Il demeurait immobile, les bras croisés, les
yeux au ciel, l’esprit trop agité pour réfléchir
encore. Il sentait seulement en lui fermenter cette
rancune et grossir cette colère qui couvent au
cœur de tous les mâles devant les caprices du
désir féminin. Il sentait pour la première fois
cette angoisse confuse de l’époux qui
soupçonne ! Il était jaloux enfin, jaloux pour le
mort, jaloux pour le compte de Forestier ! jaloux
d’une étrange et poignante façon, où entrait
subitement de la haine contre Madeleine.
Puisqu’elle avait trompé l’autre, comment
pourrait-il avoir confiance en elle, lui !
Puis, peu à peu, une espèce de calme se fit en
son esprit, et se roidissant contre sa souffrance, il
pensa : « Toutes les femmes sont des filles, il faut
s’en servir et ne rien leur donner de soi. »
L’amertume de son cœur lui montait aux
lèvres en paroles de mépris et de dégoût. Il ne les
laissa point s’épandre cependant. Il se répétait :
« Le monde est aux forts. Il faut être fort. Il faut
être au-dessus de tout. »
La voiture allait plus vite. Elle repassa les
fortifications. Du Roy regardait devant lui une
clarté rougeâtre dans le ciel, pareille à une lueur
de forge démesurée ; et il entendait une rumeur
confuse, immense, continue, faite de bruits
innombrables et différents, une rumeur sourde,
proche, lointaine, une vague et énorme
palpitation de vie, le souffle de Paris respirant,
dans cette nuit d’été, comme un colosse épuisé de
fatigue.
Georges songeait : « Je serais bien bête de me
faire de la bile. Chacun pour soi. La victoire est
aux audacieux. Tout n’est que de l’égoïsme.
L’égoïsme pour l’ambition et la fortune vaut
mieux que l’égoïsme pour la femme et pour
l’amour. »
L’arc de triomphe de l’Étoile apparaissait
debout à l’entrée de la ville sur ses deux jambes
monstrueuses, sorte de géant informe qui
semblait prêt à se mettre en marche pour
descendre la large avenue ouverte devant lui.
Georges et Madeleine se retrouvaient là dans
le défilé des voitures ramenant au logis, au lit
désiré, l’éternel couple, silencieux et enlacé. Il
semblait que l’humanité tout entière glissait à
côté d’eux, grise de joie, de plaisir, de bonheur.
La jeune femme, qui avait bien pressenti
quelque chose de ce qui se passait en son mari,
demanda de sa voix douce :
– À quoi songes-tu, mon ami ? Depuis une
demi-heure tu n’as point prononcé une parole.
Il répondit en ricanant :
– Je songe à tous ces imbéciles qui
s’embrassent, et je me dis que, vraiment, on a
autre chose à faire dans l’existence.
Elle murmura :
– Oui… mais c’est bon quelquefois.
– C’est bon… c’est bon… quand on n’a rien de
mieux !
La pensée de Georges allait toujours, dévêtant
la vie de sa robe de poésie, dans une sorte de rage
méchante : « Je serais bien bête de me gêner, de
me priver de quoi que ce soit, de me troubler, de
me tracasser, de me ronger l’âme comme je le
fais depuis quelque temps. » L’image de Forestier
lui traversa l’esprit sans y faire naître aucune
irritation. Il lui sembla qu’ils venaient de se
réconcilier, qu’ils redevenaient amis. Il avait
envie de lui crier : « Bonsoir, vieux. »
Madeleine, que ce silence gênait, demanda :
– Si nous allions prendre une glace chez
Tortoni, avant de rentrer.
Il la regarda de coin. Son fin profil blond lui
apparut sous l’éclat vif d’une guirlande de gaz
qui annonçait un café-chantant.
