Ce jeu l’amusait beaucoup, comme s’il eût
constaté, sous les sévères apparences, l’éternelle
et profonde infamie de l’homme, et que cela l’eût
réjoui, excité, consolé.
Puis il prononça tout haut : « Tas
d’hypocrites ! » et chercha de l’œil les cavaliers
sur qui couraient les plus grosses histoires.
Il en vit beaucoup soupçonnés de tricher au
jeu, pour qui les cercles, en tout cas, étaient la
grande ressource, la seule ressource, ressource
suspecte à coup sûr.
D’autres, fort célèbres, vivaient uniquement
des rentes de leurs femmes, c’était connu ;
d’autres, des rentes de leurs maîtresses, on
l’affirmait. Beaucoup avaient payé leurs dettes
(acte honorable), sans qu’on eût jamais deviné
d’où leur était venu l’argent nécessaire (mystère
bien louche). Il vit des hommes de finance dont
l’immense fortune avait un vol pour origine, et
qu’on recevait partout, dans les plus nobles
maisons, puis des hommes si respectés que les
petits bourgeois se découvraient sur leur passage,
mais dont les tripotages effrontés, dans les
grandes entreprises nationales, n’étaient un
mystère pour aucun de ceux qui savaient les
dessous du monde.
Tous avaient l’air hautain, la lèvre fière, l’œil
insolent, ceux à favoris et ceux à moustaches.
Duroy riait toujours, répétant : « C’est du
propre, tas de crapules, tas d’escarpes ! »
Mais une voiture passa, découverte, basse et
charmante, traînée au grand trot par deux minces
chevaux blancs dont la crinière et la queue
voltigeaient, et conduite par une petite jeune
femme blonde, une courtisane connue qui avait
deux grooms assis derrière elle. Duroy s’arrêta,
avec une envie de saluer et d’applaudir cette
parvenue de l’amour qui étalait avec audace dans
cette promenade et à cette heure des hypocrites
aristocrates, le luxe crâne gagné sur ses draps. Il
sentait peut-être vaguement qu’il y avait quelque
chose de commun entre eux, un lien de nature,
qu’ils étaient de même race, de même âme, et que
son succès aurait des procédés audacieux de
même ordre.
Il revint plus doucement, le cœur chaud de
satisfaction, et il arriva, un peu avant l’heure, à la
porte de son ancienne maîtresse.
Elle le reçut, les lèvres tendues, comme si
aucune rupture n’avait eu lieu, et elle oublia
même, pendant quelques instants, la sage
prudence qu’elle opposait, chez elle, à leurs
caresses. Puis elle lui dit, en baisant les bouts
frisés de ses moustaches :
– Tu ne sais pas l’ennui qui m’arrive, mon
chéri ? J’espérais une bonne lune de miel, et voilà
mon mari qui me tombe sur le dos pour six
semaines ; il a pris congé. Mais je ne veux pas
rester six semaines sans te voir, surtout après
notre petite brouille, et voilà comment j’ai
arrangé les choses. Tu viendras me demander à
dîner lundi, je lui ai déjà parlé de toi. Je te
présenterai.
Duroy hésitait, un peu perplexe, ne s’étant
jamais trouvé encore en face d’un homme dont il
possédait la femme. Il craignait que quelque
chose le trahît, un peu de gêne, un regard,
n’importe quoi. Il balbutiait :
– Non, j’aime mieux ne pas faire la
connaissance de ton mari.
Elle insista, fort étonnée, debout devant lui et
ouvrant des yeux naïfs :
– Mais pourquoi ? quelle drôle de chose ? Ça
arrive tous les jours, ça ! Je ne t’aurais pas cru si
nigaud, par exemple.
Il fut blessé :
– Eh bien ! soit, je viendrai dîner lundi.
Elle ajouta :
– Pour que ce soit bien naturel, j’aurai les
Forestier. Ça ne m’amuse pourtant pas de
recevoir du monde chez moi.
Jusqu’au lundi, Duroy ne pensa plus guère à
cette entrevue ; mais voilà qu’en montant
l’escalier de Mme de Marelle, il se sentit
étrangement troublé, non pas qu’il lui répugnât de
prendre la main de ce mari, de boire son vin et de
manger son pain, mais il avait peur de quelque
chose, sans savoir de quoi.
On le fit entrer dans le salon, et il attendit,
comme toujours. Puis la porte de la chambre
s’ouvrit, et il aperçut un grand homme à barbe
blanche, décoré, grave et correct, qui vint à lui
avec une politesse minutieuse :
– Ma femme m’a souvent parlé de vous,
monsieur, et je suis charmé de faire votre
connaissance.
Duroy s’avança en tâchant de donner à sa
physionomie un air de cordialité expressive et il
serra avec une énergie exagérée la main tendue
de son hôte. Puis, s’étant assis, il ne trouva rien à
lui dire.
