une femme pour résister aux outrages du temps,comprendront comment et pourquoi Félicité des Touches jouissaitd’un si grand privilège en étudiant un portrait pour lequel sontréservés les tons les plus brillants de la palette et la plus richebordure.

La Bretagne offre un singulier problème à résoudre dans laprédominance de la chevelure brune, des yeux bruns et du teintbruni chez une contrée voisine de l’Angleterre où les conditionsatmosphériques sont si peu différentes. Ce problème tient-il à lagrande question des races, à des influences physiquesinobservées&|160;? Les savants rechercheront peut-être un jour lacause de cette singularité qui cesse dans la province voisine, enNormandie. Jusqu’à la solution, ce fait bizarre sous nos yeux : lesblondes sont assez rares parmi les Bretonnes qui presque toutes ontles yeux vifs des méridionaux&|160;; mais, au lieu d’offrir lataille élevée et les lignes serpentines de l’Italie ou del’Espagne, elles sont généralement petites, ramassées, bien prises,fermes, hormis les exceptions de la classe élevée, qui se croisepar ses alliances aristocratiques. Mademoiselle des Touches, envraie Bretonne de race, est d’une taille ordinaire&|160;; elle n’apas cinq pieds, mais on les lui donne. Cette erreur provient ducaractère de sa figure, qui la grandit. Elle a ce teint olivâtre aujour et blanc aux lumières, qui distingue les belles Italiennes :vous diriez de l’ivoire animé. Le jour glisse sur cette peau commesur un corps poli, il y brille&|160;; une émotion violente estnécessaire pour que de faibles rougeurs s’y infusent au milieu desjoues, mais elles disparaissent aussitôt. Cette particularité prêteà son visage une impassibilité de sauvage. Ce visage, plus rondqu’ovale, ressemble à celui de quelque belle Isis des bas-reliefséginétiques. Vous diriez la pureté des têtes de sphinx, polies parle feu des déserts, caressées par la flamme du soleil égyptien.Ainsi, la couleur du teint est en harmonie avec la correction decette tête. Les cheveux noirs et abondants descendent en nattes lelong du col comme la coiffe à double bandelette rayée des statuesde Memphis, et continuent admirablement la sévérité générale de laforme. Le front est plein, large, renflé aux tempes, illuminé pardes méplats où s’arrête la lumière, coupé, comme celui de la Dianechasseresse&|160;; un front puissant et volontaire, silencieux etcalme. L’arc des sourcils tracé vigoureusement s’étend sur deuxyeux dont la flamme scintille par moments comme celle d’une étoilefixe. Le blanc de l’oeil n’est ni bleuâtre, ni semé de fils rouges,ni d’un blanc pur&|160;; il a la consistance de la corne, mais ilest d’un ton chaud. La prunelle est bordée d’un cercle orange.C’est du bronze entouré d’or, mais de l’or vivant, du bronze animé.Cette prunelle a de la profondeur. Elle n’est pas doublée, commedans certains yeux, par une espèce de tain qui renvoie la lumièreet les fait ressembler aux yeux des tigres ou des chats&|160;; ellen’a pas cette inflexibilité terrible qui cause un frisson aux genssensibles&|160;; mais cette profondeur a son infini, de même quel’éclat des yeux à miroir a son absolu. Le regard de l’observateurpeut se perdre dans cette âme qui se concentre et se retire avecautant de rapidité qu’elle jaillit de ces yeux veloutés. Dans unmoment de passion, l’oeil de Camille Maupin est sublime : l’or deson regard allume le blanc jaune, et tout flambe&|160;; mais aurepos, il est terne, la torpeur de la méditation lui prête souventl’apparence de la niaiserie&|160;; quand la lumière de l’âme ymanque, les lignes du visage s’attristent également. Les cils sontcourts, mais fournis et noirs comme des queues d’hermine. Lespaupières sont brunes et semées de fibrilles rouges qui leurdonnent à la fois de la grâce et de la force, deux qualitésdifficiles à réunir chez la femme. Le tour des yeux n’a pas lamoindre flétrissure ni la moindre ride. Là encore, vous retrouverezle granit de la statue égyptienne adouci par le temps. Seulement,la saillie des pommettes, quoique douce, est plus accusée que chezles autres femmes et complète l’ensemble de force exprimé par lafigure. Le nez, mince et droit, est coupé de narines obliques assezpassionnément dilatées pour laisser voir le rose lumineux de leurdélicate doublure. Ce nez continue bien le front auquel il s’unitpar une ligne délicieuse, il est parfaitement blanc à sa naissancecomme au bout, et ce bout est doué d’une sorte de mobilité qui faitmerveille dans les moments où Camille s’indigne, se courrouce, serévolte. Là surtout, comme l’a remarqué Talma, se peint la colèreou l’ironie des grandes âmes. L’immobilité des narines accuse unesorte de sécheresse. Jamais le nez d’un avare n’a vacillé : il estcontracté comme la bouche&|160;; tout est clos dans son visagecomme chez lui. La bouche arquée à ses coins est d’un rouge vif, lesang y abonde, il y fournit ce minium vivant et penseur qui donnetant de séductions à cette bouche et peut rassurer l’amant que lagravité majestueuse du visage effraierait. La lèvre supérieure estmince, le sillon qui l’unit au nez y descend assez bas comme dansun arc, ce qui donne un accent particulier à son dédain. Camille apeu de chose à faire pour exprimer sa colère. Cette jolie lèvre estbordée par la forte marge rouge de la lèvre inférieure, admirablede bonté, pleine d’amour, et que Phidias semble avoir posée commele bord d’une grenade ouverte, dont elle a la couleur. Le menton serelève fermement&|160;; il est un peu gras, mais il exprime larésolution et termine bien ce profil royal sinon divin. Il estnécessaire de dire que le dessous du nez est légèrement estompé parun duvet plein de grâce. La nature aurait fait une faute si ellen’avait jeté là cette suave fumée. L’oreille a des enroulementsdélicats, signe de bien des délicatesses cachées. Le buste estlarge. Le corsage est mince et suffisamment orné. Les hanches ontpeu de saillie, mais elles sont gracieuses. La chute des reins estmagnifique, et rappelle plus le Bacchus que la Vénus Callipyge. Là,se voit la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les femmescélèbres&|160;; elles ont là comme une vague similitude avecl’homme, elles n’ont ni la souplesse, ni l’abandon des femmes quela nature a destinées à la maternité&|160;; leur démarche ne sebrise pas par un mouvement doux. Cette observation est commebilatérale, elle a sa contre-partie chez les hommes dont leshanches sont presque semblables à celles des femmes quand ils sontfins, astucieux, faux et lâches. Au lieu de se creuser à la nuque,le col de Camille forme un contour renflé qui lie les épaules à latête sans sinuosité, le caractère le plus évident de la force. Cecol présente par moments des plis d’une magnificence athlétique.L’attache des bras, d’un superbe contour, semble appartenir à unefemme colossale. Les bras sont vigoureusement modelés, terminés parun poignet d’une délicatesse anglaise, par des mains mignonnes etpleines de fossettes, grasses, enjolivées d’ongles roses taillés enamandes et côtelés sur les bords, et d’un blanc qui annonce que lecorps si rebondi, si ferme, si bien pris est d’un tout autre tonque le visage. L’attitude ferme et froide de cette tête estcorrigée par la mobilité des lèvres, par leur changeanteexpression, par le mouvement artiste des narines. Mais malgré cespromesses irritantes et assez cachées aux profanes, le calme decette physionomie a je ne sais quoi de provoquant. Cette figure,plus mélancolique, plus sérieuse que gracieuse, est frappée par latristesse d’une méditation constante. Aussi mademoiselle desTouches écoute-t-elle plus qu’elle ne parle. Elle effraie par sonsilence et par ce regard profond d’une profonde fixité. Personne,parmi les gens vraiment instruits, n’a pu la voir sans penser à lavraie Cléopâtre, à cette petite brune qui faillit changer la facedu monde&|160;; mais chez Camille, l’animal est si complet, si bienramassé, d’une nature si léonine, qu’un homme quelque peu Turcregrette l’assemblage d’un si grand esprit dans un pareil corps, etle voudrait tout femme. Chacun tremble de rencontrer lescorruptions étranges d’une âme diabolique. La froideur del’analyse, le positif de l’idée n’éclairent-ils pas les passionschez elle&|160;? Cette fille ne juge-t-elle pas au lieu desentir&|160;? ou, phénomène encore plus terrible, ne sent-elle paset ne juge-t-elle pas à la fois&|160;? pouvant tout par soncerveau, doit-elle s’arrêter là où s’arrêtent les autresfemmes&|160;? Cette force intellectuelle laisse-t-elle le cœurfaible&|160;? A-t-elle de la grâce&|160;? Descend-elle aux rienstouchants par lesquels les femmes occupent, amusent, intéressent unhomme aimé&|160;? Ne brise-t-elle pas un sentiment quand il nerépond pas à l’infini qu’elle embrasse et contemple&|160;? Qui peutcombler les deux précipices de ses yeux&|160;? On a peur de trouveren elle je ne sais quoi de vierge, d’indompté. La femme forte nedoit être qu’un symbole, elle effraie à voir en réalité. CamilleMaupin est un peu, mais vivante, cette Isis de Schiller, cachée aufond du temple, et aux pieds de laquelle les prêtres trouvaientexpirant les hardis lutteurs qui l’avaient consultée. Les aventurestenues pour vraies par le monde et que Camille ne désavoue point,confirment les questions suggérées par son aspect. Mais peut-êtreaime-t-elle cette calomnie&|160;? La nature de sa beauté n’a pasété sans influence sur sa renommée : elle l’a servie, de même quesa fortune et sa position l’ont maintenue au milieu du monde. Quandun statuaire voudra faire une admirable statue de la Bretagne, ilpeut copier mademoiselle des Touches. Ce tempérament sanguin,bilieux, est le seul qui puisse repousser l’action du temps. Lapulpe incessamment nourrie de cette peau comme vernissée est laseule arme que la nature ait donnée aux femmes pour résister auxrides, prévenues d’ailleurs chez Camille par l’impassibilité de lafigure.

En 1817, cette charmante fille ouvrit sa maison aux artistes,aux auteurs en renom, aux savants, aux publicistes vers lesquelsses instincts la portaient. Elle eut un salon semblable à celui dubaron Gérard, où l’aristocratie se mêlait aux gens illustres, oùvinrent les femmes. La parenté de mademoiselle des Touches et safortune, augmentée de la succession de sa tante religieuse, laprotégèrent dans l’entreprise, si difficile à Paris, de se créerune société. Son indépendance fut une raison de son succès.Beaucoup de mères ambitieuses conçurent l’espoir de lui faireépouser leurs fils dont la fortune était en désaccord avec labeauté de leurs écussons. Quelques pairs de France, alléchés parquatre-vingt mille livres de rentes, séduits par cette maisonmagnifiquement montée, y amenèrent leurs parentes les plus revêcheset les plus difficiles. Le monde diplomatique, qui recherche lesamusements de l’esprit, y vint et s’y plut. Mademoiselle desTouches, entourée de tant d’intérêts, put donc étudier lesdifférentes comédies que la passion, l’avarice, l’ambition fontjouer à tous les hommes, même les plus élevés. Elle vit de bonneheure le monde comme il est, et fut assez heureuse pour ne paséprouver promptement cet amour entier qui hérite de l’esprit, desfacultés de la femme et l’empêche alors de juger sainement.Ordinairement la femme sent, jouit et juge successivement&|160;; delà trois âges distincts, dont le dernier coïncide avec la tristeépoque de la vieillesse. Pour mademoiselle des Touches, l’ordre futrenversé. Sa jeunesse fut enveloppée des neiges de la science etdes froideurs de la réflexion. Cette transposition explique encorela bizarrerie de son existence et la nature de son talent. Elleobservait les hommes à l’âge où les femmes ne peuvent en voirqu’un, elle méprisait ce qu’elles admirent, elle surprenait desmensonges dans les flatteries qu’elles acceptent comme des vérités,elle riait de ce qui les rend graves. Ce contre-sens duralong-temps, mais il eut une fin terrible : elle devait trouver enelle, jeune et frais, le premier amour, au moment où les femmessont sommées par la nature de renoncer à l’amour. Sa premièreliaison fut si secrète que personne ne la connut. Félicité, commetoutes les femmes livrées au bon sens du cœur, fut portée àconclure de la beauté du corps à celle de l’âme, elle fut éprised’une figure, et connut toute la sottise d’un homme à bonnesfortunes qui ne vit qu’une femme en elle. Elle fut quelque temps àse remettre de son dégoût et de ce mariage insensé. Sa douleur, unhomme la devina, la consola sans arrière-pensée, ou du moins sutcacher ses projets. Félicité crut avoir trouvé la noblesse de cœuret l’esprit qui manquaient au dandy. Cet homme possède un desesprits les plus originaux de ce temps. Lui-même écrivait sous unpseudonyme, et ses premiers écrits annoncèrent un adorateur del’Italie. Félicité devait voyager sous peine de perpétuer la seuleignorance qui lui restât. Cet homme sceptique et moqueur emmenaFélicité pour connaître la patrie des arts. Ce célèbre inconnu peutpasser pour le maître et le créateur de Camille Maupin. Il mit enordre les immenses connaissances de Félicité, les augmenta parl’étude des chefs-d’œuvre qui meublent l’Italie, lui donna ce toningénieux et fin, épigrammatique et profond qui est le caractère deson talent à lui, toujours un peu bizarre dans la forme, mais queCamille Maupin modifia par la délicatesse de sentiment et le touringénieux naturels aux femmes&|160;; il lui inculqua le goût desœuvres de la littérature anglaise et allemande, et lui fitapprendre ces deux langues en voyage. A Rome, en 1820, mademoiselledes Touches fut quittée pour une Italienne. Sans ce malheur,peut-être n’eût-elle jamais été célèbre. Napoléon a surnommél’infortune la sage-femme du génie. Cet événement inspira pourtoujours à mademoiselle des Touches ce mépris de l’humanité qui larend si forte. Félicité mourut et Camille naquit. Elle revint àParis avec Conti, le grand musicien, pour lequel elle fit deuxlivrets d’opéra&|160;; mais elle n’avait plus d’illusions, etdevint à l’insu du monde une sorte de Don Juan femelle sans dettesni conquêtes. Encouragée par le succès, elle publia ses deuxvolumes de pièces de théâtre qui, du premier coup, placèrentCamille Maupin parmi les illustres anonymes. Elle raconta sapassion trompée dans un petit roman admirable, un des chefs-d’œuvrede l’époque. Ce livre, d’un dangereux exemple, fut mis à côté d’Adolphe , horrible lamentation dont la contre-partie se trouvaitdans l’œuvre de Camille. La délicatesse de sa métamorphoselittéraire est encore incomprise. Quelques esprits fins y voientseuls cette générosité qui livre un homme à la critique, et sauvela femme de la gloire en lui permettant de demeurer obscure. Malgréson désir, sa célébrité s’augmenta chaque jour, autant parl’influence de son salon que par ses réparties, par la justesse deses jugements, par la solidité de ses connaissances. Elle faisaitautorité, ses mots étaient redits, elle ne put se démettre desfonctions dont elle était investie par la société parisienne. Elledevint une exception admise. Le monde plia sous le talent et devantla fortune de cette fille étrange&|160;; il reconnut, sanctionnason indépendance, les femmes admirèrent son esprit et les hommes sabeauté. Sa conduite fut d’ailleurs soumise à toutes les convenancessociales. Ses amitiés parurent purement platoniques. Elle n’eutd’ailleurs rien de la femme auteur. Mademoiselle des Touches estcharmante comme une femme du monde, à propos faible, oisive,coquette, occupée de toilette, enchantée des niaiseries quiséduisent les femmes et les poètes. Elle comprit très-bien qu’aprèsmadame de Staël il n’y avait plus de place dans ce siècle pour uneSapho, et que Ninon ne saurait exister dans Paris sans grandsseigneurs ni cour voluptueuse. Elle est la Ninon de l’intelligence,elle adore l’art et les artistes, elle va du poète au musicien, dustatuaire au prosateur. Elle est d’une noblesse, d’une générositéqui arrive à la duperie, tant elle est pleine de pitié pour lemalheur, pleine de dédain pour les gens heureux. Elle vit depuis1830 dans un cercle choisi, avec des amis éprouvés qui s’aimenttendrement et s’estiment. Aussi loin du fracas de madame de Staëlque des luttes politiques, elle se moque très-bien de CamilleMaupin, ce cadet de George Sand qu’elle appelle son frère Caïn, carcette gloire récente a fait oublier la sienne. Mademoiselle desTouches admire son heureuse rivale avec un angélique laissez-aller,sans éprouver de jalousie ni garder d’arrière-pensée.

Jusqu’au moment où commence cette histoire, elle eut l’existencela plus heureuse que puisse imaginer une femme assez forte pour seprotéger elle-même. De 1817 à 1834, elle était venue cinq ou sixfois aux Touches. Son premier voyage eut lieu, après sa premièredéception, en 1818. Sa maison des Touches était inhabitable&|160;;elle renvoya son homme d’affaires à Guérande et en prit le logementaux Touches. Elle n’avait alors aucun soupçon de sa gloire à venir,elle était triste, elle ne vit personne, elle voulait en quelquesorte se contempler elle-même après ce grand désastre. Elle écrività Paris ses intentions à l’une de ses amies, relativement aumobilier nécessaire pour arranger les Touches. Le mobilierdescendit par un bateau jusqu’à Nantes, fut apporté par un petitbâtiment au Croisic, et de là transporté, non sans difficulté, àtravers les sables jusqu’aux Touches. Elle fit venir des ouvriersde Paris, et se casa aux Touches, dont l’ensemble lui plutextraordinairement. Elle voulut pouvoir méditer là sur lesévénements de la vie, comme dans une chartreuse privée. Aucommencement de l’hiver, elle repartit pour Paris. La petite villede Guérande fut alors soulevée par une curiosité diabolique : iln’y était bruit que du luxe asiatique de mademoiselle des Touches.Le notaire, son homme d’affaire, donna des permissions pour allervoir les Touches. On y vint du bourg de Batz, du Croisic, deSavenay. Cette curiosité rapporta, en deux ans, une somme énorme àla famille du concierge et du jardinier, dix-sept francs.Mademoiselle ne revint aux Touches que deux ans après, à son retourd’Italie, et y vint par le Croisic. On fut quelque temps sans lasavoir à Guérande, où elle était avec Conti le compositeur. Lesapparitions qu’elle y fit successivement excitèrent peu lacuriosité de la petite ville de Guérande. Son régisseur et tout auplus le notaire étaient dans le secret de la gloire de CamilleMaupin. En ce moment, cependant, la contagion des idées nouvellesavait fait quelques progrès dans Guérande, plusieurs personnes yconnaissaient la double existence de mademoiselle des Touches. Ledirecteur de la poste recevait des lettres adressées à CamilleMaupin, aux Touches. Enfin, le voile se déchira. Dans un paysessentiellement catholique, arriéré, plein de préjugés, la vieétrange de cette fille illustre devait causer les rumeurs quiavaient effrayé l’abbé Grimont, et ne pouvait jamais êtrecomprise&|160;; aussi parut-elle monstrueuse à tous les esprits.Félicité n’était pas seule aux Touches, elle y avait un hôte. Cethôte était Claude Vignon, écrivain dédaigneux et superbe, qui, touten ne faisant que de la critique, a trouvé moyen de donner aupublic et à la littérature l’idée d’une certaine supériorité.Félicité, qui depuis sept ans avait reçu cet écrivain comme centautres auteurs, journalistes, artistes et gens du monde, quiconnaissait son caractère sans ressort, sa paresse, sa profondemisère, son incurie et son dégoût de toutes choses, paraissaitvouloir en faire son mari par la manière dont elle s’y prenait aveclui. Sa conduite, incompréhensible pour ses amis, elle l’expliquaitpar l’ambition, par l’effroi que lui causait la vieillesse&|160;;elle voulait confier le reste de sa vie à un homme supérieur pourqui sa fortune serait un marchepied et qui lui continuerait sonimportance dans le monde poétique. Elle avait donc emporté ClaudeVignon de Paris aux Touches comme un aigle emporte dans ses serresun chevreau, pour l’étudier et pour prendre quelque partiviolent&|160;; mais elle abusait à la fois Calyste et Claude : ellene songeait point au mariage, elle était dans les plus violentesconvulsions qui puissent agiter une âme aussi forte que la sienne,en se trouvant la dupe de son esprit, en voyant la vie éclairéetrop tard par le soleil de l’amour, brillant comme il brille dansles cœurs à vingt ans. Voici maintenant la Chartreuse deCamille.

A quelques cents pas de Guérande, le sol de la Bretagne cesse,et les marais salants, les dunes commencent. On descend dans ledésert des sables que la mer a laissés comme une marge entre elleet la terre, par un chemin raviné qui n’a jamais vu de voitures. Cedésert contient des sables infertiles, les mares de forme inégalebordées de crêtes boueuses où se cultive le sel, et le petit brasde mer qui sépare du continent l’île du Croisic. Quoiquegéographiquement le Croisic soit une presqu’île, comme elle ne serattache à la Bretagne que par les grèves qui la lient au bourg deBatz, sables arides et mouvants qui ne sauraient se franchirfacilement, elle peut passer pour une île. A l’endroit où le chemindu Croisic à Guérande s’embranche sur la route de la terre-ferme,se trouve une maison de campagne entourée d’un grand jardinremarquable par des pins tortueux et tourmentés, les uns enparasol, les autres pauvres de branchages, montrant tous leurstroncs rougeâtres aux places où l’écorce est détachée. Ces arbres,victimes des ouragans, venus malgré vent et marée, pour eux le motest juste, préparent l’âme au spectacle triste et bizarre desmarais salants et des dunes qui ressemblent à une mer figée. Lamaison, assez bien bâtie en pierres schisteuses et en mortiermaintenues par des chaînes en granit, est sans aucune architecture,elle offre à l’oeil une muraille sèche, régulièrement percée parles baies des fenêtres. Les fenêtres sont à grandes vitres aupremier étage, et au rez-de-chaussée en petits carreaux. Au-dessusdu premier sont des greniers qui s’étendent sous un énorme toitélevé, pointu, à deux pignons, et qui a deux grandes lucarnes surchaque face. Sous le triangle de chaque pignon, une croisée ouvreson oeil de cyclope à l’ouest sur la mer, à l’est sur Guérande. Unefaçade de la maison regarde le chemin de Guérande et l’autre ledésert au bout duquel s’élève le Croisic. Par delà cette petiteville, s’étend la pleine mer. Un ruisseau s’échappe par uneouverture de la muraille du parc, que longe le chemin du Croisic,le traverse et va se perdre dans les sables ou dans le petit lacd’eau salée cerclé par les dunes, par les marais, et produit parl’irruption du bras de mer. Une route de quelques toises, pratiquéedans cette brèche du terrain, conduit du chemin à cette maison. Ony entre par une grande porte. La cour est entourée de bâtimentsruraux assez modestes qui sont une écurie, une remise, une maisonde jardinier près de laquelle est une basse-cour avec sesdépendances, plus à l’usage du concierge que du maître. Les tonsgrisâtres de cette maison s’harmonient admirablement avec lepaysage qu’elle domine. Son parc est l’oasis de ce désert àl’entrée duquel le voyageur trouve une hutte en boue où veillentles douaniers. Cette maison sans terres, ou dont les terres sontsituées sur le territoire de Guérande, a dans les marais un revenude dix mille livres de rentes et le reste en métairies disséminéesen terre ferme. Tel est le fief des Touches, auquel la révolution aretiré ses revenus féodaux. Aujourd’hui les Touches sont unbien&|160;; mais les paludiers continuent à dire le château&|160;;ils diraient le seigneur si le fief n’était tombé en quenouille.Quand Félicité voulut restaurer les Touches, elle se garda bien, engrande artiste, de rien changer à cet extérieur désolé qui donne unair de prison à ce bâtiment solitaire. Seulement la porte d’entréefut enjolivée de deux colonnes en briques soutenant une galeriedessous laquelle peut passer une voiture. La cour fut plantée.

La distribution du rez-de-chaussée est celle de la plupart desmaisons de campagne construites il y a cent ans. Evidemment cettemaison avait été bâtie sur les ruines de quelque petit castelperché là comme un anneau qui rattachait le Croisic et le bourg deBatz à Guérande, et qui seigneurisait les marais. Un péristyleavait été ménagé au bas de l’escalier. D’abord une grandeantichambre planchéiée, dans laquelle Félicité mit unbillard&|160;; puis un immense salon à six croisées dont deuxpercées au bas du mur de pignon, forment des portes, descendent aujardin par une dizaine de marches et correspondent dansl’ordonnance du salon aux portes qui mènent l’une au billard etl’autre à la salle à manger. La cuisine, située à l’autre bout,communique à la salle à manger par une office. L’escalier sépare lebillard de la cuisine, laquelle avait une porte sur le péristyle,que mademoiselle des Touches fit aussitôt condamner en en ouvrantune autre sur la cour. La hauteur d’étage, la grandeur des piècesont permis à Camille de déployer une noble simplicité dans cerez-de-chaussée. Elle s’est bien gardée d’y mettre des chosesprécieuses. Le salon, entièrement peint en gris, est meublé d’unvieux meuble en acajou et en soie verte, des rideaux de calicotblanc avec une bordure verte aux fenêtres, deux consoles, une tableronde&|160;; au milieu, un tapis à grands carreaux&|160;; sur lavaste cheminée à glace énorme, une pendule qui représentait le chardu soleil, entre deux candélabres de style impérial. Le billard ades rideaux de calicot gris avec des bordures vertes et deuxdivans. Le meuble de la salle à manger se compose de quatre grandsbuffets d’acajou, d’une table, de douze chaises d’acajou garnies enétoffes de crin, et de magnifiques gravures d’Audran encadrées dansdes cadres en acajou. Au milieu du plafond descend une lanterneélégante comme il y en avait dans les escaliers des grands hôtelset où il tient deux lampes. Tous les plafonds, à solivessaillantes, ont été peints en couleur de bois. Le vieil escalier,qui est en bois à gros balustres, a, depuis le haut jusqu’en bas,un tapis vert.

Le premier étage avait deux appartements séparés par l’escalier.Elle a pris pour elle celui qui a vue sur les marais, sur la mer,sur les dunes, et l’a distribué en un petit salon, une grandechambre à coucher, deux cabinets, l’un pour la toilette, l’autrepour le travail. Dans l’autre partie de la maison, elle a trouvé dequoi faire deux logements ayant chacun une antichambre et uncabinet. Les domestiques ont leurs chambres dans les combles. Lesdeux appartements à donner n’ont eu d’abord que le strictnécessaire. Le luxe artistique qu’elle avait demandé à Paris futréservé pour son appartement. Elle voulut avoir dans cette sombreet mélancolique habitation, devant ce sombre et mélancoliquepaysage, les créations les plus fantasques de l’art. Son petitsalon est tendu de belles tapisseries des Gobelins, encadrées desplus merveilleux cadres sculptés. Aux fenêtres se drapent lesétoffes les plus lourdes du vieux temps, un magnifique brocart àdoubles reflets, or et rouge jaune et vert, qui foisonne en plisvigoureux, orné de franges royales, de glands dignes des plussplendides dais de l’église. Ce salon est rempli par un bahut quelui trouva son homme d’affaires et qui vaut aujourd’hui sept ouhuit mille francs, par une table en ébène sculpté, par unsecrétaire aux mille tiroirs, incrusté d’arabesques en ivoire, etvenu de Venise, enfin par les plus beaux meubles gothiques. Il s’ytrouve des tableaux, des statuettes, tout ce qu’un peintre de sesamis put choisir de mieux chez les marchands de curiosités qui, en1818, ne se doutaient pas du prix qu’acquerraient plus tard cestrésors. Elle a mis sur ses tables de beaux vases du Japon auxdessins fantasques. Le tapis est un tapis de Perse entré par lesdunes en contrebande. Sa chambre est dans le goût du siècle deLouis XV et d’une parfaite exactitude. C’est bien le lit de boissculpté, peint en blanc, à dossiers cintrés, surmontés d’Amours sejetant des fleurs, rembourrés, garnis de soie brochée, avec le cielorné de quatre bouquets de plumes&|160;; la tenture en vraie perse,agencée avec des ganses de soie, des cordes et des nœuds&|160;; lagarniture de cheminée en rocaille&|160;; la pendule d’or moulu,entre deux grands vases du premier bleu de Sèvres, montés en cuivredoré&|160;; la glace encadrée dans le même goût&|160;; la toilettePompadour avec ses dentelles et sa glace&|160;; puis ces meubles sicontournés, ces duchesses, cette chaise longue, ce petit canapésec, la chauffeuse à dossier matelassé, le paravent de laque, lesrideaux de soie pareille à celle du meuble, doublés de satin roseet drapés par des cordes à puits&|160;; le tapis de laSavonnerie&|160;; enfin toutes les choses élégantes, riches,somptueuses, délicates, au milieu desquelles les jolies femmes dudix-huitième siècle faisaient l’amour. Le cabinet, entièrementmoderne, oppose aux galanteries du siècle de Louis XV un charmantmobilier d’acajou : sa bibliothèque est pleine, il ressemble à unboudoir, il a un divan. Les charmantes futilités de la femmel’encombrent, y occupent le regard d’œuvres modernes : des livres àsecret, des boîtes à mouchoirs et à gants, des abat-jour enlithophanies, des statuettes, des chinoiseries, des écritoires, unou deux albums, des presse-papiers, enfin les innombrablescolifichets à la mode. Les curieux y voient avec une surpriseinquiète des pistolets, un narghilé, une cravache, un hamac, unepipe, un fusil de chasse, une blouse, du tabac, un sac de soldat,bizarre assemblage qui peint Félicité.

Toute grande âme, en venant là, sera saisie par les beautésspéciales du paysage qui déploie ses savanes après le parc,dernière végétation du continent. Ces tristes carrés d’eausaumâtre, divisés par les petits chemins blancs sur lesquels sepromène le paludier, vêtu tout en blanc, pour ratisser, recueillirle sel et le mettre en mulons&|160;; cet espace que les exhalaisonssalines défendent aux oiseaux de traverser, en étouffant aussi tousles efforts de la botanique&|160;; ces sables où l’oeil n’estconsolé que par une petite herbe dure, persistante, à fleursrosées, et par l’oeillet des Chartreux&|160;; ce lac d’eau marine,le sable des dunes et la vue du Croisic, miniature de ville arrêtéecomme Venise en pleine mer&|160;; enfin, l’immense océan qui bordeles rescifs en granit de ses franges écumeuses pour faire encoremieux ressortir leurs formes bizarres, ce spectacle élève la penséetout en l’attristant, effet que produit à la longue le sublime, quidonne le regret de choses inconnues, entrevues par l’âme à deshauteurs désespérantes. Aussi ces sauvages harmonies neconviennent-elles qu’aux grands esprits et aux grandes douleurs. Cedésert plein d’accidents, où parfois les rayons du soleil réfléchispar les eaux, par les sables, blanchissent le bourg de Batz, etruissellent sur les toits du Croisic, en répandant un éclatimpitoyable, occupait alors Camille des jours entiers. Elle setournait rarement vers les délicieuses vues fraîches, vers lesbosquets et les haies fleuries qui enveloppent Guérande, comme unemariée, de fleurs, de rubans, de voiles et de festons. Ellesouffrait alors d’horribles douleurs inconnues.

Dès que Calyste vit poindre les girouettes des deux pignonsau-dessus des ajoncs du grand chemin et les têtes tortues des pins,il trouva l’air plus léger. Guérande lui semblait une prison, savie était aux Touches. Qui ne comprendrait les attraits qui s’ytrouvaient pour un jeune homme candide&|160;? L’amour pareil àcelui de Chérubin, qui l’avait fait tomber aux pieds d’une personnequi devint une grande chose pour lui avant d’être une femme, devaitsurvivre aux inexplicables refus de Félicité. Ce sentiment, qui estplus le besoin d’aimer que l’amour, n’avait pas échappé sans douteà la terrible analyse de Camille Maupin, et de là peut-être venaitson refus, noblesse incomprise par Calyste. Puis là brillaientd’autant plus les merveilles de la civilisation moderne qu’ellescontrastaient avec tout Guérande, où la pauvreté des du Guénicétait une splendeur. Là se déployèrent aux regards ravis de cejeune ignorant, qui ne connaissait que les genêts de la Bretagne etles bruyères de la Vendée, les richesses parisiennes d’un mondenouveau&|160;; de même qu’il y entendit un langage inconnu, sonore.Calyste écouta les accents poétiques de la plus belle musique, lasurprenante musique du dix-neuvième siècle chez laquelle la mélodieet l’harmonie luttent à puissance égale, où le chant etl’instrumentation sont arrivés à des perfections inouïes. Il y vitles œuvres de la plus prodigue peinture, celle de l’écolefrançaise, aujourd’hui héritière de l’Italie, de l’Espagne et desFlandres, où le talent est devenu si commun que tous les yeux, tousles cœurs fatigués de talent appellent à grands cris le génie. Il ylut ces œuvres d’imagination, ces étonnantes créations de lalittérature moderne qui produisirent tout leur effet sur un cœurneuf. Enfin notre grand dix-neuvième siècle lui apparut avec sesmagnificences collectives, sa critique, ses efforts de rénovationen tous genres, ses tentatives immenses et presque toutes à lamesure du géant qui berça dans ses drapeaux l’enfance de ce siècle,et lui chanta des hymnes accompagnés par la terrible basse ducanon. Initié par Félicité à toutes ces grandeurs, qui peut-êtreéchappent aux regards de ceux qui les mettent en scène et qui ensont les ouvriers, Calyste satisfaisait aux Touches le goût dumerveilleux si puissant à son âge, et cette naïve admiration, lepremier amour de l’adolescence, qui s’irrite tant de la critique.Il est si naturel que la flamme monte&|160;! Il écouta cette joliemoquerie parisienne, cette élégante satire qui lui révélèrentl’esprit français et réveillèrent en lui mille idées endormies parla douce torpeur de sa vie en famille. Pour lui, mademoiselle desTouches était la mère de son intelligence, une mère qu’il pouvaitaimer sans crime. Elle était si bonne pour lui : une femme esttoujours adorable pour un homme à qui elle inspire de l’amour,encore qu’elle ne paraisse pas le partager. En ce moment Félicitélui donnait des leçons de musique. Pour lui ces grands appartementsdu rez-de-chaussée encore étendus par les habiles dispositions desprairies et des massifs du parc, cette cage d’escalier meublée deschefs-d’œuvre de la patience italienne, de bois sculptés, demosaïques vénitiennes et florentines, de bas-reliefs en ivoire, enmarbre, de curiosités commandées par les fées du moyen âge&|160;;cet appartement intime, si coquet, si voluptueusement artiste,étaient vivifiés, animés par une lumière, un esprit, un airsurnaturels, étranges, indéfinissables. Le monde moderne avec sespoésies s’opposait vivement au monde morne et patriarcal deGuérande en mettant deux systèmes en présence. D’un côté les milleeffets de l’art, de l’autre l’unité de la sauvage Bretagne.Personne alors ne demandera pourquoi le pauvre enfant, ennuyé commesa mère des finesses de la mouche, tressaillait toujours en entrantdans cette maison, en y sonnant, en en traversant la cour. Il est àremarquer que ces pressentiments n’agitent plus les hommes faits,rompus aux inconvénients de la vie, que rien ne surprend plus, etqui s’attendent à tout. En ouvrant la porte, Calyste entendit lessons du piano, il crut que Camille Maupin était au salon&|160;;mais, lorsqu’il entra au billard, la musique n’arriva plus à sonoreille. Camille jouait sans doute sur le petit piano droit qui luivenait d’Angleterre rapporté par Conti et placé dans son salon d’enhaut. En montant l’escalier où l’épais tapis étouffait entièrementle bruit des pas, Calyste alla de plus en plus lentement. Ilreconnut quelque chose d’extraordinaire dans cette musique.Félicité jouait pour elle seule, elle s’entretenait avec elle-même.Au lieu d’entrer, le jeune homme s’assit sur un banc gothique garnide velours vert qui se trouvait le long du palier sous une fenêtreartistement encadrée de bois sculptés colorés en brou de noix etvernis. Rien de plus mystérieusement mélancolique quel’improvisation de Camille : vous eussiez dit d’une âme criantquelque De profundis à Dieu du fond de la tombe. Le jeune amant yreconnut la prière de l’amour au désespoir, la tendresse de laplainte soumise, les gémissements d’une affliction contenue.Camille avait étendu, varié, modifié l’introduction à la cavatinede Grâce pour toi, grâce pour moi , qui est presque tout lequatrième acte de Robert-le-Diable . Elle chanta tout à coup cemorceau d’une manière déchirante et s’interrompit. Calyste entra etvit la raison de cette interruption. La pauvre CamilleMaupin&|160;! la belle Félicité lui montra sans coquetterie unvisage baigné de larmes, prit son mouchoir, les essuya, et lui ditsimplement : – Bonjour. Elle était ravissante dans sa toilette dumatin. Elle avait sur la tête une de ces résilles en velours rougealors à la mode et de laquelle s’échappaient ses luisantes grappesde cheveux noirs. Une redingote très courte lui formait une tuniquegrecque moderne qui laissait voir un pantalon de batiste àmanchettes brodées et les plus jolies pantoufles turques, rouge etor.

– Qu’avez-vous&|160;? lui dit Calyste.

– Il n’est pas revenu, répondit-elle en se tenant debout à lacroisée et regardant les sables, le bras de mer et les marais.

Cette réponse expliquait sa toilette. Camille paraissaitattendre Claude Vignon, elle était inquiète comme une femme quifait des frais inutiles. Un homme de trente ans aurait vu cela,Calyste ne vit que la douleur de Camille.

– Vous êtes inquiète&|160;? lui demanda-t-il.

– Oui, répondit-elle avec une mélancolie que cet enfant nepouvait analyser.

Calyste sortit vivement.

– Hé&|160;! bien, où allez-vous&|160;?

– Le chercher, répondit-il.

– Cher enfant, dit-elle en le prenant par la main, le retenantauprès d’elle et lui jetant un de ces regards mouillés qui sontpour les jeunes âmes la plus belle des récompenses. Etes-vousfou&|160;? où voulez-vous le trouver sur cette côte&|160;?

– Je le trouverai.

– Votre mère aurait des angoisses mortelles. D’ailleurs restez.Allons, je le veux, dit-elle en le faisant asseoir sur le divan. Nevous attendrissez pas sur moi. Les larmes que vous voyez sont deces larmes qui nous plaisent. Il est en nous une faculté que n’ontpoint les hommes, celle de nous abandonner à notre nature nerveuseen poussant les sentiments à l’extrême. En nous figurant certainessituations et nous y laissant aller, nous arrivons ainsi auxpleurs, et quelquefois à des états graves, à des désordres. Nosfantaisies à nous ne sont pas des jeux de l’esprit, mais du cœur.Vous êtes venu fort à propos, la solitude ne me vaut rien. Je nesuis pas la dupe du désir qu’il a eu de visiter sans moi le Croisicet ses roches, le bourg de Batz et ses sables, les marais salants.Je savais qu’il y mettrait plusieurs jours au lieu d’un. Il a voulunous laisser seuls&|160;; il est jaloux, ou plutôt il joue lajalousie. Vous êtes jeune, vous êtes beau.

– Que ne me le disiez-vous&|160;! Faut-il ne plus venir&|160;?demanda Calyste en retenant mal une larme qui roula sur sa joue etqui toucha vivement Félicité.

– Vous êtes un ange&|160;! s’écria-t-elle. Puis elle chantagaiement le Restez de Mathilde dans Guillaume Tell , pour ôtertoute gravité à cette magnifique réponse de la princesse à sonsujet. – Il a voulu, reprit-elle, me faire croire ainsi à plusd’amour qu’il n’en a pour moi. Il sait tout le bien que je luiveux, dit-elle en regardant Calyste avec attention&|160;; mais ilest humilié peut-être de se trouver inférieur à moi en ceci.Peut-être aussi lui est-il venu des soupçons sur vous et veut-ilnous surprendre. Mais, quand il ne serait coupable que d’allerchercher les plaisirs de cette sauvage promenade sans moi, de nem’avoir pas associée à ses courses, aux idées que lui inspirerontces spectacles, et de me donner de mortelles inquiétudes, n’est-cepas assez&|160;? Je ne suis pas plus aimée par ce grand cerveau queje ne l’ai été par le musicien, par l’homme d’esprit, par lemilitaire. Sterne a raison : les noms signifient quelque chose, etle mien est la plus sauvage raillerie. Je mourrai sans trouver chezun homme l’amour que j’ai dans le cœur, la poésie que j’ai dansl’âme.

Elle demeura les bras pendants, la tête appuyée sur son coussin,les yeux stupides de réflexion, fixés sur une rosace de son tapis.Les douleurs des esprits supérieurs ont je ne sais quoi degrandiose et d’imposant, elles révèlent d’immenses étendues d’âmeque la pensée du spectateur étend encore. Ces âmes partagent lespriviléges de la royauté dont les affections tiennent à un peupleet qui frappent alors tout un monde.

– Pourquoi m’avez-vous… , dit Calyste qui ne put achever.

La belle main de Camille Maupin s’était posée brûlante sur lasienne et l’avait éloquemment interrompu.

– La nature a changé pour moi ses lois en m’accordant encorecinq à six ans de jeunesse. Je vous ai repoussé par égoïsme. Tôt outard l’âge nous aurait séparés. J’ai treize ans de plus que lui,c’est déjà bien assez.

– Vous serez encore belle à soixante ans, s’écria héroïquementCalyste.

– Dieu vous entende&|160;! répondit-elle en souriant.D’ailleurs, cher enfant, je veux l’aimer. Malgré son insensibilité,son manque d’imagination, sa lâche insouciance et l’envie qui ledévore, je crois qu’il y a des grandeurs sous ces haillons,j’espère galvaniser ce cœur, sauver de lui-même, me l’attacher.Hélas&|160;! j’ai l’esprit clairvoyant et le cœur aveugle.

Elle fut épouvantable de clarté sur elle-même. Elle souffrait etanalysait sa souffrance, comme Cuvier, Dupuytren expliquaient àleurs amis la marche fatale de leur maladie et le progrès quefaisait en eux la mort. Camille Maupin se connaissait en passionaussi bien que ces deux savants se connaissaient en anatomie.

– Je suis venue ici pour le bien juger, il s’ennuie déjà. Parislui manque, je le lui ai dit : il a la nostalgie de la critique, iln’a ni auteur à plumer, ni système à creuser, ni poète àdésespérer, et n’ose se livrer ici à quelque débauche au sein delaquelle il pourrait déposer le fardeau de sa pensée. Hélas&|160;!mon amour n’est pas assez vrai, peut-être, pour lui détendre lecerveau. Je ne l’enivre pas, enfin&|160;! Grisez-vous ce soir aveclui, je me dirai malade et resterai dans ma chambre, je saurai sije ne me trompe point.

Calyste devint rouge comme une cerise, rouge du menton au front,et ses oreilles se bordèrent de feu.

– Mon Dieu&|160;! s’écria-t-elle, et moi qui déprave sans ysonger ton innocence de jeune fille&|160;! Pardonne-moi, Calyste.Quand tu aimeras, tu sauras qu’on est capable de mettre le feu à laSeine pour donner le moindre plaisir à l’ objet aimé , comme disentles tireuses de cartes. Elle fit une pause. Il y a des naturessuperbes et conséquentes qui s’écrient à un certain âge : – Si jerecommençais la vie, je ferais de même&|160;! Moi qui ne me croispas faible, je m’écrie. – Je serais une femme comme votre mère,Calyste. Avoir un Calyste, quel bonheur&|160;! Eussé-je pris pourmari le plus sot des hommes, j’aurais été femme humble et soumise.Et cependant je n’ai pas commis de fautes envers la société, jen’ai fait de tort qu’à moi-même. Hélas&|160;! cher enfant, la femmene peut pas plus aller seule dans la société que dans ce qu’onappelle l’état primitif. Les affections qui ne sont pas en harmonieavec les lois sociales ou naturelles, les affections qui ne sontpas obligées enfin, nous fuient. Souffrir pour souffrir, autantêtre utile. Que m’importent les enfants de mes cousines Faucombequi ne sont plus Faucombe, que je n’ai pas vues depuis vingt ans,et qui d’ailleurs ont épousé des négociants&|160;! Vous êtes unfils qui ne m’avez pas coûté les ennuis de la maternité, je vouslaisserai ma fortune, et vous serez heureux, au moins de cecôté-là, par moi, cher trésor de beauté, de grâce que rien ne doitaltérer ni flétrir…

Après ces paroles dites d’un son de voix profond, elle déroulases belles paupières pour ne pas laisser lire dans ses yeux.

– Vous n’avez rien voulu de moi, dit Calyste, je rendrais votrefortune à vos héritiers.

– Enfant&|160;! dit Camille d’un son de voix profond en laissantrouler des larmes sur ses joues. Rien ne me sauvera-t-il donc demoi-même&|160;?

– Vous avez une histoire à me dire et une lettre à me… , dit legénéreux enfant pour faire diversion à ce chagrin&|160;; mais iln’acheva pas, elle lui coupa la parole.

– Vous avez raison, il faut être honnête fille avant tout. Ilétait trop tard hier, mais il paraît que nous aurons bien du tempsà nous aujourd’hui, dit-elle d’un ton à la fois plaisant et amer.Pour acquitter ma promesse, je vais me mettre de manière à plongersur le chemin qui mène à la falaise.

Calyste lui disposa dans cette direction un grand fauteuilgothique et ouvrit la croisée à vitraux. Camille Maupin, quipartageait le goût oriental de l’illustre écrivain de son sexe,alla prendre un magnifique narghilé persan que lui avait donné unambassadeur&|160;; elle chargea la cheminée de patchouli, nettoyale bochettino , parfuma le tuyau de plume qu’elle y adaptait, etdont elle ne se servait jamais qu’une fois, mit le feu aux feuillesjaunes, plaça le vase à long col émaillé bleu et or de ce belinstrument de plaisir à quelques pas d’elle, et sonna pour demanderdu thé.

– Si vous voulez des cigarettes&|160;?… Ah&|160;! j’oublietoujours que vous ne fumez pas. Une pureté comme la vôtre est sirare&|160;! Il me semble que pour caresser le duvet satiné de vosjoues il faut la main d’une Eve sortie des mains de Dieu.

Calyste rougit et se posa sur un tabouret, il ne vit pas laprofonde émotion qui fit rougir Camille.

– La personne de qui j’ai reçu cette lettre hier, et qui serapeut-être demain ici, est la marquise de Rochegude, la belle-sœurde madame d’Ajuda-Pinto, dit Félicité. Après avoir marié sa filleaînée à un grand seigneur portugais établi pour toujours en France,le vieux Rochegude, dont la maison n’est pas aussi vieille que lavôtre, voulut apparenter son fils à la haute noblesse, afin depouvoir lui faire avoir la pairie qu’il n’avait pu obtenir pourlui-même. La comtesse de Montcornet lui signala dans le départementde l’Orne une mademoiselle Béatrix-Maximilienne-Rose de Casteran,fille cadette du marquis de Casteran, qui voulait marier ses deuxfilles sans dot, afin de réserver toute sa fortune au comte deCasteran, son fils. Les Casteran sont, à ce qu’il paraît, de lacôte d’Adam. Béatrix, née, élevée au château de Casteran, avaitalors, le mariage s’est fait en 1828, une vingtaine d’années. Elleétait remarquable par ce que vous autres provinciaux nommezoriginalité, et qui n’est simplement que de la supériorité dans lesidées, de l’exaltation, un sentiment pour le beau, un certainentraînement pour les œuvres de l’art. Croyez-en une pauvre femmequi s’est laissée aller à ces pentes, il n’y a rien de plusdangereux pour une femme&|160;; en les suivant, on arrive où vousme voyez, et où est arrivée la marquise… à des abîmes. Les hommesont seuls le bâton avec lequel on se soutient le long de cesprécipices, une force qui nous manque et qui fait de nous desmonstres quand nous la possédons. Sa vieille grand’mère, ladouairière de Casteran, lui vit avec plaisir épouser un hommeauquel elle devait être supérieure en noblesse et en idées. LesRochegude firent très-bien les choses, Béatrix n’eut qu’à se louerd’eux&|160;; de même que les Rochegude durent être satisfaits desCasteran, qui, liés aux Gordon, aux d’Esgrignon, aux Troisville,aux Navarreins, obtinrent la pairie pour leur gendre dans cettedernière grande fournée de pairs que fit Charles X, et dontl’annulation a été prononcée par la révolution de juillet. Le vieuxRochegude mort, son fils a eu toute sa fortune. Rochegude est assezsot&|160;; néanmoins il a commencé par avoir un fils&|160;; etcomme il a très-fort assassiné sa femme de lui-même, elle en a eubientôt assez. Les premiers jours du mariage sont un écueil pourles petits esprits comme pour les grands amours. En sa qualité desot, Rochegude a pris l’ignorance de sa femme pour de la froideur,il a classé Béatrix parmi les femmes lymphatiques et froides : elleest blonde, et il est parti de là pour rester dans la plus entièresécurité, pour vivre en garçon, et pour compter sur la prétenduefroideur de la marquise, sur sa fierté, sur son orgueil, sur unemanière de vivre grandiose qui entoure de mille barrières une femmeà Paris. Vous saurez ce que je veux dire quand vous visiterez cetteville. Ceux qui comptaient profiter de son insouciante tranquillitélui disaient :  » Vous êtes bien heureux : vous avez une femmefroide, qui n’aura que des passions de tête&|160;; elle estcontente de briller, ses fantaisies sont purementartistiques&|160;; sa jalousie, ses désirs seront satisfaits sielle se fait un salon où elle réunira tous les beaux esprits&|160;;elle fera des débauches de musique, des orgies de littérature.  » Etle mari de gober ces plaisanteries par lesquelles à Paris onmystifie les niais. Cependant Rochegude n’est pas un sot ordinaire: il a de la vanité, de l’orgueil autant qu’un homme d’esprit, aveccette différence que les gens d’esprit se frottent de modestie etse font chats, ils vous caressent pour être caressés&|160;; tandisque Rochegude a un bon gros amour-propre rouge et frais quis’admire en public et sourit toujours. Sa vanité se vautre àl’écurie et se nourrit à grand bruit au râtelier en tirant sonfourrage. Il a de ces défauts qui ne sont connus que des gens àmême de les juger dans l’intimité, qui ne frappent que dans l’ombreet le mystère de la vie privée, tandis que dans le monde, et pourle monde, un homme paraît charmant. Rochegude devait êtreinsupportable dès qu’il se croirait menacé dans ses foyers, car ila cette jalousie louche et mesquine, brutale quand elle estsurprise, lâche pendant six mois, meurtrière le septième. Ilcroyait tromper sa femme et il la redoutait, deux causes detyrannie, le jour où il s’apercevrait que la marquise lui faisaitla charité de paraître indifférente à ses infidélités. Je vousanalyse ce caractère afin d’expliquer la conduite de Béatrix. Lamarquise a eu pour moi la plus vive admiration, mais del’admiration à la jalousie il n’y a qu’un pas. J’ai l’un des salonsles plus remarquables de Paris, elle désirait s’en faire un, ettâchait de me prendre mon monde. Je ne sais pas garder ceux quiveulent me quitter. Elle a eu les gens superficiels qui sont amisde tout le monde par oisiveté, dont le but est de sortir d’un salondès qu’ils y sont entrés&|160;; mais elle n’a pas eu le temps defonder une société. Dans ce temps-là je l’ai crue dévorée du désird’une célébrité quelconque. Néanmoins elle a de la grandeur d’âme,une fierté royale, des idées, une facilité merveilleuse à concevoiret à comprendre tout&|160;; elle parlera métaphysique et musique,théologie et peinture. Vous la verrez femme ce que nous l’avons vuejeune mariée&|160;; mais il y a chez elle un peu d’affectation :elle a trop l’air de savoir les choses difficiles, le chinois oul’hébreu, de se douter des hiéroglyphes ou de pouvoir expliquer lespapyrus qui enveloppent les momies. Béatrix est une de ces blondesauprès desquelles la blonde Eve paraîtrait une négresse. Elle estmince et droite comme un cierge et blanche comme une hostie&|160;;elle a une figure longue et pointue, un teint assez journalier,aujourd’hui couleur percale, demain bis et taché sous la peau demille points comme si le sang avait charrié de la poussière pendantla nuit&|160;; son front est magnifique mais un peu tropaudacieux&|160;; ses prunelles sont vert de mer pâle et nagent dansle blanc sous des sourcils faibles, sous des paupières paresseuses.Elle a souvent les yeux cernés. Son nez qui décrit un quart decercle est pincé des narines et plein de finesse mais impertinent.Elle a la bouche autrichienne, la lèvre supérieure est plus forteque l’inférieure qui tombe d’une façon dédaigneuse. Ses joues pâlesne se colorent que par une émotion très-vive. Son menton est assezgras&|160;; le mien n’est pas mince et peut-être ai-je tort de vousdire que les femmes à menton gras sont exigeantes en amour. Elle aune des plus belles tailles que j’aie vues, un dos d’uneétincelante blancheur autrefois très-plat et qui maintenant s’estdit-on développé, rembourré&|160;; mais le corsage n’a pas étéaussi heureux que les épaules les bras sont restés maigres. Elle ad’ailleurs une tournure et des manières dégagées qui rachètent cequ’elle peut avoir de défectueux et mettent admirablement en reliefses beautés. La nature lui a donné cet air de princesse qui nes’acquiert point, qui lui sied et révèle soudain la femme noble enharmonie d’ailleurs avec des hanches grêles mais du plus délicieuxcontour avec le plus joli pied du monde, avec cette abondantechevelure d’ange que le pinceau de Girodet a tant cultivée et quiressemble à des flots de lumière. Sans être irréprochablement belleni jolie elle produit, quand elle le veut, des impressionsineffaçables. Elle n’a qu’à se mettre en velours cerise, avec desbouillons de dentelles, à se coiffer de roses rouges, elle estdivine. Si par un artifice quelconque elle pouvait porter lecostume du temps où les femmes avaient des corsets pointus àéchelles de rubans s’élançant minces et frêles de l’ampleur étofféedes jupes en brocart à plis soutenus et puissants où elless’entouraient de fraises goudronnées cachaient leurs bras dans desmanches à crevés à sabots de dentelles d’où la main sortait commele pistil d’un calice et qu’elles rejetaient les mille boucles deleur chevelure au delà d’un chignon ficelé de pierreries, Béatrixlutterait avantageusement avec les beautés idéales que vous voyezvêtues ainsi.

Félicité montrait à Calyste une belle copie du tableau de Miérisoù se voit une femme en satin blanc, debout tenant un papier etchantant avec un seigneur brabançon, pendant qu’un nègre verse dansun verre à pate du vieux vin d’Espagne, et qu’une vieille femme decharge arrange des biscuits.

– Les blondes reprit-elle ont sur nous autres femmes brunesl’avantage d’une précieuse diversité : il y a cent manières d’êtreblonde et il n’y en a qu’une d’être brune. Les blondes sont plusfemmes que nous, nous ressemblons trop aux hommes nous autresbrunes françaises. Eh&|160;! bien dit-elle n’allez-vous pas tomberamoureux de Béatrix sur le portrait que je vous en fais, absolumentcomme je ne sais quel prince des Mille et un Jours&|160;? Tuarriverais encore trop tard mon pauvre enfant. Mais console toi :là c’est au premier venu les os&|160;!

Ces paroles furent dites avec intention. L’admiration peinte surle visage du jeune homme était plus excitée par la peinture que parle peintre dont le faire manquait son but. En parlant, Félicitédéployait les ressources de son éloquente physionomie.

– Malgré son état de blonde, continua-t-elle, Béatrix n’a pas lafinesse de sa couleur&|160;; elle a de la sévérité dans les lignes,elle est élégante et dure&|160;; elle a la figure d’un dessin secet l’on dirait que dans son âme il y a des ardeurs méridionales.C’est un ange qui flambe et se dessèche. Enfin ses yeux ont soif.Ce qu’elle a de mieux est la face&|160;; de profil, sa figure al’air d’avoir été prise entre deux portes. Vous verrez si je mesuis trompée. Voici ce qui nous a rendues amies intimes. Pendanttrois ans de 1828 à 1831, Béatrix, en jouissant des dernières fêtesde la Restauration en voyageant à travers les salons en allant à lacour, en ornant les bals costumés de l’Elysée-Bourbon jugeait leshommes, les choses les événements et la vie de toute la hauteur desa pensée. Elle eut l’esprit occupé. Ce premier momentd’étourdissement causé par le monde empêcha son cœur de seréveiller et il fut encore engourdi par les premières malices dumariage : l’enfant, les couches, et ce trafic de maternité que jen’aime point. Je ne suis point femme de ce côté-là. Les enfants mesont insupportables, ils donnent mille chagrins et des inquiétudesconstantes. Aussi trouvé-je qu’un des grands bénéfices de lasociété moderne, et dont nous avons été privées par cet hypocritede Jean-Jacques, était de nous laisser libres d’être ou de ne pasêtre mères. Si je ne suis pas seule à penser ainsi, je suis seule àle dire. Béatrix alla de 1830 à 1831 passer la tourmente à la terrede son mari et s’y ennuya comme un saint dans sa stalle au paradis.A son retour à Paris, la marquise jugea peut être avec justesse quela révolution, apparence purement politique aux yeux de certainesgens, allait être une révolution morale. Le monde auquel elleappartenait n’ayant pu se reconstituer pendant le triomphe inespérédes quinze années de la Restauration, s’en irait en miettes sousles coups de bélier mis en œuvre par la bourgeoisie. Cette grandeparole de monsieur Lainé : Les rois s’en vont&|160;! elle l’avaitentendue. Cette opinion, je le crois, n’a pas été sans influencesur sa conduite. Elle prit une part intellectuelle aux nouvellesdoctrines qui pullulèrent durant trois ans, après Juillet, commedes moucherons au soleil, et qui ravagèrent plusieurs têtesfemelles&|160;; mais comme tous les nobles, en trouvant cesnouveautés superbes, elle voulait sauver la noblesse. Ne voyantplus de place pour les supériorités personnelles, voyant la hautenoblesse recommencer l’opposition muette qu’elle avait faite àNapoléon, ce qui était son seul rôle sous l’empire de l’action etdes faits, mais ce qui, dans une époque morale, équivaut à donnersa démission, elle préféra le bonheur à ce mutisme. Quand nousrespirâmes un peu, la marquise trouva chez moi l’homme avec qui jecroyais finir ma vie, Gennaro Conti, le grand compositeur,d’origine napolitaine, mais né à Marseille. Conti a beaucoupd’esprit, il a du talent comme compositeur, quoiqu’il ne puissejamais arriver au premier rang. Sans Meyerbeer et Rossini,peut-être eût-il passé pour un homme de génie. Il a sur eux unavantage, il est en musique vocale ce qu’est Paganini sur leviolon, Liszt sur le piano, Taglioni dans la danse, et ce qu’étaitenfin le fameux Garat, qu’il rappelle à ceux qui l’ont entendu. Cen’est pas une voix, mon ami, c’est une âme. Quand ce chant répond àcertaines idées, à des dispositions difficiles à peindre et danslesquelles se trouve parfois une femme, elle est perdue enentendant Gennaro. La marquise conçut pour lui la plus follepassion et me l’enleva. Le trait est excessivement provincial maisde bonne guerre. Elle conquit mon estime et mon amitié par lamanière dont elle s’y prit avec moi. Je lui paraissais femme àdéfendre mon bien, elle ne savait pas que pour moi la chose aumonde la plus ridicule dans cette position est l’objet même de lalutte. Elle vint chez moi. Cette femme si fière était tant éprisequ’elle me livra son secret et me rendit l’arbitre de sa destinée.Elle fut adorable : elle resta femme et marquise à mes yeux. Jevous dirai, mon ami, que les femmes sont parfois mauvaises&|160;;mais elles ont des grandeurs secrètes que jamais les hommes nesauront apprécier. Ainsi, comme je puis faire mon testament defemme au bord de la vieillesse qui m’attend, je vous dirai quej’étais fidèle à Conti, que je l’eusse été jusqu’à la mort, et quecependant je le connaissais. C’est une nature charmante enapparence, et détestable au fond. Il est charlatan dans les chosesdu cœur. Il se rencontre des hommes, comme Nathan de qui je vous aidéjà parlé, qui sont charlatans d’extérieur et de bonne foi. Ceshommes se mentent à eux – mêmes. Montés sur leurs échasses, ilscroient être sur leurs pieds, et font leurs jongleries avec unesorte d’innocence&|160;; leur vanité est dans leur sang&|160;; ilssont nés comédiens, vantards, extravagants de forme comme un vasechinois&|160;; ils riront peut-être d’eux-mêmes. Leur personnalitéest d’ailleurs généreuse, et, comme l’éclat des vêtements royaux deMurat, elle attire le danger. Mais la fourberie de Conti ne serajamais connue que de sa maîtresse. Il a dans son art la célèbrejalousie italienne qui porta le Carlone à assassiner Piola, quivalut un coup de stylet à Paësiello. Cette envie terrible estcachée sous la camaraderie la plus gracieuse. Conti n’a pas lecourage de son vice, il sourit à Meyerbeer et le complimente quandil voudrait le déchirer. Il sent sa faiblesse, et se donne lesapparences de la force&|160;; puis il est d’une vanité qui lui faitjouer les sentiments les plus éloignés de son cœur. Il se donnepour un artiste qui reçoit ses inspirations du ciel. Pour lui l’artest quelque chose de saint et de sacré. Il est fanatique, il estsublime de moquerie avec les gens du monde&|160;; il est d’uneéloquence qui semble partir d’une conviction profonde. C’est unvoyant, un démon, un dieu, un ange. Enfin, quoique prévenu,Calyste, vous serez sa dupe. Cet homme méridional, cet artistebouillant est froid comme une corde à puits. Ecoutez-le : l’artisteest un missionnaire, l’art est une religion qui a ses prêtres etdoit avoir ses martyrs. Une fois parti, Gennaro arrive au pathos leplus échevelé que jamais professeur de philosophie allemande aitdégurgité à son auditoire. Vous admirez ses convictions, il necroit à rien. En vous enlevant au ciel par un chant qui semble unfluide mystérieux et qui verse l’amour, il jette sur vous un regardextatique&|160;; mais il surveille votre admiration, il se demande: Suis-je bien un dieu pour eux&|160;? Au même moment parfois il sedit en lui-même : J’ai mangé trop de macaroni. Vous vous croyezaimée, il vous hait, et vous ne savez pourquoi&|160;; mais je lesavais, moi : il avait vu la veille une femme, il l’aimait parcaprice&|160;; et m’insultait de quelque faux amour, de caresseshypocrites, en me faisant payer cher sa fidélité forcée. Enfin ilest insatiable d’applaudissements, il singe tout et se joue detout&|160;; il feint la joie aussi bien que la douleur&|160;; maisil réussit admirablement. Il plaît, on l’aime, il peut être admiréquand il le veut. Je l’ai laissé haïssant sa voix, il lui devaitplus de succès qu’à son talent de compositeur&|160;; et il préfèreêtre homme de génie comme Rossini à être un exécutant de la forcede Rubini. J’avais fait la faute de m’attacher à lui, j’étaisrésignée à parer cette idole jusqu’au bout. Conti, comme beaucoupd’artistes, est friand&|160;; il aime ses aises, sesjouissances&|160;; il est coquet, recherché, bien mis&|160;;eh&|160;! bien, je flattais toutes ses passions, j’aimais cettenature faible et astucieuse. J’étais enviée, et je souriais parfoisde pitié. J’estimais son courage&|160;; il est brave, et labravoure est, dit-on, la seule vertu qui n’ait pas d’hypocrisie. Envoyage, dans une circonstance, je l’ai vu à l’épreuve : il a surisquer une vie qu’il aime&|160;; mais, chose étrange&|160;! àParis, je lui ai vu commettre ce que je nomme des lâchetés depensée. Mon ami, je savais toutes ces choses. Je dis à la pauvremarquise : – Vous ne savez dans quel abîme vous mettez le pied.Vous êtes le Persée d’une pauvre Andromède, vous me délivrez de monrocher. S’il vous aime, tant mieux&|160;! mais j’en doute, iln’aime que lui. Gennaro fut au septième ciel de l’orgueil. Jen’étais pas marquise, je ne suis pas née Casteran, je fus oubliéeen un jour. Je me donnai le sauvage plaisir d’aller au fond decette nature. Sûre du dénouement, je voulus observer les détoursque ferait Conti. Mon pauvre enfant, je vis en une semaine deshorreurs de sentiment, des pantalonnades infâmes. Je ne veux rienvous en dire, vous verrez cet homme ici. Seulement, comme il saitque je le connais, il me hait aujourd’hui. S’il pouvait mepoignarder avec quelque sécurité, je n’existerais pas deuxsecondes. Je n’ai jamais dit un mot à Béatrix. La dernière etconstante insulte de Gennaro est de croire que je suis capable decommuniquer mon triste savoir à la marquise. Il est devenu sanscesse inquiet, rêveur&|160;; car il ne croit aux bons sentiments depersonne. Il joue encore avec moi le personnage d’un hommemalheureux de m’avoir quittée. Vous trouverez en lui lescordialités les plus pénétrantes&|160;; il est caressant, il estchevaleresque. Pour lui, toute femme est une madone. Il faut vivrelong-temps avec lui pour avoir le secret de cette fausse bonhomieet connaître le stylet invisible de ses mystifications. Son airconvaincu tromperait Dieu. Aussi serez-vous enlacé par ses manièreschattes et ne croirez-vous jamais à la profonde et rapidearithmétique de sa pensée intime. Laissons-le. Je poussail’indifférence jusqu’à les recevoir chez moi. Cette circonstancefit que le monde le plus perspicace, le monde parisien, ne sut riende cette intrigue. Quoique Gennaro fût ivre d’orgueil, il avaitbesoin sans doute de se poser devant Béatrix : il fut d’uneadmirable dissimulation. Il me surprit, je m’attendais à le voirdemandant un éclat. Ce fut la marquise qui se compromit après un ande bonheur soumis à toutes les vicissitudes, à tous les hasards dela vie parisienne. A la fin de l’avant-dernier hiver, elle n’avaitpas vu Gennaro depuis plusieurs jours, et je l’avais invité à dînerchez moi, où elle devait venir dans la soirée. Rochegude ne sedoutait de rien&|160;; mais Béatrix connaissait si bien son mari,qu’elle aurait préféré, me disait-elle souvent, les plus grandesmisères à la vie qui l’attendait auprès de cet homme dans le cas oùil aurait le droit de la mépriser ou de la tourmenter. J’avaischoisi le jour de la soirée de notre amie la comtesse deMontcornet. Après avoir vu le café servi à son mari, Béatrix quittale salon pour aller s’habiller, quoiqu’elle ne commençât jamais satoilette de si bonne heure. – Votre coiffeur n’est pas venu, luifit observer Rochegude quand il sut le motif de la retraite de safemme. – Thérèse me coiffera, répondit-elle. – Mais où allez-vousdonc&|160;? vous n’allez pas chez madame de Montcornet à huitheures. – Non, dit-elle, mais j’entendrai le premier acte auxItaliens. L’interrogeant bailli du Huron dans Voltaire est un mueten comparaison des maris oisifs. Béatrix s’enfuit pour ne pas êtrequestionnée davantage, et n’entendit pas son mari qui lui répondait: – Eh&|160;! bien, nous irons ensemble. Il n’y mettait aucunemalice, il n’avait aucune raison de soupçonner sa femme, elle avaittant de liberté&|160;! il s’efforçait de ne la gêner en rien, il ymettait de l’amour-propre. La conduite de Béatrix n’offraitd’ailleurs pas la moindre prise à la critique la plus sévère. Lemarquis comptait aller je ne sais où, chez sa maîtressepeut-être&|160;! Il s’était habillé avant le dîner, il n’avait qu’àprendre ses gants et son chapeau, lorsqu’il entendit rouler lavoiture de sa femme dans la cour sous la marquise du perron. Ilpassa chez elle et la trouva prête, mais dans le dernier étonnementde le voir. – Où allez-vous&|160;? lui demanda-t-elle. – Ne vousai-je pas dit que je vous accompagnais aux Italiens&|160;? Lamarquise réprima les mouvements extérieurs d’une violentecontrariété, mais ses joues prirent une teinte de rose vif, commesi elle eût mis du rouge. – Eh&|160;! bien, partons, dit-elle.Rochegude la suivit sans prendre garde à l’émotion trahie par lavoix de sa femme, que dévorait la colère la plus concentrée. – AuxItaliens&|160;? dit le mari. – Non, s’écria Béatrix, chezmademoiselle des Touches. J’ai quelques mots à lui dire,reprit-elle quand la portière fut fermée. La voiture partit. -Mais, si vous le vouliez, reprit Béatrix, je vous conduiraisd’abord aux Italiens, et j’irais chez elle après. – Non, réponditle marquis, si vous n’avez que quelques mots à lui dire,j’attendrai dans la voiture&|160;; il est sept heures et demie. SiBéatrix avait dit à son mari : – Allez aux Italiens et laissez-moitranquille, il aurait paisiblement obéi. Comme toute femmed’esprit, elle eut peur d’éveiller ses soupçons en se sentantcoupable, et se résigna. Quand elle voulut quitter les Italienspour venir chez moi, son mari l’accompagna. Elle entra rouge decolère et d’impatience. Elle vint à moi et me dit à l’oreille del’air le plus tranquille du monde : – Ma chère Félicité, jepartirai demain soir avec Conti pour l’Italie, priez-le de faireses préparatifs et d’être avec une voiture et un passe-port ici. -Elle partit avec son mari. Les passions violentes veulent à toutprix leur liberté. Béatrix souffrait depuis un an de sa contrainteet de la rareté de ses rendez-vous, elle se regardait comme unie àGennaro. Ainsi rien ne me surprit. A sa place, avec mon caractère,j’eusse agi de même. Elle se résolut à cet éclat en se voyantcontrariée de la manière la plus innocente. Elle prévint le malheurpar un malheur plus grand. Conti fut d’un bonheur qui me navra, savanité seule était en jeu. – C’est être aimé, cela&|160;! me dit-ilau milieu de ses transports. Combien peu de femmes sauraient perdreainsi toute leur vie, leur fortune, leur considération&|160;! -Oui, elle vous aime, lui dis-je, mais vous ne l’aimez pas&|160;! Ildevint furieux et me fit une scène : il pérora, me querella, mepeignit son amour en disant qu’il n’avait jamais cru qu’il luiserait possible d’aimer autant. Je fus impassible et lui prêtail’argent dont il pouvait avoir besoin pour ce voyage qui le prenaitau dépourvu. Béatrix laissa pour Rochegude une lettre, et partit lelendemain soir en Italie. Elle y est restée dix-huit mois&|160;;elle m’a plusieurs fois écrit, ses lettres sont ravissantesd’amitié&|160;; la pauvre enfant s’est attachée à moi comme à laseule femme qui la comprenne. Elle m’adore, dit-elle. Le besoind’argent a fait faire un opéra français à Gennaro, qui n’a pastrouvé en Italie les ressources pécuniaires qu’ont les compositeursà Paris. Voici la lettre de Béatrix, vous pourrez maintenant lacomprendre, si à votre âge on peut analyser déjà les choses ducœur, dit-elle en lui tendant la lettre.