Il pensa : « Elle est jolie ! Eh ! tant mieux. À
bon chat bon rat, ma camarade. Mais si on me
reprend à me tourmenter pour toi, il fera chaud au
pôle Nord. » Puis il répondit :
– Mais certainement, ma chérie. Et, pour
qu’elle ne devinât rien, il l’embrassa.
Il sembla à la jeune femme que les lèvres de
son mari étaient glacées.
Il souriait cependant de son sourire ordinaire
en lui donnant la main pour descendre devant les
marches du café.
En entrant au journal, le lendemain, Du Roy
alla trouver Boisrenard.
– Mon cher ami, dit-il, j’ai un service à te
demander. On trouve drôle depuis quelque temps
de m’appeler Forestier. Moi, je commence à
trouver ça bête. Veux-tu avoir la complaisance de
prévenir doucement les camarades que je giflerai
le premier qui se permettra de nouveau cette
plaisanterie. Ce sera à eux de réfléchir si cette
blague-là vaut un coup d’épée. Je m’adresse à toi
parce que tu es un homme calme qui peut
empêcher des extrémités fâcheuses, et aussi parce
que tu m’as servi de témoin dans notre affaire.
Boisrenard se chargea de la commission.
Du Roy sortit pour faire des courses, puis
revint une heure plus tard. Personne ne l’appela
Forestier.
Comme il rentrait chez lui, il entendit des voixde femmes dans le salon. Il demanda :
– Qui est là ?
Le domestique répondit :
– Mme Walter et Mme de Marelle.
Un petit battement lui secoua le cœur, puis il
se dit :
« Tiens, voyons », et il ouvrit la porte.
Clotilde était au coin de la cheminée, dans un
rayon de jour venu de la fenêtre. Il sembla à
Georges qu’elle pâlissait un peu en l’apercevant.
Ayant d’abord salué Mme Walter et ses deux filles
assises, comme deux sentinelles aux côtés de leur
mère, il se tourna vers son ancienne maîtresse.
Elle lui tendait la main ; il la prit et la serra avec
intention comme pour dire : « Je vous aime
toujours. » Elle répondit à cette pression.
Il demanda :
– Vous vous êtes bien portée pendant le siècle
écoulé depuis notre dernière rencontre ?
Elle répondit avec aisance :
– Mais, oui, et vous, Bel-Ami ?
Puis, se tournant vers Madeleine, elle ajouta :
– Tu permets que je l’appelle toujours Bel-
Ami ?
– Certainement, ma chère, je permets tout ce
que tu voudras.
Une nuance d’ironie semblait cachée dans
cette parole.
Mme Walter parlait d’une fête qu’allait donner
Jacques Rival dans son logis de garçon, un grand
assaut d’armes où assisteraient des femmes du
monde ; elle disait :
– Ce sera très intéressant. Mais je suis désolée,
nous n’avons personne pour nous y conduire,
mon mari devant s’absenter à ce moment-là.
Du Roy s’offrit aussitôt. Elle accepta.
– Nous vous en serons très reconnaissantes,
mes filles et moi.
Il regardait la plus jeune des demoiselles
Walter, et pensait : « Elle n’est pas mal du tout,
cette petite Suzanne, mais pas du tout. » Elle
avait l’air d’une frêle poupée blonde, trop petite,
mais fine, avec la taille mince, des hanches et de
la poitrine, une figure de miniature, des yeux
d’émail d’un bleu gris dessinés au pinceau, qui
semblaient nuancés par un peintre minutieux et
fantaisiste, de la chair trop blanche, trop lisse,
polie, unie, sans grain, sans teinte, et des cheveux
ébouriffés, frisés, une broussaille savante, légère,
un nuage charmant, tout pareil en effet à la
chevelure des jolies poupées de luxe qu’on voit
passer dans les bras de gamines beaucoup moins
hautes que leur joujou.
La sœur aînée, Rose, était laide, plate,
insignifiante, une de ces filles qu’on ne voit pas,
à qui on ne parle pas et dont on ne dit rien.
