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Belphégor

Belphégor

d’ Arthur Bernède
Partie 1
LE MYSTÈRE DU LOUVRE
Chapitre 1 LA SALLE DES DIEUX BARBARES

– Il y a un fantôme au Louvre !

Telle était l’étrange rumeur qui, le matin du17 mai 1925, circulait dans notre musée national.

Partout, dans les vestibules, dans les couloirs, dans les escaliers, on ne voyait que des gens qui s’abordaient, les uns effrayés, les autres incrédules, et s’empressaient de commenter l’étrange et fantastique nouvelle.

Dans la salle dite des « David »,devant le célèbre tableau, le Sacre de Napoléon, deux gardiens discutaient avec animation.

Bientôt, les balayeuses et les frotteurs qui,ce jour-là, n’accomplissaient que fort distraitement leur besogne,s’approchaient d’eux, afin d’écouter leur conversation, qui ne pouvait manquer d’être fort intéressante.

– Moi, je te dis que c’est un fantôme ! scandait l’un des gardiens.

Et tandis que son collègue éclatait de rire et haussait les épaules, il martelait avec un accent de conviction sous lequel perçait un certain émoi :

– Gautrais l’a vu !… Et c’est pas unblagueur ni un poltron !… Même qu’il est en train de faire sonrapport à M. le conservateur !

C’était exact.

Dans le bureau de ce haut fonctionnaire,Pierre Gautrais, un grand gaillard solide, robuste, aux épaulescarrées, à la figure franche et un peu naïve, déclarait à sonsupérieur, M. Lavergne, qui, assis devant sa table de travail etflanqué de son adjoint et de son secrétaire, l’écoutait d’un airbienveillant mais plutôt sceptique :

– Je l’ai vu comme je vous vois !…Je me laisserais plutôt couper la tête que de dire lecontraire.

– Dites-moi, Gautrais… Vous n’aviez pasbu un petit coup de trop ? observait M. Lavergne.

– Oh ! Monsieur le conservateur saitbien que je ne me grise jamais ! protestait PierreGautrais.

– Alors, vous avez eu unehallucination.

– Oh ! non, monsieur… J’étais bienréveillé, bien maître de moi. Je suis un ancien soldat… et je puisdire, sans me vanter, que je n’ai jamais eu peur, même lorsque, àVerdun, les marmites me tombaient sur la tête dru comme grêle… Ehbien ! je n’hésite pas à vous avouer que, rien que de penser àce que j’ai vu la nuit dernière, dans la salle des Dieuxbarbares… cela me fait courir un frisson dans le dos etdresser mes cheveux sur ma tête !

– Quelle heure était-il quand cephénomène s’est produit ? interrogeait leconservateur-adjoint.

– Une heure du matin, monsieur Rabusson,répliquait le gardien. J’étais en train de faire ma ronde dans lessalles du rez-de-chaussée qui donnent sur le bord de l’eau,lorsque, tout à coup, en arrivant dans la salle des Dieuxbarbares, j’aperçois une forme humaine qui, enveloppée d’unsuaire noir et coiffée d’une sorte de capuchon, me tournait le doset se tenait debout auprès de la statue de Belphégor…

« Tout en dirigeant vers elle la lumièrede mon falot, je m’écrie : « Qui est là ?… »Mais le fantôme, d’un bond prodigieux, se jette hors de la lumièrede ma lanterne… À la clarté de la lune qui passait à travers lesfenêtres, je le vois se faufiler entre deux rangées de statues ets’engouffrer dans la galerie qui conduit à l’escalier de laVictoire de Samothrace…Empoignant mon revolver, jem’élance à sa poursuite… Je le rejoins au moment où, après avoirgrimpé les marches, il atteignait le palier, et braquant sur luimon arme, je lui ordonne : « Halte ! ou jetire ! » Mais à peine avais-je mis le doigt sur ladétente que le fantôme faisait un bond de côté et disparaissaitcomme s’il s’était fondu dans les ténèbres… Affolé, je monte lesdegrés quatre à quatre, tout en déchargeant mon revolver… J’atteinsle palier… Je cherche, avec mon falot, où pouvait bien se cachermon lascar… Mais je ne découvre rien… J’examine le sol… Je palpeles murs qui portent les marques de mes balles… Toujoursrien !… C’est à croire que le fantôme s’est volatilisé àtravers les murs du palais… Voilà, monsieur, la vérité, toute lavérité, je vous le jure !

Visiblement impressionné par la manifestesincérité du gardien, excellent serviteur dont la bonne foi et lecourage étaient au-dessus de tout soupçon, M. Lavergne regarda tourà tour ses deux collaborateurs qui ne semblaient guère moinstroublés que lui par le récit qu’ils venaient d’entendre.

Puis, se levant, il fit :

– Eh bien ! nous allons voir…Suivez-nous, Gautrais.

Ils gagnèrent aussitôt la salle des Dieuxbarbares, où un groupe d’employés et d’hommes de servicepéroraient devant la statue de Belphégor.

Dès qu’ils virent apparaître les nouveauxarrivants, tous s’empressèrent de déguerpir, à l’exception dugardien en chef, Jean Sabarat, sorte d’hercule aux proportionsathlétiques, qui respirait à la fois la force, le calme et labravoure.

Tout en relevant respectueusement sacasquette, Sabarat se dirigea vers son chef.

– Monsieur le conservateur, annonça-t-il,on vient de découvrir ici des traces suspectes…

Et il désigna le socle de la statue deBelphégor, dieu des Moabites, dont le masque grimaçant,déconcertant, énigmatique, semblait contempler en ricanant leshumains qui l’entouraient.

M. Lavergne s’approcha et examina avecattention le piédestal. Il portait des éraflures toutes fraîches,assez profondes, qui semblaient avoir été faites à l’aide d’unciseau à froid.

Troublé par cette découverte, le conservateuren chef reprenait :

– Voilà qui n’est pas ordinaire ; etc’est à se demander si un cambrioleur ne s’est pas introduit dansle musée.

– Depuis le vol de La Joconde,observait M. Rabusson, de telles précautions ont été prises qu’ilest impossible de pénétrer la nuit dans le Louvre.

Le secrétaire ajoutait :

– Et même de s’y cacher avant lafermeture.

Grave, pensif, M. Lavergne décidait :

– Je vais prévenir la police.

Déjà il s’éloignait avec ses collaborateurs.Mais Sabarat, saisi d’une idée subite, le rejoignit endisant :

– Monsieur le conservateur, si nousmêlons la police à cette histoire, le fantôme, si tant est que cesoit un fantôme, se gardera bien de reparaître.

– Très juste…

– Aussi, je vous demande la permission deme cacher ce soir dans cette salle… et je vous garantis que sinotre gaillard revient, je me charge de lui régler son compte.

– Qu’en pensez-vous, messieurs ?demandait M. Lavergne.

– Sabarat a raison… approuvait M.Rabusson.

– Avec lui, on peut être tranquille,affirmait le secrétaire.

– Eh bien ! c’est entendu, mon cherSabarat… La nuit prochaine, c’est vous qui serez degarde !

Tous trois quittèrent la salle.

Dès qu’ils eurent disparu, Gautrais s’approchade Sabarat et lui demanda :

– Brigadier, voulez-vous que, cette nuit,je reste avec vous ?

– Je te remercie, mon vieux… mais cen’est pas la peine !

– Pourtant, il me semble que je pourraisvous être utile.

– J’aime mieux être seul.

Gautrais connaissait l’entêtement de soncollègue, un Basque, qui, par sa mère, avait du sang breton dansles veines… Il n’insista pas.

– Alors, bonne chance, brigadier, fit-ilen lui serrant la main.

Et encore sous l’impression des événementsauxquels il avait été mêlé, la nuit précédente, il s’en futrejoindre sa femme, une bonne grosse commère, au visage un peuempâté, mais naturellement réjoui, et qui, anxieuse de savoir,l’attendait dans la grande cour du Louvre.

– Quoi de nouveau ?interrogea-t-elle.

L’air sombre, le brave Gautraisrépliquait :

– Rien !… Marie-Jeanne !…C’est-à-dire que si !… Sabarat a demandé à passer la nuitprochaine tout seul dans la salle des Dieux barbares. Jevoulais veiller avec lui… mais il m’a envoyé promener…

– Il a bien fait.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai idée qu’il arriveramalheur à tous ceux qui s’occuperont de cette affaire.

– Allons donc ! Tu dis desbêtises…

– On verra bien ! Moi, mespressentiments ne me trompent jamais.

Mme Gautrais avait raison… Lacomédie de la veille allait se transformer en un des drames lesplus mystérieux et les plus effrayants qui eussent jamaisbouleversé l’opinion publique.

Lorsque le lendemain, dès la première heure,Gautrais, qui n’avait pas fermé l’œil, pénétra, le premier de tous,dans la salle des Dieux barbares, quel ne fut pas soneffroi en découvrant, près de la statue deBelphégor,renversée de son socle sur les dalles, le corpsinanimé de Sabarat.

Étouffant un cri d’angoisse et cherchant àsurmonter la terreur qui s’était emparée de lui, Gautrais se penchavers le malheureux… Bien qu’il ne portât aucune blessure apparente,le gardien en chef ne donnait plus signe de vie. Son revolvergisait près de lui, à portée de sa main crispée en un geste desuprême menace.

Au comble de l’affolement, Gautrais seprécipita dans la galerie voisine, appelant d’une voix detonnerre :

– Au secours ! au secours !

Deux gardiens qui, eux aussi, venaient auxnouvelles, accouraient et s’empressaient autour de Sabarat, qui,les yeux clos, exhala une faible plainte.

– Vivant !… Il est vivant !s’exclama Gautrais.

Un de ses collègues, qui venait de soulever leblessé, s’écriait, en montrant du doigt le derrière de satête :

– Regardez… là !

Sabarat portait à la base du crâne une fortecontusion qui avait dû être produite par un violent coup de marteauou de massue.

Gautrais, qui avait ramassé le revolver, enouvrait le barillet… Les six cartouches étaient intactes. Tout enmontrant l’arme à ses compagnons, il fit :

– Il a dû être surpris… Il n’a même paseu le temps de se défendre !

À peine avait-il prononcé ces mots que Sabaratentrouvrait les paupières. On eût dit que ses yeux, déjà voilés parla mort, cherchaient à percer les ténèbres qui l’environnaient deleur implacable linceul.

Sa main, qui semblait avoir retrouvé unvestige de force, s’accrocha au bras de l’homme qui le soutenait.Ses lèvres s’agitèrent… Un soupir rauque et prolongé gonfla sapoitrine… Et d’une voix à demi éteinte, mais où tremblait encore unécho d’épouvante, il râla :

– Le fantôme !… Lefantôme !…

Un spasme suprême lui tordit les membres… Satête ballotta sur ses épaules… Une écume rougeâtre frangea sabouche entrouverte…

Le gardien Sabarat était mort !

Chapitre 2JACQUES BELLEGARDE

Le même soir, vers dix-sept heures, à lapréfecture, tandis que M. Ferval, directeur de la policejudiciaire, avait, dans son bureau, un important entretien avec M.Lavergne et son adjoint, une vive animation régnait dans la salleréservée aux informateurs judiciaires… Inutile d’ajouter qu’elleétait provoquée par la nouvelle du drame qui, la nuit précédente,s’était déroulé au Louvre.

Tout en attendant le communiqué officiel, lesreprésentants de la presse parisienne, auxquels s’étaient jointsceux des grands quotidiens de province, se livraient auxcommentaires les plus variés et les plus contradictoires.

De bruyantes discussions s’engageaient. Lesvoix prenaient un diapason auquel n’étaient guère habitués les mursau papier vert sombre de cette pièce austère et réfrigérante, et, àplusieurs reprises, le garçon de bureau de service avait dû prierpoliment ces messieurs de parler un peu moins fort, observationdont il n’avait, d’ailleurs, été tenu aucun compte.

Assis un peu à l’écart, un jeune homme d’unetrentaine d’années, au visage énergique, au regard intelligent etprofond, aux allures sportives et élégantes, semblait ne prêteraucune attention au brouhaha qui l’environnait.

Jacques Bellegarde, le brillant rédacteur duPetit Parisien, que ses reportages en France et àl’étranger avaient rendu presque célèbre, appartenait, en effet, àcette race de journalistes qui parlent peu, agissent beaucoup etpensent davantage.

Se méfiant de son imagination, qu’il avaittrès vive, procédant beaucoup plus par analyse que par synthèse,très prudent dans ses déductions, et conservant toujours, dansl’exercice de ses délicates fonctions, un parfait bon sens, en mêmetemps qu’une entière maîtrise de lui-même, il avait pour principede ne jamais s’emballer et d’étudier à fond tous ses sujets.

Ayant une prédilection toute particulière pourtous les cas difficiles, le mystère du Louvre, bien qu’il n’enconnût encore rien de plus que ses collègues, avait immédiatementéveillé son intérêt.

Aussitôt, et nous verrons par la suite combienil avait deviné juste, il s’était dit que cette affaire, quidébutait d’une façon si étrange, était appelée à un grandretentissement… et il s’était mis en tête d’élucider ce troublantmystère, en marge de la police.

Avant d’entrer en campagne, Bellegarde avaittenu à venir, lui aussi, aux renseignements, et il attendaitpatiemment les événements lorsqu’un de ses collègues, un grosgaillard à la figure rubiconde, mais au caractère grincheux, queses camarades avaient surnommé l’« Amer Menthe »,s’approcha de lui et, lui frappant cordialement sur l’épaule,fit :

– Eh bien ! l’as des as, qu’est-ceque tu penses de cette histoire ?

– Rien encore.

– Allons donc !…

– Et toi ?

– Moi, ça m’embête ! déclarait lecollègue de Bellegarde.

« Les crimes, ça me va guère… D’abord, çame donne des idées noires ; et puis, ça me force à trotter àtoute heure du jour et de la nuit dans des endroits impossibles, aurisque d’attraper un rhume ou une congestion… Moi j’aime mieux unvoyage présidentiel ou une exposition… C’est pluspépère !…

– Chacun son goût ! ponctuaBellegarde, avec un fin sourire.

– Ça te passionne, toi, cesmachines-là ?

– Pourquoi pas ?

– Toi ! fit « AmerMenthe », avec une mine dédaigneuse, tu finiras dans la peaud’un romancier populaire.

Bellegarde allait répliquer ; mais uneporte s’ouvrit, livrant passage à M. Lavergne et à M. Rabusson.

Tous se précipitèrent vers les deuxfonctionnaires, les harcelant de questions.

– Messieurs, je vous en prie !suppliait M. Lavergne, en cherchant à se dégager.

Et, désignant à ses assaillants un homme d’unequarantaine d’années, de taille moyenne, à la moustache taillée àl’américaine, aux yeux perçants, et qui, surgissant tout à coup dubureau du directeur de la police, considérait l’assistance d’unregard aigu, sous lequel perçait une sourde hostilité, ilajouta :

– Voici M. Ménardier, un de nos meilleursinspecteurs, qui a précisément la mission de rechercher l’assassinde ce pauvre Sabarat… Sans doute pourra-t-il vous renseigner mieuxque nous ?

Aussitôt les informateurs, abandonnant M.Lavergne, entouraient Ménardier… Déjà plusieurs d’entre eux,sortant leurs carnets de leur poche, s’apprêtaient à prendre desnotes. Mais, d’un ton incisif, M. Ménardier déclarait, au milieud’un silence qui s’était établi comme par enchantement :

– Messieurs, je n’ai rien à vousdire !

Un murmure de protestation s’éleva, dominéaussitôt par la voix tranchante de l’inspecteur qui, se retournantvers le conservateur et son adjoint, ajoutait :

–… et je serai reconnaissant à ces messieursde bien vouloir adopter la même attitude.

De nouveaux murmures éclatèrent… Mais JacquesBellegarde s’avançant vers le limier lui disait d’un ton decourtois reproche :

– Vous n’êtes guère aimable pour lapresse, monsieur Ménardier…

L’inspecteur répliquaitnerveusement :

– Dans cette affaire plus qu’en touteautre, une discrétion absolue est nécessaire.

– Cependant…

– Excusez-moi, messieurs, je fais monmétier.

Avec un sourire plein de finesse, Bellegarderépliqua :

– Et moi, je vais tâcher de faire aussile mien.

Sans insister, Ménardier s’esquiva, entraînantavec lui M. Lavergne et son adjoint. Le reporter du PetitParisien, laissant ses confrères manifester bruyamment lemécontentement que leur causait l’attitude du policier, gagnaaussitôt le dehors.

Il se heurta presque à l’inspecteur, quiarrêté sur le trottoir avec les deux fonctionnaires, leurrecommandait une dernière fois d’observer la plus prudente réserve.À la vue du journaliste, Ménardier fronça le sourcil.

– Rassurez-vous, mon cher, lançaBellegarde, je n’ai nullement l’intention de vous suivre !

Et il ajouta avec une légère pointed’ironie :

– Je crois même pouvoir vous affirmer queje vais prendre une route tout à fait différente de la vôtre.

Il s’éloigna, après avoir poliment soulevé sonchapeau.

– Ce lascar-là, grommela le limier, avecun accent de mauvaise humeur, j’aimerais mieux le savoir aux cinqcents diables !

– Sans doute, reprenait M. Lavergne,redoutez-vous qu’il n’en raconte trop long et ne donne ainsil’éveil au coupable ?

– Ce n’est pas cela ! fit Ménardier,avec un accent de franchise spontanée.

Et il ajouta d’un ton inquiet :

– J’ai surtout peur qu’il megrille !

Après avoir en vain tenté de pénétrer auLouvre, dont une consigne formelle fermait, jusqu’à nouvel ordre,les portes au public, Jacques Bellegarde s’était décidé à regagnerà pied Le Petit Parisien.

Il avait pour principe, lorsqu’il se trouvaiten face d’un cas embarrassant, non point de s’isoler dans le calmede son bureau, mais de marcher à travers les artères les plusanimées de la capitale. Contrairement à tant d’autres, lemouvement, le bruit de la rue, loin de le distraire, rendaient plusapte son cerveau à saisir au vol et à classer les pensées qui s’yentrecroisaient dans le premier tumulte des discussions qu’il selivrait à lui-même.

Après avoir longé la rue de Rivoli et s’êtreengagé sur le boulevard Sébastopol, il se disait, tout encheminant :

– Je me fais l’effet d’un romancier quise trouverait en face d’une page blanche, avec un unique point dedépart, fort captivant, certes, mais dont il ignorerait encore ledéveloppement et la fin.

« En effet, le problème se poseainsi : « Une nuit, au Louvre, un gardien, en faisant saronde, croit apercevoir un fantôme qui s’enfuit à sa vue. Ils’élance à sa poursuite, tire sur lui plusieurs coups de revolver…Et le fantôme s’évanouit dans les ténèbres. »

« Ce n’est déjà pas trop mal, et ce n’estpas tout !…

« Le lendemain, un autre gardien, quis’est offert la fantaisie de passer la nuit tout seul dans la salleoù est apparu le fantôme, est trouvé assommé au pied de la statuerenversée du dieu Belphégor, dont le socle porte, d’après le peuque j’ai pu savoir, des traces d’éraflures…

« Quel est ce mystérieux et terribleassassin ?… Comment et dans quel dessein s’est-il introduitdans le musée ? Pourquoi s’est-il attaqué à la statue de cebrave Belphégor, qui, sans aucun doute, ne lui avait fait aucunmal ?… Pour l’emporter ?… Heu ! Cela me paraît à lafois bien difficile et fort peu vraisemblable… Alors ?…

« Alors, allumons une cigarette.

Bellegarde tirait de la poche de son veston unétui en argent, dont il allait extirper une savoureuse abdullah,lorsqu’il se vit tout à coup environné par une bande de camelotsqui criaient la troisième édition d’un journal du soir… La foules’en arrachait les exemplaires et en attaquait aussitôt la lectureavec un intérêt qui se lisait sur tous les visages. Il étaitévident que l’affaire du Louvre passionnait le public.

Le reporter s’empressa, lui aussi, d’acheterun numéro… Il le parcourut rapidement. Il ne lui apprit rien qu’ilne sût lui-même. Et, aussitôt, il reprit sa route tout encontinuant son monologue mental, lorsqu’un peu avant d’arriver auxgrands boulevards, il se heurta à un rassemblement assez nombreuxde badauds arrêtés devant la terrasse d’un café et écoutant lesvociférations d’un haut-parleur de T. S. F. qui, placé au-dessus dela porte d’entrée de l’établissement, commentait, sur un tontragique, l’assassinat du gardien Sabarat.

Tout à coup, une commère qui, un filet deprovisions à la main et le visage congestionné d’émotion,absorbait, le nez en l’air, ce récit sensationnel, poussa unhurlement d’effroi, et, désignant du doigt le pavillon d’oùs’échappait le récit de ce crime épouvantable, elles’écria :

– Le fantôme… je l’ai vu là, dans letruc !

Des rires fusèrent… Jacques Bellegarde, quis’était approché, partageait l’hilarité générale, lorsque sonattention fut attirée par une délicieuse jeune fille dont la sobreet gentille élégance, le profil charmant, la blondeur dorée et levisage tout de grâce spirituelle et de malicieuse gaieté, enfaisait le type de la vraie Parisienne.

Autour d’eux, des colloquess’engageaient :

– Moi ! clamait un petit trottin, jevous dis que c’est un fantôme.

– Moi ! répliquait un vieuxmonsieur, l’air indigné, je vous dis que c’est un voleur.

Un voleur !… un fantôme !… Unfantôme !… un voleur !… ces deux mots se croisaient en unchoc de dispute qui commence.

Alors, s’adressant à la jeune fille que,depuis qu’il l’avait remarquée, il n’avait pas quittée des yeux, lereporter fit, d’une voix aimable :

– Et vous, mademoiselle, qu’est-ce quevous en pensez ?

– Vous êtes trop curieux, monsieurBellegarde, répondit la jolie inconnue.

Le journaliste demeura tout interloqué. Eneffet, bien qu’il pût se vanter, à juste titre, d’avoir uneinfaillible mémoire des physionomies, il ne se souvenait pasd’avoir jamais rencontré cette ravissante personne. Alors, commentle connaissait-elle ?

Le désir de savoir l’engagea même à emboîterle pas à son exquise interlocutrice… Bien qu’elle eût pris sur luiune certaine avance, il ne tarda pas à la rejoindre… Et, tout ensoulevant son chapeau, il allait lui adresser la parole,lorsqu’elle se retourna… Son joli visage n’exprimait aucuneindignation, aucun courroux, mais il révélait une si pudiqueréserve, et son regard exprimait une invitation au respect siéloquente, que Bellegarde eut l’intuition qu’en lui adressant laparole, il se rendrait coupable d’un manque de tact impardonnable…Et après s’être contenté d’accentuer la déférence de son salut, illaissa s’éloigner la jolie Parisienne, tout en suivant des yeux sonexquise silhouette, qui se perdit bientôt dans le tohu-bohu desgrands boulevards.

Un peu pensif, et sous le charme presqueinconscient de cette première rencontre, aussi brève qu’inattendue,Bellegarde s’engagea dans le boulevard de Strasbourg, obliqua rued’Enghien, et regagna Le Petit Parisien.

D’un pas rapide, il escalada l’escalier àrampe en fer forgé, traversa le hall monumental, prit place dansl’ascenseur, s’arrêta à l’étage de la rédaction et pénétra dans sonbureau.

Après avoir pris connaissance de son courrier,il s’installa à sa table, réfléchit quelques instants, puis,s’armant de son stylo, il rédigea avec une facilité surprenante etsans la moindre rature, d’une haute écriture large, un peugothique, et aussi lisible que des caractères d’imprimerie, unarticle qui se terminait ainsi :

S’agit-il d’un criminel isolé ou bien est-ceun nouvel exploit de cette bande internationale qui a déjà opérédans un musée d’Italie ?… Nous ne tarderons pas à le préciser…En tout cas, nous pouvons affirmer qu’il n’y a pas eu de fantôme auLouvre, mais un voleur doublé d’un assassin…

Et il allait apposer sa signature au bas deces lignes, lorsqu’on frappa à sa porte… C’était un garçon debureau qui lui apportait un pneumatique que Bellegarde s’empressade décacheter.

Comme il le parcourait, il ne put retenir uncri de surprise.

Voici en effet, ce que contenait le petitbleu :

Je vous préviens que si vous continuez devous occuper de l’affaire du Louvre, je n’hésiterai pas à vousenvoyer rejoindre le gardien Sabarat.

Belphégor.

– Belphégor ! fit Jacques, surpris…Ah çà ! Qu’est-ce que cela signifie ?

À peine avait-il prononcé ces mots, que lasonnerie de son téléphone faisait entendre un appel strident etrépété. Bellegarde s’empara du récepteur… Une voix vibrait dansl’appareil… Une voix de femme impatiente, nerveuse :

– C’est toi, mon Jacques ?… Allô…c’est moi, Simone.

– Tu vas bien, mon petit ?répliquait le reporter sans enthousiasme.

– Allô ! tu m’entends ?… Je terappelle que je réunis ce soir quelques amis… Je compte absolumentsur toi !

Visiblement agacé, Bellegarderépliquait :

– C’est que je suis très pris… Cetteaffaire du Louvre…

– Quelle affaire ?

– Ah ! tu n’es pas aucourant ?… Eh bien ! lis demain Le PetitParisien.

– Alors, tu viens ?… suppliaitpresque la voix inquiète.

– Si je peux… je te le promets…,répliquait le reporter.

– Tu le pourras, si tu le veux…

– De toute façon, je ne serai chez toiqu’assez tard.

– Entendu… pourvu que tu sois là !…Alors à tout à l’heure, mon chéri.

– À tout à l’heure.

Bellegarde raccrocha l’appareil. Ce coup detéléphone l’avait rendu soucieux. Une grande lassitude moralesemblait s’être emparée de lui. Il eut un bref mouvement d’épaules,comme s’il voulait, d’instinct, se débarrasser d’un poids qui luipèserait trop lourdement… Puis, d’un geste nerveux, il s’empara del’étrange message qu’il venait de recevoir et se mit à le relireattentivement… répétant tout haut ces derniers mots : Jen’hésiterai pas à vous envoyer rejoindre le gardien Sabarat…Belphégor.

Alors, tandis qu’une flamme d’audaceilluminait ses yeux, le jeune journaliste s’écria :

– Eh bien ! seigneur Belphégor,j’accepte le défi, et nous verrons bien lequel de nous deux sera leplus fort !

Chapitre 3SIMONE DESROCHES

Le même soir, vers onze heures, une filed’autos de maîtres, auxquelles se mélangeaient quelques rares etmodestes taxis, stationnaient rue Boileau, à Auteuil, près d’unhôtel particulier, à l’architecture très moderne… De nouvellesvoitures ne cessaient d’arriver, amenant de nombreux invités…Ceux-ci, après être entrés dans la maison et avoir remis leursmanteaux et leurs chapeaux au vestiaire, au lieu de pénétrer dansles salons, d’ailleurs plongés dans l’ombre, longeaient, sous laconduite de valets de chambre en impeccable livrée, la longuegalerie qui desservait tout le rez-de-chaussée, traversaient unpetit jardin très ombragé, et pénétraient dans un vaste atelierdont la décoration n’était pas sans évoquer le souvenir desmanifestations les plus outrancières de feu l’exposition des Artsdécoratifs.

À la clarté discrète de lampes voilées, ondistinguait dans cette pièce, encombrée de divans profonds et desièges aux formes cubiques, une foule qui, dès le premier abord,semblait singulièrement mélangée : inévitables snobs, toujoursprêts à s’enthousiasmer de ce qui ennuie les uns, et à déclarer« infect » ce qui plaît aux autres ; vieilles damesaux cheveux coupés à la Ninon et même à la« garçonne » ; jeunes bohèmes des deux sexesaccourus de la « Rotonde », et du « Dôme » deMontparnasse ; rimailleurs faméliques échappés du « Lapinagile » de Montmartre ; rares gens du monde authentiques,qui semblaient déjà regretter de s’être fourvoyés, par curiosité,dans ce milieu vraiment par trop original.

Une vive lueur qui provenait d’un plafonnierinvisible éclaira tout à coup, dressée debout sur une estrade auxtentures sombres, une jeune femme d’une remarquable beauté. Drapéedans une sorte de péplum blanc qui laissait apparaître ses épaulesde marbre et ses bras magnifiques, on eût dit une féeshakespearienne, s’évadant tout à coup de la nuit.

C’était la maîtresse de la maison,Mlle Simone Desroches, jeune déesse mondaine, quis’apprêtait à déclamer sa dernière œuvre devant ses amis.

Tout d’abord, elle promena ses grands yeux surses invités, tous figés en une attitude dévotieuse. Son regards’arrêta un moment sur la porte d’entrée, comme si elle n’attendaitplus que quelqu’un, qu’elle avait hâte de voir, pour attaquer lespremières strophes de son poème… Mais la porte demeuraitobstinément close… Simone ne put réprimer un léger soupir. Maiscomprenant, au frémissement qui courait parmi l’assistance, quel’on commençait à trouver un peu trop long ce silence préparatoire,Simone attaqua d’une voix harmonieuse :

LES FLEURS DU MENSONGE

Ode symphonique

Et, sur un ton de mélopée, elle poursuivit, enappuyant chaque mot et en scandant chaque syllabe :

Mon âme est une forteresse

Dont j’ai fait le jardin de mon cœur…

Mon cœur est le jardin terrestre

Où s’étiolent d’étranges fleurs…

Laissons la poétesse infliger à ses hôtes unlong supplice que nos lecteurs ne nous pardonneraient pas de leurfaire partager… et ne nous occupons plus que de la femme,d’ailleurs captivante entre toutes, qu’était Simone Desroches.