En ce moment Claude Vignon entra. Cette apparition inattenduerendit pendant un moment Calyste et Félicité silencieux, elle parsurprise, lui par inquiétude vague. Le front immense, haut et largede ce jeune homme chauve à trente-sept ans semblait obscurci denuages. Sa bouche ferme et judicieuse exprimait une froide ironie.Claude Vignon est imposant, malgré les dégradations précoces d’unvisage autrefois magnifique et devenu livide. Entre dix-huit etvingt-cinq ans, il a ressemblé presque au divin Raphaël&|160;; maisson nez, ce trait de la face humaine qui change le plus, s’esttaillé en pointe&|160;; mais sa physionomie s’est tassée pour ainsidire sous de mystérieuses dépressions&|160;; les contours ontacquis une plénitude d’une mauvaise couleur&|160;; les tons deplomb dominent dans le teint fatigué, sans qu’on connaisse lesfatigues de ce jeune homme, vieilli peut-être par une amèresolitude et par les abus de la compréhension. Il scrute la penséed’autrui, sans but ni système. Le pic de sa critique démolittoujours et ne construit rien. Ainsi sa lassitude celle dumanœuvre, et non celle de l’architecte. Les yeux d’un bleu pâle,brillants jadis, ont été voilés par des peines inconnues, ou ternispar une tristesse morne. La débauche a estompé le dessus dessourcils d’une teinte noirâtre. Les tempes ont perdu de leurfraîcheur. Le menton, d’une incomparable distinction, s’est doublésans noblesse. Sa voix, déjà peu sonore, a faibli&|160;; sans êtreni éteinte ni enrouée, elle est entre l’enrouement et l’extinction.L’impassibilité de cette belle tête, la fixité de ce regardcouvrent une irrésolution, une faiblesse que trahit un sourirespirituel et moqueur. Cette faiblesse frappe sur l’action et nonsur la pensée : il y a les traces d’une compréhensionencyclopédique sur ce front, dans les habitudes de ce visageenfantin et superbe à la fois. Il est un détail qui peut expliquerles bizarreries du caractère. L’homme est d’une haute taille,légèrement voûté déjà, comme tous ceux qui portent un monded’idées. Jamais ces grands longs corps n’ont été remarquables parune énergie continue, par une activité créatrice. Charlemagne,Narsès, Bélisaire et Constantin sont, en ce genre, des exceptionsexcessivement remarquées. Certes, Claude Vignon offre des mystèresà deviner. D’abord il est très-simple et très-fin tout ensemble.Quoiqu’il tombe avec la facilité d’une courtisane dans les excès,sa pensée demeure inaltérable Cette intelligence, qui peutcritiquer les arts, la science la littérature, la politique, estinhabile à gouverner la vie extérieure. Claude se contemple dansl’étendue de son royaume intellectuel et abandonne sa forme avecune insouciance diogénique. Satisfait de tout pénétrer, de toutcomprendre, il méprise les matérialités&|160;; mais, atteint par ledoute dès qu’il s’agit de créer, il voit les obstacles sans êtreravi des beautés, et, à force de discuter les moyens, il demeureles bras pendants, sans résultat. C’est le Turc de l’intelligenceendormi par la méditation. La critique est son opium, et son haremde livres faits l’a dégoûté de toute œuvre à faire. Indifférent auxplus petites comme aux plus grandes choses, il est obligé, par lepoids même de sa tête, de tomber dans la débauche pour abdiquerpendant quelques instants le fatal pouvoir de son omnipotenteanalyse. Il est trop préoccupé par l’envers du génie, et vouspouvez maintenant concevoir que Camille Maupin essayât de le mettreà l’endroit. Cette tâche était séduisante. Claude Vignon se croyaitaussi grand politique que grand écrivain&|160;; mais ce Machiavelinédit se rit en lui-même des ambitieux, il sait tout ce qu’ilpeut, il prend instinctivement mesure de son avenir sur sesfacultés, il se voit grand, il regarde les obstacles, pénètre lasottise des parvenus, s’effraie ou se dégoûte, et laisse le tempss’écouler sans se mettre à l’œuvre. Comme Etienne Lousteau lefeuilletoniste, comme Nathan le célèbre auteur dramatique, commeBlondet, autre journaliste, il est sorti du sein de la bourgeoisie,à laquelle on doit la plupart des grands écrivains.

– Par où donc êtes-vous venu&|160;? lui dit mademoiselle desTouches surprise et rougissant de bonheur ou de surprise.

– Par la porte, dit sèchement Claude Vignon.

– Mais, s’écria-t-elle en haussant les épaules, je sais bien quevous n’êtes pas homme à entrer par une fenêtre.

– L’escalade est une espèce de croix d’honneur pour les femmesaimées.

– Assez, dit Félicité.

– Je vous dérange&|160;? dit Claude Vignon.

– Monsieur, dit le naïf Calyste, cette lettre…

– Gardez-la, je ne demande rien, à nos âges ces choses-là secomprennent , dit-il d’un air moqueur en interrompant Calyste.

– Mais, monsieur… dit Calyste indigné.

– Calmez-vous, jeune homme, je suis d’une indulgence excessivepour les sentiments.

– Mon cher Calyste… dit Camille en voulant parler.

– Cher&|160;? dit Vignon qui l’interrompit.

– Claude plaisante, dit Camille en continuant de parler àCalyste, il a tort avec vous qui ne connaissez rien auxmystifications parisiennes.

– Je ne savais pas être plaisant, répliqua Vignon d’un airgrave.

– Par quel chemin êtes-vous venu&|160;? voilà deux heures que jene cesse de regarder dans la direction du Croisic.

– Vous ne regardiez pas toujours, répondit Vignon.

– Vous êtes insupportable dans vos railleries.

– Je raille&|160;?

Calyste se leva.

– Vous n’êtes pas assez mal ici pour vous en aller, lui ditVignon.

– Au contraire, dit le bouillant jeune homme à qui CamilleMaupin tendit sa main qu’il baisa, au lieu de la serrer, eny-laissant une larme brûlante.

– Je voudrais être ce petit jeune homme, dit le critique ens’asseyant et prenant le bout du houka. Comme il aimera&|160;!

– Trop, car alors il ne sera pas aimé, dit mademoiselle desTouches. Madame de Rochegude arrive ici.

– Bon&|160;! fit Claude, avec Conti&|160;?

– Elle y restera seule, mais il l’accompagne.

– Il y a de la brouille&|160;?

– Non.

– Jouez-moi une sonate de Beethoven, je ne connais rien de lamusique qu’il a écrite pour le piano.

Claude se mit à charger de tabac turc la cheminée du houka, enexaminant Camille beaucoup plus qu’elle ne le croyait. Une penséehorrible l’occupait, il se croyait pris pour dupe par une femme debonne foi. Cette situation était neuve.

Calyste en s’en allant ne pensait plus à Béatrix de Rochegude nià sa lettre, il était furieux contre Claude Vignon, il secourrouçait de ce qu’il prenait pour de l’indélicatesse, ilplaignait la pauvre Félicité. Comment être aimé de cette sublimefemme et ne pas l’adorer à genoux, ne pas la croire sur la foi d’unregard ou d’un sourire&|160;? Après avoir été le témoin privilégiédes douleurs que causait l’attente à Félicité, l’avoir vue tournantla tête vers le Croisic, il s’était senti l’envie de déchirer cespectre pâle et froid&|160;; ignorant, comme le lui avait ditFélicité, les mystifications de pensée auxquelles excellent lesrailleurs de la Presse. Pour lui, l’amour était une religionhumaine. En l’apercevant dans la cour, sa mère ne put retenir uneexclamation de joie, et aussitôt la vieille mademoiselle du Guénicsiffla Mariotte.

– Mariotte, voici l’enfant, mets la lubine.

– Je l’ai vu, mademoiselle, répondit la cuisinière.

La mère, un peu inquiète de la tristesse qui siégeait sur lefront de Calyste, sans se douter qu’elle était causée par leprétendu mauvais traitement de Vignon envers Félicité, se mit à satapisserie. La vieille tante prit son tricot. Le baron donna sonfauteuil à son fils, et se promena dans la salle comme pour sedérouiller les jambes avant d’aller faire un tour au jardin. Jamaistableau flamand ou hollandais n’a représenté d’intérieur d’un tonsi brun, meublé de figures si harmonieusement suaves. Ce beau jeunehomme vêtu de velours noir, cette mère encore si belle et les deuxvieillards encadrés dans cette salle antique, exprimaient les plustouchantes harmonies domestiques. Fanny aurait bien vouluquestionner Calyste, mais il avait tiré de sa poche cette lettre deBéatrix, qui peut-être allait détruire tout le bonheur dontjouissait cette noble famille. En la dépliant, la vive imaginationde Calyste lui montra la marquise vêtue comme la lui avaitfantastiquement dépeinte Camille Maupin.

Lettre de Béatrix à Félicité.

 » Gènes, le 2 juillet.

 » Je ne vous ai pas écrit depuis notre séjour à Florence, chèreamie&|160;; mais Venise et Rome ont absorbé mon temps, et vous lesavez, le bonheur tient de la place dans la vie. Nous n’en sommesni l’une ni l’autre à une lettre de plus ou de moins. Je suis unpeu fatiguée. J’ai voulu tout voir, et quand on n’a pas l’âmefacile à blaser, la répétition des jouissances cause de lalassitude. Notre ami a eu de beaux triomphes à la Scala, à laFenice, et ces jours derniers à Saint-Charles. Trois opérasitaliens en dix-huit mois&|160;! vous ne direz pas que l’amour lerend paresseux. Nous avons été partout accueillis à merveille, maisj’eusse préféré le silence et la solitude. N’est-ce pas la seulemanière d’être qui convienne à des femmes en opposition directeavec le monde&|160;? Je croyais qu’il en serait ainsi. L’amour, machère, est un maître plus exigeant que le mariage&|160;; mais ilest si doux de lui obéir&|160;! Après avoir fait de l’amour toutema vie, je ne savais pas qu’il faudrait revoir le monde, même paréchappées, et les soins dont on m’y a entourée étaient autant deblessures. Je n’y étais plus sur un pied d’égalité avec les femmesles plus élevées. Plus on me marquait d’égards, plus on étendaitmon infériorité. Gennaro n’a pas compris ces finesses&|160;; maisil était si heureux que j’aurais eu mauvaise grâce à ne pas immolerde petites vanités à une aussi grande chose que la vie d’unartiste. Nous ne vivons que par l’amour&|160;; tandis que leshommes vivent par l’amour et par l’action, autrement ils neseraient pas hommes. Cependant il existe pour nous autres femmes degrands désavantages dans la position où je me suis mise, et vousles aviez évités : vous étiez restée grande en face du monde, quin’avait aucun droit sur vous&|160;; vous aviez votre libre arbitre,et je n’ai plus le mien. Je ne parle de ceci que relativement auxchoses du cœur, et non aux choses sociales desquelles j’ai fait unentier sacrifice. Vous pouviez être coquette et volontaire, avoirtoutes les grâces de la femme qui aime et peut tout accorder outout refuser à son gré&|160;; vous aviez conservé le privilége descaprices, même dans l’intérêt de votre amour et de l’homme qui vousplaisait. Enfin, aujourd’hui, vous avez encore votre propreaveu&|160;; moi, je n’ai plus la liberté du cœur, que je trouvetoujours délicieuse à exercer en amour, même quand la passion estéternelle. Je n’ai pas ce droit de quereller en riant, auquel noustenons tant et avec tant de raison : n’est-ce pas la sonde aveclaquelle nous interrogeons le cœur&|160;? Je n’ai pas une menace àfaire, je dois tirer tous mes attraits d’une obéissance et d’unedouceur illimitées, je dois imposer par la grandeur de monamour&|160;; j’aimerais mieux mourir que de quitter Gennaro, carmon pardon est dans la sainteté de ma passion. Entre la dignitésociale et ma petite dignité, qui est un secret pour ma conscience,je n’ai pas hésité. Si j’ai quelques mélancolies semblables à cesnuages qui passent sur les cieux les plus purs et auxquelles nousautres femmes nous aimons à nous livrer, je les tais, ellesressembleraient à des regrets. Mon Dieu, j’ai si bien aperçul’étendue de mes obligations, que je me suis armée d’une indulgenceentière&|160;; mais jusqu’à présent Gennaro n’a pas effarouché masi susceptible jalousie. Enfin, je n’aperçois point par où ce cherbeau génie pourrait faillir. Je ressemble un peu, chère ange, à cesdévots qui discutent avec leur Dieu, car n’est-ce pas à vous que jedois mon bonheur&|160;? Aussi ne pouvez-vous douter que je pensesouvent à vous. J’ai vu l’Italie, enfin&|160;! comme vous l’avezvue, comme on doit la voir, éclairée dans notre âme par l’amour,comme elle l’est par son beau soleil et par ses chefs-d’œuvre. Jeplains ceux qui sont incessamment remués par les adorations qu’elleréclame à chaque pas, de ne pas avoir une main à serrer, un cœur oùjeter l’exubérance des émotions qui s’y calment en s’yagrandissant. Ces dix-huit mois sont pour moi toute ma vie, et monsouvenir y fera de riches moissons. N’avez-vous pas fait comme moile projet de demeurer à Chiavari, d’acheter un palais à Venise, unemaisonnette à Sorrente, à Florence une villa&|160;? Toutes lesfemmes aimantes ne craignent-elles pas le monde&|160;? Mais moi,jetée pour toujours en dehors de lui, ne devais-je pas souhaiter dem’ensevelir dans un beau paysage, dans un monceau de fleurs, enface d’une jolie mer ou d’une vallée qui vaille la mer, comme cellequ’on voit de Fiesole&|160;? Mais, hélas&|160;! nous sommes depauvres artistes, et l’argent ramène à Paris les deux bohémiens.Gennaro ne veut pas que je m’aperçoive d’avoir quitté mon luxe, etvient faire répéter à Paris une œuvre nouvelle, un grand opéra.Vous comprenez aussi bien que moi, mon bel ange, que je ne sauraismettre le pied dans Paris. Au prix de mon amour, je ne voudrais pasrencontrer un de ces regards de femme ou d’homme qui me feraientconcevoir l’assassinat. Oui, je hacherais en morceaux quiconquem’honorerait de sa pitié, me couvrirait de sa bonne grâce, commecette adorable Châteauneuf, laquelle, sous Henri III, je crois, apoussé son cheval et foulé aux pieds le prévôt de Paris, pour uncrime de ce genre. Je vous écris donc pour vous dire que je netarderai pas à venir vous retrouver aux Touches, y attendre, danscette Chartreuse, notre Gennaro. Vous voyez comme je suis hardieavec ma bienfaitrice et ma sœur&|160;? Mais c’est que la grandeurdes obligations ne me mènera pas, comme certains cœurs, àl’ingratitude. Vous m’avez tant parlé des difficultés de la routeque je vais essayer d’arriver au Croisic par mer. Cette idée m’estvenue en apprenant ici qu’il y avait un petit navire danois déjàchargé de marbre qui va y prendre du sel en retournant dans laBaltique. J’évite par cette voie la fatigue et les dépenses duvoyage par la poste. Je sais que vous n’êtes pas seule, et j’ensuis bien heureuse : j’avais des remords à travers mes félicités.Vous êtes la seule personne auprès de laquelle je pouvais êtreseule et sans Conti. Ne sera-ce pas pour vous aussi un plaisir qued’avoir auprès de vous une femme qui comprendra votre bonheur sansen être jalouse&|160;? Allons, à bientôt. Le vent est favorable, jepars en vous envoyant un baiser.  »

– Hé&|160;! bien, elle m’aime aussi, celle-là, se dit Calyste enrepliant la lettre d’un air triste.

Cette tristesse jaillit sur le cœur de la mère comme si quelquelueur lui eût éclairé un abîme. Le baron venait de sortir. Fannyalla pousser le verrou de la tourelle et revint se poser au dossierdu fauteuil où était son enfant, comme est la sœur de Didon dans letableau de Guérin&|160;; elle lui baisa le front en lui disant : -Qu’as-tu, mon Calyste, qui t’attriste&|160;? Tu m’as promis dem’expliquer tes assiduités aux Touches&|160;; je dois, dis-tu, enbénir la maîtresse.

– Oui, certes, dit-il, elle m’a démontré, ma mère chérie,l’insuffisance de mon éducation à une époque où les nobles doiventconquérir une valeur personnelle pour rendre la vie à leur nom.J’étais aussi loin de mon siècle que Guérande est loin de Paris.Elle a été un peu la mère de mon intelligence.

– Ce n’est pas pour cela que je la bénirai, dit la baronne dontles yeux s’emplirent de larmes.

– Maman, s’écria Calyste sur le front de qui tombèrent ceslarmes chaudes, deux perles de maternité endolorie&|160;! maman, nepleurez pas, car tout à l’heure je voulais, pour lui rendreservice, parcourir le pays depuis la berge aux douaniers jusqu’aubourg de Batz, et elle m’a dit :  » Dans quelle inquiétude seraitvotre mère&|160;!  »

– Elle a dit cela&|160;? Je puis donc lui pardonner bien deschoses, dit Fanny.

– Félicité ne veut que mon bien, reprit Calyste, elle retientsouvent de ces paroles vives et douteuses qui échappent auxartistes, pour ne pas ébranler en moi une foi qu’elle ne sait pasêtre inébranlable. Elle m’a raconté la vie à Paris de quelquesjeunes gens de la plus haute noblesse, venant de leur provincecomme je puis en sortir, quittant une famille sans fortune, et yconquérant, par la puissance de leur volonté, de leur intelligence,une grande fortune. Je puis faire ce qu’a fait le baron deRastignac, au Ministère aujourd’hui. Elle me donne des leçons depiano, elle m’apprend l’italien, elle m’initie à mille secretssociaux desquels personne ne se doute à Guérande. Elle n’a pu medonner les trésors de l’amour&|160;! elle me donne ceux de sa vasteintelligence, de son esprit, de son génie. Elle ne vent pas être unplaisir, mais une lumière pour moi&|160;; elle ne heurte aucune demes religions : elle a foi dans la noblesse, elle aime la Bretagne,elle…

– Elle a changé notre Calyste, dit la vieille aveugle enl’interrompant, car je ne comprends rien à ces paroles. Tu as unemaison solide, mon beau neveu, de vieux parents qui t’adorent, debons vieux domestiques&|160;; tu peux épouser une bonne petiteBretonne, une fille religieuse et accomplie qui te rendra bienheureux, et tu peux réserver tes ambitions pour ton fils aîné, quisera trois fois plus riche que tu ne l’es, si tu sais vivretranquille, économiquement, à l’ombre, dans la paix du Seigneur,pour dégager les terres de notre maison. C’est simple comme un cœurbreton. Tu ne seras pas si promptement, mais plus solidement unriche gentilhomme.

– Ta tante a raison, mon ange, elle s’est occupée de ton bonheuravec autant de sollicitude que moi. Si je ne réussis pas à temarier avec miss Margaret, la fille de ton oncle lord Fitz-William,il est à peu près sûr que mademoiselle de Pen-Hoël donnera sonhéritage à celle de ses nièces que tu chériras.

– D’ailleurs on trouvera quelques écus ici, dit la vieille tantea voix basse et d’un air mystérieux.

– Me marier à mon âge&|160;?… dit-il en jetant à sa mère un deces regards qui font mollir la raison des mères.

Serais-je donc sans belles et folles amours&|160;? Nepourrais-je trembler, palpiter, craindre, respirer, me coucher sousd’implacables regards et les attendrir&|160;? Faut-il ne pasconnaître la beauté libre, la fantaisie de l’âme, les nuages quicourent sous l’azur du bonheur et que le souffle du plaisirdissipe&|160;? N’irais-je pas dans les petits chemins détournés,humides de rosée&|160;? Ne resterais-je pas sous le ruisseau d’unegouttière sans savoir qu’il pleut, comme les amoureux vus parDiderot&|160;? Ne prendrais-je pas, comme le duc de Lorraine, uncharbon ardent dans la paume de ma main&|160;? N’escaladerais-jepas d’échelles de soie&|160;? ne me suspendrais-je pas à un vieuxtreillis pourri sans le faire plier&|160;? ne me cacherais-je pasdans une armoire ou sous un lit&|160;? Ne connaîtrais-je de lafemme que la soumission conjugale, de l’amour que sa flamme delampe égale&|160;? Mes curiosités seront-elles rassasiées avantd’être excitées&|160;? Vivrais-je sans éprouver ces rages de cœurqui grandissent la puissance de l’homme&|160;? Serais-je un moineconjugal&|160;? Non&|160;! j’ai mordu la pomme parisienne de lacivilisation. Ne voyez-vous pas que vous avez, par les chastes, parles ignorantes mœurs de la famille, préparé le feu qui me dévore etque je serais consumé sans avoir adoré la divinité que je voispartout, dans les feuillages verts, comme dans les sables alluméspar le soleil, et dans toutes les femmes belles, nobles, élégantes,dépeintes par les livres, par les poèmes dévorés chezCamille&|160;? Hélas&|160;! de ces femmes, il n’en est qu’une àGuérande, et c’est vous, ma mère&|160;! Ces beaux oiseaux bleus demes rêves, ils viennent de Paris, ils sortent d’entre les pages delord Byron, de Scott : c’est Parisina, Effie, Minna&|160;! Enfinc’est la royale duchesse que j’ai vue dans les landes, à traversles bruyères et les genêts, et dont l’aspect me mettait tout lesang au cœur&|160;!

La baronne vit toutes ces pensées plus claires, plus belles,plus vives que l’art ne les fait à celui qui les lit&|160;; elleles embrassa rapides, toutes jetées par ce regard comme les flèchesd’un carquois qui se renverse. Sans avoir jamais lu Beaumarchais,elle pensa, avec toutes les femmes, que ce serait un crime demarier ce Chérubin.

– Oh&|160;! mon cher enfant, dit-elle en le prenant dans sesbras, le serrant et baisant ses beaux cheveux qui étaient encore àelle, marie-toi quand tu voudras, mais sois heureux&|160;! Mon rôlen’est pas de te tourmenter.

Mariotte vint mettre le couvert. Gasselin était sorti pourpromener le cheval de Calyste, qui depuis deux mois ne le montaitplus. Ces trois femmes, la mère, la tante et Mariotte s’entendaientavec la ruse naturelle aux femmes pour fêter Calyste quand ildînait au logis. La pauvreté bretonne, armée des souvenirs et deshabitudes de l’enfance, essayait de lutter avec la civilisationparisienne si fidèlement représentée à deux pas de Guérande, auxTouches. Mariotte essayait de dégoûter son jeune maître despréparations savantes de la cuisine de Camille Maupin, comme samère et sa tante rivalisaient de soins pour enserrer leur enfantdans les rets de leur tendresse, et rendre toute comparaisonimpossible.

– Ah&|160;! vous avez une lubine (le bar), monsieur Calyste, etdes bécassines, et des crêpes qui ne peuvent se faire qu’ici, ditMariotte d’un air sournois et triomphant en se mirant dans la nappeblanche, une vraie tombée de neige.

Après le dîner, quand sa vieille tante se fut remise à tricoter,quand le curé de Guérande et le chevalier du Halga revinrent,alléchés par leur partie de mouche , Calyste sortit pour retourneraux Touches, prétextant la lettre de Béatrix à rendre.

Claude Vignon et mademoiselle des Touches étaient encore àtable. Le grand critique avait une pente à la gourmandise, et cevice était caressé par Félicité qui savait combien une femme serend indispensable par ses complaisances. La salle à manger,complétée depuis un mois par des additions importantes, annonçaitavec quelle souplesse et quelle promptitude une femme épouse lecaractère, embrasse l’état, les passions et les goûts de l’hommequ’elle aime ou veut aimer. La table offrait le riche et brillantaspect que le luxe moderne a imprimé au service, aidé par lesperfectionnements de l’industrie. La pauvre et noble maison duGuénic ignorait à quel adversaire elle avait affaire, et quellefortune était nécessaire pour jouter avec l’argenterie réformée àParis et apportée par mademoiselle des Touches, avec sesporcelaines jugées encore bonnes pour la campagne, avec son beaulinge, son vermeil, les colifichets de sa table et la science deson cuisinier. Calyste refusa de prendre des liqueurs contenuesdans un de ces magnifiques cabarets en bois précieux qui sont commedes tabernacles.

– Voici votre lettre, dit-il avec une innocente ostentation enregardant, Claude qui dégustait un verre de liqueur des îles.

– Eh&|160;! bien, qu’en dites-vous&|160;? lui demandamademoiselle des Touches en jetant la lettre à travers la table àVignon qui se mit à la lire en prenant et déposant tour à tour sonpetit verre.

– Mais… que les femmes de Paris sont bien heureuses, elles onttoutes des hommes de génie à adorer et qui les aiment.

– Eh&|160;! bien, vous êtes encore de votre village, dit enriant Félicité. Comment&|160;? vous n’avez pas vu qu’elle l’aimedéjà moins, et que… ..

– C’est évident&|160;! dit Claude Vignon qui n’avait encoreparcouru que le premier feuillet. Observe-t-on quoi que ce soit desa situation quand on aime véritablement&|160;? est-on aussi subtilque la marquise&|160;? calcule-t-on, distingue-t-on&|160;? La chèreBéatrix est attachée à Conti par la fierté, elle est condamnée àl’aimer quand même.

– Pauvre femme&|160;! dit Camille.

Calyste avait les yeux fixés sur la table, il n’y voyait plusrien. La belle femme dans le costume fantastique dessiné le matinpar Félicité lui était apparue brillante de lumière&|160;; elle luisouriait, elle agitait son éventail&|160;; et l’autre main, sortantd’un sabot de dentelle et de velours nacarat, tombait blanche etpure sur les plis bouffants de sa robe splendide.

– Ce serait bien votre affaire, dit Claude Vignon eu souriantd’un air sardonique à Calyste.

Calyste fut blessé du mot affaire .

– Ne donnez pas à ce cher enfant l’idée d’une intrigue pareille,vous ne savez pas combien ces plaisanteries sont dangereuses. Jeconnais Béatrix, elle a trop de grandiose dans le caractère pourchanger, et d’ailleurs Conti serait là.

– Ah&|160;! dit railleusement Claude Vignon, un petit mouvementde jalousie&|160;?…

– Le croiriez-vous&|160;? dit fièrement Camille.

– Vous êtes plus perspicace que ne le serait une mère, réponditrailleusement Claude.

– Mais cela est-il possible&|160;? dit Camille en montrantCalyste.

– Cependant, reprit Vignon, ils seraient bien assortis. Elle adix ans de plus que lui, et c’est lui qui semble être la jeunefille.

– Une jeune fille, monsieur, qui a déjà vu le feu deux fois dansla Vendée. S’il s’était seulement trouvé vingt mille jeunes fillessemblables… .

– Je faisais votre éloge, dit Vignon, ce qui est bien plusfacile que de vous faire la barbe.

– J’ai une épée qui la fait à ceux qui l’ont trop longue,répondit Calyste.

– Et moi je fais très-bien l’épigramme, dit en souriant Vignon,nous sommes Français, l’affaire peut s’arranger.

Mademoiselle des Touches jeta sur Calyste un regard suppliantqui le calma soudain.

– Pourquoi, dit Félicité pour briser ce débat, les jeunes genscomme mon Calyste commencent-ils par aimer des femmes d’un certainâge&|160;?

– Je ne sais pas de sentiment qui soit plus naïf ni plusgénéreux. répondit Vignon, il est la conséquence des adorablesqualités de la jeunesse. D’ailleurs, comment les vieilles femmesfiniraient-elles sans cet amour&|160;? Vous êtes jeune et belle,vous le serez encore pendant vingt ans, on peut s’expliquer devantvous, ajouta-t-il en jetant un regard fin à mademoiselle desTouches. D’abord les semi-douairières auxquelles s’adressent lesjeunes gens savent beaucoup mieux aimer que n’aiment les jeunesfemmes. Un adulte ressemble trop à une jeune femme pour qu’unejeune femme lui plaise. Une telle passion frise la fable deNarcisse. Outre cette répugnance, il y a, je crois, entre eux uneinexpérience mutuelle qui les sépare. Ainsi la raison qui fait quele cœur des jeunes femmes ne peut être compris que par des hommesdont l’habileté se cache sous une passion vraie ou feinte, est lamême, à part la différence des esprits, qui rend une femme d’uncertain âge plus apte à séduire un enfant : il sent admirablementqu’il réussira près d’elle, et les vanités de la femme sontadmirablement nattées de sa poursuite. Il est enfin très-naturel àla jeunesse de se jeter sur les fruits, et l’automne de la femme enoffre d’admirables et de très-savoureux. N’est-ce donc rien que cesregards à la fois hardis et réservés, languissants à propos,trempés des dernières lueurs de l’amour, si chaudes et sisuaves&|160;? cette savante élégance de parole, ces magnifiquesépaules dorées si noblement développées, ces rondeurs si pleines,ce galbe gras et comme ondoyant, ces mains trouées de fossettes,cette peau pulpeuse et nourrie, ce front plein de sentimentsabondants où la lumière se traîne, cette chevelure si bien ménagée,si bien soignée, où d’étroites raies de chair blanche sontadmirablement dessinées, et ces cols à plis superbes, ces nuquesprovoquantes où toutes les ressources : de l’art sont déployéespour faire briller les oppositions entre les cheveux et les tons dela peau, pour mettre en relief toute l’insolence de la vie et del’amour&|160;? Les brunes elles-mêmes prennent alors des teintesblondes, les couleurs d’ambre de la maturité. Puis ces femmesrévèlent dans leurs sourires et déploient dans leurs paroles lascience du monde : elles savent causer, elles vous livrent le mondeentier pour vous faire sourire, elles ont des dignités et desfiertés sublimes, elles poussent des cris de désespoir à fendrel’âme, des adieux à l’amour qu’elles savent rendre inutiles et quiravivent les passions, elles deviennent jeunes en variant leschoses les plus désespéramment simples&|160;; elles se font à toutmoment relever de leur déchéance proclamée avec coquetterie, etl’ivresse causée par leurs triomphes est contagieuse&|160;; leursdévouements sont absolus : elles vous écoutent, elles vous aimentenfin, elles se saisissent de l’amour comme le condamné à morts’accroche aux plus petits détails de la vie, elles ressemblent àces avocats qui plaident tout dans leurs causes sans ennuyer letribunal, elles usent de tous leurs moyens, enfin on ne connaîtl’amour absolu que par elles. Je ne crois pas qu’on puisse jamaisles oublier, pas plus qu’on n’oublie ce qui est grand, sublime. Unejeune femme a mille distractions, ces femmes-là n’en ontaucune&|160;; elles n’ont plus ni amour-propre, ni vanité, nipetitesse&|160;; leur amour, c’est la Loire à son embouchure : ilest immense, il est grossi de toutes les déceptions, de tous lesaffluents de la vie, et voilà pourquoi ma fille est muette, dit-ilen voyant l’attitude extatique de mademoiselle des Touches quiserrait avec force la main de Calyste, peut-être pour le remercierd’avoir été l’occasion d’un pareil moment, d’un éloge si pompeuxqu’elle ne put y voir aucun piége. Pendant le reste de la soirée,Claude Vignon et Félicité furent étincelants d’esprit, racontèrentdes anecdotes et peignirent le monde parisien à Calyste qui s’épritde Claude, car l’esprit exerce ses séductions surtout sur les gensde cœur.

– Je ne serais pas étonné de voir débarquer demain la marquisede Rochegude et Conti, qui sans doute l’accompagne, dit Claude à lafin de la soirée. Quand j’ai quitté le Croisic, les marins avaientreconnu un petit bâtiment danois, suédois ou norwégien.

Cette phrase rosa les joues de l’impassible Camille. Ce soir,madame du Guénic attendit encore jusqu’à une heure du matin sonfils, sans pouvoir comprendre ce qu’il faisait aux Touches, puisqueFélicité ne l’aimait pas.

– Mais il les gêne, se disait cette adorable mère. -Qu’avez-vous donc tant dit, lui demanda-t-elle en le voyantentrer.

– Oh&|160;! ma mère, je n’ai jamais passé de soirée plusdélicieuse. Le génie est une bien grande, bien sublime chose&|160;!Pourquoi ne m’as-tu pas donné du génie&|160;? Avec du génie on doitpouvoir choisir parmi les femmes celle qu’on aime, elle estforcément à vous.

– Mais tu es beau, mon Calyste.

– La beauté n’est bien placée que chez vous. D’ailleurs ClaudeVignon est beau. Les hommes de génie ont des fronts lumineux, desyeux d’où jaillissent des éclairs&|160;; et moi, malheureux, je nesais rien qu’aimer.

– On dit que cela suffit, mon ange, dit-elle en le baisant aufront.

– Bien vrai&|160;?

– On me l’a dit, je ne l’ai jamais éprouvé.

Ce fut au tour de Calyste à baiser saintement la main de samère.

– Je t’aimerai pour tous ceux qui t’auraient adorée, luidit-il.

– Cher enfant&|160;! c’est un peu ton devoir, tu as hérité detous mes sentiments. Ne sois donc pas imprudent : tâche de n’aimerque de nobles femmes, s’il faut que tu aimes.

Quel est le jeune homme plein d’amour débordant et de viecontenue qui n’aurait eu l’idée victorieuse d’aller au Croisic voirdébarquer madame de Rochegude, afin de pouvoir l’examinerincognito&|160;? Calyste surprit étrangement sa mère et son père,qui ne savaient rien de l’arrivée de la belle marquise, en partantdès le matin sans vouloir déjeuner. Dieu sait avec quelle agilitéle Breton leva le pied&|160;! Il semblait qu’une force inconnuel’aidât, il se sentit léger, il se coula le long des murs desTouches pour n’être pas vu. Cet adorable enfant eut honte de sonardeur et peut-être une crainte horrible d’être plaisanté :Félicité, Claude Vignon étaient si perspicaces&|160;! Dans cescas-là, d’ailleurs, les jeunes gens croient que leurs fronts sontdiaphanes. Il suivit les détours du chemin à travers le dédale desmarais salants, gagna les sables et les franchit comme d’un bond,malgré l’ardeur du soleil qui y pétillait. Il arriva près de laberge, consolidée par un empierrement, au pied de laquelle est unemaison où les voyageurs trouvent un abri contre les orages, lesvents de mer, la pluie et les ouragans. Il n’est pas toujourspossible de traverser le petit bras de mer, il ne se trouve pastoujours des barques, et pendant le temps qu’elles mettent à venirdu port il est souvent utile de tenir à couvert les chevaux, lesânes, les marchandises ou les bagages des passagers. De là, sedécouvrent la pleine mer et la ville du Croisic&|160;; de là,Calyste vit bientôt arriver deux barques pleines d’effets, depaquets, de coffres, sacs de nuit et caisses dont la forme et lesdispositions annonçaient aux naturels du pays les chosesextraordinaires qui ne pouvaient appartenir qu’à des voyageurs dedistinction. Dans l’une des barques était une jeune femme, enchapeau de paille à voile vert, accompagnée d’un homme. Leur barqueaborda la première. Calyste de tressaillir&|160;; mais à leuraspect il reconnut un domestique et une femme de chambre, il n’osales questionner.

– Venez-vous au Croisic, monsieur Calyste&|160;? demandèrent lesmarins qui le connaissaient et auxquels il répondit par un signe detête négatif, assez honteux d’avoir été nommé.

Calyste fut charmé à la vue d’une caisse couverte en toilegoudronnée sur laquelle on lisait : Madame la marquise de Rochegude. Ce nom brillait à ses yeux comme un talisman, il y sentait je nesais quoi de fatal&|160;; il savait, sans en pouvoir douter, qu’ilaimerait cette femme&|160;; les plus petites choses qui laconcernaient l’occupaient déjà, l’intéressaient et piquaient sacuriosité. Pourquoi&|160;? Dans le brûlant désert de ses désirsinfinis et sans objet, la jeunesse n’envoie-t-elle pas toutes sesforces sur la première femme qui s’y présente&|160;? Béatrix avaithérité de l’amour que dédaignait Camille. Calyste regarda faire ledébarquement, tout en jetant de temps en temps les yeux sur leCroisic, espérant voir une barque sortir du port, venir à ce petitpromontoire où mugissait la mer, et lui montrer cette Béatrix déjàdevenue dans sa pensée ce qu’était Béatrix pour Dante, uneéternelle statue de marbre aux mains de laquelle il suspendrait sesfleurs et ses couronnes. Il demeurait les bras croisés, perdu dansles méditations de l’attente. Un fait digne de remarque, et quicependant n’a point été remarqué, c’est comme nous soumettonssouvent nos sentiments à une volonté, combien nous prenons unesorte d’engagement avec nous-mêmes, et comme nous créons notre sort: le hasard n’y a certes pas autant de part que nous lecroyons.

– Je ne vois point les chevaux, dit la femme de chambre assisesur une malle.

– Et moi je ne vois pas de chemin frayé, dit le domestique.

– Il est cependant venu des chevaux ici, dit la femme de chambreen montrant les preuves de leur séjour. Monsieur, dit-elle ens’adressant à Calyste, est-ce bien là la route qui mène àGuérande&|160;?

– Oui, répondit-il. Qui donc attendez-vous&|160;?

– On nous a dit qu’on viendrait nous chercher des Touches. Sil’on tardait, je ne sais pas comment madame la marquises’habillerait, dit-elle au domestique. Vous devriez aller chezmademoiselle des Touches. Quel pays de sauvages&|160;!

Calyste eut un vague soupçon de la fausseté de sa position.

– Votre maîtresse va donc aux Touches&|160;? demanda-t-il.

– Mademoiselle est venue ce matin à sept heures la chercher,répondit-elle. Ah&|160;! voici des chevaux…

Calyste se précipita vers Guérande avec la vitesse et lalégèreté d’un chamois, en faisant un crochet de lièvre pour ne pasêtre reconnu par les gens des Touches&|160;; mais il en rencontradeux dans le chemin étroit des marais par où il passa. -Entrerai-je, n’entrerai-je pas&|160;? pensait-il en voyant poindreles pins des Touches. Il eut peur, il rentra penaud et contrit àGuérande, et se promena sur le mail, où il continua sadélibération. Il tressaillit en voyant les Touches, il en examinaitles girouettes. – Elle ne se doute pas de mon agitation&|160;! sedisait-il. Ses pensées capricieuses étaient autant de grapins quis’enfonçaient dans son cœur et y attachaient la marquise. Calysten’avait pas eu ces terreurs, ces joies d’avant-propos avecCamille&|160;; il l’avait rencontrée à cheval, et son désir étaitné comme à l’aspect d’une belle fleur qu’il eût voulu cueillir. Cesincertitudes composent comme des poèmes chez les âmes timides.Échauffées par les premières flammes de l’imagination, ces âmes sesoulèvent, se courroucent, s’apaisent, s’animent tour à tour, etarrivent dans le silence et la solitude au plus haut degré del’amour, avant d’avoir abordé l’objet de tant d’efforts. Calysteaperçut de loin sur le mail le chevalier du Halga qui se promenaitavec mademoiselle de Pen-Hoël, il entendit prononcer son nom, il secacha. Le chevalier et la vieille fille se croyant seuls sur lemail, y parlaient à haute voix.

– Puisque Charlotte de Kergarouët vient, disait le chevalier,gardez-la trois ou quatre mois. Comment voulez-vous qu’elle soitcoquette avec Calyste&|160;? elle ne reste jamais assez long-tempspour l’entreprendre&|160;; tandis qu’en se voyant tous les jours,ces deux enfants finiront par se prendre de belle passion, et vousles marierez l’hiver prochain. Si vous dites deux mots de vosintentions à Charlotte, elle en aura bientôt dit quatre à Calyste,et une jeune fille de seize ans aura certes raison d’une femme dequarante et quelques années.

Les deux vieilles gens se retournèrent pour revenir sur leurspas&|160;; Calyste n’entendit plus rien, mais il avait comprisl’intention de mademoiselle de Pen-Hoël. Dans la situation d’âme oùil était, rien ne devait être plus fatal. Est-ce au milieu desespérances d’un amour préconçu qu’un jeune homme accepte pour femmeune jeune fille imposée&|160;? Calyste, à qui Charlotte deKergarouët était indifférente, se sentit disposé à la rebuter. Ilétait inaccessible aux considérations de fortune, il avait depuisson enfance accoutumé sa vie à la médiocrité de la maisonpaternelle, et d’ailleurs il ignorait les richesses de mademoisellede Pen-Hoël en lui voyant mener une vie aussi pauvre que celle desdu Guénic. Enfin, un jeune homme élevé comme l’était Calyste nedevait faire cas que des sentiments, et sa pensée tout entièreappartenait à la marquise. Devant le portrait que lui avait dessinéCamille, qu’était la petite Charlotte&|160;? la compagne de sonenfance qu’il traitait comme une sœur. Il ne revint au logis quevers cinq heures. Quand il entra dans la salle, sa mère lui tenditavec un sourire triste une lettre de mademoiselle des Touches.

 » Mon cher Calyste, la belle marquise de Rochegude est venue,nous comptons sur vous pour fêter son arrivée. Claude, toujoursrailleur, prétend que vous serez Bice , et qu’elle sera Dante . Ily va de l’honneur de la Bretagne et des du Guénic de bien recevoirune Casteran. A bientôt donc.

 » Votre ami,

« Camille Maupin.

 » Venez sans cérémonie, comme vous serez&|160;; autrement nousserions ridicules.  »

Calyste montra la lettre à sa mère et partit.

– Que sont les Casteran, demanda-t-elle au baron.

– Une vieille famille de Normandie, alliée àGuillaume-le-Conquérant, répondit-il. Ils portent tiercé en fasced’azur, de gueules et de sable, au cheval élancé d’argent, ferréd’or.

– Et les Rochegude&|160;?

– Je ne connais pas ce nom, il faudrait voir leur blason,dit-il.

La baronne fut un peu moins inquiète en apprenant que lamarquise Béatrix de Rochegude appartenait à une vieillemaison&|160;; mais elle éprouva toujours une sorte d’effroi desavoir son fils exposé à de nouvelles séductions.

Calyste éprouvait en marchant des mouvements à la fois violentset doux&|160;; il avait la gorge serrée, le cœur gonflé, le cerveautroublé&|160;; la fièvre le dévorait. Il voulait ralentir samarche, une force supérieure la précipitait toujours. Cetteimpétuosité des sens excitée par un vague espoir, tous les jeunesgens l’ont connue&|160;; un feu subtil flambe intérieurement, etfait rayonner autour d’eux comme ces nimbes peints autour desdivins personnages dans les tableaux religieux, et à traverslesquels ils voient la nature embrasée et la femme radieuse. Nesont-ils pas alors, comme les saints, pleins de foi, d’espérance,d’ardeur, de pureté&|160;? Le jeune Breton trouva la compagnie dansle petit salon de l’appartement de Camille. Il était alors environsix heures : le soleil en tombant répandait par la fenêtre sesteintes rouges, brisées dans les arbres&|160;; l’air était calme,il y avait dans le salon cette pénombre que les femmes aimenttant.

– Voici le député de la Bretagne, dit en souriant Camille Maupinà son amie en lui montrant Calyste quand il souleva la portière entapisserie, il est exact comme un roi.

– Vous avez reconnu son pas, dit Claude Vignon à mademoiselledes Touches.

Calyste s’inclina devant la marquise qui le salua par un gestede tête, il ne l’avait pas regardée&|160;; il prit la main que luitendait Claude Vignon et la serra.

– Voici le grand homme de qui nous vous avons tant parlé,Gennaro Conti, lui dit Camille sans répondre à Vignon.

Elle montrait à Calyste un homme de moyenne taille, mince etfluet, aux cheveux châtains, aux yeux presque rouges, au teintblanc et marqué de taches de rousseur, ayant tout à fait la tête siconnue de lord Byron que la peinture en serait superflue, maismieux portée peut-être. Conti était assez fier de cetteressemblance.

– Je suis enchanté, pour un jour que je passe aux Touches, derencontrer monsieur, dit Gennaro.

– C’était à moi de dire cela de vous, répondit Calyste avecassez d’aisance.

– Il est beau comme un ange, dit la marquise à Félicité.

Placé entre le divan et les deux femmes, Calyste entenditconfusément cette parole, quoique dite en murmurant et à l’oreille.Il s’assit dans un fauteuil et jeta sur la marquise quelquesregards à la dérobée. Dans la douce lueur du couchant, il aperçutalors, jetée sur le divan comme si quelque statuaire l’y eût posée,une forme blanche et serpentine qui lui causa des éblouissements.Sans le savoir, Félicité, par sa description, avait bien servi sonamie. Béatrix était supérieure au portrait peu flatté fait laveille par Camille. N’était-ce pas un peu pour le convive queBéatrix avait mis dans sa royale chevelure des touffes de bleuetsqui faisaient valoir le ton pâle de ses boucles crêpées, arrangéespour accompagner sa figure en badinant le long des joues&|160;? Letour de ses yeux, cerné par la fatigue, était semblable à la nacrela plus pure, la plus chatoyante, et son teint avait l’éclat de sesyeux. Sous la blancheur de sa peau, aussi fine que la pelliculesatinée d’un œuf, la vie étincelait dans un sang bleuâtre. Ladélicatesse des traits était inouïe. Le front paraissait êtrediaphane. Cette tête suave et douce, admirablement posée sur unlong col d’un dessin merveilleux, se prêtait aux expressions lesplus diverses. La taille, à prendre avec les mains, avait unlaissez-aller ravissant. Les épaules découvertes étincelaient dansl’ombre comme un camélia blanc dans une chevelure noire. La gorgehabilement présentée, mais couverte d’un fichu clair, laissaitapercevoir deux contours d’une exquise mièvrerie. La robe demousseline blanche semée de fleurs bleues, les grandes manches, lecorsage à pointe et sans ceinture, les souliers à cothurnes croiséssur un bas de fil d’Ecosse accusaient une admirable science detoilette. Deux boucles d’oreilles en filigrane d’argent, miracled’orfèvrerie génoise qui allait sans doute être à la mode, étaientparfaitement en harmonie avec le flou délicieux de cette blondechevelure étoilée de bleuets. En un seul coup d’oeil, l’avideregard de Calyste appréhenda ces beautés et les grava dans son âme.La blonde Béatrix et la brune Félicité eussent rappelé cescontrastes de keepseake si fort recherchés par les graveurs et lesdessinateurs anglais. C’était la Force et la Faiblesse de la femmedans tous leurs développements, une parfaite antithèse. Ces deuxfemmes ne pouvaient jamais être rivales, elles avaient chacune leurempire. C’était une délicate pervenche ou un lis auprès d’unsomptueux et brillant pavot rouge, une turquoise près d’un rubis.En un moment Calyste fut saisi d’un amour qui couronna l’œuvresecrète de ses espérances, de ses craintes, de ses incertitudes.Mademoiselle des Touches avait réveillé les sens, Béatrixenflammait le cœur et la pensée. Le jeune Breton sentait enlui-même s’élever une force à tout vaincre, à ne rien respecter.Aussi jeta-t-il sur Conti le regard envieux, haineux, sombre etcraintif de la rivalité qu’il n’avait jamais eue pour ClaudeVignon. Calyste employa toute son énergie à se contenir, en pensantnéanmoins que les Turcs avaient raison d’enfermer les femmes, etqu’il devait être défendu à de belles créatures de se montrer dansleurs irritantes coquetteries à des jeunes gens embrasés d’amour.Ce fougueux ouragan s’apaisait dès que les yeux de Béatrixs’abaissaient sur lui et que sa douce parole se faisaitentendre&|160;; déjà le pauvre enfant la redoutait à l’égal deDieu. On sonna le dîner.

– Calyste, donnez le bras à la marquise, dit mademoiselle desTouches en prenant Conti à sa droite, Vignon à sa gauche, et serangeant pour laisser passer le jeune couple.

Descendre ainsi le vieil escalier des Touches était pour Calystecomme une première bataille : le cœur lui faillit, il ne trouvaitrien à dire, une petite sueur emperlait son front et lui mouillaitle dos&|160;; son bras tremblait si fort qu’à la dernière marche lamarquise lui dit : – Qu’avez-vous&|160;?

– Mais, répondit-il d’une voix étranglée, je n’ai jamais vu dema vie une femme aussi belle que vous, excepté ma mère, et je nesuis pas maître de mes émotions.

– N’avez-vous pas ici Camille Maupin&|160;?

– Ah&|160;! quelle différence, dit naïvement Calyste.

– Bien, Calyste, lui souffla Félicité dans l’oreille, quand jevous le disais que vous m’oublieriez comme si je n’avais pasexisté. Mettez-vous là, près d’elle, à sa droite, et Vignon à sagauche. Quant à toi, Gennaro, je te garde, ajouta-t-elle en riant,nous surveillerons ses coquetteries.

L’accent particulier que mit Camille à ce mot frappa Claude, quilui jeta ce regard sournois et quasi distrait par lequel se trahiten lui l’observation. Il ne cessa d’examiner mademoiselle desTouches pendant tout le dîner.

– Des coquetteries, répondit la marquise en se dégantant etmontrant ses magnifiques mains, il y a de quoi. J’ai d’un côté,dit-elle en montrant Claude, un poète, et de l’autre la poésie.

Gennaro Conti jeta sur Calyste un regard plein de flatteries.Aux lumières, Béatrix parut encore plus belle : les blanchesclartés des bougies produisaient des luisants satinés sur sonfront, allumaient des paillettes dans ses yeux de gazelle etpassaient à travers ses boucles soyeuses en les brillantant et yfaisant resplendir quelques fils d’or. Elle rejeta son écharpe degaze en arrière par un geste gracieux, et se découvrit le col.Calyste aperçut alors une nuque délicate et blanche comme du lait,creusée par un sillon vigoureux qui se séparait en deux ondesperdues vers chaque épaule avec une moelleuse et décevantesymétrie. Ces changements à vue que se permettent les femmesproduisent peu d’effet dans le monde où tous les regards sontblasés, mais ils font de cruels ravages sur les âmes neuves commeétait celle de Calyste. Ce col, si dissemblable de celui deCamille, annonçait chez Béatrix un tout autre caractère. Là sereconnaissaient l’orgueil de la race, une ténacité particulière àla noblesse, et je ne sais quoi de dur dans cette double attache,qui peut-être est le dernier vestige de la force des anciensconquérants.

Calyste eut mille peines à paraître manger, il éprouvait desmouvements nerveux qui lui ôtaient la faim. Comme chez tous lesjeunes gens, la nature était en proie aux convulsions qui précèdentle premier amour et le gravent si profondément dans l’âme. A cetâge, l’ardeur du cœur, contenue par l’ardeur morale, amène uncombat intérieur qui explique la longue hésitation respectueuse,les profondes méditations de tendresse, l’absence de tout calcul,attraits particuliers aux jeunes gens dont le cœur et la vie sontpurs. En étudiant, quoique à la dérobée, afin de ne pas éveillerles soupçons du jaloux Gennaro, les détails qui rendent la marquisede Rochegude si noblement belle, Calyste fut bientôt opprimé par lamajesté de la femme aimée : il se sentit rapetissé par la hauteurde certains regards, par l’attitude imposante de ce visage oùdébordaient les sentiments aristocratiques, par une certaine fiertéque les femmes font exprimer à de légers mouvements, à des airs detête, à d’admirables lenteurs de geste, et qui sont des effetsmoins plastiques, moins étudiés qu’on ne le pense. Ces mignonsdétails de leur changeante physionomie correspondent auxdélicatesses, aux mille agitations de leurs âmes. Il y a dusentiment dans toutes ces expressions. La fausse situation où setrouvait Béatrix lui commandait de veiller sur elle-même, de serendre imposante sans être ridicule, et les femmes du grand mondesavent toutes atteindre à ce but, l’écueil des femmes vulgaires.Aux regards de Félicité, Béatrix devina l’adoration intérieurequ’elle inspirait à son voisin et qu’il était indigne d’elled’encourager, elle jeta donc sur Calyste en temps opportun un oudeux regards répressifs qui tombèrent sur lui comme des avalanchesde neige. L’infortuné se plaignit à mademoiselle des Touches par unregard où se devinaient des larmes gardées sur le cœur avec uneénergie surhumaine, et Félicité lui demanda d’une voix amicalepourquoi il ne mangeait rien. Calyste se bourra par ordre et eutl’air de prendre part à la conversation. Etre importun au lieu deplaire, cette idée insoutenable lui martelait la cervelle. Ildevint d’autant plus honteux qu’il aperçut derrière la chaise de lamarquise le domestique qu’il avait vu le matin sur la jetée, etqui, sans doute, parlerait de sa curiosité. Contrit ou heureux,madame de Rochegude ne fit aucune attention à son voisin.Mademoiselle des Touches l’ayant mise sur son voyage d’Italie, elletrouva moyen de raconter spirituellement la passion àbrûle-pourpoint dont l’avait honorée un diplomate russe à Florence,en se moquant des petits jeunes gens qui se jetaient sur les femmescomme des sauterelles sur la verdure. Elle fit rire Claude Vignon,Gennaro, Félicité elle-même, quoique ces traits moqueursatteignissent au cœur de Calyste, qui, au travers du bourdonnementqui retentissait à ses oreilles et dans sa cervelle, n’entendit quedes mots. Le pauvre enfant&|160;; ne se jurait pas à lui-même,comme certains entêtés, d’obtenir cette femme à tout prix, non, iln’avait point de colère, il souffrait. Quand il aperçut chezBéatrix une intention de l’immoler aux pieds de Gennaro, il se dit: Que je lui serve à quelque chose&|160;! et se laissa maltraiteravec une douceur d’agneau.

– Vous qui admirez tant la poésie, dit Claude Vignon à lamarquise, comment l’accueillez-vous aussi mal&|160;? Ces naïvesadmirations, si jolies dans leur expression, sans arrière-pensée etsi dévouées, n’est-ce pas la poésie du cœur&|160;? Avouez-le, ellesvous laissent un sentiment de plaisir et de bien-être.

– Certes, dit-elle, mais nous serions bien malheureuses etsurtout bien indignes si nous cédions à toutes les passions quenous inspirons.

– Si vous ne choisissiez pas, dit Conti, nous ne serions pas sifiers d’être aimés.

– Quand serai-je choisi et distingué par une femme, se demandaCalyste qui réprima difficilement une émotion cruelle. Il rougitalors comme un malade sur la plaie duquel un doigt s’est parmégarde appuyé. Mademoiselle des Touches fut frappée del’expression qui se peignit sur la figure de Calyste, et tâcha dele consoler par un regard plein de sympathie. Ce regard, ClaudeVignon le surprit. Dès ce moment, l’écrivain devint d’une gaietéqu’il répandit en sarcasmes : il soutint à Béatrix que l’amourn’existait que par le désir, que la plupart des femmes setrompaient en aimant, qu’elles aimaient pour des raisonstrès-souvent inconnues aux hommes et à elles-mêmes, qu’ellesvoulaient quelquefois se tromper, que la plus noble d’entre ellesétait encore artificieuse.

– Tenez-vous-en aux livres, ne critiquez pas nos sentiments, ditCamille en lui lançant un regard impérieux.

Le dîner cessa d’être gai. Les moqueries de Claude Vignonavaient rendu les deux femmes pensives. Calyste sentait unesouffrance horrible au milieu du bonheur que lui causait la vue deBéatrix. Conti cherchait dans les yeux de la marquise à deviner sespensées. Quand le dîner fut fini, mademoiselle des Touches prit lebras de Calyste, donna les deux autres hommes à la marquise et leslaissa aller en avant afin de pouvoir dire au jeune Breton : – Moncher enfant, si la marquise vous aime, elle jettera Conti par lesfenêtres&|160;; mais vous vous conduisez en ce moment de manière àresserrer leurs liens. Quand elle serait ravie de vos adorations,doit-elle y faire attention&|160;? Possédez-vous.

– Elle a été dure pour moi, elle ne m’aimera point, dit Calyste,et si elle ne m’aime pas, j’en mourrai.

– Mourir&|160;?… vous&|160;! mon cher Calyste, dit Camille, vousêtes un enfant. Vous ne seriez donc pas mort pour moi&|160;?

– Vous vous êtes faite mon amie, répondit-il.

Après les causeries qu’engendre toujours le café, Vignon priaConti de chanter un morceau. Mademoiselle des Touches se mit aupiano. Camille et Gennaro chantèrent le Dunque il mio bene tu rniasarai , le dernier duo de Romeo et Jutiette de Zingarelli, l’unedes pages les plus pathétiques de la musique moderne. Le passage Ditanti palpiti exprime l’amour dans toute sa grandeur. Calyste,assis dans le fauteuil où Félicité lui avait raconté l’histoire dela marquise, écoutait religieusement. Béatrix et Vignon étaientchacun d’un côté du piano. La voix sublime de Conti savait semarier à celle de Félicité. Tous deux avaient souvent chanté cemorceau, ils en connaissaient les ressources et s’entendaient amerveille pour les faire valoir. Ce fut en ce moment, ce que lemusicien a voulu créer, un poème de mélancolie divine, les adieuxde deux cygnes à la vie. Quand le duo fut terminé, chacun était enproie à des sensations qui ne s’expriment point par de vulgairesapplaudissements.

– Ah&|160;! la musique est le premier des arts, s’écria lamarquise.

– Camille place en avant la jeunesse et la beauté, la premièrede toutes les poésies, dit Claude Vignon.

Mademoiselle des Touches regarda Claude en dissimulant une vagueinquiétude. Béatrix, ne voyant point Calyste, tourna la tête commepour savoir quel effet cette musique lui faisait éprouver, moinspar intérêt pour lui que pour la satisfaction de Conti : elleaperçut dans l’embrasure un visage blanc couvert de grosses larmes.A cet aspect, comme si quelque vive douleur l’eût atteinte, elledétourna promptement la tête et regarda Gennaro. Non seulement lamusique s’était dressée devant Calyste, l’avait touché de sabaguette divine, l’avait lancé dans la création et lui en avaitdépouillé les voiles, mais encore il était abasourdi du génie deConti. Malgré ce que Camille Maupin lui avait dit de son caractère,il lui croyait alors une belle âme, un cœur plein d’amour. Commentlutter avec un pareil artiste&|160;? comment une femme nel’adorerait-elle pas toujours&|160;? Ce chant entrait dans l’âmecomme une autre âme. Le pauvre enfant était autant accablé par lapoésie que par le désespoir : il se trouvait être si peu dechose&|160;! Cette accusation ingénue de son néant se lisait mêléeà son admiration. Il ne s’aperçut pas du geste de Béatrix, qui,ramenée vers Calyste par la contagion des sentiments vrais, lemontra par un signe à mademoiselle des Touches.

– Oh&|160;! l’adorable cœur&|160;! dit Félicité. Conti, vous nerecueillerez jamais d’applaudissements qui vaillent l’hommage decet enfant. Chantons alors un trio. Béatrix, ma chère,venez&|160;?

Quand la marquise, Camille et Conti se mirent au piano, Calystese leva doucement à leur insu, se jeta sur un des sofas de lachambre à coucher dont la porte était ouverte, et y demeura plongédans son désespoir.

Partie 2
Le Drame

– Qu’avez-vous, mon enfant&|160;? lui dit Claude, qui se coulasilencieusement auprès de Calyste et lui prit la main. Vous aimez,vous vous croyez dédaigné&|160;; mais il n’en est rien. Dansquelques jours vous aurez le champ libre ici, vous y régnerez, vousserez aimé par plus d’une personne&|160;; enfin, si vous savez vousbien conduire, vous y serez comme un sultan.

– Que me dites-vous&|160;? s’écria Calyste en se levant etentraînant par un geste Claude dans la bibliothèque. Qui m’aimeici&|160;?

– Camille, répondit Claude.

– Camille m’aimerait, demanda Calyste. Eh&|160;! bien,vous&|160;?

– Moi, reprit Claude, moi… Il ne continua pas. Il s’assit ets’appuya la tête avec une profonde mélancolie sur un coussin. – Jesuis ennuyé de la vie et n’ai pas le courage de la quitter, dit-ilaprès un moment de silence. Je voudrais m’être trompé dans ce queje viens de vous dire&|160;; mais depuis quelques jours plus d’uneclarté vive a lui. Je ne me suis pas promené dans les roches duCroisic pour mon plaisir. L’amertume de mes paroles à mon retour,quand je vous ai trouvé causant avec Camille, prenait sa source aufond de mon amour-propre blessé. Je m’expliquerai tantôt avecCamille. Deux esprits aussi clairvoyants que le sien et le mien nesauraient se tromper. Entre deux duellistes de profession, lecombat n’est pas de longue durée. Aussi puis-je d’avance vousannoncer mon départ. Oui, je quitterai les Touches, demainpeut-être, avec Conti. Certes il s’y passera, quand nous n’y seronsplus, d’étranges, de terribles choses peut-être, et j’aurai leregret de ne pas assister à ces débats de passion si rares enFrance et si dramatiques. Vous êtes bien jeune pour une lutte sidangereuse : vous m’intéressez. Sans le profond dégoût quem’inspirent les femmes, je resterais pour vous aider à jouer cettepartie : elle est difficile, vous pouvez la perdre, vous avezaffaire à deux femmes extraordinaires, et vous êtes déjà tropamoureux de l’une pour vous servir de l’autre. Béatrix doit avoirde l’obstination dans le caractère et Camille a de la grandeur.Peut-être, comme une chose frêle et délicate, serez-vous briséentre ces deux écueils, entraîné par les torrents de la passion.Prenez garde.

La stupéfaction de Calyste en entendant ces paroles permit àClaude Vignon de les dire et de quitter le jeune Breton, quidemeura comme un voyageur à qui, dans les Alpes, un guide adémontré la profondeur d’un abîme en y jetant une pierre. Apprendrede la bouche même de Claude que lui, Calyste, était aimé de Camilleau moment où il se sentait amoureux de Béatrix pour toute savie&|160;! il y avait dans cette situation un poids trop fort pourune jeune âme si naïve. Pressé par un regret immense quil’accablait dans le passé, tué dans le présent par la difficulté desa position entre Béatrix qu’il aimait, entre Camille qu’iln’aimait plus et par laquelle Claude le disait aimé, le pauvreenfant se désespérait, il demeurait indécis, perdu dans sespensées. Il cherchait inutilement les raisons qu’avait euesFélicité de rejeter son amour et de courir à Paris y chercherClaude Vignon. Par moments la voix de Béatrix arrivait pure etfraîche à ses oreilles et lui causait ces émotions violentes qu’ilavait évitées en quittant le petit salon. A plusieurs reprises ilne s’était plus senti maître de réprimer une féroce envie de lasaisir et de l’emporter. Qu’allait-il devenir&|160;? Reviendrait-ilaux Touches&|160;? En se sachant aimé de Camille, commentpourrait-il y adorer Béatrix&|160;? Il ne trouvait aucune solutionà ces difficultés. Insensiblement le silence régna dans la maison.Il entendit sans y faire attention le bruit de plusieurs portes quise fermaient. Puis tout à coup il compta les douze coups de minuità la pendule de la chambre voisine, où la voix de Camille et cellede Claude le réveillèrent de l’engourdissante contemplation de sonavenir et où brillait une lumière au milieu des ténèbres. Avantqu’il se montrât, il put écouter de terribles paroles prononcéespar Vignon.

– Vous êtes arrivée à Paris éperdument amoureuse de Calyste,disait-il à Félicité&|160;; mais vous étiez épouvantée des suitesd’une semblable passion à votre âge : elle vous menait dans unabîme, dans un enfer, au suicide peut-être&|160;! L’amour nesubsiste qu’en se croyant éternel, et vous aperceviez à quelquespas dans votre vie une séparation horrible : le dégoût et lavieillesse terminant bientôt un poème sublime. Vous vous êtessouvenue d’Adolphe, épouvantable dénouement des amours de madame deStaël et de Benjamin Constant, qui cependant étaient bien plus enrapport d’âge que vous ne l’êtes avec Calyste. Vous m’avez alorspris comme ou prend des fascines pour élever des retranchementsentre les ennemis et soi. Mais, si vous vouliez me faire aimer lesTouches, n’était-ce pas pour y passer vos jours dans l’adorationsecrète de votre Dieu&|160;? pour accomplir votre plan, à la foisignoble et sublime, vous deviez chercher un homme vulgaire ou unhomme si préoccupé par de hautes pensées qu’il pût être facilementtrompé. Vous m’avez cru simple, facile à abuser comme un homme degénie. Il paraît que je suis seulement un homme d’esprit : je vousai devinée. Quand hier je vous ai fait l’éloge des femmes de votreâge en vous expliquant pourquoi Calyste vous aimait, croyez-vousque j’aie pris pour moi vos regards ravis, brillants,enchantés&|160;? N’avais-je pas déjà lu dans votre âme&|160;? Lesyeux étaient bien tournés sur moi, mais le cœur battait pourCalyste. Vous n’avez jamais été aimée, ma pauvre Maupin, et vous nele serez jamais après vous être refusé le beau fruit que le hasardvous a offert aux portes de l’enfer des femmes, et qui tournent surleurs gonds poussées par le chiffre 50&|160;!

– Pourquoi l’amour m’a-t-il donc fuie, dit-elle d’une voixaltérée, dites-le moi, vous qui savez tout&|160;?…

– Mais vous n’êtes pas aimable, reprit-il, vous ne vous pliezpas à l’amour, il doit se plier à vous. Vous pourrez peut-être vousadonner aux malices et à l’entrain des gamins&|160;; mais vousn’avez pas d’enfance au cœur, il y a trop de profondeur dans votreesprit, vous n’avez jamais été naïve, et vous ne commencerez pas àl’être aujourd’hui. Votre grâce vient du mystère, elle estabstraite et non active. Enfin votre force éloigne les genstrès-forts qui prévoient une lutte. Votre puissance peut plaire àde jeunes âmes qui, semblables à celle de Calyste, aiment à êtreprotégées&|160;; mais, à la longue, elle fatigue. Vous êtes grandeet sublime : subissez les inconvénients de ces deux qualités, ellesennuient.

– Quel arrêt&|160;! s’écria Camille. Ne puis-je être femme,suis-je une monstruosité&|160;?

– Peut-être, dit Claude.

– Nous verrons, s’écria la femme piquée au vif.

– Adieu, ma chère, demain je pars. Je ne vous en veux pas,Camille : je vous trouve la plus grande des femmes&|160;; mais sije continuais à vous servir de paravent ou d’écran, dit Claude avecdeux savantes inflexions de voix, vous me mépriseriezsingulièrement. Nous pouvons nous quitter sans chagrin ni remords :nous n’avons ni bonheur à regretter ni espérances déjouées. Pourvous, comme pour quelques hommes de génie infiniment rares, l’amourn’est pas ce que la nature l’a fait : un besoin impérieux à lasatisfaction duquel elle attache de vifs mais de passagersplaisirs, et qui meurt&|160;; vous le voyez, tel que l’a créé lechristianisme : un royaume idéal, plein de sentiments nobles, degrandes petitesses, de poésies, de sensations spirituelles, dedévouements, de fleurs morales, d’harmonies enchanteresses, etsitué bien au-dessus des grossièretés vulgaires, mais où vont deuxcréatures réunies en un ange, enlevées par les ailes du plaisir.Voilà ce que j’espérais, je croyais saisir une des clefs qui nousouvrent la porte fermée pour tant de gens et par laquelle ons’élance dans l’infini. Vous y étiez déjà, vous&|160;! Ainsi vousm’avez trompé. Je retourne à la misère, dans ma vaste prison deParis. Il m’aurait suffi de cette tromperie au commencement de macarrière pour me faire fuir les femmes&|160;; aujourd’hui, elle metdans mon âme un désenchantement qui me plonge à jamais dans unesolitude épouvantable, je m’y trouverai sans la loi qui aidait lespères à la peupler d’images sacrées. Voilà, ma chère Camille, oùnous mène la supériorité de l’esprit : nous pouvons chanter tousdeux l’hymne horrible qu’Alfred de Vigny met dans la bouche deMoïse parlant à Dieu :

Seigneur, vous m’avez fait puissant et solitaire&|160;!

En ce moment Calyste parut.

– Je ne dois pas vous laisser ignorer que je suis là,dit-il.

Mademoiselle des Touches exprima la plus vive crainte, unerougeur subite colora son visage impassible d’un ton de feu.Pendant toute cette scène, elle demeura plus belle qu’en aucunmoment de sa vie.

– Nous vous avions cru parti, Calyste, dit Claude&|160;; maiscette indiscrétion involontaire de part et d’autre est sans danger: peut-être serez-vous plus à votre aise aux Touches en connaissantFélicité tout entière. Son silence annonce que je ne me suis pointtrompé sur le rôle qu’elle me destinait. Elle vous aime, comme jevous le disais, mais elle vous aime pour vous et non pour elle,sentiment que peu de femmes sont capables de concevoir etd’embrasser : peu d’entre elles connaissent la volupté des douleursentretenues par le désir, c’est une des magnifiques passionsréservées à l’homme&|160;; mais elle est un peu homme&|160;! dit-ilen raillant. Votre passion pour Béatrix la fera souffrir et larendra heureuse tout à la fois.

Des larmes vinrent aux yeux de mademoiselle des Touches, quin’osait regarder ni le terrible Claude Vignon ni l’ingénu Calyste.Elle était effrayée d’avoir été comprise, elle ne croyait pas qu’ilfût possible à un homme, quelle que fût sa portée, de deviner unedélicatesse si cruelle, un héroïsme aussi élevé que l’était lesien. En la trouvant si humiliée de voir ses grandeurs dévoilées,Calyste partagea l’émotion de cette femme qu’il avait mise si haut,et qu’il contemplait abattue. Calyste se jeta, par un mouvementirrésistible, aux pieds de Camille, et lui baisa les mains en ycachant son visage couvert de pleurs.

– Claude, dit-elle, ne m’abandonnez pas, quedeviendrais-je&|160;?

– Qu’avez-vous à craindre&|160;? répondit le critique. Calysteaime déjà la marquise comme un fou. Certes, vous ne sauriez trouverune barrière plus forte entre vous et lui que cet amour excité parvous-même. Cette passion me vaut bien. Hier, il y avait du dangerpour vous et pour lui&|160;; mais aujourd’hui tout vous serabonheur maternel, dit-il en lui lançant un regard railleur. Vousserez fière de ses triomphes.

Mademoiselle des Touches regarda Calyste, qui, sur ce mot, avaitrelevé la tête par un mouvement brusque. Claude Vignon, pour toutevengeance, prenait plaisir à voir la confusion de Calyste et deFélicité.

– Vous l’avez poussé vers madame de Rochegude, reprit ClaudeVignon, il est maintenant sous le charme. Vous avez creusévous-même votre tombe. Si vous vous étiez confiée à moi, vouseussiez évité les malheurs qui vous attendent.

– Des malheurs, s’écria Camille Maupin en prenant la tête deCalyste et l’élevant jusqu’à elle et la baisant dans les cheveux ety versant d’abondantes larmes. Non, Calyste, vous oublierez tout ceque vous venez d’entendre, vous ne me compterez pourrien&|160;!

Elle se leva, se dressa devant ces deux hommes et les terrassapar les éclairs que lancèrent ses yeux où brilla toute son âme.

– Pendant que Claude parlait, reprit-elle, j’ai conçu la beauté,la grandeur d’un amour sans espoir, n’est-ce pas le seul sentimentqui nous rapproche de Dieu&|160;? Ne m’aime pas, Calyste, moi jet’aimerai comme aucune femme n’aimera&|160;!

Ce fut le cri le plus sauvage que jamais un aigle blessé aitpoussé dans son aire. Claude fléchit le genou, prit la main deFélicité et la lui baisa.

– Quittez-nous, mon ami, dit mademoiselle des Touches au jeunehomme, votre mère pourrait être inquiète.

Calyste revint à Guérande à pas lents en se retournant pour voirla lumière qui brillait aux croisées de l’appartement de Béatrix.Il fut surpris lui-même de ressentir peu de compassion pourCamille, il lui en voulait presque d’avoir été privé de quinze moisde bonheur. Puis parfois il éprouvait en lui-même lestressaillements que Camille venait de lui causer, il sentait dansses cheveux les larmes qu’elle y avait laissées, il souffrait de sasouffrance, il croyait entendre les gémissements que poussait sansdoute cette grande femme, tant désirée quelques jours auparavant.En ouvrant la porte du logis paternel où régnait un profondsilence, il aperçut par la croisée, à la lueur de cette lampe d’unesi naïve construction, sa mère qui travaillait en l’attendant. Deslarmes mouillèrent les yeux de Calyste à cet aspect.

– Que t’est-il donc encore arrivé, demanda Fanny dont le visageexprimait une horrible inquiétude.

Pour toute réponse, Calyste prit sa mère dans ses bras et labaisa sur les joues, au front, dans les cheveux, avec une de ceseffusions passionnées qui ravissent les mères et les pénètrent dessubtiles flammes de la vie qu’elles ont donnée.

– C’est toi que j’aime, dit Calyste à sa mère presque honteuseet rougissant, toi qui ne vis que pour moi, toi que je voudraisrendre heureuse.

– Mais tu n’es pas dans ton assiette ordinaire, mon enfant, ditla baronne en contemplant son fils. Que t’est-il arrivé&|160;?

– Camille m’aime, et je ne l’aime plus, dit-il.

La baronne attira Calyste à elle, le baisa sur le front, etCalyste entendit dans le profond silence de cette vieille sallebrune et tapissée, les coups d’une vive palpitation au cœur de samère. L’Irlandaise était jalouse de Camille, et pressentait lavérité. Cette mère avait, en attendant son fils toutes les nuits,creusé la passion de cette femme&|160;; elle avait, conduite parles lueurs d’une méditation obstinée, pénétré dans le cœur deCamille, et, sans pouvoir se l’expliquer, elle avait imaginé chezcette fille une fantaisie de maternité. Le récit de Calysteépouvanta cette mère simple et naïve.

– Hé&|160;! bien, dit-elle après une pause, aime madame deRochegude, elle ne me causera pas de chagrin.

Béatrix n’était pas libre, elle ne dérangeait aucun des projetsformés pour le bonheur de Calyste, du moins Fanny le croyait, ellevoyait une espèce de belle-fille à aimer, et non une autre mère àcombattre.

– Mais Béatrix ne m’aimera pas, s’écria Calyste.

– Peut-être, répondit la baronne d’un air fin. Ne m’as-tu pasdit qu’elle allait être seule demain.

– Oui.

– Eh&|160;! bien, mon enfant, ajouta la mère en rougissant. Lajalousie est au fond de tous nos cœurs, et je ne savais pas latrouver un jour au fond du mien, car je ne croyais pas qu’on dût medisputer l’affection de mon Calyste&|160;! Elle soupira. Jecroyais, dit-elle, que le mariage serait pour toi ce qu’il a étépour moi. Quelles lueurs tu as jetées dans mon âme depuis deuxmois&|160;! de quels reflets se colore ton amour si naturel, pauvreange&|160;! Eh&|160;! bien, aie l’air de toujours aimer tamademoiselle des Touches, la marquise en sera jalouse et tul’auras.

– Oh&|160;! ma bonne mère, Camille ne m’aurait pas dit cela,s’écria Calyste en tenant sa mère par la taille et la baisant surle cou.

– Tu me rends bien perverse, mauvais enfant, dit-elle toutheureuse du visage radieux que l’espérance faisait à son fils quimonta gaiement l’escalier de la tourelle.

