Bel Ami

De temps en temps aussi il recevait une
enveloppe bleue dont l’adresse était tracée d’une
grosse écriture tremblée, et il lisait infailliblement
les mêmes lignes au début de la lettre paternelle :

Mon cher fils, la présente est pour te dire que
nous allons bien, ta mère et moi. Pas grand-
chose de nouveau dans le pays. Je t’apprendrai
cependant…

Et il gardait au cœur un intérêt pour les choses

du village, pour les nouvelles des voisins et pour
l’état des terres et des récoltes.
Il se préparait, en nouant sa cravate blanche
devant sa petite glace : « Il faut que j’écrive à
papa dès demain. S’il me voyait, ce soir, dans la
maison où je vais, serait-il épaté, le vieux !
Sacristi, je ferai tout à l’heure un dîner comme il
n’en a jamais fait. » Et il revit brusquement la
cuisine noire de là-bas, derrière la salle de café

vide, les casseroles jetant des lueurs jaunes le
long des murs, le chat dans la cheminée, le nez au
feu, avec sa pose de Chimère accroupie, la table
de bois graissée par le temps et par les liquides
répandus, une soupière fumant au milieu, et une
chandelle allumée entre deux assiettes. Et il les
aperçut aussi l’homme et la femme, le père et la
mère, les deux paysans aux gestes lents,
mangeant la soupe à petites gorgées. Il
connaissait les moindres plis de leurs vieilles
figures, les moindres mouvements de leurs bras et
de leur tête. Il savait même ce qu’ils se disaient,
chaque soir, en soupant face à face.
Il pensa encore : « Il faudra pourtant que je
finisse par aller les voir. » Mais comme sa toilette
était terminée, il souffla sa lumière et descendit.
Le long du boulevard extérieur, des filles
l’accostèrent. Il leur répondait en dégageant son
bras : « Fichez-moi donc la paix ! » avec un
dédain violent, comme si elles l’eussent insulté,
méconnu… Pour qui le prenaient-elles ? Ces
rouleuses-là ne savaient donc point distinguer les
hommes ? La sensation de son habit noir endossé

pour aller dîner chez des gens très riches, très
connus, très importants, lui donnait le sentiment
d’une personnalité nouvelle, la conscience d’être
devenu un autre homme, un homme du monde,
du vrai monde.
Il entra avec assurance dans l’antichambre
éclairée par les hautes torchères de bronze et il
remit, d’un geste naturel, sa canne et son
pardessus aux deux valets qui s’étaient approchés
de lui.
Tous les salons étaient illuminés. Mme Walter
recevait dans le second, le plus grand. Elle
l’accueillit avec un sourire charmant, et il serra la
main des deux hommes arrivés avant lui, M.
Firmin et M. Laroche-Mathieu, députés,
rédacteurs anonymes de La Vie Française. M.
Laroche-Mathieu avait dans le journal une
autorité spéciale provenant d’une grande
influence sur la Chambre. Personne ne doutait
qu’il fût ministre un jour.
Puis arrivèrent les Forestier, la femme en rose,
et ravissante. Duroy fut stupéfait de la voir intime
avec les deux représentants du pays. Elle causa

tout bas, au coin de la cheminée, pendant plus de
cinq minutes, avec M. Laroche-Mathieu. Charles
paraissait exténué. Il avait beaucoup maigri
depuis un mois, et il toussait sans cesse en
répétant : « Je devrais me décider à aller finir
l’hiver dans le Midi. »
Norbert de Varenne et Jacques Rival
apparurent ensemble. Puis une porte s’étant
ouverte au fond de l’appartement, M. Walter
entra avec deux grandes jeunes filles de seize à
dix-huit ans, une laide et l’autre jolie.
Duroy savait pourtant que le patron était père
de famille, mais il fut saisi d’étonnement. Il
n’avait jamais songé aux filles de son directeur
que comme on songe aux pays lointains qu’on ne
verra jamais. Et puis il se les était figurées toutes
petites et il voyait des femmes. Il en ressentait le
léger trouble moral que produit un changement à
vue.
Elles lui tendirent la main, l’une après l’autre,
après la présentation, et elles allèrent s’asseoir à
une petite table qui leur était sans doute réservée,
où elles se mirent à remuer un tas de bobines de
soie dans une bannette.
On attendait encore quelqu’un, et on
demeurait silencieux, dans cette sorte de gêne qui
précède les dîners entre gens qui ne se trouvent
pas dans la même atmosphère d’esprit, après les
occupations différentes de leur journée.
Duroy ayant levé par désœuvrement les yeux
vers le mur, M. Walter lui dit, de loin, avec un
désir visible de faire valoir son bien : « Vous
regardez mes tableaux ? » Le mes sonna. « Je vais
vous les montrer. » Et il prit une lampe pour
qu’on pût distinguer tous les détails.
« Ici les paysages », dit-il.
Au centre du panneau on voyait une grande
toile de Guillemet, une plage de Normandie sous
un ciel d’orage. Au-dessous, un bois de
Harpignies, puis une plaine d’Algérie, par
Guillaumet, avec un chameau à l’horizon, un
grand chameau sur ses hautes jambes, pareil à un
étrange monument.
M. Walter passa au mur voisin et annonça,
avec un ton sérieux, comme un maître de

cérémonies : « La grande peinture. » C’étaient
quatre toiles : une Visite d’Hôpital, par Gervex ;
une Moissonneuse, par Bastien-Lepage ; une
Veuve, par Bouguereau, et une Exécution, par
Jean-Paul Laurens. Cette dernière œuvre
représentait un prêtre vendéen fusillé contre le
mur de son église par un détachement de Bleus.

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