Unique enfant d’un banquier de Paris trèsconnu, elle avait perdu sa mère de bonne heure. Son père,entièrement absorbé par ses affaires, avait dû confier l’éducationet l’instruction de sa fille à une institutrice d’origineScandinave, Mlle Elsa Bergen, qui, tout en meublantl’esprit de son élève des connaissances les plus étendues et endéveloppant ses réelles aptitudes artistiques, n’avait pas su luiinspirer les principes qui eussent fait d’elle une vraie jeunefille.

D’un caractère indépendant et d’un espritromanesque, à la mort de son père, qui était survenue très peu detemps après sa majorité, Simone avait décidé de vivre savie. À la tête d’un héritage que l’on disait considérable,elle avait acheté cet hôtel d’Auteuil, où elle s’était installéeavec Elsa Bergen, qui, grâce à l’ascendant qu’elle avait pris surson ancienne pupille, avait réussi à se faire attacher à elle enqualité de dame de compagnie.

Alors, Simone, qui se croyait une grandepoétesse, avait réuni autour d’elle une cour d’admirateurs,subjugués par sa beauté, ou simplement attirés par l’appât de safortune.

Parmi eux, on remarquait un certain Maurice deThouars, fils de famille décavé, qui représentait une marqued’automobiles, toujours à court de capitaux. Très beau, trèssportif, véritable don Juan de dancing et de bar, et, parconséquent, très infatué de sa personne, il s’était vite convaincuqu’il n’avait qu’un mot à dire pour que la belle Simone tombât dansses bras.

À son vif désappointement, celle-ci lui avaitdéclaré :

– Je ne veux pas plus d’un mari que d’unamant. J’entends rester moi-même et ne pas m’embarrasser d’entravesqui me coûteraient ma liberté.

Mais elle avait compté sans l’amour, qui nedevait pas tarder à s’emparer victorieusement, tyranniquement deson âme.

Simone Desroches, trois mois après, étaitdevenue l’esclave de son cœur. La forteresse s’était laisséprendre, et c’était Jacques Bellegarde qui en était levainqueur.

Ils s’étaient rencontrés en Syrie, où Simoneexcursionnait, et où Bellegarde se trouvait en tournée dereportage. Ils avaient d’abord vécu en camarades. Mais bientôtl’atmosphère, le décor, quelques aventures pittoresques et mêmecorsées, au cours desquelles le jeune journaliste eut l’occasion dedonner la mesure de sa vive intelligence, de son adresse et de soncourage, avaient eu raison de ses principes de poétesse ; etelle s’était donnée à Jacques avec la même ardeur qu’elle avaitmise à se défendre contre les attaques de ses autressoupirants.

Mais, dès leur retour à Paris, Simone s’étaitmontrée une compagne tellement inquiète, jalouse et tyrannique,qu’elle en était arrivée à refroidir et même presque à éteindre lesentiment très vif et très sincère qu’elle avait inspiré aureporter.

Celui-ci, soucieux avant tout de conserverintacte sa dignité d’homme et de remplir consciencieusement sesobligations professionnelles, ne supportait plus qu’avec peinel’esclavage dans lequel Simone voulait l’asservir. Elle, aucontraire, s’était attachée de plus en plus à lui… Elle rêvait mêmede mariage… Il refusa… Elle était riche… Lui n’avait que son talentpour toute fortune… Alors, ce furent des drames, des scènes, desreproches, des prières, qui excédaient Bellegarde… Il songea à larupture. Seule une crainte l’arrêta : celle que Simone, dansl’exaspération de son désespoir, ne cherchât à se tuer, ainsiqu’elle l’en avait plusieurs fois menacé.

Et voilà pourquoi bien qu’il éprouvât, surtoutaprès le mystérieux billet signé Belphégor, le besoin dese recueillir au moment où allait s’engager entre le fantôme duLouvre et lui un duel qu’il pressentait implacable, il avait décidéd’aller faire acte de présence chez Simone, quitte à filer àl’anglaise si la séance se prolongeait trop avant dans la nuit.

Lorsqu’il pénétra dans l’atelier, Simoneachevait son ode symphonique, au milieu des acclamationsfrénétiques et des cris pâmés de son entourage.

Dès qu’elle aperçut Jacques, son visage secolora d’une expression de joie que tous attribuèrent au plaisir età la fierté que lui causait son triomphe… En réalité, peu luiimportaient ces bravos, ces cris d’admiration, ce concert d’éloges…Maintenant qu’il était là, elle ne voyait plus que lui, et c’estvers lui seul qu’elle voulait aller, à lui seul qu’elle voulaitêtre.

Mais le flot de ses invités la pressait,l’emprisonnait… l’étouffait… Des esthètes voulaient lui baiser lesmains. Le baron Papillon, le riche collectionneur et la baronne,aussi snobs que riches et aussi sots que vains, proféraient, luid’une voix de basse profonde, elle d’un ton criard et suraigu desoprano léger, des louanges qui tendaient à prouver qu’ils étaientaussi connaisseurs en poésie qu’en bibelots. Le beau Maurice deThouars, qui avait réussi à s’approcher de l’artiste, s’apprêtait àlui adresser ses plus chaleureux compliments, mais Simone, quiavait réussi à échapper à la cohue bourdonnante, le repoussait endisant :

– Je vous en prie… Laissez-moi… je n’enpuis plus ! Je suis brisée !

Et rejoignant vite Jacques Bellegarde, ellelui tendit la main, tout en disant d’une voix mourante :

– Ah ! vous voilà, vous…Enfin !

Puis, tout en le regardant longuement d’un airde tendre reproche, elle ajouta tout bas :

– Pourquoi viens-tu si tard ?

– Je n’ai pas pu…

– Tu vas rester ?…

– C’est impossible… cette affaire duLouvre…

– Un prétexte…

– Je t’assure que c’est très sérieux.Laisse-moi te raconter.

– C’est inutile…

– Pourquoi ?

– Je préfère t’épargner un mensonge.

– Tu verras demain dans les journaux…

– Je ne lis jamais les journaux.

Des domestiques apportaient sur des plateauxdes rafraîchissements vers lesquels se ruaient les invités, quin’étaient pas tous des gens d’une éducation parfaite.

La poétesse et le reporter continuaient às’entretenir à voix basse. Maurice de Thouars, qui les observaitavec une expression de jalousie mauvaise, se dirigea vers une femmed’une cinquantaine d’années, aux cheveux presque blancs, au visagenaturellement sévère, et qui, dès le début de la soirée, affectaitde se tenir discrètement à l’écart.

C’était Elsa Bergen, la demoiselle decompagnie de Simone.

Tout en lui désignant, d’un coup d’œilsignificatif, les deux amoureux, M. de Thouars lui murmura, nonsans une certaine amertume :

– Toujours aussi toquée de cejournaliste ?

– Ne m’en parlez pas ! répliqua ElsaBergen d’un air pincé… Elle veut l’épouser.

Le beau Maurice eut un léger sursaut… LaScandinave reprenait :

– Mais… il refuse… Il prétend qu’elle esttrop riche pour lui.

Puis elle ajouta sur un ton deconfidence :

– Je crois plutôt qu’il en a assez…

– Le fait est qu’ils ont l’air de sedisputer ferme.

– Elle lui fait encore une scène.

– Elle est terrible.

– Il finira par se lasser, prédisaitMlle Bergen.

– Tant mieux ! fit Maurice deThouars avec un inquiétant sourire.

Un virtuose à l’air grave et ennuyé venait des’installer devant un grand piano à queue de concert. Et projetantd’un air inspiré ses dix doigts sur le clavier, il fit résonner unaccord dont la dissonance eut le don d’imposer silence à tous et defiger chacun à sa place.

Le baron Papillon, assourdi par ce tapage,s’approcha de Simone, et lui demanda :

– Quel est ce virtuose ?

Profitant que l’attention de MlleDesroches était distraite par le riche collectionneur, JacquesBellegarde s’esquiva rapidement, et lorsque Simone se retourna,elle le vit franchir le seuil de la porte… Un cri faillit luiéchapper. Mais elle se contint. Deux perles au bord de ses cilsrévélèrent seulement la grande douleur qui était en elle. Alors,tandis que le pianiste continuait le fracas de son tonnerreinharmonieux, la jeune poétesse s’assit tristement sur un siège etse cacha la figure entre les mains.

– Quelle artiste ! murmura M.Papillon en désignant Simone à sa femme.

– On dirait qu’elle pleure, fit labaronne.

Simone pleurait en effet, mais ce n’était pasl’émotion artistique qui lui arrachait des larmes… c’était sonamour en détresse… son rêve brisé.

Jacques Bellegarde avait regagné aussitôt sonpetit rez-de-chaussée de l’avenue d’Antin et, après une nuit derepos bien gagné, et même une assez grasse matinée, il s’était levétrès en forme et prêt à reprendre son enquête.

Comme il passait de son cabinet de toilettedans sa chambre, il aperçut, assise dans un fauteuil et lisantLe Petit Parisien, sa femme de ménage, qui n’était autreque Marie-Jeanne, l’épouse légitime de Pierre Gautrais, le gardiendu Louvre.

Plongée dans sa lecture, Marie-Jeanne nel’avait pas vu venir. Pendant un instant, il la regarda d’un airamusé. Puis, tout à coup, il frappa dans ses mains.

La plantureuse commère eut un cri de surpriseet de frayeur.

– Le fantôme !

Mais reconnaissant le journaliste, elle fit,la main sur son cœur, comme pour en comprimer lesbattements :

– Excusez-moi, monsieur Jacques, j’étaisen train de lire votre article… Il est rudement tapé !

Et, tout en déposant le journal sur la table,elle allait se retirer, mais Jacques la rappela.

– Un mot, madame Gautrais.

– À votre service, monsieur Jacques, fitla brave femme en se rapprochant.

Bellegarde réfléchit quelques secondes, puisreprit :

– Pouvez-vous me rendre un grandservice ?

– Avec plaisir, monsieur Jacques, vousêtes si gentil pour moi ! C’est grâce à vous si je vaisparfois au théâtre presque à l’œil, et à la Chambre des députéssans rien payer du tout… Aussi croyez que si c’est en monpouvoir…

D’un geste amical, le reporter arrêta le flotde paroles qui menaçait de le submerger. Puis, l’air grave etpesant bien chaque mot, il fit :

– Il faut que votre mari m’aide à mecacher ce soir dans la salle des Dieux barbares.

– Diable ! s’écria Marie-Jeanne… Çane va pas être commode.

Jacques insistait :

– Mais si, voyons…

– Je veux bien essayer, seulement…

Une sonnerie électrique vibrait dansl’antichambre.

– Allez voir, ordonna le journaliste. Entout cas, je n’y suis pour personne !

La femme de ménage s’en fut, pour revenirpresque aussitôt, annonçant d’un air d’hostilité :

– C’est encore elle !

Jacques eut un geste d’agacement.

– En voilà un crampon ! soulignaMarie-Jeanne.

Et, comme Bellegarde, nerveusement, écrasaitdans un cendrier la cigarette allumée qu’il tenait à la main, elledemanda :

– Faut-il lui dire que vous n’êtes paslà ?

– Non ! répliquait Jacques… Elleserait capable de m’attendre dans la rue. Faites-la entrer dans monbureau.

Lorsque Marie-Jeanne eut disparu, le reportergrommela entre ses dents :

– Cette femme me rend la vie intenable…Cela ne peut pas durer !

Et après avoir arpenté deux ou trois fois sachambre, cherchant le moyen de rompre avec Simone sans trop detracas, il ouvrit la porte qui donnait dans son cabinet de travail…Mlle Desroches, qui semblait émue, angoissée, s’en futvers lui, et, tirant brusquement un billet de son sac, elle letendit au journaliste, en disant d’une voix tremblante :

– Voilà ce que je viens derecevoir !

Jacques prit le message et lut :

Mademoiselle,

Je sais combien vous vous intéressez à M.Jacques Bellegarde… Aussi, je vous conseille vivement d’user detoute l’influence que vous avez sur lui pour l’empêcher des’occuper plus longtemps de l’affaire du Louvre… Sinon, il estcondamné.

Belphégor.

– Pas possible ! fit le reporter enaffectant de sourire.

– Je t’en supplie, s’écriait Simone…renonce à cette enquête.

– Tu es folle ! ripostaitJacques.

– Tu ne m’aimes plus !… haletait lajeune femme.

Et elle se laissa tomber sur un siège, lesépaules secouées par de douloureux sanglots.

Bellegarde, gêné, se rapprocha d’elle. Puis,avec plus de douceur, il lui dit :

– Voyons, sois raisonnable !

Être raisonnable, n’est-ce pas demanderl’impossible à une amoureuse ?… N’est-ce pas surexciter,exaspérer le déchaînement de ses inquiétudes ?

Relevant la tête, Simone protestait :

– C’est précisément parce que je suisraisonnable que je te supplie de m’écouter.

Et, d’une voix fébrile, elleaccentua :

– Jacques, j’en ai le pressentiment, tucours un grand danger.

– Moi !…

– Oui, toi.

– Mais non !

– Ce matin, contrairement à meshabitudes, j’ai lu les journaux… qui rendaient compte del’assassinat du Louvre.

– Eh bien ?…

– À peine les avais-je terminés, que jerecevais ce billet.

– J’ai reçu le même hier soir…

– Et tu n’y attaches pas plusd’importance ?

– Malice cousue de fil blanc !

– Comment cela ?

– Hier, j’ai très bien compris que jegênais l’inspecteur Ménardier qui est chargé de cetteaffaire ; et maintenant, j’en suis sûr, c’est lui qui auraemployé ce subterfuge pour se débarrasser de moi.

– Un policier tel que lui, objectaitSimone, n’emploierait pas des procédés aussi enfantins… Pour moi,cette missive est réelle… Jacques, je t’en supplie, renonce à uneentreprise où, j’en ai la conviction, tu t’exposes aux plus gravesdangers.

– Oh ! je t’en prie… scandait lejournaliste, excédé.

Bouleversée, la jeune femmes’écriait :

– S’il t’arrive malheur, je ne tesurvivrai pas !

– Ma pauvre Simone, reprenait JacquesBellegarde, tu es une grande romanesque.

Elle n’eut qu’un cri :

– Je t’adore !

Jacques, presque malgré lui, détourna la tête.Lentement, il dégagea ses mains que sa maîtresse tenaitemprisonnées dans les siennes ; puis il s’en fut vers sonbureau, ouvrit un tiroir et y renferma le message queMlle Desroches venait de lui remettre.

Celle-ci, qui ne l’avait pas quitté des yeux,murmurait, accablée :

– Je sens bien que tout estfini !

D’un mouvement brusque, comme si ellerassemblait le restant de ses forces prêtes à l’abandonner, elle seleva. Bellegarde eut un geste, mais un geste vague, pour laretenir.

– Adieu… fit-elle en chancelant.

Dans ce mot, il y avait tant de détresse, queJacques eut l’impression qu’un glas tintait à ses oreilles.

Angoissé, il lui barra la route… Elles’effondra dans ses bras.

En sentant son étreinte l’enserrer avecdésespoir, son cœur battre contre le sien si précipitamment qu’oneût dit qu’il allait se briser, Jacques, envahi par une de cespitiés d’autant plus fortes qu’elles sont la dernière flambée d’unamour qui s’éteint… ne put que murmurer :

– Calme-toi… nous allons déjeunerensemble !

– C’est vrai ? s’exclama Simone avecun sursaut de joie presque enfantine.

– Oui.

– Où cela ?

– Aux Glycines.

Une expression de joie subite illumina levisage douloureux de la jeune femme. Jacques déposa un baiserrapide sur son front fiévreux ; puis il sonnaMarie-Jeanne.

– Ma canne…, mon chapeau, fit-il.

Simone sortit de son sac une petite boîte àpoudre… et se campant devant une glace, elle s’efforça de fairedisparaître les traces de son chagrin, qui rougissait ses beauxyeux si tendres.

La femme de ménage revenait avec les objetsdemandés. Le reporter lui glissa à l’oreille.

– Surtout n’oubliez pas de demander àvotre mari…

Marie-Jeanne eut un gested’acquiescement ; puis Jacques et Simone gagnèrent ledehors.

Alors, tout en les regardant s’éloigner,Mme Gautrais grommela :

– Faut-il qu’il en ait du courage, M.Jacques, pour passer la journée avec cette raseuse et la nuit dansla salle des Dieux barbares !

Chapitre 4LE RESTAURANT DES GLYCINES

Le restaurant des Glycines était, aumoment où se déroule cette histoire, l’établissement le plus envogue du bois de Boulogne. Ce jour-là, à l’heure du déjeuner, ilfaisait un temps magnifique. Profitant des premières caresses duprintemps, une clientèle très sélecte avait envahi la plupart destables qui se dressaient dans le joli décor de verdure d’un beaujardin fleuri et ombragé.

Un homme déjà d’un certain âge, habillé avecune sobre élégance, au regard très vif sous ses lunettes à montured’écaille, à la barbe et aux cheveux grisonnants, etqu’accompagnait une délicieuse jeune fille vêtue d’une toiletted’une fraîcheur exquise et d’un goût parfait, venait de s’installersous un parasol.

Leur entrée était passée inaperçue, même àBellegarde et à Simone Desroches, qui, à une table voisine,venaient d’attaquer de savoureuses tartines de caviar… S’approchantdes nouveaux arrivants, le maître d’hôtel tendit la carte à lajeune fille… Mais celle-ci, la remettant au vieux monsieur, fitd’une voix claire, harmonieuse :

– Commande, papa, tu t’y entends beaucoupmieux que moi.

– Entendu, ma petite Colette.

À ces mots, Jacques retourna légèrement latête. Il ne put réprimer un léger mouvement de surprise… Il venaitde reconnaître la charmante personne que, la veille, il avaitrencontrée boulevard Sébastopol.

Elle, de son côté, en apercevant lejournaliste, esquissa un rapide sourire ; puis, baissant lesyeux, tandis que son père commandait le menu, elle prit l’un desœillets semés sur la table et l’approchant de son visage, elleparut prendre un vif plaisir à en respirer le parfum. Simone,toujours aux aguets, n’avait pas été sans saisir au passage cettepetite scène rapide dont aucune nuance ne lui avait échappé.

– Tu connais ces gens ?demanda-t-elle tout bas à son ami.

– Pas du tout !… répliqua celui-ci,en affectant un air indifférent.

– Tiens, je croyais !…

Simone se tut, rongeant son frein.

Tandis qu’on apportait les quenelles debrochet au bourgogne, Jacques ne put s’empêcher de jeter à ladérobée, à l’adresse de la jolie Parisienne, quelques furtifsregards que Simone ne manqua pas de surprendre… Alors, brusquement,les sourcils froncés, elle lança à Jacques, d’un tonbref :

– Tu es toujours décidé à t’occuper decette affaire du Louvre ?

Sans doute le vieux monsieur et sa filleavaient-ils surpris ce propos ; car ils échangèrent un rapidecoup d’œil, qui, pour un observateur avisé, aurait pu paraîtrequelque peu étrange.

Jacques, distrait, ne répondait toujours pas àla question que venait de lui poser son amie.

Celle-ci, de plus en plus nerveuse,s’écriait :

– Tu pourrais au moins m’écouter quand jete parle.

Jacques tressaillit… Puis il fit, un peugêné :

– Que me disais-tu donc ?

– Rien ! répliqua Simone, en prenantune attitude boudeuse.

Le maître d’hôtel, avec des gestes onctueux,sacerdotaux, disposait sur les assiettes les appétissantesquenelles. Bellegarde tourna légèrement la tête vers la tablevoisine. Colette continuait à parler à son père sur un ton deconfidence… Bientôt son regard, tout pétillant de malice, s’obliquavers le journaliste, qui accentua involontairement son sourire.

Cette fois, c’en était trop. Jetantrageusement sa serviette sur la table, Simone martelait :

– J’en ai assez !

Jacques, déconcerté, tenta :

– Voyons… qu’est-ce qu’il y aencore ?

D’une voix agressive, la jeune femmepoursuivait :

– Parce qu’une jeune personne mal élevéete regarde avec effronterie, tu te figures tout de suite…

– Simone, je t’en prie.

– Laisse-moi… j’ai vu ce que j’ai vu,n’est-ce pas !

Jacques voulut la calmer, mais en vain… Ellese leva, et, s’emparant de son sac, toute frémissante de colèrecontenue, elle lança au journaliste, sur un ton qui n’admettait pasde réplique :

– Ça va… Adieu !

Et elle s’en fut, après avoir adressé àColette un regard foudroyant… et sans que Bellegarde, littéralementmédusé, eût rien tenté pour la retenir.

Au moment où il s’apprêtait à adresser desexcuses à ses voisins qui, d’ailleurs, n’avaient paru prêter aucuneattention à cette algarade, un chasseur survenait,annonçant :

– On demande M. Claude Barjac autéléphone.

Le vieux monsieur se leva aussitôt et suivitle chasseur. Colette, demeurée seule, dirigea ses yeux vers lejournaliste, qui s’était remis à manger ses quenelles d’un airdistrait et renfrogné.

Sans doute subit-il l’attraction de cette âmequi déjà semblait se pencher vers la sienne ; car, bientôt,son regard se croisa avec celui de la jeune fille et il y découvrittout à coup une expression de douceur et de bienveillance qui étaitcomme un acquiescement tacite aux excuses qu’il n’avait pas encoreeu le temps de lui présenter… S’enhardissant, il allait lui parler,mais M. Barjac revenait ; et, tout en s’asseyant en face de safille, il lui murmura d’un air énigmatique :

– C’est pour ce soir !

D’un rapide clignement d’œil, Colette luidésigna le reporter, qui, pour se donner une contenance, vidaitd’un trait son verre de graves.

Un sourire un peu narquois se dessina sur leslèvres de M. Barjac… tandis que derrière ses lunettes ses yeuxavaient d’étranges pétillements. Et Jacques comprenant, malgré toutle désir qu’il avait d’entamer la conversation avec sa jolievoisine, qu’il risquait de se rendre un tantinet ridicule, endonnant suite à un incident qui semblait apaisé, prit dans sonportefeuille un pneumatique, et, à l’aide de son stylo, y traça cesmots :

Ma chère Simone,

Bien qu’il m’en coûte beaucoup de te fairede la peine, il m’est impossible de supporter plus longtemps tesscènes de jalousie, aussi ridicules qu’injustifiées.

Le maître d’hôtel s’approchait de lui, lacarte à la main.

– Et maintenant, demandait-il, qu’est-ceque monsieur choisit ?

– J’ai fini, répliquait Bellegarde.Donnez-moi l’addition.

Et il continua à écrire :

Mieux vaut donc ne plus nous revoir,puisque nous ne nous comprenons pas et que nous ne pouvons plusnous entendre. Ne m’en veux pas d’une décision que toi seule asprovoquée et rendue irrévocable.

Adieu.

Jacques.

Le reporter cacheta son pneu et traçal’adresse. Un garçon apporta l’addition qu’il régla rapidement.Puis, tandis qu’on lui remettait son vestiaire, il glissa àl’oreille du maître d’hôtel :

– Pouvez-vous me dire qui sont cemonsieur et cette jeune fille qui déjeunent là-bas, à cettetable ?

Le maître d’hôtel répondit :

– Je l’ignore, monsieur. C’est lapremière fois qu’ils viennent aux Glycines.

Jacques eut un dernier regard vers Colette,qui croquait, de ses jolies dents, de belles crevettes roses. Puisil s’éloigna.

Colette le suivit des yeux… et ellesoupira :

– Pauvre garçon… c’est dommage !

Et s’adressant à son père, qui, délaissant lesnombreux et appétissants hors-d’œuvre étalés devant lui,griffonnait sur son calepin des mots illisibles, ellefit :

– Tu dis que c’est pour cesoir ?

Barjac, brusquement, releva la tête.

– Je te raconterai cela tout à l’heure,fit-il d’un air grave.

Et, d’un ton mystérieux, il ajouta :

– Ici, les bosquets pourraient bien avoirdes oreilles…

Chapitre 5OÙ L’ON ASSISTE À DES FAITS TROUBLANTS

Depuis le matin, le musée du Louvre, àl’exception de la salle des Dieux barbares, dont lesportes avaient été hermétiquement closes, avait été rouvert aupublic qui, naturellement, s’y était précipité, dans l’espoir,d’ailleurs vain, d’y apprendre ou d’y voir quelque chose. Lemystère, en effet, demeurait impénétrable.

L’inspecteur Ménardier n’était cependant pasresté inactif.

N’ayant découvert dans le vieux palais, à lasuite d’un minutieux examen, aucune trace d’effraction, l’habilelimier en était arrivé à la conclusion logique que le oules assassins de Sabarat devaient avoir un complice dansla place. Un moment, ses soupçons s’étaient même arrêtés surGautrais. Or, non seulement les renseignements qu’il avaitrecueillis sur le brave gardien étaient excellents, mais il avaitencore acquis la preuve que ce dernier, au cours de la nuit ducrime, n’avait pas quitté son domicile.

Donc, la piste Gautrais était mauvaise, et ilétait inutile de s’y attarder.

Persuadé qu’il avait à lutter contre unadversaire d’une rare audace et d’une habileté peu commune,Ménardier en était arrivé promptement à se convaincre que lapremière chose à faire était de rechercher d’abord comment il avaitpu entrer au Louvre et en sortir avec une facilité qui tenait duprodige ; et il avait décidé de se livrer, la nuit prochaine,en compagnie de quelques agents triés sur le volet, à l’abri detout œil inquisiteur ou de toute oreille indiscrète, à uneexploration nocturne du musée.

À cet effet, il avait prié M. Lavergne de luiconfier les plans du palais, qu’il s’était mis à étudier avec laplus grande attention.

Jacques Bellegarde, plus que jamais décidé àélucider ce terrible mystère, avait agi de son côté…

Après être passé au Petit Parisienpour y prendre connaissance de son courrier, il s’était rendu auLouvre. Lorsqu’il y arriva, il était trois heures de l’après-midi.Son premier soin fut de se rendre à la salle des Dieuxbarbares ; mais il constata, aussitôt qu’il étaitimpossible d’y pénétrer. Deux agents montaient, en effet, une gardevigilante devant la porte d’entrée, qu’obstruait une barrière debois improvisée, mais infranchissable.

Sans tenter de fléchir une consigne qu’ilsavait formelle, le jeune reporter rebroussa chemin, sans mêmeprêter l’oreille aux propos plus ou moins abracadabrantsqu’échangeaient les visiteurs ; et il résolut de se mettretout de suite à la recherche du gardien Gautrais, comptant bien quecelui-ci donnerait une réponse favorable à la requête qu’il luiavait fait adresser par Marie-Jeanne. Et s’engageant dans lagalerie des Antiques, il se dirigeait d’un pas rapide versla statue de la Vénus de Milo, qui détachait nettement,sur le fond noir, ses formes harmonieuses lorsqu’il s’arrêta, saiside stupeur.

Assise sur un pliant, un album sur ses genouxet un crayon à la main, la charmante Parisienne dont il avait faitla connaissance la veille, boulevard Sébastopol, et qui, deuxheures auparavant, avait provoqué, au restaurant desGlycines,la colère de Simone Desroches, contemplait d’unair extasié la divine statue.

Jacques eut une minute d’hésitation ;puis, s’avançant vers elle, et tout en la saluant avec beaucoup dedéférence, il lui dit :

– Décidément, mademoiselle, nous sommesdestinés à nous rencontrer… Je ne me présente pas, puisque j’aidéjà l’honneur d’être connu de vous.

– En effet, monsieur, répliquait Coletteavec un gracieux sourire, j’ai vu votre portrait en tête de l’un devos livres. J’ajouterai que je lis tous vos articles et je ne vouscacherai pas qu’ils m’intéressent vivement.

– Vous êtes trop indulgente,mademoiselle, reprenait le reporter. Aussi, j’espère que vousvoudrez bien accepter mes excuses au sujet du fâcheux incident detout à l’heure.

Il s’arrêta, un peu embarrassé.

Colette reprenait toujours souriante, etfeignant un certain étonnement :

– Monsieur, je ne sais pas ce que vousvoulez dire.

Jacques sentit qu’il valait mieux ne pasinsister ; mais désireux de continuer la conversation, il fit,tout en jetant un regard rapide vers l’album que Colette tenait surses genoux :

– Vous avez beaucoup de talent,mademoiselle.

La jeune fille éclata de rire. Et tout enprésentant au journaliste une page de son album, que nesillonnaient encore que quelques vagues traits de crayon, ellefit :

– Vous voyez… je n’ai pas encorecommencé.

Un peu gêné de sa bévue et s’emparant de lapremière idée qui lui traversait l’esprit, Jacquesreprenait :

– Alors, mademoiselle, vous n’avez paspeur des fantômes ?

Gaiement, Colette répliquait :

– Je n’y crois guère.

– Pourtant, il paraît qu’il y en a un auLouvre.

– Oui, je sais.

– Figurez-vous que j’ai résolu de luidonner la chasse.

– Eh bien ! bonne chasse, monsieurBellegarde.

