Bel Ami

Forestier, rédacteur politique, n’était que

l’homme de paille de ces hommes d’affaires,
l’exécuteur des intentions suggérées par eux. Ils
lui soufflaient ses articles de fond, qu’il allait
toujours écrire chez lui pour être tranquille,
disait-il.
Mais, afin de donner au journal une allure
littéraire et parisienne, on y avait attaché deux
écrivains célèbres en des genres différents,
Jacques Rival, chroniqueur d’actualité, et Norbert
de Varenne, poète et chroniqueur fantaisiste, ou
plutôt conteur, suivant la nouvelle école.
Puis on s’était procuré, à bas prix, des
critiques d’art, de peinture, de musique, de
théâtre, un rédacteur criminaliste et un rédacteur
hippique, parmi la grande tribu mercenaire des
écrivains à tout faire. Deux femmes du monde,
« Domino rose » et « Patte blanche », envoyaient
des variétés mondaines, traitaient les questions de
mode, de vie élégante, d’étiquette, de savoir-
vivre, et commettaient des indiscrétions sur les
grandes dames.
Et La Vie Française « naviguait sur les fonds

et bas-fonds », manœuvrée par toutes ces mains
différentes.
Duroy était dans toute la joie de sa nomination
aux fonctions de chef des échos quand il reçut un
petit carton gravé, où il lut :

M. et Mme Walter prient Monsieur Georges
Duroy de leur faire le plaisir de venir dîner chez
eux le jeudi 20 janvier.

Cette nouvelle faveur, tombant sur l’autre,
l’emplit d’une telle joie qu’il baisa l’invitation
comme il eût fait d’une lettre d’amour. Puis il alla
trouver le caissier pour traiter la grosse question
des fonds.
Un chef des échos a généralement son budget
sur lequel il paie ses reporters et les nouvelles,
bonnes ou médiocres, apportées par l’un ou
l’autre, comme les jardiniers apportent leurs
fruits chez un marchand de primeurs.
Douze cents francs par mois, au début, étaient
alloués à Duroy, qui se proposait bien d’en garder

une forte partie.
Le caissier, sur ses représentations pressantes,
avait fini par lui avancer quatre cents francs. Il
eut, au premier moment, l’intention formelle de
renvoyer à Mme de Marelle les deux cent quatre-
vingts francs qu’il lui devait, mais il réfléchit
presque aussitôt qu’il ne lui resterait plus entre
les mains que cent vingt francs, somme tout à fait
insuffisante pour faire marcher, d’une façon
convenable, son nouveau service, et il remit cette
restitution à des temps plus éloignés.
Pendant deux jours, il s’occupa de son
installation, car il héritait d’une table particulière
et de casiers à lettres, dans la vaste pièce
commune à toute la rédaction. Il occupait un bout
de cette pièce, tandis que Boisrenard, dont les
cheveux d’un noir d’ébène, malgré son âge,
étaient toujours penchés sur une feuille de papier,
tenait l’autre bout.
La longue table du centre appartenait aux
rédacteurs volants. Généralement elle servait de
banc pour s’asseoir, soit les jambes pendantes le
long des bords, soit à la turque sur le milieu. Ils

étaient quelquefois cinq ou six accroupis sur cette
table, et jouant au bilboquet avec persévérance,
dans une pose de magots chinois.
Duroy avait fini par prendre goût à ce
divertissement, et il commençait à devenir fort,
sous la direction et grâce aux conseils de Saint-
Potin.
Forestier, de plus en plus souffrant, lui avait
confié son beau bilboquet en bois des îles, le
dernier acheté, qu’il trouvait un peu lourd, et
Duroy manœuvrait d’un bras vigoureux la grosse
boule noire au bout de sa corde, en comptant tout
bas : « Un – deux – trois – quatre – cinq – six. »
Il arriva justement, pour la première fois, à
faire vingt points de suite, le jour même où il
devait dîner chez Mme Walter. « Bonne journée,
pensa-t-il, j’ai tous les succès. » Car l’adresse au
bilboquet conférait vraiment une sorte de
supériorité dans les bureaux de La Vie Française.
Il quitta la rédaction de bonne heure pour
avoir le temps de s’habiller, et il remontait la rue
de Londres quand il vit trotter devant lui une
petite femme qui avait la tournure de Mme de

Marelle. Il sentit une chaleur lui monter au
visage, et son cœur se mit à battre. Il traversa la
rue pour la regarder de profil. Elle s’arrêta pour
traverser aussi. Il s’était trompé ; il respira.
Il s’était souvent demandé comment il devrait
se comporter en la rencontrant face à face. La
saluerait-il, ou bien aurait-il l’air de ne la point
voir ?
« Je ne la verrais pas », pensa-t-il.
Il faisait froid, les ruisseaux gelés gardaient
des empâtements de glace. Les trottoirs étaient
secs et gris sous la lueur du gaz.
Quand le jeune homme entra chez lui, il
songea : « Il faut que je change de logement. Cela
ne me suffit plus maintenant. » Il se sentait
nerveux et gai, capable de courir sur les toits, et il
répétait tout haut, en allant de son lit à la fenêtre :
« C’est la fortune qui arrive ! c’est la fortune ! Il
faudra que j’écrive à papa. »
De temps en temps, il écrivait à son père ; et la
lettre apportait toujours une joie vive dans le petit
cabaret normand, au bord de la route, au haut de

la grande côte d’où l’on domine Rouen et la large
vallée de la Seine.

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