La mère se leva, et se tournant vers Georges :
– Ainsi je compte sur vous jeudi prochain, à
deux heures.
Il répondit :
– Comptez sur moi, madame.
Dès qu’elle fut partie, Mme de Marelle se leva
à son tour.
– Au revoir, Bel-Ami.
Ce fut elle alors qui lui serra la main très fort,très longtemps ; et il se sentit remué par cet aveu
silencieux, repris d’un brusque béguin pour cette
petite bourgeoise bohème et bon enfant, qui
l’aimait vraiment, peut-être.
« J’irai la voir demain », pensa-t-il.
Dès qu’il fut seul en face de sa femme,
Madeleine se mit à rire, d’un rire franc et gai, et
le regardant bien en face :
– Tu sais que tu as inspiré une passion à
Mme Walter ?
Il répondit incrédule :
– Allons donc !
– Mais oui, je te l’affirme, elle m’a parlé de toi
avec un enthousiasme fou. C’est si singulier de sa
part ! Elle voudrait trouver deux maris comme toi
pour ses filles !… Heureusement qu’avec elle ces
choses-là sont sans importance.
Il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire :
– Comment, sans importance ?
Elle répondit, avec une conviction de femme
sûre de son jugement :
– Oh ! Mme Walter est une de celles dont on
n’a jamais rien murmuré, mais tu sais, là, jamais,
jamais. Elle est inattaquable sous tous les
rapports. Son mari, tu le connais comme moi.
Mais elle, c’est autre chose. Elle a d’ailleurs
assez souffert d’avoir épousé un juif, mais elle lui
est restée fidèle. C’est une honnête femme.
Du Roy fut surpris :
– Je la croyais juive aussi.
– Elle ? pas du tout. Elle est dame patronnesse
de toutes les bonnes œuvres de la Madeleine. Elle
est même mariée religieusement. Je ne sais plus
s’il y a eu un simulacre de baptême du patron, ou
bien si l’Église a fermé les yeux.
Georges murmura :
– Ah !… alors… elle… me gobe ?
– Positivement, et complètement. Si tu n’étais
pas engagé, je te conseillerais de demander la
main de… de Suzanne, n’est-ce pas, plutôt que
celle de Rose ?
Il répondit, en frisant sa moustache :
– Eh ! la mère n’est pas encore piquée des
vers.
Mais Madeleine s’impatienta :
– Tu sais, mon petit, la mère, je te la souhaite.
Mais je n’ai pas peur. Ce n’est point à son âge
qu’on commet sa première faute. Il faut s’y
prendre plus tôt.
Georges songeait : « Si c’était vrai, pourtant,
que j’eusse pu épouser Suzanne ?… »
Puis il haussa les épaules : « Bah !… c’est
fou !… Est-ce que le père m’aurait jamais
accepté ? »
Il se promit toutefois d’observer désormais
avec plus de soin les manières de Mme Walter à
son égard, sans se demander d’ailleurs s’il en
pourrait jamais tirer quelque avantage.
Tout le soir, il fut hanté par des souvenirs de
son amour avec Clotilde, des souvenirs tendres et
sensuels en même temps. Il se rappelait ses
drôleries, ses gentillesses, leurs escapades. Il se
répétait à lui-même : « Elle est vraiment bien
gentille. Oui, j’irai la voir demain. »
Dès qu’il eut déjeuné, le lendemain, il se
rendit en effet rue de Verneuil. La même bonne
lui ouvrit la porte, et, familièrement à la façon
des domestiques de petits bourgeois, elle
demanda :
– Ça va bien, monsieur ?
Il répondit :
– Mais oui, mon enfant.
Et il entra dans le salon, où une main
maladroite faisait des gammes sur le piano.
C’était Laurine. Il crut qu’elle allait lui sauter au
cou. Elle se leva gravement, salua avec
cérémonie, ainsi qu’aurait fait une grande
personne, et se retira d’une façon digne.