Et reprenant son crayon, la jolie Parisiennese remit à dessiner, signifiant ainsi à son interlocuteur quel’entretien, à son gré, avait suffisamment duré.

Jacques était trop bien élevé pour s’imposerdavantage ; et après avoir salué la charmante artiste, ils’éloigna non sans regret, et même un peu rêveur.

Lorsqu’il eut disparu, un homme qui sedissimulait derrière une statue et semblait observer avec beaucoupd’attention les deux jeunes gens, sortit de sa cachette.

C’était Claude Barjac.

S’approchant de sa fille qui, en l’apercevant,avait légèrement rougi, il lui demanda d’un air grave :

– Que te disait-il ?

Colette allait répondre… mais… surgissant toutà coup d’une salle voisine, Gautrais, l’air effaré, s’avançait versBarjac, et, tout en enlevant sa casquette, il fit :

– Monsieur, je voudrais vous dire unmot.

D’un geste bref, le père de Colette l’invitaità parler. Le gardien, sur lequel son interlocuteur semblait exercerun singulier ascendant, reprit aussitôt :

– Ce journaliste, qui parlait à l’instantà votre demoiselle…

– Oui, eh bien ?

– Il m’a fait demander l’autorisation del’introduire cette nuit dans la salle des Dieuxbarbares…

– Et après ?

– En ce moment, il doit courir après moipour chercher ma réponse.

– Eh bien ! ordonnait Barjac sur unton impératif, rejoins-le vite et dis-lui que c’est entendu.

– Mais, monsieur ! balbutiait legardien, littéralement ahuri.

– Fais ce que je te dis… imposait Barjac.Tu n’as pas besoin de comprendre.

Gautrais s’empressa de déguerpir.

Alors, Colette se levant et regardant son pèreavec émotion :

– Père… fit-elle… je ne voudrais pasqu’il arrivât malheur à M. Bellegarde.

– Tu t’intéresses donc à lui ?questionnait Barjac, fronçant les sourcils.

Visiblement troublée, la jeune fillerépondit :

– J’ai lu ses articles… ses livres, et jelui trouve beaucoup de talent.

Barjac enveloppa de son regard profond safille, qui ajouta :

– Et je ne te cacherai pas qu’il m’esttrès sympathique.

Colette, timidement, baissa les yeux, tandisque sur les lèvres de Barjac errait un étrange sourire…

Pendant ce temps, Gautrais avait rejointJacques Bellegarde dans le vestiaire… Alors, se penchant vers lui,il lui glissa quelques mots à l’oreille.

Le jeune reporter parut très satisfait ;et, tout en lui serrant la main, il fit, également à voixbasse :

– Alors, entendu ?

– Entendu, ponctua Gautrais d’un airsombre…

Chapitre 6OÙ GRANDIT LE MYSTÈRE

Le même soir, vers onze heures, par une nuitque de gros nuages bas immobiles rendaient particulièrementprofonde, une ombre venant du Carrousel traversait la grande courdu Louvre, dont les deux ailes monumentales dressaient dans lesténèbres leur imposante silhouette.

Bien que la vaste esplanade parût absolumentdéserte, l’ombre – celle d’un homme vêtu d’un pardessus sombre, aucol relevé et coiffé d’un chapeau de feutre noir enfoncé jusqu’auxoreilles – évitait avec soin les traînées de lumière queprojetaient sur le sol les becs de gaz encore allumés.

Bientôt, après s’être arrêté un instant surplace et avoir constaté, à travers le silence nocturne, qu’iln’avait pas été suivi, il s’approcha, à pas de loup, de l’ailedroite et rejoignit, sous la galerie, un personnage qui, cachéderrière un pilastre depuis un certain temps déjà, semblait guettersa venue.

Sans prononcer une parole, celui-ci adressa dela main un signe à l’individu en pardessus.

Puis, s’emparant d’un trousseau de clefs, ilouvrit avec précaution une petite porte et pénétra avec soncompagnon dans le vestibule qui précédait la Galerie desAntiques.

Tous deux, étouffant soigneusement le bruit deleurs pas, pénétrèrent dans la galerie, qu’ils longèrent dans touteson étendue.

Après avoir écarté la barrière en bois qui,depuis la veille, empêchait le public de pénétrer chez lesDieux barbares, ils se faufilèrent dans cette salle oùrégnait une obscurité à peu près complète.

L’homme au trousseau de clefs, qui semblaitgêné, embarrassé, regarda autour de lui d’un air inquiet.

Et il murmura :

– Monsieur Bellegarde, mon servicem’appelle ailleurs. Sans ça, je serais bien resté avec vous.

– C’est inutile, mon cher Gautrais,répliquait le journaliste… J’en ai vu bien d’autres.

Et, tirant un browning de la poche de sonmanteau, il ajouta :

– Je suis sur mes gardes. Fantôme oubandit, je ne crains personne… D’ailleurs, je ne crois pas qu’ilait le cynique toupet de revenir cette nuit au Louvre. Enfin, quoiqu’il arrive, je suis là pour le recevoir !

Et, tout en serrant la main au gardien, ilajouta :

– Croyez que je n’oublierai pas leservice que vous me rendez… car j’ai la conviction que, grâce àvous, je vais faire ici de précieuses trouvailles qui mepermettront peut-être de damer le pion à ce cher monsieurMénardier.

Gautrais hocha la tête d’un air sceptique… etil s’en fut laissant seul le hardi reporter.

Un rayon de lune, s’évadant des nuages, filtraà travers l’une des hautes et larges fenêtres.

– Un peu de lumière… se dit Bellegarde.Est-ce un symbole ?

Il regarda autour de lui, distinguantconfusément les silhouettes des dieux qui, figés dans leurimmobilité de pierre, de marbre et de bronze, ajoutaient encore àl’atmosphère mystérieuse qui l’environnait.

Après avoir accordé un rapide coup d’œil à uneimmense vasque en porphyre qui, sur un piédestal massif, sedressait presque au milieu de la salle, Bellegarde s’approcha de lastatue de Belphégor qui gisait toujours sur les dalles aupied de son socle, directement éclairée par le miroitement de lalune ; et il se mit à l’examiner avec soin.

– Quel malheur ! murmurait-il, monvieux Belphégor, toi qui écris si bien, que tu ne puisses pasparler !… Car tu dois en savoir long… très long même… surl’affaire qui nous occupe.

Et se rappelant tout à coup l’histoire, déjàancienne mais rigoureusement authentique de cette statuemoyenâgeuse de la cathédrale de Dol, en Bretagne, à l’intérieur delaquelle, un jour, par le plus grand des hasards, un sacristainavait découvert une cachette contenant plusieurs centaines depièces d’or, il se prit à penser :

« Est-ce que par hasard tu nerenfermerais pas, dans ton enveloppe de pierre, un trésor ousimplement un secret que quelqu’un aurait intérêt às’approprier ?

« Après tout, cela n’aurait riend’extraordinaire !

« Cherchons donc à voir ce que cettedivinité peut bien avoir dans le ventre ou dans la tête. »

Et, prenant dans la poche de son pardessus unepetite lampe électrique à puissant foyer, il en promena lentementla lumière tout le long de la statue.

Tout à coup, d’abord confuse, mais seprécisant peu à peu, en son grand suaire sombre et sous soncapuchon en forme de masque à travers lequel brillaient deux yeuxaux lueurs phosphorescentes, une ombre surgit des ténèbres.

C’était le Fantôme du Louvre, tel que PierreGautrais l’avait fidèlement décrit à ses chefs…

Serrant la poignée d’un casse-tête dans samain droite gantée de noir, silencieusement, comme si ses piedsn’eussent pas touché le sol, il s’avançait vers Jacques, qui,absorbé dans son examen, ne pouvait ni le voir ni l’entendre.

S’approchant du journaliste presque à lefrôler, le Fantôme levait le bras et s’apprêtait à faire retombersur la nuque de Bellegarde l’arme terrible qu’il brandissait,lorsqu’un homme, qui en un bond prodigieux, venait de s’élancer dela vasque en porphyre, le saisit par le poignet, tout en criantd’une voix vibrante :

– Bandit ! je te tiens !

Jacques se redressa en un grand sursaut… Uncri de stupeur jaillit de sa poitrine… À la clarté lunaire, ilvenait d’apercevoir à deux pas de lui Claude Barjac, le père deColette, aux prises avec le Fantôme du Louvre.

Mais, d’un mouvement de félin, celui-ciéchappait à l’étreinte de Barjac et, prompt comme l’éclair, il seprécipitait vers la baie qui donne sur l’escalier de laVictoire de Samothrace.

Jacques qui, instinctivement, avait saisi sonbrowning, le déchargeait vers le Fantôme, qui avait déjà disparudans la nuit.

– Vite, à sa poursuite ! lançaitBarjac, qui avait retrouvé tout l’élan, la force et l’audace d’unhomme de quarante ans.

Tous deux s’élancèrent sur les traces dufugitif… Bellegarde, le premier, l’aperçut qui escaladait quatre àquatre les degrés de l’escalier. Très sportif, très entraîné, lereporter s’élança et, en un effort de jarret digne du vainqueur dela course du marathon, il le rejoignit sur le palier… Mais d’uncoup de casse-tête qui, heureusement, porta à faux et ne fit quel’étourdir légèrement, le Fantôme l’étendit à terre.

Au même instant, des lumières apparaissaientau sommet de l’escalier… C’était Ménardier et ses hommes qui, entrain d’explorer la galerie d’Apollon, avaient perçu le bruit desdétonations et accouraient avec des falots.

Désignant le Fantôme qui venait de frapper lejournaliste, et se silhouettait au pied de la célèbre statue auxailes déployées, Claude Barjac, tout en montant les marches,criait :

– Barrez-lui la route. Nous letenons !

Mais, d’un bond prodigieux, inattendu, leFantôme se jeta hors du rayonnement des lanternes et disparut commepar enchantement dans un vaste trou d’ombre qui se trouvait à sagauche.

Bellegarde s’était déjà relevé… Promenantautour de lui le faisceau lumineux de sa lampe, il allait chercherà se rendre compte comment et par où le Fantôme avait bien pu luiéchapper, lorsque l’inspecteur Ménardier, qui avait atteint lepalier avec ses hommes, s’approcha de lui, l’interpellant d’un toncourroucé :

– Monsieur Bellegarde, vous ici !…Votre présence est suspecte et je me vois obligé de vousarrêter.

– Un instant… intervenait Barjac, quiavait rejoint le groupe.

« Je vous prie de ne pas arrêter cethomme. J’étais caché dans la salle des Dieux barbares etje puis vous affirmer que, sans moi, ce malheureux subissait lesort du gardien Sabarat !

À la vue de ce nouveau personnage qu’il neconnaissait pas, l’inspecteur Ménardier interrogeait,menaçant :

– D’abord, qui êtes-vous ?

D’un geste brusque, Barjac, arrachant sa barbepostiche et la perruque dont il était affublé laissa apparaître levisage d’un homme de quarante-cinq ans environ, aux traitsénergiques, frappés en médaille, au menton volontaire et aux yeuxétincelants d’audace.

Et quelque peu gouailleur, ils’écria :

– Mon cher Ménardier, je crois que nousavons manqué notre gibier.

– Chantecoq !… s’écriaitl’inspecteur, sidéré, tandis que Bellegarde, non moins stupéfait,martelait :

– Chantecoq !… le grandChantecoq !… le roi des détectives…

Chapitre 7LE ROI DES DÉTECTIVES

Cet étrange personnage qui venait de jouer unrôle si inattendu dans le drame du Louvre n’était autre qu’unancien agent de la Sûreté générale qui, avant la guerre, avaitacquis, grâce à ses nombreux et retentissants exploits, une réellecélébrité.

Mobilisé en 1914, comme officier de réserve,Chantecoq, après s’être vaillamment battu et avoir mérité la Légiond’honneur et la croix de guerre, avait été mis en sursis d’appel ets’était livré à une chasse aux espions qui avait achevé d’en faireun véritable héros populaire.

Après l’armistice, il avait donné sa démissionet s’était établi détective privé.

Il avait pris pour secrétaire, ou plusexactement pour collaboratrice, sa fille, la charmante Colette, quis’était vite passionnée pour une profession dont son père avait sufaire mieux qu’un métier, c’est-à-dire un art.

Sa réputation, solidement établie et basée àla fois sur sa valeur professionnelle et son grand caractère, luiavait valu une clientèle d’élite qu’il servait avec autant desuccès que d’honnêteté, d’intelligence et de zèle.

Comment se trouvait-il mêlé à cettehistoire ?… En deux mots, voici :

Chantecoq avait été officieusement chargé parle gouvernement italien de rechercher un bandit qui, à la suited’un vol important commis dans un musée de Florence, s’était cachéà Paris.

Supposant que ce gredin pouvait être lepseudo-Fantôme du Louvre, le grand détective s’était aussitôtadressé au gardien Pierre Gautrais qui avait servi autrefois sousses ordres, pendant la guerre, et auquel il avait sauvé la vie.

Gautrais auquel son ancien chef inspirait uneadmiration et un dévouement sans bornes, s’était d’autant plusempressé d’entrer dans ses vues qu’il se sentait vaguementsoupçonné par l’inspecteur Ménardier… Selon lui, Chantecoq, mieuxque personne, ne manquerait pas d’élucider promptement cetteangoissante énigme.

Malheureusement les circonstances, ainsi qu’onvient de le constater n’avaient pas donné raison à l’excellentgardien. Et Chantecoq, lui aussi, était obligé de s’avouer qu’il setrouvait en face du problème le plus ardu et le plus troublantqu’il eût à résoudre.

Mais ces difficultés n’étaient nullementfaites pour décourager celui que Bellegarde avait salué du nom de« roi des détectives ». Dès le lendemain matin, ils’était enfermé dans son cabinet de travail, situé aurez-de-chaussée du petit hôtel particulier où il demeurait, auxTernes, avenue de Verzy…

C’était une vaste pièce meublée avec goût,ornée de jolis bibelots et au fond de laquelle se dressait unegrande bibliothèque garnie de livres aux riches reliures… On eûtdit beaucoup plus le studio d’un artiste que le bureau d’unpolicier.

Assis devant sa table, après avoir récapituléles événements de la veille, il s’efforçait d’en tirer lesdéductions capables de lui faire entrevoir, ne fût-ce qu’une toutepetite lueur, à travers les ténèbres dans lesquelles il sedébattait, lorsqu’une porte s’ouvrit doucement, livrant passage àColette qui s’arrêta pendant un instant, pour contempler son pèreavec une expression de souriante tendresse.

Chantecoq, absorbé dans ses réflexions,n’avait pas remarqué sa présence. S’avançant à pas de loup,Colette, en un geste plein d’une grâce exquise, se pencha vers sonpère et l’entoura de ses bras.

– Bonjour, chérie, fit le limier en luirendant son baiser.

– Rien de nouveau depuis hier soir ?interrogeait Colette, en s’asseyant sur un siège, en face de sonpère.

– Non, rien.

– Ménardier a dû être furieux, lorsqu’ilvous a vus tous les deux, M. Bellegarde et toi !…

– Et comment !… Il voulait maintenirBellegarde en état d’arrestation !

– Allons donc !

– J’ai eu même assez de peine à leconvaincre qu’en agissant ainsi, il se couvrirait de ridicule. Maislaissons Ménardier tranquille ; nous avons à nous entretenirde choses beaucoup plus intéressantes.

– Le Fantôme ?

– Oui, le Fantôme.

– Je crois, soulignait Colette, que nousavons affaire à un rude adversaire.

Chantecoq garda le silence.

– Et toi, papa, qu’est-ce que tu enpenses ? interrogea la jeune fille.

– Je cherche ! répliqua ledétective, dont le front assombri reflétait le doute et l’anxiétéqui étaient en lui.

Brusquement, il se leva… et se mit à arpenterlentement son cabinet… Puis, au bout d’un instant, ils’écria :

– Pourquoi ce gredin s’est-il attaqué àune statue aussi encombrante et aussi difficile àemporter ?

« Pourquoi n’a-t-il pas choisi plutôt untableau, un objet précieux, un émail, une miniature, un ivoire, unjoyau ? Et puis, par où est-il entré ? Par où s’est-ilenfui ?

Tout en parlant, Chantecoq s’était rapprochéde sa fille qui, le coude appuyé sur la table, semblait absorbéedans ses pensées… Et tout en lui posant la main sur l’épaule, ilfit :

– Eh bien ! petite ?

Colette tressaillit… Puis, s’efforçantaussitôt de se ressaisir, elle répliqua, un peu gênée :

– Moi aussi, je cherche !

Chantecoq, tout en lui caressantaffectueusement la joue, reprenait :

– Je crois plutôt que tu penses à un beaujeune homme…

– Père ! protesta la jeune fille enrougissant.

– Rassure-toi ! scandait ledétective avec une solennité comique, tu ne tarderas pas à le voirapparaître.

Et, prenant un pneumatique déposé sur sonbureau, il le tendit à sa fille en disant :

– Lis ce message, que je viens derecevoir.

Il était ainsi rédigé :

31, avenue d’Antin

Tél. : Élysée 86-29

Cher monsieur Chantecoq,

Un empêchement imprévu m’oblige à vousprier de bien vouloir remettre à cet après-midi, quinze heures, lerendez-vous que nous avons pris la nuit dernière, auLouvre.

Avec tous mes meilleurssentiments,

Jacques Bellegarde.

J’ai cherché à vous joindre au téléphone…Mais impossible d’obtenir la communication. Voilà pourquoi je vousenvoie ce bleu. J’espère qu’il vous parviendra à temps.

– Décidément, ponctuaitChantecoq, le service du téléphone va de plus en plus mal. Je vaisadresser une réclamation.

– N’en fais rien, père ! demandaitColette. C’est moi qui ai décroché le récepteur.

– Pourquoi ?

– Tu étais rentré si tard et, ce matin,tu dormais si bien, que je n’ai pas voulu qu’on te dérangeât.

– Voyez-vous ça ! s’exclamait ledétective, avec un bon sourire. Eh bien ! j’ai profité de ceque la communication était rétablie pour lui demander d’être ici àtrois heures… Es-tu contente ?

D’un geste brusque et sans doute volontaire,Colette fit tomber à terre une pile de dossiers rangés sur latable. Vite, elle se baissa pour ramasser les feuillets épars surle tapis… dissimulant ainsi à son père le trouble qui s’étaitemparé d’elle.

Chantecoq, dont le sourire s’était accentué enune expression de profonde tendresse, la regardait… Colette sereleva… Sa moisson de documents était terminée… Et, tout enreplaçant les papiers dans leurs chemises, elle fit, d’une voixdans laquelle tremblait le discret frémissement d’une vagueespérance :

– Papa, si nous travaillions ?…

Chapitre 8LE BOSSU MYSTÉRIEUX

À la même heure, avenue d’Antin, le long dutrottoir qui s’étendait juste en face du rez-de-chausséequ’habitait Jacques Bellegarde, un individu s’efforçait, depuis unbon moment déjà, et d’ailleurs sans y parvenir, de regonfler l’undes pneus arrière d’une voiturette dont la carrosserie, en assezmauvais état, révélait à la fois un long usage et un insuffisantentretien.

Ce personnage était d’aspect plutôt bizarre.Vêtu d’un complet de couleur sombre et qui n’avait rien de sportif,il était affligé d’une gibbosité qui faisait de son dos unvéritable hémisphère. Son visage aux traits durs et saillants, auxyeux à fleur de tête, s’encadrait de deux courts favoris parsemésde quelques fils d’argent. Les énormes pieds qui terminaient lesjambes cagneuses, et les mains non moins gigantesques quis’ajoutaient à ses bras d’une longueur démesurée achevaient d’enfaire une sorte de personnage légendaire qu’on eût dit échappé d’unconte d’Hoffmann ou d’un récit d’Edgar Poe.

En observant ce bossu avec un peu d’attention,il eût été facile de constater que, par instants, tout en affectantde s’acharner à sa besogne, il dirigeait son regard vers l’une desfenêtres du journaliste, dont les rideaux transparents laissaientapercevoir les silhouettes d’un homme et d’une femme quiparaissaient discuter avec animation et n’étaient autres que cellesde Jacques Bellegarde et de la demoiselle de compagnie de SimoneDesroches.

La nuit précédente, en rentrant chez lui, lereporter avait trouvé un mot d’Elsa Bergen lui faisant savoirqu’elle passerait avenue d’Antin dans la matinée, pour une affairetrès urgente.

Soupçonnant que de graves événements avaientdû se dérouler, Jacques n’avait pas cru devoir éconduire lavisiteuse. Voilà pourquoi il avait prié Chantecoq de remettre àl’après-midi le rendez-vous qu’il avait pris avec lui pour lamatinée.

Les prévisions de Bellegarde étaient exactes.Aux dires d’Elsa Bergen, le billet dans lequel Jacques signifiait àson amie que tout était désormais fini avait plongé celle-ci dansun violent désespoir.

Se départant de sa froideur habituelle, laScandinave déclarait avec émotion :

– Tout à l’heure, quand je l’ai quittée,elle reposait encore… J’en ai profité pour accourir chez vous,après avoir recommandé à sa femme de chambre de ne pas la perdre devue une seconde.

« Monsieur Jacques, il faut absolumentque vous reveniez près d’elle.

– Mademoiselle reprenait le reporter,avec une expression de sincérité absolue, je ne demandais qu’àl’aimer… Mieux que personne vous savez à quel point elle s’estmontrée, à mon égard, tyrannique… insupportable…

– Réfléchissez, monsieur Jacques, auxresponsabilités que vous allez prendre. Le médecin de Simone m’aconfié qu’elle souffrait d’une insuffisance mitrale et qu’un chocviolent et prolongé risquait de l’emporter.

« Je ne vous en dis pas davantage. Jelaisse à votre conscience le soin de décider !

Bellegarde se taisait. Les dernières parolesd’Elsa Bergen l’avaient péniblement impressionné. Certes, il luiétait extrêmement pénible de reprendre contact avec une femme qu’iln’aimait plus et dont l’existence ne pouvait que peser lourdementsur la sienne. Mais avait-il le droit de lui infliger les affresd’une si cruelle douleur et peut-être de ne se séparer d’elle quepour la jeter dans les bras de la mort ?

Très pâle, mais d’une voix assurée, ilfit :

– Puisqu’il en est ainsi, mademoiselle,je passerai tout à l’heure chez Simone.

– Vous la sauvez ! répliqua laScandinave en lui tendant la main.

Et elle ajouta :

– Je cours vite lui annoncer cetteheureuse nouvelle.

Bellegarde l’accompagna jusqu’à la porte… Puisil revint dans son cabinet de travail. Une grande préoccupation selisait sur son visage…

Simone… n’était-ce pas sa vie intime gâchée,son avenir compromis, son talent en péril, son âme à ladérive ?

N’était-elle pas l’adversaire de son reposmoral, une entrave permanente à son travail et à l’ascension de sontalent dont elle risquait de causer la ruine ?…

Et voilà qu’ajoutant encore à ses transes,prélude à l’enlisement fatal qu’il prévoyait, surgissait à traversles brumes de mauvais augure qui commençaient à obscurcir sa route,la gracieuse et rayonnante image de cette jeune fille que, partrois fois, le hasard avait mise sur sa route.

Quel contraste avec Simone ! Quelle âmesimple et claire on devinait sous ce sourire si gracieusement, sigaiement épanoui, à travers ce regard limpide comme le miroir d’unlac aux eaux transparentes et sur lequel se reflètent à la foisl’azur d’un ciel sans nuages et l’or d’un splendidesoleil !

Que l’amour d’un être pareil devait être chosesublime et divine !… Quelle compagne elle serait un jour pourcelui qui saurait se faire aimer d’elle !

Mais on frappait à sa porte.

– Entrez ! fit-il en cherchant à seressaisir.

C’était Marie-Jeanne.

Sa bonne grosse figure avait perdu sonhabituelle expression de franche gaieté ; et ses yeux bouffiset rouges attestaient qu’il n’y avait pas longtemps qu’elle avaitcessé de pleurer.

– Monsieur Jacques, déclara-t-elle,excusez-moi si je suis en retard, mais ça ne va pas à lamaison.

– Qu’y a-t-il donc ? lançaBellegarde d’un ton un peu distrait.

– Mon mari a été appelé ce matin, dès lapremière heure, chez M. le conservateur du Louvre… Il a dû luiavouer que c’était lui qui vous avait introduit, ainsi que M.Chantecoq, dans la salle des Dieux barbares.

– Et alors ? interrogeait le jeunereporter.

– Il est révoqué ! s’écria la bravefemme en étouffant un sanglot.

– Ma bonne Marie-Jeanne, affirmaitJacques… je suis désolé… Mais ne vous tourmentez pas ainsi… Je vaisimmédiatement recommander Gautrais à la direction de mon journal etje suis sûr qu’on lui trouvera, au Petit Parisien,unesituation au moins équivalente à celle que je lui ai faitperdre.

– Monsieur Jacques… je savais bien quenous pouvions compter sur vous… répliquait la femme de ménage endirigeant vers le journaliste un regard tout plein dereconnaissance.

– Dites à votre mari de venir me voir, cesoir, vers dix-huit heures, au Petit Parisien.

– Je lui ferai la commission, monsieurJacques… Et encore, merci.

Bellegarde quitta son bureau. Il prit, dansl’antichambre, son chapeau et son pardessus, accrochés à unportemanteau… Puis il gagna le dehors…

Le bossu mystérieux avait enfin fini degonfler son pneu… Maintenant, il examinait son moteur qui,d’ailleurs, ronflait avec une régularité parfaite.

À la vue du journaliste, il referma vivementson capot et s’installa sur son siège avec une souplesse demouvements que l’on n’eût pas soupçonnée chez un être aussidifforme.

Jacques, qui s’était arrêté sur le trottoir,héla un taxi qui passait à vide et y sauta lestement, tout enlançant au chauffeur l’adresse de Simone.

Alors, le bossu mit en marche sa voiturette ets’élança sur les traces du taxi…

Marie-Jeanne qui, pour donner de l’air, avaitouvert la fenêtre, aperçut son dos voûté et penché au-dessus duvolant.

– Un boscot… fit-elle. Quel malheur queje ne puisse pas caresser sa bosse ! On prétend que ça portebonheur.

Et, tout en secouant la tête, elleajouta :

– En attendant, j’ai grand-peur que toutcela ne finisse très mal pour tout le monde !

Chapitre 9L’AGONIE D’UN CŒUR

Dans un boudoir de style très moderne, auxmeubles bas, massifs, aux tentures sombres et aux murs rectilignesque n’égayait aucun tableau, Simone Desroches, l’air alangui, étaitétendue sur un divan noir… Debout près d’elle, Maurice de Thouars,dont l’élégance raffinée accusait encore le type de bellâtre qu’ilreprésentait avec une si constante infatuation, la contemplait avecune expression dans laquelle il entrait beaucoup plus de désir quede pitié.

D’une voix à laquelle il s’efforçait de donnerune intonation à la fois persuasive et caressante, il luidisait :

– Permettez-moi, ma chère amie de vousaffirmer, avec tout l’immense attachement que je vous porte, quevous avez eu tort d’envoyer Mlle Bergen chez JacquesBellegarde…

« Ce journaliste était le dernier quevous eussiez dû choisir. Son âme est à l’antipode de la vôtre… Iln’a ni les élans, ni les inspirations d’un artiste…

« Ce qu’il vous eût fallu, à vous,c’était l’amant… Oui, l’amant intégral, celui qui ne vit que parl’amour… et pour l’amour…

Maurice de Thouars se pencha vers Simone…Mais, d’un geste las, la jeune femme l’écarta.

– Laissez-moi, fit-elle d’une voixbrisée.

Et elle ajouta, le regard perdu et comme fixésur un rêve entrevu s’envolant lentement :

– Je sens bien que vous avez raison. Maiscomment vous écouterais-je, quand je ne m’entends plusmoi-même ?

Tout à coup, son visage douloureux s’éclairad’un furtif rayon d’espoir… Un cri léger lui échappa ; et sanstrop d’effort apparent, elle se redressa sur son divan.

Mlle Bergen venait d’entrer dans lapièce… Elle avait encore son manteau et son chapeau… Vite, elles’en fut vers Simone qui l’interrogeait d’un œil anxieux.

– Il va venir ! déclarait laScandinave en saisissant les mains que son amie lui tendait.

– Il va venir ! répétait Simone, quiparut renaître subitement à l’existence.

Le visage de Maurice de Thouars serembrunit.

– Quand cela ! interrogeait lapoétesse.

– Dans un instant.

Un taxi stoppait devant l’hôtel… suivi àdistance par la voiturette du mystérieux bossu.

Simone fit d’un ton presqueimpérieux :

– Laissez-moi.

M. de Thouars s’inclina avec déférence…Mlle Bergen lui fit signe de la suivre, et tous deuxdisparurent par une porte qui donnait dans un salon de même styleque le boudoir.

Deux minutes après, un valet de chambreintroduisait Jacques Bellegarde dans le boudoir de Simone.Celle-ci, brisée d’émotion, avait dû s’étendre de nouveau sur ledivan noir. À la vue de son ami, les larmes qu’elle cherchait àcontenir affluèrent à ses yeux… Et se levant, elle tendit ses mainstremblantes vers celui qui s’avançait vers elle, la figure grave etle regard attristé.