M. de Marelle remit un morceau de bois au
feu, et demanda :
– Voici longtemps que vous vous occupez de
journalisme ?
Duroy répondit :
– Depuis quelques mois seulement.
– Ah ! vous avez marché vite.
– Oui, assez vite ; et il se mit à parler au
hasard, sans trop songer à ce qu’il disait, débitant
toutes les banalités en usage entre gens qui ne se
connaissent point. Il se rassurait maintenant et
commençait à trouver la situation fort amusante.
Il regardait la figure sérieuse et respectable de M.
de Marelle, avec une envie de rire sur les lèvres,
en pensant : « Toi, je te fais cocu, mon vieux, je
te fais cocu. » Et une satisfaction intime,
vicieuse, le pénétrait, une joie de voleur qui a
réussi et qu’on ne soupçonne pas, une joie fourbe,
délicieuse. Il avait envie, tout à coup, d’être l’ami
de cet homme, de gagner sa confiance, de lui
faire raconter les choses secrètes de sa vie.
Mme de Marelle entra brusquement, et les
ayant couverts d’un coup d’œil souriant et
impénétrable, elle alla vers Duroy qui n’osa
point, devant le mari, lui baiser la main, ainsi
qu’il le faisait toujours.
Elle était tranquille et gaie comme une
personne habituée à tout, qui trouvait cette
rencontre naturelle et simple, en sa rouerie native
et franche. Laurine apparut, et vint, plus
sagement que de coutume, tendre son front à
Georges, la présence de son père l’intimidant. Sa
mère lui dit :
– Eh bien ! tu ne l’appelles plus Bel-Ami,
aujourd’hui.
Et l’enfant rougit, comme si on venait de
commettre une grosse indiscrétion, de révéler une
chose qu’on ne devait pas dire, de dévoiler un
secret intime et un peu coupable de son cœur.
Quand les Forestier arrivèrent, on fut effrayé
de l’état de Charles. Il avait maigri et pâli
affreusement en une semaine et il toussait sans
cesse. Il annonça d’ailleurs qu’ils partaient pour
Cannes le jeudi suivant, sur l’ordre formel du
médecin.
Ils se retirèrent de bonne heure, et Duroy dit
en hochant la tête :
il ne fera pas de vieux os.
Mme de Marelle affirma avec sérénité :
– Oh ! il est perdu ! En voilà un qui avait eu
de la chance de trouver une femme comme la
sienne.
Duroy demanda :
– Elle l’aide beaucoup ?
– C’est-à-dire qu’elle fait tout. Elle est au
courant de tout, elle connaît tout le monde sans
avoir l’air de voir personne ; elle obtient ce
qu’elle veut, comme elle veut, et quand elle veut.
Oh ! elle est fine, adroite et intrigante comme
aucune, celle-là. En voilà un trésor pour un
homme qui veut parvenir.
Georges reprit :
– Elle se remariera bien vite, sans doute ?
Mme de Marelle répondit :
– Oui. Je ne serais même pas étonnée qu’elle
eût en vue quelqu’un… un député… à moins que…
qu’il ne veuille pas… car… car… il y aurait peut-
être de gros obstacles… moraux… Enfin, voilà. Je
ne sais rien.
M. de Marelle grommela avec une lente
impatience :
– Tu laisses toujours soupçonner un tas de
choses que je n’aime pas. Ne nous mêlons jamais
des affaires des autres. Notre conscience nous
suffit à gouverner. Ce devrait être une règle pour
tout le monde.
Duroy se retira, le cœur troublé et l’esprit
plein de vagues combinaisons.
Il alla le lendemain faire une visite aux
Forestier et il les trouva terminant leurs bagages.
Charles, étendu sur un canapé, exagérait la
fatigue de sa respiration et répétait : « Il y a un
mois que je devrais être parti », puis il fit à Duroy
une série de recommandations pour le journal,
bien que tout fût réglé et convenu avec M.
Walter.
Quand Georges s’en alla, il serra
énergiquement les mains de son camarade :
– Eh bien ! mon vieux, à bientôt !
jusqu’à la porte, il lui dit vivement :
– Vous n’avez pas oublié notre pacte ? Nous
sommes des amis et des alliés, n’est-ce pas ?
Donc, si vous avez besoin de moi, en quoi que ce
soit, n’hésitez point. Une dépêche ou une lettre,
et j’obéirai.
Elle murmura :
– Merci, je n’oublierai pas. Et son œil aussi lui
dit : « Merci », d’une façon plus profonde et plus
douce.
Comme Duroy descendait l’escalier, il
rencontra, montant à pas lents, M. de Vaudrec,
qu’une fois déjà il avait vu chez elle. Le comte
semblait triste – de ce départ, peut-être ?
Voulant se montrer homme du monde, le
journaliste le salua avec empressement.
L’autre rendit avec courtoisie, mais d’une
manière un peu fière.
Le ménage Forestier partit le jeudi soir.
