Là-bas, derrière la ville ouvrière, s’étendait
une forêt de sapins ; et la Seine, ayant passé entre
les deux cités, continuait sa route, longeait une
grande côte onduleuse boisée en haut et montrant
par place ses os de pierre blanche, puis elle
disparaissait à l’horizon après avoir encore décrit
une longue courbe arrondie. On voyait des
navires montant et descendant le fleuve, traînés
par des barques à vapeur grosses comme des
mouches et qui crachaient une fumée épaisse.
Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours
l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre
elles de grands intervalles, comme les grains
inégaux d’un chapelet verdoyant.
Le cocher du fiacre attendait que les
voyageurs eussent fini de s’extasier. Il
connaissait par expérience la durée de
l’admiration de toutes les races de promeneurs.
Mais quand il se remit en marche, Duroy
aperçut soudain, à quelques centaines de mètres,
deux vieilles gens qui s’en venaient, et il sauta de
la voiture, en criant : « Les voilà. Je les
reconnais. »
C’étaient deux paysans, l’homme et la femme,
qui marchaient d’un pas régulier, en se balançant
et se heurtant parfois de l’épaule. L’homme était
petit, trapu, rouge et un peu ventru, vigoureux
malgré son âge ; la femme, grande, sèche, voûtée,
triste, la vraie femme de peine des champs qui a
travaillé dès l’enfance et qui n’a jamais ri, tandis
que le mari blaguait en buvant avec les pratiques.
Madeleine aussi était descendue de voiture et
elle regardait venir ces deux pauvres êtres avec
un serrement de cœur, une tristesse qu’elle
n’avait point prévue. Ils ne reconnaissaient point
leur fils, ce beau monsieur, et ils n’auraient
jamais deviné leur bru dans cette belle dame en
robe claire.
Ils allaient, sans parler, et vite, au-devant de
l’enfant attendu, sans regarder ces personnes de
la ville que suivait une voiture.
Ils passaient. Georges, qui riait, cria :
« Bonjour, pé Duroy. » Ils s’arrêtèrent net, tous
les deux, stupéfaits d’abord, puis abrutis de
surprise. La vieille se remit la première et
balbutia, sans faire un pas : « C’est-i té,
not’ fieu ? »
Le jeune homme répondit : « Mais oui, c’est
moi, la mé Duroy ! » et marchant à elle, il
l’embrassa sur les deux joues, d’un gros baiser de
fils. Puis il frotta ses tempes contre les tempes du
père, qui avait ôté sa casquette, une casquette à la
mode de Rouen, en soie noire, très haute, pareille
à celle des marchands de bœufs.
Puis Georges annonça : « Voilà ma femme. »
Et les deux campagnards regardèrent Madeleine.
Ils la regardèrent comme on regarde un
phénomène, avec une crainte inquiète, jointe à
une sorte d’approbation satisfaite chez le père, à
une inimitié jalouse chez la mère.
L’homme, qui était d’un naturel joyeux, tout
imbibé par une gaieté de cidre doux et d’alcool,
s’enhardit et demanda, avec une malice au coin
de l’œil :
« J’ pouvons-ti l’embrasser tout d’ même ? »
Le fils répondit : « Parbleu. » Et Madeleine,
mal à l’aise, tendit ses deux joues aux bécots
sonores du paysan qui s’essuya ensuite les lèvres
d’un revers de main.
La vieille, à son tour, baisa sa belle-fille avec
une réserve hostile. Non, ce n’était point la bru de
ses rêves, la grosse et fraîche fermière, rouge
comme une pomme et ronde comme une jument
poulinière. Elle avait l’air d’une traînée, cette
dame-là, avec ses falbalas et son musc. Car tous
les parfums, pour la vieille, étaient du musc.
Et on se remit en marche à la suite du fiacre
qui portait la malle des nouveaux époux.
Le vieux prit son fils par le bras, et le retenant
en arrière, il demanda avec intérêt :
– Eh ben, ça va-t-il, les affaires ?
– Mais oui, très bien.
– Allons suffit, tant mieux ! Dis-mé, ta
femme, est-i aisée ?
Georges répondit :
– Quarante mille francs.
Le père poussa un léger sifflement
d’admiration et ne put que murmurer :
– Bougre ! tant il fut ému par la somme. Puis
il ajouta avec une conviction sérieuse : Nom d’un
nom, c’est une belle femme.
