Il murmura :
– Vous devez être bien fatiguée ?
Elle répondit :
– Oui, mais je suis surtout accablée.
Le bruit de leur voix les étonna, sonnant
étrangement dans cet appartement sinistre. Et ils
regardèrent soudain le visage du mort, comme
s’ils se fussent attendus à le voir remuer, à
l’entendre leur parler, ainsi qu’il faisait, quelques
heures plus tôt.
Duroy reprit :
– Oh ! c’est un gros coup pour vous, et un
changement si complet dans votre vie, un vrai
bouleversement du cœur et de l’existence entière.
Elle soupira longuement sans répondre.
Il continua :
– C’est si triste pour une jeune femme de setrouver seule comme vous allez l’être.
Puis il se tut. Elle ne dit rien. Il balbutia :
– Dans tous les cas, vous savez le pacte conclu
entre nous. Vous pouvez disposer de moi comme
vous voudrez. Je vous appartiens.
Elle lui tendit la main en jetant sur lui un de
ces regards mélancoliques et doux qui remuent en
nous jusqu’aux moelles des os.
– Merci, vous êtes bon, excellent. Si j’osais et
si je pouvais quelque chose pour vous, je dirais
aussi : « Comptez sur moi. »
Il avait pris la main offerte et il la gardait, la
serrant, avec une envie ardente de la baiser. Il s’y
décida enfin, et l’approchant lentement de sa
bouche, il tint longtemps la peau fine, un peu
chaude, fiévreuse et parfumée contre ses lèvres.
Puis quand il sentit que cette caresse d’ami
allait devenir trop prolongée, il sut laisser
retomber la petite main. Elle s’en revint
mollement sur le genou de la jeune femme qui
prononça gravement : « Oui, je vais être bien
seule, mais je m’efforcerai d’être courageuse. »
Il ne savait comment lui laisser comprendre
qu’il serait heureux, bien heureux, de l’avoir pour
femme à son tour. Certes il ne pouvait pas le lui
dire, à cette heure, en ce lieu, devant ce corps ;
cependant il pouvait, lui semblait-il, trouver une
de ces phrases ambiguës, convenables et
compliquées, qui ont des sens cachés sous les
mots, et qui expriment tout ce qu’on veut par
leurs réticences calculées.
Mais le cadavre le gênait, le cadavre rigide,
étendu devant eux, et qu’il sentait entre eux.
Depuis quelque temps d’ailleurs il croyait saisir
dans l’air enfermé de la pièce une odeur suspecte,
une haleine pourrie, venue de cette poitrine
décomposée, le premier souffle de charogne que
les pauvres morts couchés en leur lit jettent aux
parents qui les veillent, souffle horrible dont ils
emplissent bientôt la boîte creuse de leur cercueil.
Duroy demanda :
– Ne pourrait-on ouvrir un peu la fenêtre ? Il
me semble que l’air est corrompu.
Elle répondit :
– Mais oui. Je venais aussi de m’en
apercevoir.
Il alla vers la fenêtre et l’ouvrit. Toute la
fraîcheur parfumée de la nuit entra, troublant la
flamme des deux bougies allumées auprès du lit.
La lune répandait, comme l’autre soir, sa lumière
abondante et calme sur les murs blancs des villas
et sur la grande nappe luisante de la mer. Duroy,
respirant à pleins poumons, se sentit brusquement
assailli d’espérances, comme soulevé par
l’approche frémissante du bonheur.