Le lendemain matin, Calyste dit à Gasselin d’aller se mettre ensentinelle sur le chemin de Guérande à Saint-Nazaire, de guetter aupassage la voiture de mademoiselle des Touches et de compter lespersonnes qui s’y trouveraient. Gasselin revint au moment où toutela famille était réunie et déjeunait.

– Qu’arrive-t-il&|160;? dit mademoiselle du Guénic, Gasselincourt comme s’il y avait le feu dans Guérande.

– Il aurait pris le mulot, dit Mariotte qui apportait le café,le lait et les rôties.

– Il vient de la ville et non du jardin, répondit mademoiselledu Guénic.

– Mais le mulot a son trou derrière le mur, du côté de la place,dit Mariotte.

– Monsieur le chevalier, ils étaient cinq, quatre dedans et lecocher.

– Deux dames au fond&|160;? dit Calyste.

– Et deux messieurs devant, reprit Gasselin.

– Selle le cheval de mon père, cours après, arrive àSaint-Nazaire au moment où le bateau part pour Paimbœuf, et si lesdeux hommes s’embarquent, accours me le dire à bride abattue.

Gasselin sortit.

– Mon neveu, vous avez le diable au corps, dit la vieilleZéphirine.

– Laissez-le donc s’amuser, ma sœur, s’écria le baron, il étaittriste comme un hibou, le voilà gai comme un pinson.

– Vous lui avez peut-être dit que notre chère Charlotte arrive,s’écria la vieille fille en se tournant vers sa belle-sœur.

– Non, répondit la baronne.

– Je croyais qu’il voulait aller au-devant d’elle, ditmalicieusement mademoiselle du Guénic.

– Si Charlotte reste trois mois chez sa tante, il a bien letemps de la voir, répondit la baronne.

– Oh&|160;! ma sœur, que s’est-il donc passé depuis hier,demanda la vieille fille. Vous étiez si heureuse de savoir quemademoiselle de Pen-Hoël allait ce matin nous chercher sanièce.

– Jacqueline veut me faire épouser Charlotte pour m’arracher àla perdition, ma tante, dit Calyste en riant et lançant à sa mèreun coup d’oeil d’intelligence. J’étais sur le mail quandmademoiselle de Pen-Hoël parlait à monsieur du Halga, mais elle n’apas pensé que ce serait une bien plus grande perdition pour moi deme marier à mon âge.

– Il est écrit là haut, s’écria la vieille fille en interrompantCalyste, que je ne mourrai ni tranquille ni heureuse. J’auraisvoulu voir notre famille continuée, et quelques-unes de nos terresrachetées, il n’en sera rien. Peux-tu, mou beau neveu, mettrequelque chose en balance avec de tels devoirs&|160;?

– Mais, dit le baron, est-ce que mademoiselle des Touchesempêchera Calyste de se marier quand il le faudra&|160;? Je doisl’aller voir.

– Je puis vous assurer, mon père, que Félicité ne sera jamais unobstacle à mon mariage.

– Je n’y vois plus clair, dit la vieille aveugle qui ne savaitrien de la subite passion de son neveu pour la marquise deRochegude.

La mère garda le secret à son fils&|160;; en cette matière lesilence est instinctif chez toutes les femmes. La vieille filletomba dans une profonde méditation, écoutant de toutes ses forces,épiant les voix et le bruit pour pouvoir deviner le mystère qu’onlui cachait. Gasselin arriva bientôt, et dit à son jeune maîtrequ’il n’avait pas eu besoin d’aller à Saint-Nazaire pour savoir quemademoiselle des Touches et son amie reviendraient seules, ill’avait appris en ville chez Bernus, le messager qui s’était chargédes paquets des deux messieurs.

– Elles seront seules au retour, s’écria Calyste. Selle moncheval.

Au ton de son jeune maître, Gasselin crut qu’il y avait quelquechose de grave&|160;; il alla seller les deux chevaux, chargea lespistolets sans rien dire à personne, et s’habilla pour suivreCalyste. Calyste était si content de savoir Claude et Gennaropartis, qu’il ne songeait pas à la rencontre qu’il allait faire àSaint-Nazaire, il ne pensait qu’au plaisir d’accompagner lamarquise, il prenait les mains de son vieux père et les lui serraittendrement, il embrassait sa mère, il serrait sa vieille tante parla taille.

– Enfin, je l’aime mieux ainsi que triste, dit la vieilleZéphirine.

– Où vas-tu, chevalier&|160;? lui dit son père.

– A Saint-Nazaire.

– Peste&|160;! Et à quand le mariage&|160;? dit le baron quicrut son fils empressé de revoir Charlotte de Kergarouët. Il metarde d’être grand-père, il est temps.

Quand Gasselin se montra dans l’intention assez évidented’accompagner Calyste, le jeune homme pensa qu’il pourrait revenirdans la voiture de Camille avec Béatrix en laissant son cheval àGasselin, et il lui frappa sur l’épaule en disant : – Tu as eu del’esprit.

– Je le crois bien, répondit Gasselin.

– Mon garçon, dit le père en venant avec Fanny jusqu’à latribune du perron, ménage les chevaux, ils auront douze lieues àfaire.

Calyste partit après avoir échangé le plus pénétrant regard avecsa mère.

– Cher trésor, dit-elle en lui voyant courber la tête sous lecintre de la porte d’entrée.

– Que Dieu le protège&|160;! répondit le baron, car nous ne lereferions pas.

Ce mot assez dans le ton grivois des gentilshommes de provincefit frissonner la baronne.

– Mon neveu n’aime pas assez Charlotte pour aller au-devantd’elle, dit la vieille fille à Mariotte qui ôtait le couvert.

– Il est arrivé une grande dame, une marquise aux Touches, et ilcourt après&|160;! Bah&|160;! c’est de son âge, dit Mariotte.

– Elles nous le tueront, dit mademoiselle du Guénic.

– Ca ne le tuera pas, mademoiselle&|160;; an contraire, réponditMariotte qui paraissait heureuse du bonheur de Calyste.

Calyste allait d’un train à crever son cheval, lorsque Gasselindemanda fort heureusement à son maître s’il voulait arriver avantle départ du bateau, ce qui n’était nullement son dessein&|160;; ilne désirait se faire voir ni à Conti ni à Claude. Le jeune hommeralentit alors le pas de son cheval, et se mit à regardercomplaisamment les doubles raies tracées par les roues de lacalèche sur les parties sablonneuses de la route. Il était d’unegaieté folle à cette seule pensée : elle a passé par là, ellereviendra par là, ses regards se sont arrêtés sur ces bois, sur cesarbres&|160;! – Le charmant chemin, dit-il à Gasselin.

– Ah&|160;! monsieur, la Bretagne est le plus beau pays dumonde, répondit le domestique. Y a-t-il autre part des fleurs dansles haies et des chemins frais qui tournent commecelui-là&|160;?

– Dans aucun pays, Gasselin.

– Voilà la voiture à Bernus, dit Gasselin.

– Mademoiselle de Pen-Hoël et sa nièce y seront : cachons-nous,dit Calyste.

Ici, monsieur. Etes-vous fou&|160;? Nous sommes dans les sables.La voiture, qui montait en effet une côte assez sablonneuseau-dessus de Saint-Nazaire, apparut aux regards de Calyste dans lanaïve simplicité de sa construction bretonne. Au grand étonnementde Calyste, la voiture était pleine.

– Nous avons laissé mademoiselle de Pen-Hoël, sa sœur et sanièce, qui se tourmentent&|160;; toutes les places étaient prisespar la douane, dit le conducteur à Gasselin.

– Je suis perdu, s’écria Calyste.

En effet la voiture était remplie d’employés qui sans douteallaient relever ceux des marais salants. Quand Calyste arriva surla petite esplanade qui tourne autour de l’église de Saint-Nazaire,et d’où l’on découvre Paimbœuf et la majestueuse embouchure de laLoire luttant avec la mer, il y trouva Camille et la marquiseagitant leurs mouchoirs pour dire un dernier adieu aux deuxpassagers qu’emportait le bateau à vapeur. Béatrix était ravissanteainsi : le visage adouci par le reflet d’un chapeau de paille deriz sur lequel étaient jetés des coquelicots et noué par un rubancouleur ponceau, en robe de mousseline à fleurs, avançant son petitpied fluet chaussé d’une guêtre verte, s’appuyant sur sa frêleombrelle et montrant sa belle main bien gantée. Rien n’est plusgrandiose à l’oeil qu’une femme en haut d’un rocher comme unestatue sur son piédestal. Conti put alors voir Calyste abordantCamille.

– J’ai pensé, dit le jeune homme à mademoiselle des Touches, quevous reviendriez seules.

– Vous avez bien fait, Calyste, répondit-elle en lui serrant lamain.

Béatrix se retourna, regarda son jeune amant et lui lança leplus impérieux coup d’oeil de son répertoire. Un sourire que lamarquise surprit sur les éloquentes lèvres de Camille lui fitcomprendre la vulgarité de ce moyen, digne d’une bourgeoise. Madamede Rochegude dit alors à Calyste en souriant : – N’est-ce pas unelégère impertinence de croire que je pouvais ennuyer Camille enroute&|160;?

– Ma chère, un homme pour deux veuves n’est pas de trop, ditmademoiselle des Touches en prenant le bras de Calyste et laissantBéatrix occupée à regarder le bateau.

En ce moment Calyste entendit dans la rue en pente qui descend àce qu’il faut appeler le port de Saint-Nazaire la voix demademoiselle de Pen-Hoël, de Charlotte et de Gasselin, babillanttous trois comme des pies. La vieille fille questionnait Gasselinet voulait savoir pourquoi son maître et lui se trouvaient àSaint-Nazaire, où la voiture de mademoiselle des Touches faisaitesclandre. Avant que le jeune homme eût pu se retirer, il avait étévu de Charlotte.

– Voilà Calyste, s’écria la petite Bretonne.

– Allez leur proposer ma voiture, leur femme de chambre semettra près de mon cocher, dit Camille, qui savait que madame deKergarouët, sa fille et mademoiselle de Pen-Hoël n’avaient pas eude places.

Calyste, qui ne pouvait s’empêcher d’obéir à Camille, vints’acquitter de son message. Dès qu’elle sut qu’elle voyagerait avecla marquise de Rochegude et la célèbre Camille Maupin, madame deKergarouët ne voulut pas comprendre les réticences de sa sœuraînée, qui se défendit de profiter de ce qu’elle nommait lacarriole du diable. A Nantes on était sous une latitude un peu pluscivilisée qu’à Guérande : on y admirait Camille, elle était làcomme la muse de la Bretagne et l’honneur du pays&|160;; elle yexcitait autant de curiosité que de jalousie. L’absolution donnée àParis par le grand monde, par la mode, était consacrée par lagrande fortune de mademoiselle des Touches, et peut-être par sesanciens succès à Nantes qui se flattait d’avoir été le berceau deCamille Maupin. Aussi la vicomtesse, folle de curiosité,entraîna-t-elle sa vieille sœur sans prêter l’oreille à sesjérémiades.

– Bonjour, Calyste, dit la petite Kergarouët.

– Bonjour, Charlotte, répondit Calyste sans lui offrir lebras.

Tous deux interdits, l’une de tant de froideur, lui de sacruauté, remontèrent le ravin creux qu’on appelle une rue àSaint-Nazaire et suivirent en silence les deux sœurs. En un momentla petite fille de seize ans vit s’écrouler le château en Espagnebâti, meublé par ses romanesques espérances. Elle et Calysteavaient si souvent joué ensemble pendant leur enfance, elle étaitsi liée avec lui qu’elle croyait son avenir inattaquable. Elleaccourait emportée par un bonheur étourdi, comme un oiseau fond surun champ de blé&|160;; elle fut arrêtée dans son vol sans pouvoirimaginer l’obstacle.

– Qu’as-tu, Calyste, lui demanda-t-elle en lui prenant lamain.

– Rien, répondit le jeune homme qui dégagea sa main avec unhorrible empressement en pensant aux projets de sa tante et demademoiselle de Pen-Hoël.

Des larmes mouillèrent les yeux de Charlotte. Elle regarda sanshaine le beau Calyste&|160;; mais elle allait éprouver son premiermouvement de jalousie et sentir les effroyables rages de larivalité à l’aspect des deux belles Parisiennes et en soupçonnantla cause des froideurs de Calyste.

D’une taille ordinaire, Charlotte Kergarouët avait une vulgairefraîcheur, une petite figure ronde éveillée par deux yeux noirs quijouaient l’esprit, des cheveux bruns abondants, une taille ronde,un dos plat, des bras maigres, le parler bref et décidé des fillesde province qui ne veulent pas avoir l’air de petites niaises. Elleétait l’enfant gâté de la famille à cause de la prédilection de satante pour elle. Elle gardait en ce moment sur elle le manteau demérinos écossais à grands carreaux, doublé de soie verte, qu’elleavait sur le bateau à vapeur. Sa robe de voyage, en stoff assezcommun, à corsage fait chastement en guimpe, ornée d’une colleretteà mille plis, allait lui paraître horrible à l’aspect des fraîchestoilettes de Béatrix et de Camille. Elle devait souffrir d’avoirdes bas blancs salis dans les roches, dans les barques où elleavait sauté, et de méchants souliers en peau, choisis exprès pourne rien gâter de beau en voyage, selon les us et coutumes des gensde province. Quant à la vicomtesse de Kergarouët, elle était letype de la provinciale. Grande, sèche, flétrie, pleine deprétentions cachées qui ne se montraient qu’après avoir étéblessées, parlant beaucoup et attrapant à force de parler quelquesidées, comme on carambole au billard, et qui lui donnaient uneréputation d’esprit, essayant d’humilier les Parisiens par laprétendue bonhomie de la sagesse départementale et par un fauxbonheur incessamment mis en avant, s’abaissant pour se fairerelever, et furieuse d’être laissée à genoux&|160;; pêchant, selonune expression anglaise, les compliments à la ligne et n’en prenantpas toujours&|160;; ayant une toilette à la fois exagérée et peusoignée&|160;; prenant le manque d’affabilité pour del’impertinence, et croyant embarrasser beaucoup les gens en ne leuraccordant aucune attention&|160;; refusant ce qu’elle désirait pourse le faire offrir deux fois et avoir l’air d’être priée au delàdes bornes&|160;; occupée de ce dont on ne parle plus, et fortétonnée de ne pas être au courant de la mode&|160;; enfin se tenantdifficilement une heure sans faire arriver Nantes, et les tigres deNantes, et les affaires de la haute société de Nantes, et seplaignant de Nantes, et critiquant Nantes, et prenant pour despersonnalités les phrases arrachées par la complaisance à ceux qui,distraits, abondaient dans son sens. Ses manières, son langage, sesidées avaient plus ou moins déteint sur ses quatre filles.Connaître Camille Maupin et madame de Rochegude, il y avait pourelle un avenir et le fond de cent conversations&|160;!… aussimarchait-elle vers l’église comme si elle eût voulu l’emporterd’assaut, agitant son mouchoir, qu’elle déplia pour en montrer lescoins lourds de broderies domestiques et garnis d’une dentelleinvalide. Elle avait une démarche passablement cavalière, qui, pourune femme de quarante-sept ans, était sans conséquence.

– Monsieur le chevalier, dit-elle à Camille et à Béatrix enmontrant Calyste qui venait piteusement avec Charlotte, nous a faitpart de votre aimable proposition, mais nous craignons, ma sœur, mafille et moi, de vous gêner.

– Ce ne sera pas moi, ma sœur, qui gênerai ces dames, dit lavieille fille avec aigreur, car je trouverai bien dansSaint-Nazaire un cheval pour revenir.

Camille et Béatrix échangèrent un regard oblique surpris parCalyste, et ce regard suffit pour anéantir tous ses souvenirsd’enfance, ses croyances aux Kergarouët-Pen-Hoël, et pour briser àjamais les projets conçus par les deux familles.

– Nous pouvons très-bien tenir cinq dans la voiture, réponditmademoiselle des Touches, à qui Jacqueline tourna le dos. Quandnous serions horriblement gênées, ce qui n’est pas possible à causede la finesse de vos tailles, je serais bien dédommagée par leplaisir de rendre service aux amis de Calyste. Votre femme dechambre, madame, trouvera place&|160;; et vos paquets, si vous enavez, peuvent tenir derrière la calèche, je n’ai pas amené dedomestique.

La vicomtesse se confondit en remerciements et gronda sa sœurJacqueline d’avoir voulu si promptement sa nièce qu’elle ne luiavait pas permis de venir dans sa voiture par le chemin deterre&|160;; mais il est vrai que la route de poste étaitnon-seulement longue, mais coûteuse&|160;; elle devait revenirpromptement à Nantes où elle laissait trois autres petites chattesqui l’attendaient avec impatience, dit-elle en caressant le cou desa fille. Charlotte eut alors un petit air de victime, en levantles yeux vers sa mère, qui fit supposer que la vicomtesse ennuyaitprodigieusement ses quatre filles en les mettant aussi souvent enjeu que le caporal Trim son bonnet.

– Vous êtes une heureuse mère, et vous devez… . dit Camille quis’arrêta en pensant que la marquise avait dû se priver de son filsen suivant Conti.

– Oh&|160;! reprit la vicomtesse, si j’ai le malheur de passerma vie à la campagne et à Nantes, j’ai la consolation d’être adoréepar mes enfants. Avez-vous des enfants, demanda-t-elle àCamille.

– Je me nomme mademoiselle des Touches, répondit Camille. Madameest la marquise de Rochegude.

– Il faut vous plaindre alors de ne pas connaître le plus grandbonheur qu’il y ait pour nous autres pauvres simples femmes,n’est-ce pas, madame&|160;? dit la vicomtesse à la marquise pourréparer sa faute. Mais vous avez tant de dédommagements&|160;!

Il vint une larme chaude dans les yeux de Béatrix qui se tournabrusquement, et alla jusqu’au grossier parapet du rocher où Calystela suivit.

– Madame, dit Camille à l’oreille de la vicomtesse, ignorez-vousque la marquise est séparée de son mari, qu’elle n’a pas vu sonfils depuis dix-huit mois, et qu’elle ne sait pas quand elle leverra&|160;?

– Bah&|160;! dit madame de Kergarouët, cette pauvre dame&|160;!Est-ce judiciairement&|160;?

– Non, par goût, dit Camille.

– Hé&|160;! bien, je comprends cela, répondit intrépidement lavicomtesse.

La vieille Pen-Hoël, au désespoir d’être dans le camp ennemi,s’était retranchée à quatre pas avec sa chère Charlotte. Calysteaprès avoir examiné si personne ne pouvait les voir, saisit la mainde la marquise et la baisa en y laissant une larme. Béatrix seretourna, les yeux séchés par la colère, elle allait lancer quelquemot terrible, et ne put rien dire en retrouvant ses pleurs sur labelle figure de cet ange aussi douloureusement atteintqu’elle-même.

– Mon Dieu, Calyste, lui dit Camille à l’oreille en le voyantrevenir avec madame de Rochegude, vous auriez cela pour belle-mère,et cette petite bécasse pour femme&|160;!

– Parce que sa tante est riche, dit ironiquement Calyste.

Le groupe entier se mit en marche vers l’auberge, et lavicomtesse se crut obligée de faire à Camille une satire sur lessauvages de Saint-Nazaire.

– J’aime la Bretagne, madame répondit gravement Félicité, jesuis née à Guérande.

Calyste ne pouvait s’empêcher d’admirer mademoiselle desTouches, qui, par le son de sa voix, la tranquillité de ses regardset le calme de ses manières, le mettait à l’aise, malgré lesterribles déclarations de la scène qui avait eu lieu pendant lanuit. Elle paraissait néanmoins un peu fatiguée : ses traitsannonçaient une insomnie, ils étaient comme grossis, mais le frontdominait l’orage intérieur par une placidité cruelle.

– Quelles reines&|160;! dit-il à Charlotte en lui montrant lamarquise et Camille et donnant le bras à la jeune fille au grandcontentement de mademoiselle de Pen-Hoël.

– Quelle idée a eue ta mère, dit la vieille fille en donnantaussi son bras sec à sa nièce, de se mettre dans la compagnie decette réprouvée.

– Oh&|160;! ma tante, une femme qui est la gloire de laBretagne&|160;!

– La honte, petite. Ne vas-tu pas la cajoler aussi&|160;?

– Mademoiselle Charlotte a raison, vous n’êtes pas juste, ditCalyste.

– Oh&|160;! vous, répondit mademoiselle de Pen-Hoël, elle vous aensorcelé.

– Je lui porte, dit Calyste, la même amitié qu’à vous.

– Depuis quand les du Guénic mentent-ils&|160;? dit la vieillefille.

– Depuis que les Pen-Hoël sont sourdes, répliqua Calyste.

– Tu n’es pas amoureux d’elle, demanda la vieille filleenchantée.

– Je l’ai été, je ne le suis plus, répondit-il.

– Méchant enfant&|160;! pourquoi nous as-tu donné tant desouci&|160;? Je savais bien que l’amour est une sottise, il n’y ade solide que le mariage, lui dit-elle en regardant Charlotte.

Charlotte, un peu rassurée, espéra pouvoir reconquérir sesavantages en s’appuyant sur tous les souvenirs de l’enfance, etserra le bras de Calyste, qui se promit alors de s’expliquernettement avec la petite héritière.

– Ah&|160;! les belles parties de mouche que nous ferons,Calyste, dit-elle, et comme nous rirons&|160;!

Les chevaux étaient mis, Camille fit passer au fond de lavoiture la vicomtesse et Charlotte, car Jacqueline avait disparu,puis elle se plaça sur le devant avec la marquise. Calyste, obligéde renoncer au plaisir qu’il se promettait, accompagna la voiture àcheval, et les chevaux fatigués allèrent assez lentement pour qu’ilpût regarder Béatrix. L’histoire a perdu les conversations étrangesdes quatre personnes que le hasard avait si singulièrement réuniesdans cette voiture, car il est impossible d’admettre les cent etquelques versions qui courent à Nantes sur les récits, lesrépliques, les mots que la vicomtesse tient de la célèbre CamilleMaupin lui-même . Elle s’est bien gardée de répéter ni decomprendre les réponses de mademoiselle des Touches à toutes lesdemandes saugrenues que les auteurs entendent si souvent, et parlesquelles on leur fait cruellement expier leurs raresplaisirs.

– Comment avez-vous fait vos livres&|160;? demanda lavicomtesse.

– Mais comme vous faites vos ouvrages de femme, du filet ou dela tapisserie, répondit Camille.

– Et où avez-vous pris ces observations si profondes et cestableaux si séduisants&|160;?

– Où vous prenez les choses spirituelles que vous dites, madame.Il n’y a rien de si facile que d’écrire, et si vous vouliez…

– Ah&|160;! le tout est de vouloir, je ne l’aurais pascru&|160;! Quelle est celle de vos compositions que vouspréférez&|160;?

– Il est bien difficile d’avoir des prédilections pour cespetites chattes.

– Vous êtes blasée sur les compliments, et l’on ne sait que vousdire de nouveau.

– Croyez, madame, que je suis sensible à la forme que vousdonnez aux vôtres.

La vicomtesse ne voulut pas avoir l’air de négliger la marquiseet dit en la regardant d’un air fin : – Je n’oublierai jamais cevoyage fait entre l’Esprit et la Beauté.

– Vous me flattez, madame, dit la marquise en riant&|160;; iln’est pas naturel de remarquer l’esprit auprès du génie, et je n’aipas encore dit grand’chose.

Charlotte, qui sentait vivement les ridicules de sa mère, laregarda comme pour l’arrêter, mais la vicomtesse continua bravementà lutter avec les deux rieuses Parisiennes.

Le jeune homme, qui trottait d’un trot lent et abandonné le longde la calèche, ne pouvait voir que les deux femmes assises sur ledevant, et son regard les embrassait tour à tour en trahissant despensées assez douloureuses. Forcée de se laisser voir, Béatrixévita constamment de jeter les yeux sur le jeune homme par unemanœuvre désespérante pour les gens qui aiment, elle tenait sonchâle croisé sous ses mains croisées, et paraissait en proie à uneméditation profonde. A un endroit où la route est ombragée, humideet verte comme un délicieux sentier de forêt, où le bruit de lacalèche s’entendait à peine, où les feuilles effleuraient lescapotes, où le vent apportait des odeurs balsamiques, Camille fitremarquer ce lieu plein d’harmonies, et appuya sa main sur le genoude Béatrix en lui montrant Calyste : – Comme il monte bien àcheval&|160;! lui dit-elle.

– Calyste&|160;? reprit la vicomtesse, c’est un charmantcavalier.

– Oh&|160;! Calyste est bien gentil, dit Charlotte.

– Il y a tant d’Anglais qui lui ressemblent&|160;! réponditindolemment la marquise sans achever sa phrase.

– Sa mère est Irlandaise, une O’Brien, repartit Charlotte qui secrut attaquée personnellement.

Camille et la marquise entrèrent dans Guérande avec lavicomtesse de Kergarouët et sa fille, au grand étonnement de toutela ville ébahie&|160;; elles laissèrent leurs compagnes de voyage àl’entrée de la ruelle du Guénic, où peu s’en fallut qu’il ne seformât un attroupement. Calyste avait pressé le pas de son chevalpour aller prévenir sa tante et sa mère de l’arrivée de cettecompagnie attendue à dîner. Le repas avait été retardéconventionnellement jusqu’à quatre heures. Le chevalier revint pourdonner le bras aux deux dames&|160;; puis il baisa la main deCamille en espérant pouvoir prendre celle de la marquise, qui tintrésolument ses bras croisés, et à laquelle il jeta les plus vivesprières dans un regard inutilement mouillé.

– Petit niais, lui dit Camille en lui effleurant l’oreille parun modeste baiser plein d’amitié.

– C’est vrai, se dit en lui-même Calyste pendant que la calèchetournait, j’oublie les recommandations de ma mère&|160;; mais jeles oublierai, je crois, toujours.

Mademoiselle de Pen-Hoël intrépidement arrivée sur un cheval delouage, la vicomtesse de Kergarouët et Charlotte trouvèrent latable mise et furent traitées avec cordialité, sinon avec luxe, parles du Guénic. La vieille Zéphirine avait indiqué dans lesprofondeurs de la cave des vins fins, et Mariotte s’était surpasséeen ses plats bretons. La vicomtesse, enchantée d’avoir fait levoyage avec l’illustre Camille Maupin, essaya d’expliquer lalittérature moderne et la place qu’y tenait Camille&|160;; mais ilen fut du monde littéraire comme du whist : ni les du Guénic, ni lecuré qui survint, ni le chevalier du Halga n’y comprirent rien.L’abbé Grimont et le vieux marin prirent part aux liqueurs dudessert. Dès que Mariotte, aidée par Gasselin et par la femme dechambre de la vicomtesse, eut ôté le couvert, il y eut un crid’enthousiasme pour se livrer à la mouche. La joie régnait dans lamaison. Tous croyaient Calyste libre et le voyaient marié dans peude temps à la petite Charlotte. Calyste restait silencieux. Pour lapremière fois de sa vie, il établissait des comparaisons entre lesKergarouët et les deux femmes élégantes, spirituelles, pleines degoût, qui pendant ce moment devaient bien se moquer des deuxprovinciales, à s’en rapporter au premier regard qu’elles avaientéchangé. Fanny, qui connaissait le secret de Calyste, observait latristesse de son fils, sur qui les coquetteries de Charlotte ou lesattaques de la vicomtesse avaient peu de prise. Evidemment son cherenfant s’ennuyait, le corps était dans cette salle où jadis il seserait amusé des plaisanteries de la mouche, mais l’esprit sepromenait aux Touches. Comment l’envoyer chez Camille&|160;? sedemandait la mère qui sympathisait avec son fils, qui aimait ets’ennuyait avec lui. Sa tendresse émue lui donna de l’esprit.

– Tu meurs d’envie d’aller aux Touches la voir, dit Fanny àl’oreille de Calyste. L’enfant répondit par un sourire et par unerougeur qui firent tressaillir cette adorable mère jusque dans lesderniers replis de son cœur. – Madame, dit elle à la vicomtesse,vous serez bien mal demain dans la voiture du messager, et surtoutforcée de partir de bonne heure&|160;; ne vaudrait-il pas mieux quevous prissiez la voiture de mademoiselle des Touches&|160;? Va,Calyste, dit-elle en regardant son fils, arranger cette affaire auxTouches, mais reviens-nous promptement.

– Il ne me faut pas dix minutes, s’écria Calyste qui embrassafollement sa mère sur le perron où elle le suivit.

Calyste courut avec la légèreté d’un faon, et se trouva dans lepéristyle des Touches quand Camille et Béatrix sortaient du grandsalon après leur dîner. Il eut l’esprit d’offrir le bras àFélicité.

– Vous avez abandonné pour nous la vicomtesse et sa fille,dit-elle en lui pressant le bras, nous sommes à même de connaîtrel’étendue de ce sacrifice.

– Ces Kergarouët sont-ils parents des Portenduère et du vieilamiral de Kergarouët, dont la veuve a épousé Charles deVandenesse&|160;? demanda madame de Rochegude à Camille.

Sa petite-nièce, répondit Camille.

– C’est une charmante jeune personne, dit Béatrix en se posantdans un fauteuil gothique, ce sera bien l’affaire de monsieur duGuénic.

– Ce mariage ne se fera jamais, dit vivement Camille.

Abattu par l’air froid et calme de la marquise, qui montrait lapetite Bretonne comme la seule créature qui pût s’appareiller aveclui, Calyste resta sans voix ni esprit.

– Et pourquoi, Camille&|160;? dit madame de Rochegude.

– Ma chère, reprit Camille en voyant le désespoir de Calyste, jen’ai pas conseillé à Conti de se marier, et je crois avoir étécharmante pour lui : vous n’êtes pas généreuse.

Béatrix regarda son amie avec une surprise mêlée de soupçonsindéfinissables. Calyste comprit à peu près le dévouement deCamille en voyant se mêler à ses joues cette faible rougeur quichez elle annonce ses émotions les plus violentes&|160;; il vintassez gauchement auprès d’elle, lui prit la main et la baisa.Camille se mit négligemment au piano, comme une femme sûre de sonamie et de l’adorateur qu’elle s’attribuait, en leur tournant ledos et les laissant presque seuls. Elle improvisa des variationssur quelques thèmes choisis à son insu par son esprit, car ilsfurent d’une mélancolie excessive. La marquise paraissait écouter,mais elle observait Calyste, qui, trop jeune et trop naïf pourjouer le rôle que lui donnait Camille, était en extase devant savéritable idole. Après une heure, pendant laquelle mademoiselle desTouches se laissa naturellement aller à sa jalousie, Béatrix serelira chez elle. Camille fit aussitôt passer Calyste dans sachambre, afin de ne pas être écoutée, car les femmes ont unadmirable instinct de défiance.

– Mon enfant, lui dit-elle, ayez l’air de m’aimer, ou vous êtesperdu. Vous êtes un enfant, vous ne connaissez rien aux femmes,vous ne savez qu’aimer. Aimer et se faire aimer sont deux chosesbien différentes. Vous allez tomber en d’horribles souffrances, etje vous veux heureux. Si vous contrariez non pas l’orgueil, maisl’entêtement de Béatrix, elle est capable de s’envoler à quelqueslieues de Paris, auprès de Conti. Que deviendrez-vousalors&|160;?

– Je l’aimerai, répondit Calyste.

– Vous ne la verrez plus.

– Oh&|160;! si, dit-il.

– Et comment&|160;?

– Je la suivrai.

– Mais tu es aussi pauvre que Job, mon enfant.

– Mou père, Gasselin et moi, nous sommes restés pendant troismois en Vendée avec cent cinquante francs, marchant jour etnuit.

– Calyste, dit mademoiselle des Touches, écoulez-moi bien. Jevois que vous avez trop de candeur pour feindre, je ne veux pascorrompre un aussi beau naturel que le vôtre, je prendrai tout surmoi. Vous serez aimé de Béatrix.

– Est-ce possible&|160;? dit-il en joignant les mains.

– Oui, répondit Camille, mais il faut vaincre chez elle lesengagements qu’elle a pris avec elle-même. Je mentirai donc pourvous. Seulement ne dérangez rien dans l’œuvre assez ardue que jevais entreprendre. La marquise possède une finesse aristocratique,elle est spirituellement défiante&|160;; jamais chasseur nerencontra de proie plus difficile à prendre : ici donc, mon pauvregarçon, le chasseur doit écouter son chien. Me promettez-vous uneobéissance aveugle&|160;? Je serai votre Fox, dit-elle en sedonnant le nom du meilleur lévrier de Calyste.

– Que dois-je faire&|160;? répondit le jeune homme.

– Très-peu de chose, reprit Camille. Vous viendrez ici tous lesjours à midi. Comme une maîtresse impatiente, je serai à celle descroisées du corridor d’où l’on aperçoit le chemin de Guérande pourvous voir arriver. Je me sauverai dans ma chambre afin de n’êtrepas vue et de ne pas vous donner la mesure d’une passion qui vousest à charge&|160;; mais vous m’apercevrez quelquefois et me ferezun signe avec votre mouchoir. Vous aurez dans la cour et en montantl’escalier un petit air assez ennuyé. Ca ne te coûtera pas dedissimulation, mon enfant, dit-elle en se jetant la tête sur sonsein, n’est-ce pas&|160;? Tu n’iras pas vite, tu regarderas par lafenêtre de l’escalier qui donne sur le jardin en y cherchantBéatrix. Quand elle y sera, (elle s’y promènera, soistranquille&|160;!) si elle t’aperçoit, tu te précipiterastrès-lentement dans le petit salon et de là dans ma chambre. Si tume vois à la croisée espionnant tes trahisons, tu te rejetterasvivement en arrière pour que je ne te surprenne pas mendiant unregard de Béatrix. Une fois dans ma chambre, tu seras monprisonnier. Ah&|160;! nous y resterons ensemble jusqu’à quatreheures. Vous emploierez ce temps à lire et moi à fumer&|160;; vousvous ennuierez bien de ne pas la voir, mais je vous trouverai deslivres attachants. Vous n’avez rien lu de George Sand, j’enverraicette nuit un de mes gens acheter ses œuvres à Nantes et celles dequelques autres auteurs que vous ne connaissez pas. Je sortirai lapremière et vous ne quitterez votre livre, vous ne viendrez dansmon petit salon qu’au moment où vous y entendrez Béatrix causantavec moi. Toutes les fois que vous verrez un livre de musiqueouvert sur le piano, vous me demanderez à rester. Je vous permetsd’être avec moi grossier si vous le pouvez, tout ira bien.

– Je sais, Camille, que vous avez pour moi la plus rare desaffections et qui me fait regretter d’avoir vu Béatrix, dit-il avecune charmante bonne foi&|160;; mais qu’espérez-vous&|160;?

– En huit jours Béatrix sera folle de vous.

– Mon Dieu&|160;! serait-ce possible&|160;? dit-il en tombant àgenoux et joignant les mains devant Camille attendrie, heureuse delui donner une joie à ses propres dépens.

– Ecoutez-moi bien, dit-elle. Si vous avez avec la marquise, nonune conversation suivie, mais si vous échangez seulement quelquesmots, enfin si vous la laissez vous interroger, si vous manquez aurôle muet que je vous donne, et qui certes est facile à jouer,sachez-le bien, dit-elle d’un ton grave, vous la perdriez àjamais.

– Je ne comprends rien à ce que vous me dites, Camille, s’écriaCalyste en la regardant avec une adorable naïveté.

– Si tu comprenais, tu ne serais plus l’enfant sublime, le nobleet beau Calyste, répondit-elle en lui prenant la main et en la luibaisant.

Calyste fit alors ce qu’il n’avait jamais fait, il prit Camillepar la taille et la baisa au cou, mignonnement, sans amour, maisavec tendresse et comme il embrassait sa mère. Mademoiselle desTouches ne put retenir un torrent de larmes.

– Allez-vous en, mon enfant, et dites à votre vicomtesse que mavoiture est à ses ordres.

Calyste voulut rester, mais il fut contraint d’obéir au gesteimpératif et impérieux de Camille&|160;; il revint tout joyeux, ilétait sûr d’être aimé sous huit jours par la belle Rochegude. Lesjoueurs de mouche retrouvèrent en lui le Calyste perdu depuis deuxmois. Charlotte s’attribua le mérite de ce changement. Mademoisellede Pen-Hoël fut charmante d’agaceries avec Calyste. L’abbé Grimontcherchait à lire dans les yeux de la baronne la raison du calmequ’il y voyait. Le chevalier du Halga se frottait les mains. Lesdeux vieilles filles avaient la vivacité de deux lézards. Lavicomtesse devait cent sous de mouches accumulées. La cupidité deZéphirine était si vivement intéressée qu’elle regretta de ne pasvoir les cartes, et décocha quelques paroles vives à sa belle-sœur,à qui le bonheur de Calyste causait des distractions, et qui parmoments l’interrogeait sans pouvoir rien comprendre à ses réponses.La partie dura jusqu’à onze heures. Il y eut deux défections : lebaron et le chevalier s’endormirent dans leurs fauteuilsrespectifs. Mariotte avait fait des galettes de blé noir, labaronne alla chercher sa boîte à thé. L’illustre maison du Guénicservit, avant le départ des Kergarouët et de mademoiselle dePen-Hoël, une collation composée de beurre frais, de fruits, decrème, et pour laquelle on sortit du bahut la théière d’argent etles porcelaines d’Angleterre envoyées à la baronne par une de sestantes. Cette apparence de splendeur moderne dans cette vieillesalle, la grâce exquise de la baronne, élevée en bonne irlandaise àfaire et à servir le thé, cette grande affaire des anglaises,eurent je ne sais quoi de charmant. Le luxe le plus effrénén’aurait pas obtenu l’effet simple, modeste et noble que produisaitce sentiment d’hospitalité joyeuse. Quand il n’y eut plus danscette salle que la baronne et son fils, elle regarda Calyste d’unair curieux.

– Que t’est-il arrivé ce soir aux Touches&|160;? luidit-elle.

Calyste raconta l’espoir que Camille lui avait mis au cœur etses bizarres instructions.

– La pauvre femme&|160;! s’écria l’irlandaise eu joignant lesmains et plaignant pour la première fois mademoiselle desTouches.

Quelques moments après le départ de Calyste, Béatrix, quil’avait entendu partir des Touches, revint chez son amie qu’elletrouva les yeux humides, à demi renversée sur un sofa.

– Qu’as-tu, Félicité&|160;? lui demanda la marquise.

– J’ai quarante ans et j’aime, ma chère&|160;! dit avec unhorrible accent de rage mademoiselle des Touches dont les yeuxdevinrent secs et brillants. Si tu savais, Béatrix, combien delarmes je verse sur les jours perdus de ma jeunesse&|160;! Etreaimée par pitié, savoir qu’on ne doit son bonheur qu’à des travauxpénibles, à des finesses de chatte, à des piéges tendus àl’innocence et aux vertus d’un enfant, n’est-ce pas infâme&|160;?Heureusement on trouve alors une espèce d’absolution dans l’infinide la passion, dans l’énergie du bonheur, dans la certitude d’êtreà jamais au-dessus de toutes les femmes en gravant son souvenirdans un jeune cœur par des plaisirs ineffaçables, par un dévouementinsensé. Oui, s’il me le demandait, je me jetterais dans la mer àun seul de ses signes. Par moments, je me surprends à souhaiterqu’il le veuille, ce serait une offrande et non un suicide…Ah&|160;! Béatrix, tu m’as donné une rude tâche en venant ici. Jesais qu’il est difficile de l’emporter sur toi&|160;; mais tu aimesConti, tu es noble et généreuse, et tu ne me tromperas pas&|160;;tu m’aideras au contraire à conserver mon Calyste. Je m’attendais àl’impression que tu fais sur lui, mais je n’ai pas commis la fautede paraître jalouse, ce serait attiser le mal. Au contraire, jet’ai annoncée en te peignant avec de si vives couleurs que tu nepusses jamais réaliser le portrait, et par malheur tu esembellie.

Cette violente élégie, où le vrai se mêlait à la tromperie,abusa complètement madame de Rochegude. Claude Vignon avait dit àConti les motifs de son départ, Béatrix en fut naturellementinstruite, elle déployait donc de la générosité en marquant de lafroideur à Calyste&|160;; mais en ce moment il s’éleva dans son âmece mouvement de joie qui frétille au fond du cœur de toutes lesfemmes quand elles se savent aimées. L’amour qu’elles inspirent àun homme comporte des éloges sans hypocrisie, et qu’il estdifficile de ne pas savourer&|160;; mais quand cet homme appartientà une amie, ses hommages causent plus que de la joie, c’est decélestes délices. Béatrix s’assit auprès de son amie et lui fit depetites cajoleries.

– Tu n’as pas un cheveu blanc, lui dit-elle, tu n’as pas uneride, tes tempes sont encore fraîches, tandis que je connais plusd’une femme de trente ans obligée de cacher les siennes. Tiens, machère, dit-elle en soulevant ses boucles, vois ce que m’a coûté monvoyage&|160;?

La marquise montra l’imperceptible flétrissure qui fatiguait làle grain de sa peau si tendre&|160;; elle releva ses manchettes etfit voir une pareille flétrissure à ses poignets, où latransparence du tissu déjà froissé laissait voir le réseau de sesvaisseaux grossis, où trois lignes profondes lui faisaient unbracelet de rides.

– N’est-ce pas, comme l’a dit un écrivain à la piste de nosmisères, les deux endroits qui ne mentent point chez nous&|160;?dit-elle. Il faut avoir bien souffert pour reconnaître la vérité desa cruelle observation&|160;; mais, heureusement pour nous, laplupart des hommes n’y connaissent rien, et ne lisent pas cetinfâme auteur.

– Ta lettre m’a tout dit, répondit Camille, le bonheur ignore lafatuité, tu t’y vantais trop d’être heureuse. En amour, la véritén’est-elle pas sourde, muette et aveugle&|160;? Aussi, te sachantbien des raisons d’abandonner Conti, redouté-je ton séjour ici. Machère, Calyste est un ange, il est aussi bon qu’il est beau, lepauvre innocent ne résisterait pas à un seul de tes regards, ilt’admire trop pour ne pas t’aimer à un seul encouragement&|160;;ton dédain me le conservera. Je te l’avoue avec la lâcheté de lapassion vraie : me l’arracher, ce serait me tuer. Adolphe , cetépouvantable livre de Benjamin Constant, ne nous a dit que lesdouleurs d’Adolphe, mais celles de la femme&|160;? hein&|160;! ilne les a pas assez observées pour nous les peindre. Et quelle femmeoserait les révéler, elles déshonoreraient notre sexe, elles enhumilieraient les vertus, elles en étendraient les vices. Ah&|160;!si je les mesure par mes craintes, ces souffrances ressemblent àcelles de l’enfer. Mais en cas d’abandon, mon thème est fait.

– Et qu’as-tu décidé demanda Béatrix avec une vivacité qui fittressaillir Camille.

Là les deux amies se regardèrent avec l’attention de deuxinquisiteurs d’Etat vénitiens, par un coup d’oeil rapide où leursâmes se heurtèrent et firent feu comme deux cailloux. La marquisebaissa les yeux.

Après l’homme, il n’y a plus que Dieu, répondit gravement lafemme célèbre. Dieu, c’est l’inconnu. Je m’y jetterai comme dans unabîme. Calyste vient de me jurer qu’il ne t’admirait que comme onadmire un tableau&|160;; mais tu es à vingt-huit ans dans toute lamagnificence de la beauté. La lutte vient donc de commencer entrelui et moi par un mensonge. Je sais heureusement comment m’yprendre pour triompher.

– Comment feras-tu&|160;?

– Ceci est mon secret, ma chère. Laisse-moi les bénéfices de monâge. Si Claude Vignon m’a brutalement jetée dans l’abîme, moi, quim’étais élevée jusque dans un lieu que je croyais inaccessible, jecueillerai du moins toutes les fleurs pâles, étiolées, maisdélicieuses qui croissent au fond des précipices.

La marquise fut pétrie comme une cire par mademoiselle desTouches qui goûtait un sauvage plaisir à l’envelopper de ses ruses.Camille renvoya son amie piquée de curiosité, flottant entre lajalousie et sa générosité, mais certainement occupée du beauCalyste.

– Elle sera ravie de me tromper, se dit Camille en lui donnantle baiser du bonsoir.

Puis, quand elle fut seule, l’auteur fit place à la femme&|160;;elle fondit en larmes, elle chargea de tabac lessivé dans l’opiumla cheminée de son houka, et passa la plus grande partie de la nuità fumer, engourdissant ainsi les douleurs de son amour, et voyant àtravers les nuages de fumée la délicieuse tête de Calyste.

– Quel beau livre à écrire que celui dans lequel je raconteraismes douleurs&|160;! se dit-elle, mais il est fait : Sapho vivaitavant moi, Sapho était jeune. Belle et touchante héroïne, vraiment,qu’une femme de quarante ans&|160;? Fume ton houka, ma pauvreCamille, tu n’as pas même la ressource de faire une poésie de tonmalheur, il est au comble&|160;!

Elle ne se coucha qu’au jour, en entremêlant ainsi de larmes,d’accents de rage et de résolutions sublimes la longue méditationoù parfois elle étudia les mystères de la religion catholique, ce àquoi, dans sa vie d’artiste insoucieuse et d’écrivain incrédule,elle n’avait jamais songé.

Le lendemain, Calyste, à qui sa mère avait dit de suivreexactement les conseils de Camille, vint à midi, montamystérieusement dans la chambre de mademoiselle des Touches, où iltrouva des livres. Félicité resta dans un fauteuil à une fenêtre,occupée à fumer, en contemplant tour à tour le sauvage pays desmarais, la mer et Calyste, avec qui elle échangea quelques parolessur Béatrix. Il y eut un moment où voyant la marquise se promenantdans le jardin, elle alla détacher, en se faisant voir de son amie,les rideaux et les étala pour intercepter le jour, en laissantpasser néanmoins une bande de lumière qui rayonnait sur le livre deCalyste.

– Aujourd’hui, mon enfant, je te prierai de rester à dîner,dit-elle en lui mettant ses cheveux en désordre, et tu me refuserasen regardant la marquise, tu n’auras pas de peine à lui fairecomprendre combien tu regrettes de ne pas rester.

Vers quatre heures, Camille sortit et alla jouer l’atrocecomédie de son faux bonheur auprès de la marquise qu’elle amenadans son salon. Calyste sortit de la chambre, il comprit en cemoment la honte de sa position. Le regard qu’il jeta sur Béatrix etattendu par Félicité fut encore plus expressif qu’elle ne lecroyait. Béatrix avait fait une charmante toilette.

Comme vous vous êtes coquettement mise, ma mignonne&|160;? ditCamille quand Calyste fut parti.

Ce manége dura six jours&|160;; il fut accompagné, sans queCalyste le sût, des conversations les plus habiles de Camille avecson amie Il y eut entre ces deux femmes un duel sans trêve où ellesfirent assaut de ruses, de feintes, de fausses générosités, d’aveuxmensongers, de confidences astucieuses, où l’une cachait, oùl’autre mettait à nu son amour, et où cependant le fer aigu, rougides traîtresses paroles de Camille, atteignait au fond du cœur deson amie et y piquait quelques-uns de ces mauvais sentiments queles femmes honnêtes répriment avec tant de peine. Béatrix avaitfini par s’offenser des défiances que manifestait Camille, elle lestrouvait peu honorables et pour l’une et pour l’autre, elle étaitenchantée de savoir à ce grand écrivain les petitesses de son sexe,elle voulut avoir le plaisir de lui montrer où cessait sasupériorité et comment elle pouvait être humiliée.

– Ma chère, que vas-tu lui dire aujourd’hui, demanda-t-elle enregardant méchamment son amie au moment où l’amant prétendudemandait à rester. Lundi nous avions à causer ensemble, mardi ledîner ne valait rien, mercredi tu ne voulais pas t’attirer lacolère de la baronne, jeudi tu t’allais promener avec moi, hier tului as dit adieu quand il ouvrait la bouche, eh&|160;! bien, jeveux qu’il reste aujourd’hui, ce pauvre garçon.

– Déjà, ma petite&|160;! dit avec une mordante ironie Camille àBéatrix. La marquise rougit. – Restez, monsieur du Guénic, ditmademoiselle des Touches à Calyste en prenant des airs de reine etde femme piquée.

Béatrix devint froide et dure, elle fut cassante,épigrammatique, et maltraita Calyste, que sa prétendue maîtresseenvoya jouer la mouche avec mademoiselle de Kergarouët.

– Elle n’est pas dangereuse, celle-là, dit en souriantBéatrix.

Les jeunes gens amoureux sont comme les affamés, les préparatifsdu cuisinier ne les rassasient pas, ils pensent trop au dénoûmentpour comprendre les moyens. En revenant des Touches à Guérande,Calyste avait l’âme pleine de Béatrix, il ignorait la profondehabileté féminine que déployait Félicité pour, en termes consacrés,avancer ses affaires. Pendant cette semaine la marquise n’avaitécrit qu’une lettre à Conti, et ce symptôme d’indifférence n’avaitpas échappé à Camille. Toute la vie de Calyste était concentréedans l’instant si court pendant lequel il voyait la marquise. Cettegoutte d’eau, loin d’étancher sa soif, ne faisait que la redoubler.Ce mot magique : Tu seras aimé&|160;! dit par Camille et approuvépar sa mère, était le talisman à l’aide duquel il contenait lafougue de sa passion. Il dévorait le temps, il ne dormait plus, iltrompait l’insomnie en lisant, et il apportait chaque soir descharretées de livres, selon l’expression de Mariotte. Sa tantemaudissait mademoiselle des Touches&|160;; mais la baronne, quiplusieurs fois était montée chez son fils en y apercevant de lalumière, avait le secret de ces veillées. Quoiqu’elle en fût restéeaux timidités de la jeune fille ignorante et que pour elle l’amoureût tenu ses livres fermés, Fanny s’élevait par sa tendressematernelle jusqu’à certaines idées&|160;; mais la plupart desabîmes de ce sentiment étaient obscurs et couverts de nuages, elles’effrayait donc beaucoup de l’état dans lequel elle voyait sonfils, elle s’épouvantait du désir unique, incompris qui ledévorait. Calyste n’avait plus qu’une pensée, il semblait toujoursvoir Béatrix devant lui. Le soir, pendant la partie, sesdistractions ressemblaient au sommeil de son père. En le trouvantsi différent de ce qu’il était quand il croyait aimer Camille, labaronne reconnaissait avec une sorte de terreur les symptômes quisignalent le véritable amour, sentiment tout à fait inconnu dans cevieux manoir. Une irritabilité fébrile, une absorption constanterendaient Calyste hébété. Souvent il restait des heures entières àregarder une figure de la tapisserie. Elle lui avait conseillé lematin de ne plus aller aux Touches et de laisser ces deuxfemmes.

– Ne plus aller aux Touches&|160;! s’était écrié Calyste.

– Vas-y, ne te fâche pas, mon bien-aimé, répondit-elle enl’embrassant sur ces yeux qui lui avaient lancé des flammes.

Dans ces circonstances, Calyste faillit perdre le fruit dessavantes manœuvres de Camille par la furie bretonne de son amour,dont il ne fut plus le maître. Il se jura, malgré ses promesses àFélicité, de voir Béatrix et de lui parler. Il voulait lire dansses yeux, y noyer son regard, examiner les légers détails de satoilette, en aspirer les parfums, écouter la musique de sa voix,suivre l’élégante composition de ses mouvements, embrasser par uncoup d’oeil cette taille, enfin la contempler, comme un grandgénéral étudie le champ où se livrera quelque batailledécisive&|160;; il le voulait comme veulent les amants&|160;; ilétait en proie à un désir qui lui fermait les oreilles, qui luiobscurcissait l’intelligence, qui le jetait dans un état maladif oùil ne reconnaissait plus ni obstacles ni distances, où il nesentait même plus son corps. Il imagina alors d’aller aux Touchesavant l’heure convenue, espérant y rencontrer Béatrix dans lejardin. Il avait su qu’elle s’y promenait le matin en attendant ledéjeuner. Mademoiselle des Touches et la marquise étaient alléesvoir pendant la matinée les marais salants et le bassin bordé desable fin où la mer pénètre, et qui ressemble à un lac au milieudes dunes, elles étaient revenues au logis et devisaient entournant dans les petites allées jaunes du boulingrin.

– Si ce paysage vous intéresse, lui dit Camille, il faut alleravec Calyste faire le tour du Croisic. Il y a là des rochesadmirables, des cascades de granit, de petites baies ornées decuves naturelles, des choses surprenantes de caprices, et puis lamer avec ses milliers de fragments de marbre, un monded’amusements. Vous verrez des femmes faisant du bois, c’est-à-direcollant des bouses de vache le long des murs pour les dessécher etles entasser comme les mottes à Paris : puis, l’hiver, on sechauffe de ce bois-là.

– Vous risquez donc Calyste, dit en riant la marquise et d’unton qui prouvait que la veille Camille en boudant Béatrix l’avaitcontrainte à s’occuper de Calyste.

– Ah&|160;! ma chère, quand vous combattrez l’âme angélique d’unpareil enfant, vous me comprendrez. Chez lui, la beauté n’est rien,il faut pénétrer dans ce cœur pur, dans cette naïveté surprise àchaque pas fait dans le royaume de l’amour. Quelle foi&|160;!quelle candeur&|160;! quelle grâce&|160;! Les anciens avaientraison dans le culte qu’ils rendaient à la sainte beauté. Je nesais quel voyageur nous a dit que les chevaux en liberté prennentle plus beau d’entre eux pour chef. La beauté, ma chère, est legénie des choses&|160;; elle est l’enseigne que la nature a mise àses créations les plus parfaites, elle est le plus vrai dessymboles, comme elle est le plus grand des hasards. A-t-on jamaisfiguré les anges difformes&|160;? ne réunissent-ils pas la grâce àla force&|160;? Qui nous a fait rester des heures entières devantcertains tableaux en Italie, où le génie a cherché pendant desannées à réaliser un de ces hasards de la nature&|160;? Allons, lamain sur la conscience, n’était-ce pas l’idéal de la beauté quenous unissions aux grandeurs morales&|160;? Eh&|160;! bien, Calysteest un de ces rêves réalisés, il a le courage du lion qui demeuretranquille sans soupçonner sa royauté. Quand il se sent à l’aise,il est spirituel, et j’aime sa timidité de jeune fille. Mon âme serepose dans son cœur de toutes les corruptions, de toutes les idéesde la science, de la littérature, du monde, de la politique, detous ces inutiles accessoires sous lesquels nous étouffons lebonheur. Je suis ce que je n’ai jamais été, je suis enfant&|160;!Je suis sûre de lui, mais j’aime à faire la jalouse, il en estheureux. D’ailleurs cela fait partie de mon secret.

Béatrix marchait pensive et silencieuse, Camille endurait unmartyre inexprimable et lançait sur elle des regards obliques quiressemblaient à des flammes.

– Ah&|160;! ma chère, tu es heureuse, toi&|160;! dit Béatrix enappuyant sa main sur le bras de Camille en femme fatiguée dequelque résistance secrète.

– Oui, bien heureuse&|160;! répondit avec une sauvage amertumela pauvre Félicité.

Les deux femmes tombèrent sur un banc, épuisées toutes deux.Jamais aucune créature de son sexe ne fut soumise à de plusvéritables séductions et à un plus pénétrant machiavélisme que nel’était la marquise depuis une semaine.

– Mais moi&|160;! moi, voir les infidélités de Conti, lesdévorer…

– Et pourquoi ne le quittes-tu pas&|160;? dit Camille enapercevant l’heure favorable où elle pouvait frapper un coupdécisif.

– Le puis-je&|160;?

– Oh&|160;! pauvre enfant.

Toutes deux regardèrent un groupe d’arbres d’un air hébété.

– Je vais aller hâter le déjeuner, dit Camille, cette course m’adonné de l’appétit.

– Notre conversation m’a ôté le mien, dit Béatrix.

Béatrix en toilette du matin se dessinait comme une formeblanche sur les masses vertes du feuillage. Calyste, qui s’étaitcoulé par le salon dans le jardin, prit une allée où il cheminalentement, pour y rencontrer la marquise comme par hasard&|160;; etBéatrix ne put retenir un léger tressaillement en l’apercevant.

– En quoi, madame, vous ai-je déplu hier&|160;? dit Calysteaprès quelques phrases banales échangées.

– Mais vous ne me plaisez ni ne me déplaisez, dit-elle d’un tondoux.

Le ton, l’air, la grâce admirable de la marquise encourageaientCalyste.

– Je vous suis indifférent, dit-il avec une voix troublée parles larmes qui lui vinrent aux yeux.

– Ne devons-nous pas être indifférents l’un à l’autre&|160;?répondit la marquise. Nous avons l’un et l’autre un attachementvrai…

– Hé&|160;! dit vivement Calyste, j’aimais Camille, mais je nel’aime plus.

– Et que faites-vous donc tous les jours pendant toute lamatinée&|160;? dit-elle avec un sourire assez perfide. Je nesuppose pas que, malgré sa passion pour le tabac, Camille vouspréfère un cigare&|160;; et que, malgré votre admiration pour lesfemmes auteurs, vous passiez quatre heures à lire des romansfemelles.

– Vous savez donc… dit ingénument le naïf Breton dont la figureétait illuminée par le bonheur de voir son idole.

– Calyste&|160;! cria violemment Camille en apparaissant,l’interrompant, le prenant par le bras et l’entraînant à quelquespas, Calyste, est-ce là ce que vous m’aviez promis&|160;?

La marquise put entendre ce reproche de mademoiselle des Touchesqui disparut en grondant et emmenant Calyste, elle demeurastupéfaite de l’aveu de Calyste, sans y rien comprendre. Madame deRochegude n’était pas aussi forte que Claude Vignon. La vérité durôle horrible et sublime joué par Camille est une de ces infâmesgrandeurs que les femmes n’admettent qu’à la dernière extrémité. Làse brisent leurs cœurs, là cessent leurs sentiments de femmes, làcommence pour elles une abnégation qui les plonge dans l’enfer, ouqui les mène au ciel.

Pendant le déjeuner, auquel Calyste fut convié, la marquise,dont les sentiments étaient nobles et fiers, avait déjà fait unretour sur elle-même, en étouffant les germes d’amour quicroissaient dans son cœur. Elle fut, non pas froide et dure pourCalyste, mais d’une douceur indifférente qui le navra. Félicité mitsur le tapis la proposition d’aller le surlendemain faire uneexcursion dans le paysage original compris entre les Touches, leCroisic et le bourg de Batz. Elle pria Calyste d’employer lajournée du lendemain à se procurer une barque et des matelots encas de promenade sur mer. Elle se chargeait des vivres, des chevauxet de tout ce qu’il fallait avoir à sa disposition pour ôter toutefatigue à cette partie de plaisir. Béatrix brisa net en disantqu’elle ne s’exposerait pas à courir ainsi le pays. La figure deCalyste qui peignait une vive joie se couvrit soudain d’unvoile.

– Et que craignez-vous, ma chère&|160;? dit Camille.

– Ma position est trop délicate pour que je compromette, non pasma réputation, mais mon bonheur, dit-elle avec emphase en regardantle jeune Breton. Vous connaissez la jalousie de Conti, s’ilsavait…

– Et qui le lui dira&|160;?

– Ne reviendra-t-il pas me chercher&|160;?

Ce mot fit pâlir Calyste. Malgré les instances de Félicité,malgré celles du jeune Breton, madame de Rochegude fut inflexible,et montra ce que Camille appelait son entêtement. Calyste, malgréles espérances que lui donna Félicité, quitta les Touches en proieà un de ces chagrins d’amoureux dont la violence arrive à la folie.Revenu à l’hôtel du Guénic, il ne sortit de sa chambre que pourdîner, et y remonta quelque temps après. A dix heures, sa mèreinquiète vint le voir, et le trouva griffonnant au milieu d’unegrande quantité de papiers biffés et déchirés&|160;; il écrivait àBéatrix, car il se défiait de Camille&|160;; l’air qu’avait eu lamarquise pendant leur entrevue du jardin l’avait singulièrementencouragé. Jamais première lettre d’amour n’a été, comme onpourrait le croire, un jet brûlant de l’âme. Chez tous les jeunesgens que n’a pas atteints la corruption, une pareille lettre estaccompagnée de bouillonnements trop abondants, trop multipliés,pour ne pas être l’élixir de plusieurs lettres essayées, rejetées,recomposées. Voici celle à laquelle s’arrêta Calyste, et qu’il lutà sa pauvre mère étonnée. Pour elle, cette vieille maison étaitcomme en feu, l’amour de son fils y flambait comme la lumière d’unincendie.

Calyste à Béatrix.

 » Madame, je vous aimais quand vous n’étiez pour moi qu’un rêve,jugez quelle force a prise mon amour en vous apercevant. Le rêve aété surpassé par la réalité. Mon chagrin est de n’avoir rien à vousdire que vous ne sachiez en vous disant combien vous êtesbelle&|160;; mais peut-être vos beautés n’ont-elles jamais éveilléchez personne autant de sentiments qu’elles en excitent en moi.Vous êtes belle de plus d’une façon, et je vous ai tant étudiée enpensant à vous jour et nuit, que j’ai pénétré les mystères de votrepersonne, les secrets de votre cœur et vos délicatesses méconnues.Avez-vous jamais été comprise, adorée comme vous méritez del’être&|160;? Sachez-le donc, il n’y a pas un de vos traits qui nesoit interprété dans mon cœur : votre fierté répond à la mienne, lanoblesse de vos regards, la grâce de votre maintien, la distinctionde vos mouvements, tout en vous est en harmonie avec des pensées,avec des vœux cachés au fond de votre âme, et c’est en les devinantque je me suis cru digne de vous. Si je n’étais pas devenu depuisquelques jours un autre vous-même, vous parlerais-je de moi&|160;?Me lire, ce sera de l’égoïsme : il s’agit ici bien plus de vous quede Calyste. Pour vous écrire, Béatrix, j’ai faire taire mes vingtans, j’ai entrepris sur moi, j’ai vieilli ma pensée, ou peut-êtrel’avez-vous vieillie par une semaine des plus horriblessouffrances, d’ailleurs innocemment causées par vous. Ne me croyezpas un de ces amants vulgaires desquels vous vous êtes moquée avectant de raison. Le beau mérite d’aimer une jeune, une belle, unespirituelle, une noble femme&|160;! Hélas&|160;! je ne pense mêmepas à vous mériter. Que suis-je pour vous&|160;? un enfant attirépar l’éclat de la beauté, par les grandeurs morales comme uninsecte est attiré par la lumière. Vous ne pouvez pas faireautrement que de marcher sur les fleurs de mon âme, mais tout monbonheur sera de vous les voir fouler aux pieds. Un dévouementabsolu, la foi sans bornes, un amour insensé, toutes ces richessesd’un cœur aimant et vrai, ne sont rien&|160;; elles servent à aimeret ne font pas qu’on soit aimé. Par moments je ne comprends pasqu’un fanatisme si ardent n’échauffe pas l’idole&|160;; et quand jerencontre votre oeil sévère et froid, je me sens glacé. C’est votredédain qui agit et non mon adoration. Pourquoi&|160;? Vous nesauriez me haïr autant que je vous aime, le sentiment le plusfaible doit-il donc l’emporter sur le plus fort&|160;? J’aimaisFélicité de toutes les puissances de mon cœur&|160;; je l’aioubliée en un jour, en un moment, en vous voyant. Elle étaitl’erreur, vous êtes la vérité. Vous avez, sans le savoir, détruitmon bonheur, et vous ne me devez rien en échange. J’aimais Camillesans espoir et vous ne me donnez aucune espérance : rien n’estchangé que la divinité. J’étais idolâtre, je suis chrétien, voilàtout. Seulement vous m’avez appris qu’aimer est le premier de tousles bonheurs, être aimé ne vient qu’après. Selon Camille, ce n’estpas aimer que d’aimer pour quelques jours : l’amour qui nes’accroît pas de jour en jour est une passion misérable&|160;; pours’accroître, il doit ne pas voir sa fin, et elle apercevait lecoucher de notre soleil. A votre aspect, j’ai compris ces discoursque je combattais de toute ma jeunesse, de toute la fougue de mesdésirs, avec l’austérité despotique de mes vingt ans. Cette grandeet sublime Camille mêlait alors ses larmes aux miennes. Je puisdonc vous aimer sur la terre et dans les cieux, comme on aime Dieu.Si vous m’aimiez, vous n’auriez pas à m’opposer les raisons parlesquelles Camille terrassait mes efforts. Nous sommes jeunes tousdeux, nous pouvons voler des mêmes ailes, sous le même ciel, sanscraindre l’orage que redoutait cet aigle. Mais que vous dis-jelà&|160;? Je suis emporté bien loin au delà de la modestie de mesvœux&|160;! Vous ne croirez plus à la soumission, à la patience, àla muette adoration que je viens vous prier de ne pas blesserinutilement. Je sais, Béatrix, que vous ne pouvez m’aimer sansperdre de votre propre estime. Aussi ne vous demandé-je aucunretour. Camille disait naguère qu’il y avait une fatalité innéedans les noms, à propos du sien. Cette fatalité, je l’ai pressentiepour moi dans le vôtre, quand, sur la jetée de Guérande, il afrappé mes yeux au bord de l’Océan. Vous passerez dans ma vie commeBéatrix a passé dans la vie de Dante. Mon cœur servira de piédestalà une statue blanche, vindicative, jalouse et oppressive. Il vousest défendu de m’aimer&|160;; vous souffririez mille morts, vousseriez trahie, humiliée, malheureuse : il est en vous un orgueil dedémon qui vous lie à la colonne que vous avez embrassée&|160;; vousy périrez en secouant le temple comme fit Samson. Ces choses, je neles ai pas devinées, mon amour est trop aveugle&|160;; mais Camilleme les a dites. Ici, ce n’est point mon esprit qui vous parle,c’est le sien&|160;; moi je n’ai plus d’esprit dès qu’il s’agit devous, il s’élève de mon cœur des bouillons de sang quiobscurcissent de leurs vagues mon intelligence, qui m’ôtent mesforces, qui paralysent ma langue, qui brisent mes genoux et lesfont plier. Je ne puis que vous adorer, quoi que vous fassiez.Camille appelle votre résolution de l’entêtement&|160;; moi, jevous défends, et je la crois dictée par la vertu. Vous n’en êtesque plus belle à mes yeux. Je connais ma destinée : l’orgueil de laBretagne est à la hauteur de la femme qui s’est fait une vertu dusien. Ainsi, chère Béatrix, soyez bonne et consolante pour moi.Quand les victimes étaient désignées, on les couronnait defleurs&|160;; vous me devez les bouquets de la pitié, les musiquesdu sacrifice. Ne suis-je pas la preuve de votre grandeur, et nevous élèverez-vous pas de la hauteur de mon amour dédaigné, malgrésa sincérité, malgré son ardeur immortelle&|160;? Demandez àCamille comment je me suis conduit depuis le jour où elle m’a ditqu’elle aimait Claude Vignon. Je suis resté muet, j’ai souffert ensilence. Eh&|160;! bien, pour vous, je trouverai plus de forceencore si vous ne me désespérez pas, si vous appréciez monhéroïsme. Une seule louange de vous me ferait supporter lesdouleurs du martyre. Si vous persistez dans ce froid silence, dansce mortel dédain, vous donneriez à penser que je suis à craindre.Ah&|160;! soyez avec moi tout ce que vous êtes, charmante, gaie,spirituelle, aimante. Parlez-moi de Gennaro, comme Camille meparlait de Claude. Je n’ai pas d’autre génie que celui de l’amour,je n’ai rien qui me rende redoutable, et je serai devant vous commesi je ne vous aimais pas. Rejetterez-vous la prière d’un amour sihumble, d’un pauvre enfant qui demande pour toute grâce à salumière de l’éclairer, à son soleil de le réchauffer&|160;? Celuique vous aimez vous verra toujours&|160;; le pauvre Calyste a peude jours pour lui, vous en serez bientôt quitte. Ainsi, jereviendrai demain aux Touches, n’est-ce pas&|160;? vous nerefuserez pas mon bras pour aller visiter les bords du Croisic etle bourg de Batz&|160;? Si vous ne veniez pas, ce serait uneréponse, et Calyste l’entendrait.  »

Il y avait encore quatre autres pages d’une écriture fine etserrée où Calyste expliquait la terrible menace que ce dernier motcontenait en racontant sa jeunesse et sa vie&|160;; mais il yprocédait par phrases exclamatives&|160;; il y avait beaucoup deces points prodigués par la littérature moderne dans les passagesdangereux, comme des planches offertes à l’imagination du lecteurpour lui faire franchir les abîmes. Cette peinture naïve serait unerépétition dans le récit&|160;; si elle ne toucha pas madame deRochegude, elle intéresserait médiocrement les amateurs d’émotionsfortes&|160;; elle fit pleurer la mère, qui dit à son fils : – Tun’as donc pas été heureux&|160;?

Ce terrible poème de sentiments tombés comme un orage dans lecœur de Calyste, et qui devait aller en tourbillonnant dans uneautre âme, effraya la baronne : elle lisait une lettre d’amour pourla première fois de sa vie. Calyste était debout dans un terribleembarras, il ne savait comment remettre sa lettre. Le chevalier duHalga trouvait encore dans la salle où se jouaient les dernièresremises d’une mouche animée. Charlotte de Kergarouët, au désespoirde l’indifférence de Calyste, essayait de plaire aux grands parentspour assurer par eux son mariage. Calyste suivit sa mère et reparutdans la salle en gardant dans sa poche sa lettre qui lui brûlait lecœur : il s’agitait, il allait et venait comme un papillon entrépar mégarde dans une chambre. Enfin la mère et le fils attirèrentle chevalier du Halga dans la grande salle, d’où ils renvoyèrent lepetit domestique de mademoiselle de Pen-Hoël et Mariotte.

– Qu’ont-ils à demander au chevalier&|160;? dit la vieilleZéphirine à la vieille Pen-Hoël.

– Calyste me fait l’effet d’être fou, répondit-elle. Il n’a pasplus d’égards pour Charlotte que si c’était une paludière.

La baronne avait très-bien imaginé que, vers l’an 1780, lechevalier du Halga devait avoir navigué dans les parages de lagalanterie, et elle avait dit à Calyste de le consulter.

– Quel est le meilleur moyen de faire parvenir secrètement unelettre à sa maîtresse&|160;? dit Calyste à l’oreille duchevalier.

– On met la lettre dans la main de sa femme de chambre enl’accompagnant de quelques louis, car tôt ou tard une femme dechambre est dans le secret, et il vaut mieux l’y mettre toutd’abord, répondit le chevalier dont la figure laissa échapper unsourire&|160;; mais il vaut mieux la remettre soi-même.

– Des louis&|160;! s’écria la baronne.

Calyste rentra, prit son chapeau&|160;; puis il courut auxTouches, et y produisit comme une apparition dans le petit salon oùil entendait les voix de Béatrix et de Camille. Toutes les deuxétaient sur le divan et paraissaient être en parfaite intelligence.Calyste, avec cette soudaineté d’esprit que donne l’amour, se jetatrès-étourdiment sur le divan à côté de la marquise en lui prenantla main et y mettant sa lettre, sans que Félicité, quelqueattentive qu’elle fût, pût s’en apercevoir. Le cœur de Calyste futchatouillé par une émotion aiguë et douce tout à la fois en sesentant presser la main par celle de Béatrix, qui, sans interrompresa phrase ni paraître décontenancée, glissait la lettre dans songant.

– Vous vous jetez sur les femmes comme sur des divans, dit-elleen riant.

– Il n’en est cependant pas à la doctrine des Turcs, répliquaFélicité, qui ne put se refuser cette épigramme.

Calyste se leva, prit la main de Camille et la lui baisa&|160;;puis il alla au piano, en fit résonner toutes les notes d’un coupen passant le doigt dessus. Cette vivacité de joie occupa Camille,qui lui dit de venir lui parler.

– Qu’avez-vous&|160;? lui demanda-t-elle à l’oreille.

– Rien, répondit-il.

– Il y a quelque chose entre eux, se dit mademoiselle desTouches.

La marquise fut impénétrable. Camille essaya de faire causerCalyste en espérant qu’il se trahirait&|160;; mais l’enfantprétexta l’inquiétude où serait sa mère, et quitta les Touches àonze heures, non sans avoir essuyé le feu d’un regard perçant deCamille, à qui cette phrase était dite pour la première fois.

Après les agitations d’une nuit pleine de Béatrix, après êtreallé pendant la matinée vingt fois dans Guérande au-devant de laréponse qui ne venait pas, la femme de chambre de la marquise entradans l’hôtel du Guénic, et remit à Calyste cette réponse, qu’ilalla lire au fond du jardin sous la tonnelle.

Béatrix à Calyste.

