Bel Ami

M. Walter et Jacques Rival, qui venait
d’arriver, trouvèrent cette note suffisante, et il fut
décidé qu’elle passerait le jour même, à la suite
des échos.
Duroy rentra tôt chez lui, un peu agité, un peu
inquiet. Qu’allait répondre l’autre ? Qui était-il ?
Pourquoi cette attaque brutale ? Avec les mœurs
brusques des journalistes, cette bêtise pouvait
aller loin, très loin. Il dormit mal.
Quand il relut sa note dans le journal, le
lendemain, il la trouva plus agressive imprimée
que manuscrite. Il aurait pu, lui semblait-il,
atténuer certains termes.
Il fut fiévreux tout le jour et il dormit mal
encore la nuit suivante. Il se leva dès l’aurore
pour chercher le numéro de La Plume qui devait
répondre à sa réplique.
Le temps s’était remis au froid ; il gelait dur.
Les ruisseaux, saisis comme ils coulaient encore,
déroulaient le long des trottoirs deux rubans de
glace.
Les journaux n’étaient point arrivés chez les
marchands, et Duroy se rappela le jour de son
premier article : Les Souvenirs d’un chasseur
d’Afrique. Ses mains et ses pieds
s’engourdissaient, devenaient douloureux, au
bout des doigts surtout ; et il se mit à courir en
rond autour du kiosque vitré, où la vendeuse,
accroupie sur sa chaufferette, ne laissait voir, par
la petite fenêtre, qu’un nez et des joues rouges
dans un capuchon de laine.
Enfin le distributeur de feuilles publiques
passa le paquet attendu par l’ouverture du
carreau, et la bonne femme tendit à Duroy La
Plume grande ouverte.
Il chercha son nom d’un coup d’œil et ne vit
rien d’abord. Il respirait déjà, quand il aperçut la
chose entre deux tirets :

Le sieur Duroy, de La Vie Française, nous

donne un démenti ; et, en nous démentant, il
ment. Il avoue cependant qu’il existe une femme
Aubert, et qu’un agent l’a conduite à la police. Il
ne reste donc qu’à ajouter deux mots : « des
mœurs » après le mot « agent » et c’est dit.
Mais la conscience de certains journalistes est
au niveau de leur talent.
Et je signe : Louis Langremont.

Alors le cœur de Georges se mit à battre
violemment, et il rentra chez lui pour s’habiller,
sans trop savoir ce qu’il faisait. Donc, on l’avait
insulté, et d’une telle façon qu’aucune hésitation
n’était possible. Pourquoi ? Pour rien. À propos
d’une vieille femme qui s’était querellée avec son
boucher.
Il s’habilla bien vite et se rendit chez M.
Walter, quoiqu’il fût à peine huit heures du
matin.
M. Walter, déjà levé, lisait La Plume.

– Eh bien ! dit-il avec un visage grave, en

apercevant Duroy, vous ne pouvez pas reculer ?
Le jeune homme ne répondit rien. Le directeur
reprit :
– Allez tout de suite trouver Rival qui se
chargera de vos intérêts.
Duroy balbutia quelques mots vagues et sortit
pour se rendre chez le chroniqueur, qui dormait
encore. Il sauta du lit, au coup de sonnette, puis
ayant lu l’écho :
– Bigre, il faut y aller. Qui voyez-vous comme
autre témoin ?
– Mais, je ne sais pas, moi.
– Boisrenard ? Qu’en pensez-vous ?
– Oui, Boisrenard.
– Êtes-vous fort aux armes ?
– Pas du tout.
– Ah ! diable ! Et au pistolet ?
– Je tire un peu.
– Bon. Vous allez vous exercer pendant que je
m’occuperai de tout. Attendez-moi une minute.

Il passa dans son cabinet de toilette et reparut
bientôt, lavé, rasé, correct.
– Venez avec moi, dit-il.
Il habitait au rez-de-chaussée d’un petit hôtel,
et il fit descendre Duroy dans la cave, une cave
énorme, convertie en salle d’armes et en tir,
toutes les ouvertures sur la rue étant bouchées.
Après avoir allumé une ligne de becs de gaz
conduisant jusqu’au fond d’un second caveau, où
se dressait un homme de fer peint en rouge et en
bleu, il posa sur une table deux paires de pistolets
d’un système nouveau chargeant par la culasse, et
il commença les commandements d’une voix
brève comme si on eût été sur le terrain.
– Prêt ?
– Feu ! – un, deux, trois.
Duroy, anéanti, obéissait, levait les bras,
visait, tirait, et comme il atteignait souvent le
mannequin en plein ventre, car il s’était beaucoup
servi dans sa première jeunesse d’un vieux
pistolet d’arçon de son père pour tuer des oiseaux
dans la cour, Jacques Rival, satisfait, déclarait :
« Bien – très bien – très bien – vous irez – vous
irez. »

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