Et Duroy, pour la première fois, songea à tout
ce qu’il ne savait point dans la vie passée de cette
femme, et il rêva. Certes elle avait eu des amants,
déjà, mais de quelle sorte ? de quel monde ? Une
vague jalousie, une sorte d’inimitié s’éveillait en
lui contre elle, une inimitié pour tout ce qu’il
ignorait, pour tout ce qui ne lui avait point
appartenu dans ce cœur et dans cette existence. Il
la regardait, irrité du mystère enfermé dans cette
tête jolie et muette et qui songeait, en ce moment-
là même peut-être, à l’autre, aux autres, avec des
regrets. Comme il eût aimé regarder dans ce
souvenir, y fouiller, et tout savoir, tout
connaître !…
Elle répéta :
– Veux-tu me conduire à La Reine Blanche ?
Ce sera une fête complète.
Il pensa : « Bah ! qu’importe le passé ? Je suis
bien bête de me troubler de ça. » Et, souriant, il
répondit :
– Mais certainement, ma chérie.
Lorsqu’ils furent dans la rue, elle reprit, tout
bas, avec ce ton mystérieux dont on fait les
confidences :
– Je n’osais point te demander ça, jusqu’ici ;
mais tu ne te figures pas comme j’aime ces
escapades de garçon dans tous ces endroits où les
femmes ne vont pas. Pendant le carnaval je
m’habillerai en collégien. Je suis drôle comme
tout en collégien.
Quand ils pénétrèrent dans la salle de bal, elle
se serra contre lui, effrayée et contente, regardant
d’un œil ravi les filles et les souteneurs et, de
temps en temps, comme pour se rassurer contre
un danger possible, elle disait, en apercevant un
municipal grave et immobile : « Voilà un agent
qui a l’air solide. » Au bout d’un quart d’heure,
elle en eut assez, et il la reconduisit chez elle.
Alors commença une série d’excursions dans
tous les endroits louches où s’amuse le peuple ; et
Duroy découvrit dans sa maîtresse un goût
passionné pour ce vagabondage d’étudiants en
goguette.
Elle arrivait au rendez-vous habituel vêtue
d’une robe de toile, la tête couverte d’un bonnet
de soubrette, de soubrette de vaudeville ; et,
malgré la simplicité élégante et cherchée de la
toilette, elle gardait ses bagues, ses bracelets et
ses boucles d’oreilles en brillants, en donnant
cette raison, quand il la suppliait de les ôter :
« Bah ! on croira que ce sont des cailloux du
Rhin.
Elle se jugeait admirablement déguisée, et,
bien qu’elle fût en réalité cachée à la façon des
autruches, elle allait dans les tavernes les plus
mal famées.
Elle avait voulu que Duroy s’habillât en
ouvrier ; mais il résista et garda sa tenue correcte
de boulevardier, sans vouloir même changer son
haut chapeau contre un chapeau de feutre mou.
Elle s’était consolée de son obstination par ce
raisonnement : « On pense que je suis une femme
de chambre en bonne fortune avec un jeune
homme du monde. » Et elle trouvait délicieuse
cette comédie.
Ils entraient ainsi dans les caboulots
populaires et allaient s’asseoir au fond du bouge
enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une
vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où
restait une odeur de poisson frit du dîner
emplissait la salle ; des hommes en blouse
gueulaient en buvant des petits verres ; et le
garçon étonné dévisageait ce couple étrange, en
posant devant lui deux cerises à l’eau-de-vie.
Elle, tremblante, apeurée et ravie, se mettait à
boire le jus rouge des fruits, à petits coups, en
regardant autour d’elle d’un œil inquiet et allumé.
Chaque cerise avalée lui donnait la sensation
d’une faute commise, chaque goutte du liquide
brûlant et poivré descendant en sa gorge lui
procurait un plaisir âcre, la joie d’une jouissance
scélérate et défendue.
Puis elle disait à mi-voix : « Allons-nous-en. »
Et ils partaient. Elle filait vivement, la tête basse,
d’un pas menu, d’un pas d’actrice qui quitte la
scène, entre les buveurs accoudés aux tables qui
la regardaient passer d’un air soupçonneux et
mécontent ; et quand elle avait franchi la porte,
elle poussait un grand soupir, comme si elle
venait d’échapper à quelque danger terrible.
Quelquefois elle demandait à Duroy, en
frissonnant :
– Si on m’injuriait dans ces endroits-là, qu’est-
ce que tu ferais ?