 » Vous êtes un noble enfant, mais vous êtes un enfant. Vous vousdevez à Camille, qui vous adore. Vous ne trouveriez en moi ni lesperfections qui la distinguent ni le bonheur qu’elle vous prodigue.Quoi que vous puissiez penser, elle est jeune et je suis vieille,elle a le cœur plein de trésors et le mien est vide, elle a pourvous un dévouement que vous n’appréciez pas assez, elle est sanségoïsme, elle ne vit qu’en vous&|160;; et moi je serais remplie dedoutes, je vous entraînerais dans une vie ennuyée, sans noblesse,dans une vie gâtée par ma faute. Camille est libre, elle va etvient comme elle veut&|160;; moi je suis esclave. Enfin vousoubliez que j’aime et que je suis aimée. La situation où je suisdevrait me défendre de tout hommage. M’aimer ou me dire qu’onm’aime est, chez un homme, une insulte. Une nouvelle faute ne memettrait-elle pas au niveau des plus mauvaises créatures de monsexe&|160;? Vous qui êtes jeune et plein de délicatesses, commentm’obligez-vous à vous dire ces choses, qui ne sortent du cœur qu’enle déchirant&|160;? J’ai préféré l’éclat d’un malheur irréparable àla honte d’une constante tromperie, ma propre perte à celle de laprobité&|160;; mais aux yeux de beaucoup de personnes à l’estimedesquelles je tiens, je suis encore grande : en changeant, jetomberais de quelques degrés de plus. Le monde est encore indulgentpour celles dont la constance couvre de son manteau l’irrégularitédu bonheur&|160;; mais il est impitoyable pour les habitudesvicieuses. Je n’ai ni dédain ni colère, je vous réponds avecfranchise et simplicité. Vous êtes jeune, vous ignorez le monde,vous êtes emporté par la fantaisie, et vous êtes incapable, commetous les gens dont la vie est pure, de faire les réflexions quesuggère le malheur. J’irai plus loin. Je serais la femme du mondela plus humiliée, je cacherais d’épouvantables misères, je seraistrahie, enfin je serais abandonnée, et, Dieu merci, rien de toutcela n’est possible&|160;; mais, par une vengeance du ciel, il enserait ainsi, personne au monde ne me verrait plus. Oui, je mesentirais alors le courage de tuer un homme qui me parleraitd’amour, si, dans la situation où je serais, un homme pouvaitencore arriver à moi. Vous avez là le fond de ma pensée. Aussipeut-être ai-je à vous remercier de m’avoir écrit. Après votrelettre, et surtout après ma réponse, je puis être à mon aise auprèsde vous aux Touches, être au gré de mon caractère et comme vous ledemandez. Je ne vous parle pas du ridicule amer qui me poursuivraitdans le cas où mes yeux cesseraient d’exprimer les sentiments dontvous vous plaignez. Un second vol fait à Camille serait une preuved’impuissance auquel une femme ne se résout pas deux fois. Vousaimé-je follement, fussé-je aveugle, oublié-je tout, je verraistoujours Camille&|160;! Son amour pour vous est une de cesbarrières trop hautes pour être franchies par aucune puissance,même par les ailes d’un ange : il n’y a qu’un démon qui ne reculepas devant ces infâmes trahisons. Il se trouve ici, mon enfant, unmonde de raisons que les femmes nobles et délicates se réservent etauxquelles vous n’entendez rien, vous autres hommes, même quand ilssont aussi semblables à nous que vous l’êtes en ce moment. Enfinvous avez une mère qui vous a montré ce que doit être une femmedans la vie&|160;; elle est pure et sans tache, elle a rempli sadestinée noblement&|160;; ce que je sais d’elle a mouillé mes yeuxde larmes, et du fond de mon cœur il s’est élevé des mouvementsd’envie. J’aurais pu être ainsi&|160;! Calyste, ainsi doit êtrevotre femme, et telle doit être sa vie. Je ne vous renverrai plusméchamment, comme j’ai fait, à cette petite Charlotte, qui vousennuierait promptement&|160;; mais à quelque divine jeune filledigne de vous. Si j’étais à vous, je vous ferais manquer votre vie.Il y aurait chez vous manque de foi, de constance, ou vous auriezalors l’intention de me vouer toute votre existence : je suisfranche, je la prendrais, je vous emmènerais je ne sais où, loin dumonde&|160;; je vous rendrais fort malheureux, je suis jalouse, jevois des monstres dans une goutte d’eau, je suis au désespoir demisères dont beaucoup de femmes s’arrangent&|160;; il est même despensées inexorables qui viendraient de moi, non de vous, et qui meblesseraient à mort. Quand un homme n’est pas à la dixième année debonheur aussi respectueux et aussi délicat qu’à la veille du jouroù il mendiait une faveur, il me semble un infâme et m’avilit à mespropres yeux&|160;! un pareil amant ne croit plus aux Amadis et auxCyrus de mes rêves. Aujourd’hui, l’amour pur est une fable, et jene vois en vous que la fatuité d’un désir à qui sa fin estinconnue. Je n’ai pas quarante ans, je ne sais pas encore faireplier ma fierté sous l’autorité de l’expérience, Je n’ai pas cetamour qui rend humble, enfin je suis une femme dont le caractèreest encore trop jeune pour ne pas être détestable. Je ne puisrépondre de mon humeur, et chez moi la grâce est tout extérieure.Peut-être n’ai-je pas assez souffert encore pour avoir lesindulgentes manières et la tendresse absolue que nous devons à decruelles tromperies. Le bonheur a son impertinence, et je suistrès-impertinente. Camille sera toujours pour vous une esclavedévouée, et je serais un tyran déraisonnable. D’ailleurs, Camillen’a-t-elle pas été mise auprès de vous par votre bon ange pour vouspermettre d’atteindre au moment où vous commencerez la vie que vousêtes destiné à mener, et à laquelle vous ne devez pasfaillir&|160;? Je la connais, Félicité&|160;! sa tendresse estinépuisable&|160;; elle ignore peut-être les grâces de notre sexe,mais elle déploie cette force féconde, ce génie de la constance etcette noble intrépidité qui fait tout accepter. Elle vous mariera,tout en souffrant d’horribles douleurs&|160;; elle saura vouschoisir une Béatrix libre, si c’est Béatrix qui répond à vos idéessur la femme et à vos rêves&|160;; elle vous aplanira toutes lesdifficultés de votre avenir. La vente d’un arpent de terre qu’ellepossède à Paris dégagera vos propriétés en Bretagne, elle vousinstituera son héritier, n’a-t-elle pas déjà fait de vous un filsd’adoption&|160;? Hélas&|160;! que puis-je pour votrebonheur&|160;? rien. Ne trahissez donc pas un amour infini qui serésout aux devoirs de la maternité. Je la trouve bien heureuse,cette Camille&|160;!… L’admiration que vous inspire la pauvreBéatrix est une de ces peccadilles pour lesquelles les femmes del’âge de Camille sont pleines d’indulgence. Quand elles sont sûresd’être aimées, elles pardonnent à la constance une infidélité,c’est même chez elles un de leurs plus vifs plaisirs que detriompher de la jeunesse de leurs rivales. Camille est au-dessusdes autres femmes&|160;; ceci ne s’adresse point à elle, je ne ledis que pour rassurer votre conscience. Je l’ai bien étudiée,Camille, elle est à mes yeux une des plus grandes figures de notretemps. Elle est spirituelle et bonne, deux qualités presqueinconciliables chez les femmes&|160;; elle est généreuse et simple,deux autres grandeurs qui se trouvent rarement ensemble. J’ai vudans le fond de son cœur de sûrs trésors, il semble que Dante aitfait pour elle dans son Paradis la belle strophe sur le bonheuréternel qu’elle vous expliquait l’autre soir et qui finit par Senzabrama sicura richezza . Elle me parlait de sa destinée, elle meracontait sa vie en me prouvant que l’amour, cet objet de nos vœuxet de nos rêves, l’avait toujours fuie, et je lui répondais qu’elleme paraissait démontrer la difficulté d’appareiller les chosessublimes et qui explique bien des malheurs.

Vous êtes une de ces âmes angéliques dont la sœur paraîtimpossible à rencontrer. Ce malheur, mon cher enfant, Camille vousl’évitera&|160;; elle vous trouvera, dût-elle en mourir, unecréature avec laquelle vous puissiez être heureux en ménage.

Je vous tends une main amie et compte, non pas sur votre cœur,mais sur votre esprit, pour nous trouver maintenant ensemble commeun frère et une sœur, et terminer là notre correspondance, qui, desTouches à Guérande, est chose au moins bizarre.

Béatrix de Casteran.  »

Emue au dernier point par les détails et par la marche desamours de son fils avec la belle Rochegude, la baronne ne putrester dans la salle où elle faisait sa tapisserie en regardantCalyste à chaque point, elle quitta son fauteuil et vint auprès delui d’une manière à la fois humble et hardie. La mère eut en cemoment la grâce d’une courtisane qui veut obtenir uneconcession.

– Eh&|160;! bien, dit-elle en tremblant, mais sans positivementdemander la lettre.

Calyste lui montra le papier et le lui lut. Ces deux bellesâmes, si simples, si naïves, ne virent dans cette astucieuse etperfide réponse aucune des malices et des piéges qu’y avait mis lamarquise.

– C’est une noble et grande femme&|160;! dit la baronne dont lesyeux étaient humides. Je prierai Dieu pour elle. Je ne croyais pasqu’une mère put abandonner son mari, son enfant, et conserver tantde vertus&|160;! Elle est digne de pardon.

– N’ai-je pas raison de l’adorer&|160;? dit Calyste.

– Mais où cet amour te mènera-t-il&|160;? s’écria la baronne.Ah&|160;! mon enfant, combien les femmes à sentiments nobles sontdangereuses&|160;! Les mauvaises sont moins à craindre. EpouseCharlotte de Kergarouët, dégage les deux tiers des terres de tafamille. En vendant quelques fermes, mademoiselle de Pen-Hoëlobtiendra ce grand résultat, et cette bonne fille s’occupera defaire valoir tes biens. Tu peux laisser à tes enfants un beau nom,une belle fortune…

– Oublier Béatrix&|160;?… dit Calyste d’une voix sourde et lesyeux fixés en terre.

Il laissa la baronne et remonta chez lui pour répondre à lamarquise. Madame du Guénic avait la lettre de madame de Rochegudegravée dans le cœur : elle voulut savoir à quoi s’en tenir sur lesespérances de Calyste. Vers cette heure le chevalier du Halgapromenait sa chienne sur le mail&|160;; la baronne, sûre de l’ytrouver, mit un chapeau, son châle, et sortit. Voir la baronne duGuénic dans Guérande ailleurs qu’à l’église, ou dans les deux jolischemins affectionnés pour la promenade les jours de fête, quandelle y accompagnait son mari et mademoiselle de Pen-Hoël, était unévénement si remarquable que, dans toute la ville, deux heuresaprès, chacun s’abordait en se disant : – Madame du Guénic estsortie aujourd’hui, l’avez-vous vue&|160;?

Aussi bientôt cette nouvelle arriva-t-elle aux oreilles demademoiselle de Pen-Hoël, qui dit à sa nièce : – Il se passequelque chose de bien extraordinaire chez les du Guénic.

– Calyste est amoureux fou de la belle marquise de Rochegude,dit Charlotte, je devrais quitter Guérande et retourner àNantes.

En ce moment le chevalier du Halga, surpris d’être cherché parla baronne, avait détaché la laisse de Thisbé, reconnaissantl’impossibilité de se partager.

– Chevalier, vous avez pratiqué la galanterie&|160;? dit labaronne.

Le capitaine du Halga se redressa par un mouvement passablementfat. Madame du Guénic, sans rien dire de son fils ni de lamarquise, expliqua la lettre d’amour en demandant quel pouvait êtrele sens d’une pareille réponse. Le chevalier tenait le nez au ventet se caressait le mouton&|160;; il écoutait, il faisait de petitesgrimaces&|160;; enfin il regarda fixement la baronne d’un airfin.

– Quand les chevaux de race doivent franchir les barrières, ilsviennent les reconnaître et les flairer, dit-il. Calyste sera leplus heureux coquin du monde.

– Chut&|160;! dit la baronne.

– Je suis muet. Autrefois je n’avais que cela pour moi, dit levieux chevalier. Le temps est beau, reprit-il après une pause, levent est nord-est. Tudieu&|160;! comme la Belle-Poule vous pinçaitce vent-là le jour où… . Mais, dit-il en s’interrompant, mesoreilles sonnent, et je sens des douleurs dans les fausses-côtes,le temps changera. Vous savez que le combat de la Belle-Poule a étési célèbre que les femmes ont porté des bonnets à la Belle-Poule .Madame de Kergarouët est venue la première à l’opéra avec cettecoiffure.  » Vous êtes coiffée en conquête,  » lui ai-je dit. Ce motfut répété dans toutes les loges.

La baronne écouta complaisamment le vieillard, qui, fidèle auxlois de la galanterie, reconduisit la baronne jusqu’à sa ruelle ennégligeant Thisbé. Le secret de la naissance de Thisbé échappa auchevalier. Thisbé était petite-fille de la délicieuse Thisbé,chienne de madame l’amirale de Kergarouët, première femme du comtede Kergarouët. Cette dernière Thisbé avait dix-huit ans. La baronnemonta lestement chez Calyste, légère de joie comme si elle aimaitpour son compte. Calyste n’était pas chez lui&|160;; mais Fannyaperçut une lettre pliée sur la table, adressée à madame deRochegude, et non cachetée. Une invincible curiosité poussa cettemère inquiète à lire la réponse de son fils. Cette indiscrétion futcruellement punie. Elle ressentit une horrible douleur enentrevoyant le précipice où l’amour faisait tomber Calyste.

Calyste à Béatrix.

 » Et que m’importe la race des du Guénic par le temps où nousvivons, chère Béatrix&|160;! Mon nom est Béatrix, le bonheur deBéatrix est mon bonheur, sa vie ma vie, et toute ma fortune estdans son cœur. Nos terres sont engagées depuis deux siècles, ellespeuvent rester ainsi pendant deux autres siècles&|160;; nosfermiers les gardent, personne ne peut les prendre. Vous voir, vousaimer, voilà ma religion. Me marier&|160;! cette idée m’abouleversé le cœur. Y a-t-il deux Béatrix&|160;? Je ne me marieraiqu’avec vous, j’attendrai vingt ans s’il le faut&|160;; je suisjeune, et vous serez toujours belle. Ma mère est une sainte, je nedois pas la juger. Elle n’a pas aimé&|160;! Je sais maintenantcombien elle a perdu, et quels sacrifices elle a faits. Vous m’avezappris, Béatrix, à mieux aimer ma mère, elle est avec vous dans moncœur, il n’y aura jamais qu’elle, voilà votre seule rivale,n’est-ce pas vous dire que vous y régnez sans partage&|160;? Ainsivos raisons n’ont aucune force sur mon esprit. Quant à Camille,vous n’avez qu’un signe à me faire, je la prierai de vous direelle-même que je ne l’aime pas&|160;; elle est la mère de monintelligence, rien de moins, rien de plus. Dès que je vous ai vue,elle est devenue ma sœur, mon amie ou mon ami, tout ce qu’il vousplaira&|160;; mais nous n’avons pas d’autres droits que celui del’amitié l’un sur l’autre. Je l’ai prise pour une femme jusqu’aumoment où je vous ai vue. Mais vous m’avez démontré que Camille estun garçon : elle nage, elle chasse, elle monte à cheval, elle fume,elle boit, elle écrit, elle analyse un cœur et un livre, elle n’apas la moindre faiblesse, elle marche dans sa force&|160;; elle n’ani vos mouvements déliés, ni votre pas qui ressemble au vol d’unoiseau, ni votre voix d’amour, ni vos regards fins, ni votre alluregracieuse&|160;; elle est Camille Maupin, et pas autre chose&|160;;elle n’a rien de la femme, et vous en avez toutes les choses quej’en aime&|160;; il m’a semblé, dès le premier jour où je vous aivue, que vous étiez à moi. Vous rirez de ce sentiment, mais il n’afait que s’accroître, il me semblerait monstrueux que nous fussionsséparés : vous êtes mon âme, ma vie, et je ne saurais vivre où vousne seriez pas. Laissez-vous aimer&|160;! nous fuirons, nous nous enirons bien loin du monde, dans un pays où vous ne rencontrerezpersonne, et où vous pourrez n’avoir que moi et Dieu dans le cœur.Ma mère, qui vous aime, viendra quelque jour vivre auprès de nous.L’Irlande a des châteaux, et la famille de ma mère m’en prêterabien un. Mon Dieu, partons&|160;! Une barque, des matelots, et nousy serions cependant avant que personne pût savoir où nous aurionsfui ce monde que vous craignez tant&|160;! Vous n’avez pas étéaimée&|160;; je le sens en relisant votre lettre, et j’y croisdeviner que, s’il n’existait aucune des raisons dont vous parlez,vous vous laisseriez aimer par moi. Béatrix, un saint amour effacele passé. Peut-on penser à autre chose qu’à vous, en vousvoyant&|160;? Ah&|160;! je vous aime tant que je vous voudraismille fois infâme afin de vous montrer la puissance de mon amour envous adorant comme la plus sainte des créatures. Vous appelez monamour une injure pour vous. Oh&|160;! Béatrix, tu ne le croispas&|160;! l’amour d’un noble enfant, ne m’appelez-vous pasainsi&|160;? honorerait une reine. Ainsi demain nous irons enamants le long des roches et de la mer, et vous marcherez sur lessables de la vieille Bretagne pour les consacrer de nouveau pourmoi&|160;! Donnez-moi ce jour de bonheur&|160;; et cette aumônepassagère, et peut-être, hélas&|160;! sans souvenir pour vous, serapour Calyste une éternelle richesse… .  »

La baronne laissa tomber la lettre sans l’achever, elles’agenouilla sur une chaise et fit à Dieu une oraison mentale enlui demandant le conserver à son fils l’entendement, d’écarter delui toute folie, toute erreur, et de le retirer de la voie où ellele voyait.

– Que fais-tu là, ma mère&|160;? dit Calyste.

– Je prie Dieu pour toi, dit-elle en lui montrant ses yeuxpleins de larmes. Je viens de commettre la faute de lire cettelettre. Mon Calyste est fou&|160;!

– De la plus douce des folies, dit le jeune homme en embrassantsa mère.

– Je voudrais voir cette femme, mon enfant.

– Hé&|160;! bien, maman, dit Calyste, nous nous embarqueronsdemain pour aller au Croisic, sois sur la jetée.

Il cacheta sa lettre et partit pour les Touches. Ce qui,par-dessus toute chose, épouvantait la baronne, était de voir lesentiment arriver par la force de son instinct à la seconde vued’une expérience consommée. Calyste venait d’écrire à Béatrix commesi le chevalier du Halga l’avait conseillé.

Peut-être une des plus grandes jouissances que puissent éprouverles petits esprits ou les êtres intérieurs est-elle de jouer lesgrandes âmes et de les prendre à quelque piége. Béatrix savait êtrebien au-dessous de Camille Maupin. Cette infériorité n’existait passeulement dans cet ensemble de choses morales appelé talent , maisencore dans les choses du cœur nommées passion . Au moment oùCalyste arrivait aux Touches avec l’impétuosité d’un premier amourporté sur les ailes de l’espérance, la marquise éprouvait une joievive de se savoir aimée par cet adorable jeune homme. Elle n’allaitpas jusqu’à vouloir être complice de ce sentiment, elle mettait sonhéroïsme à comprimer ce capriccio , disent les Italiens, et croyaitalors égaler son amie&|160;; elle était heureuse d’avoir à luifaire un sacrifice. Enfin les vanités particulières à la femmefrançaise et qui constituent cette célèbre coquetterie d’où elletire sa supériorité, se trouvaient caressées et pleinementsatisfaites chez elle : livrée à d’immenses séductions, elle yrésistait, et ses vertus lui chantaient à l’oreille un doux concertde louanges. Ces deux femmes, en apparence indolentes, étaient àdemi couchées sur le divan de ce petit salon plein d’harmonies, aumilieu d’un monde de fleurs et la fenêtre ouverte, car le vent dunord avait cessé. Une dissolvante brise du sud pailletait le lacd’eau salée que leurs yeux pouvaient voir, et le soleil enflammaitles sables d’or. Leurs âmes étaient aussi profondément agitées quela nature était calme, et non moins ardentes. Broyée dans lesrouages de la machine qu’elle mettait en mouvement, Camille étaitforcée de veiller sur elle-même, à cause de la prodigieuse finessede l’amicale ennemie qu’elle avait mise dans sa cage&|160;; maispour ne pas donner son secret, elle se livrait à des contemplationsintimes de la nature, elle trompait ses souffrances en cherchant unsens au mouvement des mondes, et trouvait Dieu dans le sublimedésert du ciel. Une fois Dieu reconnu par l’incrédule, il se jettedans le catholicisme absolu, qui, vu comme système, est complet. Lematin Camille avait montré à la marquise un front encore baigné parles lueurs de ses recherches pendant une nuit passée à gémir.Calyste était toujours debout devant elle, comme une image céleste.Ce beau jeune homme à qui elle se dévouait, elle le regardait commeun ange gardien. N’était-ce pas lui qui la guidait vers les hautesrégions où cessent les souffrances, sous le poids d’uneincompréhensible immensité&|160;? Cependant l’air triomphant deBéatrix inquiétait Camille. Une femme ne gagne pas sur une autre unpareil avantage sans le laisser deviner, tout en se défendant del’avoir pris. Rien n’était plus bizarre que le combat moral etsourd de ces deux amies, se cachant l’une à l’autre un secret, etse croyant réciproquement créancières de sacrifices inconnus.Calyste arriva tenant sa lettre entre sa main et son gant, prêt àla glisser dans la main de Béatrix. Camille, à qui le changementdes manières de son amie n’avait pas échappé, parut ne pasl’examiner et l’examina dans une glace au moment où Calyste allaitfaire son entrée. Là se trouve un écueil pour toutes les femmes.Les plus spirituelles comme les plus sottes, les plus franchescomme les plus astucieuses, ne sont plus maîtresses de leursecret&|160;; en ce moment il éclate aux yeux d’une autre femme.Trop de réserve ou trop d’abandon, un regard libre et lumineux,l’abaissement mystérieux des paupières, tout trahit alors lesentiment le plus difficile à cacher, car l’indifférence a quelquechose de si complètement froid qu’elle ne peut jamais être simulée.Les femmes ont le génie des nuances, elles en usent trop pour nepas les connaître toutes&|160;; et dans ces occasions leurs yeuxembrassent une rivale des pieds à la tête&|160;; elles devinent leplus léger mouvement d’un pied sous la robe, la plus imperceptibleconvulsion dans la taille, et savent la signification de ce quipour un homme paraît insignifiant. Deux femmes en observationjouent une des plus admirables scènes de comédie qui se puissentvoir.

– Calyste a commis quelque sottise, pensa Camille remarquantchez l’un et l’autre l’air indéfinissable des gens quis’entendent.

Il n’y avait plus ni roideur ni fausse indifférence chez lamarquise, elle regardait Calyste comme une chose à elle. Calystefut alors explicite, il rougit en vrai coupable, en homme heureux.Il venait arrêter les arrangements à prendre pour le lendemain.

– Vous venez donc décidément ma chère&|160;? dit Camille.

– Oui, dit Béatrix.

– Comment le savez-vous, demanda mademoiselle des Touches àCalyste.

– Je venais le savoir, répondit-il à un regard que lui lançamadame de Rochegude qui ne voulait pas que son amie eût la moindrelumière sur la correspondance.

– Ils s’entendent déjà, dit Camille qui vit ce regard par lapuissance circulaire de son oeil. Tout est fini, je n’ai plus qu’àdisparaître.

Sous le poids de cette pensée, il se fit dans son visage uneespèce de décomposition qui fit frémir Béatrix.

– Qu’as-tu, ma chère&|160;? dit-elle.

– Rien. Ainsi, Calyste, vous enverrez mes chevaux et les vôtrespour que nous puissions les trouver au delà du Croisic, afin derevenir à cheval par le bourg de Batz. Nous déjeunerons au Croisicet dînerons aux Touches. Vous vous chargez des bateliers. Nouspartirons à huit heures et demie du matin. Quels beauxspectacles&|160;! dit-elle à Béatrix. Vous verrez Cambremer, unhomme qui fait pénitence sur un roc pour avoir tué volontairementson fils. Oh&|160;! vous êtes dans un pays primitif où les hommesn’éprouvent pas des sentiments ordinaires. Calyste vous dira cettehistoire.

Elle alla dans sa chambre, elle étouffait. Calyste donna salettre et suivit Camille.

– Calyste, vous êtes aimé, je le crois, mais vous me cachez uneescapade, et vous avez certainement enfreint mes ordres&|160;?

– Aimé&|160;! dit-il en tombant sur un fauteuil.

Camille mit la tête à la porte, Béatrix avait disparu. Ce faitétait bizarre. Une femme ne quitte pas une chambre où se trouvecelui qu’elle aime en ayant la certitude de le revoir, sans avoir àfaire mieux. Mademoiselle des Touches se dit : – Aurait-elle unelettre de Calyste&|160;? Mais elle crut l’innocent Breton incapablede cette hardiesse.

– Si tu m’as désobéi, tout sera perdu par ta faute, lui dit-elled’un air grave. Va-t’en préparer tes joies de demain.

Elle fit un geste auquel Calyste ne résista pas : il y a desdouleurs muettes d’une éloquence despotique. En allant au Croisicvoir les bateliers, en traversant les sables et les marais, Calysteeut des craintes. La phrase de Camille était empreinte de quelquechose de fatal qui trahissait la seconde vue de la maternité. Quandil revint quatre heures après, fatigué, comptant dîner aux Touches,il trouva la femme de chambre de Camille en sentinelle sur laporte, l’attendant pour lui dire que sa maîtresse et la marquise nepourraient le recevoir ce soir. Quand Calyste, surpris, voulutquestionner la femme de chambre, elle ferma la porte et se sauva.Six heures sonnaient au clocher de Guérande. Calyste rentra chezlui, se fit faire à dîner et joua la mouche en proie à une sombreméditation. Ces alternatives de bonheur et de malheur,l’anéantissement de ses espérances succédant à la presque certituded’être aimé, brisaient cette jeune âme qui s’envolait à pleinesailes vers le ciel et arrivait si haut que la chute devait êtrehorrible.

– Qu’as-tu, mon Calyste&|160;? lui dit sa mère à l’oreille.

– Rien, répondit-il en montrant des yeux d’où la lumière del’âme et le feu de l’amour s’étaient retirés.

Ce n’est pas l’espérance, mais le désespoir qui donne la mesurede nos ambitions. On se livre en secret aux beaux poèmes del’espérance, tandis que la douleur se montre sans voile.

– Calyste, vous n’êtes pas gentil, dit Charlotte après avoiressayé vainement sur lui ces petites agaceries de provinciale quidégénèrent toujours en taquinages.

– Je suis fatigué, dit-il en se levant et souhaitant le bonsoirà la compagnie.

– Calyste est bien changé, dit mademoiselle de Pen-Hoël.

– Nous n’avons pas de belles robes garnies de dentelles, nousn’agitons pas nos manches comme ça, nous ne nous posons pas ainsi,nous ne savons pas regarder de côté, tourner la tête, dit Charlotteen imitant et chargeant les airs, la pose et les regards de lamarquise. Nous n’avons pas une voix qui part de la tête, ni cettepetite toux intéressante, heu&|160;! heu&|160;! qui semble être lesoupir d’une ombre&|160;; nous avons le malheur d’avoir une santérobuste et d’aimer nos amis sans coquetterie&|160;; quand nous lesregardons nous n’avons pas l’air de les piquer d’un dard ou de lesexaminer par un coup d’oeil hypocrite. Nous ne savons pas pencherla tête en saule pleureur et paraître aimables en la relevantainsi&|160;!

Mademoiselle de Pen-Hoël ne put s’empêcher de rire en voyant lesgestes de sa nièce&|160;; mais ni le chevalier ni le baron necomprirent cette satire de la province contre Paris.

– La marquise de Rochegude est cependant bien belle, dit lavieille fille.

– Mon ami, dit la baronne à son mari, je sais qu’elle va demainau Croisic, nous irons nous y promener, je voudrais bien larencontrer.

Pendant que Calyste se creusait la tête afin de deviner ce quipouvait lui avoir fait fermer la porte des Touches, il se passaitentre les deux amies une scène qui devait influer sur lesévénements du lendemain. La lettre de Calyste avait apporté dans lecœur de madame de Rochegude des émotions inconnues. Les femmes nesont pas toujours l’objet d’un amour aussi jeune, aussi naïf, aussisincère et absolu que l’était celui de cet enfant. Béatrix avaitplus aimé qu’elle n’avait été aimée. Après avoir été l’esclave,elle éprouvait un désir inexplicable d’être à son tour le tyran. Aumilieu de sa joie, en lisant et relisant la lettre de Calyste, ellefut traversée par la pointe d’une idée cruelle. Que faisaient doncensemble Calyste et Camille depuis le départ de ClaudeVignon&|160;? Si Calyste n’aimait pas Camille et si Camille lesavait, à quoi donc employaient-ils leurs matinées&|160;? Lamémoire de l’esprit rapprocha malicieusement de cette remarque lesdiscours de Camille. Il semblait qu’un diable souriant fîtapparaître dans un miroir magique le portrait de cette héroïquefille avec certains gestes et certains regards qui achevèrentd’éclairer Béatrix. Au lieu de lui être égale, elle était écraséepar Félicité&|160;; loin de la jouer, elle était jouée parelle&|160;; elle n’était qu’un plaisir que Camille voulait donner àson enfant aimé d’un amour extraordinaire et sans vulgarité. Pourune femme comme Béatrix, cette découverte fut un coup de foudre.Elle repassa minutieusement l’histoire de cette semaine. En unmoment, le rôle de Camille et le sien se déroulèrent dans touteleur étendue : elle se trouva singulièrement ravalée. Dans sonaccès de haine jalouse, elle crut apercevoir chez Camille uneintention de vengeance contre Conti. Tout le passé de ces deux ansagissait peut-être sur ces deux semaines. Une fois sur la pente desdéfiances, des suppositions et de la colère, Béatrix ne s’arrêtapoint : elle se promenait dans son appartement poussée pard’impétueux mouvements d’âme et s’asseyait tour à tour en essayantde prendre un parti&|160;; mais elle resta jusqu’à l’heure du dîneren proie à l’indécision et ne descendit que pour se mettre à tablesans être habillée. En voyant entrer sa rivale, Camille devinatout. Béatrix, sans toilette, avait un air froid et une taciturnitéde physionomie qui, pour une observatrice de la force de Maupin,dénotait l’hostilité d’un cœur aigri. Camille sortit et donnasur-le-champ l’ordre qui devait si fort étonner Calyste&|160;; ellepensa que si le naïf Breton arrivait avec son amour insensé aumilieu de la querelle, il ne reverrait peut-être jamais Béatrix encompromettant l’avenir de sa passion par quelque sotte franchise,elle voulut être sans témoin pour ce duel de tromperies. Béatrix,sans auxiliaire, devait être à elle. Camille connaissait lasécheresse de cette âme, les petitesses de ce grand orgueil auquelelle avait si justement appliqué le mot d’entêtement. Le dîner futsombre. Chacune de ces deux femmes avait trop d’esprit et de bongoût pour s’expliquer devant les domestiques ou se faire écouteraux portes par eux. Camille fut douce et bonne, elle se sentait sisupérieure&|160;! La marquise fut dure et mordante, elle se savaitjouée comme un enfant. Il y eut pendant le dîner un combat deregards, de gestes, de demi-mots auxquels les gens ne devaient riencomprendre et qui annonçait un violent orage. Quand il fallutremonter, Camille offrit malicieusement son bras à Béatrix, quifeignit de ne pas voir le mouvement de son amie et s’élança seuledans l’escalier. Lorsque le café fut servi, mademoiselle desTouches dit à son valet de chambre un : Laissez-nous&|160;! qui futle signal du combat.

– Les romans que vous faites, ma chère, sont un peu plusdangereux que ceux que vous écrivez, dit la marquise.

– Ils ont cependant un grand avantage, dit Camille en prenantune cigarette.

– Lequel&|160;? demanda Béatrix.

– Ils sont inédits, mon ange.

– Celui dans lequel vous me mettez fera-t-il un livre&|160;?

– Je n’ai pas de vocation pour le métier d’Œdipe&|160;; vousavez l’esprit et la beauté des sphinx, je le sais&|160;; mais ne meproposez pas d’énigmes, parlez clairement, ma chère Béatrix.

– Quand pour rendre les hommes heureux, les amuser, leur plaireet dissiper leurs ennuis, nous demandons au diable de nousaider…

– Les hommes nous reprochent plus tard nos efforts et nostentatives, en les croyant dictés par le génie de la dépravation,dit Camille en quittant sa cigarette et interrompant son amie.

– Ils oublient l’amour qui nous emportait et qui justifiait nosexcès, car où n’allons-nous pas&|160;!… Mais ils font alors leurmétier d’hommes, ils sont ingrats et injustes, reprit Béatrix. Lesfemmes entre elles se connaissent, elles savent combien leurattitude en toute circonstance est fière, noble et, disons-le,vertueuse. Mais, Camille, je viens de reconnaître la vérité descritiques dont vous vous êtes plainte quelquefois. Oui, ma chère,vous avez quelque chose des hommes, vous vous conduisez comme eux,rien ne vous arrête, et si vous n’avez pas tous leurs avantages,vous avez dans l’esprit leurs allures, et vous partagez leur méprisenvers nous. Je n’ai pas lieu, ma chère, d’être contente de vous,et je suis trop franche pour le cacher. Personne ne me ferapeut-être au cœur une blessure aussi profonde que celle dont jesouffre. Si vous n’êtes pas toujours femme en amour, vous laredevenez en vengeance. Il fallait une femme de génie pour trouverl’endroit le plus sensible de nos délicatesses&|160;; je veuxparler de Calyste et des roueries, ma chère (voilà le vrai mot),que vous avez employées contre moi. Jusqu’où, vous, Camille Maupin,êtes-vous descendue, et dans quelle intention&|160;?

– Toujours de plus en plus sphinx&|160;! dit Camille ensouriant.

– Vous avez voulu que je me jetasse à la tête de Calyste&|160;;je suis encore trop jeune pour avoir de telles façons. Pour moil’amour est l’amour avec ses atroces jalousies et ses volontésabsolues. Je ne suis pas auteur : il m’est impossible de voir desidées dans des sentiments… .

– Vous vous croirez capable d’aimer sottement&|160;? ditCamille. Rassurez-vous, vous avez encore beaucoup d’esprit. Vousvous calomniez, ma chère, vous êtes assez froide pour toujoursrendre votre tête juge des hauts faits de votre cœur.

Cette épigramme fit rougir la marquise&|160;; elle lança surCamille un regard plein de haine, un regard venimeux, et trouva,sans les chercher, les flèches les plus acérées de son carquois.Camille écouta froidement et en fumant des cigarettes cette tiradefurieuse qui pétilla d’injures si mordantes qu’il est impossible dela rapporter. Béatrix, irritée par le calme de son adversaire,chercha d’horribles personnalités dans l’âge auquel atteignaitmademoiselle des Touches.

– Est-ce tout&|160;? dit Camille en poussant un nuage de fumée.Aimez-vous Calyste&|160;?

– Non, certes.

– Tant mieux répondit Camille. Moi je l’aime, et beaucoup troppour mon repos. Peut-être a-t-il pour vous un caprice, vous êtes laplus délicieuse blonde du monde, et moi je suis noire comme unetaupe&|160;; vous êtes svelte, élancée et moi j’ai trop de dignitédans la taille&|160;; enfin vous êtes jeune&|160;! voilà le grandmot et vous ne me l’avez pas épargné. Vous avez abusé de vosavantages de femme contre moi ni plus ni moins qu’un petit journalabuse de la plaisanterie. J’ai tout fait pour empêcher ce quiarrive, dit-elle en levant les yeux au plafond. Quelque peu femmeque je sois, je le suis encore assez ma chère pour qu’une rivaleait besoin de moi-même pour l’emporter sur moi… (La marquise futatteinte au cœur par ce mot cruel dit de la façon la plusinnocente.) Vous me prenez pour une femme bien niaise en croyant demoi ce que Calyste veut vous en faire croire. Je ne suis ni sigrande ni si petite, je suis femme et très-femme. Quittez vosgrands airs et donnez-moi la main dit Camille en s’emparant de lamain de Béatrix. Vous n’aimez pas Calyste, voilà la vérité,n’est-ce pas&|160;? Ne vous emportez donc point&|160;! Soyez durefroide et sévère avec lui demain, il finira par se soumettre aprèsla querelle que je vais lui faire et surtout après leraccommodement, car je n’ai pas épuisé les ressources de notrearsenal, et, après tout, le Plaisir a toujours raison du Désir.Mais Calyste est Breton. S’il persiste à vous faire la cour,dites-le-moi franchement, et vous irez dans une petite maison decampagne que je possède à six lieues de Paris, où vous trouvereztoutes les aises de la vie, et où Conti pourra venir. Que Calysteme calomnie, eh&|160;! mon Dieu&|160;! l’amour le plus pur ment sixfois par jour, ses impostures accusent sa force.

Il y eut dans la physionomie de Camille un air de superbefroideur qui rendit la marquise inquiète et craintive. Elle nesavait que répondre. Camille lui porta le dernier coup.

– Je suis plus confiante et moins aigre que vous, repritCamille, je ne vous suppose pas l’intention de couvrir par unerécrimination une attaque qui compromettrait ma vie : vous meconnaissez, je ne survivrai pas à la perte de Calyste et je dois leperdre tôt ou tard. Calyste m’aime d’ailleurs je le sais.

– Voilà ce qu’il répondait à une lettre où je ne lui parlais quede vous, dit Béatrix en tendant la lettre de Calyste.

Camille la prit et la lut&|160;; mais, en la lisant, ses yeuxs’emplirent de larmes&|160;; elle pleura comme pleurent toutes lesfemmes dans leurs vives douleurs.

– Mon Dieu&|160;! dit-elle, il l’aime. Je mourrai donc sansavoir été ni comprise ni aimée&|160;!

Elle resta quelques moments la tête appuyée sur l’épaule deBéatrix : sa douleur était véritable, elle éprouvait dans sesentrailles le coup terrible qu’y avait reçu la baronne du Guénic àla lecture de cette lettre.

– L’aimes-tu&|160;? dit-elle en se dressant et regardantBéatrix. As-tu pour lui cette adoration infinie qui triomphe detoutes les douleurs et qui survit au mépris, à la trahison, à lacertitude de n’être plus jamais aimée&|160;? L’aimes-tu pourlui-même et pour le plaisir même de l’aimer&|160;?

– Chère amie, dit la marquise attendrie&|160;; eh&|160;! biensois tranquille, je partirai demain.

– Ne pars pas, il t’aime, je le vois&|160;! Et je l’aime tantque je serais au désespoir de le voir souffrant, malheureux.J’avais formé bien des projets pour lui&|160;; mais s’il t’aime,tout est fini.

– Je l’aime, Camille, dit alors la marquise avec une adorablenaïveté, mais en rougissant.

– Tu l’aimes, et tu peux lui résister, s’écria Camille.Ah&|160;! tu ne l’aimes pas.

– Je ne sais quelles vertus nouvelles il a réveillées en moi,mais certes il m’a rendue honteuse de moi-même, dit Béatrix. Jevoudrais être vertueuse et libre pour lui sacrifier autre chose queles restes de mon cœur et des chaînes infâmes. Je ne veux d’unedestinée incomplète ni pour lui ni pour moi.

– Tète froide : aimer et calculer&|160;! dit Camille avec unesorte d’horreur.

– Tout ce que vous voudrez, mais je ne veux pas flétrir sa vie,être à son cou comme une pierre, et devenir un regret éternel. Sije ne puis être sa femme, je ne serai pas sa maîtresse. Il m’a… ..Vous ne vous moquerez pas de moi&|160;? non. Eh&|160;! bien, sonadorable amour m’a purifiée.

Camille jeta sur Béatrix le plus fauve, le plus farouche regardque jamais femme jalouse ait jeté sur sa rivale.

– Sur ce terrain, dit-elle, je croyais être seule. Béatrix, cemot nous sépare à jamais, nous ne sommes plus amies. Nouscommençons un combat horrible. Maintenant je te le dis : tusuccomberas ou tu fuiras… .Félicité se précipita dans sa chambreaprès avoir montré le visage d’une lionne en fureur à Béatrixstupéfaite.

– Viendrez-vous au Croisic demain&|160;? dit Camille ensoulevant la portière.

– Certes, répondit orgueilleusement la marquise. Je ne fuiraipas et je ne succomberai pas.

– Je joue cartes sur table : j’écrirai à Conti, réponditCamille.

Béatrix devint aussi blanche que la gaze de son écharpe.

– Chacune de nous joue sa vie, répondit Béatrix qui ne savaitplus que résoudre.

Les violentes passions que cette scène avait soulevées entre cesdeux femmes se calmèrent pendant la nuit. Toutes deux seraisonnèrent et revinrent au sentiment des perfides temporisationsqui séduisent la plupart des femmes&|160;; système excellent entreelles et les hommes, mauvais entre les femmes. Ce fut au milieu decette dernière tempête que mademoiselle des Touches entendit lagrande voix qui triomphe des plus intrépides. Béatrix écouta lesconseils de la jurisprudence mondaine, elle eut peur du mépris dela société. La dernière tromperie de Félicité, mêlée des accents dela plus atroce jalousie, eut donc un plein succès. La faute deCalyste fut réparée, mais une nouvelle indiscrétion pouvait àjamais ruiner ses espérances.

On arrivait à la fin du mois d’août, le ciel était d’une puretémagnifique. A l’horizon, l’Océan avait, comme dans les mersméridionales, une teinte d’argent en fusion, et près du rivagepapillotaient de petites vagues. Une espèce de fumée brillanteproduite par les rayons du soleil qui tombaient d’aplomb sur lessables, y produisait une atmosphère au moins égale à celle destropiques. Aussi le sel fleurissait-il en petits oeillets blancs àla surface des mares. Les courageux paludiers, vêtus de blancprécisément pour résister à l’action du soleil, étaient dès lematin à leur poste, armés de leurs longs râteaux, les uns appuyéssur les petits murs de boue qui séparent chaque propriété,regardant le travail de cette chimie naturelle, à eux connue dèsl’enfance&|160;; les autres jouant avec leurs petits gars et leursfemmes. Ces dragons verts, appelés douaniers, fumaient leurs pipestranquillement. Il y avait je ne sais quoi d’oriental dans cetableau, car, certes, un Parisien subitement transporté là ne seserait pas cru en France. Le baron et la baronne, qui avaient prisle prétexte de venir voir comment allait la récolte de sel, étaientsur la jetée admirant ce silencieux paysage où la mer faisait seuleentendre le mugissement de ses vagues en temps égaux, où desbarques sillonnaient la mer, et où la ceinture verte de la terrecultivée produisait un effet d’autant plus gracieux qu’il estexcessivement rare sur les bords toujours désolés de l’océan.

– Hé&|160;! bien, mes amis, j’aurai vu les marais de Guérandeencore une fois avant de mourir, dit le baron à des paludiers quise groupèrent à l’entrée des marais pour le saluer.

– Est-ce que les du Guénic meurent&|160;! dit un paludier.

En ce moment, la caravane partie des Touches arriva dans lepetit chemin. La marquise allait seule en avant, Calyste et Camillela suivaient en se donnant le bras. A vingt pas en arrière venaitGasselin.

– Voilà ma mère et mon père, dit le jeune homme à Camille.

La marquise s’arrêta. Madame du Guénic éprouva la plus violenterépulsion en voyant Béatrix, qui cependant était mise à sonavantage : un chapeau d’Italie orné de bluets et à grands bords,ses cheveux crêpés dessous, une robe d’une étoffe écrue de couleurgrisâtre, une ceinture bleue à longs bouts flottants, enfin un airde princesse déguisée en bergère.

– Elle n’a pas de cœur, se dit la baronne.

– Mademoiselle, dit Calyste à Camille, voici madame du Guénic etmon père. Puis il dit au baron et à la baronne : – Mademoiselle desTouches et madame la marquise de Rochegude, née de Casteran, monpère.

Le baron salua mademoiselle des Touches, qui fit un salut humbleet plein de reconnaissance à la baronne.

– Celle-là, pensa Fanny, aime vraiment mon fils, elle semble meremercier d’avoir mis Calyste au monde.

– Vous venez voir, comme je le fais, si la récolte serabonne&|160;; mais vous avez de meilleures raisons que moi d’êtrecurieuse, dit le baron à Camille, car vous avez là du bien,mademoiselle.

– Mademoiselle est la plus riche de tous les propriétaires, ditun de ces paludiers, et que Dieu la conserve, elle est bonne dame.

Les deux compagnies se saluèrent et se quittèrent.

– On ne donnerait pas plus de trente ans à mademoiselle desTouches, dit le bonhomme à sa femme. Elle est bien belle. EtCalyste préfère cette haridelle de marquise parisienne à cetteexcellente fille de la Bretagne&|160;?

– Hélas&|160;! oui, dit la baronne.

Une barque attendait au pied de la jetée où l’embarquement sefit sans gaieté. La marquise était froide et digne. Camille avaitgrondé Calyste sur son manque d’obéissance, en lui expliquantl’état dans lequel étaient ses affaires de cœur. Calyste, en proieà un désespoir morne, jetait sur Béatrix des regards où l’amour etla haine se combattaient. Il ne fut pas dit une parole pendant lecourt trajet de la jetée de Guérande à l’extrémité du port duCroisic, endroit où se charge le sel que des femmes apportent dansde grandes terrines placées sur leurs têtes, et qu’elles tiennentde façon à ressembler à des cariatides. Ces femmes vont pieds nuset n’ont qu’une jupe assez courte. Beaucoup d’entre elles laissentinsoucieusement voltiger les mouchoirs qui couvrent leurs bustes,plusieurs n’ont que leurs chemises et sont les plus fières, carmoins les femmes ont de vêtements, plus elles déploient de pudiquesnoblesses. Le petit navire danois achevait sa cargaison. Ledébarquement de ces deux belles personnes excita donc la curiositédes porteuses de sel&|160;; et pour y échapper autant que pourservir Calyste, Camille s’élança vivement vers les rochers, en lelaissant à Béatrix. Gasselin mit entre son maître et lui unedistance d’au moins deux cents pas. Du côté de la mer, lapresqu’île du Croisic est bordée de roches granitiques dont lesformes sont si singulièrement capricieuses, qu’elles ne peuventêtre appréciées que par les voyageurs qui ont été mis à mêmed’établir des comparaisons entre ces grands spectacles de la naturesauvage. Peut-être les roches du Croisic ont-elles sur les chosesde ce genre la supériorité accordée au chemin de la grandeChartreuse sur les autres vallées étroites. Ni les côtes de laCorse où le granit offre des rescifs bien bizarres, ni celles de laSardaigne, où la nature s’est livrée à des effets grandioses etterribles, ni les roches basaltiques des mers du Nord n’ont uncaractère si complet. La fantaisie s’est amusée à composer làd’interminables arabesques où les figures les plus fantastiquess’enroulent et se déroulent. Toutes les formes y sont.L’imagination est peut-être fatiguée de cette immense galerie demonstruosités où par les temps de fureur la mer se glisse et a finipar polir toutes les aspérités. Vous rencontrez sous une voûtenaturelle et d’une hardiesse imitée de loin par Brunelleschi, carles plus grands efforts de l’art sont toujours une timidecontrefaçon des effets de la nature, une cuve polie comme unebaignoire de marbre et sablée par un sable uni, fin, blanc, où l’onpeut se baigner sans crainte dans quatre pieds d’eau tiède. Vousallez admirant de petites anses fraîches, abritées par desportiques grossièrement taillés, mais majestueux, à la manière dupalais Pitti, cette autre imitation des caprices de la nature. Lesaccidents sont innombrables, rien n’y manque de ce quel’imagination la plus dévergondée pourrait inventer ou désirer. Ilexiste même, chose si rare sur les bords de l’océan que peut-êtreest-ce la seule exception, un gros buisson de la plante qui a faitcréer ce mot. Ce buis, la plus grande curiosité du Croisic, où lesarbres ne peuvent pas venir, se trouve à une lieue environ du port,à la pointe la plus avancée de la côte. Sur un des promontoiresformés par le granit, et qui s’élèvent au-dessus de la mer à unehauteur où les vagues n’arrivent jamais, même dans les temps lesplus furieux, à l’exposition du midi, les caprices diluviens ontpratiqué une marge creuse d’environ quatre pieds de saillie. Danscette fente, le hasard, ou peut-être l’homme, a mis assez de terrevégétale pour qu’un buis ras et fourni, semé par les oiseaux, y aitpoussé. La forme des racines indique au moins trois cents ansd’existence. Au-dessous la roche est cassée net. La commotion, dontles traces sont écrites en caractères ineffaçables sur cette côte,a emporté les morceaux de granit je ne sais où. La mer arrive sansrencontrer de rescifs au pied de cette lame, où elle a plus de cinqcents pieds de profondeur&|160;; à l’entour, quelques roches àfleur d’eau, que les bouillonnements de l’écume indiquent,décrivent comme un grand cirque. Il faut un peu de courage et derésolution pour aller jusqu’à la cime de ce petit Gibraltar, dontla tête est presque ronde et d’où quelque coup de vent peutprécipiter les curieux dans la mer ou, ce qui serait plusdangereux, sur les roches. Cette sentinelle gigantesque ressemble àces lanternes de vieux châteaux d’où l’on pouvait prévoir lesattaques en embrassant tout le pays&|160;; de là se voient leclocher et les arides cultures du Croisic, les sables et les dunesqui menacent la terre cultivée et qui ont envahi le territoire dubourg de Batz. Quelques vieillards prétendent que, dans des tempsfort reculés, il se trouvait un château fort en cet endroit. Lespêcheurs de sardines ont donné un nom à ce rocher, qui se voit deloin en mer&|160;; mais il faut pardonner l’oubli de ce mot breton,aussi difficile à prononcer qu’à retenir.

Calyste menait Béatrix vers ce point, d’où le coup d’oeil estsuperbe et où les décorations du granit surpassent tous lesétonnements qu’il a pu causer le long de la route sablonneuse quicôtoie la mer. Il est inutile d’expliquer pourquoi Camille s’étaitsauvée en avant. Comme une bête sauvage blessée, elle aimait lasolitude&|160;; elle se perdait dans les grottes, reparaissait surles pics, chassait les crabes de leurs trous ou surprenait enflagrant délit leurs mœurs originales. Pour ne pas être gênée parses habits de femme, elle avait mis des pantalons à manchettesbrodées, une blouse courte, un chapeau de castor, et pour bâton devoyage elle avait une cravache, car elle a toujours eu la fatuitéde sa force et de son agilité&|160;; elle était ainsi cent foisplus belle que Béatrix : elle avait un petit châle de soie rouge deChine croisé sur son buste comme on le met aux enfants. Pendantquelque temps, Béatrix et Calyste la virent voltigeant sur lescimes ou sur les abîmes comme un feu follet, essayant de donner lechange à ses souffrances en affrontant le péril. Elle arriva lapremière à la roche au buis et s’assit dans une des anfractuositésà l’ombre, occupée à méditer. Que pouvait faire une femme commeelle de sa vieillesse, après avoir bu la coupe de la gloire quetous les grands talents, trop avides pour détailler les stupidesjouissances de l’amour-propre, vident d’une gorgée&|160;? Elle adepuis avoué que là l’une de ces réflexions suggérées par un rien,par un de ces accidents qui sont une niaiserie peut-être pour desgens vulgaires, et qui présentent un abîme de réflexions auxgrandes âmes, l’avait décidée à l’acte singulier par lequel elledevait en finir avec la vie sociale. Elle tira de sa poche unepetite boîte où elle avait mis, en cas de soif, des pastilles à lafraise&|160;; elle en prit plusieurs&|160;; mais, tout en lessavourant, elle ne put s’empêcher de remarquer que les fraises, quin’existaient plus, revivaient cependant dans leurs qualités. Elleconclut de là qu’il en pouvait être ainsi de nous. La mer luioffrait alors une image de l’infini. Nul grand esprit ne peut setirer de l’infini, en admettant l’immortalité de l’âme, sansconclure à quelque avenir religieux. Cette idée la poursuivitencore quand elle respira son flacon d’eau de Portugal. Son manégepour faire tomber Béatrix en partage à Calyste lui parut alors bienmesquin : elle sentit mourir la femme en elle, et se dégager lanoble et angélique créature voilée jusqu’alors par la chair. Sonimmense esprit, son savoir, ses connaissances, ses fausses amoursl’avaient conduite face à face, avec quoi&|160;? qui le lui eûtdit&|160;? avec la mère féconde, la consolatrice des affligés,l’Eglise Romaine, si douce aux repentirs, si poétique avec lespoètes, si naïve avec les enfants, si profonde et si mystérieusepour les esprits inquiets et sauvages qu’ils y peuvent toujourscreuser en satisfaisant toujours leurs insatiables curiosités, sanscesse excitées. Elle jeta les yeux sur les détours que Calyste luiavait fait faire, et les comparait aux chemins tortueux de cesrochers. Calyste était toujours à ses yeux le beau messager duciel, un divin conducteur. Elle étouffa l’amour terrestre parl’amour divin.

Après avoir marché pendant quelque temps en silence, Calyste neput s’empêcher, sur une exclamation de Béatrix relative à la beautéde l’océan qui diffère beaucoup de la Méditerranée, de comparer,comme pureté, comme étendue, comme agitation, comme profondeur,comme éternité, cette mer à son amour.

– Elle est bordée par un rocher, dit en riant Béatrix.

– Quand vous me parlez ainsi, répondit-il en lui lançant unregard divin, je vous vois, je vous entends, et puis avoir lapatience des anges&|160;; mais quand je suis seul, vous auriezpitié de moi si vous pouviez me voir. Ma mère pleure alors de monchagrin.

– Ecoutez, Calyste, il faut en finir, dit la marquise enregagnant le chemin sablé. Peut-être avons-nous atteint le seullieu propice à dire ces choses, car jamais de ma vie je n’ai vu lanature plus en harmonie avec mes pensées. J’ai vu l’Italie, où toutparle d’amour&|160;; j’ai vu la Suisse, où tout est frais etexprime un vrai bonheur, un bonheur laborieux&|160;; où la verdure,les eaux tranquilles, les lignes les plus riantes sont oppriméespar les Alpes couronnées de neige&|160;; mais je n’ai rien vu quipeigne mieux l’ardente aridité de ma vie que cette petite plainedesséchée par les vents de mer, corrodée par les vapeurs marines,où lutte une triste agriculture en face de l’immense Océan, en facedes bouquets de la Bretagne d’où s’élèvent les tours de votreGuérande. Eh&|160;! bien, Calyste, voilà Béatrix. Ne vous yattachez donc point. Je vous aime, mais je ne serai jamais à vousd’aucune manière, car j’ai la conscience de ma désolationintérieure. Ah&|160;! vous ne savez pas à quel point je suis durepour moi-même en vous parlant ainsi. Non, vous ne verrez pas votreidole, si je suis une idole, amoindrie, elle ne tombera pas de lahauteur où vous la mettez. J’ai maintenant en horreur une passionque désavouent le monde et la religion, je ne veux plus êtrehumiliée ni cacher mon bonheur&|160;; je reste attachée où je suis,je serai le désert sablonneux et sans végétation, sans fleurs niverdure que voici.

– Et si vous étiez abandonnée&|160;? dit Calyste.

– Eh&|160;! bien, j’irai mendier ma grâce, je m’humilieraidevant l’homme que j’ai offensé, mais je ne courrai jamais lerisque de me jeter dans un bonheur que je sais devoir finir.

– Finir, s’écria Calyste.

La marquise interrompit le dithyrambe auquel allait se livrerson amant eu répétant : Finir&|160;! d’un ton qui lui imposasilence.

Cette contradiction émut chez le jeune homme une de ces muettesfureurs internes que connaissent seuls ceux qui ont aimé sansespoir. Béatrix et lui firent environ trois cents pas dans unprofond silence, ne regardant plus ni la mer, ni les roches, ni leschamps du Croisic.

– Je vous rendrais si heureuse&|160;! dit Calyste.

– Tous les hommes commencent par nous promettre le bonheur, etils nous lèguent l’infamie, l’abandon, le dégoût. Je n’ai rien àreprocher à celui à qui je dois être fidèle&|160;; il ne m’a rienpromis, je suis allée à lui&|160;; mais le seul moyen qui me restepour amoindrir ma faute est de la rendre éternelle.

– Dites, madame, que vous ne m’aimez pas&|160;! Moi qui vousaime, je sais par moi-même que l’amour ne discute pas, il ne voitque lui-même, il n’est pas un sacrifice que je ne fasse. Ordonnez,je tenterai l’impossible. Celui qui jadis a méprisé sa maîtressepour avoir jeté son gant entre les lions en lui commandant d’allerle reprendre, il n’aimait pas&|160;! il méconnaissait votre droitde nous éprouver pour être sûres de notre amour et ne rendre lesarmes qu’à des grandeurs surhumaines. Je vous sacrifierais mafamille, mon nom, mon avenir.

– Quelle insulte dans ce mot de sacrifices&|160;! dit-elle d’unton de reproche qui fit sentir à Calyste la sottise de sonexpression.

Il n’y a que les femmes qui aiment absolument ou les coquettespour savoir prendre un point d’appui dans un mot et s’élancer à unehauteur prodigieuse : l’esprit et le sentiment procèdent là de lamême manière&|160;; mais la femme aimante s’afflige, et la coquetteméprise.

– Vous avez raison, dit Calyste en laissant tomber deux larmes,ce mot ne peut se dire que des efforts que vous me demandez.

– Taisez-vous, dit Béatrix saisie d’une réponse où pour lapremière fois Calyste peignait bien son amour, j’ai fait assez defautes, ne me tentez pas.

Ils étaient en ce moment au pied de la roche au buis. Calysteéprouva les plus enivrantes félicités à soutenir la marquise engravissant ce rocher où elle voulut aller jusqu’à la cime. Ce futpour ce pauvre enfant la dernière faveur que de serrer cettetaille, de sentir cette femme un peu tremblante : elle avait besoinde lui&|160;! Ce plaisir inespéré lui tourna la tête, il ne vitplus rien, il saisit Béatrix par la ceinture.

– Eh&|160;! bien&|160;? dit-elle d’un air imposant.

– Ne serez-vous jamais à moi, lui demanda-t-il d’une voixétouffée par un orage de sang.

– Jamais, mon ami, répondit-elle. Je ne puis être pour vous queBéatrix, un rêve. N’est-ce pas une douce chose&|160;? nous n’auronsni amertume, ni chagrin, ni repentir.

– Et vous retournerez à Conti&|160;?

– Il le faut bien.

– Tu ne seras donc jamais à personne, dit Calyste en poussant lamarquise avec une violence frénétique.

Il voulut écouter sa chute avant de se précipiter après elle,mais il n’entendit qu’une clameur sourde, la stridente déchirured’une étoffe et le bruit grave d’un corps tombant sur la terre. Aulieu d’aller la tête en bas, Béatrix avait chaviré, elle étaitrenversée dans le buis, mais elle aurait roulé néanmoins au fond dela mer si sa robe ne s’était accrochée à une pointe et n’avait ense déchirant amorti le poids du corps sur le buisson. Mademoiselledes Touches, qui vit cette scène, ne put crier, car sonsaisissement fut tel qu’elle ne put que faire signe à Gasselind’accourir. Calyste se pencha par une sorte de curiosité féroce, ilvit la situation de Béatrix et frémit : elle paraissait prier, ellecroyait mourir, elle sentait le buis près de céder. Avec l’habiletésoudaine que donne l’amour, avec l’agilité surnaturelle que lajeunesse trouve dans le danger, il se laissa couler de neuf piedsde hauteur, en se tenant à quelques aspérités, jusqu’à la marge durocher, et put relever à temps la marquise en la prenant dans sesbras, au risque de tomber tous les deux à la mer. Quand il tintBéatrix, elle était sans connaissance&|160;; mais il la pouvaitcroire toute à lui dans ce lit aérien où ils allaient resterlong-temps seuls, et son premier mouvement fut un mouvement deplaisir. – Ouvrez les yeux, pardonnez – moi, disait Calyste, ounous mourrons ensemble.

– Mourir&|160;? dit-elle en ouvrant les yeux et dénouant seslèvres pâles.

Calyste salua ce mot par un baiser, et sentit alors chez lamarquise un frémissement convulsif qui le ravit. En ce moment, lessouliers ferrés de Gasselin se firent entendre au-dessus. Le Bretonétait suivi de Camille, avec laquelle il examinait les moyens desauver les deux amants.

– Il n’en est qu’un seul, mademoiselle, dit Gasselin : je vaism’y couler, ils remonteront sur mes épaules, et vous leur donnerezla main.

Et toi&|160;? dit Camille.

Le domestique parut surpris d’être compté pour quelque chose aumilieu du danger que courait son jeune maître.

– Il vaut mieux aller chercher une échelle au Croisic, ditCamille.

– Elle est malicieuse tout de même, se dit Gasselin endescendant.

Béatrix demanda d’une voix faible à être couchée, elle sesentait défaillir. Calyste la coucha entre le granit et le buis surle terreau frais.

– Je vous ai vu, Calyste, dit Camille. Que Béatrix meure ou soitsauvée, ceci ne doit être jamais qu’un accident.

– Elle me haïra, dit-il les yeux mouillés.

– Elle t’adorera, répondit Camille. Nous voilà revenus de notrepromenade, il faut la transporter aux Touches. Que serais-tu doncdevenu si elle était morte&|160;? lui dit-elle.

– Je l’aurais suivie.

– Et ta mère&|160;?… Puis, après une pause : Et moi&|160;?dit-elle faiblement.

Calyste resta pâle, le dos appuyé au granit, immobile,silencieux. Gasselin revint promptement d’une des petites fermeséparses dans les champs en courant avec une échelle qu’il y avaittrouvée. Béatrix avait repris quelques forces. Quand Gasselin eutplacé l’échelle, la marquise put, aidée par Gasselin qui priaCalyste de passer le châle rouge de Camille sous les bras deBéatrix et de lui en apporter le bout, arriver sur la plate – formeronde, où Gasselin la prit dans ses bras comme un enfant, et ladescendit sur la plage.

– Je n’aurais pas dit non à la mort&|160;; mais lessouffrances&|160;! dit-elle à mademoiselle des Touches d’une voixfaible.

La faiblesse et le brisement que ressentait Béatrix forcèrentCamille à la faire porter à la ferme où Gasselin avait empruntél’échelle. Calyste, Gasselin et Camille se dépouillèrent desvêtements qu’ils pouvaient quitter, firent un matelas surl’échelle, y placèrent Béatrix et la portèrent comme sur unecivière. Les fermiers offrirent leur lit. Gasselin courut àl’endroit où attendaient les chevaux, en prit un, et alla chercherle chirurgien du Croisic, après avoir recommandé aux bateliers devenir à l’anse la plus voisine de la ferme.

Calyste, assis sur une escabelle, répondait par des mouvementsde tête et par de rares monosyllabes à Camille, dont l’inquiétudeétait excitée et par l’état de Béatrix et par celui de Calyste.Après une saignée, la malade se trouva mieux&|160;; elle putparler, consentit à s’embarquer, et vers cinq heures du soir ellefut transportée de la jetée de Guérande aux Touches, où le médecinde la ville l’attendait. Le bruit de cet événement s’était répandudans ce pays solitaire et presque sans habitants visibles avec uneinexplicable rapidité.

Calyste passa la nuit aux Touches, au pied du lit de Béatrix, eten compagnie de Camille. Le médecin avait promis que le lendemainla marquise n’aurait plus qu’une courbature. A travers le désespoirde Calyste éclatait une joie profonde : il était au pied du lit deBéatrix, il la regardait sommeillant ou s’éveillant&|160;; ilpouvait étudier son visage pâle et ses moindres mouvements. Camillesouriait avec amertume en reconnaissant chez Calyste les symptômesd’une de ces passions qui teignent à jamais l’âme et les facultésd’un homme en se mêlant à sa vie, dans une époque où nulle pensée,nul soin ne contrarient ce cruel travail intérieur. Jamais Calystene devait voir la femme vraie qui était en Béatrix. Avec quellenaïveté le jeune Breton ne laissait-il pas lire ses plus secrètespensées&|160;?… Il s’imaginait que cette femme était sienne en setrouvant ainsi dans sa chambre, et en l’admirant dans le désordredu lit. Il épiait avec une attention extatique les plus légersmouvements de Béatrix&|160;; sa contenance annonçait une si joliecuriosité, son bonheur se révélait si naïvement qu’il y eut unmoment où les deux femmes se regardèrent en souriant. Quand Calystevit les beaux yeux vert de mer de la malade exprimant un mélange deconfusion, d’amour et de raillerie, il rougit et détourna latête.

– Ne vous ai-je pas dit, Calyste, que vous autres hommes vousnous promettiez le bonheur et finissiez par nous jeter dans unprécipice&|160;?

En entendant cette plaisanterie, dite d’un ton charmant, et quiannonçait quelque changement dans le cœur de Béatrix, Calyste semit à genoux, prit une des mains moites qu’elle laissa prendre etla baisa d’une façon très-soumise.

– Vous avez le droit de repousser à jamais mon amour, et moi jen’ai plus le droit de vous dire un seul mot.

– Ah&|160;! s’écria Camille en voyant l’expression peinte sur levisage de Béatrix et la comparant à celle qu’avaient obtenue lesefforts de sa diplomatie, l’amour aura toujours plus d’esprit à luiseul que tout le monde&|160;! Prenez votre calmant, ma chère amie,et dormez.

Cette nuit, passée par Calyste auprès de mademoiselle desTouches, qui lut des livres de théologie mystique pendant queCalyste lisait Indiana , le premier ouvrage de la célèbre rivale deCamille, et où se trouvait la captivante image d’un jeune hommeaimant avec idolâtrie et dévouement, avec une tranquillitémystérieuse et pour toute sa vie, une femme placée dans lasituation fausse où était Béatrix, livre qui fut d’un fatal exemplepour lui&|160;! cette nuit laissa des traces ineffaçables dans lecœur de ce pauvre jeune homme, à qui Félicité fit comprendre qu’àmoins d’être un monstre, une femme ne pouvait être qu’heureuse etflattée dans toutes ses vanités d’avoir été l’objet d’un crime.

– Vous ne m’auriez pas jetée à l’eau, moi&|160;! dit la pauvreCamille en essuyant une larme.

Vers le matin, Calyste, accablé, s’était endormi dans sonfauteuil. Ce fut au tour de la marquise à contempler ce charmantenfant, pâli par ses émotions et par sa première veilled’amour&|160;; elle l’entendit murmurant son nom dans sonsommeil.

– Il aime en dormant, dit-elle à Camille.

– Il faut l’envoyer se coucher chez lui, dit Félicité qui leréveilla.

Personne n’était inquiet à l’hôtel du Guénic, mademoiselle desTouches avait écrit un mot à la baronne. Calyste revint dîner auxTouches, il retrouva Béatrix levée, pâle, faible et lasse&|160;;mais il n’y avait plus la moindre dureté dans sa parole ni lamoindre dureté dans ses regards. Depuis cette soirée, remplie demusique par Camille qui se mit au piano pour laisser Calysteprendre et serrer les mains de Béatrix sans que ni l’un ni l’autrepussent parler, il n’y eut plus le moindre orage aux Touches.Félicité s’effaça complètement. Les femmes froides, frêles, dureset minces, comme est madame de Rochegude, ces femmes, dont le coloffre une apache osseuse qui leur donne une vague ressemblance avecla race féline, ont l’âme de la couleur pâle de leurs yeux clairs,gris ou verts&|160;; aussi, pour fondre, pour vitrifier cescailloux, faut-il des coups de foudre. Pour Béatrix, la raged’amour et l’attentat de Calyste avaient été ce coup de tonnerreauquel rien ne résiste et qui change les natures les plus rebelles.Béatrix se sentait intérieurement mortifiée, l’amour pur et vrailui baignait le cœur de ses molles et fluides ardeurs. Elle vivaitdans une douce et tiède atmosphère de sentiments inconnus où ellese trouvait agrandie, élevée&|160;; elle entrait dans les cieux oùla Bretagne a, de tout temps, mis la femme. Elle savourait lesadorations respectueuses de cet enfant dont le bonheur lui coûtaitpeu de chose, car un geste, un regard, une parole satisfaisaientCalyste. Ce haut prix donné par le cœur à ces riens la touchaitexcessivement. Son gant effleuré pouvait devenir pour cet ange plusque toute sa personne n’était pour celui par qui elle aurait dûêtre adorée. Quel contraste&|160;! Quelle femme aurait pu résisterà cette constante déification&|160;? Elle était sûre d’être obéieet comprise. Elle eût dit à Calyste de risquer sa vie pour lemoindre de ses caprices, il n’eût même pas réfléchi. Aussi Béatrixprit-elle je ne sais quoi de noble et d’imposant&|160;; elle vitl’amour du côté de ses grandeurs, elle y chercha comme un pointd’appui pour demeurer la plus magnifique de toutes les femmes auxyeux de Calyste, sur qui elle voulut avoir un empire éternel. Sescoquetteries furent alors d’autant plus tenaces qu’elle se sentitplus faible. Elle joua la malade pendant toute une semaine avec unecharmante hypocrisie. Combien de fois ne fit-elle pas le tour dutapis vert qui s’étendait devant la façade des Touches sur lejardin, appuyée sur le bras de Calyste, et rendant alors à Camilleles souffrances qu’elle lui avait données pendant la premièresemaine de son séjour.

– Ah&|160;! ma chère, tu lui fais faire le grand tour, ditmademoiselle des Touches à la marquise.

Avant la promenade au Croisic, un soir ces deux femmesdevisaient sur l’amour et riaient des différentes manières dont s’yprenaient les hommes pour faire leurs déclarations, en s’avouant àelles-mêmes que les plus habiles et naturellement les moins aimantsne s’amusaient pas à se promener dans le labyrinthe de lasensiblerie, et avaient raison, en sorte que les gens qui aiment lemieux étaient pendant un certain temps les plus maltraités. – Ilss’y prennent comme La Fontaine pour aller à l’Académie&|160;! ditalors Camille. Son mot rappelait cette conversation à la marquiseen lui reprochant son machiavélisme. Madame de Rochegude avait unepuissance absolue pour contenir Calyste dans les bornes où ellevoulait qu’il se tînt, elle lui rappelait d’un geste ou d’un regardson horrible violence au bord de la mer. Les yeux de ce pauvremartyr se remplissaient alors de larmes, il se taisait et dévoraitses raisonnements, ses vœux, ses souffrances, avec un héroïsme quicertes eût touché toute autre femme. Elle l’amena par son infernalecoquetterie à un si grand désespoir qu’il vint un jour se jeterdans les bras de Camille en lui demandant conseil. Béatrix, arméede la lettre de Calyste, en avait extrait le passage où il disaitqu’aimer était le premier bonheur, qu’être aimé venait après, et seservait de cet axiome pour restreindre sa passion à cette idolâtrierespectueuse qui lui plaisait. Elle aimait tant à se laissercaresser l’âme par ces doux concerts de louanges et d’adorationsque la nature suggère aux jeunes gens&|160;; il y a tant d’art sansrecherche, tant de séductions innocentes dans leurs cris, dansleurs prières, dans leurs exclamations, dans leurs appels àeux-mêmes, dans les hypothèques qu’ils offrent sur l’avenir, queBéatrix se gardait bien de répondre. Elle l’avait dit, elledoutait&|160;! Il ne s’agissait pas encore du bonheur, mais de lapermission d’aimer que demandait toujours cet enfant, quis’obstinait à vouloir prendre la place du côté le plus fort, lecôté moral. La femme la plus forte en paroles est souventtrès-faible en action. Après avoir vu le progrès qu’il avait faiten poussant Béatrix à la mer, il est étrange que Calyste necontinuât pas à demander son bonheur aux violences&|160;; maisl’amour chez les jeunes gens est tellement extatique et religieuxqu’il veut tout obtenir de la conviction morale&|160;; et de làvient sa sublimité.

Néanmoins un jour le Breton, poussé à bout par le désir, seplaignit vivement à Camille de la conduite de Béatrix.

– J’ai voulu te guérir en te la faisant promptement connaîtrerépondit mademoiselle des Touches, et tu as tout brisé dans tonimpatience. Il y a dix jours tu étais son maître&|160;; aujourd’huitu es l’esclave, mon pauvre garçon. Ainsi tu n’auras jamais laforce d’exécuter mes ordres.

– Que faut-il faire&|160;?

– Lui chercher querelle à propos de sa rigueur. Une femme esttoujours emportée par le discours, fais qu’elle te maltraite, et nereviens plus aux Touches qu’elle ne t’y rappelle.

Il est un moment, dans toutes les maladies violentes, où lepatient accepte les plus cruels remèdes et se soumet aux opérationsles plus horribles. Calyste en était arrivé là. Il écouta leconseil de Camille, il resta deux jours au logis&|160;; mais, letroisième, il grattait à la porte de Béatrix en l’avertissant queCamille et lui l’attendaient pour déjeuner.

– Encore un moyen de perdu, lui dit Camille en le voyant silâchement arrivé.