Un cri jaillit de ses lèvres :

– Toi enfin ! Toi !…

– Simone ! murmura Jacques, ému parce grand déchirement.

Elle se laissa tomber dans ses bras ensanglotant :

– Je ne puis croire que tout soitfini !

Et comme il la sentait fléchir, Jacques, avecbeaucoup de douceur, la fit asseoir sur le divan.

Il y eut un silence… un de ces silencespesants, presque tragiques qui semblent envelopper de mort lesêtres et les choses.

– Jacques, reprenait Simone, je tedemande pardon… J’ai eu tort !… mais il ne faut pas trop m’envouloir… Je t’aime tellement… je t’aime trop !

Et elle soupira :

– J’aurais tant voulu être tafemme !

– Puisque c’est impossible !déclarait Bellegarde avec un accent de compassion sous lequel ondevinait une volonté inébranlable.

– Tu me l’as déjà dit !

Et… tout en désignant des lettres éparpilléessur un petit meuble placé à portée d’elle, la jeune femmeajouta :

– Tu me l’as même écrit… Mais,assieds-toi près de moi ! Que j’aie encore au moins, ne fût-ceque quelques minutes, l’illusion que tu es toujours un peu àmoi.

Jacques obéit. Simone repritaussitôt :

– Tes chères lettres, que chaque jour jetrouvais à mon réveil, veux-tu que nous les relisionsensemble ?… Tu ne me réponds pas… Je t’ennuie !… C’estterrible ! Oh ! pourquoi ai-je voulu t’avoir tout àfait ?… Je le sens bien, c’est mon idée de mariage qui a toutgâté… J’ai rompu le charme !… Tu es comme moi autrefois…jaloux de ta liberté.

Sa main s’en fut vers les lettres… Elle enprit une.

Bellegarde eut un geste qui signifiait :À quoi bon ? Mais déjà, Simone, d’une voix désespérée,lisait :

Il faut renoncer à ce projet. Tu es richeet je suis sans fortune… Je ne puis pourtant pas commettre uncrime…

– N’ai-je pas raison ?observait Jacques.

Simone reposa sa lettre sur le meuble ;puis elle laissa retomber la tête contre l’épaule de son ami… Ellene parlait plus… Elle pleurait… Bellegarde sentait son cœur battreprécipitamment contre le sien… Elle cherchait sa main timidement,comme si elle craignait qu’elle se refusât à son étreinte… Elle lasaisit… l’enserra lentement… lentement…

Envahi d’une pitié qui réveillait en lui cequ’il avait cru être de l’amour mais n’avait été qu’une fantaisie,Jacques allait, d’un impulsif et brûlant baiser, sceller de nouveaula chaîne qu’il croyait avoir à tout jamais rompue, lorsque lapensée de Colette surgit tout à coup dans son esprit.

L’espace d’un éclair il se figura qu’elleétait là, tout près de lui, qu’elle se penchait à son oreille etqu’elle lui murmurait : « Prenez garde ! »

Instantanément, Bellegarde eut l’impressionqu’une main le retenait au bord du précipice… Sa volonté, tout d’uncoup, s’en trouva raffermie. Et, avec l’inconsciente cruauté d’unhomme qui a hâte d’en finir, il s’écria :

– Non, je ne veux pas !… Je ne peuxpas !

Simone s’effondra et se cacha la tête dans lescoussins. Jacques la regarda, et se souvenant de ce queMlle Bergen lui avait dit quelques instants auparavant,il songea :

« Si c’était vrai ? »

Et son angoisse se traduisit par cettepensée :

« Si j’allais la tuer ! »

Secoué d’une émotion contre laquelle il étaità présent incapable de se défendre, il allait s’approcher d’elleet, sinon lui céder entièrement, mais tout au moins lui rendreassez d’espoir pour qu’elle se reprît à accepter la vie, lorsque,brusquement, Simone se releva.

Bellegarde eut un sursaut d’étonnement… Elleétait entièrement transformée. Certes, son visage portait encore latrace mieux que de ses larmes, c’est-à-dire de tout l’affreuxdésarroi qui l’avait bouleversée… mais il révélait surtout unerésignation que seule peut inspirer l’acceptation subite d’un totalsacrifice.

Le reporter, troublé par ce si brusquerevirement, se demandait :

« Que s’est-il passé en elle et queva-t-elle me dire ? »

Debout, très calme, d’une voix dans laquelleil n’y avait plus trace de sanglots, toute pleine à la fois demélancolie et de courage, humaine et touchante expression d’undeuil librement consenti et vaillamment supporté, Simonescanda :

– La lumière vient de se faire en moi…C’est toi qui as raison !… Je t’ai adoré et je t’adore encore…Toi, tu croyais m’aimer lorsque je ne t’avais inspiré qu’uncaprice… Prolonger un tel malentendu serait vouloir notre communmalheur… J’abîmerais ta vie et tu désolerais la mienne. Mieux vautdonc nous séparer…

– Simone !

– Tu peux partir sans crainte. Je n’aicontre toi aucune amertume et je ne veux garder, au cours des joursque je vais vivre, que le souvenir d’un rêve qui était trop beaupour ne point s’évanouir.

« Les jours que je vaisvivre !… » Ces mots sur lesquels Simone avaitparticulièrement insisté parurent libérer Bellegarde d’une grandeanxiété.

– Simone, fit-il, très ému, c’est à montour de te demander pardon.

– Je te le répète, affirmait la jeunefemme, je ne t’en veux pas ! Je souhaite, au contraire, que turéussisses brillamment dans la carrière que tu as choisie… et aucours de laquelle, je m’en rends compte à présent, j’ai été déjàpour toi une entrave… Adieu, Jacques, va et sois heureux !

– Adieu… Simone…, reprit Bellegarde.

Et s’emparant de la main de son amie, pour ladernière fois il y appuya ses lèvres. Simone détourna la tête pourne pas le voir partir. Quand il eut disparu, sans une larme, sansun soupir, sans une plainte, elle s’en fut, d’un geste las,ramasser les lettres éparses sur le petit meuble ; elle en fitun paquet qu’elle noua avec une faveur bleue qui traînait à côtéd’elle… et elle l’enferma dans son secrétaire… Alors… brusquement,elle porta la main à sa poitrine et voulu faire quelques pas… Mais,chancelant et tournant sur elle-même, elle tomba inanimée sur leparquet.

Au même moment, une tenture se soulevait.C’étaient Mlle Bergen et Maurice de Thouars qui seprécipitaient à son secours. Tandis que M. de Thouars latransportait sur le divan, Mlle Bergen appelait lesdomestiques.

Juliette, la femme de chambre, accourut lapremière.

– Vite, un flacon de sels, réclamait lademoiselle de compagnie, qui avait rejoint Simone et soutenait dansses bras sa tête pâle et alanguie.

Avec colère, Maurice de Thouarss’écriait :

– Ce journaliste, c’est lui qui l’aassassinée !

Tandis que le bellâtre proférait ce cri dehaine contre Jacques, celui-ci filait à bonne allure dans son taxi,toujours suivi par le bossu mystérieux, qui semblait décidé à nepas lâcher sa proie.

Chapitre 10OÙ CHANTECOQ ENTRE EN CAMPAGNE

Chantecoq après un rapide déjeuner, avaitregagné son cabinet de travail, où il s’était enfermé… Il s’étaitprocuré une Histoire du Louvre à travers les âges, qu’ils’était mis à étudier avec une extrême attention.

Le texte et les nombreuses gravures quil’illustraient avaient été, de sa part, l’objet d’un examenapprofondi. Sans doute espérait-il découvrir dans cet ouvrage trèscomplet un indice qui lui permettrait de repérer l’endroit par oùle Fantôme s’était introduit dans le musée ; mais au bout dedeux heures de recherches, il n’avait encore rien trouvé, etChantecoq allait refermer son livre, lorsque son domestiqueapparut, portant une carte sur un plateau. C’était celle de JacquesBellegarde.

Le détective donna l’ordre d’introduireaussitôt le reporter. Dès que celui-ci parut, Chantecoq s’en futvers lui avec empressement… Et par une cordiale poignée de main, ill’invita à prendre place sur un siège placé devant son bureau.

– Tout d’abord, attaquait Bellegarde,permettez-moi de vous remercier encore.

– Pourquoi donc ?

– Sans vous, la nuit dernière, jesubissais le sort du gardien Sabarat.

– Si je vous disais que c’est un peu etmême beaucoup ma faute ? répliquait Chantecoq avec un finsourire.

– Allons donc ! s’écriaitBellegarde.

– Je savais, déclarait le détective, quevous deviez passer la nuit dernière dans la salle des Dieuxbarbares.

– Vous savez donc tout ?

– C’est mon métier… J’ajoute que jen’avais qu’un mot à dire pour vous en empêcher… Si je ne l’ai pasfait, c’est parce que, d’abord, je n’étais pas fâché qu’un témoinde qualité assistât à la scène que je prévoyais, puis, qu’il y eûtlà un homme de votre courage pour me prêter au besoinmain-forte.

« Vous voyez bien, cher monsieur, quevous ne me devez aucune reconnaissance. Malheureusement, les chosesont moins bien tourné que je ne l’espérais. Enfin, l’essentiel estque nous soyons encore là tous les deux, plus décidés que jamais,n’est-ce pas, à tirer au clair cette singulière affaire.

– Plus que jamais, en effet, monsieurChantecoq, affirmait le journaliste avec force.

– À la bonne heure ! scandait ledétective. Je vois que nous sommes faits pour nous entendre.

Et, tout de suite, il ajouta :

– M’avez-vous apporté les documents dontvous m’avez parlé hier soir ?

– Les voici ! répliquait aussitôtBellegarde, en lui remettant les deux lettres signéesBelphégor.

Chantecoq s’en empara et les lutattentivement.

– Ce Belphégor a vraiment de l’audace…déclara-t-il d’un ton grave.

– C’est tout à fait mon avis.

– Puis-je garder ces lettres ?

– Je vous en prie.

Et Chantecoq tout en les envoyant rejoindre,dans l’un des tiroirs de son bureau, le pneumatique que le reporterlui avait adressé le matin même, répliqua, d’un air quelque peuénigmatique :

– Je vais les examiner, dès ce soir, avecla plus grande attention et peut-être me fourniront-elles un indicecapable de me lancer sur une bonne piste.

Mais un cri de surprise échappait à Jacques.Ce n’était nullement la déclaration de Chantecoq qui le luiarrachait, mais l’apparition soudaine, dans le studio, de ladélicieuse Parisienne dont l’image le hantait si puissamment depuisque, par trois fois et dans des circonstances si singulières, ill’avait rencontrée sur sa route.

Colette, qui portait une toilette de villed’une élégante simplicité, complétée d’un charmant chapeau clochequi lui seyait à ravir, s’avançait vers son père ; et, tout enfeignant de ne pas remarquer la présence du journaliste, elleannonçait joyeusement :

– Papa, je suis prête !

– Monsieur Bellegarde ! présentaitle détective en souriant… Ma fille et ma secrétaire !

– Mademoiselle, balbutiait Jacquestroublé, en regardant tour à tour Colette et Chantecoq.

Celui-ci, tout en accentuant son sourire,reprenait :

– Comment ! vous n’aviez pasdeviné ?…

– C’est-à-dire que… hésitait le jeunehomme.

Mais Colette, désireuse de lui éviterl’évocation d’un incident dont il ne pouvait avoir conservé qu’unsouvenir désagréable, lui tendait franchement la main tout endisant :

– N’est-ce pas, monsieur Bellegarde, quemon père possède au suprême degré l’art de se camoufler.

– C’est tout simplement admirable,déclarait Bellegarde, enchanté de cette diversion.

– Il peut, continuait Colette, s’incarnerdans vingt personnages différents et je mets au défi l’œil le plusexercé de le reconnaître. Ainsi, moi-même, il m’est arrivé depasser près de lui, dans la rue, sans le reconnaître…

– Et pourtant, s’écriait le détective, jen’ai jamais été comédien.

– Je ne voudrais pas être indiscret,reprenait le journaliste. Je vois que vous vous prépariez àsortir.

– En effet ! répliquait Chantecoq.J’ai l’intention de me rendre au Louvre avec ma fille. Voulez-vousnous y accompagner ?

– Très volontiers.

– Seulement, observait Colette, il faudranous dépêcher, si nous voulons arriver avant la fermeture.

– J’ai là justement une voiture,déclarait Jacques.

– Eh bien ! filons ! conclut ledétective.

Un instant après ils montaient dans le taxi dureporter, qui stationnait avenue des Ternes.

Non loin de là, le bossu, dans sa voiturette,était toujours aux aguets.

Sans doute attachait-il une grande importanceaux allées et venues de celui qu’il filait avec une si opiniâtreinsistance, car, tout en feignant de s’absorber dans la lecture deson journal, il n’avait cessé de lancer de rapides coups d’œil versla grille ouverte qui sert d’entrée à l’allée de Verzy. Lorsqu’ilaperçut Chantecoq, Bellegarde et Colette, un sourire desatisfaction erra sur ses lèvres minces et décolorées.

À haute voix, le reporter lançait auchauffeur :

– Au musée du Louvre !

Tous trois prirent place dans le taxi quidémarra… Le bossu, jetant son journal sur le trottoir, saisit sonvolant et, tout en mettant son véhicule en marche, ilgrommela :

– Alors, c’est la triplealliance !…

Et, tout en ricanant, il scanda :

– Soit ! mais rira bien qui rira ledernier !

Vingt minutes après, le taxi s’arrêtait dansla grande cour du Louvre… Ses trois occupants en descendirent… et,tandis que Bellegarde réglait le chauffeur, le bossu rangeait savoiturette à une cinquantaine de mètres de là, le long dutrottoir.

Le journaliste, ayant rejoint le détective etsa fille, tous trois pénétrèrent dans le palais et se dirigèrenttout droit vers l’escalier de la Victoire de Samothracequi, chance inespérée, était absolument désert.

Arrivés sur le palier, ils s’arrêtèrent.Chantecoq qui, doué d’une excellente mémoire, avait exactementrepéré l’endroit où le Fantôme s’était littéralement fondu dans lesténèbres, demanda à Bellegarde :

– C’est bien là, n’est-ce pas, qu’il adisparu ?

– C’est bien là !

Le détective promena autour de lui un longregard qui finit par se fixer sur un gros pilier placé à gauche eten retrait de la rampe. Et, tout en le désignant du doigt, ilreprit :

– Je suis persuadé qu’il doit exister làune issue secrète. Je ne puis, en effet, m’expliquer autrementl’évasion de notre bandit.

Et, prenant dans la poche de son veston uneloupe puissante, il se mit à examiner consciencieusement le pilier,depuis la base jusqu’à hauteur d’homme.

Bientôt l’air un peu désappointé, ildéclarait :

– Je n’aperçois aucune solution decontinuité… pas la moindre fissure. Partout la patine de la pierreest uniforme, et pourtant…

Remplaçant sa loupe par un petit marteau enacier, il en frappa plusieurs coups espacés le long de la colonne…Mais son ouïe, qui était d’une finesse exercée, ne perçut aucun soncreux :

– Rien, grommela-t-il… C’estbizarre !

Et, tout en faisant disparaître ses deuxinstruments d’investigation, il ajouta :

– Cherchons ailleurs… Les dalles ?…Aucun passage ne peut avoir été pratiqué parmi elles, puisqu’il nepourrait qu’aboutir à la voûte de l’escalier et donc à aucunsouterrain indispensable pour s’enfuir. À moins que…

Chantecoq réfléchit un instant, puis ilreprit :

– Oui, à moins qu’il n’y ait là-dessousune simple cachette dont le Fantôme aurait surpris le secret etdans laquelle il se serait réfugié quand nous le serrions de près…et d’où il sera sorti lorsqu’il n’y aura plus eu personne.

De nouveau, le détective regarda autour delui.

– C’est sur la gauche qu’il a bondi…Voyons un peu de ce côté !

Il se dirigea vers une muraille recouverted’une épaisse et sombre tenture qu’il souleva… Elle recouvrait uneporte en chêne massif défendue par une épaisse serrure.

– Cette porte, observa-t-il, estcondamnée depuis longtemps. Voyons cependant où elle donne.

Et, tirant de sa poche un plan du musée, ilallait le consulter, lorsque retentit le cri quotidien etréglementaire :

– On ferme !

Un flot de visiteurs, poussé par un gardien,apparut au sommet de l’escalier.

– Fini pour aujourd’hui, conclutChantecoq Allons-nous-en !

– Eh bien ! monsieur Chantecoq,qu’en dites-vous ? interrogeait Bellegarde en descendant lesmarches.

– Je pense, répliquait le père deColette, que ce serait perdre son temps que de chercher à savoirpar où le Fantôme est entré au Louvre et en est sorti, et que mieuxvaut chercher plutôt à savoir ce qu’il est venu y faire.

– Pour cela, reprenait Colette, ilfaudrait que nous puissions pénétrer dans la salle des Dieuxbarbares.

– J’y songe ! ponctuait ledétective.

– Malheureusement, faisait observerBellegarde, l’accès en est toujours interdit au public, et je necrois pas que la police, sous les traits de notre cher amiMénardier, soit disposée à faire une exception en notre faveur.

Tout en cheminant, nos trois interlocuteursavaient gagné la grande cour et étaient arrivés à la hauteur de lavoiturette du bossu qui stationnait toujours le long du trottoir,mais vide, cette fois, de son conducteur. Ils allaient continuerleur route, lorsqu’une voix puissante retentit tout prèsd’eux :

– Monsieur Chantecoq ! MonsieurChantecoq !

Ils se retournèrent… Pierre Gautrais, sacasquette à la main et l’air navré, se tenait devant eux.

– Eh bien ! mon brave, qu’y a-t-ildonc ? interrogeait le grand limier.

– Ça y est ! Je suis révoqué !expliquait le gardien d’un ton désespéré.

Tout en le fixant bien dans les yeux,Chantecoq reprenait :

– Tu sais ce que je t’ai promis…

– Alors, s’écria Gautrais, vous me prenezà votre service ?

– Ainsi que ta femme !

– Nous avons justement besoin d’une bonnecuisinière, soulignait gaiement Colette ; et je sais queMarie-Jeanne est un vrai cordon-bleu.

– Ça, appuyait Gautrais, j’en réponds, etje vous prie de croire que vous allez être soignés.

– Alors, s’exclamait Jacques avec bonnehumeur, vous m’enlevez ma femme de ménage ?

– Je vous demande pardon… j’ignorais…s’excusait la jeune fille.

– Je vous en prie, ne vous gênez pas…s’empressait de déclarer le reporter… Certes, je tenais beaucoup àMarie-Jeanne, mais je m’en voudrais de vous priver, ainsi quemonsieur votre père, des services de cette excellente femme… J’enserai quitte pour me procurer une autre femme de ménage.

– Marie-Jeanne vous trouvera ça…affirmait Gautrais, ravi de la tournure que prenaient pour lui lesévénements.

Et il ajouta rondement :

– Au revoir tout le monde et encoremerci !

L’excellent homme s’éloigna, tout exubérant dejoie.

Alors, Colette, s’avançant vers Jacques quis’apprêtait à prendre congé d’elle et de son père, luidit :

– Moi aussi, il faut que je vousremercie.

– De quoi donc, mademoiselle ?

– Mais du sacrifice que vous avez bienvoulu consentir en notre faveur.

– N’est-ce pas tout naturel ?

Et, s’adressant au détective qui regardait lesdeux jeunes gens avec un bon sourire, le reporter ajouta :

– Quand aurai-je le grand plaisir de vousrevoir ?

Avec bonhomie, Chantecoq répliquait :

– Mais quand vous voudrez, et le plus tôtsera le mieux. Au fait, j’y songe. Faites-nous donc l’amitié devenir dîner demain soir avec nous, sans cérémonie, en famille. Vouspourrez ainsi goûter à la cuisine de votre femme de ménage.

Instinctivement, les yeux de Jacques sedirigèrent vers Colette. Tout, en elle, semblait si bien exprimerqu’elle espérait une réponse favorable, que, sans hésiter, ilrépondit :

– J’accepte avec plaisir.

Après de cordiales poignées de main, toustrois se séparèrent. Colette, en voyant partir Jacques, dit à sonpère, avec cette exquise spontanéité qui lacaractérisait :

– N’est-ce pas, qu’il estcharmant ?

– Comme le prince du même nom, ditChantecoq en tapotant la joue de Colette qui se colora d’un jolirose.

Et, prenant le bras de son père, elle s’en futavec lui dans la direction du Carrousel.

Quand ils eurent fait quelques pas, la tête dumystérieux bossu émergea lentement de la voiturette, au fond delaquelle il se cachait. Et tout en suivant de son regard debatracien le détective et sa fille qui s’éloignaient en devisantgaiement, il murmura avec un hideux sourire :

– Je crois que Belphégor sera content demoi !…

Chapitre 11OÙ BELPHÉGOR DÉCLARE DIRECTEMENT LA GUERRE À CHANTECOQ

Le même soir, pendant le dîner, Chantecoqavait observé un silence presque complet, que sa fille s’était biengardée de troubler.

Après avoir avalé rapidement une tasse de cafésans sucre, il s’était retiré dans son studio avec sa fille…L’Histoire du vieux Louvre était restée sur sa table detravail… Il la considéra d’un air dédaigneux et s’en fut classerdans un des rayons de la bibliothèque le livre, désormais pour luiinutile. Et tandis que Colette, assise à sa place habituelle,parcourait les journaux du soir, il s’installait devant son bureauen murmurant :

– Et maintenant, à l’ouvrage !

Chantecoq prit dans le tiroir du meuble lesdeux messages signés « Belphégor » et les lisait etrelisait avec une extrême attention.

Puis, s’emparant de sa loupe, il se mit àscruter, à analyser tous les détails de cette écriture, lettre parlettre, avec le même soin qu’un graphologue professionnel.

Bientôt le visage du grand limier trahit uneassez vive surprise. Ouvrant de nouveau le tiroir, il y plongea lamain et en retira le petit bleu dans lequel Jacques Bellegardes’excusait de ne pouvoir se rendre chez lui à l’heure dite. Il ledéposa à côté des deux messages de « Belphégor » et selivra sur lui, toujours à l’aide de sa loupe, à un examen aussiminutieux que le précédent.

Quand il eut terminé, il semblait troublé…inquiet… indécis…

– C’est étrange, fit-il, trèsétrange.

Colette releva la tête.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

– Viens voir.

La jeune fille se leva ; et, tout en luidésignant les trois documents étalés devant lui, Chantecoqreprit :

– Tu vois ces trois messages ? L’unm’a été adressé par Jacques Bellegarde.

– Je le connais, soulignait Colette.

– Les deux autres ont été envoyés parBelphégor.

– Par Belphégor ?

– Parfaitement… celui-ci à JacquesBellegarde… celui-là à Mme Simone Desroches… Je te demande de leslire tous les trois lentement, posément. Tu me dirasensuite ce que tu en penses.

Colette obéit.

– Eh bien ? interrogea le détectivequand elle eut fini de lire.

– Je constate que l’écriture de M.Bellegarde est très nette, très franche, très typée, et que cellede Belphégor est incohérente, tarabiscotée et visiblementcontrefaite.

– D’accord… mais n’as-tu pas faitd’autres remarques ?

– Mon Dieu ! non.

– Veux-tu te donner la peine de fixerparticulièrement le B de Bellegarde et le B deBelphégor ?

– Volontiers.

Colette regarda pendant un instant les deuxlettres que lui indiquait son père.

Celui-ci reprenait :

– Ne trouves-tu pas que ces deuxB semblent avoir été écrits par la même main ?

– En effet, reconnut la jeune fille.

– Ce n’est pas tout, poursuivait ledétective… regarde bien à présent les boucles des C.

– Elles sont les mêmes.

– Et celles des l ?

– Pareilles !

Et, subitement angoissée, Colettes’écriait :

– Père, soupçonnerais-tu M.Bellegarde ?

Le détective garda le silence.

– C’est impossible, protestait la jeunefille avec force… Ne m’as-tu pas dit toi-même que le Fantôme avaitvoulu frapper M. Bellegarde ?

– Parfaitement.

– Et alors ?

– Je n’affirme rien ! Je constatesimplement que son écriture et celle de Belphégor ont de frappantesanalogies.

Avec émotion, Colette reprenait :

– Qui te dit que Belphégor, quand il luiétait si facile d’employer pour sa correspondance une machine àécrire, n’a pas cherché à imiter l’écriture de M.Jacques ?

– Dans quel dessein ?

– Mais pour faire dévier sur lui lesrecherches de la police.

– C’est précisément ce que je voulais tefaire déclarer ! s’écriait le grand détective.

– Alors, tu es de mon avis ?

– Entièrement.

– Oh ! que je suiscontente !

– Et moi donc ! appuyait Chantecoq…Car cette découverte circonscrit singulièrement le champ de mesinvestigations…

Et une flamme dans le regard, ilmartela :

– Cela nous prouve péremptoirement queBelphégor connaît Bellegarde… C’est donc dans l’entourage decelui-ci que je dois commencer immédiatement mes recherches.

Très satisfait de la découverte qu’il venaitde faire et qui allait peut-être lui servir de fil d’Ariane dans lelabyrinthe où il s’engageait, le limier poursuivit :

– Il est évident que, de par saprofession, et au cours des enquêtes auxquelles il s’est livré, cejournaliste a été appelé à fréquenter les milieux les plus diverset par conséquent à coudoyer des individus d’une moralitédouteuse.

« Il y a aussi ses relations privées…J’ai entendu dire que son amie, Mlle Simone Desroches,recevait chez elle une société extrêmement mélangée.

Sans s’apercevoir qu’au nom de SimoneDesroches sa fille n’avait pu réprimer un geste de dépit,Chantecoq, tout à son sujet, continuait :

– C’est donc de ce côté…

Mais le grand limier n’acheva pas. La vitre del’une des fenêtres de son studio venait de voler en éclats et ungalet rond, autour duquel une lettre était solidement fixée, s’envint rouler aux pieds de Colette.

D’un bond, Chantecoq s’élança vers la fenêtre,qu’il ouvrait précipitamment. Le petit jardin au milieu duquels’élevait la villa était désert ; mais il lui sembla qu’uneombre filait rapidement dans l’allée de Verzy, et se confondaitpromptement avec les ténèbres.

S’élancer sur les traces de cet inconnu ?Tel fut le premier mouvement du détective. Mais il réfléchit que ceserait une perte de temps inutile… Non seulement l’agresseur avaitsur lui une grande avance, mais il devait encore avoir pris sesprécautions pour échapper à une probable poursuite.

Chantecoq referma donc la fenêtre et s’enrevint vers Colette, qui avait ramassé le galet et le tendait à sonpère.

Celui-ci s’en empara et dénoua la ficelle trèssolide et très serrée qui liait la lettre au projectile improvisé.Elle portait son adresse. Il décacheta l’enveloppe et lut ce quisuit :

Monsieur Chantecoq,

Un bon conseil. Cessez de vous occuper demoi, ou il vous arrivera malheur, ainsi qu’à votre fille.

Belphégor.

Chantecoq s’écriait :

– Ça… c’est le comble de l’audace !Et les yeux étincelants, il scanda :

– Eh bien ! nous allonsvoir !

Mais son regard s’arrêta sur son enfant…Aussitôt une expression de subite angoisse se répandit sur sonmasque si énergique et si volontaire…

– Qu’as-tu, père ? interrogeaitColette, qui avait gardé tout son sang-froid et paraissait toutesurprise du trouble que manifestait son père.

Chantecoq ne lui répondit pas.

– Tu sembles préoccupé, reprenait lajeune fille… Je suppose cependant que les menaces de ce Belphégorte laissent indifférent !

– S’il ne s’agissait que de moi,reprenait le détective, je ne ferais qu’en rire… Mais il y atoi…

– J’en ris, moi aussi.

– Je connais ta bravoure et je saisqu’elle est à l’abri de toute défaillance.

– Ne suis-je pas ta fille ?

Avec un accent de paternelle tendresse,Chantecoq s’écriait, en attirant Colette contre lui :

– Tu sais bien que tu es tout pour moi…S’il t’arrivait malheur, ma chérie, ce serait la fin de monexistence !

Colette protestait :

– Je m’étonne que tu prennes au tragiqueces quelques lignes qui ne sont qu’une tentative d’intimidationdont, pour ma part, je fais entièrement fi.

– Tu as tort, ma chérie, de considérercette menace aussi à la légère.

– Pourquoi ?

– Mon flair m’avertit que nous avonsaffaire à un misérable qui ne reculera devant rien pour assurer sonimpunité.

– Et le grand Chantecoq s’effaceraitdevant lui !

– Il y a toi… d’abord… Ah ! legredin, comme il doit bien me connaître, puisqu’il a tout de suitetrouvé le défaut de ma cuirasse.

– Père… tu te dois, avant tout, à tonœuvre, à ta tâche.

– Rappelle-toi, ma chérie, qu’au momentde nous quitter pour toujours, ta pauvre mère m’a fait jurer de laremplacer à tes côtés !

– Comme elle m’a fait jurer de veillersans cesse sur toi.

– Ma petite !

– Père, je ne te reconnais plus…s’écriait Colette dont le visage resplendissait d’un véritablehéroïsme.