Elle avait une telle allure de femme outragée,
qu’il demeura surpris. Sa mère entra. Il lui prit et
lui baisa les mains.
– Combien j’ai pensé à vous, dit-il.
– Et moi, dit-elle.
Ils s’assirent. Ils se souriaient, les yeux dans
les yeux avec une envie de s’embrasser sur les
lèvres.
– Ma chère petite Clo, je vous aime.
– Et moi aussi.
– Alors… alors… tu ne m’en as pas trop
voulu ?
– Oui et non… Ça m’a fait de la peine, et puis
j’ai compris ta raison, et je me suis dit : « Bah ! il
me reviendra un jour ou l’autre. »
– Je n’osais pas revenir ; je me demandais
comment je serais reçu. Je n’osais pas, mais j’en
avais rudement envie. À propos, dis-moi donc ce
qu’a Laurine. Elle m’a à peine dit bonjour et elle
est partie d’un air furieux.
– Je ne sais pas. Mais on ne peut plus lui
parler de toi depuis ton mariage. Je crois
vraiment qu’elle est jalouse.
– Allons donc !
– Mais oui, mon cher. Elle ne t’appelle plus
Bel-Ami, elle te nomme M. Forestier.
Du Roy rougit, puis, s’approchant de la jeune
femme :
– Donne ta bouche.
Elle la donna.
– Où pourrons-nous nous revoir ? dit-il.
– Mais… rue de Constantinople.
– Ah !… L’appartement n’est donc pas loué ?
– Non, je l’ai gardé !
– Tu l’as gardé ?
– Oui, j’ai pensé que tu y reviendrais.
Une bouffée de joie orgueilleuse lui gonfla la
poitrine. Elle l’aimait donc, celle-là, d’un amour
vrai, constant, profond.
Il murmura : « Je t’adore. » Puis il demanda :
– Ton mari va bien ?
– Oui, très bien. Il vient de passer un mois ici ;
il est parti d’avant-hier.
Du Roy ne put s’empêcher de rire :
– Comme ça tombe !
Elle répondit naïvement :
– Oh ! oui, ça tombe bien. Mais il n’est pas
gênant quand il est ici, tout de même. Tu le sais !
– Ça c’est vrai. C’est d’ailleurs un charmant
homme.
– Et toi, dit-elle, comment prends-tu ta
nouvelle vie ?
– Ni bien ni mal. Ma femme est une camarade,
une associée.
– Rien de plus ?
– Rien de plus… Quant au cœur…
– Je comprends bien. Elle est gentille,
pourtant.
– Oui, mais elle ne me trouble pas.
Il se rapprocha de Clotilde, et murmura :
– Quand nous reverrons-nous ?
– Mais… demain… si tu veux ?
– Oui. Demain, deux heures ?
– Deux heures.
Il se leva pour partir, puis il balbutia, un peu
gêné :
– Tu sais, j’entends reprendre, seul,
l’appartement de la rue de Constantinople. Je le
veux. Il ne manquerait plus qu’il fût payé par toi.
Ce fut elle qui baisa ses mains avec un
mouvement d’adoration, en murmurant :
– Tu feras comme tu voudras. Il me suffit de
l’avoir gardé pour nous y revoir.
Et Du Roy s’en alla, l’âme pleine de
satisfaction.
Comme il passait devant la vitrine d’un
photographe, le portrait d’une grande femme aux
larges yeux lui rappela Mme Walter : « C’est égal,
se dit-il, elle ne doit pas être mal encore.
Comment se fait-il que je ne l’aie jamais
remarquée. J’ai envie de voir quelle tête elle me
fera jeudi. »
Il se frottait les mains, tout en marchant avec
une joie intime, la joie du succès sous toutes ses
formes, la joie égoïste de l’homme adroit qui
réussit, la joie subtile, faite de vanité flattée et de
sensualité contente, que donne la tendresse des
femmes.