Béatrix s’était souvent arrêtée pendant ces deux jours à lafenêtre d’où se voyait le chemin de Guérande. Quand Camille l’ysurprenait, elle se disait occupée de l’effet produit par lesajoncs du chemin, dont les fleurs d’or étaient illuminées par lesoleil de septembre. Camille eut ainsi le secret de Béatrix, etn’avait plus qu’un mot à dire pour que Calyste fût heureux, maiselle ne le disait pas : elle était encore trop femme pour lepousser à cette action dont s’effraient les jeunes cœurs quisemblent avoir la conscience de tout ce que va perdre leur idéal.Béatrix fit attendre assez long-temps Camille et Calyste. Avec toutautre que lui, ce retard eût été significatif, car la toilette dela marquise accusait le désir de fasciner Calyste et d’empêcher unenouvelle absence. Après le déjeuner, elle alla se promener dans lejardin, et ravit de joie cet enfant qu’elle ravissait d’amour enlui exprimant le désir de revoir avec lui cette roche où elle avaitfailli périr.

– Allons-y seuls, demanda Calyste d’une voix troublée.

– En refusant, répondit-elle, je vous donnerais à penser quevous êtes dangereux. Hélas&|160;! je vous l’ai dit mille fois, jesuis à un autre et ne puis être qu’à lui&|160;; je l’ai choisi sansrien connaître à l’amour. La faute est double, double est lapunition.

Quand elle parlait ainsi, les yeux à demi mouillés par le peu delarmes que ces sortes de femmes répandent, Calyste éprouvait unecompassion qui adoucissait son ardente fureur&|160;; il l’adoraitalors comme une madone. Il ne faut pas plus demander aux différentscaractères de se ressembler dans l’expression des sentiments qu’ilne faut exiger les mêmes fruits d’arbres différents. Béatrix étaiten ce moment violemment combattue : elle hésitait entre elle-mêmeet Calyste, entre le monde où elle espérait rentrer un jour, et lebonheur complet&|160;; entre se perdre à jamais par une secondepassion impardonnable, et le pardon social. Elle commençait àécouter, sans aucune fâcherie même jouée, les discours d’un amouraveugle&|160;; elle se laissait caresser par les douces mains de laPitié. Déjà plusieurs fois elle avait été émue aux larmes enécoutant Calyste lui promettant de l’amour pour tout ce qu’elleperdrait aux yeux du monde, et la plaignant d’être attachée à unaussi mauvais génie, à un homme aussi faux que Conti. Plus d’unefois elle n’avait pas fermé la bouche à Calyste quand elle luicontait les misères et les souffrances qui l’avaient accablée enItalie en ne se voyant pas seule dans le cœur de Conti. Camilleavait, à ce sujet, fait plus d’une leçon à Calyste, et Calyste enprofitait.

– Moi, lui disait-il, je vous aimerai absolument&|160;; vous netrouverez pas chez moi les triomphes de l’art, les jouissances quedonne une foule émue par les merveilles du talent&|160;; mon seultalent sera de vous aimer, mes seules jouissances seront lesvôtres, l’admiration d’aucune femme ne me paraîtra mériter derécompense&|160;; vous n’aurez pas à redouter d’odieusesrivalités&|160;; vous êtes méconnue, et là où on vous accepte, moije voudrais me faire accepter tous les jours.

Elle écoutait ces paroles la tête baissée, en lui laissantbaiser ses mains, en avouant silencieusement mais de bonne grâcequ’elle était peut-être un ange méconnu.

– Je suis trop humiliée, répondait-elle, mon passé dépouillel’avenir de toute sécurité.

Ce fut une belle matinée pour Calyste que celle où, en venantaux Touches à sept heures du matin, il aperçut entre deux ajoncs, àune fenêtre, Béatrix coiffée du même chapeau de paille qu’elleportait le jour de leur excursion. Il eut comme un éblouissement.Ces petites choses de la passion agrandissent le monde. Peut-êtren’y a-t-il que les Françaises qui possèdent les secrets de cescoups de théâtre&|160;; elles les doivent aux grâces de leuresprit, elles savent en mettre dans le sentiment autant qu’il peuten accepter sans perdre de sa force. Ah&|160;! combien elle pesaitpeu sur le bras de Calyste. Tous deux, ils sortirent par la portedu jardin qui donne sur les dunes. Béatrix trouva les sablesjolis&|160;; elle aperçut alors ces petites plantes dures à fleursroses qui y croissent, elle en cueillit plusieurs auxquelles ellejoignit l’oeillet des Chartreux qui se trouve également dans cessables arides et les partagea d’une façon significative avecCalyste, pour qui ces fleurs et ce feuillage devaient être uneéternelle, une sinistre image.

– Nous y joindrons du buis, dit-elle en souriant. Elle restaquelque temps sur la jetée où Calyste, en attendant la barque, luiraconta son enfantillage le jour de son arrivée. – Votre escapade,que j’ai sue, fut la cause de ma sévérité le premier jour,dit-elle.

Pendant cette promenade, madame de Rochegude eut ce tonlégèrement plaisant de la femme qui aime, comme elle en eut latendresse et le laissez-aller Calyste pouvait se croire aimé. Maisquand, en allant le long des rochers sur le sable, ils descendirentdans une de ces charmantes criques où les vagues ont apporté lesplus extraordinaires mosaïques, composé des marbres les plusétranges, et qu’ils y eurent joué comme des enfants en cherchantles plus beaux échantillons&|160;; quand Calyste, au comble del’ivresse, lui proposa nettement de s’enfuir en Irlande, ellereprit un air digne, mystérieux, lui demanda son bras, et ilscontinuèrent leur chemin vers la roche qu’elle avait surnommée saroche Tarpéienne.

– Mon ami, lui dit-elle en gravissant à pas lents ce magnifiquebloc de granit dont elle devait se faire un piédestal, je n’ai pasle courage de vous cacher tout ce que vous êtes pour moi. Depuisdix ans je n’ai pas eu de bonheur comparable à celui que nousvenons de goûter en faisant la chasse aux coquillages dans cesroches à fleur d’eau, en échangeant ces cailloux avec lesquels jeme ferai faire un collier qui sera plus précieux pour moi que s’ilétait composé des plus beaux diamants. Je viens d’être petitefille, enfant, telle que j’étais à quatorze ou seize ans, et alorsdigne de vous. L’amour que j’ai eu le bonheur de vous inspirer m’arelevée à mes propres yeux. Entendez ce mot dans toute sa magie.Vous avez fait de moi la femme la plus orgueilleuse, la plusheureuse de son sexe, et vous vivrez peut-être plus long-temps dansmon souvenir que moi dans le vôtre.

En ce moment, elle était arrivée au faîte du rocher, d’où sevoyait l’immense Océan d’un côté, la Bretagne de l’autre avec sesîles d’or, ses tours féodales et ses bouquets d’ajoncs. Jamais unefemme ne fut sur un plus beau théâtre pour faire un si grandaveu.

– Mais, dit-elle, je ne m’appartiens pas, je suis plus liée parma volonté que je ne l’étais par la loi. Soyez donc puni de monmalheur, et contentez-vous de savoir que nous en souffrironsensemble. Dante n’a jamais revu Béatrix, Pétrarque n’a jamaispossédé sa Laure. Ces désastres n’atteignent que de grandes âmes.Ah&|160;! si je suis abandonnée, si je tombe de mille degrés deplus dans la honte et dans l’infamie, si ta Béatrix est cruellementméconnue par le monde qui lui sera horrible, si elle est ladernière des femmes&|160;!… alors, enfant adoré, dit-elle en luiprenant la main, tu sauras qu’elle est la première de toutes,qu’elle pourra s’élever jusqu’aux cieux appuyée sur toi&|160;; maisalors, ami, dit-elle en lui jetant un regard sublime, quand tuvoudras la précipiter, ne manque pas ton coup : après ton amour, lamort&|160;!

Calyste tenait Béatrix par la taille, il la serra sur son cœur.Pour confirmer ses douces paroles, madame de Rochegude déposa surle front de Calyste le plus chaste et le plus timide de tous lesbaisers. Puis ils redescendirent et revinrent lentement, causantcomme des gens qui se sont parfaitement entendus et compris, ellecroyant avoir la paix, lui ne doutant plus de son bonheur, et setrompant l’un et l’autre. Calyste, d’après les observations deCamille, espérait que Conti serait enchanté de cette occasion dequitter Béatrix. La marquise, elle, s’abandonnait au vague de saposition, attendant un hasard. Calyste était trop ingénu, tropaimant pour inventer le hasard. Ils arrivèrent tous deux dans lasituation d’âme la plus délicieuse, et rentrèrent aux Touches parla porte du jardin, Calyste en avait pris la clef. Il était environsix heures du soir. Les enivrantes senteurs, la tiède atmosphère,les couleurs jaunâtres des rayons du soir, tout s’accordait avecleurs dispositions et leurs discours attendris. Leur pas était égalet harmonieux comme est la démarche des amants, leur mouvementaccusait l’union de leur pensée. Il régnait aux Touches un si grandsilence que le bruit de la porte en s’ouvrant et se fermant yretentit et dut se faire entendre dans tout le jardin. CommeCalyste et Béatrix s’étaient tout dit et que leur promenade pleined’émotions les avait lassés, ils venaient doucement et sans riendire. Tout à coup, au tournant d’une allée, Béatrix éprouva le plushorrible saisissement, cet effroi communicatif que cause la vued’un reptile et qui glaça Calyste avant qu’il n’en vit la cause.Sur un banc, sous un frêne à rameaux pleureurs, Conti causait avecCamille Maupin. Le tremblement intérieur et convulsif de lamarquise fut plus franc qu’elle ne le voulait&|160;; Calyste appritalors combien il était cher à cette femme qui venait d’élever unebarrière entre elle et lui, sans doute pour se ménager encorequelques jours de coquetterie avant de la franchir. En un moment,un drame tragique se déroula dans toute son étendue au fond descœurs.

– Vous ne m’attendiez peut-être pas sitôt, dit l’artiste àBéatrix en lui offrant le bras.

La marquise ne put s’empêcher de quitter le bras de Calyste etde prendre celui de Conti. Cette ignoble transition impérieusementcommandée et qui déshonorait le nouvel amour, accabla Calyste quis’alla jeter sur le banc à côté de Camille après avoir échangé leplus froid salut avec son rival. Il éprouvait une foule desensations contraires : en apprenant combien il était aimé deBéatrix, il avait voulu par un mouvement se jeter sur l’artiste enlui disant que Béatrix était à lui&|160;; mais la convulsionintérieure de cette pauvre femme en trahissant tout ce qu’ellesouffrait, car elle avait payé là le prix de toutes ses fautes enun moment, l’avait si profondément ému qu’il en était restéstupide, frappé comme elle par une implacable nécessité, Ces deuxmouvements contraires produisirent en lui le plus violent desorages auxquels il eût été soumis depuis qu’il aimait Béatrix.Madame de Rochegude et Conti passaient devant le banc où gisaitCalyste auprès de Camille, la marquise regardait sa rivale et luijetait un de ces regards terribles par lesquels les femmes saventtout dire, elle évitait les yeux de Calyste et paraissait écouterConti qui semblait badiner.

– Que peuvent-ils se dire&|160;? demanda Calyste à Camille.

– Cher enfant&|160;! tu ne connais pas encore les épouvantablesdroits que laisse à un homme sur une femme un amour éteint. Béatrixn’a pas pu lui refuser sa main. Il la raille sans doute sur sesamours, il a dû les deviner à votre attitude et à la manière dontvous vous êtes présentés à ses regards.

– Il la raille&|160;?… dit l’impétueux jeune homme.

– Calme-toi, dit Camille, ou tu perdrais les chances favorablesqui te restent. S’il froisse un peu trop l’amour-propre de Béatrix,elle le foulera comme un ver à ses pieds. Mais il est astucieux, ilsaura s’y prendre avec esprit. Il ne supposera pas que la fièremadame de Rochegude ait pu le trahir. Il y aurait trop dedépravation à aimer un homme à cause de sa beauté&|160;! Il tepeindra sans doute à elle-même comme un enfant saisi par la vanitéd’avoir une marquise, et de se rendre l’arbitre des destinées dedeux femmes. Enfin, il fera tonner l’artillerie piquante dessuppositions les plus injurieuses. Béatrix alors sera forcéed’opposer de menteuses dénégations dont il va profiter pour resterle maître.

– Ah&|160;! dit Calyste, il ne l’aime pas. Moi, je la laisseraislibre : l’amour comporte un choix fait à tout moment, confirmé dejour en jour. Le lendemain approuve la veille et grossit le trésorde nos plaisirs. Quelques jours plus tard, il ne nous trouvaitplus. Qui donc l’a ramené&|160;?

– Une plaisanterie de journaliste, dit Camille. L’opéra sur lesuccès duquel il comptait est tombé, mais à plat. Ce mot :  » Il estdur de perdre à la fois sa réputation et sa maîtresse&|160;!  » ditau foyer par Claude Vignon, peut-être, l’a sans doute atteint danstoutes ses vanités. L’amour basé sur des sentiments petits estimpitoyable. Je l’ai questionné, mais qui peut connaître une naturesi fausse et si trompeuse&|160;? Il a paru fatigué de sa misère etde son amour, dégoûté de la vie. Il a regretté d’être lié sipubliquement avec la marquise, et m’a fait, en me parlant de sonancien bonheur, un poème de mélancolie un peu trop spirituel pourêtre vrai. Sans doute il espérait me surprendre le secret de votreamour au milieu de la joie que ses flatteries me causeraient.

– Hé&|160;! bien&|160;? dit Calyste en regardant Béatrix etConti qui venaient, et n’écoutant déjà plus.

Camille, par prudence, s’était tenue sur la défensive, ellen’avait trahi ni le secret de Calyste ni celui de Béatrix.L’artiste était homme à jouer tout le monde, et mademoiselle desTouches engagea Calyste à se défier de lui.

– Cher enfant, lui dit-elle, voici pour toi le moment le pluscritique&|160;; il faut une prudence, une habileté qui te manquent,et tu vas te laisser jouer par l’homme le plus rusé du monde, carmaintenant je ne puis rien pour toi.

La cloche annonça le dîner. Conti vint offrir son bras àCamille, Béatrix prit celui de Calyste. Camille laissa passer lamarquise la première, qui put regarder Calyste et lui recommanderune discrétion absolue en mettant un doigt sur ses lèvres. Contifut d’une excessive gaieté pendant le dîner. Peut-être était-ce unemanière de sonder madame de Rochegude, qui joua mal son rôle.Coquette, elle eût pu tromper Conti&|160;; mais aimante, elle futdevinée. Le rusé musicien, loin de la gêner, ne parut pass’apercevoir de son embarras. Il mit au dessert la conversation surles femmes, et vanta la noblesse de leurs sentiments. Telle femmeprès de nous abandonner dans la prospérité nous sacrifie tout dansle malheur, disait-il. Les femmes ont sur les hommes l’avantage dela constance&|160;; il faut les avoir bien blessées pour lesdétacher d’un premier amant, elles y tiennent comme à leurhonneur&|160;; un second amour est honteux, etc. Il fut d’unemoralité parfaite, il encensait l’autel où saignait un cœur percéde mille coups. Camille et Béatrix comprenaient seules l’âpreté desépigrammes acérées qu’il décochait d’éloge en éloge. Par momentstoutes deux rougissaient, mais elles étaient forcées de secontenir&|160;; elles se donnèrent le bras pour remonter chezCamille, et passèrent, d’un commun accord, par le grand salon où iln’y avait pas de lumière et où elles pouvaient être seules unmoment.

– Il m’est impossible de me laisser marcher sur le corps parConti, de lui donner raison sur moi, dit Béatrix à voix basse. Leforçat est toujours sous la domination de son compagnon de chaîne.Je suis perdue, il faudra retourner au bagne de l’amour. Et c’estvous qui m’y avez rejetée&|160;! Ah&|160;! vous l’avez fait venirun jour trop tard ou un jour trop tôt. Je reconnais là votreinfernal talent d’auteur : la vengeance est complète, et ledénoûment parfait.

– J’ai pu vous dire que j’écrirais à Conti, mais lefaire&|160;?… j’en suis incapable&|160;! s’écria Camille. Tusouffres, je te pardonne.

– Que deviendra Calyste&|160;? dit la marquise avec uneadmirable naïveté d’amour-propre.

– Conti vous emmène donc&|160;? demanda Camille.

– Ah&|160;! vous croyez triompher&|160;? s’écria Béatrix.

Ce fut avec rage et sa belle figure décomposée que la marquisedit ces affreuses paroles à Camille qui essaya de cacher sonbonheur par une fausse expression de tristesse&|160;; mais l’éclatde ses yeux démentait la contraction de son masque, et Béatrix seconnaissait en grimaces&|160;! Aussi quand elles se virent auxlumières en s’asseyant sur ce divan où, depuis trois semaines, ils’était joué tant de comédies, et où la tragédie intime de tant depassions contrariées avait commencé, ces deux femmess’observèrent-elles pour la dernière fois : elles se virent alorsséparées par une haine profonde.

– Calyste te reste, dit Béatrix en voyant les yeux de sonamie&|160;; mais je suis établie dans son cœur, et nulle femme nem’en chassera.

Camille répondit avec un imitable accent d’ironie, et quiatteignit la marquise au cœur par les célèbres paroles de la niècede Mazarin à Louis XIV : – Tu règnes, tu l’aimes, et tupars&|160;!

Ni l’une ni l’autre, durant cette scène, qui fut très-vive, nes’apercevait de l’absence de Calyste et de Conti. L’artiste étaitresté à table avec son rival en le sommant de lui tenir compagnieet d’achever une bouteille de vin de Champagne.

– Nous avons à causer, dit l’artiste pour prévenir tout refus dela part de Calyste.

Dans leur situation respective, le jeune Breton fut forcéd’obéir à cette sommation.

– Mon cher, dit le musicien d’une voix câline au moment où lepauvre enfant eut bu deux verres de vin, nous sommes deux bonsgarçons, nous pouvons parler à cœur ouvert. Je ne suis pas venu pardéfiance. Béatrix m’aime, dit-il en faisant un geste plein defatuité. Moi, je ne l’aime plus&|160;; je n’accours pas pourl’emmener, mais pour rompre avec elle et lui laisser les honneursde cette rupture. Vous êtes jeune, vous ne savez pas combien il estutile de paraître victime quand on se sent le bourreau. Les jeunesgens jettent feu et flamme, ils quittent une femme avec éclat, ilsla méprisent souvent et s’en font haïr&|160;; mais les hommes sagesse font renvoyer et prennent un petit air humilié qui laisse auxfemmes et des regrets et le doux sentiment de leur supériorité. Ladéfaveur de la divinité n’est pas irréparable, tandis qu’uneabjuration est sans remède. Vous ne savez pas encore, heureusementpour vous, combien nous sommes gênés dans notre existence par lespromesses insensées que les femmes ont la sottise d’accepter quandla galanterie nous oblige à en tresser les nœuds coulants pouroccuper l’oisiveté du bonheur. On se jure alors d’êtreéternellement l’un à l’autre. Si l’on a quelque aventure avec unefemme, on ne manque pas de lui dire poliment qu’on voudrait passersa vie avec elle, on a l’air d’attendre la mort d’un maritrès-impatiemment, en désirant qu’il jouisse de la plus parfaitesanté. Que le mari meure, il y a des provinciales ou des entêtéesassez niaises ou assez goguenardes pour accourir en vous disant :Me voici, je suis libre&|160;! Personne de nous n’est libre. Ceboulet mort se réveille et tombe au milieu du plus beau de nostriomphes ou de nos bonheurs les mieux préparés. J’ai vu que vousaimeriez Béatrix, je la laissais d’ailleurs dans une situation où,sans rien perdre de sa majesté sacrée, elle devait coqueter avecvous, ne fût-ce que pour taquiner cet ange de Camille Maupin.Eh&|160;! bien, mon très-cher, aimez-la, vous me rendrez service,je la voudrais atroce pour moi. J’ai peur de son orgueil et de savertu. Peut-être, malgré ma bonne volonté, nous faudra-t-il dutemps pour opérer ce chassez-croisez. Dans ces sortes d’occasions,c’est à qui ne commencera pas. Là, tout à l’heure, en tournantautour du gazon, j’ai voulu lui dire que je savais tout et laféliciter sur son bonheur. Ah&|160;! bien, elle s’est fâchée. Jesuis en ce moment amoureux fou de la plus belle, de la plus jeunede nos cantatrices, de mademoiselle Falcon de l’opéra, et je veuxl’épouser&|160;! Oui, j’en suis là&|160;; mais aussi, quand vousviendrez à Paris, verrez-vous que j’ai changé la marquise pour unereine&|160;!

Le bonheur répandait son auréole sur le visage du candideCalyste, qui avoua son amour, et c’était tout ce que Conti voulaitsavoir. Il n’est pas d’homme au monde, quelque blasé, quelquedépravé qu’il puisse être, dont l’amour ne se rallume au moment oùil le voit menacé par un rival. On veut bien quitter une femme,mais on ne veut pas être quitté par elle. Quand les amants enarrivent à cette extrémité, femmes et hommes s’efforcent deconserver la priorité, tant la blessure faite à l’amour-propre estprofonde. Peut-être s’agit-il de tout ce qu’a créé la société dansce sentiment qui tient bien moins à l’amour-propre qu’à la vieelle-même attaquée alors dans son avenir : il semble que l’on vaperdre le capital et non la rente. Questionné par l’artiste,Calyste raconta tout ce qui s’était passé pendant ces troissemaines aux Touches, et fut enchanté de Conti, qui dissimulait sarage sous une charmante bonhomie.

– Remontons, dit-il. Les femmes sont défiantes, elles nes’expliqueraient pas comment nous restons ensemble sans nousprendre aux cheveux, elles pourraient venir nous écouter. Je vousservirai sur les deux toits mon cher enfant. Je vais êtreinsupportable, grossier, jaloux avec la marquise, je lasoupçonnerai perpétuellement de me trahir, il n’y a rien de mieuxpour déterminer une femme à la trahison&|160;; vous serez heureuxet je serai libre. Jouez ce soir le rôle d’un amoureux contrarié,moi je ferai l’homme soupçonneux et jaloux. Plaignez cet anged’appartenir à un homme sans délicatesse, pleurez&|160;! Vouspouvez pleurer, vous êtes jeune. Hélas&|160;! moi, je ne puis pluspleurer, c’est un grand avantage de moins.

Calyste et Conti remontèrent. Le musicien, sollicité par sonjeune rival de chanter un morceau, chanta le plus grandchef-d’œuvre musical qui existe pour les exécutants, le fameux Priache spunti t’aurora , que Rubini lui-même n’entame jamais sanstrembler, et qui fut souvent le triomphe de Conti. Jamais il ne futplus extraordinaire qu’en ce moment où tant de sentimentsbouillonnaient dans sa poitrine. Calyste était en extase. Aupremier mot de cette cavatine, l’artiste lança sur la marquise unregard qui donnait aux paroles une signification cruelle et qui futentendue. Camille, qui accompagnait, devina ce commandement qui fitbaisser la tête à Béatrix&|160;; elle regarda Calyste et pensa quel’enfant était tombé dans quelque piége malgré ses avis. Elle eneut la certitude quand l’heureux Breton vint dire adieu à Béatrixen lui baisant la main et en la lui serrant avec un petit airconfiant et rusé. Quand Calyste atteignit Guérande, la femme dechambre et les gens chargeaient la voiture de voyage de Conti, qui,dès l’aurore, comme il l’avait dit, emmenait jusqu’à la posteBéatrix avec les chevaux de Camille. Les ténèbres permirent àmadame de Rochegude de regarder Guérande, dont les tours, blanchiespar le jour, brillaient au milieu du crépuscule, et de se livrer àsa profonde tristesse : elle laissait là l’une des plus bellesfleurs de la vie, un amour comme le rêvent les plus pures jeunesfilles. Le respect humain brisait le seul amour véritable que cettefemme pouvait et devait concevoir dans toute sa vie. La femme dumonde obéissait aux lois du monde, elle immolait l’amour auxconvenances, comme certaines femmes l’immolent à la Religion ou auDevoir. Souvent l’orgueil s’élève jusqu’à la Vertu. Vue ainsi,cette horrible histoire est celle de bien des femmes. Le lendemain,Calyste vint aux Touches vers midi. Quand il arriva dans l’endroitdu chemin d’où la veille il avait aperçu Béatrix à la fenêtre, il ydistingua Camille qui accourut à sa rencontre. Elle lui dit au basde l’escalier ce mot cruel : Partie&|160;!

– Béatrix&|160;? répondit Calyste foudroyé.

– Vous avez été la dupe de Conti, vous ne m’avez rien dit, jen’ai pu rien faire.

Elle emmena le pauvre enfant dans son petit salon&|160;; il sejeta sur le divan à la place où il avait si souvent vu la marquise,et y fondit en larmes. Félicité ne lui dit rien, elle fuma sonhouka, sachant qu’il n’y a rien à opposer aux premiers accès de cesdouleurs, toujours sourdes et muettes. Calyste, ne sachant prendreaucun parti, resta pendant toute la journée dans un engourdissementprofond. Un instant avant le dîner, Camille essaya de lui direquelques paroles après l’avoir prié de l’écouter.

– Mon ami, tu m’as causé de plus violentes souffrances, et jen’avais pas comme toi pour me guérir une belle vie devant moi. Pourmoi, la terre n’a plus de printemps, l’âme n’a plus d’amour. Aussi,pour trouver des consolations, dois-je aller plus haut. Ici, laveille du jour où vint Béatrix, je t’ai fait son portrait&|160;; jen’ai pas voulu te la flétrir, tu m’aurais crue jalouse. Ecouteaujourd’hui la vérité. Madame de Rochegude n’est rien moins quedigne de toi. L’éclat de sa chute n’était pas nécessaire, ellen’eût rien été sans ce tapage, elle l’a fait froidement pour sedonner un rôle, elle est de ces femmes qui préfèrent l’éclat d’unefaute à la tranquillité du bonheur, elles insultent la société pouren obtenir la fatale aumône d’une médisance, elles veulent faireparler d’elles à tout prix. Elle était rongée de vanité. Safortune, son esprit n’avaient pu lui donner la royauté fémininequ’elle cherchait à conquérir en trônant dans un salon&|160;; ellea cru pouvoir obtenir la célébrité de la duchesse de Langeais et dela vicomtesse de Beauséant&|160;; mais le monde est juste, iln’accorde les honneurs de son intérêt qu’aux sentiments vrais.Béatrix jouant la comédie est jugée comme une actrice de secondordre. Sa fuite n’était autorisée par aucune contrariété. L’épée deDamoclès ne brillait pas au milieu de ses fêtes, et d’ailleurs ilest très-facile à Paris d’être heureuse à l’écart quand ou aimebien et sincèrement. Enfin, aimante et tendre, elle n’eût pas cettenuit suivi Conti.

Camille parla long-temps et très-éloquemment, mais ce derniereffort fut inutile, elle se tut à un geste par lequel Calysteexprima son entière croyance en Béatrix&|160;; elle le força dedescendre et d’assister à son dîner, car il lui fut impossible demanger. Il n’y a que pendant l’extrême jeunesse que cescontractions ont lieu. Plus tard, les organes ont pris leurshabitudes et se sont comme endurcis. La réaction du moral sur lephysique n’est assez forte pour déterminer une maladie mortelle quesi le système a conservé sa primitive délicatesse. Un homme résisteà un chagrin violent qui tue un jeune homme, moins par la faiblessede l’affection que par la force des organes. Aussi mademoiselle desTouches fut-elle tout d’abord effrayée de l’attitude calme etrésignée que prit Calyste après sa première effusion de larmes.Avant de la quitter, il voulut revoir la chambre de Béatrix et allase plonger la tête sur l’oreiller où la sienne avait reposé.

– Je fais des folies, dit-il en donnant une poignée de main àCamille et la quittant avec une profonde mélancolie.

Il revint chez lui, trouva la compagnie ordinaire occupée àfaire la mouche, et resta pendant toute la soirée auprès de samère. Le curé, le chevalier du Halga, mademoiselle de Pen-Hoëlsavaient le départ de madame de Rochegude, et tous ils en étaientheureux, Calyste allait leur revenir&|160;; aussi tousl’observaient-ils presque sournoisement en le voyant un peutaciturne. Personne, dans ce vieux manoir, ne pouvait imaginer lafin de ce premier amour dans un cœur aussi naïf, aussi vrai quecelui de Calyste.

Pendant quelques jours, Calyste alla régulièrement auxTouches&|160;; il tournait autour du gazon où il s’étaitquelquefois promené donnant le bras à Béatrix. Souvent il poussaitjusqu’au Croisic, et gagnait la roche d’où il avait essayé de laprécipiter dans la mer : il restait quelques heures couché sur lebuis, car, en étudiant les points d’appui qui se trouvaient à cettecassure, il s’était appris à y descendre et à remonter. Ses coursessolitaires, son silence et sa sobriété finirent par inquiéter samère. Après une quinzaine de jours pendant lesquels dura ce manégeassez semblable à celui d’un animal dans une cage, la cage de cetamoureux au désespoir était, selon l’expression de La Fontaine, leslieux honorés par les pas, éclairés par les yeux de Béatrix,Calyste cessa de passer le petit bras de mer&|160;; il ne se sentitplus que la force de se traîner jusqu’au chemin de Guérande àl’endroit d’où il avait aperçu Béatrix à la croisée. La famille,heureuse du départ des Parisiens, pour employer le mot de laprovince, n’apercevait rien de funeste ni de maladif chez CalysteLes deux vieilles filles et le curé, poursuivant leur plan, avaientretenu Charlotte de Kergarouët, qui, le soir, faisait ses agaceriesà Calyste, et n’obtenait de lui que des conseils pour jouer à lamouche. Pendant toute la soirée, Calyste restait entre sa mère etsa fiancée bretonne, observé par le curé, par la tante de Charlottequi devisaient sur son plus ou moins d’abattement en retournantchez eux. Ils prenaient l’indifférence de ce malheureux enfant pourune soumission à leurs projets. Par une soirée où Calyste fatigués’était couché de bonne heure, chacun laissa ses cartes sur latable, et tous se regardèrent au moment où le jeune homme ferma laporte de sa chambre. On avait écouté le bruit de ses pas avecanxiété.

– Calyste a quelque chose, dit la baronne en s’essuyant lesyeux.

– Il n’a rien, répondit mademoiselle de Pen-Hoël, il faut lemarier promptement.

– Vous croyez que cela le divertira&|160;? dit le chevalier.

Charlotte regarda sévèrement monsieur du Halga, qu’elle trouvale soir de très-mauvais ton, immoral, dépravé, sans religion, etridicule avec sa chienne, malgré les observations de sa tante quidéfendit le vieux marin.

– Demain matin, je chapitrerai Calyste, dit le baron que l’oncroyait endormi&|160;; je ne voudrais pas m’en aller de ce mondesans avoir vu mon petit-fils, un du Guénic blanc et rose, coifféd’un béguin breton dans son berceau.

– Il ne dit pas un mot, dit la vieille Zéphirine, on ne sait cequ’il a&|160;; jamais il n’a moins mangé&|160;; de quoivit-il&|160;? s’il se nourrit aux Touches, la cuisine du diable nelui profite guère.

Il est amoureux, dit le chevalier en risquant cette opinion avecune excessive timidité.

– Allons&|160;! vieux roquentin, vous n’avez pas mis au panier,dit mademoiselle de Pen-Hoël. Quand vous pensez à votre jeunetemps, vous oubliez tout.

– Venez déjeuner avec nous demain matin, dit la vieilleZéphirine à Charlotte et à Jacqueline, mon frère raisonnera sonfils, et nous conviendrons de tout. Un clou chasse l’autre.

– Pas chez les Bretons, dit le chevalier.

Le lendemain Calyste vit venir Charlotte, mise dès le matin avecune recherche extraordinaire, au moment où le baron achevait dansla salle à manger un discours matrimonial auquel il ne savait querépondre : il connaissait l’ignorance de sa tante, de son père, desa mère et de leurs amis&|160;; il récoltait les fruits de l’arbrede science, il se trouvait dans l’isolement et ne parlait plus lalangue domestique. Aussi demanda-t-il seulement quelques jours àson père, qui se frotta les mains de joie et rendit la vie à labaronne en lui disant à l’oreille la bonne nouvelle. Le déjeunerfut gai. Charlotte, à qui le baron avait fait un signe, futsémillante. Dans toute la ville filtra par Gasselin la nouvelled’un accord entre les du Guénic et les Kergarouët. Après ledéjeuner, Calyste sortit par le perron de la grande salle et alladans le jardin, où le suivit Charlotte&|160;; il lui donna le braset l’emmena sous la tonnelle au fond. Les grands-parents étaient àla fenêtre et les regardaient avec une espèce d’attendrissement.Charlotte se retourna vers la jolie façade, assez inquiète dusilence de son promis, et profita de cette circonstance pourentamer la conversation en disant à Calyste : – Ils nousexaminent&|160;!

– Ils ne nous entendent pas, répondit-il.

– Oui, mais ils nous voient.

– Asseyons-nous, Charlotte&|160;? répliqua doucement Calyste enla prenant par la main.

– Est-il vrai qu’autrefois votre bannière flottait sur cettecolonne tordue&|160;? demanda Charlotte en contemplant la maisoncomme sienne. Elle y ferait bien&|160;! Comme on serait heureuxlà&|160;! Vous changerez quelque chose à l’intérieur de votremaison, n’est-ce pas, Calyste&|160;?

– Je n’en aurai pas le temps, ma chère Charlotte, dit le jeunehomme en lui prenant les mains et les lui baisant. Je vais vousconfier mon secret. J’aime trop une personne que vous avez vue etqui m’aime pour pouvoir faire le bonheur d’une autre femme, et jesais que, depuis notre enfance, on nous avait destinés l’un àl’autre.

– Mais elle est mariée, Calyste, dit Charlotte.

– J’attendrai, répondit le jeune homme.

– Et moi aussi, dit Charlotte les yeux pleins de larmes. Vous nesauriez aimer long-temps cette femme qui, dit-on, a suivi unchanteur…

– Mariez-vous, ma chère Charlotte, reprit Calyste. Avec lafortune que vous destine votre tante et qui est énorme en Bretagne,vous pourrez choisir mieux que moi… Vous trouverez un homme titré.Je ne vous ai pas prise à part pour vous apprendre ce que voussavez, mais pour vous conjurer, au nom de notre amitié d’enfance,de prendre sur vous la rupture et de me refuser. Dites que vous nevoulez point d’un homme dont le cœur n’est pas libre, et ma passionaura servi du moins à ne vous faire aucun tort. Vous ne savez pascombien la vie me pèse&|160;! Je ne puis supporter aucune lutte, jesuis affaibli comme un homme quitté par son âme, par le principemême de sa vie. Sans le chagrin que ma mort causerait à ma mère età ma tante, je me serais déjà jeté à la mer, et je ne suis plusretourné dans les roches du Croisic depuis le jour où la tentationdevenait irrésistible. Ne parlez pas de ceci. Adieu, Charlotte.

Il prit la jeune fille par le front, l’embrassa sur les cheveux,sortit par l’allée qui aboutissait au pignon, et se sauva chezCamille où il resta jusqu’au milieu de la nuit. En revenant à uneheure du matin, il trouva sa mère occupée à sa tapisserie etl’attendant. Il entra doucement, lui serra la main et lui dit : -Charlotte est-elle partie&|160;?

– Elle part demain avec sa tante, au désespoir toutes deux.Viens en Irlande, mon Calyste, dit-elle.

– Combien de fois ai-je pensé à m’y enfuir&|160;! dit-il.

– Ah&|160;! s’écria la baronne.

– Avec Béatrix, ajouta-t-il.

Quelques jours après le départ de Charlotte, Calysteaccompagnait le chevalier du Halga pendant sa promenade au mail, ils’y asseyait au soleil sur un banc d’où ses yeux embrassaient lepaysage depuis les girouettes des Touches jusqu’aux rescifs que luiindiquaient ces lames écumeuses qui se jouent au-dessus des écueilsà la marée. En ce moment Calyste était maigre et pâle, ses forcesdiminuaient, il commençait à ressentir quelques petits frissonsréguliers qui dénotaient la fièvre. Ses yeux cernés avaient cetéclat que communique une pensée fixe aux solitaires, ou l’ardeur ducombat aux hardis lutteurs de notre civilisation actuelle. Lechevalier était la seule personne avec laquelle il échangeâtquelques idées : il avait deviné dans ce vieillard un apôtre de sareligion, et reconnu chez lui les vestiges d’un éternel amour.

– Avez-vous aimé plusieurs femmes dans votre vie&|160;? luidemanda-t-il la seconde fois qu’ils firent, selon l’expression dumarin, voile de conserve au mail.

– Une seule, répondit le capitaine du Halga.

– Etait-elle libre&|160;?

– Non, fit le chevalier. Ah&|160;! j’ai bien souffert, car elleétait la femme de mon meilleur ami, de mon protecteur, de mon chef: mais nous nous aimions tant&|160;!

– Elle vous aimait&|160;? dit Calyste.

– Passionnément, répondit le chevalier avec une vivacité qui nelui était pas ordinaire.

– Vous avez été heureux&|160;?

– Jusqu’à sa mort, elle est morte à quarante-neuf ans, enémigration à Saint-Pétersbourg, le climat l’a tuée. Elle doit avoirbien froid dans son cercueil. J’ai bien souvent pensé à l’allerchercher pour la coucher dans notre chère Bretagne, près demoi&|160;! Mais elle gît dans mon cœur.

Le chevalier s’essuya les yeux, Calyste lui prit les mains etles lui serra.

– Je tiens plus à cette chienne, dit-il en montrant Thisbé, qu’àma vie. Cette petite est en tout point semblable à celle qu’ellecaressait de ses belles mains, et qu’elle prenait sur ses genoux.Je ne regarde jamais Thisbé sans voir les mains de madamel’amirale.

– Avez-vous vu madame de Rochegude&|160;? dit Calyste auchevalier.

– Non, répondit le chevalier. Il y a maintenant cinquante-huitans que je n’ai fait attention à aucune femme, excepté votre mèrequi a quelque chose dans le teint de madame l’amirale.

Trois jours après, le chevalier dit sur le mail à Calyste : -Mon enfant, j’ai pour tout bien cent quarante louis. Quand voussaurez où est madame de Rochegude, vous viendrez les prendre chezmoi pour aller la voir.

Calyste remercia le vieillard, dont l’existence lui faisaitenvie&|160;; mais, de jour en jour, il devint plus morose, ilparaissait n’aimer personne, il semblait que tout le monde leblessât, il ne restait doux et bon que pour sa mère. La baronnesuivait avec une inquiétude croissante les progrès de cette folie,elle seule obtenait à force de prières que Calyste prît quelquenourriture. Vers le commencement du mois d’octobre, le jeune maladecessa d’aller au mail en compagnie du chevalier, qui venaitinutilement le chercher pour la promenade en lui faisant desagaceries de vieillard.

– Nous parlerons de madame de Rochegude, disait-il. Je vousraconterai ma première aventure.

– Votre fils est bien malade, dit à la baronne le chevalier duHalga le jour où ses instances furent inutiles.

Calyste répondait à toutes les questions qu’il se portait àmerveille, et, comme tous les jeunes mélancoliques, il prenaitplaisir à savourer la mort&|160;; mais il ne sortait plus de lamaison, il demeurait dans le jardin, se chauffait au pâle et tièdesoleil de l’automne, sur le banc, seul avec sa pensée, et il fuyaittoute compagnie.

Depuis le jour où Calyste n’alla plus chez elle, Félicité priale curé de Guérande de la venir voir. L’assiduité de l’abbéGrimont, qui passait aux Touches presque toutes les matinées et quiparfois y dîna, devint une grande nouvelle : il en fut questiondans tout le pays, et même à Nantes. Néanmoins il ne manqua jamaisune soirée à l’hôtel du Guénic, où régnait la désolation. Maîtreset gens, tous étaient affligés de l’obstination de Calyste, sans lecroire en danger&|160;; il ne venait dans l’esprit d’aucune de cespersonnes que ce pauvre jeune homme pût mourir d’amour. Lechevalier n’avait aucun exemple d’une pareille mort dans sesvoyages ou dans ses souvenirs. Tous attribuaient la maigreur deCalyste au défaut de nourriture. Sa mère se mit à genoux en lesuppliant de manger. Calyste s’efforça de vaincre sa répugnancepour plaire à sa mère. La nourriture prise à contre-cœur accélérala petite fièvre lente qui dévorait ce beau jeune homme.

Dans les derniers jours d’octobre, l’enfant chéri ne remontaitplus se coucher au second, il avait son lit dans la salle basse, etil y restait la plupart du temps au milieu de sa famille, qui eutenfin recours au médecin de Guérande. Le docteur essaya de couperla fièvre avec du quinine, et la fièvre céda pour quelques jours.Le médecin avait ordonné de faire faire de l’exercice à Calyste etde le distraire. Le baron retrouva quelque force et sortit de sonapathie, il devint jeune quand son fils se faisait vieux. Il emmenaCalyste, Gasselin et ses deux beaux chiens de chasse. Calyste obéità son père, et pendant quelques jours tous trois chassèrent : ilsallèrent en forêt, ils visitèrent leurs amis dans les châteauxvoisins&|160;; mais Calyste n’avait aucune gaieté, personne nepouvait lui arracher un sourire, son masque livide et contractétrahissait un être entièrement passif. Le baron, vaincu par lafatigue, tomba dans une horrible lassitude et fut obligé de revenirau logis, ramenant Calyste dans le même état.

Quelques jours après leur retour, le père et le fils furent sidangereusement malades qu’on fut obligé d’envoyer chercher, sur lademande même du médecin de Guérande, les deux plus fameux docteursde Nantes. Le baron avait été comme foudroyé par le changementvisible de Calyste. Doué de cette effroyable lucidité que la naturedonne aux moribonds, il tremblait comme un enfant de voir sa races’éteindre : il ne disait mot&|160;; il joignait les mains, priaitDieu sur son fauteuil où le clouait sa faiblesse. Il était tournévers le lit occupé par Calyste et le regardait sans cesse. Aumoindre mouvement que faisait son enfant, il éprouvait une vivecommotion comme si le flambeau de sa vie en était agité. La baronnene quittait plus cette salle, où la vieille Zéphirine tricotait aucoin de la cheminée dans une inquiétude horrible : on lui demandaitdu bois, car le père et le fils avaient également froid&|160;; onattaquait ses provisions : aussi avait-elle pris le parti de livrerses clefs, n’étant plus assez agile pour suivre Mariotte&|160;;mais elle voulait tout savoir, elle questionnait à voix basseMariotte et sa belle-sœur à tout moment, elle les prenait à partafin de connaître l’état de son frère et de son neveu. Quand unsoir, pendant un assoupissement de Calyste et de son père, lavieille demoiselle de Pen-Hoël lui eut dit que sans doute ilfallait se résigner à voir mourir le baron, dont la figure étaitdevenue blanche et prenait des tons de cire, elle laissa tomber sontricot, fouilla dans sa poche, en sortit un vieux chapelet de boisnoir, et se mit à le dire avec une ferveur qui rendit à sa figureantique et desséchée une splendeur si vigoureuse que l’autrevieille fille imita son amie&|160;; puis tous, à un signe du curé,se joignirent à l’élévation mentale de mademoiselle du Guénic.

– J’ai prié Dieu la première, dit la baronne en se souvenant dela fatale lettre écrite par Calyste, il ne m’a pasexaucée&|160;!

– Peut-être ferions-nous bien, dit le curé Grimont, de priermademoiselle des Touches de venir voir Calyste.

– Elle&|160;! s’écria la vieille Zéphirine, l’auteur de tous nosmaux, elle qui l’a diverti de sa famille, qui nous l’a enlevé, quilui a fait lire des livres impies, qui lui a appris un langagehérétique&|160;! Qu’elle soit maudite, et puisse Dieu ne luipardonner jamais&|160;! Elle a brisé les du Guénic.

– Elle les relèvera peut-être, dit le curé d’une voix douce.C’est une sainte et une vertueuse personne&|160;; je suis songarant, elle n’a que de bonnes intentions pour lui. Puisse-t-elleêtre à même de les réaliser&|160;!

– Avertissez-moi le jour où elle mettra les pieds ici, j’ensortirai, s’écria la vieille. Elle a tué le père et le fils.Croyez-vous que je n’entende pas la voix faible de Calyste&|160;? àpeine a-t-il la force de parler.

Ce fut en ce moment que les trois médecins entrèrent&|160;; ilsfatiguèrent Calyste de questions&|160;; mais, quant au père,l’examen dura peu&|160;; leur conviction fut complète en un moment,ils étaient surpris qu’il vécut encore. Le médecin de Guérandeannonça tranquillement à la baronne que, relativement à Calyste, ilfallait probablement aller à Paris consulter les hommes les plusexpérimentés de la science, car il en coûterait plus de cent louispour leur déplacement.

– On meurt de quelque chose, mais l’amour, ce n’est rien, ditmademoiselle de Pen-Hoël.

– Hélas&|160;! quelle que soit la cause, Calyste meurt, dit labaronne, je reconnais en lui tous les symptômes de la consomption,la plus horrible des maladies de mon pays.

– Calyste meurt&|160;? dit le baron en ouvrant les yeux d’oùsortirent deux grosses larmes qui cheminèrent lentement, retardéespar les plis nombreux de son visage, et restèrent au bas de sesjoues, les deux seules larmes qu’il eût sans doute versées de toutesa vie. Il se dressa sur ses jambes, il fit quelques pas vers lelit de son fils, lui prit les mains, le regarda.

– Que voulez-vous, mon père&|160;? lui dit-il.

– Que tu vives, s’écria le baron.

– Je ne saurais vivre sans Béatrix, répondit Calyste auvieillard qui tomba sur son fauteuil.

– Où trouver cent louis pour faire venir les médecins deParis&|160;? il est encore temps, dit la baronne.

– Cent louis&|160;! s’écria Zéphirine. Lesauverait-on&|160;?

Sans attendre la réponse de sa belle-sœur, la vieille fillepassa ses mains par l’ouverture de ses poches et défit son jupon dedessous qui rendit un son lourd en tombant. Elle connaissait sibien les places où elle avait cousu ses louis, qu’elle les décousitavec une promptitude qui tenait de la magie. Les pièces d’ortombaient une à une sur sa jupe en sonnant. La vieille Pen-Hoël laregardait faire en manifestant un étonnement stupide.

– Mais ils vous voient&|160;! dit-elle à l’oreille de sonamie.

– Trente-sept, répondit Zéphirine en continuant son compte.

– Tout le monde saura votre compte.

– Quarante-deux.

– Des doubles louis, tous neufs, où les avez-vous eus, vous quin’y voyez pas clair&|160;?

– Je les tâtais. Voici cent quatre louis, cria Zéphirine.Sera-ce assez&|160;?

– Que vous arrive-t-il, demanda le chevalier du Halga quisurvint et ne put s’expliquer l’attitude de sa vieille amie tendantsa jupe pleine de louis.

En deux mots mademoiselle de Pen-Hoël expliqua l’affaire auchevalier.

– Je l’ai su, dit-il, et venais vous apporter cent quarantelouis que je tenais à la disposition de Calyste, il le saitbien.

Le chevalier tira de sa poche deux rouleaux et les montra.Mariotte, en voyant ces richesses, dit à Gasselin de fermer laporte.

– L’or ne lui rendra pas la santé, dit la baronne en pleurs.

– Mais il lui servira peut-être à courir après sa marquise,répondit le chevalier. Allons, Calyste&|160;!

Calyste se dressa sur son séant et s’écria joyeusement : Enroute&|160;!

– Il vivra donc, dit le baron d’une voix douloureuse, je puismourir. Allez chercher le curé.

Ce mot répandit l’épouvante. Calyste, en voyant pâlir son pèreatteint par les émotions cruelles de cette scène, ne put retenirses larmes. Le curé, qui savait l’arrêt porté par les médecins,était allé chercher mademoiselle des Touches, car autant il avaiteu de répugnance pour elle, autant il manifestait en ce momentd’admiration, et il la défendait comme un pasteur doit défendre unede ses ouailles préférées.

A la nouvelle de l’état désespéré dans lequel était le baron, ily eut une foule dans la ruelle : les paysans, les paludiers et lesgens de Guérande s’agenouillèrent dans la cour pendant que l’abbéGrimont administrait le vieux guerrier breton. Toute la ville étaitémue de savoir le père mourant auprès de son fils malade. Onregardait comme une calamité publique l’extinction de cette antiquerace bretonne. Cette cérémonie frappa Calyste. Sa douleur fit tairependant un moment son amour&|160;; il demeura, durant l’agonie del’héroïque défenseur de la monarchie, agenouillé, regardant lesprogrès de la mort et pleurant. Le vieillard expira dans sonfauteuil, en présence de toute la famille assemblée.

– Je meurs fidèle au roi et à la religion. Mon Dieu, pour prixde mes efforts, faites que Calyste vive&|160;! dit-il.

– Je vivrai, mon père, et je vous obéirai, répondit le jeunehomme.

– Si tu veux me rendre la mort aussi douce que Fanny m’a fait mavie, jure-moi de te marier.

– Je vous le promets, mon père.

Ce fut un touchant spectacle que de voir Calyste, ou plutôt sonapparence, appuyé sur le vieux chevalier du Halga, un spectreconduisant une ombre, suivant le cercueil du baron et menant ledeuil. L’église et la petite place qui se trouve devant le portailfurent pleines de gens accourus de plus de dix lieues à laronde.

La baronne et Zéphirine furent plongées dans une vive douleur envoyant que, malgré ses efforts pour obéir à son père, Calysterestait dans une stupeur de funeste augure. Le jour où la familleprit le deuil, la baronne avait conduit son fils sur le banc aufond du jardin, et le questionnait. Calyste répondait avec douceuret soumission, mais ses réponses étaient désespérantes.

– Ma mère, disait-il, il n’y a plus de vie en moi : ce que jemange ne me nourrit pas, l’air en entrant dans ma poitrine ne merafraîchit pas le sang&|160;; le soleil me semble froid, et quandil illumine pour toi la façade de notre maison, comme en ce moment,là où tu vois les sculptures inondées de lueurs, moi je vois desformes indistinctes enveloppées d’un brouillard. Si Béatrix étaitici, tout redeviendrait brillant. Il n’est qu’une seule chose aumonde qui ait sa couleur et sa forme, c’est cette fleur et cefeuillage, dit-il en tirant de son sein et montrant le bouquetflétri que lui avait laissé la marquise.

La baronne n’osa plus rien demander à son fils, ses réponsesaccusaient plus de folie que son silence n’annonçait de douleur.Cependant Calyste tressaillit en apercevant mademoiselle desTouches à travers les croisées qui se correspondaient : Félicitélui rappelait Béatrix. Ce fut donc à Camille que ces deux femmesdésolées durent le seul mouvement de joie qui brilla au milieu deleur deuil.

– Eh&|160;! bien, Calyste, dit mademoiselle des Touches enl’apercevant, la voiture est prête, nous allons chercher Béatrixensemble, venez&|160;?

La figure maigre et pâle de ce jeune homme en deuil fut aussitôtnuancée par une rougeur, et un sourire anima ses traits.

– Nous le sauverons, dit mademoiselle des Touches à la mère quilui serra la main et pleura de joie.

Mademoiselle des Touches, la baronne du Guénic et Calystepartirent pour Paris huit jours après la mort du baron, laissant lesoin des affaires à la vieille Zéphirine.

La tendresse de Félicité pour Calyste avait préparé le plus belavenir à ce pauvre enfant. Alliée à la famille de Grandlieu, où setrouvaient deux charmantes filles à marier, les deux plusravissantes fleurs du faubourg Saint-Germain, elle avait écrit à laduchesse de Grandlieu l’histoire de Calyste, en lui annonçantqu’elle vendait sa maison de la rue du Mont-Blanc, de laquellequelques spéculateurs offraient deux millions cinq cent millefrancs. Son homme d’affaires venait de lui remplacer cettehabitation par l’un des plus beaux hôtels de la rue de Grenelle,acheté sept cent mille francs. Sur le reste du prix de sa maison dela rue du Mont-Blanc, elle consacrait un million au rachat desterres de la maison du Guénic, et disposait de toute sa fortune enfaveur de celle des deux demoiselles de Grandlieu qui guériraitCalyste de sa passion pour madame de Rochegude.

Pendant le voyage, Félicité mit la baronne au fait de cesarrangements. On meublait alors l’hôtel de la rue de Grenelle,qu’elle destinait à Calyste au cas où ses projets réussiraient.Tous trois descendirent alors à l’hôtel de Grandlieu, où la baronnefut reçue avec toute la distinction que lui méritait son nom defemme et de fille. Mademoiselle des Touches conseilla naturellementà Calyste de voir Paris pendant qu’elle y chercherait à savoir oùse trouvait en ce moment Béatrix, et elle le livra aux séductionsde toute espèce qui l’y attendaient. La duchesse, ses deux filleset leurs amis firent à Calyste les honneurs de Paris au moment oùla saison des fêtes allait commencer. Le mouvement de Paris donnade violentes distractions au jeune Breton. Il trouva dans Sabine deGrandlieu, qui certes était alors la plus belle et la pluscharmante fille de la société parisienne, une vague ressemblanceavec madame de Rochegude, et il prêta dès lors à ses coquetteriesune attention que nulle autre femme n’aurait obtenue de lui. Sabinede Grandlieu joua d’autant mieux son rôle que Calyste lui plutinfiniment, et les choses furent si bien menées que pendant l’hiverde 1837, le jeune baron du Guénic, qui avait repris ses couleurs etsa fleur de jeunesse, entendit sans répugnance sa mère lui rappelerla promesse faite à son père mourant, et parler de son mariage avecSabine de Grandlieu. Mais, tout en obéissant à sa promesse, ilcachait une indifférence secrète que connaissait la baronne, etqu’elle espérait voir se dissiper par les plaisirs d’un heureuxménage.

Le jour où la famille de Grandlieu et la baronne accompagnée encette circonstance de ses parents venus d’Angleterre, siégeaientdans le grand salon à l’hôtel de Grandlieu, et que LéopoldHannequin, le notaire de la famille, expliquait le contrat avant dele lire, Calyste, sur le front de qui chacun pouvait voir quelquesnuages, refusa nettement d’accepter les avantages que lui faisaitmademoiselle des Touches, il comptait encore sur le dévouement deFélicité qu’il croyait à la recherche de Béatrix.

En ce moment, et au milieu de la stupéfaction des deux familles,Sabine entra, vêtue de manière à rappeler la marquise de Rochegude,et remit la lettre suivante à Calyste.

Camille à Calyste.

 » Calyste, avant d’entrer dans ma cellule de novice, il m’estpermis de jeter un regard sur le monde que je vais quitter pourm’élancer dans le monde de la prière. Ce regard est entièrement àvous, qui, dans ces derniers temps, avez été pour moi tout lemonde. Ma voix arrivera, si mes calculs ne m’ont point trompée, aumilieu d’une cérémonie à laquelle il m’était impossible d’assister.Le jour où vous serez devant un autel, donnant votre main à unejeune et charmante fille qui pourra vous aimer à la face du ciel etde la terre, moi je serai dans une maison religieuse à Nantes,devant un autel aussi, mais fiancée pour toujours à celui qui netrompe et ne trahit personne. Je ne viens pas vous attrister, maisvous prier de n’entraver par aucune fausse délicatesse le bien quej’ai voulu vous faire dès que je vous vis. Ne me contestez pas desdroits si chèrement conquis. Si l’amour est une souffrance,ah&|160;! je vous ai bien aimé, Calyste&|160;; mais n’ayez aucunremords : les seuls plaisirs que j’aie goûtés dans ma vie, je vousles dois, et les douleurs sont venues de moi-même. Récompensez-moidonc de toutes ces douleurs passées en me donnant une joieéternelle. Permettez au pauvre Camille, qui n’est plus, d’être pourun peu dans le bonheur matériel dont vous jouirez tous les jours.Laissez – moi, cher, être quelque chose comme un parfum dans lesfleurs de votre vie, m’y mêler à jamais sans vous être importune.Je vous devrai sans doute le bonheur de la vie éternelle, nevoulez-vous pas que je m’acquitte envers vous par le don dequelques biens fragiles et passagers&|160;? Manquerez-vous degénérosité&|160;? Ne voyez-vous pas en ceci le dernier mensonged’un amour dédaigné&|160;? Calyste, le monde sans vous n’était plusrien pour moi, vous m’en avez fait la plus affreuse des solitudes,et vous avez amené l’incrédule Camille Maupin, l’auteur de livreset de pièces que je vais solennellement désavouer, vous avez jetécette fille audacieuse et perverse, pieds et poings liés, devantDieu. Je suis aujourd’hui ce que j’aurais dû être, un enfant pleind’innocence. Oui, j’ai lavé ma robe dans les pleurs du repentir, etje puis arriver aux autels présentée par un ange, par mon bien aiméCalyste&|160;! Avec quelle douceur je vous donne ce nom que marésolution a sanctifié&|160;! Je vous aime sans aucun intérêtpropre, comme une mère aime son fils, comme l’Eglise aime unenfant. Je pourrai prier pour vous et pour les vôtres sans y mêleraucun autre désir que celui de votre bonheur. Si vous connaissiezla tranquillité sublime dans laquelle je vis, après m’être élevéepar la pensée au-dessus des petits intérêts mondains, et combienest douce la pensée d’avoir fait son devoir, selon votre nobledevise, vous entreriez d’un pas ferme et sans regarder en arrière,ni autour de vous, dans votre belle vie&|160;! Je vous écris doncsurtout pour vous prier d’être fidèle à vous-même et aux vôtres.Cher, la société dans laquelle vous devez vivre ne saurait existersans la religion du devoir, et vous la méconnaîtriez, comme je l’aiméconnue, en vous laissant aller à la passion, à la fantaisie,ainsi que je l’ai fait. La femme n’est égale à l’homme qu’enfaisant de sa vie une continuelle offrande, comme celle de l’hommeest une perpétuelle action. Or ma vie a été comme un long accèsd’égoïsme. Aussi, peut-être, Dieu vous a-t-il mis, vers le soir, àla porte de ma maison comme un messager chargé de ma punition et dema grâce. Ecoutez cet aveu d’une femme pour qui la gloire a étécomme un phare dont la lueur lui a montré le vrai chemin. Soyezgrand, immolez votre fantaisie à vos devoirs de chef, d’époux et depère&|160;! Relevez la bannière abattue des vieux du Guénic,montrez dans ce siècle sans religion ni principe le gentilhommedans toute sa gloire et dans toute sa splendeur. Cher enfant de monâme, laissez-moi jouer un peu le rôle d’une mère : l’adorable Fannyne sera plus jalouse d’une fille morte au monde, et de qui vousn’apercevrez plus que les mains toujours levées au ciel.Aujourd’hui la noblesse a plus que jamais besoin de lafortune&|160;; acceptez donc une partie de la mienne, Calyste, etfaites en un bel usage&|160;; car ce n’est pas un don, mais unfidéicommis. J’ai pensé plus à vos enfants et à votre vieillemaison bretonne qu’à vous-même en vous offrant les gains que letemps m’a procurés sur la valeur de ma maison à Paris.  »

– Signons, dit le jeune baron.

Partie 3

Dans la semaine suivante, après la messe de mariage qui, selonl’usage de quelques familles du faubourg Saint-Germain, futcélébrée à sept heures à Saint-Thomas-d’Aquin, Calyste et Sabinemontèrent dans une jolie voiture de voyage, au milieu desembrassements, des félicitations et des larmes de vingt personnesattroupées ou groupées sous la marquise de l’hôtel de Grandlieu.Les félicitations venaient des quatre témoins et des hommes, leslarmes se voyaient dans les yeux de la duchesse de Grandlieu, de safille Clotilde qui toutes deux tremblaient agitées par la mêmepensée.

– La voilà lancée dans la vie&|160;! Pauvre Sabine, elle est àla merci d’un homme qui ne s’est pas tout à fait marié de son pleingré.

Le mariage ne se compose pas seulement de plaisirs aussifugitifs dans cet état que dans tout autre, il implique desconvenances d’humeur, des sympathies physiques, des concordances decaractère qui font de cette nécessité sociale un éternel problème.Les filles à marier aussi bien que les mères connaissent les termeset les dangers de cette loterie, voilà pourquoi les femmes pleurentà un mariage, tandis que les hommes sourient. Les hommes croient nerien hasarder, les femmes savent bien tout ce qu’ellesrisquent.

Dans une autre voiture qui précédait celle des mariés, setrouvait la baronne du Guénic à qui la duchesse vint dire : – Vousêtes mère quoique vous n’ayez eu qu’un fils, tâchez de me remplacerprès de ma chère Sabine&|160;!

Sur le devant de cette voiture, on voyait un chasseur quiservait de courrier, et à l’arrière deux femmes de chambre à quiles cartons et les paquets mis par-dessus les vaches cachaient lepaysage. Les quatre postillons, vêtus de leurs plus beauxuniformes, car chaque voiture était attelée de quatre chevaux,portaient tous des bouquets à leur boutonnière et des rubans àleurs chapeaux que le duc de Grandlieu eut mille peines à leurfaire quitter, même en les payant, le postillon français estéminemment intelligent, mais il tient à ses plaisanteries, ceux-làprirent l’argent, et à la Barrière ils remirent leurs rubans.

– Allons, adieu, Sabine, dit la duchesse, souviens-toi de tapromesse, écris-moi souvent. Calyste, je ne vous dis plus rien,mais vous me comprenez&|160;!…

Clotilde, appuyée sur sa plus jeune sœur Athénaïs à qui souriaitle vicomte Juste de Grandlieu, jeta sur la mariée un regard fin àtravers ses larmes, et suivit des yeux la voiture qui disparut aumilieu des batteries réitérées de quatre fouets plus bruyants quedes pistolets de tir. En quelques secondes, le gai convoi atteignità l’esplanade des Invalides, gagna par le quai le pont d’Iéna, labarrière de Passy, la route de Versailles, enfin le grand chemin dela Bretagne.

N’est-il pas au moins singulier que les artisans de la Suisse etde l’Allemagne, que les grandes familles de France et d’Angleterreobéissent au même usage et se mettent en voyage après la cérémonienuptiale&|160;? Les grands se tassent dans une boîte qui roule. Lespetits s’en vont gaiement par les chemins, s’arrêtant dans lesbois, banquetant à toutes les auberges, tant que dure leur joie ouplutôt leur argent. Le moraliste serait fort embarrassé de décideroù se trouve la plus belle qualité de pudeur, dans celle qui secache au public en inaugurant le foyer et la couche domestiquescomme font les bons bourgeois, ou dans celle qui se cache à lafamille en se publiant au grand jour des chemins, à la face desinconnus&|160;? Les âmes délicates doivent désirer la solitude etfuir également le monde et la famille. Le rapide amour qui commenceun mariage est un diamant, une perle, un joyau ciselé par lepremier des arts, un trésor à enterrer au fond du cœur.

Qui peut raconter une lune de miel, si ce n’est là mariée&|160;?Et combien de femmes reconnaîtront ici que cette saisond’incertaine durée (il y en a d’une seule nuit&|160;!) est lapréface de la vie conjugale. Les trois premières lettres de Sabineà sa mère accuseront une situation qui, malheureusement, ne serapas neuve pour quelques jeunes mariées et pour beaucoup de vieillesfemmes. Toutes celles qui se sont trouvées pour ainsi diregardes-malades d’un cœur ne s’en sont pas, comme Sabine, aperçuesaussitôt. Mais les jeunes filles du faubourg Saint-Germain, quandelles sont spirituelles, sont déjà femmes par la tête. Avant lemariage, elles ont reçu du monde et de leur mère le baptême desbonnes manières. Les duchesses jalouses de léguer leurs traditions,ignorent souvent la portée de leurs leçons quand elles disent àleurs filles : – Tel mouvement ne se fait pas. – Ne riez pas dececi. – On ne se jette jamais sur un divan, l’on s’y pose. -Quittez ces détestables façons&|160;! – Mais cela ne se fait pas,ma chère&|160;! etc. Aussi de bourgeois critiques ont-ilsinjustement refusé de l’innocence et des vertus à des jeunes fillesqui sont uniquement, comme Sabine, des vierges perfectionnées parl’esprit, par l’habitude des grands airs, par le bon goût, et qui,dès l’âge de seize ans, savaient se servir de leurs jumelles.Sabine, pour s’être prêtée aux combinaisons inventées parmademoiselle des Touches pour la marier, devait être de l’école demademoiselle de Chaulieu. Cette finesse innée, ces dons de racerendront peut-être cette jeune femme aussi intéressante quel’héroïne des Mémoires de deux jeunes mariées , lorsqu’on verral’inutilité de ces avantages sociaux dans les grandes crises de lavie conjugale où souvent ils sont annulés sous le double poids dumalheur et de la passion.

I.

A MADAME LA DUCHESSE DE GRANDLIEU.

Guérande, avril 1838.

 » Chère mère, vous saurez bien comprendre pourquoi je n’ai puvous écrire en voyage, notre esprit est alors comme les roues.

Me voici, depuis deux jours, au fond de la Bretagne, à l’hôteldu Guénic, une maison brodée comme une boîte en coco. Malgré lesattentions affectueuses de la famille de Calyste, j’éprouve un vifbesoin de m’envoler vers vous, de vous dire une foule de ces chosesqui, je le sens, ne se confient qu’à une mère. Calyste s’est marié,chère maman, en conservant un grand chagrin dans le cœur, personnede nous ne l’ignorait, et vous ne m’avez pas caché les difficultésde ma conduite. Hélas&|160;! elles sont plus grandes que vous ne lesupposiez. Ah&|160;! chère maman, quelle expérience nous acquéronsen quelques jours, et pourquoi ne vous dirai-je pas en quelquesheures&|160;? Toutes vos recommandations sont devenues inutiles, etvous devinerez comment par cette seule phrase : J’aime Calystecomme s’il n’était pas mon mari. C’est-à-dire que si mariée à unautre, je voyageais avec Calyste, je l’aimerais et haïrais monmari. Observez donc un homme aimé si complétement,involontairement, absolument, sans compter tous les autres adverbesqu’il vous plaira d’ajouter. Aussi ma servitude s’est-elle établieen dépit de vos bons avis. Vous m’aviez recommandé de restergrande, noble, digne et fière pour obtenir de Calyste dessentiments qui ne seraient sujets à aucun changement dans la vie :l’estime, la considération qui doivent sanctifier une femme aumilieu de la famille. Vous vous étiez élevée avec raison sans doutecontre les jeunes femmes d’aujourd’hui qui, sous prétexte de bienvivre avec leurs maris, commencent par la facilité, par lacomplaisance, la bonhomie, la familiarité, par un abandon un peutrop fille , selon vous (un mot que je vous avoue n’avoir pasencore compris, mais nous verrons plus tard), et qui, s’il fautvous en croire, en font comme des relais pour arriver rapidement àl’indifférence et au mépris peut-être. –  » Souviens-toi que tu esune Grandlieu&|160;!  » m’avez-vous dit à l’oreille. Cesrecommandations, pleines de la maternelle éloquence de Dédalus, onteu le sort de toutes les choses mythologiques. Chère mère aimée,pouviez-vous supposer que je commencerais par cette catastrophe quitermine, selon vous, la lune de miel des jeunes femmesd’aujourd’hui.

 » Quand nous nous sommes vus seuls dans la voiture, Calyste etmoi nous nous sommes trouvés aussi sots l’un que l’autre encomprenant toute la valeur d’un premier mot, d’un premier regard,et chacun de nous, sanctifié par le sacrement, a regardé par saportière. C’était si ridicule, que, vers la barrière, monsieur m’adébité, d’une voix peu troublée, un discours, sans doute préparécomme toutes les improvisations, que j’écoutai le cœur palpitant,et que je prends la liberté de vous abréger.  » – Ma chère Sabine,je vous veux heureuse, et je veux surtout que vous soyez heureuse àvotre manière, a-t-il dit. Ainsi dans la situation où nous sommes,au lieu de nous tromper mutuellement sur nos caractères et sur nossentiments par de nobles complaisances, soyons tous deux ce quenous serions dans quelques années d’ici. Figurez-vous que vous avezun frère en moi, comme moi je veux voir une sœur en vous.  » Quoiquece fût plein de délicatesse, comme je ne trouvai rien dans cepremier speech de l’amour conjugal qui répondît à l’empressement demon âme, je demeurai pensive après avoir répondu que j’étais animéedes mêmes sentiments. Sur cette déclaration de nos droits à unemutuelle froideur, nous avons parlé pluie et beau temps, poussière,relais et paysage, le plus gracieusement du monde, moi riant d’unpetit rire forcé, lui très-rêveur.

 » Enfin, en sortant de Versailles, je demandai tout bonnement àCalyste, que j’appelais mon cher Calyste, comme il m’appelait machère Sabine, s’il pouvait me raconter les événements qui l’avaientmis à deux doigts de la mort, et auxquels je savais devoir lebonheur d’être sa femme. Il hésita pendant long-temps. Ce fut entrenous l’objet d’un petit débat qui dura pendant trois relais, moi,tâchant de me poser en fille volontaire et décidée à bouder, lui,se consultant sur la fatale question portée comme un défi par lesjournaux à Charles X : Le Roi cédera-t-il&|160;? Enfin, après lerelais de Verneuil et après avoir échangé des serments à contentertrois dynasties, de ne jamais lui reprocher cette folie, de ne pasle traiter froidement, etc., il me peignit son amour pour madame deRochefide. –  » Je ne veux pas, me dit-il en terminant, qu’il y aitde secrets entre nous&|160;!  » Le pauvre cher Calyste ignorait-ildonc que son amie, mademoiselle des Touches et vous, vous aviez étéobligées de me tout avouer, car on n’habille pas une jeunepersonne, comme je l’étais le jour du contrat, sans l’initier à sonrôle. On doit tout dire à une mère aussi tendre que vous. Eh&|160;!bien, je fus profondément atteinte en voyant qu’il avait obéibeaucoup moins à mon désir qu’à son envie de parler de cettepassion inconnue. Me blâmerez-vous, ma mère chérie, d’avoir voulureconnaître l’étendue de ce chagrin, de cette vive plaie du cœurque vous m’aviez signalée&|160;? Donc, huit heures après avoir étébénis par le curé de Saint-Thomas-d’Aquin votre Sabine se trouvaitdans la situation assez fausse d’une jeune épouse écoutant de labouche même de son mari la confidence d’un amour trompé, lesméfaits d’une rivale&|160;! Oui, j’étais dans le drame d’une jeunefemme apprenant officiellement qu’elle devait son mariage auxdédains d’une vieille blonde. A ce récit, j’ai gagné ce que jecherchais&|160;! Quoi&|160;?.. direz-vous. Ah&|160;! chère mère,j’ai bien vu assez d’amours s’entraînant les uns les autres sur despendules ou sur des devants de cheminée pour mettre cetenseignement en pratique&|160;! Calyste a terminé le poème de sessouvenirs par la plus chaleureuse protestation d’un entier oubli dece qu’il a nommé sa folie. Toute protestation a besoin designature. L’heureux infortuné m’a pris la main, l’a portée à seslèvres&|160;; puis il l’a gardée entre ses mains pendantlong-temps. Une déclaration s’en est suivie&|160;; celle-là m’asemblé plus conforme que la première à notre état civil quoique nosbouches n’aient pas dit une seule parole. J’ai dû ce bonheur à maverveuse indignation sur le mauvais goût d’une femme assez sottepour ne pas avoir aimé mon beau, mon ravissant Calyste…

 » On m’appelle pour jouer à un jeu de cartes que je n’ai pasencore compris. Je continuerai demain. Vous quitter dans ce momentpour faire la cinquième à la mouche , ceci n’est possible qu’aufond de la Bretagne&|160;!…

mai.

 » Je reprends le cours de mon Odyssée. La troisième journée, vosenfants n’employaient plus le vous cérémonieux mais le tu desamants. Ma belle-mère, enchantée de nous voir heureux a tâché de sesubstituer à vous, chère mère, et, comme il arrive à tous ceux quiprennent un rôle avec le désir d’effacer des souvenirs, elle a étési charmante, qu’elle a été presque vous pour moi. Sans doute ellea deviné l’héroïsme de ma conduite&|160;; car au début du voyage,elle cachait trop ses inquiétudes pour ne pas les rendre visiblespar l’excès des précautions.

Quand j’ai vu surgir les tours de Guérande, j’ai dit à l’oreillede votre gendre :  » – L’as-tu bien oubliée&|160;?  » Mon mari,devenu mon ange , ignorait sans doute les richesses d’une affectionnaïve et sincère, car ce petit mot l’a rendu presque fou de joie.Malheureusement le désir de faire oublier madame de Rochefide m’amenée trop loin. Que voulez-vous&|160;? J’aime, et je suis presqueportugaise, car je tiens plus de vous que de mon père. Calyste atout accepté de moi, comme acceptent les enfants gâtés, il est filsunique d’abord. Entre nous, je ne donnerai pas ma fille, si jamaisj’ai des filles, à un fils unique. C’est bien assez de se mettre àla tête d’un tyran, et j’en vois plusieurs dans un fils unique.Ainsi donc nous avons interverti les rôles, je me suis comportéecomme une femme dévouée. Il y a des dangers dans un dévouement donton profite, on y perd sa dignité. Je vous annonce donc le naufragede cette demi-vertu. La dignité n’est qu’un paravent placé parl’orgueil et derrière lequel nous enrageons à notre aise. Quevoulez-vous maman&|160;?… vous n’étiez pas là, je me voyais devantun abîme. Si j’étais restée dans ma dignité, j’aurais eu lesfroides douleurs d’une sorte de fraternité qui certes serait toutsimplement devenue de l’indifférence. Et quel avenir me serais jepréparé&|160;? Mon dévouement a eu pour résultat de me rendrel’esclave de Calyste. Reviendrai-je de cette situation&|160;? nousverrons&|160;; quant à présent, elle me plaît. J’aime Calyste, jel’aime absolument avec la folie d’une mère qui trouve bien tout ceque fait son fils même quand elle est un peu battue par lui.