« Je te le répète, tu ne peux pas… tu nedois pas renoncer à la lutte, surtout au moment où tu commences àvoir clair dans les ténèbres… Et puis, n’as-tu pas déjà, comme moi,la conviction que Belphégor cherche à faire planer les soupçons surun innocent ? Et nous laisserions ce bandit accomplir jusqu’aubout son œuvre infâme ! C’est impossible !

« Père, je t’en prie, je t’en supplie,c’est encore en vivant près de toi, en partageant avec toi lesheures graves qui se préparent, que je serai le mieux à l’abri dudanger… Oui, laisse-moi me battre à tes côtés, laisse-moi partageravec toi l’honneur de ton infaillible victoire.

– Eh bien ! soit, s’écriaitChantecoq, tout frémissant de la fierté que lui inspiraitl’attitude de sa fille.

Et il ajouta, tout en déposant sur le front deColette le plus tendre des baisers :

– Pardonne-moi cette défaillance, lapremière de ma vie, mais quand il s’agit de toi, je ne suis plusqu’un père.

– Moi aussi, je t’aime tant !… maisil me semble que je t’aurais moins aimé, si tu avais cédé àBelphégor.

– Sois tranquille, affirmait ledétective, qui avait reconquis toute son énergie… Maintenant, grâceà toi, je me sens plus fort que jamais… Ce misérable, qui oses’attaquer à toi, je l’attends de pied ferme… Un homme prévenu envaut deux. Tout en nous tenant sur nos gardes, nous le forceronsbien à se démasquer, et alors…

– Alors, fit Colette en un grand crid’espérance… Chantecoq sera encore vainqueur !

Chapitre 12OÙ LE FANTÔME REPARAÎT…

La nuit enveloppait l’hôtel de MlleDesroches… Aucune lumière ne brillait derrière les persiennesfermées de la façade. Aucun bruit ne s’élevait, sauf le roulementsourd et vite éteint de voitures lointaines… Seules, deux fenêtresqui donnaient sur le jardin, dont les arbres confondaient leursfrondaisons avec les ténèbres de la nuit, étaient éclairées :l’une au premier étage, celle de la chambre de Simone ;l’autre au rez-de-chaussée, celle du salon où, à travers le tulleléger des rideaux, on apercevait les silhouettes d’Elsa Bergen etde Maurice de Thouars.

Ceux-ci venaient seulement de quitter Simonequi, après une très mauvaise journée, s’était enfin assoupie…Maurice de Thouars semblait particulièrement nerveux, agité… Ungeste d’impatience lui échappa… et il grommela, avec un accent decolère qu’il contenait avec peine :

– C’est trop !… Je n’en puisplus !…

– Monsieur de Thouars, reprenait laScandinave avec calme, voulez-vous me permettre de vous donner unconseil ?

Le bellâtre s’arrêta et eut un légerhaussement d’épaules.

Mlle Bergen poursuivait :

– Si vous voulez atteindre le but quevous vous proposez… il faut vous armer de patience…

– Croyez-vous que je n’en aipas ?

– Jusqu’à ce jour vous avez étéraisonnable… Eh bien ! continuez.

– Je suis à bout.

– Faites appel à votre sang-froid… J’ail’intime conviction qu’un jour ou l’autre, jour peut-être plusrapproché que vous ne le pensez, Simone ne manquera pas d’établirun parallèle entre celui qui lui a refusé de partager sa vie etcelui qui s’est fait son véritable esclave.

– Son esclave ! répétait Maurice deThouars. Vous avez dit le mot.

– Et, complétait Elsa Bergen, je ne doutepas que la comparaison ne soit toute à votre avantage…

« Voilà pourquoi je vous dis :patience ! Continuez à vous montrer envers elle celui que vousavez été jusqu’à ce jour… La confiance qu’elle vous témoignen’est-elle pas faite pour justifier vos espérances ?

– Je voudrais être plus vieux de quelquesjours, fit M. de Thouars d’un air sombre.

Minuit sonnait à un cartel suspendu à lamuraille. Mlle Bergen appuya sur le bouton d’unesonnerie électrique… Presque aussitôt, Juliette, la femme dechambre, apparut…

– Allez donc voir si Mademoiselle n’abesoin de rien ? fit la dame de compagnie.

Juliette répliquait :

– Tout à l’heure, Mademoiselle a pris satasse de camomille… avec ses gouttes… Elle m’a dit qu’elle voulaitdormir… et elle m’a recommandé de ne pas la déranger.

– Allez, vous dis-je… ordonnaitMlle Bergen avec autorité.

La femme de chambre obéit. Après avoir gravil’escalier, elle s’en fut entrebâiller doucement la porte deMlle Desroches et jeta un regard dans la chambrediscrètement éclairée par la lueur d’une veilleuse.

Simone, étendue sur son lit, dormaitprofondément.

Au même moment, une scène étrange se déroulaitdans le jardin de l’hôtel.

Surgissant d’un bosquet, une ombre se glissaitderrière les arbres… Et cette ombre était le Fantôme du Louvre.

Drapé dans son suaire noir, coiffé de soncapuchon, sans paraître nullement inquiété par les lumières quicontinuaient à briller à l’intérieur de la maison, il se dirigeasans hésitation vers la fenêtre du boudoir qui était restéeentrouverte, l’ouvrit avec précaution, et, sans provoquer lemoindre bruit, avec une souplesse toute féline, il s’introduisit àl’intérieur de la pièce… Démasquant le volet d’une lanterne qu’iltenait à la main, il s’approcha, à pas de loup, du secrétaire danslequel Mlle Desroches avait enfoui la correspondance deJacques, introduisit dans la serrure un crochet de forme bizarre,le tourna et le retourna à plusieurs reprises, sans faire entendrele moindre grincement… Au bout de quelques secondes, le battantcédait… Alors, avançant la main, le Fantôme s’empara des lettresque Simone avait déposées sur une planchette… lorsqu’une voix quis’élevait dans la pièce voisine le cloua sur place.

C’était Juliette qui revenait annoncer à ElsaBergen :

– Mademoiselle repose et je n’ai pasvoulu la réveiller.

Toujours à pas feutrés, le Fantôme se dirigeavers la fenêtre.

Mais, dans sa retraite, il heurta un petitmeuble qui tomba en entraînant une potiche qui se brisa avecfracas.

Dans le salon, surpris par ce tapageintempestif, Maurice de Thouars, Mlle Bergen et la femmede chambre, qui allait se retirer, eurent un sursaut simultané.

– Il y a quelqu’un dans cettepièce ! fit la Scandinave, tandis que Maurice de Thouars seprécipitait vers la porte du boudoir et l’ouvrait toute grande.

Un cri lui échappa.

Il venait d’apercevoir, éclairé, trahi par latramée lumineuse que projetait le lustre du salon, le Fantôme entrain d’escalader le rebord de la fenêtre.

Courageusement, il s’élança vers lui… pasassez vite, cependant, pour entraver la fuite du mystérieuxpersonnage.

Ainsi que Mlle Bergen et Juliette,qui l’avaient rejoint, il eut le temps d’apercevoir le Fantôme sefaufiler le long de la maison… Les deux femmes, terrifiées, eurentune exclamation d’épouvante… M. de Thouars, sortant un revolver desa poche, tirait une première balle dans la direction du Fantômequi, traversant d’un bond une allée, disparut derrière un buissonrapproché.

Le jeune homme se précipita au dehors,laissant seules les deux femmes qui, en proie à une vive frayeur,étaient restées figées sur place. Les chiens du voisinage faisaiententendre de furieux aboiements. Aux lucarnes des étages supérieurs,des domestiques apparaissaient, brusquement réveillés dans leurpremier sommeil.

M. de Thouars, décidé à ne pas laisseréchapper le malfaiteur, s’approchait du bosquet dans lequel ill’avait vu disparaître… et tirait de nouveaux coups de revolver àtravers le taillis touffu où il supposait que le Fantôme devaittoujours se tenir caché.

Le chauffeur, qui couchait dans une petitechambre attenante au garage, près de l’atelier, accourait,simplement vêtu d’un pantalon et d’une chemise, et pénétrait dansle buisson avec Maurice de Thouars sans y rencontrer d’ailleursaucune trace du mystérieux bandit qui, une fois de plus, semblaits’être évaporé.

Le jardinier, le valet de chambre, lecuisinier, qui étaient accourus, se joignaient à eux… improvisantune battue aux alentours.

Dans le boudoir, Mlle Bergen,retrouvant ses esprits, s’efforçait de rassurer la femme de chambrequi, épouvantée, clamait :

– Au secours ! J’ai peur ! J’aipeur !

Mais brusquement, la porte s’ouvrait… Pâle,échevelée, la figure hagarde, tragique en son déshabillé de nuitqui la faisait paraître plus pâle encore, Simone se précipitaitvers Elsa Bergen et se réfugiait dans ses bras.

Et, d’une voix saccadée, avec un accentd’indicible épouvante, elle s’écriait :

– Le Fantôme ! je viens de le voir,de ma fenêtre, qui traversait le jardin.

– Oui, c’est lui, c’est lui !…répétait Juliette, prête à défaillir.

– Calmez-vous, ma chère enfant, disaitMlle Bergen à Simone, tout en l’aidant à s’asseoir surle divan.

De nouveaux coups de feu retentissaient audehors… Des pas précipités se faisaient entendre dans le jardin oùdansait la lueur des lanternes qu’avaient allumées les domestiques…Les aboiements des chiens redoublaient, dominant par instants lavoix de Maurice de Thouars qui ordonnait :

– Pierre, cherchez là-bas, près dumur ! Vous, Louis, regardez dans les arbres… Albert, allezvoir si la petite porte est ouverte.

Tremblante, fiévreuse, haletante, affolée,Simone, qui avait saisi la main d’Elsa et celle de Juliette,répétait, en claquant des dents :

– Le Fantôme !… LeFantôme !

Mais, soudain, son regard s’agrandit encore…Il venait de se poser sur le secrétaire. D’un seul mouvement,Simone se leva, et avant qu’Elsa Bergen ait pu la retenir, elle sedirigea vers le meuble, qui était resté entrouvert.

Elle se pencha… chercha, et s’écria :

– Les lettres de Jacques… On a volé leslettres de Jacques !

La demoiselle de compagnie et la femme dechambre la reçurent dans leurs bras… Sa tête se renversa enarrière. Ses lèvres s’entrouvrirent pour exhaler une plainte… unsanglot…

Maurice de Thouars reparaissait, son revolverà la main… Derrière lui se profilaient les silhouettes du chauffeuret du gardien.

– Simone !… s’écria-t-il avecangoisse.

Il allait s’élancer. Mais, d’un geste,Mlle Bergen le retint.

– Et le Fantôme ? demanda-t-elle,tandis que, figée de peur, la femme de chambre n’osait faire unmouvement.

Gravement, M. de Thouars répondit :

– Il a disparu !

Partie 2
DE MYSTÈRE EN MYSTÈRE

Chapitre 1OÙ CHANTECOQ APPREND SUCCESSIVEMENT LA DISPARITION DE JACQUESBELLEGARDE ET LA RÉAPPARITION DE BELPHÉGOR

Il était neuf heures du matin… Sur la petiteterrasse attenant à sa maison et recouverte d’une véranda,Chantecoq, installé dans un confortable rocking-chair, parcouraittranquillement les journaux, lorsque, brusquement, il releva latête. Des pas rapprochés faisaient grincer le gravier de l’alléecentrale.

Le détective aperçut Pierre Gautrais qui sedirigeait vers lui, accompagné d’un homme d’une trentaine d’années,en costume de sport, et d’un garçon qui, habillé d’un vêtementrembourré de dresseur, tenait en laisse deux magnifiques chiensdanois, Pandore et Vidocq.

Chantecoq, se levant, fit quelques pas verseux. Lorsqu’ils les eut rejoints, Gautrais aussitôtprésenta :

– Monsieur Carabot, directeur du chenilde la rue Saint-Honoré.

Ce dernier salua le détective qui, simplement,cordialement, lui tendit la main.

M. Carabot déclarait, en lui montrant les deuxchiens :

– Ainsi que vous me l’avez demandé,monsieur Chantecoq, je vous amène Pandore et Vidocq, les deux plusbeaux numéros de mon chenil.

– Sont-ils bien dressés ?interrogeait Chantecoq.

– Vous allez voir ! fit le marchandavec un air très sûr de lui.

Et tout de suite il ordonna à sonemployé :

– Détachez-les !

Le garçon obéit. M. Carabot, tout en désignantune fenêtre ouverte de la villa à ses deux pensionnaires, qui,assis devant lui, le contemplaient de leurs yeux pétillantsd’intelligence, fit simplement :

– Allez !

Pandore et Vidocq s’élancèrent, escaladèrentles marches de la terrasse et, franchissant le rebord de lafenêtre, disparurent en un clin d’œil à l’intérieur de lamaison.

– Hé là ! observait Chantecoq un peuinquiet ; j’espère bien qu’ils ne vont rien démolir chezmoi…

– Soyez tranquille ! rassurait ledirecteur du chenil.

Et, prenant dans sa poche un sifflet, il entira un son aigu et prolongé.

Aussitôt, les chiens reparurent… seprécipitèrent vers lui, s’en vinrent se coucher à ses pieds.

– Bravo ! appuyait le grand limier,très satisfait de cette expérience.

Le directeur s’approchait de son employé etlui donnait quelques ordres à voix basse.

Le garçon se dirigea vers le soupirail de lacave et, tirant de sa poche une scie à métaux, il fit semblant des’attaquer à l’un des barreaux.

M. Carabot n’eut même pas besoin de prononcerune parole.

Un simple coup d’œil lancé aux deux chienssuffit pour que ceux-ci s’élançassent sur le faux cambrioleur etl’immobilisassent avec une rapidité foudroyante, l’un en luisautant à la gorge, l’autre en l’empoignant par une jambe.

Il était visible que celui-ci, sous peined’être dévoré, ne pouvait plus faire un mouvement.

De nouveau, le marchand fit entendre un coupde sifflet et instantanément les deux danois lâchèrent le garçon ets’en vinrent s’étendre devant leur maître.

– C’est parfait !… déclaraitChantecoq. Je crois qu’ils feront très bien mon affaire.

Et, se tournant vers Gautrais qui admirait lesdeux superbes bêtes, Chantecoq ordonna :

– Va dire à ta femme de leur préparer unebonne pâtée.

Et il réintégra son studio.

Colette était en train de disposer des fleursdans un vase de cristal qui ornait la table de travail dudétective.

S’avançant vers elle, Chantecoq fit, tout enl’embrassant :

– Bonjour, ma chérie !

– Bonjour, père, fit Colette en luirendant son baiser.

Et, tout de suite, d’un ton anxieux, cettedemande :

– Rien de nouveau ?

Le détective répliquait :

– Non, rien encore. Et toi, tu n’as pastrop rêvé à Belphégor ?

– Je n’ai jamais si bien dormi.

Tout en l’enveloppant d’un regard qui révélaitsa profonde tendresse, le détective reprit :

– Alors, bien vrai, tu n’as paspeur ?

Crânement, Colette ripostait :

– Pourquoi aurais-je peur ? N’es-tupas toujours le plus fort ?

Une sonnerie de téléphone retentit.

Le limier décrocha l’appareil et écouta.

Sans doute la communication était-elleimportante, car, malgré sa grande maîtrise de lui-même, il parut àla fois surpris et préoccupé.

À son tour, il lança dans le cornetd’ébonite :

– À la description que vous m’en faites,c’est évidemment le Fantôme du Louvre qui vous a rendu visite lanuit dernière.

Il se tut, écouta de nouveau ; puis illança dans le cornet :

– Allô !… Je veux bien. Mais à lacondition formelle que la police officielle ne sera pas saisieavant que j’aie fait mon enquête… Allô !… oui… mes méthodessont tellement différentes… Vous me comprenez, n’est-ce pas ?Très bien ! parfait ! entendu !… Je vais venir toutde suite. Au revoir, mademoiselle !

Et, tout en raccrochant l’appareil, Chantecoqscanda :

– Décidément, ce Belphégor a toutes lesaudaces.

– Qu’a-t-il encore fait ?interrogeait Colette avec un accent de vive curiosité.

– Il paraît que, la nuit dernière, leFantôme du Louvre s’est introduit chez Mlle SimoneDesroches.

– L’amie de M. Bellegarde… précisa lajeune fille en pâlissant légèrement.

Sans paraître remarquer le trouble qui s’étaitemparé d’elle, Chantecoq poursuivait :

– Il se serait emparé d’un paquet delettres écrites par ce journaliste et que Mlle Desrochesavait elle-même serrées pendant l’après-midi, dans un meuble dontelle seule avait la clef.

Et comme s’il se parlait à lui-même, ilscanda :

– Pourquoi ce nouveau vol ?…Décidément, cette affaire devient de plus en plustroublante !

– Père, observait Colette, est-on biensûr que ce soit le Fantôme du Louvre qui ait commis celarcin ?

– La demoiselle de compagnie deMlle Desroches, qui vient de me téléphoner, m’en a faitune telle description qu’il ne peut y avoir aucun doute à cesujet !

– C’est vraiment extraordinaire !murmurait Colette, tout en s’efforçant de dissimuler la profondeémotion qui s’était emparée d’elle.

– Tellement extraordinaire, martelait lelimier, que je vais de ce pas me rendre chez MlleDesroches.

Il n’avait pas achevé cette phrase que laporte s’ouvrait avec fracas.

Rouge comme une tomate, le chapeau de travers,essoufflée, affolée, la bonne grosse Marie-Jeanne se précipitaitdans le studio en criant :

– Monsieur Chantecoq !… MademoiselleColette !…

Et elle se laissa tomber de tout son poidsdans un fauteuil qui, malgré la solidité de ses pieds en acajoumassif, fit entendre une plainte inquiétante.

– Voyons, qu’avez-vous ?interrogeait Colette en se précipitant vers sa nouvellecuisinière.

Suffoquée, celle-ci haletait :

– M. Jacques n’était pas chez lui ;et la concierge m’a affirmé qu’il n’était pas rentré de lanuit.

– Que dites-vous là ? s’exclamait lafille de Chantecoq tout en dirigeant son regard angoissé vers sonpère qui fronçait légèrement ses sourcils.

Mme Gautrais poursuivait :

– Je suis passée au PetitParisien. Là, on m’a dit qu’on n’avait pas revu M. Jacquesdepuis hier soir huit heures. Aussi j’ai peur qu’il ne lui soitarrivé malheur !

– Ne nous frappons pas ! déclaraitChantecoq. L’enquête que fait en ce moment Jacques Bellegarderéclame, ainsi que toutes celles de ce genre, la plus parfaitecirconspection et le plus grand mystère. Il se peut fort bien qu’ilait cru utile de s’absenter.

– Père, s’écriait Colette, j’ai lepressentiment qu’il est arrivé malheur à M. Jacques.

– Calme-toi, mon enfant !

– Pourvu que Belphégor, qui doit le haïrférocement, ainsi que tous ceux qui s’acharnent à sa poursuite, nel’ait pas, ainsi qu’il l’en menaçait, lâchementassassiné !

– Ne te mets donc pas de pareilles idéesen tête.

– Le vol de ces lettres n’est-il pasextrêmement troublant ?

– J’en conviens !

– Belphégor n’aurait-il pas dérobé cettecorrespondance dans le dessein de renforcer les charges qu’ilcherche à accumuler contre Bellegarde ?

– C’est fort probable, reconnaissaitChantecoq, très impressionné par la logique de sa fille.

Celle-ci continuait :

– Une fois en possession de cesdocuments, Belphégor n’aurait-il pas trouvé plus prudent des’éviter toute contradiction en supprimant le malheureux ? Etqui sait, si demain, les journaux ne nous apprendront pas que grâceaux machinations de ce bandit, M. Jacques s’est soi-disant suicidé…avouant ainsi qu’il était le Fantôme du Louvre !

– Ma chère Colette, reprenait Chantecoq,j’ai souvent admiré ton imagination et je l’ai admirée d’autantplus que, sauf de rares exceptions, elle était toujours d’accordavec la réalité.

« Permets-moi, cependant, de te faireobserver qu’aujourd’hui elle t’entraîne à des déductions dont jesuis loin de partager le pessimisme.

Et, avec un accent d’énergie qui se tempéraitd’une expression de douce et tendre affection, le célèbre limiercontinua :

– Je t’assure que tes hypothèses nereposent sur aucune base solide.

– Ah ! comme je voudrais que tueusses encore raison ! laissa échapper la jeune fille.

Devinant que le cœur de son enfant était prisencore plus qu’elle ne s’en doutait elle-même, Chantecoqreprenait :

– As-tu toujours confiance enmoi ?

– Plus que jamais !

– Eh bien ! ma chérie, en toutefranchise, je tiens à te déclarer que j’ai la conviction trèsnette, très arrêtée, que non seulement Jacques Bellegarde estvivant, mais qu’il dînera ce soir avec nous. Là-dessus je te dis« au revoir » ; car il faut que je passe chezMlle Desroches.

– Promets-moi que tu ne vas pas bougerd’ici pendant mon absence !

– Oui, père.

Chantecoq embrassa le front de sa fille, puis,se retournant vers Marie-Jeanne, il lui murmura à l’oreille.

– Je vous la confie !

– Monsieur, affirmait Marie-Jeanne avecune sincérité absolue, vous pouvez entièrement compter sur moi.Tant que je serai là, il n’arrivera rien à Mademoiselle.

Et le détective quitta son studio.

Après être demeurée quelques secondes pensiveet silencieuse, Colette fit quelques pas et se laissa tomber sur unsiège.

Envahie de nouveau par l’inquiétude, ellecourba le front et se cacha la tête entre les mains.

Des larmes affluaient à ses yeux. Undouloureux sanglot gonfla sa poitrine.

« Pourquoi, se demanda-t-elle… oui,pourquoi ai-je tant de chagrin ? »

Marie-Jeanne la contempla, tout attendrie. Et,s’approchant de la jeune fille, elle fit avec bonhomie :

– Faut pas pleurer comme ça, mademoiselleColette !

Et se penchant vers la charmante enfant dontelle avait deviné le secret, elle ajouta simplement :

– Il reviendra !

Chapitre 2PREMIÈRE ENQUÊTE

Après avoir recommandé à Gautrais de monter,pendant son absence, une garde vigilante dans le jardin de lavilla, avec les deux danois, qui, d’ailleurs s’étaient tout desuite familiarisés avec l’ex-gardien du Louvre, Chantecoq s’étaitrendu immédiatement chez Simone Desroches.

Il avait été reçu par Elsa Bergen et Mauricede Thouars. Celui-ci, maintenant, ne quittait guère la maisond’Auteuil.

Tous deux avaient fait au roi des détectivesle récit exact et détaillé des événements, troublants entre tous,auxquels ils avaient assisté au cours de la nuit précédente, récitque Chantecoq avait écouté avec la plus grande attention et dont ilavait soigneusement noté dans son esprit jusqu’aux moindresdétails.

Lorsque ses interlocuteurs eurent terminé,après s’être recueilli pendant quelques secondes, ildemanda :

– Quelle heure était-il quand vous avezvu le Fantôme ?

– Vingt-trois heures, répondit nettementM. de Thouars.

– Pourriez-vous me montrer le meuble quirenfermait les lettres volées ?

– Veuillez me suivre, invitaitMlle Bergen.

Tous trois passèrent du grand salon dans leboudoir.

M. de Thouars conduisit directement le limiervers le secrétaire qui était resté ouvert.

– On n’a touché à rien ? interrogeaChantecoq.

– À rien.

– Où se trouvaient exactement leslettres ?

– Seule, répliquait la Scandinave,Mlle Desroches pourrait le dire. Mais encore sous lecoup de l’impression terrible que lui a causée ce mystérieuxattentat, elle est très souffrante, et je doute fort qu’elle soiten état de répondre.

Le limier n’insista pas…

Maintenant, il examinait avec attention lesecrétaire, qui ne portait aucune trace d’effraction.

– Il est évident, concluait-il, que levoleur, qui n’a commis aucun dégât, a dû se servir d’un instrumentextrêmement perfectionné…

« À moins qu’il n’ait réussi à seprocurer l’empreinte de la serrure, ce qui donnerait raison à sespremières déductions, à savoir qu’il faut chercher le coupableparmi les intimes de notre jeune poétesse…

– Peut-être, observait MlleBergen, la photographie des empreintes donnera-t-elle quelquerésultat ?

– Je puis, dès à présent, vous affirmerque non… déclarait le célèbre limier avec force… et je vais vous endonner la preuve…

« D’après la description que vous venezde m’en faire, le bandit qui s’est introduit cette nuit ici est lemême que celui que j’ai rencontré au Louvre, il y a deux nuits, aupied de la statue de Belphégor, dans la salle des Dieuxbarbares.

– Comment ! vous l’avez vu ?s’exclamèrent simultanément la demoiselle de compagnie et le beauMaurice.

– Comme je vous vois ! répliquaitChantecoq.

Et d’un ton mordant, incisif, ilmartela :

– Et j’ai constaté qu’il portait desgants noirs, grâce auxquels il pouvait, sans risquer de se trahir,manipuler les objets les plus divers.

– D’où, appuyait M. de Thouars, ladifficulté très grande de se procurer, sur ce mystérieuxmalfaiteur, d’utiles renseignements.

– Fort heureusement, déclarait le roi desdétectives, nous avons à notre disposition d’autres moyensd’investigation qui, lorsqu’on sait s’en servir…

Il s’arrêta… réfléchit un instant, puisdemanda à ses deux interlocuteurs :

– Où se trouvait exactement le Fantôme,lorsque vous l’avez aperçu ?

– Il était en train d’enjamber la fenêtreque voici, répliquait M. de Thouars.

– Qui vous a signalé sa présence ?interrogeait le limier.

La demoiselle de compagnierépondait :

– Le bruit qu’a fait en tombant unepotiche qu’il a renversée lorsqu’il gagnait la fenêtre pours’enfuir.

– Alors, poursuivait M. de Thouars, je mesuis précipité à sa poursuite… Je l’ai vu, dans le jardin,s’élancer derrière un bosquet. J’ai tiré dans sa directionplusieurs coups de revolver ; mais j’ai dû le manquer, car ila disparu sans laisser la moindre trace.

– En êtes-vous bien sûr ? soulignaitChantecoq.

– Absolument… car avec les domestiquesqui étaient accourus, j’ai fouillé le jardin… nous n’avons riendécouvert… rien… absolument rien !

– C’est infiniment curieux !définissait Chantecoq.

Se tournant vers Maurice de Thouars, ledétective ajouta :

– Allons visiter le jardin !

Il sortit, d’un pas rapide, avec Maurice deThouars.

Mlle Bergen les vit se diriger tousdeux vers le bosquet à l’abri duquel le Fantôme semblait s’êtreévaporé… Ils marchaient lentement, très lentement. Chantecoqobservait minutieusement le sol de l’allée. Il s’arrêta un longmoment devant le buisson, y pénétra, examina attentivement laterre, qui ne portait aucun vestige de pas ; les branches quine révélaient aucune cassure, les feuilles qui ne semblaient mêmepas avoir été froissées. Il en tira la déduction logique queBelphégor avait dû contourner le bosquet, et que, contrairement àl’avis de M. de Thouars, il ne s’y était pas dissimulé un seulinstant.

Bientôt il rejoignit son guide et, sansprononcer une parole, il traversa le jardin dans toute sa largeuret s’en fut droit au mur qui contournait la propriété.

Sa surface était absolument lisse. Aucunespalier, aucun treillage n’y était fixé…

Fraîchement recrépi, il ne portait aucuneaspérité capable de favoriser une escalade. Les arbres qui sedressaient dans le parc en étaient trop éloignés pour que l’on pûtsupposer qu’ils eussent permis, grâce à eux, d’en atteindre lefaîte, défendu, d’ailleurs, par une armature très serrée de débrisde verre et de tessons de bouteilles.

Toujours silencieux, Chantecoq, que M. deThouars suivait comme une ombre, se mit à longer le mur le longduquel courait une plate-bande fleurie et parfumée dont rien neparaissait avoir dérangé l’harmonie. Tout à coup, il s’arrêta.

Il se trouvait devant une petite porte peinteen vert sombre et dont la serrure commençait à se couvrir de tachesde rouille.

– Où donne-t-elle ?questionna-t-il.

– Dans une petite rue… répliqua M. deThouars, qui s’appelle, je crois, le chemin des Lilas.

Chantecoq appuya sur le loquet… La porterésista.

– Elle est condamnée depuis longtemps,déclarait son compagnon.

Le détective se remit en marche… Comme ilatteignait un bâtiment d’un seul étage, mais très élevé, et dontl’architecture d’une bizarrerie ultra-moderne empêchait de définirà première vue la destination, il demanda d’un ton bref :« Qu’est cela ? »

– L’atelier de Mlle Desroches,définit Maurice de Thouars.

Chantecoq s’approcha… Son guide le devança etouvrit la porte toute grande, invitant du geste le limier àpénétrer dans l’étrange studio.

Après avoir promené autour de lui un regardinquisiteur, Chantecoq fit d’un ton subitement intéressé :

– Qui sait si le Fantôme n’a pas réussi àse cacher sous l’un de ces vastes bahuts ?

– C’est impossible ! affirmait M. deThouars… La nuit, la porte de l’atelier est toujours fermée à clef.Il n’a donc pas pu s’y réfugier. Cependant, monsieur Chantecoq, sivous voulez vous rendre compte, rien de plus facile…

– C’est inutile ! refusait ledétective.