15 mai.

 » Jusqu’à présent donc, chère maman, le mariage s’est présentépour moi sous une forme charmante. Je déploie toute ma tendressepour le plus beau des hommes qu’une sotte a dédaigné pour uncroque-note car cette femme est évidemment une sotte et une sottefroide, la pire espèce de sottes. Je suis charitable dans mapassion légitime, je guéris des blessures en m’en faisantd’éternelles. Oui, plus j’aime Calyste, plus je sens que jemourrais de chagrin si notre bonheur actuel cessait. Je suisd’ailleurs l’adoration de toute cette famille et de la société quise réunit à l’hôtel du Guénic, tous personnages nés dans destapisseries de haute lice, et qui s’en sont détachés pour prouverque l’impossible existe. Un jour, où je serai seule, je vouspeindrai ma tante Zéphirine, mademoiselle de Pen-Hoël, le chevalierdu Halga, les demoiselles Kergarouët, etc. Il n’y a pas jusqu’auxdeux domestiques qu’on me permettra, je l’espère, d’emmener àParis, Mariotte et Gasselin, qui ne me regardent comme un angedescendu de sa place dans le ciel, et qui tressaillent encore quandje leur parle, qui ne soient des figures à mettre sous verre.

 » Ma belle-mère nous a solennellement installés dans lesappartements précédemment occupés par elle et par feu son mari.Cette scène a été touchante. –  » J’ai vécu toute ma vie de femme,heureuse ici, nous a-t-elle dit, que ce vous soit un heureuxprésage, mes chers enfants.  » Et elle a pris la chambre de Calyste.Cette sainte femme semblait vouloir se dépouiller de ses souvenirset de sa noble vie conjugale pour nous en investir. La province deBretagne, cette ville, cette famille de mœurs antiques, tout,malgré des ridicules qui n’existent que pour nous autres rieusesParisiennes, a quelque chose d’inexplicable, de grandiose jusquedans ses minuties qu’on ne peut définir que par le mot sacré . Tousles tenanciers des vastes domaines de la maison du Guénic, rachetéscomme vous savez par mademoiselle des Touches que nous devons allervoir à son couvent, sont venus en corps nous saluer. Ces bravesgens, en habits de fête, exprimant tous une vive joie de savoirCalyste redevenu réellement leur maître, m’ont fait comprendre laBretagne, la féodalité, la vieille France. Ce fut une fête que jene veux pas vous peindre, je vous la raconterai. La base de tousles baux a été proposée par ces gars eux-mêmes, nous les signeronsaprès l’inspection que nous allons passer de nos terres engagéesdepuis cent cinquante ans&|160;!… Mademoiselle de Pen-Hoël nous adit que les gars avaient accusé les revenus avec une véracité peucroyable à Paris. Nous partirons dans trois jours, et nous irons àcheval. A mon retour, chère mère, je vous écrirai&|160;; mais quepourrai-je vous dire, si déjà mon bonheur est au comble&|160;? Jevous écrirai donc ce que vous savez déjà, c’est-à-dire combien jevous aime.

II.

DE LA MEME A LA MEME.

Nantes, juin.

 » Après avoir joué le rôle d’une châtelaine adorée de sesvassaux comme si la révolution de 1830 et celle de 1789 n’avaientjamais abattu de bannières, après des cavalcades dans les bois, deshaltes dans les fermes, des dîners sur de vieilles tables et sur dulinge centenaire pliant sous des platées homériques servies dans dela vaisselle antédiluvienne, après avoir bu des vins exquis dansdes gobelets comme en manient les faiseurs de tours, et des coupsde fusil au dessert&|160;! et des Vive les du Guénic, àétourdir&|160;! et des bals dont tout l’orchestre est un binioudans lequel un homme souffle pendant des dix heures de suite&|160;!et des bouquets&|160;! et des jeunes mariées qui se sont fait bénirpar nous&|160;! et de bonnes lassitudes dont le remède se trouve aulit en des sommeils que je ne connaissais pas, et des réveilsdélicieux où l’amour est radieux comme le soleil qui rayonne survous et scintille avec mille mouches qui bourdonnent enbas-breton&|160;!… enfin, après un grotesque séjour au château duGuénic où les fenêtres sont des portes cochères, et où les vachespourraient paître dans les prairies de la salle, mais que nousavons juré d’arranger, de réparer, pour y venir tous les ans auxacclamations des gars du clan de Guénic dont l’un portait notrebannière, je suis à Nantes&|160;!…

Ah&|160;! quelle journée que celle de notre arrivée auGuénic&|160;! Le recteur est venu, ma mère, avec son clergé, touscouronnés de fleurs, nous recevoir, nous bénir en exprimant unejoie… j’en ai les larmes aux yeux en t’écrivant. Et ce fierCalyste, qui jouait son rôle de seigneur comme un personnage deWalter-Scott. Monsieur recevait les hommages comme s’il se trouvaiten plein treizième siècle. J’ai entendu les filles, les femmes sedisant : – Quel joli seigneur nous avons&|160;! comme dans un chœurd’opéra-comique. Les Anciens discutaient entre eux la ressemblancede Calyste avec les du Guénic qu’ils avaient connus. Ah&|160;! lanoble et sublime Bretagne, quel pays de croyance et dereligion&|160;! Mais le progrès la guette, on y fait des ponts, desroutes&|160;; les idées viendront, et adieu le sublime. Les paysansne seront certes jamais ni si libres ni si fiers que je les ai vus,quand on leur aura prouvé qu’ils sont les égaux de Calyste, sitoutefois ils veulent le croire.

 » Après le poème de cette restauration pacifique et les contratssignés, nous avons quitté ce ravissant pays toujours fleuri, gai,sombre et désert tour à tour, et nous sommes venus agenouiller icinotre bonheur devant celle à qui nous le devons. Calyste et moinous éprouvions le besoin de remercier la postulante de laVisitation. En mémoire d’elle, il écartèlera son écu de celui desdes Touches qui est : parti coupé, tranché, taillé d’or et desinople . Il prendra l’un des aigles d’argent pour un de sessupports, et lui mettra dans le bec cette jolie devise de femme :Souviègne-vous&|160;! Nous sommes donc allés hier au couvent desdames de la Visitation où nous a menés l’abbé Grimont, un ami de lafamille du Guénic, qui nous a dit que votre chère Félicité, maman,était une sainte&|160;; elle ne peut pas être autre chose pour lui,puisque cette illustre conversion l’a fait nommer vicaire-généraldu diocèse.

 » Mademoiselle des Touches n’a pas voulu recevoir Calyste, etn’a vu que moi. Je l’ai trouvée un peu changée, pâlie et maigrie,elle m’a paru bien heureuse de ma visite. –  » Dis à Calyste,s’est-elle écriée tout bas, que c’est une affaire de conscience etd’obéissance si je ne le veux pas voir, car on me l’a permis&|160;;mais je préfère ne pas acheter ce bonheur de quelques minutes pardes mois de souffrance. Ah&|160;! si tu savais combien j’ai depeine à répondre quand on me demande : – A quoi pensez-vous&|160;?La maîtresse des novices ne peut pas comprendre l’étendue et lenombre des idées qui me passent par la tête comme des tourbillons.Par instants je revois l’Italie ou Paris avec tous leursspectacles, tout en pensant à Calyste qui, dit-elle avec cettefaçon poétique si admirable et que vous connaissez, est le soleilde ces souvenirs… J’étais trop vieille pour être acceptée auxCarmélites, et je me suis donnée à l’ordre de Saint-François deSales uniquement parce qu’il a dit :  » – Je vous déchausserai latête au lieu de vous déchausser les pieds&|160;!  » en se refusant àces austérités qui brisent le corps. C’est en effet la tête quipèche. Le saint évêque a donc bien fait de rendre sa règle austèrepour l’intelligence et terrible contre la volonté&|160;!… Voilà ceque je désirais, car ma tête est la vraie coupable, elle m’atrompée sur mon cœur jusqu’à cet âge fatal de quarante ans où sil’on est pendant quelques moments quarante fois plus heureuse queles jeunes femmes, on est plus tard cinquante fois plus malheureusequ’elles… Eh&|160;! bien, mon enfant, es-tu contente&|160;?m’a-t-elle demandé en cessant avec un visible plaisir de parlerd’elle. – Vous me voyez dans l’enchantement de l’amour et dubonheur&|160;! lui ai je répondu. – Calyste est aussi bon et naïfqu’il est noble et beau, m’a-t-elle dit gravement. Je t’aiinstituée mon héritière, tu possèdes, outre ma fortune, le doubleidéal que j’ai rêvé… Je m’applaudis de ce que j’ai fait, a-t-ellerepris après une pause. Maintenant, mon enfant, ne t’abuse pas.Vous avez facilement saisi le bonheur, vous n’aviez que la main àétendre, mais pense à le conserver. Quand tu ne serais venue icique pour en remporter les conseils de mon expérience, ton voyageserait bien payé. Calyste subit en ce moment une passioncommuniquée, tu ne l’as pas inspirée. Pour rendre ta félicitédurable, tâche, ma petite, d’unir ce principe au premier. Dansvotre intérêt à tous deux, essaie d’être capricieuse, soiscoquette, un peu dure, il le faut. Je ne te conseille pas d’odieuxcalculs, ni la tyrannie, mais la science. Entre l’usure et laprodigalité, ma petite, il y a l’économie. Sache prendrehonnêtement un peu d’empire sur Calyste. Voici les dernièresparoles mondaines que je prononcerai, je les tenais en réserve pourtoi, car j’ai tremblé dans ma conscience de t’avoir sacrifiée poursauver Calyste&|160;! attache-le bien à toi, qu’il ait des enfants,qu’il respecte en toi leur mère… Enfin, me dit-elle d’une voixémue, arrange-toi de manière à ce qu’il ne revoie jamaisBéatrix&|160;!…  » Ce nom nous a plongées toutes les deux dans unesorte de torpeur, et nous sommes restées les yeux dans les yeuxl’une de l’autre échangeant la même inquiétude vague.  » -Retournez-vous à Guérande&|160;? me demanda-t-elle. – Oui, luidis-je.

– Eh&|160;! bien, n’allez jamais aux Touches… J’ai eu tort devous donner ce bien. – Et pourquoi&|160;? – Enfant&|160;! lesTouches sont pour toi le cabinet de Barbe-Bleue, car il n’y a riende plus dangereux que de réveiller une passion qui dort.  »

 » Je vous donne en substance, chère mère, le sens de notreconversation. Si mademoiselle des Touches m’a fait beaucoup causer,elle m’a donné d’autant plus à penser que, dans l’enivrement de cevoyage et de mes séductions avec mons Calyste, j’avais oublié lagrave situation morale dont je vous parlais dans ma premièrelettre.

 » Après avoir bien admiré Nantes, une charmante et magnifiqueville, après être allés voir sur la place Bretagne l’endroit oùCharette est si noblement tombé, nous avons projeté de revenir parla Loire à Saint-Nazaire, puisque nous avions fait déjà par terrela route de Nantes à Guérande. Décidément, un bateau à vapeur nevaut pas une voiture. Le voyage en public est une invention dumonstre moderne, le Monopole. Trois jeunes dames de Nantes assezjolies se démenaient sur le pont atteintes de ce que j’ai appelé lekergarouëtisme, une plaisanterie que vous comprendrez quand je vousaurai peint les Kergarouët. Calyste s’est très-bien comporté. Envrai gentilhomme, il ne m’a pas affichée. Quoique satisfaite de sonbon goût, de même qu’un enfant à qui l’on a donné son premiertambour, j’ai pensé que j’avais une magnifique occasion d’essayerle système recommandé par Camille Maupin, car ce n’est certes pasla postulante qui m’avait parlé. J’ai pris un petit air boudeur, etCalyste s’en est très-gentiment alarmé. A cette demande : -Qu’as-tu&|160;?… jetée à mon oreille, j’ai répondu la vérité : – Jen’ai rien&|160;! Et j’ai bien reconnu là le peu de succèsqu’obtient d’abord la Vérité. Le mensonge est une arme décisivedans les cas où la célérité doit sauver les femmes et les empires.Calyste est devenu très-pressant, très-inquiet. Je l’ai mené àl’avant du bateau, dans un tas de cordages&|160;; et là, d’une voixpleine d’alarmes, sinon de larmes, je lui ai dit les malheurs, lescraintes d’une femme dont le mari se trouve être le plus beau deshommes&|160;!…  » – Ah&|160;! Calyste, me suis-je écriée, il y adans notre union un affreux malheur, vous ne m’avez pas aimée, vousne m’avez pas choisie&|160;! Vous n’êtes pas resté planté sur vospieds comme une statue en me voyant pour la première fois&|160;!C’est mon cœur, mon attachement, ma tendresse qui sollicitent votreaffection, et vous me punirez quelque jour de vous avoir apportémoi-même les trésors de mon pur, de mon involontaire amour de jeunefille&|160;!… Je devrais être mauvaise, coquette, et je ne me senspas de force contre vous… Si cette horrible femme, qui vous adédaigné, se trouvait à ma place ici, vous n’auriez pas aperçu cesdeux affreuses bretonnes, que l’octroi de Paris classerait parmi lebétail…  » Calyste, ma mère, a eu deux larmes dans les yeux, ils’est retourné pour me les cacher, il a vu la Basse-Indre, et acouru dire au capitaine de nous y débarquer.

 » On ne tient pas contre de telles réponses, surtout quand ellessont accompagnées d’un séjour de trois heures dans une chétiveauberge de la Basse-Indre, où nous avons déjeuné de poisson fraisdans une petite chambre comme en peignent les peintres de genre, etpar les fenêtres de laquelle on entendait mugir les forges d’Indretà travers la belle nappe de la Loire. En voyant comment tournaientles expériences de l’Expérience, je me suis écriée : – Ah&|160;!chère Félicité&|160;!… Calyste, incapable de soupçonner lesconseils de la religieuse et la duplicité de ma conduite, a fait undivin calembour&|160;; il m’a coupé la parole en me répondant : -Gardons-en le souvenir&|160;? nous enverrons un artiste pour copierce paysage. Non, j’ai ri, chère maman, à déconcerter Calyste et jel’ai vu bien près de se fâcher. – Mais, lui dis-je, il y a de cepaysage, de cette scène, un tableau dans mon cœur qui ne s’effacerajamais, et d’une couleur inimitable.

 » Ah&|160;! ma mère, il m’est impossible de mettre ainsi lesapparences de la guerre ou de l’inimitié dans mon amour. Calystefera de moi tout ce qu’il voudra. Cette larme est la première, jepense, qu’il m’ait donnée, ne vaut-elle pas mieux que la secondedéclaration de nos droits&|160;?… Une femme sans cœur seraitdevenue dame et maîtresse après la scène du bateau, moi, je me suisreperdue. D’après votre système, plus je deviens femme, plus je mefais fille , car je suis affreusement lâche avec le bonheur, je netiens pas contre un regard de mon seigneur. Non&|160;! je nem’abandonne pas à son amour, je m’y attache comme une mère presseson enfant contre son sein en craignant quelque malheur.

III.

DE LA MEME A LA MEME.

Juillet, Guérande.

 » Ah&|160;! chère maman, au bout de trois mois connaître lajalousie. Voilà mon cœur bien complet, j’y sens une haine profondeet un profond amour&|160;! Je suis plus que trahie, je ne suis pasaimée&|160;!… Suis-je heureuse d’avoir une mère, un cœur où jepuisse crier à mon aise&|160;!… Nous autres femmes, qui sommesencore un peu jeunes filles, il suffit qu’on nous dise :  » Voiciune clef tachée de sang, au milieu de toutes celles de votrepalais, entrez partout, jouissez de tout, mais gardez-vous d’alleraux Touches&|160;!  » pour que nous entrions là, les pieds chauds,les yeux allumés de la curiosité d’Eve. Quelle irritationmademoiselle des Touches avait mise dans mon amour&|160;! Maisaussi pourquoi m’interdire les Touches&|160;? Qu’est-ce qu’unbonheur comme le mien qui dépendrait d’une promenade, d’un séjourdans un bouge de Bretagne&|160;? Et qu’ai-je à craindre&|160;?Enfin, joignez aux raisons de madame Barbe-Bleue le désir qui mordtoutes les femmes de savoir si leur pouvoir est précaire ou solide,et vous comprendrez comment un jour j’ai demandé d’un petit airindifférent :  » – Qu’est-ce que les Touches&|160;? – Les Touchessont à vous, m’a dit ma divine belle-mère. – Si Calyste n’avaitjamais mis le pied aux Touches&|160;!… s’écria ma tante Zéphirineen hochant la tête. – Mais il ne serait pas mon mari, dis-je à matante. – Vous savez donc ce qui s’y est passé&|160;? m’a répliquéfinement ma belle-mère. – C’est un lieu de perdition, a ditmademoiselle de Pen-Hoël, mademoiselle des Touches y a fait biendes péchés dont elle demande maintenant pardon à Dieu. – Celan’a-t-il pas sauvé l’âme de cette noble fille, et fait la fortuned’un couvent&|160;? s’est écrié le chevalier du Halga, l’abbéGrimont m’a dit qu’elle avait donné cent mille francs aux dames dela Visitation. – Voulez-vous aller aux Touches&|160;? m’a demandéma belle-mère, ça vaut la peine d’être vu. – Non&|160;! non, « ai-je dit vivement. Cette petite scène ne vous semble-t-elle pasune page de quelque drame diabolique&|160;? elle est revenue sousvingt prétextes. Enfin, ma belle-mère m’a dit :. – Je comprendspourquoi vous n’allez pas aux Touches, vous avez raison. « Oh&|160;! vous avouerez, maman, que ce coup de poignardinvolontairement donné vous aurait décidée à savoir si votrebonheur reposait sur des bases si frêles, qu’il dût périr sous telou tel lambris. Il faut rendre justice à Calyste, il ne m’a jamaisproposé de visiter cette chartreuse devenue son bien. Nous sommesdes créatures dénuées de sens, dès que nous aimons&|160;; car cesilence, cette réserve m’ont piquée, et je lui ai dit un jour :  » -Que crains-tu donc de voir aux Touches que toi seul n’en parlespas&|160;?… – Allons-y,  » dit-il.

J’ai donc été prise comme toutes les femmes qui veulent selaisser prendre, et qui s’en remettent au hasard pour dénouer lenœud gordien de leur indécision. Et nous sommes allés aux Touches.C’est charmant, c’est d’un goût profondément artiste, et je meplais dans cet abîme où mademoiselle des Touches m’avait tantdéfendu d’aller. Toutes les fleurs vénéneuses sont charmantes,Satan les a semées, car il y a les fleurs du diable et les fleursde Dieu&|160;! nous n’avons qu’à rentrer en nous-mêmes pour voirqu’ils ont créé le monde de moitié. Quelles acres délices danscette situation où je jouais non pas avec le feu, mais avec lescendres&|160;!… J’étudiais Calyste, il s’agissait de savoir si toutétait bien éteint, et je veillais aux courants d’air,croyez-moi&|160;! J’épiais son visage en allant de pièce en pièce,de meuble en meuble, absolument comme les enfants qui cherchent unobjet caché. Calyste m’a paru pensif, mais j’ai cru d’abord avoirvaincu. Je me suis sentie assez forte pour parler de madame deRochefide que, depuis l’aventure du rocher au Croisic, j’appelleRocheperfide. Enfin nous sommes allés voir le fameux buis où s’estarrêtée Béatrix quand il l’a jetée à la mer pour qu’elle ne fût àpersonne. –  » Elle doit être bien légère pour être restée là, ai-jedit en riant. Calyste a gardé le silence. – Respectons les morts,ai-je dit en continuant. Calyste est resté silencieux. – T’ai-jedéplu&|160;? – Non, mais cesse de galvaniser cette passion, a-t-ilrépondu.  » Quel mot&|160;!… Calyste, qui m’en a vu triste, aredoublé de soins et de tendresse pour moi.

Août.

 » J’étais, hélas&|160;! au fond de l’abîme, et je m’amusais,comme les innocentes de tous les mélodrames, à y cueillir desfleurs. Tout à coup une pensée horrible a chevauché dans monbonheur, comme le cheval de la ballade allemande. J’ai cru devinerque l’amour de Calyste s’agrandissait de ses réminiscences, qu’ilreportait sur moi les orages que je ravivais, en lui rappelant lescoquetteries de cette affreuse Béatrix. Cette nature malsaine etfroide, persistante et molle, qui tient du mollusque et du corail,ose s’appeler Béatrix&|160;!… Déjà&|160;! ma chère mère, me voilàforcée d’avoir l’oeil à un soupçon quand mon cœur est tout àCalyste, et n’est-ce pas une grande catastrophe que l’oeil l’aitemporté sur le cœur, que le soupçon enfin se soit trouvéjustifié&|160;? Voici comment. –  » Ce lieu m’est cher, ai je dit àCalyste un matin, car je lui dois mon bonheur, aussi te pardonné-jede me prendre quelquefois pour une autre…  » Ce loyal Breton arougi, je lui ai sauté au cou, mais j’ai quitté les Touches, et jen’y reviendrai jamais.

 » A la force de la haine qui me fait souhaiter la mort de madamede Rochefide, oh&|160;! mon Dieu naturellement d’une fluxion depoitrine, d’un accident quelconque, j’ai reconnu l’étendue, lapuissance de mon amour pour Calyste. Cette femme est venue troublermon sommeil, je la vois en rêve, dois-je donc la rencontrer&|160;?…Ah&|160;! la postulante de la Visitation avait raison&|160;!… LesTouches sont un lieu fatal, Calyste y a retrouvé ses impressions,elles sont plus fortes que les délices de notre amour. Sachez, machère mère, si madame de Rochefide est à Paris, car alors jeresterai dans nos terres de Bretagne. Pauvre mademoiselle desTouches qui se repent maintenant de m’avoir fait habiller enBéatrix pour le jour du contrat, afin de faire réussir son plan, sielle apprenait jusqu’à quel point je viens d’être prise pour notreodieuse rivale&|160;?… que dirait-elle&|160;! Mais c’est uneprostitution&|160;! je ne suis plus moi, j’ai honte. Je suis enproie à une envie furieuse de fuir Guérande et les sables duCroisic.

25 août.

 » Décidément, je retourne aux ruines du Guénic. Calyste, assezinquiet de mon inquiétude, m’emmène. Ou il connaît peu le mondes’il ne devine rien, ou s’il sait la cause de ma fuite, il nem’aime pas. Je tremble tant de trouver une affreuse certitude si jela cherche, que je me mets, comme les enfants, les mains devant lesyeux pour ne pas entendre une détonation. Oh&|160;! ma mère, je nesuis pas aimée du même amour que je me sens au cœur. Calyste estcharmant, c’est vrai&|160;; mais quel homme, à moins d’être unmonstre, ne serait pas, comme Calyste, aimable et gracieux, enrecevant toutes les fleurs écloses dans l’âme d’une jeune fille devingt ans, élevée par vous, pure comme je le suis, aimante, et quebien des femmes vous ont dit être belle…

Au Guénic, 18 septembre.

 » L’a-t-il oubliée&|160;? Voilà l’unique pensée qui retentitcomme un remords dans mon âme&|160;! Ah&|160;! chère maman, toutesles femmes ont-elles eu comme moi des souvenirs à combattre&|160;?…On ne devrait marier que des jeunes gens innocents à des jeunesfilles pures&|160;! Mais c’est une décevante utopie, il vaut mieuxavoir sa rivale dans le passé que dans l’avenir. Ah&|160;!plaignez-moi, ma mère, quoiqu’en ce moment je sois heureuse,heureuse comme une femme qui a peur de perdre son bonheur et quis’y accroche&|160;!… Une manière de le tuer quelquefois, ditClotilde.

 » Je m’aperçois que depuis cinq mois je ne pense qu’à moi,c’est-à-dire à Calyste. Dites à ma sœur Clotilde que ses tristessagesses me reviennent parfois, elle est bien heureuse d’êtrefidèle à un mort, elle ne craint plus de rivale. J’embrasse machère Athénaïs, je vois que Juste en est fou, d’après ce que vousm’en dites dans votre dernière lettre, il a peur qu’on ne la luidonne pas. Cultivez cette crainte comme une fleur précieuse.Athénaïs sera la maîtresse, et moi qui tremblais de ne pas obtenirCalyste de lui-même, je serai servante. Mille tendresses, chèremaman. Ah&|160;! si mes terreurs n’étaient pas vaines, CamilleMaupin m’aurait vendu sa fortune bien cher. Mes affectueux respectsà mon père.  »

Ces lettres expliquent parfaitement la situation secrète de lafemme et du mari. Si pour Sabine son mariage était un mariaged’amour, Calyste y voyait un mariage de convenance, et les joies dela lune de miel n’avaient pas obéi tout à fait au système légal dela communauté. Pendant le séjour des deux mariés en Bretagne, lestravaux de restauration, les dispositions et l’ameublement del’hôtel du Guénic avaient été conduits par le célèbre architecteGrindot, sous la surveillance de Clotilde, de la duchesse et du ducde Grandlieu. Toutes les mesures avaient été prises pour qu’au moisde décembre 1838, le jeune ménage pût revenir à Paris. Sabines’installa donc rue de Bourbon avec plaisir, moins pour jouer à lamaîtresse de maison que pour savoir ce que sa famille penserait deson mariage. Calyste, en bel indifférent, se laissa guidervolontiers dans le monde par sa belle-sœur Clotilde, et par sabelle-mère, qui lui surent gré de cette obéissance. Il y obtint laplace due à son nom, à sa fortune et à son alliance. Le succès desa femme, comptée comme une des plus charmantes, les distractionsque donne la haute société, les devoirs à remplir, les amusementsde l’hiver à Paris, rendirent un peu de force au bonheur du ménageen y produisant à la fois des excitants et des intermèdes. Sabine,trouvée heureuse par sa mère et sa sœur qui virent dans la froideurde Calyste un effet de son éducation anglaise, abandonna ses idéesnoires&|160;; elle entendit envier son sort par tant de jeunesfemmes mal mariées, qu’elle renvoya ses terreurs au pays deschimères. Enfin la grossesse de Sabine compléta les garantiesoffertes par cette union du genre neutre, une de celles dontaugurent bien les femmes expérimentées. En octobre 1839, la jeunebaronne du Guénic eut un fils et fit la folie de le nourrir, selonle calcul de toutes les femmes en pareil cas. Comment ne pas êtreentièrement mère quand on a eu son enfant d’un mari vraimentidolâtré&|160;? Vers la fin de l’été suivant, en août 1840, Sabineétait donc encore nourrice. Pendant un séjour de deux ans à Paris,Calyste s’était tout à fait dépouillé de cette innocence dont lesprestiges avaient décoré ses débuts dans le monde de la passion.Calyste s’était lié naturellement avec le jeune duc Georges deMaufrigneuse marié comme lui nouvellement à une héritière, Berthede Cinq-Cygne&|160;; avec le vicomte Savinien de Portenduère, avecle duc et la duchesse de Rhétoré, le duc et la duchesse deLenoncourt-Chaulieu, avec tous les habitués du salon de sabelle-mère. La Richesse a des heures funestes, des oisivetés queParis sait, plus qu’aucune autre capitale, amuser, charmer,intéresser. Au contact de ces jeunes maris qui laissaient les plusnobles, les plus belles créatures pour les délices du cigare et duwhist, pour les sublimes conversations du club, ou pour lespréoccupations du turf , bien des vertus domestiques furentatteintes chez le jeune gentilhomme breton. Le maternel désir d’unefemme qui ne veut pas ennuyer son mari, vient toujours en aide auxdissipations des jeunes mariés. Une femme est si fière de voirrevenir à elle un homme à qui elle laisse toute saliberté&|160;!…

Un soir, en octobre de cette année, pour fuir les cris d’unenfant en sevrage, Calyste, à qui Sabine ne pouvait pas voir sansdouleur un pli au front, alla conseillé par elle aux Variétés oùl’on donnait une pièce nouvelle. Le valet de chambre chargé delouer une stalle à l’orchestre l’avait prise assez près de cettepartie de la salle appelée l’avant-scène. Au premier entr’acte, enregardant autour de lui, Calyste aperçut, dans une des deux logesd’avant-scène, au rez-de-chaussée, à quatre pas de lui, madame deRochefide.

Béatrix à Paris&|160;! Béatrix en public&|160;! ces deux idéestraversèrent le cœur de Calyste comme deux flèches. La revoir aprèstrois ans bientôt&|160;! Comment expliquer le bouleversement qui sefit dans l’âme d’un amant qui, loin d’oublier, avait quelquefois sibien épousé Béatrix dans sa femme, que sa femme s’en étaitaperçu&|160;! A qui peut-on expliquer que le poème d’un amourperdu, méconnu, mais toujours vivant dans le cœur du mari deSabine, y rendit obscures les suavités conjugales, la tendresseineffable de la jeune épouse. Béatrix devint la lumière, le jour,le mouvement, la vie et l’inconnu&|160;; tandis que Sabine fut ledevoir, les ténèbres, le prévu&|160;! L’une fut en un moment leplaisir, et l’autre l’ennui. Ce fut un coup de foudre. Dans saloyauté, le mari de Sabine eut la noble pensée de quitter la salle.A la sortie de l’orchestre, il vit la porte de la logeentr’ouverte, et ses pieds l’y menèrent en dépit de sa volonté. Lejeune Breton y trouva Béatrix entre deux hommes des plusdistingués, Canalis et Nathan, un homme politique et un hommelittéraire. Depuis bientôt trois ans que Calyste ne l’avait vue,madame de Rochefide avait étonnamment changé&|160;; mais, quoiquesa métamorphose eût atteint la femme, elle devait n’en être queplus poétique et plus attrayante pour Calyste. Jusqu’à l’âge detrente ans, les jolies femmes de Paris ne demandent qu’un vêtementà la toilette&|160;; mais en passant sous le porche fatal de latrentaine, elles cherchent des armes, des séductions, desembellissements dans les chiffons&|160;; elles se composent desgrâces, elles y trouvent des moyens, elles y prennent un caractère,elles s’y rajeunissent, elles étudient les plus légers accessoires,elles passent enfin de la nature à l’art. Madame de Rochefidevenait de subir les péripéties du drame qui, dans cette histoiredes mœurs françaises au XIXe siècle, s’appelle la Femme Abandonnée.Elle avait été quittée la première par Conti&|160;; naturellementelle était devenue une grande artiste en toilette, en coquetterieet en fleurs artificielles.

– Comment Conti n’est-il pas ici&|160;? demanda tout bas Calysteà Canalis après avoir fait les salutations banales par lesquellescommencent les entrevues les plus solennelles quand elles ont lieupubliquement.

L’ancien grand poète du Faubourg-Saint-Germain, deux foisministre et redevenu pour la quatrième fois un orateur aspirant àquelque nouveau ministère, se mit significativement un doigt surles lèvres. Ce geste expliqua tout.

– Je suis bien heureuse de vous voir, dit chattement Béatrix àCalyste. Je me disais en vous reconnaissant là, sans être aperçuetout d’abord, que vous ne me renieriez pas, vous&|160;! – Ah&|160;!mon Calyste, pourquoi vous êtes-vous marié&|160;? lui dit-elle àl’oreille, et avec une petite sotte encore&|160;!…

Dès qu’une femme parle à l’oreille d’un nouveau venu dans saloge en le faisant asseoir à côté d’elle, les gens du monde onttoujours un prétexte pour la laisser seule avec lui.

– Venez vous, Nathan&|160;? dit Canalis. Madame la marquise mepermettra d’aller dire un mot à d’Arthez, que je vois avec laprincesse de Cadignan, il s’agit d’une combinaison de tribune pourla séance de demain.

Cette sortie de bon goût permit à Calyste de se remettre du chocqu’il venait de subir&|160;; mais il acheva de perdre son esprit etsa force en aspirant la senteur, pour lui charmante et vénéneuse,de la poésie composée par Béatrix. Madame de Rochefide, devenueosseuse et filandreuse, dont le teint s’était presque décomposé,maigrie, flétrie, les yeux cernés, avait ce soir-là fleuri sesruines prématurées par les conceptions les plus ingénieuses del’Article-Paris. Elle avait imaginé, comme toutes les femmesabandonnées, de se donner l’air vierge, en rappelant, par beaucoupd’étoffes blanches, les filles en a d’Ossian, si poétiquementpeintes par Girodet. Sa chevelure blonde enveloppait sa figureallongée par des flots de boucles où ruisselaient les clartés de larampe attirées par le luisant d’une huile parfumée. Son front pâleétincelait. Elle avait mis imperceptiblement du rouge dont l’éclattrompait l’oeil sur la blancheur fade de son teint refait à l’eaude son. Une écharpe d’une finesse à faire douter que des hommeseussent ainsi travaillé la soie, était tortillée à son cou demanière à en diminuer la longueur, à le cacher, à ne laisser voirqu’imparfaitement des trésors habilement sertis par le corset. Sataille était un chef-d’œuvre de composition. Quant à sa pose, unmot suffit, elle valait toute la peine qu’elle avait prise à lachercher. Ses bras maigris, durcis, paraissaient à peine sous lesbouffants à effets calculés de ses manches larges. Elle offrait cemélange de lueurs et de soieries brillantes, de gaze et de cheveuxcrêpés, de vivacité, de calme et de mouvement, qu’on a nommé le jene sais quoi . Tout le monde sait en quoi consiste le je ne saisquoi . C’est beaucoup d’esprit, de goût et d’envie de plaire.Béatrix était donc une pièce à décor, à changement etprodigieusement machinée. La représentation de ces féeries qui sontaussi très-habilement dialoguées rend fous les hommes doués defranchise, car ils éprouvent par la loi des contrastes un désireffréné de jouer avec les artifices. C’est faux et entraînant,c’est cherché, mais agréable, et certains hommes adorent ces femmesqui jouent à la séduction comme on joue aux cartes. Voici pourquoi.Le désir de l’homme est un syllogiste qui conclut de cette scienceextérieure aux secrets théorèmes de la volupté. L’esprit se ditsans parole : – Une femme qui sait se créer si belle doit avoir debien autres ressources dans la passion. Et c’est vrai. Les femmesabandonnées sont celles qui aiment, les conservatrices sont cellesqui savent aimer. Or si cette leçon d’Italien avait été cruellepour l’amour-propre de Béatrix, elle appartenait à une nature tropnaturellement artificieuse pour ne pas en profiter.

– Il ne s’agit pas de vous aimer, disait-elle quelques instantsavant que Calyste n’entrât, il faut vous tracasser quand nous voustenons, là est le secret de celles qui veulent vous conserver. Lesdragons gardiens des trésors sont armés de griffes etd’ailes&|160;!…

– On ferait un sonnet de votre pensée, avait répondu Canalis aumoment où Calyste se montra.

En un seul regard, Béatrix devina l’état de Calyste, elleretrouva fraîches et rouges les marques du collier qu’elle luiavait mis aux Touches. Calyste, blessé du mot dit sur sa femme,hésitait entre sa dignité de mari, la défense de Sabine, et uneparole dure à jeter dans un cœur d’où s’exhalaient pour lui tant desouvenirs, un cœur qu’il croyait saignant encore. Cette hésitation,la marquise l’observait, elle n’avait dit ce mot que pour savoirjusqu’où s’étendait son empire sur Calyste&|160;; en le voyant sifaible, elle vint à son secours pour le tirer d’embarras.

– Eh&|160;! bien, mon ami, vous me trouvez seule, dit-elle quandles deux courtisans furent partis, oui, seule au monde&|160;!…

– Vous n’avez donc pas pensé à moi&|160;?… dit Calyste.

– Vous&|160;! répondit elle, n’êtes-vous pas marié&|160;?… Cefut une de mes douleurs au milieu de celles que j’ai subies, depuisque nous ne nous sommes vus. Non-seulement, me suis-je dit, jeperds l’amour, mais encore une amitié que je croyais être bretonne.On s’accoutume à tout. Maintenant je souffre moins, mais je suisbrisée. Voici depuis long-temps le premier épanchement de mon cœur.Obligée d’être fière devant les indifférents, arrogante comme si jen’avais pas failli devant les gens qui me font la cour, ayant perduma chère Félicité, je n’avais pas une oreille où jeter ce mot : -Je souffre&|160;! Aussi maintenant puis-je vous dire quelle a étémon angoisse en vous voyant à quatre pas de moi sans être reconnuepar vous, et quelle est ma joie en vous voyant près de moi… Oui,dit-elle en répondant à un geste de Calyste, c’est presque de lafidélité&|160;! Voilà les malheureux&|160;? un rien, une visite esttout pour eux. Ah&|160;! vous m’avez aimée, vous, comme je méritaisde l’être par celui qui s’est plu à fouler aux pieds tous lestrésors que j’y versais&|160;! Et, pour mon malheur, je ne sais pasoublier, j’aime, et je veux être fidèle à ce passé qui ne reviendrajamais.

En disant cette tirade, improvisée déjà cent fois, elle jouaitde la prunelle de manière à doubler par le geste l’effet desparoles qui semblaient arrachées du fond de son âme par la violenced’un torrent long-temps contenu. Calyste, au lieu de parler, laissacouler les larmes qui lui roulaient dans les yeux, Béatrix lui pritla main, la lui serra, le fit pâlir.

– Merci, Calyste&|160;! merci, mon pauvre enfant, voilà commentun véritable ami répond à la douleur d’un ami&|160;!… Nous nousentendons. Tenez, n’ajoutez pas un mot&|160;!… allez-vous-en, l’onnous regarde, et vous pourriez faire du chagrin à votre femme, si,par hasard, on lui disait que nous nous sommes vus, quoique bieninnocemment, à la face de mille personnes… Adieu, je suis forte,voyez vous&|160;!…

Elle s’essuya les yeux en faisant ce que dans la rhétorique desfemmes on doit appeler une antithèse en action.

– Laissez-moi rire du rire des damnés avec les indifférents quim’amusent, reprit-elle. Je vois des artistes, des écrivains, lemonde que j’ai connu chez notre pauvre Camille Maupin, qui certes apeut être eu raison&|160;! Enrichir celui qu’on aime, etdisparaître en se disant :  » Je suis trop vieille pour lui, c’estfinir en martyre. Et c’est ce qu’il y a de mieux quand on ne peutpas finir en vierge.  »

Et elle se mit à rire, comme pour détruire l’impression tristequ’elle avait dû donner à son ancien adorateur.

– Mais, dit Calyste, où puis-je vous aller voir&|160;?

– Je me suis cachée rue de Chartres, devant le parc de Monceaux,dans un petit hôtel conforme à ma fortune, et je m’y bourre la têtede littérature, mais pour moi seule, pour me distraire. Dieu megarde de la manie de ces dames&|160;!… Allez, sortez, laissez-moi,je ne veux pas occuper de moi le monde, et que ne dirait-on pas ennous voyant&|160;? D’ailleurs, tenez, Calyste, si vous restiezencore un instant, je pleurerais tout à fait.

Calyste se retira, mais après avoir tendu la main à Béatrix, etavoir éprouvé pour la seconde fois la sensation profonde, étrange,d’une double pression pleine de chatouillements séducteurs.

– Mon Dieu&|160;? Sabine n’a jamais su me remuer le cœur ainsi,fut une pensée qui l’assaillit dans le corridor.

Pendant le reste de la soirée, la marquise de Rochefide ne jetapas trois regards directs à Calyste&|160;; mais il y eut desregards de côté qui furent autant de déchirements d’âme pour unhomme tout entier à son premier amour repoussé.

Quand le baron du Guénic se trouva chez lui, la splendeur de sesappartements le fit songer à l’espèce de médiocrité dont avaitparlé Béatrix, et il prit sa fortune en haine de ce qu’elle neprouvait appartenir à l’ange déchu. Quand il apprit que Sabineétait depuis long-temps couchée, il fut fort heureux de se trouverriche d’une nuit pour vivre avec ses émotions. Il maudit alors ladivination que l’amour donnait à Sabine. Lorsqu’un mari paraventure, est adoré de sa femme, elle lit sur ce visage comme dansun livre, elle connaît les moindres tressaillements des muscles,elle sait d’où vient le calme, elle se demande compte de la pluslégère tristesse, et recherche si c’est elle qui la cause&|160;;elle étudie les yeux, pour elle les yeux se teignent de la penséedominante, ils aiment ou ils n’aiment pas. Calyste se savaitl’objet d’un culte si profond, si naïf, si jaloux, qu’il douta depouvoir se composer une figure discrète sur le changement survenudans son moral.

– Comment ferai-je, demain matin&|160;?… se dit-il ens’endormant, et redoutant l’espèce d’inspection à laquelle selivrait Sabine.

En abordant Calyste, et même parfois dans la journée, Sabine luidemandait :  » – M’aimes-tu toujours&|160;?  » ou bien :  » – Je net’ennuie pas&|160;?  » Interrogations gracieuses, variées selon lecaractère ou l’esprit des femmes, et qui cachent leurs angoisses oufeintes ou réelles.

Il vient à la surface des cœurs les plus nobles et les plus pursdes boues soulevées par les ouragans. Ainsi, le lendemain matin,Calyste, qui certes aimait son enfant, tressaillit de joie enapprenant que Sabine guettait la cause de quelques convulsions encraignant le croup et qu’elle ne voulait pas quitter le petitCalyste. Le baron prétexta d’une affaire et sortit en évitant dedéjeuner à la maison. Il s’échappa comme s’échappent lesprisonniers, heureux d’aller à pied, de marcher par le pont LouisXVI et les Champs-Elysées, vers un café du boulevard où il se plutà déjeuner en garçon.

Qu’y a-t-il donc dans l’amour&|160;? La nature regimbe-t-ellesous le joug social&|160;? La nature veut-elle que l’élan de la viedonnée soit spontané, libre, que ce soit le cours d’un torrentfougueux, brisé par les rochers de la contradiction, de lacoquetterie, au lieu d’être une eau coulant tranquillement entreles deux rives de la Mairie, de l’Eglise&|160;? A-t-elle sesdesseins quand elle couve ces éruptions volcaniques auxquelles sontdus les grands hommes peut-être&|160;? Il eût été difficile detrouver un jeune homme élevé plus saintement que Calyste, de mœursplus pures, moins souillé d’irréligion, et il bondissait vers unefemme indigne de lui, quand un clément, un radieux hasard lui avaitprésenté dans la baronne du Guénic une jeune fille d’une beautévraiment aristocratique, d’un esprit fin et délicat, pieuse,aimante et attachée uniquement à lui, d’une douceur angéliqueencore attendrie par l’amour, par un amour passionné malgré lemariage, comme l’était le sien pour Béatrix. Peut-être les hommesles plus grands ont-ils gardé dans leur constitution un peud’argile, la fange leur plaît encore. L’être le moins imparfaitserait donc alors la femme, malgré ses fautes et ses déraisons.Néanmoins madame de Rochefide, au milieu du cortége de prétentionspoétiques qui l’entourait, et malgré sa chute, appartenait à laplus haute noblesse, elle offrait une nature plus éthérée quefangeuse, et cachait la courtisane qu’elle se proposait d’être sousles dehors les plus aristocratiques. Ainsi, cette explication nerendrait pas compte de l’étrange passion de Calyste. Peut-être entrouverait-on la raison dans une vanité si profondément enterréeque les moralistes n’ont pas encore découvert ce côté du vice. Ilest des hommes pleins de noblesse comme Calyste, beaux commeCalyste, riches et distingués, bien élevés, qui se fatiguent, àleur insu peut-être, d’un mariage avec une nature semblable à laleur, des êtres dont la noblesse ne s’étonne pas de la noblesse,que la grandeur et la délicatesse toujours consonnant à la leur,laissent dans le calme et qui vont chercher auprès des naturesinférieures ou tombées la sanction de leur supériorité, sitoutefois ils ne vont pas leur mendier des éloges. Le contraste dela décadence morale et du sublime divertit leurs regards. Le purbrille tant dans le voisinage de l’impur&|160;! Cette contradictionamuse. Calyste n’avait rien à protéger dans Sabine, elle étaitirréprochable, les forces perdues de son cœur allaient toutesvibrer chez Béatrix. Si des grands hommes ont joué sous nos yeux cerôle de Jésus relevant la femme adultère, pourquoi les gensordinaires seraient-il plus sages&|160;?

Calyste atteignit à l’heure de deux heures en vivant sur cettephrase : Je vais la revoir&|160;! un poème qui souvent a défrayédes voyages de sept cents lieues&|160;!… Il alla d’un pas lestejusqu’à la rue de Courcelles, il reconnut la maison quoiqu’il nel’eût jamais vue, et il resta, lui, le gendre du duc de Grandlieu,lui riche, lui noble comme les Bourbons, au bas de l’escalier,arrêté par la question d’un vieux valet.

– Le nom de monsieur&|160;?

Calyste comprit qu’il devait laisser à Béatrix son librearbitre, et il examina le jardin, les murs ondés par les liguesnoires et jaunes que produisent les pluies sur les plâtres deParis.

Madame de Rochefide, comme presque toutes les grandes dames quirompent leur chaîne, s’était enfuie en laissant à son mari safortune, elle n’avait pas voulu tendre la main à son tyran. Conti,mademoiselle des Touches avaient évité les ennuis de la viematérielle à Béatrix, à qui sa mère fit d’ailleurs à plusieursreprises passer quelques sommes. En se trouvant seule, elle futobligée à des économies assez rudes pour une femme habituée auluxe. Elle avait donc grimpé sur le sommet de la colline où s’étalele parc de Monceaux, et s’était réfugiée dans une ancienne petitemaison de grand seigneur située sur la rue, mais accompagnée d’uncharmant petit jardin, et dont le loyer ne dépassait pas dix-huitcents francs. Néanmoins, toujours servie par un vieux domestique,par une femme de chambre et par une cuisinière d’Alençon attachés àson infortune, sa misère aurait constitué l’opulence de bien desbourgeoises ambitieuses. Calyste monta par un escalier dont lesmarches en pierre avaient été poncées et dont les paliers étaientpleins de fleurs. Au premier étage le vieux valet ouvrit, pourintroduire le baron dans l’appartement, une double porte en veloursrouge, à losanges de soie ronge et à clous dorés. La soie, levelours tapissaient les pièces par lesquelles Calyste passa. Destapis de couleurs sérieuses, des draperies entrecroisées auxfenêtres, les portières, tout à l’intérieur contrastait avec lamesquinerie de l’extérieur mal entretenu par le propriétaire.Calyste attendit Béatrix dans un salon d’un style sobre, où le luxes’était fait simple. Cette pièce, tendue de velours couleur grenatrehaussé par des soieries d’un jaune mat, à tapis rouge foncé, dontles fenêtres ressemblaient à des serres, tant les fleurs abondaientdans les jardinières, était éclairée par un jour si faible qu’àpeine Calyste vit-il sur la cheminée deux vases en vieux céladonrouge, entre lesquels brillait une coupe d’argent attribuée àBenvenuto Cellini, rapportée d’Italie par Béatrix. Les meubles enbois doré garnis en velours, les magnifiques consoles sur unedesquelles était une pendule curieuse, la table à tapis de Perse,tout attestait une ancienne opulence dont les restes avaient étébien disposés. Sur un petit meuble, Calyste aperçut des bijoux, unlivre commencé dans lequel scintillait le manche orné de pierreriesd’un poignard qui servait de coupoir, symbole de la critique.Enfin, sur le mur, dix aquarelles richement encadrées, qui toutesreprésentaient les chambres à coucher des diverses habitations oùsa vie errante avait fait séjourner Béatrix, donnaient la mesured’une impertinence supérieure.

Le froufrou d’une robe de soie annonça l’infortunée qui semontra dans une toilette étudiée, et qui certes aurait dit à unroué qu’on l’attendait. La robe, taillée en robe de chambre pourlaisser entrevoir un coin de la blanche poitrine, était en moiregris-perle, à grandes manches ouvertes d’où les bras sortaientcouverts d’une double manche à bouffants divisés par des lisérés,et garnie de dentelles au bout. Les beaux cheveux que le peigneavait fait foisonner s’échappaient de dessous un bonnet de dentelleet de fleurs. – Déjà&|160;?… dit-elle en souriant. Un amantn’aurait pas un tel empressement. Vous avez des secrets à me dire,n’est-ce pas&|160;?

Et elle se posa sur une causeuse invitant par un geste Calyste àse mettre près d’elle. Par un hasard cherché peut-être (car lesfemmes ont deux mémoires, celle des anges et celle des démons),Béatrix exhalait le parfum dont elle se servait aux Touches lors desa rencontre avec Calyste. La première aspiration de cette odeur,le contact de cette robe, le regard de ces yeux qui, dans cedemi-jour attiraient la lumière pour la renvoyer, tout fit perdrela tête à Calyste. Le malheureux retrouva cette violence qui déjàfaillit tuer Béatrix&|160;; mais, cette fois, la marquise était aubord d’une causeuse, et non de l’Océan, elle se leva pour allersonner, en posant un doigt sur ses lèvres A ce signe, Calysterappelé à l’ordre se contint, il comprit que Béatrix n’avait aucuneintention belliqueuse.

– Antoine, je n’y suis pour personne, dit-elle au vieuxdomestique. Mettez du bois dans le feu. – Vous voyez, Calyste, queje vous traite en ami, reprit-elle avec dignité quand le vieillardfut sorti, ne me traitez pas en maîtresse. J’ai deux observations àvous faire. D’abord, je ne me disputerais pas sottement à un hommeaimé&|160;; puis je ne veux plus être à aucun homme au monde, carj’ai cru, Calyste, être aimée par une espèce de Rizzio qu’aucunengagement n’enchaînait, par un homme entièrement libre, et vousvoyez où cet entraînement fatal m’a conduite&|160;? Vous, vous êtessous l’empire du plus saint des devoirs, vous avez une femme jeune,aimable, délicieuse&|160;; enfin, vous êtes père. Je serais, commevous l’êtes, sans excuse et nous serions deux fous…

– Ma chère Béatrix, toutes ces raisons tombent devant un mot :je n’ai jamais aimé que vous au monde, et l’on m’a marié malgrémoi.

– Un tour que nous a joué mademoiselle des Touches, dit-elle ensouriant.

Trois heures se passèrent pendant lesquelles madame de Rochefidemaintint Calyste dans l’observation de la foi conjugale en luiposant l’horrible ultimatum d’une renonciation radicale à Sabine.Rien ne la rassurerait, disait-elle, dans la situation horrible oùla mettrait l’amour de Calyste. Elle regardait d’ailleurs lesacrifice de Sabine comme peu de chose, elle la connaissaitbien&|160;!

– C’est, mon cher enfant, une femme qui tient toutes lespromesses de la fille. Elle est bien Grandlieu, brune comme sa mèrela Portugaise, pour ne pas dire orange, et sèche comme son père.Pour dire la vérité, votre femme ne sera jamais perdue, c’est ungrand garçon qui peut aller tout seul. Pauvre Calyste, est-ce là lafemme qu’il vous fallait&|160;? Elle a de beaux yeux, mais cesyeux-là sont communs en Italie, en Espagne et en Portugal. Peut-onavoir de la tendresse avec des formes si maigres&|160;? Eve estblonde, les femmes brunes descendent d’Adam, les blondes tiennentde Dieu dont la main a laissé sur Eve sa dernière pensée, une foisla création accomplie.

Vers six heures Calyste, au désespoir, prit son chapeau pours’en aller.

– Oui, va-t’en, mon pauvre ami, ne lui donne pas le chagrin dedîner sans toi&|160;!…

Calyste resta. Si jeune, il était si facile à prendre par sescôtés mauvais.

– Vous oseriez dîner avec moi&|160;? dit Béatrix en jouant unétonnement provocateur, ma maigre chère ne vous effrayerait pas, etvous auriez assez d’indépendance pour me combler de joie par cettepetite preuve d’affection.

– Laissez-moi seulement, dit-il, écrire un petit mot à Sabine,car elle m’attendrait jusqu’à neuf heures.

– Tenez, voici la table où j’écris, dit Béatrix.

Elle alluma les bougies elle-même, et en apporta une sur latable afin de lire ce qu’écrirait Calyste.

 » Ma chère Sabine…

– Ma chère&|160;! Votre femme vous est encore chère&|160;? ditelle en le regardant d’un air froid à lui geler la moelle dans lesos. Allez&|160;! allez dîner avec elle&|160;!…

– Je dîne au cabaret avec des amis…

– Un mensonge. Fi&|160;! vous êtes indigne d’être aimé par elleou par moi&|160;!… Les hommes sont tous lâches avec nous&|160;!Allez, monsieur, allez dîner avec votre chère Sabine.

Calyste se renversa sur le fauteuil, et y devint pâle comme lamort. Les Bretons possèdent une nature de courage qui les porte às’entêter dans les difficultés. Le jeune baron se redressa, secampa le coude sur la table, le menton dans la main, et regardad’un oeil étincelant l’implacable Béatrix. Il fut si superbe,qu’une femme du nord ou du midi serait tombée à ses genoux en luidisant : – Prends-moi&|160;! Mais Béatrix, née sur la lisière de laNormandie et de la Bretagne, appartenait à la race des Casteran,l’abandon avait développé chez elle les férocités du Franc, laméchanceté du Normand, il lui fallait un éclat terrible pourvengeance, elle ne céda point à ce sublime mouvement.

– Dictez ce que je dois écrire, j’obéirai, dit le pauvre garçon.Mais alors…

– Eh&|160;! bien, oui, dit-elle, car tu m’aimeras encore commetu m’aimais à Guérande. Ecris : Je dîne en ville, ne m’attendezpas&|160;!

– Et… dit Calyste qui crut à quelque chose de plus.

– Rien, signez. Bien, dit-elle en sautant sur ce poulet avec unejoie contenue, je vais faire envoyer cela par uncommissionnaire.

– Maintenant… s’écria Calyste en se levant comme un hommeheureux.

– Ah&|160;! j’ai gardé, je crois, mon libre arbitre&|160;?…dit-elle en se retournant et s’arrêtant à mi-chemin de la table àla cheminée où elle alla sonner : – Tenez, Antoine, faites porterce mot à son adresse. Monsieur dine ici.

Calyste rentra vers deux heures du matin à son hôtel. Aprèsavoir attendu jusqu’à minuit et demi, Sabine s’était couchée,accablée de fatigue&|160;; elle dormait quoiqu’elle eut étévivement atteinte par le laconisme du billet de son mari&|160;;mais elle l’expliqua&|160;!… l’amour vrai commence chez la femmepar expliquer tout à l’avantage de l’homme aimé.

– Calyste était pressé, se dit-elle.

Le lendemain matin, l’enfant allait bien, les inquiétudes de lamère étaient calmées, Sabine vint en riant avec le petit Calystedans ses bras, le présenter au père quelques moments avant ledéjeuner en faisant de ces jolies folies, en disant ces parolesbêtes que font et que disent les jeunes mères. Cette petite scèneconjugale permit à Calyste d’avoir une contenance, il fut charmantavec sa femme, tout en pensant qu’il était un monstre. Il jouacomme un enfant avec monsieur le chevalier, il joua trop même, iloutra son rôle, mais Sabine n’en était pas arrivée à ce degré dedéfiance auquel une femme peut reconnaître une nuance sidélicate.

Enfin, au déjeuner, Sabine lui demanda : – Qu’as-tu donc faithier&|160;?

– Portenduère, répondit-il, m’a gardé à dîner et nous sommesallés au club jouer quelques parties de whist.

– C’est une sotte vie, mon Calyste, répliqua Sabine. Les jeunesgentilshommes de ce temps-ci devraient penser à reconquérir dansleur pays tout le terrain perdu par leurs pères. Ce n’est pas enfumant des cigares, faisant le whist, désœuvrant encore leuroisiveté, s’en tenant à dire des impertinences aux parvenus qui leschassent de toutes leurs positions, se séparant des massesauxquelles ils devraient servir d’âme, d’intelligence, en être laprovidence, que vous existerez. Au lieu d’être un parti, vous neserez plus qu’une opinion, comme a dit de Marsay. Ah&|160;! si tusavais combien mes pensées se sont élargies depuis que j’ai bercé,nourri ton enfant. Je voudrais voir devenir historique ce vieux nomde du Guénic&|160;! Tout à coup, plongeant son regard dans les yeuxde Calyste qui l’écoutait d’un air pensif, elle lui dit : – Avoueque le premier billet que tu m’auras écrit est un peu sec.

– Je n’ai pensé à te prévenir qu’au club..

– Tu m’as cependant écrit sur du papier de femme, il sentait uneodeur que je ne connais pas.

– Ils sont si drôles les directeurs de club&|160;!…

Le vicomte de Portenduère et sa femme, un charmant ménage,avaient fini par devenir intimes avec les du Guénic au point depayer leur loge aux Italiens par moitié. Les deux jeunes femmes,Ursule et Sabine, avaient été conviées à cette amitié par ledélicieux échange de conseils, de soins, de confidences à proposdes enfants. Pendant que Calyste, assez novice en mensonge, sedisait : – Je vais aller prévenir Savinien, Sabine se disait : – Ilme semble que le papier porte une couronne&|160;!… Cette réflexionpassa comme un éclair dans cette conscience, et Sabine se gourmandade l’avoir faite&|160;; mais elle se proposa de chercher le papierque, la veille, au milieu des terreurs auxquelles elle était enproie, elle avait jeté dans sa boîte aux lettres.

Après le déjeuner, Calyste sortit en disant à sa femme qu’ilallait rentrer, il monta dans une de ces petites voitures basses àun cheval par lesquelles on commençait à remplacer l’incommodecabriolet de nos ancêtres. Il courut en quelques minutes rue desSaints-Pères où demeurait le vicomte, qu’il pria de lui rendre lepetit service de mentir à charge de revanche, dans le cas où Sabinequestionnerait la vicomtesse. Une fois dehors, Calyste, ayantpréalablement demandé la plus grande vitesse, alla de la rue desSaints-Pères à la rue de Chartres en quelques minutes, il voulaitvoir comment Béatrix avait passé le reste de la nuit. Il trouval’heureuse infortunée sortie du bain, fraîche, embellie, etdéjeunant de fort bon appétit. Il admira la grâce avec laquelle cetange mangeait des œufs à la coque, et s’émerveilla du déjeuner enor, présent d’un lord mélomane à qui Conti fit quelques romancespour lesquelles le lord avait donné ses idées , et qui les avaitpubliées comme de lui. Il écouta quelques traits piquants dits parson idole dont la grande affaire était de l’amuser tout en sefâchant et pleurant au moment où il partait. Il crut n’être restéqu’une demi-heure, et il ne rentra chez lui qu’à trois heures. Sonbeau cheval anglais, un cadeau de la vicomtesse de Grandlieu,semblait sortir de l’eau tant il était trempé de sueur. Par unhasard que préparent toutes les femmes jalouses, Sabine stationnaità une fenêtre donnant sur la cour, impatiente de ne pas voirrentrer Calyste, inquiète sans savoir pourquoi. L’état du chevaldont la bouche écumait la frappa.

– D’où vient-il&|160;? Cette interrogation lui fut soufflée dansl’oreille par cette puissance qui n’est pas la conscience, quin’est pas le démon, qui n’est pas l’ange&|160;; mais qui voit, quipressent, qui nous montre l’inconnu, qui fait croire à des êtresmoraux, à des créatures nées dans notre cerveau, allant et venant,vivant dans la sphère invisible des idées.

– D’où viens-tu donc, cher ange&|160;? dit-elle à Calysteau-devant de qui elle descendit jusqu’au premier palier del’escalier. Abd-el-Kader est presque fourbu, tu ne devais êtrequ’un instant dehors, et je t’attends depuis trois heures…

– Allons, se dit Calyste qui faisait des progrès dans ladissimulation, je m’en tirerai par un cadeau. – Chère nourrice,répondit-il tout haut à sa femme en la prenant par la taille avecplus de câlinerie qu’il n’en eût déployé s’il n’eût pas étécoupable, je le vois, il est impossible d’avoir un secret, quelqueinnocent qu’il soit, pour une femme qui nous aime…

– On ne se dit pas de secrets dans un escalier, répondit-elle enriant. Viens.

Au milieu du salon qui précédait la chambre à coucher, elle vitdans une glace la figure de Calyste qui ne se sachant pas observélaissait paraître sa fatigue et ses vrais sentiments en ne souriantplus.

– Le secret&|160;!… dit-elle en se retournant.

– Tu as été d’un héroïsme de nourrice qui me rend plus cherencore l’héritier présomptif des du Guénic&|160;; j’ai voulu tefaire une surprise, absolument comme un bourgeois de la rueSaint-Denis. On finit en ce moment pour toi une toilette à laquelleont travaillé des artistes, ma mère et ma tante Zéphirine y mitcontribué…

Sabine enveloppa Calyste de ses bras, le tint serré sur soncœur, la tête dans sou cou, faiblissant sous le poids du bonheur,non pas à cause de la toilette, mais à cause du premier soupçondissipé. Ce fut un de ces élans magnifiques qui se comptent et quene peuvent pas prodiguer tous les amours, même excessifs, car lavie serait trop promptement brûlée. Les hommes devraient alorstomber aux pieds des femmes pour les adorer, car c’est un sublimeoù les forces du cœur et de l’intelligence se versent comme leseaux des nymphes architecturales jaillissent des urnes inclinées.Sabine fondit en larmes.

Tout à coup, comme mordue par une vipère, elle quitta Calyste,alla se jeter sur un divan, et s’y évanouit. La réaction subite dufroid sur ce cœur enflammé, de la certitude sur les fleurs ardentesde ce Cantique des cantiques faillit tuer l’épouse. En tenant ainsiCalyste, en plongeant le nez dans sa cravate, abandonnée qu’elleétait à sa joie, elle avait senti l’odeur du papier de lalettre&|160;!… Une autre tête de femme avait roulé là, dont lescheveux et la figure laissaient une odeur adultère. Elle venait debaiser la place où les baisers de sa rivale étaient encorechauds&|160;!…

– Qu’as-tu&|160;?… dit Calyste après avoir rappelé Sabine à lavie en lui passant sur le visage un linge mouillé, lui faisantrespirer des sels.

– Allez chercher mon médecin et mon accoucheur, tous deux&|160;!Oui, j’ai, je le sens, une révolution de lait… Ils ne viendront àl’instant que si vous les en priez vous-même…

Le vous frappa Calyste qui, tout effrayé, sortit précipitamment.Dès que Sabine entendit la porte-cochère se fermant, elle se levacomme une biche effrayée, elle tourna dans son salon comme unefolle en criant : – Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;!Ces deux mots tenaient lieu de toutes ses idées. La crise qu’elleavait annoncée comme prétexte eut lieu. Ses cheveux devinrent danssa tête autant d’aiguilles rougies au feu des névroses. Son sangbouillonnant lui parut à la fois se mêler à ses nerfs et vouloirsortir par ses pores&|160;! Elle fut aveugle pendant un moment.Elle cria : – Je meurs&|160;!

Quand à ce terrible cri de mère et de femme attaquée, sa femmede chambre entra&|160;; quand prise et portée au lit, elle eutrecouvré la vue et l’esprit, le premier éclair de son intelligencefut pour envoyer cette fille chez son amie, madame de Portenduère.Sabine sentit ses idées tourbillonnant dans sa tête comme des fétusemportés par une trombe. – J’en ai vu, disait-elle plus tard, desmyriades à la fois. Elle sonna le valet de chambre, et, dans letransport de la fièvre, elle eut la force d’écrire la lettresuivante, car elle était dominée par une rage, celle d’avoir unecertitude&|160;!…

A MADAME LA BARONNE DU GUENIC.

 » Chère maman, quand vous viendrez à Paris, comme vous nousl’avez fait espérer, je vous remercierai moi-même du beau présentpar lequel vous avez voulu, vous, ma tante Zéphirine et Calyste, meremercier d’avoir accompli mes devoirs. J’étais déjà bien payée parmon propre bonheur&|160;!… Je renonce à vous exprimer le plaisirque m’a fait cette charmante toilette, c’est quand vous serez prèsde moi que je vous le dirai. Croyez qu’en me parant devant cebijou, je penserai toujours, comme la dame romaine, que ma plusbelle parure est notre cher petit ange, etc.  »

Elle fit mettre à la poste pour Guérande cette lettre par safemme de chambre. Quand la vicomtesse de Portenduère entra, lefrisson d’une fièvre épouvantable succédait chez Sabine à cepremier paroxisme de folie.

– Ursule, il me semble que je vais mourir, lui dit-elle.

– Qu’avez-vous, ma chère&|160;?

– Qu’est-ce que Savinien et Calyste ont donc fait hier aprèsavoir dîné chez vous&|160;?

– Quel dîner&|160;? répartit Ursule à qui son mari n’avaitencore rien dit en ne croyant pas à une enquête immédiate. Savinienet moi, nous avons dîné hier ensemble et nous sommes allés auxItaliens, sans Calyste.

– Ursule, ma chère petite, au nom de votre amour pour Savinien,gardez-moi le secret sur ce que tu viens de me dire et sur ce queje te dirai de plus. Toi seule sauras de quoi je meurs. Je suistrahie, au bout de la troisième année, à vingt-deux ans etdemi&|160;!…

Ses dents claquaient, elle avait les yeux gelés, ternes, sonvisage prenait des teintes verdâtres et l’apparence d’une vieilleglace de Venise.

– Vous, si belle&|160;!… Et pour qui&|160;?… – Je ne saispas&|160;! Mais Calyste m’a fait deux mensonges… Pas un mot&|160;!Ne me plains pas, ne te courrouce pas, fais l’ignorante, tu sauraspeut-être qui par Savinien. Oh&|160;! la lettre d’hier&|160;!…

Et grelottant, et en chemise, elle s’élança vers un petit meubleet y prit la lettre…

– Une couronne de marquise&|160;! dit-elle en se remettant aulit. Sache si madame de Rochefide est à Paris&|160;?… J’aurai doncun cœur où pleurer, où gémir&|160;!… Oh&|160;! ma petite, voir sescroyances, sa poésie, son idole, sa vertu, son bonheur, tout, touten pièces, flétri, perdu&|160;!… Plus de Dieu dans le ciel&|160;!plus d’amour sur terre, plus de vie au cœur, plus rien… Je ne saiss’il fait jour, je doute du soleil… Enfin, j’ai tant de douleur aucœur que je ne sens presque pas les atroces souffrances qui melabourent le sein et la figure. Heureusement le petit est sevré,mon lait l’eût empoisonné&|160;!

A cette idée, un torrent de larmes jaillit des yeux de Sabinejusque-là secs.

La jolie madame de Portenduère, tenant à la main la lettrefatale que Sabine avait une dernière fois flairée, restait commehébétée devant cette vraie douleur, saisie par cette agonie del’amour, sans se l’expliquer, malgré les récits incohérents parlesquels Sabine essaya de tout raconter. Tout à coup Ursule futilluminée par une de ces idées qui ne viennent qu’aux amiessincères.

– Il faut la sauver&|160;! se dit-elle. – Attends-moi, Sabine,lui cria-t-elle, je vais savoir la vérité.

– Ah&|160;! dans ma tombe, je t’aimerai, toi&|160;!… criaSabine.

La vicomtesse alla chez la duchesse de Grandlieu, lui demanda leplus profond silence et la mit au courant de la situation deSabine.

– Madame, dit la vicomtesse en terminant, n’êtes-vous pas d’avisque pour éviter une affreuse maladie, et, peut-être, quesais-je&|160;? la folie&|160;!… nous devons tout confier aumédecin, et inventer au profit de cet affreux Calyste des fablesqui pour le moment le rendent innocent.

– Ma chère petite, dit la duchesse à qui cette confidence avaitdonné froid au cœur, l’amitié vous a prêté pour un momentl’expérience d’une femme de mon âge. Je sais comment Sabine aimeson mari, vous avez raison, elle peut devenir folle.

– Mais elle peut, ce qui serait pis, perdre sa beauté&|160;! ditla vicomtesse.

– Courons&|160;! cria la duchesse.

La vicomtesse et la duchesse gagnèrent fort heureusementquelques instants sur le fameux accoucheur Dommanget, le seul desdeux savants que Calyste eût rencontré.

– Ursule m’a tout confié, dit la duchesse à sa fille, et tu tetrompes… D’abord Béatrix n’est pas à Paris… Quant à ce que tonmari, mon ange, a fait hier, il a perdu beaucoup d’argent, et il nesait où en prendre pour payer ta toilette…

– Et cela&|160;?… dit-elle à sa mère en tendant la lettre.

– Cela&|160;! s’écria la duchesse en riant, c’est le papier duJockey-Club, tout le monde écrit sur du papier à couronne, bientôtnos épiciers seront titrés…

La prudente mère lança dans le feu le papier malencontreux.Quand Calyste et Dommanget arrivèrent, la duchesse qui venait dedonner des instructions aux gens, en fut avertie, elle laissaSahine aux soins de madame de Portenduère, et arrêta dans le salonl’accoucheur et Calyste.

– Il s’agit de la vie de Sabine, monsieur, dit-elle à Calyste,vous l’avez trahie pour madame de Rochefide…

Calyste rougit comme une jeune fille encore honnête prise enfaute.

– Et, dit la duchesse en continuant, comme vous ne savez pastromper, vous avez fait tant de gaucheries que Sabine a toutdeviné&|160;; mais j’ai tout réparé. Vous ne voulez pas la mort dema fille, n’est-ce pas&|160;?… Tout ceci, monsieur Dommanget, vousmet sur la voie de la vraie maladie et de sa cause… Quant à vous,Calyste, une vieille femme comme moi conçoit votre erreur, maissans la pardonner. De tels pardons s’achètent par toute une vie debonheur. Si vous voulez que je vous estime, sauvez d’abord mafille&|160;; puis oubliez madame de Rochefide, elle n’est bonne àavoir qu’une fois&|160;!… sachez mentir, ayez le courage ducriminel et son impudence. J’ai bien menti, moi, qui serai forcéede faire de rudes pénitences pour ce péché mortel&|160;!…

Et elle le mit au fait des mensonges qu’elle venait d’inventer.L’habile accoucheur, assis au chevet de la malade, étudiait déjàdans les symptômes les moyens de parer au mal. Pendant qu’ilordonnait des mesures dont le succès dépendait de la plus granderapidité dans l’exécution, Calyste assis au pied du lit tint sesyeux sur Sabine en essayant de donner une vive expression detendresse à son regard.

– C’est donc le jeu qui vous a cerné les yeux comme ça&|160;?…dit-elle d’une voix faible.

Cette phrase fit frémir le médecin, la mère et la vicomtesse quis’entre-regardèrent à la dérobée. Calyste devint rouge comme unecerise.

– Voilà ce que c’est que de nourrir, dit spirituellement etbrutalement Dommanget. Les maris s’ennuient d’être séparés de leursfemmes, ils vont au club, et ils y jouent… Mais ne regrettez pasles trente mille francs que monsieur le baron a perdus cettenuit-ci.

– Trente mille francs&|160;!… s’écria bien niaisementUrsule.

– Oui, je le sais, répliqua Dommanget. On m’a dit ce matin chezla jeune duchesse Berthe de Maufrigneuse que c’est monsieur deTrailles qui vous les a gagnés, dit-il à Calyste. Commentpouvez-vous jouer avec un pareil homme&|160;? Franchement, monsieurle baron, je conçois votre honte.

En voyant sa belle-mère, une pieuse duchesse, la jeunevicomtesse, une femme heureuse, et un vieil accoucheur, un égoïste,mentant comme des marchands de curiosités, le bon et noble Calystecomprit la grandeur du péril, et il lui coula deux grosses larmesqui trompèrent Sabine.

– Monsieur, dit-elle en se dressant sur son séant et regardantDommanget avec colère, monsieur du Guénic peut perdre trente,cinquante, cent mille francs s’il lui plaît, sans que personne aità le trouver mauvais et à lui donner de leçons. Il vaut mieux quemonsieur de Trailles lui ait gagné de l’argent que nous, nous enayons gagné à monsieur de Trailles.

Calyste se leva, prit sa femme par le cou, la baisa sur les deuxjoues, et lui dit à l’oreille : – Sabine, tu es un ange&|160;!…

Deux jours après, on regarda la jeune femme comme sauvée. Lelendemain Calyste était chez madame de Rochefide, et s’y faisait unmérite de son infamie.

– Béatrix, lui disait-il, vous me devez le bonheur. Je vous ailivré ma pauvre petite femme, elle a tout découvert. Ce fatalpapier sur lequel vous m’avez fait écrire, et qui portait votre nomet votre couronne que je n’ai pas vus&|160;!… Je ne voyais quevous&|160;!… Le chiffre heureusement, votre B. était effacé parhasard. Mais le parfum que vous avez laissé sur moi, mais lesmensonges dans lesquels je me suis entortillé comme un sot onttrahi mon bonheur. Sabine a failli mourir, le lait est monté à latête, elle a un érysipèle, peut-être en portera-t-elle les marquespendant toute sa vie…

En écoutant cette tirade, Béatrix eut une figure plein Nord àfaire prendre la Seine si elle l’avait regardée.