Et tout en esquissant un sourireindéfinissable, il articula :

– C’est à se demander si Belphégor n’apas des ailes.

Puis il ajouta :

– Est-ce que je pourrais examiner denouveau le secrétaire qui se trouve dans le boudoir deMlle Desroches ?

– Tant que vous voudrez, monsieurChantecoq.

Ils rentrèrent tous deux dans le salon oùMlle Bergen les attendait.

Chantecoq se dirigea aussitôt vers le meubleet s’emparant de sa loupe, il fixa, à travers la lentille de verre,son œil sur la serrure, cherchant à se rendre compte si lemalfaiteur s’était servi d’une fausse clef ou d’un crochet spécial,lorsqu’un cri échappa à la Scandinave :

– Simone !… Quelleimprudence !

Le détective se redressa et tourna latête.

Pâle, les yeux cernés, le visage douloureux,Mlle Desroches, dans un déshabillé dont la sobreélégance ajoutait encore à la troublante et morbide beauté,s’avançait d’un pas hésitant, en s’appuyant au bras de sa femme dechambre.

– Monsieur Chantecoq, fit-elle d’une voixalanguie, j’ai su que vous étiez là et j’ai tenu à vous remercierde l’empressement que vous avez mis à répondre à mon appel.

Tandis que sa demoiselle de compagnie l’aidaità prendre place sur un canapé, elle ajouta :

– J’ai eu peur et j’avais tant besoind’être rassurée…

Elle s’arrêta comme pour reprendrehaleine.

Puis elle reprit d’une voix où, par instants,passaient encore des frémissements de peur :

– Depuis le moment où, de la fenêtre dema chambre, j’ai vu le bandit bondir à travers le jardin, je n’aipas cessé d’avoir sa terrible image devant les yeux. Maismaintenant que vous voilà, monsieur Chantecoq, je me sens déjàrassurée.

Et, tout en s’efforçant de sourire, elleajouta :

– Avez-vous fait quelque découverteintéressante ?

– Rien de précis encore… répliquait leroi des détectives. Mais si cela ne vous fatigue pas trop,peut-être pourriez-vous me donner quelques utilesrenseignements ?

– Interrogez-moi, je vous en prie.

– Ce sont bien des lettres que le Fantômevous a dérobées ?

– Parfaitement.

– Des lettres intimes ?

– Des lettres intimes.

– Ces lettres, d’après ce que m’atéléphoné Mlle Bergen, étaient bien de JacquesBellegarde ?

– Oui, monsieur.

– Je vous remercie, mademoiselle.

Chantecoq se tut.

Simone, vivement, lui prit la main. On eût ditque ses angoisses, qui s’étaient momentanément apaisées,l’assaillaient de nouveau. Et d’un ton suppliant, elleexprima :

– Monsieur Chantecoq, ne m’abandonnezpas.

– Simone, je vous en prie, calmez-vous,conseillait Elsa Bergen.

– Nous sommes là pour vous défendre,s’écriait M. de Thouars.

– N’ayez aucune crainte, mademoiselle,affirmait Chantecoq ; je suis certain que le Fantôme nereparaîtra jamais chez vous.

– Pourtant, objectait Simone d’une voixtremblante, il est retourné deux nuits de suite au Louvre.

– Sans doute, expliquait le détective,parce que, lors de sa première visite, il n’avait pas atteint sonbut… tandis qu’ici…

– Tandis qu’ici ?

– Il a emporté ce qu’il désirait.

– Les lettres de Jacques… scanda la jeunefemme.

Et, les traits bouleversés, les lèvrestremblantes, elle poursuivit :

– Voilà justement ce quim’épouvante ! Le Fantôme veut certainement se servir de ceslettres contre lui… pour s’en venger… C’est affreux !…

« Laissez-moi tout vous dire. Bien que degraves dissentiments, qui ont eu pour conséquence une irrémédiablerupture, se soient élevés entre lui et moi, j’ai aimé, j’aimeencore M. Bellegarde, et la pensée qu’il puisse lui arriver malheurme rend folle.

– Jacques Bellegarde est de taille à sedéfendre, répliquait le détective.

Simone reprenait :

– Écoutez-moi, monsieur Chantecoq. Ce quej’ai à vous dire est très grave et peut jeter – qui sait ? –une lueur sur cette ténébreuse affaire !

« J’ai reçu, il y a quarante-huit heures,un billet signé « Belphégor » et le menaçant des plusterribles représailles s’il persistait à s’occuper de cette affairedu Louvre. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?… Tant que cebandit n’aura pas été découvert et arrêté, je ne vivrai pas…

« Depuis ce matin, j’ai fait téléphonerplusieurs fois chez Jacques et au Petit Parisien. On nousa répondu qu’il n’avait reparu ni à son domicile ni au journal. Jetremble qu’il ne lui soit arrivé malheur. Monsieur Chantecoq,voulez-vous me rendre le grand service de vous informer ?…

« Et, bien qu’il n’y ait plus, entre M.Bellegarde et moi, d’autre lien que celui d’un souvenir qui, pourmoi, ne périra jamais, soyez assez bon pour me donner de sesnouvelles… et puis aussi… si ce n’est pas abuser de votre bonté…pour… oui… pour veiller sur lui !

Chantecoq tout en la regardant d’un air desincère compassion, déclarait :

– Mademoiselle, vous pouvez d’autantmieux compter sur moi que je suis déjà en rapports avec M.Bellegarde et qu’il m’est infiniment sympathique.

– Merci !… balbutia faiblementMlle Desroches, fermant les paupières et laissantreposer sa tête sur l’un des coussins du canapé.

Chantecoq s’inclina devant elle, ainsi quedevant Mlle Bergen, et il allait se retirer, reconduitpar Maurice de Thouars, que le désespoir de Simone semblaitvivement affecter, lorsque Mlle Bergen, très soucieuse,très peinée, elle aussi, fit, en s’approchant du célèbredétective :

– Monsieur Chantecoq, j’aurais un mot àvous dire.

– Je vous en prie, mademoiselle.

La Scandinave demanda :

– Pouvons-nous, maintenant, prévenir lapolice ?

Chantecoq réfléchit pendant quelquessecondes.

Puis il déclara gravement :

– Pas encore !

Elsa Bergen fit un signe d’acquiescement.Puis, elle articula :

– C’est entendu, monsieur, nous garderonsle silence tant que vous le jugerez nécessaire.

Les deux hommes s’éloignèrent.

Dans le vestibule, M. de Thouars, tout enprenant congé du détective, lui demanda :

– Alors, monsieur Chantecoq ?

– Nous marchons de mystère en mystère,répliqua celui-ci.

– Espérez-vous ?…

– Quoi donc ?

– Démasquer ce bandit ?

– Si je l’espère !…

Et le grand détective, avec l’accent d’une foirayonnante et d’un indomptable courage, martela ces trois syllabesdans lesquelles il engageait tout son honneur et toute sagloire :

– J’en suis sûr !

Chapitre 3LES BONBONS EMPOISONNÉS

Une demi-heure après, Chantecoq avait regagnéson studio et s’installait tout de suite à sa table de travail.

Il ouvrit le tiroir qui renfermait les billetsde Belphégor, ainsi que celui de Jacques et il les étala tous lestrois devant lui.

Puis, s’armant de sa loupe, il recommença àexaminer les documents avec une attention peut-être encore plusaiguisée que la première fois.

– C’est extraordinaire !murmura-t-il. Plus on les étudie et on les compare, plus on al’impression que certains de ces caractères ont été tracés par lamême main.

« Et, pourtant, mieux que personne, j’ensuis sûr, Jacques Bellegarde ne peut pas être le Fantôme du Louvre,puisque celui-ci, par deux fois, tenta de l’assassiner. Décidément,ce Belphégor dépasse en habileté tous les faussaires de maconnaissance !

Un bruit de pas légers se fit entendre dans lapièce. C’était Colette qui rejoignait son père.

D’une voix presque tremblante, elle luidemanda :

– Père, as-tu appris quelque chosed’intéressant ?

Chantecoq répondit :

– Les constatations que j’ai faites chezMlle Desroches n’ont fait qu’affermir ma conviction queBelphégor cherchait à rejeter sur Jacques Bellegarde laresponsabilité de ses sinistres exploits.

– Alors, s’écriait la jeune fille enpâlissant, mes pressentiments seraient fondés !

– Colette ! reprochait le détectiveavec un accent de douce vérité, je ne te reconnais plus !…

« Ressaisis-toi, ma chère enfant… Monflair me dit que nous ne tarderons pas à avoir des nouvelles deJacques Bellegarde.

– Pourvu que Belphégor ne l’ait pas tué,comme le gardien Sabarat !

– Je donnerais bien ma tête à couperqu’il est vivant.

À peine Chantecoq avait-il proféré cettephrase, que des aboiements retentirent dans le jardin. Le détectivese leva et s’en fut vers la fenêtre.

Un cri de joie lui échappa.

– Parbleu ! Voici M.Bellegarde !

Colette, subitement joyeuse, s’en futrejoindre son père. Gautrais après avoir calmé les chiens,accompagnait le reporter jusqu’à la maison. Chantecoq s’en futau-devant de lui et l’accueillit à la porte de son studio. Tousdeux échangèrent une chaleureuse poignée de main.

À la figure pâle, aux traits tirés, àl’expression des yeux du jeune reporter, le roi des détectives etsa fille devinèrent qu’au cours de la nuit précédente il avait dûêtre mêlé à de graves événements… Et tandis qu’il le faisaitpénétrer dans la pièce, il lui demanda :

– Que vous est-il donc arrivé ?

Bellegarde riposta, tout d’unetraite :

– J’ai tout simplement failli êtreassassiné !

Colette tressaillit et fut sur le point des’écrier :

« Je m’en doutais ! »

Mais elle se contenta de pousser un profondsoupir.

Chantecoq invita Jacques à s’asseoir et seréinstalla tranquillement devant son bureau.

Colette, muette, attendit, debout, près dujournaliste, qui attaqua aussitôt :

– Hier soir, j’étais au PetitParisien en train de corriger les épreuves de mon article,lorsqu’un coup de téléphone me prévint que mon ami, le peintreDermont, que vous connaissez certainement de réputation, était auplus mal. Jugez de ma surprise : la veille, je l’avaisrencontré, boulevard Montmartre, et il m’avait paru en parfait étatde santé. La personne qui me téléphonait, un de ses voisins, merépondit que Dermont avait été frappé, dans la journée, d’unecongestion cérébrale et qu’il n’avait pas repris connaissance. Dansces conditions, je n’hésitai pas à prendre le train pourNesles-la-Vallée, où Dermont habite toute l’année dans unecharmante propriété où j’ai passé souvent avec lui, en touteintimité, d’excellents moments. Deux heures après, je descendais àla gare de Nesles.

– Quelle heure était-il ? coupaitChantecoq.

– Vingt-trois heures environ.

– Bien… continuez.

Le reporter reprit :

– Je m’engageais sur la route obscure etbordée de grands bois touffus qui conduit à la villa de moncamarade, lorsque, au bout de trois cents mètres environ,j’aperçus, arrêtée sur le bord du chemin, près d’un tas decailloux, une auto à conduite intérieure et de couleur sombre. Unchauffeur, vêtu d’une salopette, le visage barré d’une noiremoustache, une casquette de cycliste enfoncée sur les yeux, tout ens’éclairant à l’aide d’une lampe baladeuse, était en traind’examiner une des roues arrière de sa voiture. En entendant lebruit de mes pas, il se retourna et me cria : « Vous nepourriez pas me donner un petit coup de main ? »

« Je m’approchai. Le chauffeurm’expliqua : « Je crois que c’est un roulement à billesqui est fusillé. C’est bien embêtant ! »

« Je me penchai pour me rendre compte…Mais au même moment, je reçus sur la nuque un coup de matraque quim’assomma littéralement et je perdis connaissance.

« Lorsque je revins à moi, j’étais étendudans l’auto qui filait dans la nuit à toute allure. À mes côtés, setenait un personnage dont je ne pus pas très bien distinguer lafigure. Je remarquai seulement qu’il était bossu et qu’il tenait àla main un revolver qui indiquait clairement qu’il était prêt àm’expédier dans l’autre monde si je manifestais le moindre signed’existence.

« Je gardai mon immobilité et je refermailes paupières, que j’avais d’ailleurs à peine entrouvertes. Je fisbien, ainsi que vous allez le voir.

« En effet, quelques minutes après,l’auto stoppa sur un pont qui traverse l’Oise. L’homme à lasalopette descendit de son siège, ouvrit la portière, m’empoignapar les jambes, le bossu me soutint par les épaules et ils medescendirent ainsi de l’auto.

« Retenant mon souffle, me figeant dansune immobilité presque cadavérique, je me disais : « Ilsvont certainement me jeter dans l’Oise, et cela fait admirablementmon affaire, car je nage et je plonge à merveille… » Et bienque j’éprouvasse à la base du crâne une assez forte douleur, je mesentais encore assez d’énergie et de force pour échapper à la mortpar immersion, à laquelle ces mystérieux gredins semblaient medestiner.

« Mes prévisions allaient immédiatementse réaliser. En effet, tous deux, sans la moindre hésitation deleur part et sans la moindre résistance de la mienne, mebasculèrent par-dessus le parapet et je tombai dans la rivière aumilieu d’un remous qui se referma sur moi. La nuit était obscure.J’en profitai pour nager entre deux eaux, et me dissimuler derrièreune grosse pile du pont, afin de laisser croire à mes assassins quej’avais coulé à pic.

« Ma ruse réussit. Cinq minutes après,cinq minutes qui me parurent longues comme des siècles, et pendantlesquelles le bossu et l’homme à la salopette durent rester enobservation afin de s’assurer que je n’étais pas remonté à lasurface, j’entendis le ronflement du moteur de leur auto quis’éloignait dans la direction de Paris… J’étais sauvé !

« Je nageai alors vers la berge… Lorsqueje l’atteignis, j’étais à bout de forces et je m’évanouis presqueaussitôt parmi les roseaux, sur le bord de la rivière. Quand jerevins à moi, il faisait grand jour… J’eus l’impression que jem’arrachais péniblement à la lourdeur d’un pesant sommeil… Je meredressai sur mon séant… Bien que le coup de matraque de monadversaire eût porté à faux, ma nuque et mon épaule droite étaientencore un peu douloureuses…

« Mais je compris tout de suite que cettedouble contusion était sans gravité. J’avais surtout froid, trèsfroid…

« Enfin, je parvins à me remettre sur mesjambes, à gagner la route et à pénétrer dans une auberge, où je mefis servir un grog bien chaud que j’avalai d’un trait. Puis je merendis chez mon ami Dermont qui, d’ailleurs, ne s’était jamais sibien porté.

« Je ne lui fis aucune allusion auguet-apens dont j’avais été l’objet. Je lui racontai une histoireque j’inventai de toutes pièces, dont le brave garçon se contenta.Mais il voulut à toute force que j’enlevasse mes vêtements encoremouillés, et, après m’avoir frictionné avec une vigueur qui achevade rétablir ma circulation, il me prêta des vêtements à lui etvoulut à toute force me retenir à déjeuner. J’acceptai, car jemourais de faim… Et, après lui avoir fait promettre de garder lesecret le plus absolu sur cette histoire, je pris le premier trainpour Paris, et, sans même passer chez moi, je suis venu vousretrouver ; car j’avais hâte de vous mettre au courant de mamésaventure.

Et le journaliste acheva :

– Belphégor a tenu sa promesse ; carc’est lui, j’en suis sûr, qui m’a frappé.

– Dites plutôt qu’il a voulu vous faireassassiner, rectifiait Chantecoq.

– Alors, s’écriait Bellegarde, vouscroyez que ce n’est pas lui qui m’a administré ce coup dematraque ?

– C’est impossible ! Au momentprécis où vous arriviez à Nesles-la-Vallée, Belphégors’introduisait chez Mlle Desroches, pour y dérober votrecorrespondance !

– C’est effarant !… ponctuaBellegarde, d’une voix sourde, tandis que Colette, le visagesubitement attristé, regardait fixement le sol.

– Ce n’est pas tout ! reprenait legrand limier.

Et, désignant au journaliste les troismissives qui étaient encore étalées sur la table, il fit :

– Examinez ces lettres trèsattentivement, je vous prie.

Jacques se pencha, se demandant où ledétective voulait en venir.

Au bout d’un moment, Chantecoqreprenait :

– Vous ne trouvez pas qu’il existecertaines analogies entre votre écriture et celle deBelphégor ?

Et tout en parlant, le détective désignait dudoigt au jeune reporter les lettres B et G du motBelphégor.

Jacques, très troublé, déclarait :

– À première vue, je ne l’avais pasremarqué !… Mais je dois reconnaître que, comme toujours, vousavez absolument raison…

Et, tout en fixant le détective bien en face,il ajouta :

– Et vous en concluez ?

Avec un accent de conviction profonde,Chantecoq martela :

– J’en conclus que Belphégor, après vousavoir fait assommer et jeter à l’eau par ses complices, cherche àvous attribuer ses forfaits.

Le reporter s’écriait, en un violent sursautde protestation !

– Mais c’est abominable !

Le plus tranquillement du monde, le roi desdétectives scandait :

– C’est parfait, au contraire.

– Parfait ! Comment cela ?répétait Bellegarde, au comble de la stupéfaction.

Il dirigea son regard, d’abord vers Colette, àlaquelle la présence du journaliste et l’attitude si nette de sonpère semblaient avoir rendu toute sa confiance et toute sonénergie ; puis, vers le roi des détectives, qui leconsidérait, l’œil brillant de toute la lumineuse intelligence quirayonnait en son cerveau…

Chantecoq reprit, tout en frappantcordialement sur l’épaule du jeune homme, littéralementbouleversé :

– Si vous acceptez de marcher avec moi,la main dans la main, je vous assure que d’ici peu nous tiendronsBelphégor et sa bande.

Très impressionné par l’attitude sicatégorique du grand limier, Jacques demandait :

– Que dois-je faire ?

Brusquement, Chantecoq répliquait :

– Disparaître !

– Disparaître ! s’écriaitBellegarde. C’est impossible !… c’est…

Il s’arrêta… Colette le suppliait, d’un regardanxieux, d’écouter son père, qui reprenait aussitôt :

– Ou plutôt, fit-il, de demeurer ici, àl’insu de tous, ce qui me permettra de tendre à Belphégor un piègede ma façon et dans lequel il ne manquera pas de tomber.

– Monsieur Chantecoq, reprenaitBellegarde, croyez que je serais très heureux et très fier d’êtrevotre collaborateur dans cette affaire qui a ménagé et ménageraencore au grand détective que vous êtes et au modeste journalisteque je suis des surprises sensationnelles. Mais permettez-moi devous dire que vous exigez de moi un sacrifice devant lequel j’ai unpeu le droit d’hésiter.

– Et pourquoi ?

– Vous me demandez de disparaître ?Il est évident que si vous voulez attirer Belphégor dans un de cespièges remarquables dont vous avez le secret, il est préférablequ’il me croie mort que vivant.

– Vous voyez bien ! soulignait legrand limier.

Bellegarde coupa vivement :

– Hélas ! je n’ai plus de prochesparents, je compte quelques bons amis.

– Et vous avez peur de lesinquiéter ?

– Mon Dieu, oui !

– Quand ils connaîtront la raison devotre disparition, ils seront les premiers à vous la pardonner.

– Peut-être !

– Vous pouvez dire sûrement.

– Mais il y aussi mon journal… Je me doisà lui…

Chantecoq objectait :

– Ne préparez-vous pas un coup dereportage qui vous vaudra, au contraire, toutes les pluschaleureuses félicitations de votre directeur ?

Le regard tout brillant de la loyauté quiétait en lui, Jacques s’écriait :

– N’aura-t-il pas le droit de mereprocher de m’être montré trop discret avec lui ?

Chantecoq observait :

– Votre directeur, j’en suis sûr, ne vousen voudra nullement. Votre triomphe lui fera oublier une petiteincorrection que j’affirme nécessaire… Car… la plus légèreindiscrétion risque de tout compromettre… Et je ne réponds plus derien si vous refusez de suivre, je n’ose pas dire mes directives,mais mon conseil !…

– Ce que vous me demandez là est trèsgrave, hésitait encore Bellegarde. J’ai besoin de réfléchir.

Chantecoq, les sourcils légèrement froncés,regarda sa fille, qui était redevenue soucieuse… lorsqu’on frappa àla porte.

– Entrez ! lança le détective, d’unevoix brève.

Marie-Jeanne apparut un paquet à la main… etannonça :

– C’est un commissionnaire qui vientd’apporter ceci pour Mlle Colette.

Et elle tendit l’objet, soigneusementenveloppé dans du papier gravé, entouré d’un fil d’or, et muni del’étiquette d’une grande maison de confiserie, à la jeune fille quis’en empara. Mme Gautrais s’en fut aussitôt rejoindreses fourneaux. Et Colette commença à développer le paquet…

Jacques, l’air préoccupé et plongé dans lesgraves réflexions que lui inspirait le conseil de Chantecoq,n’avait prêté pour ainsi dire aucune attention à ce menu et banalincident de la vie quotidienne.

Chantecoq, de son côté, qui souhaitaitvivement de la part du reporter une réponse favorable, s’étaitavancé vers lui… et désireux de vaincre ses derniers scrupules, illui disait :

– Si vous y tenez absolument, je puisfaire une démarche personnelle auprès de votre directeur ;mais, auprès de lui seul… en lui demandant instamment le secret leplus absolu.

Jacques allait répliquer.

Mais le visage souriant, Colette se dirigeaitvers lui…

Et tout en lui présentant une belle boîte dechocolat qu’elle tenait à la main, elle s’écriait :

– Monsieur Bellegarde, vous m’avezgâtée !

Le journaliste protestait avec un accent detrès réelle surprise :

– Mademoiselle, vous vous trompez !Ce n’est pas moi qui vous ai adressé ce cadeau…

– Et cette carte ?… observait lafille du détective.

Et Colette tendit au reporter un fin bristolsur lequel était gravé le nom de :

Jacques Bellegarde

36, avenue d’Antin.

De plus en plus éberlué, le reporter affirmaitavec force :

– Mademoiselle, je vous donne ma paroled’honneur que je ne suis pour rien dans cet envoi de bonbons, etbien que cette carte ressemble étonnamment à celles dont je faisusage…

Chantecoq, qui avait tout entendu,s’écria :

– Ah çà ! le citoyen Belphégor,aurait-il ?…

Il s’arrêta, s’empara de la boîte, et ditsimplement à Colette et à Bellegarde :

– Suivez-moi !

Il se dirigea vers le fond de son studio,ouvrit une petite porte et pénétra, avec sa fille et le reporter,dans une petite pièce bien claire qui représentait un véritablelaboratoire.

Sans prononcer une parole, il déposa la boîtesur une table encombrée de fioles, d’éprouvettes et de cornues,prit au hasard un bonbon, le cassa en deux et l’approcha de sesnarines.

– Aucune odeur suspecte, déclara-t-il.Pourtant, je parierais…

Il se leva, s’en fut vers une armoire etl’ouvrit à l’aide d’une petite clef fixée à son trousseau qui ne lequittait jamais…

Le meuble contenait une série de bouteillespharmaceutiques de toutes tailles et dont chacune portait uneétiquette précisant le liquide qu’elle contenait.

Sans la moindre hésitation, le limier ensaisit une, revint vers la table, remplit à moitié du contenu de safiole la plus petite de ses éprouvettes… et y plongea les débris dubonbon qu’il venait de rompre.

Jacques et Colette le regardaient ensilence.

Au bout de quelques instants, il saisitl’éprouvette, la plaça bien dans la lumière et la fixa tout en latenant élevée à la hauteur de ses yeux.

Peu à peu, tandis que le chocolat sedésagrégeait et teintait de brun le réactif, de nombreux globulesdescendaient dans le fond du récipient et se transformaient en unesorte de poudre grisâtre qui, formant bientôt un véritable dépôt,se dégageait nettement des autres produits, dont les morceaux dubonbon étaient composés.

Nettement, Chantecoq déclarait avec un légertremblement dans la voix :

– Maintenant, j’en suis sûr, ces bonbonssont empoisonnés !

Colette pâlit. Et Bellegardes’écria :

– Le bandit tient sa promesse !…Après moi, vous, et maintenant votre fille… Quelle lâcheté !…Quelle infamie !

Dissimulant l’émotion que lui causait lenouvel attentat dirigé non seulement contre lui, mais aussi contresa fille, Chantecoq reprenait :

– Le gredin avait bien machiné son plan…Après s’être débarrassé de vous, il comptait bien nous supprimer,Colette et moi… et vous charger de ce nouveau crime…

« Mais, je ne suis pas fâché de cetincident… car il nous montre que la chance est pour nous… Et c’estd’excellent augure !

Puis, s’adressant à Bellegarde, illança :

– Eh bien ! quedécidez-vous ?

Le reporter, avec élan, répondit :

– Vous avez raison, il faut que jedisparaisse !

– Alors, vous restez ?

– Je reste !

Tandis que le visage de Colette serassérénait, le limier et le journaliste échangeaient une des cespoignées de main qui sont mieux qu’une promesse, c’est-à-dire un deces pactes d’alliance et d’association qui font les grandes forcesque rien ne peut briser.

Chapitre 4LE TRÉSOR DES VALOIS

Ainsi que nous venons de le constater, siChantecoq avait déjà réussi à mettre debout contre Belphégor unplan de campagne qui, sans lui offrir encore de sérieuses garantiesde succès, avait au moins l’avantage d’être inspiré par la logiquemême et basé sur des événements dont il avait pu contrôler lui-mêmel’authenticité, l’inspecteur Ménardier, malgré toute l’activitéqu’il avait déployée, se débattait toujours dans les ténèbres duplus obscur mystère.

Les fouilles qu’il avait fait opérer àl’intérieur de notre grand musée, pas plus que les explorations etrecherches auxquelles il avait procédé lui-même n’avaient donnéaucun résultat.

Aucune des empreintes, que le serviceanthropométrique avait photographiées, ne correspondait aux fichesde malfaiteurs dont on tient, à la préfecture, un répertoire siexact et si complet… Et pas un des limiers chargés d’enquêter surles individus suspects, étrangers ou non, n’avait découvert lemoindre indice qui pût permettre de les accuser vraisemblablementd’être le Fantôme du Louvre.

À la direction de la police, chefs etsubalternes montraient des visages plutôt renfrognés.

En effet, l’opinion publique commençait às’énerver : plusieurs journaux avaient déjà publié quelquesentrefilets aigres-doux à l’adresse de ceux qui sont chargés deveiller sur la sécurité de leurs concitoyens. Et M. Ferval avaitconvoqué Ménardier, non pas pour le gourmander, mais pourrechercher avec lui le moyen d’en finir.

– Monsieur le directeur, déclaraitnettement l’inspecteur, plus je me creuse la cervelle, plus je medis que pour être revenu deux nuits de suite dans la salle desDieux barbares et pour n’avoir pas hésité à assommer d’uncoup de casse-tête l’infortuné Sabarat, il faut que le Fantôme soitguidé par d’importants et d’impérieux motifs, que le désir des’emparer d’un objet de valeur est insuffisant à expliquer.

– Alors ? ponctuait M. Ferval.

– J’ai d’abord cru que notre mystérieuxbandit avait eu l’intention de faire sauter le Louvre… Mais je nem’y suis guère arrêté… Car je ne vois pas très bien à qui un pareilattentat profiterait.

– En effet, à moins d’être fou.

– Et notre mystérieux gredin ne l’estpas… J’en répondrais sur ma tête… Car, pour agir ainsi qu’il l’afait, pour entrer et sortir du Louvre sans qu’on puisse se doutercomment, il ne suffit pas d’avoir toute sa raison, il faut encoreêtre doué d’un génie que je qualifierai d’infernal.

– D’accord.

– Et j’en suis arrivé à me persuaderqu’il y a là-dessous une affaire politique. Lorsque j’ai étéchargé, à plusieurs reprises, de filer des Orientaux suspects, j’aipu me rendre compte qu’il existait, dans ce pays, un grand nombrede sociétés secrètes extrêmement puissantes et qui ont desramifications un peu partout.

– Nous savons cela.

– Voilà pourquoi, déclarait l’inspecteur,j’en suis arrivé à me demander si la statue de Belphégor n’auraitpas jadis servi de cachette à l’une de ces nombreuses sectes quiserait en ce moment désireuse de récupérer les papiers qu’on yavait déposés.

– Mon cher Ménardier, c’est un sujet deroman pour Pierre Benoît, que vous me racontez là… C’est évidemmenttrès captivant, et nul doute que ce grand romancier populaire n’entirerait un très amusant récit. Mais un limier tel que vous doit seméfier de son imagination… vous auriez tort de vous engager sur unepiste qui ne peut que vous procurer une amère déconvenue. De toutce que vous m’avez dit, je ne retiens qu’une chose, car elle estcapitale, c’est que, pour être revenu deux nuits de suite auLouvre, le Fantôme doit avoir un motif aussi grave qu’impérieux.J’ajouterai qu’il n’y a pas de raison pour qu’il ne revienne pasencore dans la salle des Dieux barbares…

– Monsieur le directeur, j’allais vous ledire, et j’ai l’intention d’établir, dès ce soir, une souricièredans cette salle où il s’est déjà passé de si terribles choses.Seulement, voilà, maintenant qu’il nous sent à ses trousses, leFantôme osera-t-il reparaître ?

– Oui, si nous lui donnons le change,affirmait le haut fonctionnaire.

– Peut-être, en effet…

– Attendez un instant…

Et M. Ferval se mit à griffonner les lignessuivantes, qu’il lut ensuite à Ménardier :

Nous apprenons que l’inspecteur Ménardier,chargé d’enquêter sur l’affaire du Louvre, serait sur la piste ducoupable. Celui-ci, dans l’impossibilité de passer la frontière, seserait réfugié dans un petit village du Nord, où il serait dès àprésent traqué par la brigade mobile.

Ajoutons que l’inspecteur Ménardier estparti ce matin en mission confidentielle pour une destinationinconnue.

Nous ne dirons rien de plus, afin de nepas entraver l’action de la police, mais attendons-nous à desrévélations aussi prochaines qu’inattendues.

Sa lecture terminée, M. Fervalreprit :

– Je vais adresser immédiatement cettenote à la presse, afin qu’elle paraisse dans la troisième éditiondes journaux de ce soir. Elle ne manquera pas de tomber sous lesyeux de notre gredin. Vous allez donc rester ici bien tranquille,dans mon arrière-bureau, où l’on vous apportera à dîner. Versvingt-deux heures, avec deux agents que vous choisirez vous-même,vous vous rendrez au Louvre. Vous vous cacherez avec eux dans lasalle en question et si, comme je l’espère, dupé par notrecommuniqué, le Fantôme y revient, cette fois, il ne vous échapperapas.

– Et moi, monsieur le directeur, j’ensuis sûr ! affirmait l’inspecteur avec force.

Fidèle aux directives que lui avait donnéesson supérieur, Ménardier, le même soir, d’accord avecl’administration du musée, s’introduisait subrepticement au Louvreavec ses deux meilleurs agents.

Ceux-ci, après avoir reçu ses instructions, sedissimulèrent derrière deux grandes statues qui décoraient la salledes Dieux barbares. Ménardier se blottit dans une énormevasque où il disparut tout entier, tandis qu’à travers les largesfenêtres garnies de barreaux qui donnaient sur la cour du Louvre,les rayons de la lune se glissaient, nimbant de leur argent clairla tête du dieu Belphégor, gisant toujours au pied de son socle,sur les dalles en mosaïque encore marquées par le sang du gardienSabarat.

À la même heure, une scène étrange sedéroulait à l’intérieur de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois quidresse, en face de la célèbre colonnade de Perrault, son admirablefaçade, dont le portail, si délicatement ouvragé, date, paraît-il,de Philippe le Bel.

Au milieu du sanctuaire, désert et silencieux,brillait, devant le maître-autel, muette et perpétuelle prière, lapetite lampe aux reflets rouges qui ne doit s’éteindre jamais. Toutà coup, la porte d’un confessionnal, qui s’appuyait contre le murde l’un des bas-côtés, s’ouvrait lentement. Une ombre en sortait,puis une autre… C’étaient le bossu mystérieux et l’homme à lasalopette.

Celui-ci portait à la main une valise assezvolumineuse… Tous deux se glissèrent, à pas de loup, derrière lemaître-autel. Un instant, ils demeurèrent immobiles, l’oreille auxaguets. Mais aucun bruit ne s’élevait dans la nef, dont lescolonnades et les ogives se perdaient dans la nuit… Le bossu pritdans sa poche une lampe électrique, dont il fit fonctionner lecontact… et projeta la lumière vers le sol. Il s’agenouilla etpromena sa main sur une dalle, au centre de laquelle on pouvaitencore apercevoir les vestiges très vagues d’une fleur de lis qui,plusieurs siècles auparavant, avait été sculptée en pleingranit.

Peu à peu, la dalle se déplaça, comme si ellebasculait sur un axe invisible, et démasqua une excavation oùs’amorçait un étroit escalier de pierre.

Le bossu s’y engouffra le premier… suivi parson compagnon, dont il éclairait la marche avec sa lampe… Dèsqu’ils eurent disparu, la dalle reprit sa place.

Après avoir descendu une quarantaine demarches, les deux hommes atteignirent un couloir dont les voûtes etles parois, en maçonnerie puissante, ne semblaient pas avoir reçudes ans le moindre outrage.

Sur le sol, légèrement détrempé par uneinfiltration qui provenait du voisinage assez rapproché de laSeine, ils s’avancèrent à pas comptés, faisant fuir devant euxd’énormes rats et sautiller de non moins gros crapauds qui avaientélu domicile dans ce souterrain, désormais ignoré des humains.

Ils parcoururent ainsi une centaine de mètreset s’arrêtèrent devant une petite porte en chêne massif garnie degrosses ferrures rouillées en forme de trèfle… Le bossu heurta detrois coups espacés. La porte s’entrebâilla, livrant passage auxdeux complices, qui pénétrèrent dans une sorte de crypte en formede rotonde. Le reflet rougeâtre d’une lanterne accrochée au murenveloppait sinistrement une forme humaine assise sur un banc.C’était le Fantôme du Louvre.

Le corps drapé dans un linceul noir et la têtedissimulée dans son capuchon, il semblait attendre le bossu etl’homme à la salopette qui s’approchèrent de lui en une attitudenon de frayeur, mais de respect.

L’homme à la salopette déposa la valise à sespieds. Le bossu, tout en continuant à s’éclairer avec sa lampeélectrique, en retira un tube de la dimension et de la forme de cesbouteilles d’air qui servent à regonfler les pneusd’automobiles…

Puis, il se mit à donner quelquesexplications, à voix basse, au Fantôme qui l’écoutait attentivementet l’approuvait de quelques brefs hochements de tête.

Alors, après avoir replacé le tube dans lavalise, le bossu se releva et fit :

– Cette fois, Belphégor, la victoire està nous !

Le Fantôme se penchant vers la valise,s’empara du tube à air que le bossu y avait déposé et le glissasous son linceul. Puis, il se dirigea vers la porte, qu’il ouvrittoute grande…

Précédé par le bossu, qui avait rallumé salampe électrique, et suivi par l’homme à la salopette, il s’engageadans le souterrain qui se dirigeait vers le Louvre.

Belphégor et ses deux complices, après avoirmarché environ pendant cent cinquante mètres, arrivèrent devant unescalier exactement semblable à celui dont l’ouverture secrètedonnait derrière le maître-autel de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Ils le gravirent sans bruit et se trouvèrentbientôt en face d’un mur qui ne présentait aucune fissure.

Le Fantôme appuya le doigt sur le centre d’unepetite pierre qui, en légère aspérité, ressortait sur la paroi. Lamuraille s’entrouvrit sans le moindre bruit, sans le plus petitgrincement, laissant apparaître une ouverture par laquelles’engouffrèrent successivement Belphégor, l’homme à la salopette etle bossu qui se trouvèrent de plain-pied sur le palier où sedressait la Victoire de Samothrace, à l’endroit même oùChantecoq et Bellegarde avaient vu précédemment disparaître leFantôme.

Les trois personnages, sans s’y attarder,descendirent les degrés, et atteignirent le palier du bas.Belphégor fit signe au bossu d’éteindre sa lampe et, seul, ils’engagea dans une galerie obscure. Presque en rampant, avec unesouplesse féline, sans hésiter, sans tâtonner, en homme qui connaîtadmirablement les lieux et qui a soigneusement, méticuleusementrepéré d’avance tous les obstacles qu’il pourrait rencontrer surson chemin, il atteignit l’entrée de la salle des Dieuxbarbares… et, s’arrêtant, il déposa à terre l’instrument qu’iltenait caché sous son suaire.

Il s’agenouilla et commença à dévisser unepetite manette fixée à l’entrée du tube, d’où s’échappa aussitôtune vapeur légère, presque impalpable, dont il dirigea le jet versla salle où Ménardier et ses deux hommes se tenaient aux aguets.Puis, se relevant, il attendit, immobile, invisible dans lanuit.

Du fond de la vasque où il était tapi,Ménardier, qui avait l’ouïe excessivement fine, entendit sans douteun bruit insolite, car, tout doucement, il se leva et regardaautour de lui. Il lui sembla que l’un des inspecteurs qui sedissimulait derrière une statue chancelait comme s’il était prisd’un subit étourdissement. En proie lui-même à un malaiseindéfinissable, Ménardier sortit de la vasque. Au même instant, sonagent, comme assommé, s’écroulait sur les dalles. La tête lourde,les jambes de plomb, à demi suffoqué, Ménardier s’approcha de lui.En même temps, l’autre inspecteur sortait de sa cachette, titubant,lui aussi, comme un homme ivre. Ménardier le considéra avecstupeur. En un geste instinctif, il le saisit par le bras, maisl’homme glissa sur le sol, à côté de son collègue, près duquel ildemeura étendu, inanimé. Se raidissant contre la torpeur quil’envahissait, le limier voulut faire quelques pas… Mais, soudain,il s’arrêta, sidéré… Un spectre effrayant venait de surgir del’ombre et s’avançait lentement vers lui, du pas automatique d’unhalluciné… Machinalement, Ménardier porta la main vers sa poche àrevolver… Mais il n’eut pas le temps de saisir son arme… Le Fantômeétait près de lui, un poignard à la main. Rassemblant ses dernièresforces, qui semblaient prêtes à l’abandonner, le policier saisit lebras menaçant de Belphégor et, en même temps, il releva brusquementle capuchon qui lui masquait entièrement la tête.

Un cri, un râle plutôt, lui échappa…

Le mystérieux bandit portait un masque contreles gaz asphyxiants.

D’un bond en arrière, le Fantôme se dégagea…Ménardier voulut s’élancer sur lui, mais battant l’air de ses bras,il s’écroula, évanoui, près des corps des deux hommes qui, ainsique lui-même, ne donnaient plus signe de vie.

Tour à tour, Belphégor se pencha au-dessus destrois inspecteurs… et certain qu’ils étaient immobilisés pour unlong moment, il fit entendre un bref sifflement. Le bossu etl’homme à la salopette apparurent. Chacun d’eux portait un masqueexactement semblable à celui de Belphégor, et qui les protégeaitcontre les émanations grâce auxquelles le Fantôme du Louvre avaitréussi à endormir profondément les trois policiers…

Frôlant d’un pas ouaté les mosaïques de lasalle, les trois personnages s’approchèrent de la statue du dieudes Moabites qui gisait toujours à la même place. Mais ils ne s’yattardèrent point. Sur un signe du Fantôme, les deux acolytessaisirent à bras-le-corps le socle de la statue… et, non sanseffort, mais habilement, silencieusement, ils le poussèrent decôté, de façon à découvrir la partie des dalles sur lesquelles ilreposait.

Pendant cette délicate opération, qui demandaplusieurs minutes, le Fantôme demeura immobile… les yeux rivés surMénardier et ses agents, qui semblaient, d’ailleurs, aussi rigidesque les images de marbre et de pierre qui les entouraient… Ce futseulement lorsque le socle eut laissé entièrement apparaîtrel’emplacement qu’il recouvrait, que Belphégor regarda à terre.Éclairé par le rayonnement de la lampe électrique que le bossuavait rallumée, il fixa le rectangle plus clair, moins patiné, quis’offrait à son attention.

Bientôt il se pencha. Son doigt ganté de noirs’en fut vers une fleur de lis qui occupait le centre d’unemosaïque représentant le blason des Valois et s’y appuya avecforce… Lentement et sans bruit, comme celle deSaint-Germain-l’Auxerrois, la dalle bascula, démasquant un trounoir qui se prolongeait sous le sol.

Belphégor s’empara de la lampe du bossu et lapromena à l’intérieur de l’excavation, au fond de laquelle gisaitun coffre assez volumineux. Puis, se relevant, il adressa un simplesigne à ses deux complices qui s’étendirent tout de leur long dechaque côté de l’orifice et y plongèrent chacun un bras…

Leurs mains rencontrèrent et saisirent lespoignées métalliques fixées aux deux extrémités du coffre que, nonsans peine – car il était fort lourd – ils retirèrent de sacachette et déposèrent près de la statue renversée. Avec sa lampeélectrique, le Fantôme l’examina.

Sur le couvercle en cuir de Cordoue, quefermaient de solides ferrures rouillées, il aperçut, à demieffacées, des armes royales, au-dessus desquelles on pouvait encoredéchiffrer les initiales en or terni d’Henri III, roi de France.L’une des quatre serrures d’angle était presque entièrementdétachée…

Belphégor l’arracha tout à fait, l’examina,réfléchit un instant, puis, sans prononcer un mot, il désignasimplement l’entrée de la salle au bossu et à l’homme à lasalopette… Ce dernier s’empara du coffre et le chargea sur sesépaules, qui ployèrent légèrement sous le poids. Alors, après avoirjeté à terre la ferrure, le Fantôme, éclairant la marche, sedirigea vers la galerie, suivi par ses deux aides. En passant, lebossu reprit le tube qui était resté sur le seuil. Tous trois, telsdes ombres, gravirent l’escalier de la Victoire deSamothrace et atteignirent le palier.

Belphégor fit de nouveau manœuvrer le ressortde l’entrée secrète que, plus perspicace que les historiens et lesarchitectes du Louvre, il avait su découvrir…

Quelques instants après, nos personnagess’enfermaient dans la crypte où nous les avons vus tout à l’heurese rassembler. L’homme à la salopette, dont le front ruisselait desueur, déposa à terre le coffre et, sans perdre une minute, aprèsavoir, ainsi que le bossu, retiré son masque, il fit sauter lestrois serrures à l’aide d’un ciseau à froid qu’il avait pris danssa poche, et, vivement, il souleva le couvercle… Aussitôt, le bossuapprocha sa lampe électrique et Belphégor, qui s’était avancé, neput réprimer mieux qu’une exclamation de surprise, un cri devictoire… Le coffre était rempli de bijoux, de joyaux et de piècesd’or.

L’homme à la salopette y plongea la main… eten retira une poignée d’écus… qui étaient marqués à l’effigie duroi Henri III. Tandis qu’il les faisait retomber en cascades, lebossu, à son tour, retirait du coffre une magnifique couronneenrichie de pierreries.

– Le diadème de Catherine deMédicis ! murmura-t-il en le faisant admirer au Fantôme.

Presque aussitôt, à voix basse, mais tout enscandant ses mots d’un geste autoritaire, celui-ci murmura àl’oreille du bossu quelques paroles qui devaient être desordres ; car le bossu s’empressa de replacer le précieux etsomptueux objet à la place où il l’avait pris… et, tirant uncouteau, il attaqua une des ferrures d’angle… tandis qu’immobile,Belphégor contemplait le trésor étalé devant lui.

Une heure plus tard, la voiturette du bossustationnait, avenue d’Antin, quelques maisons plus bas que lerez-de-chaussée de Jacques Bellegarde.

Mais, cette fois, c’était l’homme à lasalopette qui se tenait sur le siège. De temps en temps, celui-cise retournait pour jeter un rapide coup d’œil vers l’entrée del’immeuble où demeurait le jeune reporter. Il était visible qu’ilattendait quelqu’un. Or, ce quelqu’un n’était autre que le bossuqui, à ce moment, était occupé à une étrange besogne.

Après avoir pénétré, à l’aide de fausses clefsdont il possédait un trousseau des plus complets, dansl’appartement du journaliste, dont il semblait connaître àmerveille toutes les dispositions, le bossu, tout en s’éclairant desa lampe électrique, était entré droit dans le bureau, dont lesvolets étaient clos et les rideaux fermés.

Après avoir refermé la porte, dont il poussale verrou, il tourna le commutateur qui faisait fonctionner lecourant d’un petit plafonnier placé au centre de la pièce, éteignitsa lampe, qu’il déposa sur la table ; et, après avoir jetéautour de lui un regard investigateur, il s’approcha de labibliothèque.

Saisissant quelques-uns des livres quigarnissaient les rayons du centre, et tout en les gardant sous sonbras gauche, il fouilla dans l’une des poches de sa houppelande, enretira un objet qu’il glissa rapidement derrière les bouquinsdemeurés sur la planche et remit les autres livres à leurplace…

Puis, se transportant jusqu’au bureau deBellegarde, après avoir choisi, d’un œil expérimenté, l’une desclefs de son trousseau, il l’introduisait dans la serrure de l’undes tiroirs qu’il ouvrit sans la moindre peine…

Il déposa d’abord à l’intérieur du meuble uneliasse de lettres, puis la ferrure du coffre Renaissance qu’ilavait prise dans l’une de ses autres poches…

Il referma soigneusement le tiroir, ralluma salampe électrique, éteignit le lustre, quitta la pièce, traversal’antichambre, sortit dans le vestibule, donna un simple tour declef à la porte et lança, devant la loge du concierge, unsonore :

– Cordon, s’il vous plaît !

Un bruit de déclic… et le bossu se retrouvadans la rue… À grandes enjambées, il rejoignit l’homme à lasalopette, grimpa près de lui, et… la voiture s’éloigna dans lanuit.

Chapitre 5OÙ MÉNARDIER LANCE UN DÉFI À CHANTECOQ

Les premiers rayons de l’aurore commençaient àcaresser les toits du Louvre et, grandissant peu à peu,s’infiltraient à travers les fenêtres, dissipant l’obscurité quienveloppait les incalculables richesses artistiques dont l’ancienpalais de nos rois est l’unique et splendide écrin. Bientôt, lesgardiens de jour se présentaient, libérant leurs confrères quiavaient été de service pendant la nuit… et qui, conformément auxinstructions qu’ils avaient reçues de la direction, et cela sur lademande de Ménardier, désireux de ne pas donner l’éveil au Fantôme,s’étaient abstenus de toute ronde dans la salle des Dieuxbarbares, ainsi qu’aux alentours.

– Rien de nouveau ? interrogèrentles arrivants.

– Rien de nouveau, déclarèrent lespartants.

L’un de ces derniers crut même pouvoirajouter, résumant d’ailleurs l’opinion quasi unanime de tout lepersonnel :

– Maintenant, c’est fini ! Si l’onveut coffrer l’assassin de Sabarat, ce n’est pas ici qu’on doit lechercher !

« Et je suis même sûr qu’il doit déjàêtre loin !

Et tandis que les uns rentraient prendre chezeux un repos bien gagné, les autres se répandaient dans les sallesdont ils avaient la surveillance.

Le successeur de Pierre Gautrais, un jeunehomme nommé Albert Droquin, qui n’appartenait que depuis quelquesmois à l’administration, s’engagea dans la galerie des Antiques,avec un autre gardien, l’un des doyens de la maison, le père Bizot,préposé à la garde de la Vénus de Milo et de toutes lesautres merveilles avoisinantes.

Comme ils approchaient de la salle desDieux barbares, Droquin s’arrêta et fit :

– Père Bizot, ne trouvez-vous pas que çasent une drôle d’odeur ?

Le vieux gardien renifla l’air.

– Ma foi, non !

– Je vous assure que si… On dirait qu’ona débouché un flacon de pharmacie.

Et, tout en pénétrant dans la salle, ilajouta :

– Ça vient de par là !

Soudain, une exclamation lui échappa.

Il venait d’apercevoir Ménardier et les deuxinspecteurs étendus à terre, inanimés, dans la position oùBelphégor et ses complices les avaient laissés.

– Père Bizot, bégaya-t-il… père Bizot,re… regardez donc !

Tous deux, maîtrisant leur émotion,s’élancèrent vers Ménardier, qu’ils reconnurent sur-le-champ.Presque aussitôt, ils constatèrent qu’il respirait assezrégulièrement et, qu’ainsi que les deux agents, il n’était queprofondément endormi.

Le vieux gardien, se ressaisissant,s’écria :

– Va vite prévenir M. leconservateur !

Droquin s’élança au dehors.

Bizot se pencha vers Ménardier qui commençaità s’évader du sommeil de plomb qui l’avait terrassé.

Plusieurs gardiens qui se trouvaient dans levoisinage accouraient, attirés par les clameurs de leurscollègues.

Les uns se précipitaient vers les troispoliciers. Les autres s’arrêtaient devant l’excavation béante quioccupait l’emplacement du socle de la statue de Belphégor. Descris, des interjections se croisaient :

– Le bandit !

– Le misérable !

– Cette fois, c’est trois victimes qu’ila faites !

– Mais non ! s’empressait derectifier le père Bizot, qui, seul, n’avait pas perdu la tête… Vousvoyez bien qu’ils sont vivants !

En effet, Ménardier et ses deux hommes,s’évadant de leur torpeur, commençaient à donner signe de vie, etlorsque M. Lavergne, le conservateur en chef, et M. Nabusson,conservateur-adjoint, que Droquin avait alertés, apparurent dans lasalle, Ménardier, redressé sur ses genoux et respirant encore avecpeine, commençait à entrouvrir ses paupières clignotantes. Aidé pardeux gardiens, il se souleva, l’air abruti… À plusieurs reprises,il passa la main sur son front, tout en bégayant :

– C’est fou !… C’est insensé… C’està croire que j’ai rêvé !

Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur lesdeux autres inspecteurs qui, eux aussi, reprenaient peu à peuconscience de la réalité, M. Lavergne s’approcha de Ménardier etlui demanda :

– Que s’est-il donc passé ?

– Ah ! c’est vous, monsieur leconservateur ? constata le policier de la voix pâteuse d’unhomme qui vient de s’évader, non sans peine, d’un long et profondsommeil.

– Oui, mon ami… voyons, remettez-vous, etracontez-moi…

– Monsieur le conservateur, c’estinimaginable !

– Ah çà ! auriez-vous vu leFantôme ?

– Oui, monsieur le conservateur, et jevous jure que j’ai même cru que ma dernière heure étaitarrivée !

Cette déclaration, faite par un gaillard quipassait à juste titre pour être doué à fois d’un grand courage etd’une parfaite honnêteté, produisit sur toute l’assistance uneimpression que nous pouvons, sans exagération, qualifier desensationnelle…

Ménardier, au milieu d’un profond silence,entama le récit du véritable cauchemar qu’il avait réellementvécu au cours de la nuit précédente. Finissant son récitpar ces mots :

– J’ai bien cru que je le tenais… Sij’avais su, je lui aurais envoyé une balle dans la peau. Mais jevoulais l’avoir vivant ! D’ailleurs, je puis vous l’avouer, jen’étais pas maître de mes moyens… J’étais tout étourdi… Je nesavais plus trop ce que je faisais… Avouez que c’estextraordinaire !

Pendant que tous l’écoutaient dans le plusprofond silence, un homme vêtu avec une élégante simplicité, lesbords de son chapeau de feutre gris légèrement rabattus sur lesyeux, se glissait dans la salle des Dieux barbares.

C’était Chantecoq.

Profitant de ce que l’attention générale étaitlittéralement absorbée par Ménardier, le roi des détectives laissaerrer ses yeux vers le sol.

Après s’être dirigé vers l’excavation d’oùBelphégor et ses complices avaient retiré le coffre qui contenaitle trésor des Valois, son regard devint tout à coup plus vif et sefixa sur la ferrure qui avait été abandonnée par le Fantôme etgisait tout près du trou noir et béant. Le détective se baissa ets’empara de la ferrure.

À plusieurs reprises, il la tourna, puis laretourna dans ses doigts… Sans doute, la trouvaille qu’il venait defaire lui parut-elle importante, car un sourire de satisfactionerra sur ses lèvres, et, lentement, il se dirigea vers le groupequi entourait le narrateur, qui s’écriait :

– Dans ma carrière de policier, j’ai étédéjà mêlé à des drames que j’ai le droit de qualifierd’extraordinaires. Mais je vous jure que je n’ai jamais rien vu depareil… et j’avoue franchement que je me demande ce qui a bien puse passer.

Une voix vibrante proféra ces mots :

– Je vais vous le dire, mon cherconfrère !

Un vif mouvement de stupeur secoual’assistance… Et tous les yeux se portèrent vers Chantecoq qui,sans que personne ne l’eût vu venir, dressait sa fine silhouetteentre M. Lavergne et Ménardier. À la vue du grand détective, levisage de l’inspecteur se renfrogna, exprimant nettement et sans lamoindre ambiguïté :

« Ah çà ! de quoi se mêle-t-il,celui-là ? »

Mais Chantecoq qui, pourtant, avait deviné lesintentions hostiles de son collègue, sans se départir de ce calmemerveilleux qui le caractérisait, reprenait, tout en désignantl’excavation :

– Il y avait là un trésorcaché !

– Un trésor ?… répéta Ménardier d’unair incrédule.

– Parfaitement ! scandait le grandlimier… Un trésor enfermé dans un coffre Renaissance.

– Qui vous le donne à penser ?

– Cette ferrure d’angle, que je viens derecueillir au bord même du trou…

Et tout en la montrant à M. Lavergne,Chantecoq ajouta :

– Je crois, monsieur le conservateur, queje ne me trompe pas.

– En effet, reconnaissait M. Lavergne, cemorceau de ferronnerie date bien du seizième siècle.

– Permettez-moi de vous faire observerqu’il porte les armes des Valois, soulignait le grand limier.

Méfiant, presque agressif, Ménardierreprenait :

– Ce n’est qu’une hypothèse !

–… Qui est confirmée, appuyait le roi desdétectives, par la précaution que le Fantôme a prise de vousendormir, ainsi que vos collaborateurs, à l’aide de gazsomnifères.

À ces mots, Ménardier ne put réprimer unegrimace de mécontentement. Et Chantecoq, tout en lui frappantfamilièrement sur l’épaule, ajouta :

– Estimez-vous heureux qu’il n’ait pasemployé de gaz asphyxiants !

L’inspecteur se mordit les lèvres.

N’était-ce pas une leçon que lui donnaitpubliquement son maître ?

Mais un agent accourait, portant un pli à sonadresse… Ménardier s’en empara et l’ouvrit d’une main fébrile.

Au fur et à mesure qu’il en prenaitconnaissance, son visage se détendait pour refléter peu à peu uneexpression de joie manifeste et presque triomphante. Et, sur un tonde certitude et même de défi, il lança :

– Monsieur Chantecoq, veuillez voustrouver, cet après-midi, vers dix-sept heures, quai des Orfèvres.Je crois que j’aurai le plaisir de vous annoncer une bonnenouvelle.

Tranquillement, le roi des détectivesrépondait :

– J’y serai, mon cher ami !

Ménardier, s’adressant à M. Lavergne et à sonadjoint :

– Messieurs, je crois pouvoir vousaffirmer que le Fantôme du Louvre ne tardera pas à être sous lesverrous.

Et, se tournant vers Chantecoq, qui avaitaccueilli cette prophétie sensationnelle, avec une indifférence nondépourvue d’une certaine ironie, il ajouta :

– On sait encore travailler à lapréfecture de police.

– Je n’en ai jamais douté, mon cherMénardier, répliqua le détective avec un accent de courtoisieparfaite.

– Alors, à tantôt, monsieurChantecoq ?

– À tantôt, mon cher Ménardier.

L’inspecteur s’éloigna avec ses deux hommes.Chantecoq glissa dans sa poche la ferrure qu’il tenait à la main etM. Lavergne, s’approchant de lui, fit sur un ton plein decordialité :

– Qu’en pensez-vous, l’as desas ?

Chantecoq répliquait :

– Monsieur le conservateur, j’ai toujourseu pour principe de ne jamais vendre la peau de l’ours avant qu’ilfût à terre.

– Alors, vous croyez que Ménardier abluffé ?

– Pas du tout !… Je suis sûr, aucontraire, qu’il est sincère… J’ajouterai même que c’est un garçontrès intelligent… Et j’en déduis que, pour avoir réussi à endormirainsi sa vigilance et accomplir cette nuit l’exploit que voussavez, il faut que notre Fantôme soit un de ces bandits comme onn’en rencontre pas plus d’un ou deux par siècle.

– Cependant, Ménardier a été des plusaffirmatifs…

– Il y a certainement une arrestationsous roche… mais… mais…

Et, après avoir pris un léger temps, Chantecoqmartela :

– Mais je puis vous déclarer que ce soir…Ménardier aura à son tableau… un innocent !

Chapitre 6UNE FLAMME QUI MEURT

Dans le grand salon de la maison d’Auteuil,Elsa Bergen et Maurice de Thouars, l’air grave, préoccupé,échangeaient quelques vagues propos, lorsqu’un valet de chambreannonça :

– Le baron et la baronnePapillon !

La baronne ne donna pas le temps à Elsa Bergende s’avancer vers elle… Elle se précipita dans le salon, clamant,avec des larmes dans la voix :

– Alors, notre chère Simone ne vapas ?…

Le baron Papillon s’approchait à son tour, et,avec le regard vide de ceux qui sont pleins d’eux-mêmes et le tondéclamatoire de ces gens superficiels qui s’efforcent de masquerleur insensibilité de profonds égoïstes, il demanda :

– Au moins, notre pauvre amie n’est pasen danger ?

Mlle Bergen répliquait avectristesse :

– Nous n’avons plus beaucoupd’espoir.

– Que dit le médecin ?

– Simone n’a pas voulu lerecevoir !

– Il fallait la forcer !

– C’eût été hâter ses derniersmoments.

À ces mots, Mme Papillon se laissatomber sur un siège. Quant à son mari, tout en s’efforçant dedonner à son masque pétri de prétention imbécile et creuse uneexpression de douloureuse surprise, il s’en fut vers Maurice deThouars et lui serra la main avec une effusion exagérée :

– Voyons, fit-il d’une voix caverneuse,que s’est-il passé ?