– Eh&|160;! bien, tant mieux, répondit-elle, ça vous lablanchira peut-être.

Et Béatrix, devenue sèche comme ses os, inégale comme son teint,aigre comme sa voix, continua sur ce ton par une kyrielled’épigrammes atroces. Il n’y a pas de plus grande maladresse pourun mari que de parler de sa femme quand elle est vertueuse à samaîtresse, si ce n’est de parler de sa maîtresse quand elle estbelle à sa femme. Mais Calyste n’avait pas encore reçu cette espèced’éducation parisienne qu’il faut nommer la politesse des passions.Il ne savait ni mentir à sa femme ni dire à sa maîtresse la vérité,deux apprentissages à faire pour pouvoir conduire les femmes. Aussifut-il obligé d’employer toute la puissance de la passion pourobtenir de Béatrix un pardon sollicité pendant deux heures, refusépar un ange courroucé qui levait les yeux au plafond pour ne pasvoir le coupable, et qui débitait les raisons particulières auxmarquises d’une voix parsemée de petites larmes très-ressemblantes,furtivement essuyées avec la dentelle du mouchoir.

– Me parler de votre femme presque le lendemain de mafaute&|160;!… Pourquoi ne me dites-vous pas qu’elle est une perlede vertu&|160;! Je le sais, elle vous trouve beau paradmiration&|160;! en voilà de la dépravation&|160;! Moi, j’aimevotre âme&|160;! car, sachez-le bien, mon cher, vous êtes affreux,comparé à certains pâtres de la Campagne de Rome&|160;! etc.

Cette phraséologie peut surprendre, mais elle constituait unsystème profondément médité par Béatrix. A sa troisièmeincarnation, car à chaque passion on devient tout autre, une femmes’avance d’autant dans la rouerie, seul mot qui rende bien l’effetde l’expérience que donnent de telles aventures. Or, la marquise deRochefide s’était jugée à son miroir. Les femmes d’esprit nes’abusent jamais sur elles-mêmes&|160;; elles comptent leurs rides,elles assistent à la naissance de la patte d’oie, elles voientpoindre leurs grains de millet, elles se savent par cœur, et ledisent même trop par la grandeur de leurs efforts à se conserver.Aussi, pour lutter avec une splendide jeune femme, pour remportersur elle six triomphes par semaine, Béatrix avait-elle demandé sesavantages à la science des courtisanes. Sans s’avouer la noirceurde ce plan, entraînée à l’emploi de ces moyens par une passionturque pour le beau Calyste, elle s’était promis de lui fairecroire qu’il était disgracieux, laid, mal fait, et de se conduirecomme si elle le haïssait.

Nul système n’est plus fécond avec les hommes d’une natureconquérante. Pour eux, trouver ce savant dédain à vaincre, n’est-cepas le triomphe du premier jour recommencé tous leslendemains&|160;? C’est mieux, c’est la flatterie cachée sous lalivrée de la haine, et lui devant la grâce, la vérité dont sontrevêtues toutes les métamorphoses par les sublimes poètes inconnusqui les ont inventées. Un homme ne se dit-il pas alors : – Je suisirrésistible&|160;! Ou – J’aime bien, car je dompte sarépugnance.

Si vous niez ce principe deviné par les coquettes et lescourtisanes de toutes les zones sociales, nions les pourchasseursde science, les chercheurs de secrets, repoussés pendant des annéesdans leur duel avec les causes secrètes.

Béatrix avait doublé l’emploi du mépris comme piston moral, dela comparaison perpétuelle d’un chez soi poétique, confortable,opposé par elle à l’hôtel du Guénic. Toute épouse délaissée quis’abandonne abandonne aussi son intérieur, tant elle estdécouragée. Dans cette prévision, madame de Rochefide commençait desourdes attaques sur le luxe du faubourg Saint-Germain, qualifié desot par elle. La scène de la réconciliation, où Béatrix fit rejurerhaine à l’épouse qui jouait, dit-elle, la comédie du lait répandu,se passa dans un vrai bocage où elle minaudait environnée de fleursravissantes, de jardinières d’un luxe effréné. La science desriens, des bagatelles à la mode, elle la poussa jusqu’à l’abus chezelle. Tombée en plein mépris par l’abandon de Conti, Béatrixvoulait du moins la gloire que donne la perversité. Le malheurd’une jeune épouse, d’une Grandlieu riche et belle, allait être unpiédestal pour elle.

Quand une femme revient de la nourriture de son premier enfant àla vie ordinaire, elle reparaît charmante, elle retourne au mondeembellie. Si cette phase de la maternité rajeunit les femmes d’uncertain âge, elle donne aux jeunes une splendeur pimpante, uneactivité gaie, un brio d’existence, s’il est permis d’appliquer aucorps le mot que l’Italie a trouvé pour l’esprit. En essayant dereprendre les charmantes coutumes de la lune de miel, Sabine neretrouva plus le même Calyste. Elle observa, la malheureuse, aulieu de se livrer au bonheur. Elle chercha le fatal parfum et lesentit. Enfin elle ne se confia plus ni à son amie ni à sa mère quil’avaient si charitablement trompée. Elle voulut une certitude, etla Certitude ne se fit pas attendre, la Certitude ne manque jamais,elle est comme le soleil, elle exige bientôt des stores. C’est enamour une répétition de la fable du bûcheron appelant la Mort, ondemande à la Certitude de nous aveugler.

Un matin, quinze jours après la première crise, Sabine reçutcette lettre terrible.

A MADAME LA BARONNE DU GUENIC.

Guérande.

 » Ma chère fille, ma belle-sœur Zéphirine et moi, nous noussommes perdues en conjectures sur la toilette dont parle votrelettre, j’en écris à Calyste et je vous prie de me pardonner notreignorance. Vous ne pouvez pas douter de nos cœurs. Nous vousamassons des trésors. Grâce aux conseils de mademoiselle dePen-Hoël sur la gestion de vos biens, vous vous trouverez dansquelques années un capital considérable sans que vos revenus enaient souffert.

Votre lettre, chère fille aussi aimée que si je vous avaisportée dans mon sein et nourrie de mon lait, m’a surprise par sonlaconisme et surtout par votre silence sur mon cher petitCalyste&|160;; vous n’aviez rien à me dire du grand, je le saisheureux&|160;; mais, etc.  »

Sabine mit sur cette lettre en travers : La noble Bretagne nepeut pas être tout entière à mentir&|160;!&|160;… Et elle posa lalettre sur le bureau de Calyste. Calyste trouva la lettre et lalut. Après avoir reconnu l’écriture et la ligne de Sabine, il jetala lettre au feu, bien résolu de ne l’avoir jamais reçue. Sabinepassa toute une semaine en des angoisses dans le secret desquellesseront les âmes angéliques ou solitaires que l’aile du mauvais angen’a jamais effleurées. Le silence de Calyste épouvantaitSabine.

– Moi qui devrais être tout douceur, tout plaisir pour lui, jelui ai déplu, je l’ai blessé&|160;!… Ma vertu s’est faite haineuse,j’ai sans doute humilié mon idole&|160;! se disait-elle.

Ces pensées lui creusèrent des sillons dans le cœur. Ellevoulait demander pardon de cette faute, mais la Certitude luidécocha de nouvelles preuves.

Hardie, Béatrix écrivit un jour à Calyste chez lui, madame duGuénic reçut la lettre, la remit à son mari sans l’avoirouverte&|160;; mais elle lui dit, la mort dans l’âme, et la voixaltérée :

– Mon ami, cette lettre vient du Jockey-club… Je reconnaisl’odeur et le papier…

Cette fois Calyste rougit et mit la lettre dans sa poche.

– Pourquoi ne la lis-tu pas&|160;?…

– Je sais ce qu’on me veut.

La jeune femme s’assit. Elle n’eut plus la fièvre, elle nepleura plus&|160;; mais elle eut une de ces rages qui, chez cesfaibles créatures, enfantent les miracles du crime, qui leurmettent l’arsenic à la main, ou pour elles ou pour leurs rivales.On amena le petit Calyste, elle le prit pour le dodiner. L’enfant,nouvellement sevré, chercha le sein à travers la robe.

– Il se souvient, lui&|160;!… dit-elle tout bas.

Calyste alla lire sa lettre chez lui. Quand il ne fut plus là,la pauvre jeune femme fondit en larmes, mais comme les femmespleurent quand elles sont seules.

La douleur, de même que le plaisir, a son initiation. Lapremière crise, comme celle à laquelle Sabine avait faillisuccomber, ne revient pas plus que ne reviennent les prémices entoute chose. C’est le premier coin de la question du cœur, lesautres sont attendus, le brisement des nerfs est connu, le capitalde nos forces a fait son versement pour une énergique résistance.Aussi Sabine, sûre de la trahison, passa-t-elle trois heures avecson fils dans les bras, au coin de son feu, de manière à s’étonnerquand Gasselin, devenu valet de chambre, vint dire : – Madame estservie.

– Avertissez monsieur.

– Monsieur ne dîne pas ici, madame la baronne.

Sait-on tout ce qu’il y a de tortures pour une jeune femme devingt-trois ans, dans le supplice de se trouver seule au milieu del’immense salle à manger d’un hôtel antique, servie par desilencieux domestiques, en de pareilles circonstances&|160;?

– Attelez, dit-elle tout à coup, je vais aux Italiens.

Elle fit une toilette splendide, elle voulut se montrer seule,et souriant comme une femme heureuse. Au milieu des remords causéspar l’apostille mise sur la lettre, elle avait résolu de vaincre,de ramener Calyste par une excessive douceur, par les vertus del’épouse, par une tendresse d’agneau pascal. Elle voulut mentir àtout Paris. Elle aimait, elle aimait comme aiment les courtisaneset les anges, avec orgueil, avec humilité. Mais on donnaitOtello&|160;! Quand Rubini chanta : Il mio cor si divide , elle sesauva. La musique est souvent plus puissante que le poète et quel’acteur, les plus formidables natures réunies. Savinien dePortenduère accompagna Sabine jusqu’au péristyle et la mit envoiture sans pouvoir s’expliquer cette fuite précipitée.

Madame du Guénic entra dès lors dans une période de souffrancesparticulière à l’aristocratie. Envieux, pauvres, souffrants, quandvous voyez aux bras des femmes ces serpents d’or à têtes dediamant, ces colliers, ces agrafes, dites-vous que ces vipèresmordent, que ces colliers ont des pointes venimeuses, que ces lienssi légers entrent au vif dans ces chairs délicates. Tout ce luxe sepaie. Dans la situation de Sabine les femmes maudissent lesplaisirs de la richesse, elles n’aperçoivent plus les dorures deleurs salons, la soie des divans est de l’étoupe, les fleursexotiques sont des orties, les parfums puent, les miracles de lacuisine grattent le gosier comme du pain d’orge et la vie prendl’amertume de la mer Morte.

Deux ou trois exemples peindront cette réaction d’un salon oud’une femme sur un bonheur, de manière à ce que toutes celles quil’ont subie y retrouvent leurs impressions de ménage.

Prévenue de cette affreuse rivalité, Sabine étudia son mariquand il sortait pour deviner l’avenir de la journée. Et avecquelle fureur contenue une femme ne se jette-t-elle pas sur lespointes rouges de ces supplices de Sauvage&|160;?… Quelle joiedélirante s’il n’allait pas rue de Chartres&|160;! Calysterentrait-il&|160;? l’observation du front, de la coiffure, desyeux, de la physionomie et du maintien prêtait un horrible intérêtà des riens, à des remarques poursuivies jusque dans lesprofondeurs de la toilette, et qui font alors perdre à une femme sanoblesse et sa dignité. Ces funestes investigations, gardées aufond du cœur, s’y aigrissaient et y corrompaient les racinesdélicates d’où s’épanouissent les fleurs bleues de la sainteconfiance, les étoiles d’or de l’amour unique.

Un jour, Calyste regarda tout chez lui de mauvaise humeur, il yrestait&|160;! Sabine se fit chatte et humble, gaie etspirituelle.

– Tu me boudes, Calyste je ne suis donc pas une bonnefemme&|160;?… Qu’y a-t-il ici qui te déplaise&|160;?demanda-t-elle.

– Tous ces appartements sont froids et nus, dit-il, vous ne vousentendez pas à ces choses-là.

– Que manque-t-il&|160;?

– Des fleurs.

– Bien, se dit en elle-même Sabine, il paraît que madame deRochefide aime les fleurs.

Deux jours après, les appartements avaient changé de face àl’hôtel du Guénic, personne à Paris ne pouvait se flatter d’avoirde plus belles fleurs que celles qui les ornaient.

Quelque temps après, Calyste, un soir après dîner, se plaignitdu froid. Il se tordait sur sa causeuse en regardant d’où venaitl’air en cherchant quelque chose autour de lui. Sabine fut pendantun certain temps à deviner ce que signifiait cette nouvellefantaisie, elle dont l’hôtel avait un calorifère qui chauffait lesescaliers, les antichambres et les couloirs. Enfin, après troisjours de méditations, elle trouva que sa rivale devait êtreentourée d’un paravent pour obtenir le demi-jour si favorable à ladécadence de son visage, et elle eut un paravent, mais en glaces etd’une richesse israélite.

– D’où soufflera l’orage maintenant&|160;? se disait-elle.

Elle n’était pas au bout des critiques indirectes de lamaîtresse. Calyste mangea chez lui d’une façon à rendre Sabinefolle, il rendait au domestique ses assiettes après y avoir chipotédeux ou trois bouchées.

– Ce n’est donc pas bon&|160;? demanda Sabine au désespoir devoir ainsi perdus tous les soins auxquels elle descendait enconférant avec son cuisinier.

– Je ne dis pas cela, mon ange, répondit Calyste sans se fâcher,je n’ai pas faim&|160;! voilà tout.

Une femme dévorée d’une passion légitime, et qui lutte ainsi, selivre à une sorte de rage pour l’emporter sur sa rivale et dépassesouvent le but, jusque dans les régions secrètes du mariage. Cecombat si cruel, ardent, incessant dans les choses apercevables etpour ainsi dire extérieures du ménage, se poursuivait tout aussiacharné dans les choses du cœur. Sabine étudiait ses poses, satoilette, elle se surveillait dans les infiniment petits del’amour.

L’affaire de la cuisine dura près d’un mois. Sabine secourue parMariotte et Gasselin inventa des ruses de vaudeville pour savoirquels étaient les plats que madame de Rochefide servait à Calyste.Gasselin remplaça le cocher de Calyste tombé malade par ordre,Gasselin put alors camarader avec la cuisinière de Béatrix, etSabine finit par donner à Calyste la même chère et meilleure, maiselle lui vit faire de nouvelles façons.

– Que manque-t-il donc&|160;?… demanda-t-elle.

– Rien, répondit-il en cherchant sur la table un objet qui nes’y trouvait pas.

– Ah&|160;! s’écria Sabine le lendemain en s’éveillant, Calystevoulait de ces hannetons pilés, de ces ingrédients anglais qui seservent dans des pharmacies en forme d’huiliers, madame deRochefide l’accoutume à toutes sortes de piments&|160;!

Elle acheta l’huilier anglais et ses flacons ardents&|160;; maiselle ne pouvait pas poursuivre de telles découvertes jusque danstoutes les préparations conjugales.

Cette période dura pendant quelques mois, l’on ne s’en étonnerapas si l’on songe aux attraits que présente une lutte. C’est lavie, elle est préférable avec ses blessures et ses douleurs auxnoires ténèbres du dégoût, au poison du mépris, au néant del’abdication, à cette mort du cœur qui s’appelle l’indifférence.Tout son courage abandonna néanmoins Sabine un soir qu’elle semontra dans une toilette comme en inspire aux femmes le désir del’emporter sur une autre, et que Calyste lui dit en riant : – Tuauras beau faire, Sabine, tu ne seras jamais qu’une belleAndalouse&|160;!

– Hélas&|160;! répondit-elle en tombant sur sa causeuse, je nepourrai jamais être blonde&|160;; mais je sais, si cela continue,que j’aurai bientôt trente-cinq ans.

Elle refusa d’aller aux Italiens, elle voulut rester chez ellependant toute la soirée. Seule, elle arracha les fleurs de sescheveux et trépigna dessus, elle se déshabilla, foula sa robe, sonécharpe, toute sa toilette aux pieds, absolument comme une chèvreprise dans le lacet de sa corde qui ne s’arrête en se débattant quequand elle sent la mort. Et elle se coucha. La femme de chambreentra, qu’on juge de son étonnement.

– Ce n’est rien, dit Sabine, c’est monsieur&|160;!

Les femmes malheureuses ont de ces sublimes fatuités, de cesmensonges où de deux hontes qui se combattent la plus féminine a ledessus.

A ce jeu terrible, Sabine maigrit, le chagrin la rongea&|160;;mais elle ne sortit jamais du rôle qu’elle s’était imposé. Soutenuepar une sorte de fièvre, ses lèvres refoulaient les mots amersjusque dans sa gorge quand la douleur lui en suggérait, elleréprimait les éclairs de ses magnifiques yeux noirs, et les rendaitdoux jusqu’à l’humilité. Enfin son dépérissement fut bientôtsensible. La duchesse, excellente mère, quoique sa dévotion fûtdevenue de plus en plus portugaise, aperçut une cause mortelle dansl’état véritablement maladif où se complaisait Sabine. Elle savaitl’intimité réglée existant entre Béatrix et Calyste. Elle eut soind’attirer sa fille chez elle pour essayer de panser les plaies dece cœur, et de l’arracher surtout à son martyre&|160;; mais Sabinegarda pendant quelque temps le plus profond silence sur sesmalheurs en craignant qu’on n’intervînt entre elle et Calyste. Ellese disait heureuse&|160;!… Au bout du malheur, elle retrouvait safierté, toutes ses vertus&|160;! Mais, après un mois pendant lequelSabine fut caressée par sa sœur Clotilde et par sa mère, elle avouases chagrins, confia ses douleurs, maudit la vie, et déclaraqu’elle voyait venir la mort avec une joie délirante. Elle priaClotilde, qui voulait rester fille, de se faire la mère du petitCalyste, le plus bel enfant que jamais race royale eût pu désirerpour héritier présomptif.

Un soir, en famille, entre sa jeune sœur Athénaïs dont lemariage avec le vicomte de Grandlieu devait se faire à la fin ducarême, entre Clotilde et la duchesse, Sabine jeta les crissuprêmes de l’agonie du cœur, excités par l’excès d’une dernièrehumiliation.

– Athénaïs, dit-elle en voyant partir vers les onze heures lejeune vicomte Juste de Grandlieu, tu vas te marier, que mon exemplete serve. Garde-toi comme d’un crime de déployer tes qualités,résiste au plaisir de t’en parer pour plaire à Juste. Sois calme,digne et froide, mesure le bonheur que tu donneras sur celui que turecevras&|160;! C’est infâme, mais c’est nécessaire. Vois&|160;?…je péris par mes qualités. Tout ce que je me sens de beau, desaint, de grand, toutes mes vertus sont des écueils sur lesquelss’est brisé mon bonheur. Je cesse de plaire parce que je n’ai pastrente-six ans&|160;! Aux yeux de certains hommes, c’est uneinfériorité que la jeunesse&|160;! Il n’y a rien à deviner sur unefigure naïve. Je ris franchement, et c’est un tort&|160;! quand,pour séduire, on doit savoir préparer ce demi-sourire mélancoliquedes anges tombés qui sont forcés de cacher des dents longues etjaunes. Un teint frais est monotone&|160;! l’on préfère un enduitde poupée fait avec du rouge, du blanc de baleine et du cold cream. J’ai de la droiture, et c’est la perversité qui plaît&|160;! Jesuis loyalement passionnée comme une honnête femme, et il faudraitêtre manégée, tricheuse et façonnière comme une comédienne deprovince. Je suis ivre du bonheur d’avoir pour mari l’un des pluscharmants hommes de France, je lui dis naïvement combien il estdistingué, combien ses mouvements sont gracieux, je le trouvebeau&|160;; pour lui plaire il faudrait détourner la tête avec unefeinte horreur, ne rien aimer de l’amour, et lui dire que sadistinction est tout bonnement un air maladif, une tournure depoitrinaire, lui vanter les épaules de l’Hercule Farnèse, le mettreen colère et me défendre, comme si j’avais besoin d’une lutte pourcacher des imperfections qui peuvent tuer l’amour. J’ai le malheurd’admirer les belles choses, sans songer à me rehausser par lacritique amère et envieuse de tout ce qui reluit de poésie et debeauté. Je n’ai pas besoin de me faire dire en vers et en prose,par Canalis et Nathan, que je suis une intelligencesupérieure&|160;! Je suis une pauvre enfant naïve, je ne connaisque Calyste. Ah&|160;! si j’avais couru le monde comme elle , sij’avais comme elle dit : – Je t’aime&|160;! dans toutes les languesde l’Europe, on me consolerait, on me plaindrait, on m’adorerait,et je servirais le régal macédonien d’un amour cosmopolite&|160;!On ne vous sait gré de vos tendresses que quand vous les avez misesen relief par des méchancetés. Enfin, moi, noble femme, il faut queje m’instruise de toutes les impuretés, de tous les calculs desfilles&|160;!… Et Calyste qui est la dupe de ces singeries&|160;!…Oh&|160;! ma mère&|160;! oh&|160;! ma chère Clotilde, je me sensblessée à mort. Ma fierté est une trompeuse égide, je suis sansdéfense contre la douleur, j’aime toujours mon mari comme unefolle, et pour le ramener à moi, je devrais emprunter àl’indifférence toutes ses clartés.

– Niaise, lui dit à l’oreille Clotilde, aie l’air de vouloir tevenger…

– Je veux mourir irréprochable, et sans l’apparence d’un tort,répondit Sabine. Notre vengeance doit être digne de notreamour.

– Mon enfant, dit la duchesse à sa fille, une mère doit voir lavie un peu plus froidement que toi. L’amour n’est pas le but, maisle moyen de la famille&|160;; ne va pas imiter cette pauvre petitebaronne de Macumer. La passion excessive est inféconde et mortelle.Enfin, Dieu nous envoie les afflictions en connaissance de cause…Voici le mariage d’Athénaïs arrangé, je vais pouvoir m’occuper detoi… J’ai déjà causé de la crise délicate où tu te trouves avec tonpère et le duc de Chaulieu, avec d’Ajuda, nous trouverons bien lesmoyens de te ramener Calyste…

– Avec la marquise de Rochefide, il y a de la ressource&|160;!dit Clotilde en souriant à sa sœur, elle ne garde pas long-tempsses adorateurs.

– D’Ajuda, mon ange, reprit la duchesse, a été le beau-frère demonsieur de Rochefide… Si notre cher directeur approuve les petitsmanèges auxquels il faut se livrer pour faire réussir le plan quej’ai soumis à ton père, je puis te garantir le retour de Calyste.Ma conscience répugne à se servir de pareils moyens, et je veux lessoumettre au jugement de l’abbé Brossette. Nous n’attendrons pas,mon enfant, que tu sois in extremis pour venir à ton secours. Aiebon espoir&|160;! ton chagrin est si grand ce soir que mon secretm’échappe&|160;; mais il m’est impossible de ne pas te donner unpeu d’espérance.

– Cela fera-t-il du chagrin à Calyste&|160;? demanda Sabine enregardant la duchesse avec inquiétude.

– Oh&|160;! mon Dieu&|160;! serai-je donc aussi bête quecela&|160;! s’écria naïvement Athénaïs.

– Ah&|160;! petite fille, tu ne connais pas les défilés danslesquels nous précipite la vertu, quand elle se laisse guider parl’amour, répondit Sabine en faisant une espèce de fin de couplettant elle était égarée par le chagrin.

Cette phrase fut dite avec une amertume si pénétrante que laduchesse éclairée par le ton, par l’accent, par le regard de madamedu Guénic, crut à quelque malheur caché.

– Mes enfants, il est minuit, allez… dit-elle à ses deux fillesdont les yeux s’animaient.

– Malgré mes trente-six ans, je suis donc de trop&|160;? demandarailleusement Clotilde. Et pendant qu’Athénaïs embrassait sa mère,elle se pencha sur Sabine et lui dit à l’oreille : – Tu me dirasquoi&|160;!… J’irai demain dîner avec toi. Si ma mère trouve saconscience compromise, moi, je te dégagerai Calyste des mains desinfidèles.

– Eh&|160;! bien, Sabine, dit la duchesse en emmenant sa filledans sa chambre à coucher, voyons, qu’y a-t-il de nouveau, monenfant&|160;?

– Eh&|160;! maman, je suis perdue&|160;!

– Et pourquoi&|160;?

– J’ai voulu l’emporter sur cette horrible femme, j’ai vaincu,je suis grosse, et Calyste l’aime tellement que je prévois unabandon complet. Lorsque l’infidélité qu’il a faite sera prouvée,elle deviendra furieuse&|160;! Ah&|160;! je subis de trop grandestortures pour pouvoir y résister. Je sais quand il y va, jel’apprends par sa joie&|160;; puis sa maussaderie me dit quand ilen revient. Enfin il ne se gêne plus, je lui suis insupportable.Elle a sur lui une influence aussi malsaine que le sont en elle lecorps et l’âme. Tu verras, elle exigera, pour prix de quelqueraccommodement, un délaissement public, une rupture dans le genrede la sienne, elle me l’emmènera peut-être en Suisse, en Italie. Ilcommence à trouver ridicule de ne pas connaître l’Europe, je devinece que veulent dire ces paroles jetées en avant. Si Calyste n’estpas guéri d’ici à trois mois, je ne sais pas ce qu’il adviendra… jele sais, je me tuerai&|160;!

– Malheureux enfant&|160;! et ton âme&|160;! Le suicide est unpéché mortel.

– Comprenez-vous, elle est capable de lui donner unenfant&|160;! Et si Calyste aimait plus celui de cette femme queles miens, oh&|160;! là est le terme de ma patience et de marésignation.

Elle tomba sur une chaise, elle avait livré les dernièrespensées de son cœur, elle se trouvait sans douleur cachée, et ladouleur est comme cette tige de fer que les sculpteurs mettent ausein de leur glaise, elle soutient, c’est une force&|160;!

– Allons, rentre chez toi, pauvre affligée. En présence de tantde malheurs, l’abbé me donnera sans doute l’absolution des péchésvéniels que les ruses du monde nous obligent à commettre.Laisse-moi, ma fille, dit-elle en allant à son prie-Dieu, je vaisimplorer Notre-Seigneur et la sainte Vierge pour toi, plusspécialement. Adieu, ma chère Sabine, n’oublie aucun de tes devoirsreligieux, surtout, si tu veux que nous réussissions…

– Nous aurons beau triompher, ma mère, nous ne sauverons que laFamille. Calyste a tué chez moi la sainte ferveur de l’amour en meblasant sur tout, même sur la douleur. Quelle lune de miel quecelle où j’ai trouvé dès le premier jour l’amertume d’un adultèrerétrospectif&|160;!

Le lendemain matin, vers une heure après-midi, l’un des curés dufaubourg Saint-Germain désigné pour un des évêchés vacants en 1840,siége trois fois refusé par lui, l’abbé Brossette, un des prêtresles plus distingués du clergé de Paris, traversait la cour del’hôtel de Grandlieu, de ce pas qu’il faudrait nommer un pasecclésiastique, tant il peint la prudence, le mystère, le calme, lagravité, la dignité même. C’était un homme petit et maigre,d’environ cinquante ans, à visage blanc comme celui d’une vieillefemme, froidi par les jeûnes du prêtre, creusé par toutes lessouffrances qu’il épousait. Deux yeux noirs, ardents de foi, maisadoucis par une expression plus mystérieuse que mystique, animaientcette face d’apôtre. Il souriait presque en montant les marches duperron, tant il se méfiait de l’énormité des cas qui le faisaientappeler par son ouaille&|160;; mais, comme la main de la duchesseétait trouée pour les aumônes, elle valait bien le temps quevolaient ses innocentes confessions aux sérieuses misères de laparoisse. En entendant annoncer le curé, la duchesse se leva, fitquelques pas vers lui dans le salon, distinction qu’ellen’accordait qu’aux cardinaux, aux évêques, aux simples prêtres, auxduchesses plus âgées qu’elle et aux personnes de sang royal.

– Mon cher abbé, dit-elle en lui désignant elle-même un fauteuilet parlant à voix basse, j’ai besoin de l’autorité de votreexpérience avant de me lancer dans une assez méchante intrigue,mais d’où doit résulter un grand bien, et je désire savoir de voussi je trouverai dans la voie du salut des épines à ce propos…

– Madame la duchesse, répondit l’abbé Brossette, ne mêlez pasles choses spirituelles et les choses mondaines, elles sont souventinconciliables. D’abord, de quoi s’agit-il&|160;?

– Vous savez, ma fille Sabine se meurt de chagrin, monsieur duGuénic la laisse pour madame de Rochefide.

– C’est bien affreux, c’est grave&|160;; mais vous savez ce quedit à ce sujet notre cher saint François de Sales. Enfin songez àmadame Guyon qui se plaignait du défaut de mysticisme des preuvesde l’amour conjugal, elle eût été très-heureuse de voir une madamede Rochefide à son mari.

– Sabine ne déploie que trop de douceur, elle n’est que tropbien l’épouse chrétienne&|160;; mais elle n’a pas le moindre goûtpour le mysticisme.

– Pauvre jeune femme&|160;! dit malicieusement le curé.Qu’avez-vous trouvé pour remédier à ce malheur&|160;?

– J’ai commis le péché, mon cher directeur, de penser à lâcher àmadame de Rochefide un joli petit monsieur, volontaire, plein demauvaises qualités, et qui certes ferait renvoyer mon gendre.

– Ma fille, nous ne sommes pas ici, dit-il en se caressant lementon, au tribunal de la pénitence, je n’ai pas à vous traiter enjuge. Au point de vue du monde, j’avoue que ce serait décisif…

– Ce moyen m’a paru vraiment odieux&|160;!… reprit-elle…

– Et pourquoi&|160;? Sans doute le rôle d’une chrétienne estbien plutôt de retirer une femme perdue de la mauvaise voie que del’y pousser plus avant&|160;; mais quand on s’y trouve aussi loinqu’y est madame de Rochefide, ce n’est plus le bras de l’homme,c’est celui de Dieu qui ramène ces pécheresses, il leur faut descoups de foudre particuliers.

– Mon père, reprit la duchesse, je vous remercie de votreindulgence&|160;; mais j’ai songé que mon gendre est brave etBreton, il a été héroïque lors de l’échauffourée de cette pauvreMADAME. Or, si monsieur de la Palférine, que je crois non moinsbrave, avait des démêlés avec Calyste, qu’il s’en suivît quelqueduel…

– Vous avez eu là, madame la duchesse, une sage pensée, et quiprouve que, dans ces voies tortueuses, on trouve toujours despierres d’achoppement.

– J’ai découvert un moyen, mon cher abbé, de faire un grandbien, de retirer madame de Rochefide de la voie fatale où elle est,de rendre Calyste à sa femme, et peut-être de sauver de l’enfer unepauvre créature égarée…

– Mais alors, à quoi bon me consulter&|160;? dit le curésouriant.

– Ah&|160;! reprit la duchesse, il faut se permettre des actionsassez laides…

– Vous ne voulez voler personne&|160;?

– Au contraire, je dépenserai vraisemblablement beaucoupd’argent.

– Vous ne calomniez pas&|160;? vous ne…

– Oh&|160;!

– Vous ne nuirez pas à votre prochain&|160;?

– Hé, hé&|160;! je ne sais pas trop.

– Voyons votre nouveau plan&|160;? dit l’abbé devenucurieux.

– Si, au lieu de faire chasser un clou par un autre, pensai-je àmon prie-Dieu après avoir imploré la sainte Vierge de m’éclairer,je faisais renvoyer Calyste par monsieur de Rochefide en luipersuadant de reprendre sa femme&|160;; au lieu de prêter les mainsau mal pour opérer le bien chez ma fille, j’opérerais un grand bienpar un autre bien non moins grand…

Le curé regarda la Portugaise et resta pensif.

– C’est évidemment une idée qui vous est venue de si loinque…

– Aussi, reprit la bonne et humble duchesse, ai-je remercié laVierge&|160;! Et j’ai fait vœu, sans compter une neuvaine, dedonner douze cents francs à une famille pauvre, si je réussissais.Mais quand j’ai communiqué ce plan à monsieur de Grandlieu, ils’est mis à rire et m’a dit : – A vos âges, ma parole d’honneur, jecrois que vous avez un diable pour vous toutes seules.

– Monsieur le duc a dit en mari la réponse que je vous faisaisquand vous m’avez interrompu, reprit l’abbé qui ne put s’empêcherde sourire.

– Ah&|160;! mon père, si vous approuvez l’idée, approuverez-vousles moyens d’exécution&|160;? Il s’agit de faire chez une certainemadame Schontz, une Béatrix du quartier Saint-Georges, ce que jevoulais faire chez madame de Rochefide pour que le marquis repritsa femme.

– Je suis certain que vous ne pouvez rien faire de mal, ditspirituellement le curé qui ne voulut savoir rien de plus entrouvant le résultat nécessaire. Vous me consulteriez d’ailleursdans le cas où votre conscience murmurerait, ajouta-t-il. Si, aulieu de donner à cette dame de la rue Saint-Georges une nouvelleoccasion de scandale, vous lui donniez un mari&|160;?…

– Ah&|160;! mon cher directeur, vous avez rectifié la seulechose mauvaise qui se trouvât dans mon plan. Vous êtes digne d’êtrearchevêque, et j’espère ne pas mourir sans vous dire VotreEminence.

– Je ne vois à tout ceci qu’un inconvénient, reprit le curé.

– Lequel&|160;?

– Si madame de Rochefide allait garder monsieur le baron tout enrevenant à son mari&|160;?

– Ceci me regarde, dit la duchesse. Quand on fait peud’intrigues, on les fait…

– Mal, très-mal, reprit l’abbé, l’habitude est nécessaire entout. Tâchez de raccoler un de ces mauvais sujets qui vivent dansl’intrigue, et employez-le, sans vous montrer.

– Ah&|160;! monsieur le curé, si nous nous servons de l’enfer,le ciel sera-t-il avec nous&|160;?…

– Vous n’êtes pas à confesse, répéta l’abbé, sauvez votreenfant&|160;!

La bonne duchesse, enchantée de son curé, le reconduisit jusqu’àla porte du salon.

Un orage grondait, comme on le voit, sur monsieur de Rochefidequi jouissait en ce moment de la plus grande somme de bonheur quepuisse désirer un Parisien, en se trouvant chez madame Schontz toutaussi mari que chez Béatrix&|160;; et, comme l’avait judicieusementdit le duc à sa femme, il paraissait impossible de déranger une sicharmante et si complète existence. Cette présomption oblige à delégers détails sur la vie que menait monsieur de Rochefide, depuisque sa femme en avait fait un Homme Abandonné . On comprendra bienalors l’énorme différence que nos lois et nos mœurs mettent, chezles deux sexes, entre la même situation. Tout ce qui tourne enmalheur pour une femme abandonnée se change en bonheur chez unhomme abandonné. Ce contraste frappant inspirera peut-être à plusd’une jeune femme la résolution de rester dans son ménage, et d’ylutter comme Sabine du Guénic en pratiquant à son choix les vertusles plus assassines ou les plus inoffensives.

Quelques jours après l’escapade de Béatrix, Arthur de Rochefide,devenu fils unique par suite de la mort de sa sœur, première femmedu marquis d’Ajuda-Pinto qui n’en eut pas d’enfants, se vit maîtred’abord de l’hôtel de Rochefide, rue d’Anjou-Saint-Honoré, puis dedeux cent mille francs de rente que lui laissa son père. Cetteopulente succession ajoutée à la fortune qu’Arthur possédait en semariant, porta ses revenus, y compris la fortune de sa femme, àmille francs par jour. Pour un gentilhomme doté du caractère quemademoiselle des Touches a peint en quelques mots à Calyste, cettefortune était déjà le bonheur. Pendant que sa femme était à lacharge de l’amour et de la maternité, Rochefide jouissait d’uneimmense fortune&|160;; mais il ne la dépensait pas plus qu’il nedépensait son esprit. Sa bonne grosse vanité, déjà satisfaite d’uneencolure de bel homme à laquelle il avait dû quelques succès dontil s’autorisa pour mépriser les femmes, se donnait également pleinecarrière dans le domaine de l’intelligence. Doué de cette sorted’esprit qu’il faut appeler réflecteur, il s’appropriait lessaillies d’autrui, celles des pièces de théâtre ou des petitsjournaux par la manière de les redire&|160;; il semblait s’enmoquer, il les répétait en charge , il les appliquait commeformules de critique&|160;; enfin sa gaieté militaire (il avaitservi dans la Garde Royale) en assaisonnait si à propos laconversation, que les femmes sans esprit le proclamaient hommespirituel, et les autres n’osaient pas les contredire. Ce système,Arthur le poursuivait en tout&|160;; il devait à la nature lecommode génie de l’imitation sans être singe, il imitait gravement.Ainsi, quoique sans goût, il savait toujours adopter et toujoursquitter les modes le premier. Accusé de passer un peu trop de tempsà sa toilette et de porter un corset, il offrait le modèle de cesgens qui ne déplaisent jamais à personne en épousant sans cesse lesidées et les sottises de tout le monde, et qui toujours à chevalsur la circonstance, ne vieillissent point. C’est les héros de lamédiocrité. Ce mari fut plaint, on trouva Béatrix inexcusabled’avoir quitté le meilleur enfant de la terre, et le ridiculen’atteignit que la femme. Membre de tous les clubs, souscripteur àtoutes les niaiseries qu’enfantent le patriotisme ou l’esprit departi mal entendus, complaisance qui le faisait mettre en premièreligne à propos de tout, ce loyal, ce brave et très-sot gentilhomme,à qui malheureusement tant de riches ressemblent, devaitnaturellement vouloir se distinguer par quelque manie à la mode. Ilse glorifiait donc principalement d’être le sultan d’un sérail àquatre pattes gouverné par un vieil écuyer anglais, et qui par moisabsorbait de quatre à cinq mille francs. Sa spécialité consistait àfaire courir , il protégeait la race chevaline, il soutenait unerevue consacrée à la question hippique&|160;; mais il seconnaissait médiocrement en chevaux, et depuis la bride jusqu’auxfers il s’en rapportait à son écuyer. C’est assez vous dire que cedemi-garçon n’avait rien en propre, ni son esprit, ni son goût, nisa situation, ni ses ridicules&|160;; enfin sa fortune lui venaitde ses pères&|160;! Après avoir dégusté tous les déplaisirs dumariage, il fut si content de se retrouver garçon, qu’il disaitentre amis : –  » Je suis né coiffé&|160;!  » Heureux surtout devivre sans les dépenses de représentation auxquelles les gensmariés sont astreints, son hôtel, où depuis la mort de son père iln’avait rien changé, ressemblait à ceux dont les maîtres sont envoyage, il y demeurait peu, il n’y mangeait pas, il y couchaitrarement. Voici la raison de cette indifférence.

Après bien des aventures amoureuses, ennuyé des femmes du mondequi sont véritablement ennuyeuses et qui plantent aussi par trop dehaies d’épines sèches autour du bonheur, il s’était marié, comme onva le voir, avec la célèbre madame Schontz, célèbre dans le mondedes Fanny-Beaupré, des Suzanne du Val-Noble, des Mariette, desFlorentine, des Jenny Cadine, etc. Ce monde, de qui l’un de nosdessinateurs a dit spirituellement en en montrant le tourbillon aubal de l’Opéra : –  » Quand on pense que tout ça se loge, s’habilleet vit bien, voilà qui donne une crâne idée de l’homme&|160;!  » cemonde dangereux a déjà fait irruption dans cette histoire des mœurspar les figures typiques de Florine et de l’illustre Malaga d’ UneFille d’Eve et de La Fausse Maîtresse&|160;; mais, pour le peindreavec fidélité, l’historien doit proportionner le nombre de cespersonnages à la diversité des dénoûments de leurs singulièresexistences qui se terminent par l’indigence sous sa plus hideuseforme, par des morts prématurées, par l’aisance, par d’heureuxmariages, et quelquefois par l’opulence.

Madame Schontz, d’abord connue sous le nom de la Petite-Auréliepour la distinguer d’une de ses rivales beaucoup moins spirituellequ’elle, appartenait à la classe la plus élevée de ces femmes dontl’utilité sociale ne peut être révoquée en doute ni par le préfetde la Seine, ni par ceux qui s’intéressent à la prospérité de laville de Paris. Certes, le Rat taxé de démolir des fortunes souventhypothétiques, rivalise bien plutôt avec le castor. Sans lesAspasies du quartier Notre-Dame de Lorette, il ne se bâtirait pastant de maisons à Paris. Pionniers des plâtres neufs, elles vontremorquées par la Spéculation le long des collines de Montmartre,plantant les piquets de leurs tentes, soit dit sans jeu de mots,dans ces solitudes de moellons sculptés qui meublent les rueseuropéennes d’Amsterdam, de Milan, de Stockholm, de Londres, deMoscou, steppes architecturales où le vent fait mugird’innombrables écriteaux qui en accusent le vide par ces mots :Appartements à louer&|160;! La situation de ces dames se déterminepar celle qu’elles prennent dans ces quartiers apocryphes&|160;; sileur maison se rapproche de la ligne tracée par la rue de Provence,la femme a des rentes, son budget est prospère, mais cette femmes’élève-t-elle vers la ligne des boulevards extérieurs,remonte-t-elle vers la ville affreuse des Batignolles, elle estsans ressources. Or, quand monsieur de Rochefide rencontra madameSchontz, elle occupait le troisième étage de la seule maison quiexistât rue de Berlin, elle campait donc sur la lisière du malheuret sur celle de Paris. Cette femme-fille ne se nommait, vous devezle pressentir ni Schontz ni Aurélie&|160;! Elle cachait le nom deson père, un vieux soldat de l’empire, l’éternel colonel quifleurit à l’aurore de ces existences féminines soit comme père,soit comme séducteur. Madame Schontz avait joui de l’éducationgratuite de Saint-Denis, où l’on élève admirablement les jeunespersonnes, mais qui n’offre aux jeunes personnes ni maris nidébouchés au sortir de cette école, admirable création del’Empereur à laquelle il ne manque qu’une seule chose :l’Empereur&|160;! –  » Je serai là, pour pourvoir les filles de meslégionnaires,  » répondit-il à l’observation d’un de ses ministresqui prévoyait l’avenir. Napoléon avait dit aussi :  » – Je serailà&|160;!  » pour les membres de l’Institut à qui l’on devrait nedonner aucun appointement plutôt que de leur envoyerquatre-vingt-trois francs par mois, traitement inférieur à celui decertains garçons de bureau. Aurélie était bien réellement la fillede l’intrépide colonel Schiltz, un chef de ces audacieux partisansalsaciens qui faillirent sauver l’Empereur dans la campagne deFrance, et qui mourut à Metz, pillé, volé, ruiné. En 1814, Napoléonmit à Saint-Denis la petite Joséphine Schiltz, alors âgée de neufans orpheline de père et de mère, sans asile, sans ressources,cette pauvre enfant ne fut pas chassée de l’établissement au secondretour des Bourbons. Elle y fut sous-maîtresse jusqu’en 1827&|160;;mais alors la patience lui manqua, sa beauté la séduisit. A samajorité, Joséphine Schiltz, la filleule de l’impératrice, abordala vie aventureuse des courtisanes, conviée à ce douteux avenir parl’exemple fatal de quelques-unes de ses camarades, comme elle sansressources, et qui s’applaudissaient de leur résolution. Ellesubstitua un on à l’ il du nom paternel et se plaça sous lepatronage de sainte Aurélie. Vive, spirituelle, instruite, elle fitplus de fautes que celles de ses stupides compagnes dont les écartseurent toujours l’intérêt pour base. Après avoir connu desécrivains pauvres mais malhonnêtes, spirituels mais endettés&|160;;après avoir essayé de quelques gens riches aussi calculateurs queniais, après avoir sacrifié le solide à l’amour vrai, s’être permistoutes les écoles où s’acquiert l’expérience, en un jour d’extrêmemisère où chez Valentino, cette première étape de Musard, elledansait vêtue d’une robe, d’un chapeau, d’une mantille d’emprunt,elle attira l’attention d’Arthur, venu là pour voir le fameuxgalop&|160;! Elle fanatisa par son esprit ce gentilhomme qui nesavait plus à quelle passion se vouer&|160;; et, alors, deux ansaprès avoir été quitté par Béatrix dont l’esprit l’humiliait assezsouvent, le marquis ne fut blâmé par personne de se marier autreizième arrondissement de Paris avec une Béatrix d’occasion.

Esquissons ici les quatre saisons de ce bonheur. Il estnécessaire de montrer que la théorie du mariage au treizièmearrondissement en enveloppe également tous les administrés. Soyezmarquis et quadragénaire, ou sexagénaire et marchand retiré, sixfois millionnaire ou rentier (Voir Un Début dans la Vie ), grandseigneur ou bourgeois, la stratégie de la passion, sauf lesdifférences inhérentes aux zones sociales, ne varie pas. Le cœur etla caisse sont toujours en rapports exacts et définis. Enfin, vousestimerez les difficultés que la duchesse devait rencontrer dansl’exécution de son plan charitable.

on ne sait pas quelle est en France la puissance des mots surles gens ordinaires, ni quel mal font les gens d’esprit qui lesinventent. Ainsi, nul teneur de livres ne pourrait supputer lechiffre des sommes qui sont restées improductives, verrouillées aufond des cœurs généreux et des caisses par cette ignoble phrase : -Tirer une carotte&|160;!&|160;… Ce mot est devenu si populairequ’il faut bien lui permettre de salir cette page. D’ailleurs, enpénétrant dans le treizième arrondissement, il faut bien enaccepter le patois pittoresque. Monsieur de Rochefide, comme tousles petits esprits, avait toujours peur d’être carotté . Lesubstantif s’est fait verbe. Dès le début de sa passion pour madameSchontz, Arthur fut sur ses gardes, et fut alors très- rat , pouremployer un autre mot aux ateliers de bonheur et aux ateliers depeinture. Le mot rat , quand il s’applique à une jeune fille,signifie le convive, mais appliqué à l’homme, il signifie un avareamphitryon. Madame Schontz avait trop d’esprit et connaissait tropbien les hommes pour ne pas concevoir les plus grandes espérancesd’après un pareil commencement. Monsieur de Rochefide alloua cinqcents francs par mois à madame Schontz, lui meubla mesquinement unappartement de douze cents francs à un second étage rue Coquenard,et se mit à étudier le caractère d’Aurélie qui lui fournit aussitôtun caractère à étudier en s’apercevant de cet espionnage. AussiRochefide fut-il heureux de rencontrer une fille douée d’un si beaucaractère&|160;; mais il n’y vit rien d’étonnant : la mère étaitune Barnheim de Bade, une femme comme il faut&|160;! Aurélie avaitété d’ailleurs si bien élevée&|160;!… Parlant l’anglais, l’allemandet l’italien, elle possédait à fond les littératures étrangères.Elle pouvait lutter sans désavantage contre les pianistes du secondordre. Et, notez ce point&|160;! elle se comportait avec sestalents comme les personnes bien nées, elle n’en disait rien. Elleprenait la brosse chez un peintre, la maniait par raillerie, etfaisait une tête assez crânement pour produire un étonnementgénéral. Par désœuvrement, durant le temps où elle dépérissaitsous-maîtresse, elle avait poussé des pointes dans le domaine dessciences&|160;; mais sa vie de femme entretenue avait couvert cesbonnes semences d’un manteau de sel, et naturellement elle fithonneur à son Arthur de la floraison de ces germes précieux,recultivés pour lui. Aurélie commença donc par être d’undésintéressement égal à la volupté, qui permit à cette faiblecorvette d’attacher sûrement ses grappins sur ce vaisseau dehaut-bord. Néanmoins, vers la fin de la première année, ellefaisait des tapages ignobles dans l’antichambre avec ses socques ens’arrangeant pour rentrer au moment où le marquis l’attendait, etcachait, de manière à le bien montrer, un bas de sa robeoutrageusement crotté. Enfin, elle sut si parfaitement persuader àson gros papa que toute son ambition, après tant de hauts et bas,était de conquérir honnêtement une petite existence bourgeoise que,dix mois après leur rencontre, la seconde phase se déclara.

Madame Schontz obtint alors un bel appartement, rueNeuve-Saint-Georges. Arthur, ne pouvant plus dissimuler sa fortuneà madame Schontz, lui donna des meubles splendides, une argenteriecomplète, douze cents francs par mois, une petite voiture basse àun cheval, mais à location, et il accorda le tigre assezgracieusement. La Schontz ne sut aucun gré de cette munificence,elle découvrit les motifs de la conduite de son Arthur et yreconnut des calculs de rat. Excédé de la vie de restaurant où lachère est la plupart du temps exécrable, où le moindre dîner degourmet coûte soixante francs pour un, et deux cents francs quandon invite trois amis, Rochefide offrit à madame Schontz quarantefrancs par jour pour son dîner et celui d’un ami, tout compris.Aurélie accepta. Après avoir fait accepter toutes ses lettres dechange de morale, tirées à un an sur les habitudes de monsieur deRochefide, elle fut alors écoutée avec faveur quand elle réclamacinq cents francs de plus par mois pour sa toilette, afin de ne pascouvrir de honte son gros papa dont les amis appartenaient tous auJockey-Club.  » – Ce serait du joli, dit-elle, si Rastignac, Maximede Trailles, d’Esgrignon, La Roche-Hugon, Ronquerolles, Laginski,Lenoncourt, et autres vous trouvaient avec une madameEverard&|160;! D’ailleurs, ayez confiance en moi, mon gros père,vous y gagnerez&|160;!  » En effet, Aurélie s’arrangea pour déployerde nouvelles vertus dans cette nouvelle phase. Elle se dessina dansun rôle de ménagère dont elle tira le plus grand parti. Ellenouait, disait-elle, les deux bouts du mois sans dettes avec deuxmille cinq cents francs, ce qui ne s’était jamais vu dans lefaubourg Saint-Germain du treizième arrondissement, et elle servaitdes dîners supérieurs à ceux de Rothschild, on y buvait des vinsexquis à dix et douze francs la bouteille. Aussi, Rochefideémerveillé, très-heureux de pouvoir inviter souvent ses amis chezsa maîtresse en y trouvant de l’économie, disait-il en la serrantpar la taille : –  » Voilà un trésor&|160;!…  » Bientôt il loua pourelle un tiers de loge aux Italiens, puis il finit par la mener auxpremières représentations. Il commençait à consulter son Aurélie enreconnaissant l’excellence de ses conseils, elle lui laissaitprendre les mots spirituels qu’elle disait à tout propos et qui,n’étant pas connus, relevèrent sa réputation d’homme amusant. Enfinil acquit la certitude d’être aimé véritablement et pour lui-même.Aurélie refusa de faire le bonheur d’un prince russe à raison decinq mille francs par mois. –  » Vous êtes heureux, mon chermarquis, s’écria le vieux prince Galathionne en finissant au clubune partie de whist. Hier, quand vous nous avez laissés seuls,madame Schontz et moi, j’ai voulu vous la souffler&|160;; mais ellem’a dit :  » Mon prince, vous n’êtes pas plus beau, mais vous êtesplus âgé que Rochefide&|160;; vous me battriez, et il est comme unpère pour moi, trouvez-moi là le quart d’une bonne raison pourchanger&|160;?… Je n’ai pas pour Arthur la passion folle que j’aieue pour des petits drôles à bottes vernies, et de qui je payaisles dettes&|160;; mais je l’aime comme une femme aime son mariquand elle est honnête femme.  » Et elle m’a mis à la porte.  » Cediscours, qui ne sentait pas la charge , eut pour effet deprodigieusement aider à l’état d’abandon et de dégradation quidéshonorait l’hôtel de Rochefide. Bientôt, Arthur transporta sa vieet ses plaisirs chez madame Schontz, et il s’en trouva bien&|160;;car, au bout de trois ans, il eut quatre cent mille francs àplacer.

La troisième phase commença. Madame Schontz devint la plustendre des mères pour le fils d’Arthur, elle allait le chercher àson collége et l’y ramenait elle-même&|160;; elle accabla decadeaux, de friandises, d’argent cet enfant qui l’appelait sapetite maman , et de qui elle fut adorée. Elle entra dans lemaniement de la fortune de son Arthur, elle lui fit acheter desrentes en baisse avant le fameux traité de Londres qui renversa leministère du 1er mars. Arthur gagna deux cent mille francs, etAurélie ne demanda pas une obole. En gentilhomme qu’il était,Rochefide plaça ses six cent mille francs en actions de la Banque,et il en mit la moitié au nom de mademoiselle Joséphine Schiltz. Unpetit hôtel, loué rue de la Bruyère, fut remis à Grindot le célèbrearchitecte avec ordre d’en faire une voluptueuse bonbonnière.Rochefide ne compta plus dès lors avec madame Schontz, qui recevaitles revenus, et payait les mémoires. Devenue sa femme… deconfiance, elle justifia ce titre en rendant son gros papa plusheureux que jamais&|160;; elle en avait reconnu les caprices, elleles safisfaisait comme madame de Pompadour caressait les fantaisiesde Louis XV. Elle fut enfin maîtresse en titre, maîtresse absolue.Aussi se permit-elle alors de protéger des petits jeunes gensravissants, des artistes, des gens de lettres nouveau-nés à lagloire qui niaient les anciens et les modernes et tâchaient de sefaire une grande réputation en faisant peu de chose. La conduite demadame Schontz, chef-d’œuvre de tactique, doit vous en révélertoute la supériorité. D’abord, dix à douze jeunes gens amusaientArthur, lui fournissaient des traits d’esprit, des jugements finssur toutes choses, et ne mettaient pas en question la fidélité dela maîtresse de la maison&|160;; puis ils la tenaient pour unefemme éminemment spirituelle. Aussi ces annonces vivantes, cesarticles ambulants firent-ils passer madame Schontz pour la femmela plus agréable que l’on connût sur la lisière qui sépare letreizième arrondissement des douze autres. Ses rivales, SuzanneGaillard qui, depuis 1838, avait sur elle l’avantage d’être devenuefemme mariée en légitime mariage, pléonasme nécessaire pourexpliquer un mariage solide, Fanny-Beaupré, Mariette, Antoniarépandaient des calomnies plus que drolatiques sur la beauté de cesjeunes gens et sur la complaisance avec laquelle monsieur deRochefide les accueillait. Madame Schontz, qui distançait de troisblagues , disait-elle, tout l’esprit de ces dames, un jour à unsouper donné par Nathan chez Florine, après un bal de l’opéra, leurdit, après leur avoir expliqué sa fortune et son succès, un :  » -Faites-en autant&|160;?…  » dont on a gardé la mémoire. MadameSchontz fit vendre les chevaux de course pendant cette période, ense livrant à des considérations qu’elle devait sans doute àl’esprit critique de Claude Vignon, un de ses habitués. –  » Jeconcevrais, dit-elle un soir après avoir long-temps cravaché leschevaux de ses plaisanteries, que les princes et les gens richesprissent à cœur l’hippiatrique&|160;; mais pour faire le bien dupays, et non pour les satisfactions puériles d’un amour-propre dejoueur. Si vous aviez des haras dans vos terres, si vous y éleviezdes mille à douze cents chevaux, si chacun faisait courir lesmeilleurs-élèves de son haras, si tous les haras de France et deNavarre concouraient à chaque solennité, ce serait grand etbeau&|160;; mais vous achetez des sujets comme des directeurs despectacle font la traite des artistes, vous ravalez une institutionjusqu’à n’être plus qu’un jeu, vous avez la Bourse des jambes commevous avez la Bourse des rentes&|160;!… C’est indigne.Dépenseriez-vous par hasard soixante mille francs pour lire dansles journaux :  » LELIA, à monsieur de Rochefide, a battu d’unelongueur FLEUR-DE-GENET, à monsieur le duc de Rhétoré&|160;?&|160;… » vaudrait mieux alors donner cet argent à des poètes, ils vousferaient aller en vers et en prose à l’immortalité, comme feuMonthyon&|160;!  » A force d’être taonné, le marquis reconnut lecreux du turf , il réalisa cette économie de soixante mille francs,et l’année suivante madame Schontz lui dit : –  » Je ne te coûteplus rien, Arthur&|160;!  » Beaucoup de gens riches envièrent alorsmadame Schontz au marquis et tâchèrent de la lui enlever&|160;;mais, comme le prince russe, ils y perdirent leur vieillesse. – « Ecoute, mon cher, avait-elle dit quinze jours auparavant à Finotdevenu fort riche, je suis sûr que Rochefide me pardonnerait unepetite passion si je devenais folle de quelqu’un, et l’on ne quittejamais un marquis de cette bonne-enfance là pour un parvenu commetoi. Tu ne me maintiendrais pas dans la position où m’a miseArthur, il a fait de moi une demi-femme comme il faut, et toi tu nepourrais jamais y parvenir, même en m’épousant.  » Ceci fut ledernier clou rivé qui compléta le ferrement de cet heureux forçat.Le propos parvint aux oreilles absentes pour lesquelles il futtenu.

La quatrième phase était donc commencée, celle de l’accoutumance , la dernière victoire de ces plans de campagne, etqui fait dire d’un homme par ces sortes de femmes :  » Je letiens&|160;!  » Rochefide, qui venait d’acheter le petit hôtel aunom de mademoiselle Joséphine Schiltz, une bagatelle dequatre-vingt mille francs, en était arrivé, lors des projets forméspar la duchesse, à tirer vanité de sa maîtresse qu’il nommait NinonII, en en célébrant ainsi la probité rigoureuse, les excellentesmanières, l’instruction et l’esprit. Il avait résumé ses défauts etses qualités, ses goûts, ses plaisirs par madame Schontz, et il setrouvait à ce passage de la vie où, soit lassitude, soitindifférence, soit philosophie, un homme ne change plus, et s’entient ou à sa femme ou à sa maîtresse.

On comprendra toute la valeur acquise en cinq ans par madameSchontz, en apprenant qu’il fallait être proposé long-temps àl’avance pour être présenté chez elle. Elle avait refusé derecevoir des gens riches ennuyeux, des gens tarés, elle ne sedépartait de ses rigueurs qu’en faveur des grands noms del’aristocratie. –  » Ceux-là, disait-elle, ont le droit d’êtrebêtes, parce qu’ils le sont comme il faut&|160;!  » Elle possédaitostensiblement les trois cent mille francs que Rochefide lui avaitdonnés et qu’un bon enfant d’agent de change , Gobenheim, le seulqui fût admis chez elle, lui faisait valoir&|160;; mais ellemanœuvrait à elle seule une petite fortune secrète de deux centmille francs composée de ses bénéfices économisés depuis trois anset de ceux produits par le mouvement perpétuel des trois cent millefrancs, car elle n’accusait jamais que les trois cent mille francsconnus. –  » Plus vous gagnez, moins vous vous enrichissez, lui ditun jour Gobenheim. – L’eau est si chère, répondit-elle. – Celle desdiamants&|160;? reprit Gobenheim. – Non, celle du fleuve de la vie. » Le trésor inconnu se grossissait de bijoux, de diamantsqu’Aurélie portait pendant un mois et qu’elle vendait après, desommes données pour payer des fantaisies passées. Quand on ladisait riche, madame Schontz répondait, qu’au taux des rentes,trois cent mille francs donnaient douze mille francs et qu’elle lesavait dépensés dans les temps les plus rigoureux de sa vie, alorsqu’elle aimait Lousteau.

Cette conduite annonçait un plan, et madame Schontz avait eneffet un plan, croyez-le bien. Jalouse depuis deux ans de madame duBruel, elle était mordue au cœur par l’ambition d’être mariée à laMairie et à l’Eglise. Toutes les positions sociales ont leur fruitdéfendu, une petite chose grandie par le désir au point d’êtreaussi pesante que le monde. Cette ambition se doublaitnécessairement de l’ambition d’un second Arthur qu’aucun espionnagene pouvait découvrir. Bixiou voulait voir le préféré dans lepeintre Léon de Lora, le peintre le voyait dans Bixiou quidépassait la quarantaine et qui devait penser à se faire un sort.Les soupçons se portaient aussi sur Victor de Vernisset, un jeunepoète de l’école de Canalis, dont la passion pour madame Schontzallait jusqu’au délire&|160;; et le poète accusait Stidmann, unjeune sculpteur, d’être son rival heureux. Cet artiste, untrès-joli garçon, travaillait pour les orfèvres, pour les marchandsde bronzes, pour les bijoutiers, il espérait recommencer BenvenutoCellini. Claude Vignon, le jeune comte de la Palférine, Gobenheim,Vermanton, philosophe cynique, autres habitués de ce salon amusant,furent tour à tour mis en suspicion et reconnus innocents. Personnen’était à la hauteur de madame Schontz, pas même Rochefide qui luicroyait un faible pour le jeune et spirituel La Palférine&|160;;elle était vertueuse par calcul et ne pensait qu’à faire un bonmariage.

On ne voyait chez madame Schontz qu’un seul homme à réputationmacairienne, Couture qui plus d’une fois avait fait hurler lesBoursiers&|160;; mais Couture était un des premiers amis de madameSchontz, elle seule lui restait fidèle. La fausse alerte de 1840rafla les derniers capitaux de ce spéculateur qui crut à l’habiletédu 1er mars&|160;; Aurélie, le voyant en mauvaise veine, fit jouer,comme on l’a vu, Rochefide en sens contraire. Ce fut elle qui nommale dernier malheur de cet inventeur des primes et des commandites,une découture . Heureux de trouver son couvert mis chez Aurélie,Couture à qui Finot, l’homme habile, ou si l’on veut heureux entretous les parvenus, donnait de temps en temps quelques billets demille francs, était seul assez calculateur pour offrir son nom àmadame Schontz qui l’étudiait, pour savoir si le hardi spéculateuraurait la puissance de se frayer un chemin en politique, et assezde reconnaissance pour ne pas abandonner sa femme. Couture, hommed’environ quarante-trois ans, très-usé, ne rachetait pas lamauvaise sonorité de son nom par la naissance, il parlait peu desauteurs de ses jours. Madame Schontz gémissait de la rareté desgens capables, lorsque Couture lui présenta lui-même un provincialqui se trouva garni des deux anses par lesquelles les femmesprennent ces sortes de cruches quand elles veulent les garder.

Esquisser ce personnage, ce sera peindre une certaine portion dela jeunesse actuelle. Ici la digression sera de l’histoire.

En 1838, Fabien du Ronceret, fils d’un président de chambre à lacour royale de Caen mort depuis un an, quitta la ville d’Alençon endonnant sa démission de juge, siége où son père l’avait obligé deperdre son temps, disait-il, et vint à Paris dans l’intention defaire son chemin en faisant du tapage, idée normande difficile àréaliser, car il pouvait à peine compter huit mille francs derentes, sa mère vivant encore et occupant comme usufruitière untrès-important immeuble au milieu d’Alençon. Ce garçon avait déjà,dans plusieurs voyages à Paris, essayé sa corde comme unsaltimbanque, et reconnu le grand vice du replâtrage social de1830&|160;; aussi comptait-il l’exploiter à son profit, en suivantl’exemple des finauds de la bourgeoisie. Ceci demande un rapidecoup-d’oeil sur un des effets du nouvel ordre de choses.

L’égalité moderne, développée de nos jours outre-mesure, anécessairement développé dans la vie privée sur une ligne parallèleà la vie politique, l’orgueil, l’amour-propre, la vanité, les troisgrandes divisions du Moi social. Les sots veulent passer pour gensd’esprit, les gens d’esprit veulent être des gens de talent, lesgens de talent veulent être traités de gens de génie&|160;; quantaux gens de génie, ils sont plus raisonnables, ils consentent àn’être que des demi-dieux. Cette pente de l’esprit public actuel,qui rend à la Chambre le manufacturier jaloux de l’homme d’Etat etl’administrateur jaloux du poète, pousse les sots à dénigrer lesgens d’esprit, les gens d’esprit à dénigrer les gens de talent, lesgens de talent à dénigrer ceux d’entre eux qui les dépassent dequelques pouces, et les demi-dieux à menacer les institutions, letrône, enfin tout ce qui ne les adore pas sans condition. Dèsqu’une nation a très-impolitiquement abattu les supérioritéssociales reconnues, elle ouvre des écluses par où se précipite untorrent d’ambitions secondaires dont la moindre veut encoreprimer&|160;; elle avait dans son aristocratie un mal, au dire desdémocrates, mais un mal défini, circonscrit&|160;; elle l’échangecontre dix aristocraties contendantes et armées, la pire dessituations. En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué ladéclaration des droits de l’Envie . Nous jouissons aujourd’hui dessaturnales de la Révolution transportées dans le domaine, paisibleen apparence, de l’esprit, de l’industrie et de la politique&|160;;aussi, semble-t-il aujourd’hui que les réputations dues au travail,aux services rendus, au talent soient des priviléges accordés auxdépens de la masse. On étendra bientôt la loi agraire jusque dansle champ de la gloire. Donc, jamais dans aucun temps, on n’ademandé le triage de son nom sur le volet public à des motifs pluspuérils. On se distingue à tout prix par le ridicule, par uneaffectation d’amour pour la cause polonaise, pour le systèmepénitentiaire, pour l’avenir des forçats libérés, pour les petitsmauvais sujets au-dessus ou au-dessous de douze ans, pour toutesles misères sociales. Ces diverses manies créent des dignitéspostiches, des présidents, des vice-présidents et des secrétairesde sociétés dont le nombre dépasse à Paris celui des questionssociales qu’on cherche à résoudre. On a démoli la grande sociétépour en faire un millier de petites à l’image de la défunte. Cesorganisations parasites ne révèlent-elles pas ladécomposition&|160;? n’est-ce pas le fourmillement des vers dans lecadavre&|160;? Toutes ces sociétés sont filles de la même mère, laVanité. Ce n’est pas ainsi que procèdent la Charité catholique oula vraie Bienfaisance, elles étudient les maux sur les plaies enles guérissant, et ne pérorent pas en assemblée sur les principesmorbifiques pour le plaisir de pérorer.

Fabien du Ronceret, sans être un homme supérieur, avait devinépar l’exercice de ce sens avide particulier à la Normandie, tout leparti qu’il pouvait tirer de ce vice public. Chaque époque a soncaractère que les gens habiles exploitent. Fabien ne pensait qu’àfaire parler de lui. –  » Mon cher, il faut faire parler de soi pourêtre quelque chose&|160;! disait-il en parlant au roi d’Alençon, àdu Bousquier, un ami de son père. Dans six mois je serai plus connuque vous&|160;!  » Fabien traduisait ainsi l’esprit de son temps, ilne le dominait pas, il y obéissait. Il avait débuté dans la Bohême,un district de la topographie morale de Paris, (Voir Un Prince dela Bohême , Scènes de la Vie Parisienne), où il fut connu sous lenom de l’héritier à cause de quelques prodigalités préméditées. DuRonceret avait profité des folies de Couture pour la jolie madameCadine, une des actrices nouvelles à qui l’on accordait le plus detalent sur une des scènes secondaires, et à qui, durant sonopulence éphémère, il avait arrangé, rue Blanche, un délicieuxrez-de-chaussée à jardin. Ce fut ainsi que du Ronceret et Couturefirent connaissance. Le Normand, qui voulait du luxe tout prêt ettout fait, acheta le mobilier de Couture et les embellissementsqu’il était obligé de laisser dans l’appartement, un kiosque oùl’on fumait, une galerie en bois rustiqué garnie de nattesindiennes et ornée de poteries pour gagner le kiosque par les tempsde pluie. Quand on complimentait l’Héritier sur son appartement, ill’appelait sa tanière . Le provincial se gardait bien de dire queGrindot l’architecte y avait déployé tout son savoir-faire, commeStidmann dans les sculptures, et Léon de Lora dans lapeinture&|160;; car il avait pour défaut capital cet amour-proprequi va jusqu’au mensonge dans le désir de se grandir. L’Héritiercompléta ces magnificences par une serre qu’il établit le long d’unmur à l’exposition du midi, non qu’il aimât les fleurs, mais ilvoulut attaquer l’opinion publique par l’horticulture. En cemoment, il atteignait presque à son but. Devenu vice-présidentd’une société jardinière quelconque présidée par le duc deVissembourg, frère du prince de Chiavari, le fils cadet du feumaréchal Vernon, il avait orné du ruban de la Légion-d’Honneur sonhabit de vice-président, après une exposition de produits dont lediscours d’ouverture acheté cinq cents francs à Lousteau futhardiment prononcé comme de son cru. Il fut remarqué pour une fleurque lui avait donnée le vieux Blondet d’Alençon, père d’EmileBlondet, et qu’il présenta comme obtenue dans sa serre. Ce succèsn’était rien. L’Héritier, qui voulait être accepté comme un hommed’esprit, avait formé le plan de se lier avec les gens célèbrespour en refléter la gloire, plan d’une mise à exécution difficileen ne lui donnant pour base qu’un budget de huit mille francs.Aussi, Fabien du Ronceret s’était-il adressé tour à tour et sanssuccès à Bixiou, à Stidmann, à Léon de Lora pour être présenté chezmadame Schontz et faire partie de cette ménagerie de lions en tousgenres. Il paya si souvent à dîner à Couture, que Couture prouvacatégoriquement à madame Schontz qu’elle devait acquérir un pareiloriginal, ne fût-ce que pour en faire un de ces élégants valetssans gages que les maîtresses de maison emploient aux commissionspour lesquelles on ne trouve pas de domestiques.

En trois soirées madame Schontz pénétra Fabien et se dit : – « Si Couture ne me convient pas, je suis sûre de bâter celui-là.Maintenant mon avenir va sur deux pieds&|160;!  » Ce sot de qui toutle monde se moquait devint donc le préféré, mais dans une intentionqui rendait la préférence injurieuse, et ce choix échappait àtoutes les suppositions par son improbabilité même. Madame Schontzenivrait Fabien de sourires accordés à la dérobée, de petitesscènes jouées au seuil de la porte en le reconduisant le dernierlorsque monsieur de Rochefide restait le soir. Elle mettait souventFabien en tiers avec Arthur dans sa loge aux Italiens et auxpremières représentations&|160;; elle s’en excusait en disant qu’illui rendait tel ou tel service, et qu’elle ne savait comment leremercier. Les hommes ont entre eux une fatuité qui leur estd’ailleurs commune avec les femmes, celle d’être aimés absolument.Or, de toutes les passions flatteuses, il n’en est pas de plusprisée que celle d’une madame Schontz pour ceux qu’elles rendentl’objet d’un amour dit de cœur par opposition à l’autre amour. Unefemme comme madame Schontz, qui jouait à la grande dame, et dont lavaleur réelle était supérieure, devait être et fut un sujetd’orgueil pour Fabien qui s’éprit d’elle au point de ne jamais seprésenter qu’en toilette, bottes vernies, gants paille, chemisebrodée et à jabot, gilets de plus en plus variés, enfin avec tousles symptômes extérieurs d’un culte profond. Un mois avant laconférence de la duchesse et de son directeur, madame Schontz avaitconfié le secret de sa naissance et de son vrai nom à Fabien qui necomprit pas le but de cette confidence. Quinze jours après, madameSchontz, étonnée du défaut d’intelligence du Normand, s’écria : – « Mon Dieu&|160;! suis-je niaise&|160;? il se croit aimé pourlui-même.  » Et alors elle emmena l’Héritier dans sa calèche, auBois, car elle avait depuis un an petite calèche et petite voiturebasse à deux chevaux. Dans ce tête-à-tête public, elle traita laquestion de sa destinée et déclara vouloir se marier. –  » J’ai septcent mille francs, dit-elle, je vous avoue que, si je rencontraisun homme plein d’ambition et qui sût comprendre mon caractère, jechangerais de position, car savez-vous quel est mon rêve&|160;? Jevoudrais être une bonne bourgeoise, entrer dans une famillehonnête, et rendre mon mari, mes enfants tous bien heureux&|160;! « Le Normand voulait bien être distingué par madame Schontz&|160;;mais l’épouser, cette folie parut discutable à un garçon detrente-huit ans que la révolution de juillet avait fait juge. Envoyant cette hésitation, madame Schontz prit l’Héritier pour ciblede ses traits d’esprit, de ses plaisanteries, de son dédain, et setourna vers Couture. En huit jours, le spéculateur, à qui elle fitflairer sa caisse, offrit sa main, son cœur et son avenir, troischoses de la même valeur.

Les manéges de madame Schontz en étaient là, lorsque madame deGrandlieu s’enquit de la vie et des mœurs de la Béatrix de la rueSaint-Georges.

D’après le conseil de l’abbé Brossette, la duchesse pria lemarquis d’Ajuda de lui amener le roi des coupe-jarrets politiques,le célèbre comte Maxime de Trailles, l’Archiduc de la Bohême, leplus jeune des jeunes gens, quoiqu’il eût quarante-huit ans.Monsieur d’Ajuda s’arrangea pour dîner avec Maxime au club de larue de Beaune, et lui proposa d’aller faire un mort chez le duc deGrandlieu qui, pris par la goutte avant le dîner, se trouvait seul.Quoique le gendre du duc de Grandlieu, le cousin de la duchesse,eût bien le droit de le présenter dans un salon où jamais iln’avait mis les pieds, Maxime Trailles ne s’abusa pas sur la portéed’une invitation ainsi faite, il pensa que le duc ou la duchesseavaient besoin de lui. Ce n’est pas un des moindres traits de cetemps-ci que cette vie de club où l’on joue avec des gens qu’on nereçoit point chez soi.

Le duc de Grandlieu fit à Maxime l’honneur de paraîtresouffrant. Après quinze parties de whist, il alla se coucher,laissant sa femme en tête-à-tête avec Maxime et d’Ajuda. Laduchesse secondée par le marquis communiqua son projet à monsieurde Trailles, et lui demanda sa collaboration en paraissant ne luidemander que des conseils. Maxime écouta jusqu’au bout sans seprononcer, et attendit pour parler que la duchesse eût réclamédirectement sa coopération.

– Madame, j’ai bien tout compris, lui dit-il alors après avoirjeté sur elle et sur la marquis un de ces regards fins, profonds,astucieux, complets, par lesquels ces grands roués saventcompromettre leurs interlocuteurs. D’Ajuda vous dira que, siquelqu’un à Paris peut conduire cette double négociation, c’estmoi, sans vous y mêler, sans qu’on sache même que je suis venu cesoir ici. Seulement, avant tout, posons les préliminaires deLéoben. Que comptez-vous sacrifier&|160;?…

– Tout ce qu’il faudra.

– Bien, madame la duchesse. Ainsi, pour prix de mes soins vousme feriez l’honneur de recevoir chez vous et de protégersérieusement madame la comtesse de Trailles…

– Tu es marié&|160;?… s’écria d’Ajuda.

– Je me marie dans quinze jours avec l’héritière d’une familleriche mais excessivement bourgeoise, un sacrifice à l’opinion,j’entre dans le principe même de mon gouvernement&|160;! Je veuxfaire peau neuve, ainsi madame la duchesse comprend de quelleimportance serait pour moi l’adoption de ma femme par elle et parsa famille. J’ai la certitude d’être député par suite de ladémission que donnera mon beau-père de ses fonctions, et j’ai lapromesse d’un poste diplomatique en harmonie avec ma nouvellefortune. Je ne vois pas pourquoi ma femme ne serait pas aussi bienreçue que madame de Portenduère dans cette société de jeunes femmesoù brillent mesdames de La Bastie, Georges de Maufrigneuse, del’Estorade, du Guénic, d’Ajuda, de Restaud, de Rastignac et deVandenesse&|160;! Ma femme est jolie, et je me charge de ladésenbonnetdecotonner&|160;!… Ceci vous va-t-il, madame laduchesse&|160;?… Vous êtes pieuse, et, si vous dites oui, votrepromesse, que je sais être sacrée, aidera beaucoup à mon changementde vie. Encore une bonne action que vous ferez là&|160;!…Hélas&|160;! j’ai pendant long-temps été le roi des mauvaissujets&|160;; mais je veux bien finir. Après tout, nous portonsd’azur à la chimère d’or lançant du feu, armée de gueules etécaillée de sinople, au comble de contre-hermine , depuis FrançoisIer qui jugea nécessaire d’anoblir le valet de chambre de Louis XI,et nous sommes comtes depuis Catherine de Médicis.

– Je recevrai, je patronerai votre femme, dit solennellement laduchesse, et les miens ne lui tourneront pas le dos, je vous endonne ma parole.

– Ah&|160;! madame la duchesse, s’écria Maxime visiblement ému,si monsieur le duc daigne aussi me traiter avec quelque bonté, jevous promets, moi, de faire réussir votre plan sans qu’il vous encoûte grand’chose. Mais, reprit-il après une pause, il faut prendresur vous d’obéir à mes instructions… Voici la dernière intrigue dema vie de garçon, elle doit être d’autant mieux menée qu’il s’agitd’une belle action, dit-il en souriant.

– Vous obéir&|160;?… dit la duchesse. Je paraîtrai donc danstout ceci.

– Ah&|160;! madame, je ne vous compromettrai point, s’écriaMaxime, et je vous estime trop pour prendre des sûretés. Il s’agituniquement de suivre mes conseils. Ainsi, par exemple, il faut quedu Guénic soit emmené comme un corps saint par sa femme, qu’il soitdeux ans absent, qu’elle lui fasse voir la Suisse, l’Italie,l’Allemagne, enfin le plus de pays possible…

– Ah&|160;! vous répondez à une crainte de mon directeur,s’écria naïvement la duchesse en se souvenant de la judicieuseobjection de l’abbé Brossette.

Maxime et d’Ajuda ne purent s’empêcher de sourire à l’idée decette concordance entre le ciel et l’enfer.

– Pour que madame de Rochefide ne revoie plus Calyste,reprit-elle, nous voyagerons tous, Juste et sa femme, Calyste etSabine, et moi. Je laisserai Clotilde avec son père…

– Ne chantons pas victoire, madame, dit Maxime, j’entrevoisd’énormes difficultés, je les vaincrai sans doute. Votre estime etvotre protection sont un prix qui va me faire faire de grandessaletés&|160;; mais ce sera les…

– Des saletés&|160;? dit la duchesse en interrompant ce modernecondottiere et montrant dans sa physionomie autant de dégoût qued’étonnement.

– Et vous y tremperez, madame, puisque je suis votre procureur.Mais ignorez-vous donc à quel degré d’aveuglement madame deRochefide a fait arriver votre gendre&|160;?… je le sais par Nathanet par Canalis entre lesquels elle hésitait alors que Calyste s’estjeté dans cette gueule de lionne&|160;! Béatrix a su persuader à cebrave Breton qu’elle n’avait jamais aimé que lui, qu’elle estvertueuse, que Conti fut un amour de tête auquel le cœur et lereste ont pris très-peu de part, un amour musical enfin&|160;!…Quant à Rochefide, ce fut du devoir. Ainsi, vous comprenez, elleest vierge&|160;! Elle le prouve bien en ne se souvenant pas de sonfils, elle n’a pas depuis un an fait la moindre démarche pour levoir. A la vérité, le petit comte a douze ans bientôt et il trouvedans madame Schontz une mère d’autant plus mère que la maternité,vous le savez, est la passion de ces filles. Du Guénic se feraithacher et hacherait sa femme pour Béatrix&|160;! Et vous croyezqu’on retire facilement un homme quand il est au fond du gouffre dela crédulité&|160;?… Mais, madame, le Yago de Shakespeare yperdrait tous ses mouchoirs. L’on croit qu’Othello, que son cadetOrosmane, que Saint-Preux, René, Werther et autres amoureux enpossession de la renommée représentent l’amour&|160;! Jamais leurspères à cœur de verglas n’ont connu ce qu’est un amour absolu,Molière seul s’en est douté. L’amour, madame la duchesse, ce n’estpas d’aimer une noble femme, une Clarisse, le bel effort, mafoi&|160;!… L’amour, c’est de se dire :  » Celle que j’aime est uneinfâme, elle me trompe, elle me trompera, c’est une rouée, ellesent toutes les fritures de l’enfer…  » Et d’y courir, et d’ytrouver le bleu de l’éther, les fleurs du paradis. Voilà commeaimait Molière, voilà comme nous aimons, nous autres mauvaissujets&|160;; car, moi, je pleure à la grande scèned’Arnolphe&|160;!… Et voilà comment votre gendre aimeBéatrix&|160;!… J’aurai de la peine à séparer Rochefide de madameSchontz, mais madame Schontz s’y prêtera sans doute, je vaisétudier son intérieur. Quant à Calyste et à Béatrix, il leur fautdes coups de hache, des trahisons supérieures et d’une infamie sibasse que votre vertueuse imagination n’y descendrait pas, à moinsque votre directeur ne vous donnât la main… Vous avez demandél’impossible, vous serez servie… Et, malgré mon parti prisd’employer le fer et le feu, je ne vous promets pas absolument lesuccès. Je sais des amants qui ne reculent pas devant les plusaffreux désillusionnements. Vous êtes trop vertueuse pour connaîtrel’empire que prennent les femmes qui ne le sont pas…

– N’entamez pas ces infamies sans que j’aie consulté l’abbéBrossette pour savoir jusqu’à quel point je suis votre complice,s’écria la duchesse avec une naïveté qui découvrit tout ce qu’il ya d’égoïsme dans la dévotion.

– Vous ignorerez tout, ma chère mère, dit le marquisd’Ajuda.

Sur le perron, pendant que la voiture du marquis avançait,d’Ajuda dit à Maxime : – Vous avez effrayé cette bonneduchesse.

– Mais elle ne se doute pas de la difficulté de ce qu’elledemande&|160;!… – Allons-nous au Jockey-club&|160;? Il faut queRochefide m’invite à dîner pour demain chez la Schontz, car cettenuit mon plan sera fait et j’aurai choisi sur mon échiquier lespions qui marcheront dans la partie que je vais jouer. Dans letemps de sa splendeur, Béatrix n’a pas voulu me recevoir, jesolderai mon compte avec elle, et je vengerai votre belle-sœur sicruellement qu’elle se trouvera peut-être trop vengée…

Le lendemain, Rochefide dit à madame Schontz qu’ils auraient àdîner Maxime de Trailles. C’était la prévenir de déployer son luxeet de préparer la chère la plus exquise pour ce connaisseur émériteque redoutaient toutes les femmes du genre de madame Schontz&|160;;aussi songea-t-elle autant à sa toilette qu’à mettre sa maison enétat de recevoir ce personnage.

A Paris, il existe presque autant de royautés qu’il s’y trouved’arts différents, de spécialités morales, de sciences, deprofessions&|160;; et le plus fort de ceux qui les pratiquent a samajesté qui lui est propre, il est apprécié, respecté par ses pairsqui connaissent les difficultés du métier, et dont l’admiration estacquise à qui peut s’en jouer. Maxime était aux yeux des rats etdes courtisanes un homme excessivement puissant et capable, car ilavait su se faire prodigieusement aimer. Il était admiré par tousles gens qui savaient combien il est difficile de vivre à Paris enbonne intelligence avec des créanciers&|160;; enfin il n’avait paseu d’autre rival en élégance, en tenue et en esprit, que l’illustrede Marsay qui l’avait employé dans des missions politiques. Cecisuffit à expliquer son entrevue avec la duchesse, son prestige chezmadame Schontz, et l’autorité de sa parole dans une conférencequ’il comptait avoir sur le boulevard des Italiens avec un jeunehomme déjà célèbre, quoique nouvellement entré dans la Bohême.

Le lendemain, à son lever, Maxime de Trailles entendit annoncerFinot qu’il avait mandé la veille, il le pria d’arranger le hasardd’un déjeuner au Café Anglais où Finot, Couture et Lousteaubabilleraient près de lui. Finot, qui se trouvait vis-à-vis ducomte de Trailles dans la position d’un colonel devant un maréchalde France, ne pouvait lui rien refuser&|160;; il était d’ailleurstrop dangereux de piquer ce lion. Aussi, quand Maxime vintdéjeuner, vit-il Finot et ses deux amis attablés, la conversationavait déjà mis le cap sur madame Schontz. Couture, bien manœuvrépar Finot et par Lousteau qui fut à son insu le compère de Finot,apprit au comte de Trailles tout ce qu’il voulait savoir sur madameSchontz.

Vers une heure, Maxime mâchonnait son cure-dents en causant avecdu Tillet sur le perron de Tortoni où se tient cette petite Bourse,préface de la grande. Il paraissait occupé d’affaires, mais ilattendait le jeune comte de La Palférine qui, dans un temps donné,devait passer par là. Le boulevard des Italiens est aujourd’hui cequ’était le Pont-Neuf en 1650, tous les gens connus le traversentau moins une fois par jour. En effet, au bout de dix minutes,Maxime quitta le bras de du Tillet en faisant un signe de tête aujeune prince de la Bohême, et lui dit en souriant : – A moi, comte,deux mots&|160;!…

Les deux rivaux, l’un astre à son déclin, l’autre un soleil àson lever, allèrent s’asseoir sur quatre chaises devant le Café deParis. Maxime eut soin de se placer à une certaine distance dequelques vieillots qui par habitude se mettent en espalier, dès uneheure après midi, pour sécher leurs affections rhumatiques. Ilavait d’excellentes raisons pour se défier des vieillards. (VoirUne Esquisse d’après nature , Scènes de la Vie Parisienne.)

– Avez-vous des dettes&|160;?… dit Maxime au jeune comte.

– Si je n’en avais pas, serais-je digne de vous succéder&|160;?…répondit La Palférine.

– Quand je vous fais une semblable question, je ne mets pas lachose en doute, répliqua Maxime, je veux uniquement savoir si letotal est respectable, et s’il va sur cinq ou sur six&|160;?

– Six, quoi&|160;?

– Six chiffres&|160;! si vous devez cinquante ou centmille&|160;?… J’ai dû, moi, jusqu’à six cent mille.

La Palférine ôta son chapeau d’une façon aussi respectueuse querailleuse.

– Si j’avais le crédit d’emprunter cent mille francs, réponditle jeune homme, j’oublierais mes créanciers et j’irais passer mavie à Venise, au milieu des chefs-d’œuvre de la peinture, authéâtre le soir, la nuit avec de jolies femmes, et…

– Et à mon âge, que deviendriez-vous&|160;? demanda Maxime.

– Je n’irais pas jusque-là, répliqua le jeune comte.

Maxime rendit la politesse à son rival en soulevant légèrementson chapeau par un geste d’une gravité risible.

– C’est une autre manière de voir la vie, répondit-il d’un tonde connaisseur à connaisseur. Vous devez… &|160;?

– Oh&|160;! une misère indigne d’être avouée à un oncle&|160;;si j’en avais un, il me déshériterait à cause de ce pauvre chiffre,six mille&|160;!…

– On est plus gêné par six que par cent mille francs, ditsentencieusement Maxime. La Palférine&|160;! vous avez de lahardiesse dans l’esprit, vous avez encore plus d’esprit que dehardiesse, vous pouvez aller très-loin, devenir un homme politique.Tenez… de tous ceux qui se sont lancés dans la carrière au bout delaquelle je suis et qu’on a voulu m’opposer, vous êtes le seul quim’ayez plu.

La Palférine rougit, tant il se trouva flatté de cet aveu faitavec une gracieuse bonhomie par le chef des aventuriers parisiens.Ce mouvement de son amour-propre fut une reconnaissanced’infériorité qui le blessa&|160;; mais Maxime devina ce retouroffensif, facile à prévoir chez une nature si spirituelle, et il yporta remède aussitôt en se mettant à la discrétion du jeunehomme.

– Voulez-vous faire quelque chose pour moi, qui me retire ducirque olympique par un beau mariage, je ferai beaucoup pour vous,reprit-il.

– Vous allez me rendre bien fier, c’est réaliser la fable du ratet du lion, dit La Palférine.

– Je commencerai par vous prêter vingt mille francs, réponditMaxime en continuant.

– Vingt mille francs&|160;?… Je savais bien qu’à force de mepromener sur ce boulevard… dit La Palférine en façon deparenthèse.

– Mon cher, il faut vous mettre sur un certain pied, dit Maximeen souriant, ne restez pas sur vos deux pieds, ayez-en six&|160;?faites comme moi, je ne suis jamais descendu de mon tilbury…

– Mais alors vous allez me demander des choses par-dessus mesforces&|160;!

– Non, il s’agit de vous faire aimer d’une femme, en quinzejours.

– Est-ce une fille&|160;?

– Pourquoi&|160;?

– Ce serait impossible&|160;; mais s’il s’agissait d’une femmetrès-comme il faut, et de beaucoup d’esprit…

– C’est une très-illustre marquise&|160;!

– Vous voulez avoir de ses lettres&|160;?… dit le jeunecomte.

– Ah&|160;!… tu me vas au cœur, s’écria Maxime. Non, il nes’agit pas de cela.

– Il faut donc l’aimer&|160;?…

– Oui, dans le sens réel…

– Si je dois sortir de l’esthétique, c’est tout à faitimpossible, dit La Palférine. J’ai, voyez-vous, à l’endroit desfemmes une certaine probité, nous pouvons les rouer, mais nonles…

– Ah&|160;! l’on ne m’a donc pas trompé, s’écria Maxime.Crois-tu donc que je sois homme à proposer de petites infamies dedeux sous&|160;?… Non, il faut aller, il faut éblouir, il fautvaincre. Mon compère, je te donne vingt mille francs ce soir et dixjours pour triompher. A ce soir, chez madame Schontz&|160;!…

– J’y dîne.

– Bien, reprit Maxime. Plus tard, quand vous aurez besoin demoi, monsieur le comte, vous me trouverez, ajouta-t-il d’un ton deroi qui s’engage au lieu de promettre.

– Cette pauvre femme vous a donc fait bien du mal&|160;? demandaLa Palférine.

– N’essaye pas de jeter la sonde dans mes eaux, mon petit, etlaisse-moi te dire qu’en cas de succès tu te trouveras de sipuissantes protections que tu pourras, comme moi, te retirer dansun beau mariage, quand tu t’ennuieras de ta vie de Bohême.

– Il y a donc un moment où l’on s’ennuie de s’amuser&|160;? ditLa Palférine, de n’être rien, de vivre comme les oiseaux, dechasser dans Paris comme les Sauvages et de rire detout&|160;!…

– Tout fatigue, même l’Enfer, dit Maxime en riant. A cesoir&|160;!

Les deux roués, le jeune et le vieux, se levèrent. En regagnantson escargot à un cheval, Maxime se dit : – Madame d’Espard ne peutpas souffrir Béatrix, elle va m’aider… – A l’hôtel de Grandlieu,cria-t-il à son cocher en voyant passer Rastignac.

Trouvez un grand homme sans faiblesses&|160;?… Maxime vit laduchesse, madame du Guénic et Clotilde en larmes.

– Qu’y a-t-il&|160;? demanda-t-il à la duchesse.

– Calyste n’est pas rentré, c’est la première fois, et ma pauvreSabine est au désespoir.

– Madame la duchesse, dit Maxime en attirant la femme pieusedans l’embrasure d’une fenêtre, au nom de Dieu qui nous jugera,gardez le plus profond secret sur mon dévouement, exigez-le ded’Ajuda, que jamais Calyste ne sache rien de nos trames, ou nousaurions ensemble un duel à mort… Quand je vous ai dit qu’il ne vousen coûterait pas grand’chose, j’entendais que vous ne dépenseriezpas des sommes folles, il me faut environ vingt mille francs&|160;;mais tout le reste me regarde, et il faudra faire donner des placesimportantes, peut-être une Recette-générale.

La duchesse et Maxime sortirent. Quand madame de Grandlieurevint près de ses deux filles, elle entendit un nouveau dithyrambede Sabine émaillé de faits domestiques encore plus cruels que ceuxpar lesquels la jeune épouse avait vu finir son bonheur.

– Sois tranquille, ma petite, dit la duchesse à sa fille,Béatrix payera bien cher tes larmes et tes souffrances, la main deSatan s’appesantit sur elle, elle recevra dix humiliations pourchacune des tiennes&|160;!…

Madame Schontz fit prévenir Claude Vignon qui plusieurs foisavait manifesté le désir de connaître personnellement Maxime deTrailles, elle invita Couture, Fabien, Bixiou, Léon de Lora, LaPalférine et Nathan. Ce dernier fut demandé par Rochefide pour lecompte de Maxime. Aurélie eut ainsi neuf convives tous de premièreforce, à l’exception de du Ronceret&|160;; mais la vanité normandeet l’ambition brutale de l’Héritier se trouvaient à la hauteur dela puissance littéraire de Claude Vignon, de la poésie de Nathan,de la finesse de La Palférine, du coup d’oeil financier de Couture,de l’esprit de Bixiou, du calcul de Finot, de la profondeur deMaxime et du génie de Léon de Lora.

Madame Schontz, qui tenait à paraître jeune et belle, s’armad’une toilette comme savent en faire ces sortes de femmes. Ce futune pèlerine en guipure d’une finesse aranéide, une robe de veloursbleu dont le fin corsage était boutonné d’opales, et une coiffure àbandeaux luisants comme de l’ébène. Madame Schontz devait sacélébrité de jolie femme à l’éclat et à la fraîcheur d’un teintblanc et chaud comme celui des créoles, à cette figure pleine dedétails spirituels, de traits nettement dessinés et fermes dont letype le plus célèbre fut offert si long-temps jeune par la comtesseMerlin, et qui peut-être est particulier aux figures méridionales.Malheureusement la petite madame Schontz tendait à l’embonpointdepuis que sa vie était devenue heureuse et calme. Le cou, d’unerondeur séduisante, commençait à s’empâter ainsi que les épaules.On se repaît en France si principalement de la tête des femmes, queles belles têtes font long-temps vivre les corps déformés.

– Ma chère enfant, dit Maxime en entrant et en embrassant madameSchontz au front, Rochefide a voulu me faire voir votre nouvelétablissement où je n’étais pas encore venu&|160;; mais, c’estpresque en harmonie avec ses quatre cent mille francs de rente…Eh&|160;! bien, il s’en fallait de cinquante qu’il ne les eût,quand il vous a connue, et en moins de cinq ans vous lui avez faitgagner ce qu’une autre, une Antonia, une Malaga, Cadine ouFlorentine lui auraient mangé.

– Je ne suis pas une fille, je suis une artiste&|160;! ditmadame Schontz avec une espèce de dignité. J’espère bien finir,comme dit la comédie, par faire souche d’honnêtes gens…

– C’est désespérant, nous nous marions tous, reprit Maxime en sejetant dans un fauteuil au coin du feu. Me voilà bientôt à laveille de faire une comtesse Maxime.

– Oh&|160;! comme je voudrais la voir&|160;?… s’écria madameSchontz. Mais permettez-moi, dit-elle, de vous présenter monsieurClaude Vignon. – Monsieur Claude Vignon, monsieur deTrailles&|160;?…

– Ah&|160;! c’est vous qui avez laissé Camille Maupin,l’aubergiste de la littérature, aller dans un couvent&|160;?…s’écria Maxime. Après vous, Dieu&|160;!… Je n’ai jamais reçu pareilhonneur. Mademoiselle des Touches vous a traité, monsieur, en LouisXIV…

– Et voilà comme on écrit l’histoire&|160;!… répondit ClaudeVignon, ne savez-vous pas que sa fortune a été employée à dégagerles terres de monsieur du Guénic&|160;?… Si elle savait que Calysteest à son ex-amie… (Maxime poussa le pied au critique en luimontrant monsieur de Rochefide)… elle sortirait de son couvent, jecrois, pour le lui arracher.

– Ma foi, Rochefide, mon ami, dit Maxime en voyant que sonavertissement n’avait pas arrêté Claude Vignon, à ta place, jerendrais à ma femme sa fortune, afin qu’on ne crût pas dans lemonde qu’elle s’attaque à Calyste par nécessité.

– Maxime a raison, dit madone Schontz en regardant Arthur quirougit excessivement. Si je vous ai gagné quelques mille francs derentes, vous ne sauriez mieux les employer. J’aurai fait le bonheurde la femme et du mari, en voilà un chevron&|160;!…

– Je n’y avais jamais pensé, répondit le marquis&|160;; mais ondoit être gentilhomme avant d’être mari.

– Laisse-moi te dire quand il sera temps d’être généreux, ditMaxime.

– Arthur&|160;?… dit Aurélie, Maxime a raison. Vois-tu, mon bonhomme, nos actions généreuses sont comme les actions de Couture,dit-elle en regardant à la glace pour voir quelle personnearrivait, il faut les placer à temps.

Couture était suivi de Finot. Quelques instants après, tous lesconvives furent réunis dans le beau salon bleu et or de l’hôtelSchontz, tel était le nom que les artistes donnaient à leur aubergedepuis que Rochefide l’avait achetée à sa Ninon II. En voyantentrer La Palférine qui vint le dernier, Maxime alla vers lui,l’attira dans l’embrasure d’une croisée et lui remit les vingtbillets de banque.

– Surtout, mon petit, ne les ménage pas, dit-il avec la grâceparticulière aux mauvais sujets.

– Il n’y a que vous pour savoir ainsi les doubler&|160;!…répondit La Palférine.

– Es-tu décidé&|160;?

– Puisque je prends, répondit le jeune comte avec hauteur etraillerie.

– Eh&|160;! bien, Nathan, que voici, te présentera dans deuxjours chez madame la marquise de Rochefide, lui dit-il àl’oreille.

La Palférine fit un bond en entendant le nom.

– Ne manque pas de te dire amoureux-fou d’elle&|160;; et, pourne pas éveiller de soupçons, bois du vin, des liqueurs àmort&|160;! Je vais dire à Aurélie de te mettre à côté de Nathan.Seulement, mon petit, il faudra maintenant nous rencontrer tous lessoirs, sur le boulevard de la Madeleine, à une heure du matin, toipour me rendre compte de tes progrès, moi pour te donner desinstructions.

– On y sera, mon maître… dit le jeune comte en s’inclinant.

– Comment nous fais-tu dîner avec un drôle habillé comme unpremier garçon de restaurant&|160;? demanda Maxime à l’oreille demadame Schontz en lui désignant du Ronceret.

– Tu n’as donc jamais vu l’Héritier&|160;? Du Ronceretd’Alençon.

– Monsieur, dit Maxime à Fabien, vous devez connaître mon amid’Esgrignon&|160;?

– Il y a long-temps que Victurnien ne me connaît plus, réponditFabien&|160;; mais nous avons été très-liés dans notre premièrejeunesse.

Le dîner fut un de ceux qui ne se donnent qu’à Paris, et chezces grandes dissipatrices, car elles surprennent les gens les plusdifficiles. Ce fut à un souper semblable, chez une courtisane belleet riche comme madame Schontz, que Paganini déclara n’avoir jamaisfait pareille chère chez aucun souverain, ni bu de tels vins chezaucun prince, ni entendu de conversation si spirituelle, ni vureluire de luxe si coquet.

Maxime et madame Schontz rentrèrent dans le salon les premiers,vers dix heures, en laissant les convives qui ne gazaient plus lesanecdotes et qui se vantaient leurs qualités en collant leurslèvres visqueuses au bord des petits verres sans pouvoir lesvider.

– Eh&|160;! bien, ma petite, dit Maxime, tu ne t’es pas trompée,oui, je viens pour tes beaux yeux, il s’agit d’une grande affaire,il faut quitter Arthur&|160;; mais je me charge de te faire offrirdeux cent mille francs par lui.

– Et pourquoi le quitterais-je, ce pauvre homme&|160;?

– Pour te marier avec cet imbécile venu d’Alençon exprès pourcela. Il a été déjà juge, je le ferai nommer président à la placedu père de Blondet qui va sur quatre-vingt-deux ans&|160;; et, situ sais mener ta barque, ton mari deviendra député. Vous serez despersonnages et tu pourras enfoncer madame la comtesse du Bruel…

– Jamais&|160;! dit madame Schontz, elle est comtesse.

– Est-il d’étoffe à devenir comte&|160;?…

– Tiens, il a des armes, dit Aurélie en cherchant une lettredans un magnifique cabas pendu au coin de sa cheminée et laprésentant à Maxime, qu’est-ce que cela veut dire&|160;? voilà despeignes.

– Il porte coupé au un d’argent à trois peignes degueules&|160;; deux et un, entrecroisés à trois grappes de raisinde pourpre tigées et feuillées de sinople, un et deux&|160;; audeux, d’azur à quatre plumes d’or posées en fret, avec SERVIR pourdevise et le casque d’écuyer. C’est pas grand’chose, ils ont étéanoblis sous Louis XV, ils ont eu quelque grand-père mercier, laligne maternelle a fait fortune dans le commerce des vins, et le duRonceret anobli devait être greffier… Mais, si tu réussis à tedéfaire d’Arthur, les du Ronceret seront au moins barons, je te lepromets, ma petite biche. Vois-tu, mon enfant, il faut te fairemariner pendant cinq ou six ans en province si tu veux enterrer laSchontz dans la présidente… Ce drôle t’a jeté des regards dont lesintentions étaient claires, tu le tiens…

– Non, répondit Aurélie, à l’offre de ma main, il est resté,comme les eaux-de-vie dans le bulletin de Bourse, très-calme.

– Je me charge de le décider, s’il est gris… Va voir où ils ensont tous…

– Ce n’est pas la peine d’y aller, je n’entends plus que Bixiouqui fait une de ses charges sans qu’on l’écoute&|160;; mais jeconnais mon Arthur, il se croit obligé d’être poli avecBixiou&|160;; et, les yeux fermés, il doit le regarder encore.

– Rentrons, alors&|160;?…

– Ah&|160;! çà&|160;! dans l’intérêt de qui travaillerai-je,Maxime&|160;? demanda tout à coup madame Schontz.

– De madame de Rochefide, répondit nettement Maxime, il estimpossible de la rapatrier avec Arthur tant que tu letiendras&|160;; il s’agit pour elle d’être à la tête de sa maisonet de jouir de quatre cent mille francs de rentes&|160;!

– Elle ne me propose que deux cent mille francs&|160;?… J’enveux trois cent, puisqu’il s’agit d’elle. Comment, j’ai eu soin deson moutard et de son mari, je tiens sa place en tout, et ellelésinerait avec moi&|160;! Tiens mon cher, j’aurais alors unmillion. Avec ça, si tu me promets la présidence du tribunald’Alençon, je pourrai faire ma tête en madame du Ronceret…

– Ca va, dit Maxime.

– M’embêtera-t-on dans cette petite ville-là&|160;?… s’écriaphilosophiquement Aurélie. J’ai tant entendu parler de cetteprovince-là par d’Esgrignon et par la Val-Noble, que c’est comme sij’y avais déjà vécu.

– Et si je t’assurais l’appui de la noblesse&|160;?..

– Ah&|160;! Maxime, tu m’en diras tant&|160;!… Oui, mais lepigeon refuse l’aile…

– Et il est bien laid avec sa peau de prune, il a des soies aulieu de favoris, il a l’air d’un marcassin, quoiqu’il ait des yeuxd’oiseau de proie. Ça fera le plus beau président du monde. Soistranquille, dans dix minutes il te chantera l’air d’Isabelle auquatrième acte de Robert-le-diable :  » Je suis à tes genoux&|160;!… » mais tu te charges de renvoyer Arthur à ceux de Béatrix…

– C’est difficile, mais à plusieurs on y parviendra…

Vers dix heures et demie, les convives rentrèrent an salon pourprendre le café. Dans les circonstances où se trouvaient madameSchontz, Couture et du Ronceret, il est facile d’imaginer queleffet dut alors produire sur l’ambitieux Normand la conversationsuivante que Maxime eut avec Couture dans un coin et à mi-voix pourn’être entendu de personne, mais que Fabien écouta.

– Mon cher, si vous voulez être sage, vous accepterez dans undépartement éloigné la Recette-générale que madame de Rochefidevous fera donner, le million d’Aurélie vous permettra de déposervotre cautionnement, et vous vous séparerez de biens en l’épousant.Vous deviendrez député si vous savez bien mener votre barque, et laprime que je veux pour vous avoir sauvé, ce sera votre vote à lachambre.

– Je serai toujours fier d’être un de vos soldats.

– Ah&|160;! mon cher, vous l’avez échappé belle&|160;!Figurez-vous qu’Aurélie s’était amourachée de ce Normand d’Alençon,elle demandait qu’on le fît baron, président du tribunal de saville et officier de la Légion-d’Honneur. Mon imbécile n’a pas sudeviner la valeur de madame Schontz, et vous devez votre fortune àun dépit&|160;; aussi ne lui donnez pas le temps de réfléchir.Quant à moi, je vais mettre les fers au feu.

Et Maxime quitta Couture au comble du bonheur, en disant à LaPalférine : – Veux-tu que je t’emmène, mon fils&|160;?…

A onze heures Aurélie se trouvait entre Couture, Fabien etRochefide, Arthur dormait dans une bergère, Couture et Fabienessayaient de se renvoyer sans y parvenir. Madame Schontz terminacette lutte en disant à Couture un : – A demain, mon cher&|160;?…qu’il prit en bonne part.

– Mademoiselle, dit Fabien tout bas, quand vous m’avez vusongeur à l’offre que vous me faisiez indirectement, ne croyez pasqu’il y eût chez moi la moindre hésitation&|160;; mais vous neconnaissez pas ma mère, et jamais elle ne consentirait à monbonheur…

– Vous avez l’âge des sommations respectueuses, mon cher,répondit insolemment Aurélie. Mais, si vous avez peur de maman,vous n’êtes pas mon fait…

– Joséphine&|160;! dit tendrement l’Héritier en passant avecaudace la main droite autour de la taille de madame Schontz, j’aicru que vous m’aimiez&|160;?

– Après&|160;?

– Peut-être pourrait-on apaiser ma mère et obtenir plus que sonconsentement.

– Et comment&|160;?

– Si vous voulez employer votre crédit…

– A te faire créer baron, officier de la Légion-d’Honneur,président du tribunal, mon fils&|160;? n’est-ce pas… Ecoute&|160;?j’ai tant fait de choses dans ma vie que je suis capable de lavertu&|160;! Je puis être une brave femme, une femme loyale, etremorquer très-haut mon mari&|160;; mais je veux être aimée par luisans que jamais un regard, une pensée, soit détourné de mon cœur,pas même en intention… Ça te va-t-il&|160;?… Ne te lie pasimpudemment, il s’agit de ta vie, mon petit.

– Avec une femme comme vous, je tope sans voir, dit Fabienenivré par un regard autant qu’il l’était de liqueurs des îles.

– Tu ne te repentiras jamais de cette parole, mon bichon, tuseras pair de France… Quant à ce pauvre vieux, reprit-elle enregardant Rochefide qui dormait, d’aujourd’hui, n, i, ni, c’estfini&|160;!

Ce fut si joli, si bien dit, que Fabien saisit madame Schontz etl’embrassa, par un mouvement de rage et de joie où la doubleivresse de l’amour et du vin cédait à celle du bonheur et del’ambition.

– Songe, mon cher enfant, dit-elle, à te bien conduire dès àprésent avec ta femme, ne fais pas l’amoureux, et laisse-moi meretirer convenablement de mon bourbier. Et Couture, qui se croitriche et receveur général&|160;!

– J’ai cet homme en horreur, dit Fabien, je voudrais ne plus levoir.

– Je ne le recevrai plus, répondit la courtisane d’un petit airprude. Maintenant que nous sommes d’accord, mon Fabien, va-t’en, ilest une heure.

Cette petite scène donna naissance, dans le ménage d’Aurélie etd’Arthur, jusqu’alors si complétement heureux, à la phase de laguerre domestique déterminée au sein de tous les foyers par unintérêt secret chez un des conjoints. Le lendemain même Arthurs’éveilla seul, et trouva madame Schontz froide comme ces sortes defemmes savent se faire froides.

– Que s’est-il donc passé cette nuit&|160;? demanda-t-il endéjeunant et en regardant Aurélie.

– C’est comme ça, dit-elle, à Paris. On s’est endormi par untemps humide, le lendemain les pavés sont secs, et tout est si biengelé qu’il y a de la poussière, voulez-vous une brosse&|160;?…

– Mais qu’as-tu, ma chère petite&|160;!

– Allez trouver votre grande bringue de femme…

– Ma femme&|160;?… s’écria le pauvre marquis.

– N’ai-je pas deviné pourquoi vous m’avez amené Maxime&|160;?…Vous voulez vous réconcilier avec madame de Rochefide qui peut-êtrea besoin de vous pour un moutard indiscret… Et moi, que vous ditessi fine, je vous conseillais de lui rendre sa fortune&|160;!…Oh&|160;! je conçois votre plan&|160;! au bout de cinq ans,monsieur est las de moi. Je suis bien en chair, Béatrix est bien enos, ça vous changera. Vous n’êtes pas le premier à qui je connaisle goût des squelettes. Votre Béatrix se met bien d’ailleurs, etvous êtes de ces hommes qui aiment des porte-manteaux. Puis, vousvoulez faire renvoyer monsieur du Guénic. C’est un triomphe&|160;!…Ça vous posera bien. Parlera-t-on de cela, vous allez être unhéros&|160;!

Madame Schontz n’avait pas arrêté le cours de ses railleries àdeux heures après midi, malgré les protestations d’Arthur. Elle sedit invitée à dîner. Elle engagea son infidèle à se passer d’elleaux Italiens, elle allait voir une première représentation àl’Ambigu-Comique et y faire connaissance avec une femme charmante,madame de La Baudraye, une maîtresse à Lousteau. Arthur proposa,pour preuve de son attachement éternel à sa petite Aurélie et deson aversion pour sa femme, de partir le lendemain même pourl’Italie et d’y aller vivre maritalement à Rome, à Naples, àFlorence, au choix d’Aurélie, en lui offrant une donation desoixante mille francs de rentes.

– C’est des giries tout cela, dit-elle. Cela ne vous empêcherapas de vous raccommoder avec votre femme, et vous ferez bien.

Arthur et Aurélie se quittèrent sur ce dialogue formidable, luipour aller jouer et dîner au club, elle pour s’habiller et passerla soirée en tête-à-tête avec Fabien.

Monsieur de Rochefide trouva Maxime au club, et se plaignit, enhomme qui sentait arracher de son cœur une félicité dont lesracines y tenaient à toutes les fibres. Maxime écouta les doléancesdu marquis comme les gens polis savent écouter, en pensant à autrechose.

– Je suis homme de bon conseil en ces sortes de matières, moncher, lui répondit-il. Eh&|160;! bien, tu fais fausse route enlaissant voir à Aurélie combien elle t’est chère. Laisse-moi teprésenter à madame Antonia. C’est un cœur à louer. Tu verras laSchontz devenir bien petit garçon… elle a trente-sept ans, taSchontz, et madame Antonia n’a pas plus de vingt-six ans&|160;! etquelle femme&|160;! elle n’a pas l’esprit que dans la tête,elle&|160;!… C’est d’ailleurs mon élève. Si madame Schontz restesur les ergots de sa fierté, sais-tu ce que cela voudradire&|160;?…

– Ma foi, non.

– Qu’elle veut peut-être se marier, et alors rien ne pourral’empêcher de te quitter. Après six ans de bail, elle en a bien ledroit, cette femme… Mais, si tu voulais m’écouter, il y a mieux àfaire. Ta femme aujourd’hui vaut mille fois mieux que toutes lesSchontz et toutes les Antonia du quartier Saint-Georges. C’est uneconquête difficile&|160;; mais elle n’est pas impossible, etmaintenant elle te rendrait heureux comme un Orgon&|160;! Dans tousles cas, il faut, si tu ne veux pas avoir l’air d’un niais, venirce soir souper chez Antonia.

– Non, j’aime trop Aurélie, je ne veux pas qu’elle ait lamoindre chose à me reprocher.

– Ah&|160;! mon cher, quelle existence tu te prépares&|160;!…s’écria Maxime.

– Il est onze heures, elle doit être revenue de l’Ambigu, ditRochefide en sortant.

Et il cria rageusement à son cocher d’aller à fond de train ruede La Bruyère.

Madame Schontz avait donné des instructions précises, etmonsieur put entrer absolument comme s’il était en bonneintelligence avec madame&|160;; mais, avertie de l’entrée au logisde monsieur, madame s’arrangea pour faire entendre à monsieur lebruit de la porte du cabinet de toilette qui se ferma comme seferment les portes quand les femmes sont surprises. Puis, dansl’angle du piano, le chapeau de Fabien oublié à dessein futtrès-maladroitement repris par la femme de chambre, dans le premiermoment de conversation entre monsieur et madame.

– Tu n’es pas allée à l’Ambigu, mon petit&|160;?

– Non, mon cher, j’ai changé d’avis, j’ai fait de lamusique.

– Qui donc est venu te voir&|160;?… dit le marquis avec bonhomieen voyant emporter le chapeau par la femme de chambre.

– Mais personne.

Sur cet audacieux mensonge, Arthur baissa la tête, il passaitsous les fourches caudines de la Complaisance. L’amour véritable ade ces sublimes lâchetés. Arthur se conduisait avec madame Schontzcomme Sabine avec Calyste, comme Calyste avec Béatrix.

En huit jours, il se fit une métamorphose de larve en papillonchez le jeune, spirituel et beau Charles-Edouard, comte Rusticolide La Palférine, le héros de la Scène intitulée Un Prince de laBohême (voir les Scènes de la vie Parisienne), ce qui dispense defaire ici son portrait et de peindre son caractère. Jusqu’alors ilavait misérablement vécu, comblant ses déficits par une audace à laDanton&|160;; mais il paya ses dettes, puis il eut selon le conseilde Maxime une petite voiture basse, il fut admis au Jockey-club, auclub de la rue de Grammont, il devint d’une élégancesupérieure&|160;; enfin il publia dans le Journal des Débats unenouvelle qui lui valut eu quelques jours une réputation comme lesauteurs de profession ne l’obtiennent pas après plusieurs années detravaux et de succès, car il n’y a rien de violent à Paris comme cequi doit être éphémère. Nathan, bien certain que le comte nepublierait jamais autre chose, fit un tel éloge de ce gracieux etimpertinent jeune homme chez madame de Rochefide, que Béatrixaiguillonnée par la lecture de cette nouvelle manifesta le désir devoir ce jeune roi des truands de bon ton.

– Il sera d’autant plus enchanté de venir ici, répondit Nathan,que je le sais épris de vous à faire des folies.

– Mais il les a toutes faites, m’a-t-on dit.

– Toutes, non, répondit Nathan, il n’a pas encore fait celled’aimer une honnête femme.

Six jours après le complot ourdi sur le boulevard des Italiensentre Maxime et le séduisant comte Charles-Edouard, ce jeune hommeà qui la nature avait donné sans doute par raillerie une figuredélicieusement mélancolique, fit sa première invasion au nid de lacolombe de la rue de Chartres, qui, pour cette réception, prit unesoirée où Calyste était obligé d’aller dans le monde avec sa femme.Lorsque vous rencontrerez La Palférine ou quand vous arriverez auPrince de la Bohême , dans le Troisième Livre de cette longuehistoire de nos mœurs, vous concevrez parfaitement le succès obtenudans une seule soirée par cet esprit étincelant, par cette verveinouïe, surtout si vous vous figurez le bien-jouer du cornac quiconsentit à le servir dans ce début. Nathan fut bon camarade, ilfit briller le jeune comte, comme un bijoutier montrant une parureà vendre en fait scintiller les diamants. La Palférine se retiradiscrètement le premier, il laissa Nathan et la comtesse ensemble,en comptant sur la collaboration de l’auteur célèbre qui futadmirable. En voyant la marquise abasourdie, il lui mit le feu dansle cœur par des réticences qui remuèrent en elle des fibres decuriosité qu’elle ne se connaissait pas. Nathan fit entendre ainsique l’esprit de La Palférine n’était pas tant la cause de sessuccès auprès des femmes que sa supériorité dans l’art d’aimer, etil le grandit démesurément.

C’est ici le lieu de constater un nouvel effet de cette grandeloi des Contraires qui détermine beaucoup de crises du cœur humainet qui rend raison de tant de bizarreries, qu’on est forcé de larappeler quelquefois, tout aussi bien que la loi des Similaires.Les courtisanes, pour embrasser tout le sexe féminin qu’on baptise,qu’on débaptise et rebaptise à chaque quart de siècle, conserventtoutes au fond de leur cœur un florissant désir de recouvrer leurliberté, d’aimer purement, saintement et noblement un être auquelelles sacrifient tout (Voir Splendeurs et Misères des Courtisanes). Elles éprouvent ce besoin antithétique avec tant de violence,qu’il est rare de rencontrer une de ces femmes qui n’ait pas aspiréplusieurs fois à la vertu par l’amour. Elles ne se découragent pasmalgré d’affreuses tromperies. Au contraire, les femmes contenuespar leur éducation, par le rang qu’elles occupent, enchaînées parla noblesse de leur famille, vivant au sein de l’opulence, portantune auréole de vertus, sont entraînées, secrètement bien entendu,vers les régions tropicales de l’amour. Ces deux natures de femmessi opposées ont donc au fond du cœur, l’une un petit désir devertu, l’autre ce petit désir de libertinage que J.-J. Rousseau lepremier a eu le courage de signaler. Chez l’une, c’est le dernierreflet du rayon divin qui n’est pas encore éteint&|160;; chezl’autre, c’est le reste de notre boue primitive. Cette dernièregriffe de la bête fut agacée, ce cheveu du diable fut tiré parNathan avec une excessive habileté. La marquise se demandasérieusement si jusqu’à présent elle n’avait pas été la dupe de satête, si son éducation était complète. Le vice&|160;?… c’estpeut-être le désir de tout savoir.

Le lendemain, Calyste parut à Béatrix ce qu’il était, un loyalet parfait gentilhomme, mais sans verve ni esprit. A Paris, unhomme spirituel est un homme qui a de l’esprit comme les fontainesont de l’eau, car les gens du monde et les Parisiens en généralsont spirituels&|160;; mais Calyste aimait trop, il était tropabsorbé pour apercevoir le changement de Béatrix et la satisfaireen déployant de nouvelles ressources&|160;; il parut très-pâle aureflet de la soirée précédente, et ne donna pas la moindre émotionà l’affamée Béatrix. Un grand amour est un crédit ouvert à unepuissance si vorace, que le moment de la faillite arrive toujours.Malgré la fatigue de cette journée, la journée où une femmes’ennuie auprès d’un amant, Béatrix frissonna de peur en pensant àune rencontre entre La Palférine, le successeur de Maxime deTrailles, et Calyste, homme de courage sans forfanterie. Ellehésita donc à revoir le jeune comte&|160;; mais ce nœud fut tranchépar un fait décisif. Béatrix avait pris un tiers de loge auxItaliens, dans une loge obscure du rez-de-chaussée afin de ne pasêtre vue. Depuis quelques jours Calyste enhardi conduisait lamarquise et se tenait dans cette loge derrière elle, en combinantleur arrivée assez tard pour qu’ils ne fussent aperçus parpersonne. Béatrix sortait une des premières de la salle avant lafin du dernier acte, et Calyste l’accompagnait de loin en veillantsur elle, quoique le vieil Antoine vînt chercher sa maîtresse.Maxime et La Palférine étudièrent cette stratégie inspirée par lerespect des convenances, par ce besoin de cachoterie qui distingueles idolâtres de l’éternel Enfant, et aussi par une peur quioppresse toutes les femmes autrefois les constellations du monde etque l’amour a fait choir de leur rang zodiacal. L’humiliation estalors redoutée comme une agonie plus cruelle que la mort&|160;;mais cette agonie de la fierté, cette avanie que les femmes restéesà leur rang dans l’Olympe jettent à celles qui en sont tombées, eutlieu dans les plus affreuses conditions par les soins de Maxime. Aune représentation de la Lucia qui finit comme on sait, par un desplus beaux triomphes de Rubini, madame de Rochefide qu’Antoinen’était pas venu prévenir arriva par son couloir au péristyle duthéâtre dont les escaliers étaient encombrés de jolies femmesétagées sur les marches ou groupées en bas en attendant que leurdomestique annonçât leur voiture. Béatrix fut reconnue par tous lesyeux à la fois, elle excita dans tous les groupes des chuchotementsqui firent rumeur. En un clin d’oeil la foule se dissipa, lamarquise resta seule comme une pestiférée. Calyste n’osa pas, envoyant sa femme sur un des deux escaliers, aller tenir compagnie àla réprouvée, et Béatrix lui jeta mais en vain par un regard trempéde larmes, à deux fois, une prière de venir près d’elle. En cemoment La Palférine, élégant, superbe, charmant, quitta deuxfemmes, vint saluer la marquise et causer avec elle.

– Prenez mon bras et sortez fièrement, je saurai trouver votrevoiture, lui dit-il.

– Voulez-vous finir la soirée avec moi&|160;? lui répondit-elleen montant dans sa voiture et lui faisant place près d’elle.

La Palférine dit à son groom :  » Suis la voiture demadame&|160;!  » et monta près de madame de Rochefide à lastupéfaction de Calyste qui resta planté sur ses deux jambes commesi elles fussent devenues de plomb car ce fut pour l’avoir aperçupâle et blême que Béatrix fit signe au jeune comte de monter prèsd’elle. Toutes les colombes sont des Robespierre à plumes blanches.Trois voitures arrivèrent rue de Chartres avec une foudroyanterapidité, celle de Calyste, celle de La Palférine, celle de lamarquise.

– Ah&|160;! vous voilà&|160;?… dit Béatrix en entrant dans sonsalon appuyée sur le bras du jeune comte et y trouvant Calyste dontle cheval avait dépassé les deux autres équipages.

– Vous connaissez donc monsieur&|160;? demanda rageusementCalyste à Béatrix.

– Monsieur le comte de La Palférine me fut présenté par Nathanil y a dix jours, répondit Béatrix, et vous monsieur, vous meconnaissez depuis quatre ans…

– Et je suis prêt, madame, dit Charles-Edouard à faire repentirjusque dans ses petits-enfants madame la marquise d’Espard, qui lapremière s’est éloignée de vous…

– Ah&|160;! c’est elle&|160;!… cria Béatrix, je lui revaudraicela.

– Pour vous venger, il faudrait reconquérir votre mari, mais jesuis capable de vous le ramener, dit le jeune homme à l’oreille dela marquise.

La conversation ainsi commencée alla jusqu’à deux heures dumatin sans que Calyste, dont la rage fut sans cesse refoulée pardes regards de Béatrix, eût pu lui dire deux mots à part. LaPalférine, qui n’aimait pas Béatrix, fut d’une supériorité de bongoût d’esprit et de grâce égale à l’infériorité de Calyste qui setortillait sur les meubles comme un ver coupé en deux, et qui partrois fois se leva pour souffleter La Palférine. La troisième foisque Calyste fit un bond vers son rival le jeune comte lui dit un :-  » Souffrez-vous, monsieur le baron&|160;?…  » qui fit asseoirCalyste sur une chaise, et il y resta comme un terme. La marquiseconversait avec une aisance de Célimène, en feignant d’ignorer queCalyste fût là. La Palférine eut la suprême habileté de sortir surun mot plein d’esprit en laissant les deux amants brouillés.

Ainsi par l’adresse de Maxime, le feu de la discorde flambaitdans le double ménage de monsieur et de madame de Rochefide. Lelendemain, en apprenant le succès de cette scène par La Palférineau Jockey-club où le jeune comte jouait au wisk avec succès, ilalla rue de La Bruyère, à l’hôtel Schontz, savoir comment Auréliemenait sa barque.

– Mon cher, dit madame Schontz en riant à l’aspect de Maxime, jesuis au bout de tous mes expédients, Rochefide est incurable. Jefinis ma carrière de galanterie en m’apercevant que l’esprit y estun malheur.

– Explique-moi cette parole&|160;?…

– D’abord, mon cher ami, j’ai tenu mon Arthur pendant huit joursau régime des coups de pied dans les os des jambes, des scies lesplus patriotiques et de tout ce que nous connaissons de plusdésagréable dans notre métier. –  » Tu es malade, me disait-il avecune douceur paternelle, car je ne t’ai fait que du bien, et jet’aime à l’adoration. – Vous avez un tort, mon cher, lui ai-je dit,vous m’ennuyez. – Eh&|160;! bien n’as-tu pas pour t’amuser les gensles plus spirituels et les plus jolis jeunes gens de Paris&|160;? « m’a répondu ce pauvre homme. J’ai été collée. Là, j’ai senti que jel’aimais…

– Ah&|160;! dit Maxime.

– Que veux-tu&|160;? c’est plus fort que nous, on ne résiste pasà ces façons-là. J’ai changé la pédale. J’ai fait des agaceries àce sanglier judiciaire, à mon futur tourné comme Arthur en mouton,je l’ai fait rester là sur la bergère de Rochefide, et je l’aitrouvé bien sot. Me suis-je ennuyée&|160;?… il fallait bien avoirlà Fabien pour me faire surprendre avec lui…

– Eh&|160;! bien, s’écria Maxime, arrive donc&|160;?… Voyons,quand Rochefide t’a eu surprise&|160;?…

– Tu n’y es pas, mon bonhomme. Selon tes instructions, les banssont publiés, notre contrat se griffonne, ainsiNotre-Dame-de-Lorette n’a rien à redire. Quand il y a promesse demariage, on peut bien donner des arrhes… En nous surprenant, Fabienet moi, le pauvre Arthur s’est retiré sur la pointe des piedsjusque dans la salle à manger, et il s’est mis à faire- « broum&|160;! broum&|160;!  » en toussaillant et heurtant beaucoup dechaises. Ce grand niais de Fabien, à qui je ne peux pas tout dire,a eu peur…

Voilà, mon cher Maxime, à quel point nous en sommes…

Arthur me verrait deux, un matin en entrant dans ma chambre, ilest capable de me dire : – Avez-vous bien passé la nuit, mesenfants&|160;?

Maxime hocha la tête et joua pendant quelques instants avec sacanne.

– Je connais ces natures-là, dit-il. Voici comment il faut t’yprendre, il n’y a plus qu’à jeter Arthur par la fenêtre et à bienfermer la porte. Tu recommenceras ta dernière scène avecFabien&|160;?…

– En voilà une corvée, car enfin le sacrement ne m’a pas encoredonné sa vertu…

– Tu t’arrangeras pour échanger un regard avec Arthur quand ilte surprendra, dit Maxime en continuant, s’il se fâche, tout estdit. S’il fait encore broum&|160;! broum&|160;! c’est encore bienmieux fini…

– Comment&|160;?…

– Hé&|160;! bien, tu te fâcheras, tu lui diras : –  » Je mecroyais aimée, estimée&|160;; mais vous n’éprouvez plus rien pourmoi&|160;; vous n’avez pas de jalousie.  » Tu connais la tirade. « Dans ce cas-là, Maxime (fais-moi intervenir) tuerait son homme surle coup. (Et pleure&|160;!) Et Fabien, lui (fais-lui honte en lecomparant à Fabien), Fabien que j’aime, Fabien tirerait un poignardpour vous le plonger dans le cœur. Ah&|160;! voilà aimer&|160;!aussi, tenez, adieu, bonsoir, reprenez votre hôtel, j’épouseFabien, il me donne son nom, lui&|160;! il foule aux pieds savieille mère.  » Enfin, tu…

– Connu&|160;! connu&|160;! je serai superbe&|160;! s’écriamadame Schontz. Ah&|160;! Maxime, il n’y aura jamais qu’un Maxime,comme il n’y a eu qu’un de Marsay.

– La Palférine est plus fort que moi, répondit modestement lecomte de Trailles, il va bien.

– Il a de la langue, mais tu as du poignet et des reins&|160;!En as-tu supporté&|160;? en as-tu peloté&|160;? dit la Schontz.

– La Palférine a tout, il est profond et instruit&|160;; tandisque je suis ignorant, répondit Maxime. J’ai vu Rastignac qui s’estentendu sur-le-champ avec le Garde-des-Sceaux, Fabien sera nomméprésident, et officier de la Légion-d’Honneur après un and’exercice.

– Je me ferai dévote&|160;! répondit madame Schontz enaccentuant cette phrase de manière à obtenir un signe d’approbationde Maxime.

– Les prêtres valent mieux que nous, repartit Maxime.

– Ah&|160;! vraiment&|160;? demanda madame Schontz. Je pourraidonc rencontrer des gens à qui parler en province. J’ai commencémon rôle. Fabien a déjà dit à sa mère que la grâce m’avaitéclairée, et il a fasciné la bonne femme de mon million et de laPrésidence, elle consent à ce que nous demeurions chez elle, elle ademandé mon portrait et m’a envoyé le sien, si l’Amour le regardaitil en tomberait… à la renverse&|160;! Va-t’en, Maxime, ce soir jevais exécuter mon pauvre homme, ça me fend le cœur.

Deux jours après, en s’abordant sur le seuil de la maison duJockey-club, Charles-Edouard dit à Maxime : – C’est fait&|160;! Cemot, qui contenait tout un drame horrible, épouvantable, accomplisouvent par vengeance, fit sourire le comte de Trailles.

– Nous allons entendre les doléances de Rochefide, dit Maxime,car vous avez touché but ensemble, Aurélie et toi&|160;! Aurélie amis Arthur à la porte, et il faut maintenant le chambrer, il doitdonner trois cent mille francs à madame du Ronceret et revenir à safemme, nous allons lui prouver que Béatrix est supérieure àAurélie.

– Nous avons bien dix jours devant nous, dit finementCharles-Edouard, et en conscience ce n’est pas trop&|160;; car,maintenant que je connais la marquise, le pauvre homme serajoliment volé.

– Comment feras-tu, lorsque la bombe éclatera&|160;?

– On a toujours de l’esprit quand on a le temps d’en chercher,je suis surtout superbe en me préparant.

Les deux joueurs entrèrent ensemble dans le salon et trouvèrentle marquis de Rochefide vieilli de deux ans, il n’avait pas mis soncorset, il était sans son élégance, la barbe longue.

– Eh&|160;! bien, mon cher marquis&|160;?… dit Maxime.

– Ah&|160;! mon cher, ma vie est brisée…

Arthur parla pendant dix minutes et Maxime l’écouta gravement,il pensait à son mariage qui se célébrait dans huit jours.

– Mon cher Arthur, je t’avais donné le seul moyen que jeconnusse de garder Aurélie, et tu n’as pas voulu…

– Lequel&|160;?

– Ne t’avais-je pas conseillé d’aller souper chezAntonia&|160;?

– C’est vrai… Que veux-tu&|160;? j’aime… et toi, tu fais l’amourcomme Grisier fait des armes.

– Ecoute, Arthur, donne-lui trois cent mille francs de son petithôtel, et je te promets de te trouver mieux qu’elle… Je te parleraide cette belle inconnue plus tard, je vois d’Ajuda qui veut me diredeux mots.

Et Maxime laissa l’homme inconsolable pour aller au représentantd’une famille à consoler.

– Mon cher, dit l’autre marquis à l’oreille de Maxime, laduchesse est au désespoir, Calyste a fait faire secrètement sesmalles, il a pris un passeport. Sabine veut suivre les fugitifs,surprendre Béatrix et la griffer. Elle est grosse, et ça prend latournure d’une envie assez meurtrière, car elle est allée acheterpubliquement des pistolets.

– Dis à la duchesse que madame de Rochefide ne partira pas, etque dans quinze jours tout sera fini. Maintenant, d’Ajuda, tamain&|160;? Ni toi, ni moi, nous n’avons jamais rien dit, riensu&|160;! nous admirerons les hasards de la vie&|160;!…

– La duchesse m’a déjà fait jurer sur les saints évangiles etsur la croix de me taire.

– Tu recevras ma femme dans un mois d’ici…

– Avec plaisir.

– Tout le monde sera content, répondit Maxime. Seulement,préviens la duchesse d’une circonstance qui va retarder de sixsemaines son voyage en Italie, je te dirai quoi, plus tard.

– Qu’est-ce&|160;!… dit d’Ajuda qui regardait La Palférine.

– Le mot de Socrate avant de partir : nous devons un coq àEsculape, répondit La Palférine sans sourciller.

Pendant dix jours, Calyste fut sous le poids d’une colèred’autant plus invincible qu’elle était doublée d’une véritablepassion. Béatrix éprouvait cet amour si brutalement, mais sifidèlement dépeint à la duchesse de Grandlieu par Maxime deTrailles. Peut-être n’existe-t-il pas d’êtres bien organisés qui neressentent cette terrible passion une fois dans le cours de leurvie. La marquise se sentait domptée par une force supérieure, parun jeune homme à qui sa qualité n’imposait pas, qui, tout aussinoble qu’elle, la regardait d’un oeil puissant et calme, et à quises plus grands efforts de femme arrachaient à peine un sourired’éloge. Enfin, elle était opprimée par un tyran qui ne la quittaitjamais sans la laisser pleurant, blessée et se croyant des torts.Charles-Edouard jouait à madame de Rochefide la comédie que madamede Rochefide jouait depuis six mois à Calyste. Béatrix, depuisl’humiliation publique reçue aux Italiens, n’était pas sortie avecmonsieur du Guénic de cette proposition :

– Vous m’avez préféré le monde et votre femme, vous ne m’aimezdonc pas. Si vous voulez me prouver que vous m’aimez, sacrifiez-moivotre femme et le monde. Abandonnez Sabine et allons vivre enSuisse, en Italie, en Allemagne&|160;!

S’autorisant de ce dur ultimatum , elle avait établi ce blocusque les femmes dénoncent par de froids regards, par des gestesdédaigneux et par leur contenance de place forte. Elle se croyaitdélivrée de Calyste, elle pensait que jamais il n’oserait rompreavec les Grandlieu. Laisser Sabine à qui mademoiselle des Touchesavait laissé sa fortune, n’était-ce pas se vouer à la misère&|160;?Mais Calyste, devenu fou de désespoir, avait secrètement pris unpasse-port, et prié sa mère de lui faire passer une sommeconsidérable. En attendant cet envoi de fonds, il surveillaitBéatrix, en proie à toute la fureur d’une jalousie bretonne. Enfin,neuf jours après la fatale communication faite au club par LaPalférine à Maxime, le baron, à qui sa mère avait envoyé trentemille francs, accourut chez Béatrix avec l’intention de forcer leblocus, de chasser La Palférine et de quitter Paris avec son idoleapaisée. Ce fut une de ces alternatives terribles où les femmes quiont conservé quelque peu de respect d’elles-mêmes s’enfoncent àjamais dans les profondeurs du vice&|160;; mais d’où elles peuventrevenir à la vertu. Jusque-là madame de Rochefide se regardaitcomme une femme vertueuse au cœur de laquelle il était tombé deuxpassions&|160;; mais adorer Charles-Edouard et se laisser aimer parCalyste, elle allait perdre sa propre estime&|160;; car, là oùcommence le mensonge, commence l’infamie. Elle avait donné desdroits à Calyste, et nul pouvoir humain ne pouvait empêcher leBreton de se mettre à ses pieds et de les arroser des larmes d’unrepentir absolu. Beaucoup de gens s’étonnent de l’insensibilitéglaciale sous laquelle les femmes éteignent leurs amours&|160;;mais si elles n’effaçaient point ainsi le passé, la vie serait sansdignité pour elles, elles ne pourraient jamais résister à laprivauté fatale à laquelle elles se sont une fois soumises. Dans lasituation entièrement neuve où elle se trouvait, Béatrix eût étésauvée si La Palférine fût venu&|160;; mais l’intelligence du vieilAntoine la perdit.

En entendant une voiture qui arrêtait à la porte, elle dit àCalyste : – Voilà du monde&|160;! et elle courut afin de prévenirun éclat.

Antoine, en homme prudent, dit à Charles-Edouard qui ne venaitpas pour autre chose que pour entendre cette parole : – Madame lamarquise est sortie&|160;!

Quand Béatrix apprit de son vieux domestique la visite du jeunecomte et la réponse faite, elle dit :  » – C’est bien&|160;!  » etrentra dans son salon en se disant : –  » Je me feraireligieuse&|160;!  »

Calyste, qui s’était permis d’ouvrir la fenêtre, aperçut sonrival.

– Qui donc est venu&|160;? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, Antoine est encore en bas.

– C’est La Palférine…

– Cela pourrait être…

– Tu l’aimes, et voilà pourquoi tu me trouves des torts, je l’aivu&|160;!…

– Tu l’as vu&|160;?…

– J’ai ouvert la fenêtre…

Béatrix tomba comme morte sur son divan. Alors elle transigeapour avoir un lendemain&|160;; elle remit le départ à huit jourssous prétexte d’affaires, et se jura de défendre sa porte à Calystesi elle pouvait apaiser La Palférine, car tels sont lesépouvantables calculs et les brûlantes angoisses que cachent cesexistences sorties des rails sur lesquels roule le grand convoisocial.

Lorsque Béatrix fut seule, elle se trouva si malheureuse, siprofondément humiliée, qu’elle se mit au lit&|160;; elle étaitmalade, le combat violent qui lui déchirait le cœur lui parut avoirune réaction horrible, elle envoya chercher le médecin&|160;; mais,en même temps, elle fit remettre chez La Palférine la lettresuivante, où elle se vengea de Calyste avec une sorte de rage.

 » Mon ami, venez me voir, je suis au désespoir. Antoine vous arenvoyé quand votre arrivée eût mis fin à l’un des plus horriblescauchemars de ma vie en me délivrant d’un homme que je hais, et queje ne reverrai plus jamais, je l’espère. Je n’aime que vous aumonde, et je n’aimerai plus que vous, quoique j’aie le malheur dene pas vous plaire autant que je le voudrais…  »

Elle écrivit quatre pages qui, commençant ainsi, finissaient parune exaltation beaucoup trop poétique pour être typographiée, maisoù Béatrix se compromettait tant qu’elle la termina par :  » Suis-jeassez à ta merci&|160;? Ah&|160;! rien ne me coûtera pour teprouver combien tu es aimé.  » Et elle signa, ce qu’elle n’avaitjamais fait ni pour Calyste ni pour Conti.

Le lendemain, à l’heure où le jeune comte vint chez la marquise,elle était au bain&|160;; Antoine le pria d’attendre. A son tour,il fit renvoyer Calyste, qui tout affamé d’amour vint de bonneheure, et qu’il regarda par la fenêtre au moment où il remontait envoiture désespéré.

– Ah&|160;! Charles, dit la marquise en entrant dans son salon,vous m’avez perdue&|160;!…

– Je le sais bien, madame, répondit tranquillement La Palférine.Vous m’avez juré que vous n’aimiez que moi, vous m’avez offert deme donner une lettre dans laquelle vous écririez les motifs quevous auriez de vous tuer, afin qu’en cas d’infidélité je pusse vousempoisonner sans avoir rien à craindre de la justice humaine, commesi des gens supérieurs avaient besoin de recourir au poison pour sevenger. Vous m’avez écrit : Rien ne me coûtera pour te prouvercombien tu es aimé&|160;!&|160;… Eh&|160;! bien, je trouve unecontradiction dans ce mot : Vous m’avez perdue&|160;! avec cettefin de lettre… Je saurai maintenant si vous avez eu le courage derompre avec du Guénic…

– Eh&|160;! bien, tu t’es vengé de lui par avance, dit-elle enlui sautant au cou. Et, de cette affaire-là, toi et moi nous sommesliés à jamais…

– Madame, répondit froidement le prince de la Bohême, si vous mevoulez pour ami, j’y consens&|160;; mais à des conditions…

– Des conditions&|160;?

– Oui, des conditions que voici. Vous vous réconcilierez avecmonsieur de Rochefide, vous recouvrerez les honneurs de votreposition, vous reviendrez dans votre bel hôtel de la rue d’Anjou,vous y serez une des reines de Paris, vous le pourrez en faisantjouer à Rochefide un rôle politique et en mettant dans votreconduite l’habileté, la persistance que madame d’Espard a déployée.Voilà la situation dans laquelle doit être une femme à qui je faisl’honneur de me donner…

– Mais vous oubliez que le consentement de monsieur de Rochefideest nécessaire.

– Oh&|160;! chère enfant&|160;! répondit La Palférine, nous vousl’avons préparé, je lui ai engagé ma foi de gentilhomme que vousvaliez toutes les Schontz du quartier Saint-Georges et vous medevez compte de mon honneur…

Pendant huit jours tous les jours, Calyste alla chez Béatrixdont la porte lui fut refusée par Antoine qui prenait une figure decirconstance pour dire :  » Madame la marquise est dangereusementmalade.  » De là, Calyste courait chez La Palférine dont le valet dechambre répondait :  » Monsieur le comte est à la chasse&|160;! « Chaque fois le Breton laissait une lettre pour La Palférine.

Le neuvième jour Calyste, assigné par un mot de La Palférinepour une explication, le trouva mais en compagnie de Maxime deTrailles, à qui le jeune roué voulait donner sans doute une preuvede son savoir-faire en le rendant témoin de cette scène.

– Monsieur le baron, dit tranquillement Charles Edouard, voiciles six lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, ellessont saines et entières, elles n’ont pas été décachetées, je savaisd’avance ce qu’elles pouvaient contenir en apprenant que vous mecherchiez partout depuis le jour que je vous ai regardé par lafenêtre quand vous étiez à la porte d’une maison où la veillej’étais à la porte quand vous étiez à la fenêtre. J’ai pensé que jedevais ignorer des provocations malséantes. Entre nous, vous aveztrop de bon goût pour en vouloir à une femme de ce qu’elle ne vousaime plus. C’est un mauvais moyen de la reconquérir que de chercherquerelle au préféré. Mais, dans la circonstance actuelle, voslettres étaient entachées d’un vice radical, d’une nullité , commedisent les Avoués. Vous avez trop de bon sens pour en vouloir à unmari de reprendre sa femme. Monsieur de Rochefide a senti que lasituation de la marquise était sans dignité. Vous ne trouverez plusmadame de Rochefide rue de Chartres mais bien à l’hôtel deRochefide, dans six mois, l’hiver prochain. Vous vous êtes jetéfort étourdiment au milieu d’un raccommodement entre époux que vousavez provoqué vous-même en ne sauvant pas à madame de Rochefidel’humiliation qu’elle a subie aux Italiens. En sortant de là,Béatrix, à qui j’avais porté déjà quelques propositions amicales dela part de son mari, me prit dans sa voiture et son premier mot futalors : – Allez chercher Arthur&|160;!…

– Oh&|160;! mon Dieu&|160;!… s’écria Calyste, elle avait raison,j’avais manqué de dévouement.

– Malheureusement, monsieur, ce pauvre Arthur vivait avec une deces femmes atroces, la Schontz, qui, depuis long-temps, se voyaitd’heure en heure sur le point d’être quittée. Madame Schontz, qui,sur la foi du teint de Béatrix, nourrissait le désir de se voir unjour marquise de Rochefide, est devenue enragée en trouvant seschâteaux en Espagne à terre, elle a voulu se venger d’un seul coupde la femme et du mari&|160;! Ces femmes-là, monsieur se crèvent unoeil pour en crever deux à leur ennemi&|160;; la Schontz qui vientde quitter Paris en a crevé six&|160;!… Et si j’avais eul’imprudence d’aimer Béatrix, cette Schontz en aurait crevé huit.Vous devez vous être aperçu que vous avez besoin d’un oculiste…

Maxime ne put s’empêcher de sourire au changement de figure deCalyste qui devint pâle en ouvrant alors les yeux sur sasituation.

– Croiriez-vous, monsieur le baron, que cette ignoble femme adonné sa main à l’homme qui lui a fourni les moyens de sevenger&|160;?… Oh&|160;! les femmes&|160;!… Vous comprenezmaintenant pourquoi Béatrix s’est renfermée avec Arthur pourquelques mois à Nogent-sur-Marne où ils ont une délicieuse petitemaison, ils y recouvreront la vue. Pendant ce séjour, on varemettre à neuf leur hôtel où la marquise veut déployer unesplendeur princière. Quand on aime sincèrement une femme si noble,si grande, si gracieuse, victime de l’amour conjugal au moment oùelle a le courage de revenir à ses devoirs, le rôle de ceux quil’adorent comme vous l’adorez, qui l’admirent comme je l’admire,est de rester ses amis quand on ne peut plus être que cela… Vousvoudrez bien m’excuser si j’ai cru devoir prendre monsieur le comtede Trailles pour témoin de cette explication&|160;; mais je tenaisbeaucoup à être net en tout ceci. Quant à moi, je veux surtout vousdire que si j’admire madame de Rochefide comme intelligence, elleme déplaît souverainement comme femme…

– Voilà donc comme finissent nos plus beaux rêves, nos amourscélestes&|160;! dit Calyste abasourdi par tant de révélations et dedésillusionnements.

– En queue de poisson, s’écria Maxime. Je ne connais pas depremier amour qui ne se termine bêtement. Ah&|160;! monsieur lebaron, tout ce que l’homme a de céleste ne trouve d’aliment quedans le ciel&|160;!… Voilà ce qui nous donne raison a nous autresroués. Moi, j’ai beaucoup creusé cette question-là, monsieur&|160;;et, vous le voyez, je suis marié d’hier, je serai fidèle à mafemme, et je vous engage à revenir à madame du Guénic… dans troismois. Ne regrettez pas Béatrix, c’est le modèle de ces naturesvaniteuses, sans énergie, coquettes par gloriole, c’est madamed’Espard sans sa politique profonde, la femme sans cœur et sanstête, étourdie dans le mal. Madame de Rochefide n’aime qu’elle,elle vous aurait brouillé sans retour avec madame du Guénic, etvous eût planté là sans remords&|160;; enfin, c’est incomplet pourle vice comme pour la vertu.

– Je ne suis pas de ton avis, Maxime, dit La Palférine, ellesera la plus délicieuse maîtresse de maison de Paris.

Calyste ne sortit pas sans avoir échangé des poignées de mainavec Charles-Edouard et Maxime de Trailles en les remerciant de cequ’ils l’avaient opéré de ses illusions.

Trois jours après, la duchesse de Grandlieu, qui n’avait pas vusa fille Sabine depuis la matinée où cette conférence avait eulieu, survint un matin et trouva Calyste au bain, Sabine auprès delui travaillait à des ornements nouveaux pour la nouvellelayette.

– Eh&|160;! bien, que vous arrive-t-il donc, mes enfants,demanda la bonne duchesse.

– Rien que de bon, ma chère maman, répondit Sabine qui leva sursa mère des yeux rayonnant de bonheur, nous avons joué la fable desdeux pigeons&|160;! voilà tout.

Calyste tendit la main à sa femme et la lui serrant sitendrement en lui jetant un regard si éloquent qu’elle dit àl’oreille de la duchesse : – Je suis aimée, ma mère, et pourtoujours&|160;!

1838-1844.

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