Dissimulant avec peine l’énervement que luicausaient toutes ces visites, Maurice de Thouarsrépliquait :

– Déjà, depuis quelque temps, la santé denotre chère Simone nous causait de grandes inquiétudes.

– N’abusait-elle pas destupéfiants ?

– Hélas ! oui… Mais ce qui l’asurtout frappée, c’est la visite de ce Fantôme.

Au mot de Fantôme, la baronne eut un sursautd’épouvante.

– Le Fantôme ! s’écria-t-elle enprojetant les bras en avant… Le Fantôme ! Ah ! ne m’enparlez pas ! Il me semble que je le vois sans cesse rôderautour de moi.

« J’avais eu l’idée de partir pour notrechâteau de Courteuil, qui est situé entre Dreux et Mantes…

« Il me semblait qu’à l’abri de ceshautes et épaisses murailles, derrière ces ponts-levis, nouseussions été plus en sécurité…

« Mais le secrétaire de mon mari, M.Lüchner, m’en a dissuadée, prétendant que si le Fantôme étaitdécidé à nous rendre visite, il pénétrerait tout aussi facilementdans notre château de Courteuil que dans notre hôtel de Paris…Alors, je suis restée ! Mais je suis à bout… Je n’en dorsplus !

– Elle était déjà un peu détraquée,soufflait l’amateur de bibelots à l’oreille du beau Maxime… Mais,avec toutes ces histoires, je crains qu’elle ne devienne tout àfait folle… Tenez… écoutez-là.

En effet, la baronne Papillon qui, à présent,ne semblait nullement jouer la comédie, continuait, tout engesticulant :

– Ce Fantôme ! Je le vois partout…La nuit, le jour… dans mon salon, dans ma chambre à coucher, dansmon cabinet de toilette…

Et, proférant un cri de terreur, elle montrad’un doigt tremblant la porte qui venait de s’ouvrir :

– Le voici ! clama-t-elle,épouvantée. C’est lui ! C’est lui !

– Mais non ! rectifiait Elsa Bergen,c’est Dominique.

Les yeux écarquillés, la baronne contemplait,un peu calmée, le valet de chambre, qui venait d’apparaître ets’avançait, d’un pas cérémonieux, vers la demoiselle de compagnie àlaquelle il dit :

– Je viens rappeler à Mademoiselle que M.Chantecoq attend déjà depuis un quart d’heure dans le boudoir.

– Chantecoq ! s’exclama la baronnePapillon. Chantecoq, le roi des détectives. Oh ! faites-leentrer ! Faites-le venir vite ! Je veux le voir… Je veuxme placer sous sa protection…

– Dominique, faites entrer M. Chantecoq,ordonnait Mlle Bergen.

Le valet de chambre se retira pour revenirquelques instants après avec le célèbre limier qui, en apercevantle couple plutôt ridicule que représentaient le collectionneur etson épouse, s’arrêta sur le seuil, en l’attitude d’un homme bienélevé qui redoute d’être indiscret. Mais Mlle Bergen,avec beaucoup d’affabilité, le présentait aux Papillon.

Chantecoq s’inclina devant la baronne, serrala main que le baron lui tendait et adressa une amicale salutationà M. de Thouars qui lui répondit avec non moins de cordialité.

Achevant de rompre la glace, la demoiselle decompagnie poursuivait :

– Le baron Papillon, qui est un grandamateur d’antiquités, est aussi le plus fin, le plus averti de tousnos collectionneurs parisiens.

Mais Mme Papillon ne donna pas à laScandinave le temps de continuer et elle s’écria :

– Monsieur Chantecoq, vous allez bientôtarrêter le Fantôme… n’est-ce pas ?

Chantecoq répondit en souriant :

– Je l’espère, madame.

– Figurez-vous que je ne visplus !

– Madame reprit le limier, je ne vois paspourquoi le Fantôme s’attaquerait à vous plutôt qu’à une autre.

– Nous possédons une telle quantité debelles choses…

– Évidemment ! reconnaissait ledétective, c’est fort tentant pour un cambrioleur. Maisrassurez-vous, baronne…

« Les constatations que j’ai faites mepermettent de vous affirmer que Belphégor – c’est ainsi que nousnommons le Fantôme – est un malfaiteur beaucoup trop habile et tropprudent pour continuer ses exploits, maintenant surtout qu’il aatteint l’objectif qu’il poursuivait.

– C’est-à-dire ?

– Le trésor des Valois.

– Le trésor des Valois !s’exclamèrent simultanément Elsa Bergen, Maurice de Thouars et leménage Papillon.

– Parfaitement ! déclara lepolicier.

– Il y avait donc un trésor caché auLouvre ? interrogeait le baron.

– Oui… sous la statue de Belphégor.

– Et le Fantôme s’en estemparé ?

– En un tournemain.

– Quand cela ?

– La nuit dernière.

– Décidément, s’écriait MmePapillon, la police est bien mal faite à Paris.

– On n’avait donc pas établi au Louvre,un service de surveillance ? observait Maurice de Thouars.

– Ah ! si, déclarait Chantecoq…L’inspecteur Ménardier se trouvait même dans la salle des Dieuxbarbares avec deux de ses meilleurs agents.

– Et ils n’ont pu arrêter cemonstre ?

– Cela leur eût été bien difficile.

– Pourquoi ?

– Ils étaient profondément endormis.

– J’espère bien qu’on va lesrévoquer ! scandait le collectionneur.

– Ce n’est pas leur faute… excusaitChantecoq. Belphégor leur avait fait, sans qu’ils s’en doutent,respirer des gaz somnifères.

– Des gaz somnifères ! scandaitMme Papillon, en levant les bras au ciel.

Et, reprise de toute sa terreur, elle se mit àpiailler :

– C’est effrayant ! C’estabominable ! Jamais on n’a vu une chose pareille !

– Ne criez pas aussi fort, madame !intervenait Mlle Bergen… Simone pourrait entendre.

– Mais oui, tais-toi donc ! appuyale baron.

– Baronne, reprenait Chantecoq, vous nem’avez pas donné le temps de terminer. J’avais à ajouter quelquesmots qui, je l’espère, vont tout à fait vous rassurer. L’inspecteurMénardier m’a assuré qu’il était sur la piste du bandit et que sonarrestation n’était plus qu’une question d’heures.

– Ah ! je respire ! fitMme Papillon.

– Je crois qu’après cette bonne parole,conclut le collectionneur, nous n’avons plus qu’à nous retirer.

– Oui, c’est cela, partons… acquiesçaitla baronne… Au revoir, mademoiselle Bergen.

Et en tête de linotte qu’elle était,Mme Papillon ajouta :

– Cette pauvre Simone !… Vous luidirez mille choses aimables de notre part… Espérons que ce ne serarien !

« Au revoir, monsieur de Thouars ;monsieur Chantecoq, tous mes compliments.

Et la demi-toquée s’en fut avec son mari qui,après avoir pris congé de tous, la rejoignait dans l’antichambre,en grommelant des paroles inintelligibles qui n’étaient pas certesdes éloges à l’adresse de la compagne de sa vie.

Mlle Bergen soupira :

– Deux grotesques !… Elle surtoutest insupportable.

Chantecoq reprenait :

– J’ai bien vu qu’elle vous agaçait etj’ai cherché à vous en débarrasser.

– Et vous y avez réussi, monsieurChantecoq !… Tous mes meilleurs remerciements.

– Je me doutais bien, déclarait Mauricede Thouars, que cette histoire de trésor des Valois n’était qu’unefantaisie de votre imagination.

– Pas du tout ! protestait le roides détectives ; elle est parfaitement authentique.

– Et l’inspecteur Ménardier vous aaffirmé qu’il était sur la piste du coupable ?

– Il m’a même donné rendez-vous, cetaprès-midi, vers cinq heures à la préfecture de police pour medonner son nom.

– Et vous irez ? interrogeait lademoiselle de compagnie.

– Certainement !

– En ce cas, posait M. de Thouars, vousrenoncez à votre enquête ?

– Non, puisque je suis ici.

– J’avoue que je ne comprends pas.

– C’est pourtant bien simple, mon chermonsieur, reprenait le détective. Ménardier prétend qu’il tientBelphégor, ou tout au moins qu’il va le tenir. Or, je suisconvaincu qu’il suit une route différente de la mienne et qu’il estsur le point de commettre une grave erreur. Donc, jecontinue !

« Voilà pourquoi, concluait Chantecoq,j’aurais voulu demander quelques renseignements à MlleDesroches.

– Hélas ! répliquait la Scandinave,elle ne vous entendrait même pas. Mais je pourrai, peut-être, vousrépondre pour elle. Simone n’a guère de secrets pour moi.

– Puisqu’il en est ainsi, mademoiselle,reprenait le grand limier, je n’hésite pas à vous poser tout desuite une question d’une importance capitale.

« Les lettres dérobées à MlleDesroches sont-elles de nature à compromettre leursignataire ?

Mlle Bergen réfléchit un instant.Puis, elle fit :

– Soupçonneriez-vous Jacques Bellegarded’être…

D’un geste bref, énergique, Chantecoql’arrêta. Puis il répliqua sur un ton catégorique :

– Je n’ai pas de soupçons, jecherche.

Gravement, Chantecoq poursuivait :

– Vous comprenez maintenant pourquoij’attache un si grand prix à votre réponse.

– Monsieur Chantecoq, reprenait lademoiselle de compagnie, je ne voudrais pas un seul instant quevous vous figuriez que je cherche à me venger d’un homme qui a sicruellement fait souffrir ma pauvre amie. Je suis, en effet, trèsau-dessus d’un pareil sentiment.

Silencieux, Maurice de Thouars approuvait dela tête les paroles de la Scandinave, qui poursuivait :

– Mais je dois reconnaître, dansl’intérêt de la vérité, que ces lettres, dont Simone m’en avaitfait lire quelques-unes, renferment certains passages qui peuventêtre gênants pour celui qui les avait écrits.

Elle allait continuer, mais Juliette, la femmede chambre, accourait… bouleversée, et clamant d’une voixtremblante :

– Venez vite ! Mademoiselle est auplus mal !

Elsa Bergen s’élança vers la porte etdisparut. Maurice de Thouars se disposait à la suivre ; seretournant vers Chantecoq, il lui dit :

– Excusez-nous, monsieur !

Le détective, tout en s’inclinant légèrement,répondit :

– C’est moi au contraire, qui vousdemande pardon… j’ignorais que Mlle Desroches fût aussigravement atteinte.

– Elle est perdue ! murmura M. deThouars.

Et il ajouta avec un accent de grandedouleur :

– Ce n’est plus qu’une flamme quimeurt !

Et tandis qu’une flamme de colère s’allumaitdans ses yeux, il scanda haineusement :

– Ce Bellegarde est un grandcoupable.

Et accompagnant Chantecoq jusque dans levestibule, où le valet de chambre s’apprêtait à ouvrir la porte, M.de Thouars escalada à grandes enjambées les marches de l’escalierqui conduisait au premier étage.

Lorsqu’il pénétra dans la chambre de Simone,Elsa Bergen, Juliette et une infirmière s’efforçaient de maintenirdans son lit la malheureuse jeune femme.

En proie à un délire effrayant, les yeuxrévulsés, le visage décomposé, elle s’écriait, en agitant lesbras :

– Le Fantôme ! Je le vois ! Ilest là ! Il est là !…

Échappant, en un suprême effort, à celles quis’efforçaient de la calmer, d’un bond, elle sauta à bas de son litet courut vers la fenêtre, comme si elle voulait se jeter dans lejardin.

Mlle Bergen et l’infirmière, quil’avaient rejointe, la maîtrisèrent assez facilement et déposèrentsur une chaise longue Simone qui, brisée par ce dernier sursaut, nemanifestait plus aucune énergie, et demeura prostrée, anéantie, lesyeux clos.

Maurice de Thouars s’était précipité sur unflacon de sels placé sur la table de nuit… et le passait àl’infirmière, qui faisait immédiatement respirer le révulsif àSimone. Au bout d’un instant, elle se ranima un peu et murmurad’une voix très faible, mais où subsistait encore l’écho d’unindicible déchirement :

– Jacques ! Jacques !

Et tout en serrant nerveusement la main d’ElsaBergen, elle ajouta, haletante, épuisée.

– Vous lui direz que je luipardonne !

Sa tête retomba en avant… Elle venait deperdre connaissance.

Ce fut en vain que la demoiselle de compagnieessaya de la ranimer.

Et d’une voix brisée, Maurice de Thouars dit àla femme de chambre, consternée :

– Juliette, il était temps ; allezchercher un prêtre… car c’est l’agonie qui commence !

Chapitre 7OÙ L’ON VOIT LES PRÉVISIONS DE CHANTECOQ SE RÉALISER D’UNE FAÇONMATHÉMATIQUE

Conformément aux directives de Chantecoq,Jacques Bellegarde était demeuré caché dans la villa des allées deVerzy, autour de laquelle Pierre Gautrais ne cessait d’exercer,avec l’aide de ses deux danois, Pandore et Vidocq, une rigoureusesurveillance. Une chambre, située au premier, avait été réservée aujournaliste, et il avait été entendu que, pendant le jour, il setiendrait dans un petit salon dont les fenêtres s’ouvraient àl’arrière de la maison, sur le jardin, et dont, par surcroît deprécaution, on avait abaissé les stores.

Colette avait choisi dans la bibliothèque fortbien fournie de son père quelques livres qu’elle croyait capablesd’intéresser son hôte. Et elle les lui avait apportés dans le petitsalon qui servait de discret asile au jeune reporter.

Celui-ci l’avait vivement remerciée de cettedélicate attention.

– J’ai peur que vous ne vous ennuyiez…exprimait Colette.

– Moi, mademoiselle !… Mais c’estimpossible… surtout quand vous êtes là.

Colette rougit légèrement… Puis elle détournala tête.

Bellegarde se tut… Une grande mélancolie selisait dans son regard… Un pli d’amertume et de regret sillonnaitson front…

Et il reprit :

– Mademoiselle… sans le vouloir, vousaurais-je fait de la peine ?

– Pas du tout, protestait Colette, quis’était ressaisie.

– Alors… laissez-moi vous dire…

– Oui, parlez !…

Dans ce « oui, parlez », il y avaità la fois tant de douceur, d’affection, de bonté et de confianceque Jacques se sentit tout de suite enhardi à ces confidencesauxquelles, un instant auparavant, il s’interdisait de selivrer.

– Mademoiselle, fit-il, la première foisque je vous ai rencontrée, j’ai ressenti une impression à la foistrès étrange et très douce… À peine avais-je échangé avec vous cesquelques paroles, qu’il m’a semblé, dès que vous vous êteséloignée, qu’une force irrésistible, que je prenais pour de lacuriosité, m’attirait vers vous. Alors, j’ai voulu vous suivre,vous aborder… Mais vous m’en avez empêché !

– Comment cela ?

– Par votre regard ! Oh !certes, je n’ai lu en lui aucune indignation, aucune colère. Ilétait au contraire si calme, si lumineux, si clair, que j’ai devinéen une seconde toute votre âme… Une âme comme la vôtre,mademoiselle, est faite avant tout pour être respectée… Et cela n’afait que grandir l’attrait subit que vous avez éveillé en moi…

« Ensuite, longuement, j’ai pensé àvous ; j’ai regretté de vous avoir ainsi perdue de vue, sansdoute pour toujours, et j’ai éprouvé une véritable peine ensongeant que je ne vous reverrais jamais…

– Pourtant, ponctuait Colette, enbaissant légèrement la tête…

Le journaliste reprit :

– Oui, le lendemain, cette rencontre aurestaurant des Glycines,et à laquelle vous avez eu le tactsi délicieux de ne pas faire la moindre allusion.

– Je l’ai oubliée ! affirmait lajeune fille avec un accent de sincérité charmante.

– Pas moi ! déclarait Jacques.

– Oh ! pourquoi ?

– Je crains que, à votre insu, peut-être,cet incident ait laissé en vous une mauvaise impression, que vouscroyez effacée, mais qui, au contact d’événements toujourspossibles, peut reparaître et vous indisposer contre moi.

– Ne croyez pas cela, monsieur Jacques,affirmait la jeune fille.

« Puisque vous tenez tant à revenir surle fait qui a marqué notre seconde rencontre, je vous dirainettement que, loin de vous en rendre responsable, je vous aiplaint de tout mon cœur.

– Merci ! fit Jacques avec effusion.Je crois que vous êtes encore plus généreuse que je ne lepensais.

– Ce n’est pas de la générosité, c’est dela justice, définit Colette.

– Alors, mademoiselle, accentuait lejournaliste, dont les traits s’étaient rassérénés, je n’ai plusqu’à me réjouir de cette algarade, puisqu’elle a été pour moi mieuxque le prétexte, c’est-à-dire la raison d’en finir avec unesituation qui pesait aussi lourdement à ma conscience qu’à moncœur.

Colette, tout en réprimant un soupir,interrogeait un peu craintivement :

– Pourtant, vous avez aimé cettefemme ?…

– J’ai cru l’aimer ! affirmait lereporter, avec un accent de loyauté parfaite.

« En effet, si j’avais été attaché à ellepar les liens si puissants d’un véritable amour, croyez-vous quej’eusse rompu avec autant de facilité une liaison qui m’effrayait,depuis un certain temps déjà, parce qu’elle risquait de m’absorberau point de nuire à mon travail et peut-être même de compromettremon avenir ?

– Mais elle ?… murmurait la fille dudétective. Elle a dû, elle doit encore beaucoup souffrir !

– Elle aussi a cru m’aimer… expliquaitJacques.

– Qu’en savez-vous ? s’écriait lajeune fille. La jalousie que vous lui inspirez ne prouve-t-elle pascombien elle vous est attachée ?

– C’est une romanesque… une cérébrale…Elle vit dans une atmosphère qui ne peut, malheureusement,qu’exercer sur elle une très pernicieuse influence. Je me suisressaisi le premier. Mieux eût valu que nous nous rendissionscompte en même temps de notre mutuelle erreur.

« Je crois, d’ailleurs, qu’elle a déjàcommencé à voir clair en elle, puisque, au cours d’une récenteentrevue, la dernière que nous aurons jamais, elle a fini parreconnaître elle-même que mieux valait ne plus nous voir.

– Tout cela est très pénible, concluaitColette avec un accent de touchante pitié.

– Je regrette de vous avoir attristée parces confidences, soulignait Jacques.

– Elles étaient nécessaires… affirmaitgravement la jeune fille.

Puis, d’une voix subitement douloureuse, ellereprit :

– Mais, n’est-ce pas, nous n’enreparlerons jamais !

– Mademoiselle Colette ! s’écriaBellegarde, en remarquant la tristesse subite de la jeunefille.

Et tout en lui prenant la main, ils’écria :

– Qu’avez-vous donc ? On dirait quevous allez pleurer.

– Non ! ce n’est rien affirmait lajeune fille en refoulant ses larmes.

Puis elle ajouta :

– Ce doit être si cruel, lorsque l’ons’aime vraiment, d’être obligé de se quitter.

Jacques, bouleversé par ces paroles, quiétaient presque un aveu, allait répliquer… lorsque la portes’ouvrit avec fracas, et la brave Marie-Jeanne apparut dans un étatd’agitation impossible à décrire. Son chapeau ballottait sur satête. Sa figure avait perdu le teint de pivoine qui lui étaithabituel et apparaissait aussi blanche qu’une pleine luned’hiver.

Colette, sans prendre les choses au tragique,demanda aussitôt :

– Je parie, Marie-Jeanne, que vous allezencore nous annoncer une catastrophe !

– Bien pire !… s’exclamal’excellente femme, en roulant d’énormes yeux en boule de loto.

Et, tout d’un trait, elle lâcha :

– Monsieur Jacques, voilà maintenantqu’ils vous prennent pour le Fantôme du Louvre !

Et Marie-Jeanne, à bout de souffle, s’effondrasur un siège.

Colette et Jacques échangèrent un regard quiprouvait que les révélations de Mme Gautrais neprovoquaient pas en eux la stupéfaction à laquelle celle-ci étaiten droit de s’attendre… Et, rejoignant la cuisinière, quis’évertuait à reprendre son souffle et ses esprits, le journalistelui dit avec un accent de grande bienveillance :

– Rassurez-vous, ma bonne Marie-Jeanne,et racontez-nous ce que vous savez.

– Ah ! ne m’en parlez pas, monsieurJacques !

– Il faut en parler, au contraire.

– Oui, vous avez raison… Excusez-moi,mademoiselle Colette, je n’ai plus la tête à moi… S’en prendre àvous, monsieur Jacques, vous, un si honnête homme !

Et Marie-Jeanne, qui s’était ressaisie,poursuivit avec volubilité :

– Eh bien ! voilà, posa la commère…Ainsi que vous me l’aviez demandé, je m’étais rendue, monsieurJacques, à votre appartement, pour y prendre les différents objetsque vous m’avez désignés. J’étais en train de sortir de votrearmoire vos chemises de nuit et vos chaussettes, lorsque l’on semit à frapper à grands coups à la porte d’entrée ; je meprécipitai dans l’antichambre et j’entendis des voix qui criaientdans le vestibule : « Ouvrez, au nom de laloi ! » J’ouvris… et je me trouvai nez à nez avec cinqbonshommes parmi lesquels je reconnus le petit fouinard.

– Le petit fouinard ?

– Oui, l’inspecteur Ménardier… celui quivoulait à tout prix que mon homme fût le Fantôme du Louvre. Alors,un grand type, qui n’avait pas l’air commode, me dit :« Je suis le commissaire de police… et je veux parler à M.Jacques Bellegarde. » Je lui répondis, comme de raison, quevous étiez parti en voyage. Alors, le petit fouinard s’écria, enricanant : « Parbleu ! Je m’en doutais ! »Et le commissaire, d’un ton sec, riposta : « Nous allonsperquisitionner ! » Avant même que j’aie le temps de dire« Ouf ! », ils envahissent l’appartement. Lecommissaire, le fouinard avec les deux agents en civil qui lesaccompagnaient s’en vont droit à votre cabinet de travail, commes’ils étaient chez eux… Ils n’ont pas été longs à vous ouvrir lestiroirs, à fouiller dans les papiers, dans les dossiers. Comme ilsne trouvaient rien, le commissaire recommençait à s’impatienter…Mais Ménardier, tirant de sa poche une lettre, la lui a montrée engrommelant :

« Elle m’a été remise ce matin… Elle estanonyme, mais elle confirme tous mes soupçons ! »

« Le commissaire a répliqué :

« Cependant, vous m’avez dit vous-mêmeque vous aviez vu Bellegarde en train de poursuivre leFantôme !

« Mais, le petit fouinard, qui ne voulaitpas en démordre, s’est écrié : « Poursuite simulée !Complicité certaine ! »

Et, les poings crispés, Marie-Jeannes’écria :

– Je l’aurais bouffé, ce type-là !…Mais je n’ai pas osé, car j’ai bien senti que je ne serais pas laplus forte. Alors, il s’est mis à tout bousculer dans labibliothèque, flanquant par terre vos beaux livres à tranche dorée.Derrière une rangée, il a dégotté un vieux cahier qu’il s’est mis àfeuilleter d’un air intéressé. Pendant ce temps-là, le commissaireouvrait votre tiroir… et en retirait un morceau de fer…

– Un morceau de fer ? interrogeaitBellegarde.

– Oui. J’ai pas très bien pu voir ce quec’était… Mais ça m’avait tout l’air d’un vieil article qu’on auraitacheté à la foire aux puces ; et puis, il a ramené deslettres, des pièces d’or qu’il a étalées sur la table.

– Des pièces d’or ! déclarait lereporter. Il y a beau temps que je n’en ai plus chez moi !

Avec force et insistance, Marie-Jeanneaffirmait :

– Pourtant, c’en était bien, des piècesd’or, j’en suis sûre. Alors, le commissaire a appelé Ménardier, quiétait toujours en train d’examiner le cahier, et est venu tout desuite vers lui…

« Tout en se montrant leurs découvertes,ils se sont mis à parler à voix basse. Je n’ai pas saisi tout cequ’ils disaient… Je n’ai entendu que quelques mots : grimoire,ferrure, Henri III… et puis, j’ai cru comprendre qu’ils parlaientd’une rue… la rue comment donc déjà ?… Ah ! j’ysuis : la rue de Giéri.

« Vous savez où elle perche, cetterue-là ? Moi, je ne la connais pas… Enfin, le petit fouinards’est écrié :

« Cette fois, j’en suis sûr ! jetiens notre bandit ! »

« J’ai voulu le questionner… Mais il m’aenvoyé promener… Ah ! quel vieux choléra ! Je lui gardeun chien de ma chienne ! Et puis, ils sont partis en emportantleur butin… J’ai attendu un bon moment pour filer… car j’avais peurqu’ils me fassent suivre… Dame ! je suis plutôt facile àrepérer !… Alors, au bout d’une heure, pour bien les mettrededans, j’ai pris un taxi et je suis allée porter vos bibelots auPetit Parisien ;et puis, je suis remontée jusqu’àBarbès, où j’ai pris le métro… et voilà !

Et Marie-Jeanne conclut :

– Vous verrez, monsieur Jacques, qu’ilsvont vous accuser d’avoir assassiné Sabarat !

Bellegarde, qui avait écouté le récit de labrave femme avec une nervosité sans cesse croissante, s’écriait, aucomble de l’indignation :

– C’est trop fort !

Et il allait s’élancer vers la porte, lorsqueColette le retint.

– Où allez-vous donc ?demanda-t-elle d’un ton plein d’anxiété.

– Me justifier !

La fille du détective scandait avecforce :

– Rappelez-vous que mon père vous arecommandé de ne pas bouger d’ici.

Le journaliste répliquait :

– Je ne puis demeurer sous le coup d’uneaccusation pareille.

– Restez, je vous en prie, suppliaitColette.

Emporté par le désir de confondre ceux quil’accusaient, Bellegarde allait passer outre. Mais Chantecoqapparut sur le seuil de la porte, que le jeune reporter s’apprêtaità franchir. Le visage souriant, le grand limier l’arrêta d’un gesteà la fois énergique et amical.

– J’ai tout entendu, fit-il. Calmez-vous,mon ami, je vous en prie. Vous allez voir que tout cela vas’arranger…

Tandis que Colette rejoignait Marie-Jeanne ets’efforçait de la rassurer, Chantecoq prit Bellegarde par le braset, après avoir refermé la porte, il l’emmena au milieu de la pièceet commença à lui murmurer quelques mots à l’oreille. À mesure quele roi des détectives parlait, le visage du journaliste serassérénait.

Et lorsque le père de Colette eut terminé,Jacques fit, d’un air satisfait et même joyeux :

– Décidément, monsieur Chantecoq, vousêtes un homme de génie.

– Dites plutôt que je sais mon métier,protestait modestement le premier policier de France.

Et, s’adressant à sa fille, ilajouta :

– Tout marche très bien. Je vaisseulement m’occuper de mettre notre ami Bellegarde à l’abri detoute indiscrétion… Mais je crois qu’avant peu, le véritableBelphégor aura de mes nouvelles ! Car cet animal de Ménardierest tellement buté, malgré tout ce que j’ai pu lui dire, qu’il estcapable d’attirer des ennuis à notre ami ! D’autre part, ilfaut bien reconnaître que le Fantôme du Louvre a fort habilementmanœuvré !…

Chantecoq emmena aussitôt son hôte dans lelaboratoire, où nous l’avons vu précédemment analyser le contenu del’un des bonbons empoisonnés. Allant droit à une grande armoire, ill’ouvrit à l’aide d’une clef empruntée au trousseau qu’il avaittoujours en poche. Les deux battants du meuble laissèrentapparaître, suspendus à des portemanteaux, des vêtements et desuniformes de toutes sortes…

Chantecoq choisit tour à tour une redingote,un gilet, un pantalon noir et un chapeau genre Borsalino, qu’ilremit à Bellegarde. Il s’en fut ensuite vers une commode, dont iltira à lui le premier tiroir… Il était rempli de boîtes en cartonqui portaient toutes une étiquette. Il en prit une et en retira uneperruque aux cheveux abondants, une moustache en crocs et unebarbiche à la mousquetaire. Puis il s’en fut déposer tous cespostiches sur une table à maquillage, telle qu’on en voit dans lesloges d’artistes, et qui était munie de tous les accessoiresnécessaires.

Jacques, quittant son complet, commença àrevêtir les habits que Chantecoq venait de lui remettre.

– Nous sommes à peu près de la mêmetaille, déclara ce dernier. Vous allez voir que tout cela va vousaller à merveille. D’ailleurs, le rôle que je vous demande de jouerne réclame pas une grande élégance.

Lorsque Bellegarde eut terminé son échange, leroi des détectives lui jeta un peignoir sur les épaules.

Puis, après l’avoir fait asseoir devant latable à maquillage, avec une dextérité et une sûreté de toucheremarquables, il enduisit le visage du journaliste d’un fond deteint qui lui bistra la peau… comme celle d’un Italien de Calabre.Ensuite, il le coiffa de la perruque, l’aida à se coller sous lenez et le menton la moustache et la barbe, qui s’accordaientmerveilleusement avec la chevelure postiche… et, après avoir remisà Jacques une paire de lunettes à monture d’écaille, que le jeunereporter s’empressa de faire chevaucher sur son nez, il luidit :

– Maintenant, mon ami, regardez-vous dansla glace !

Bellegarde se plaça juste devant le miroir quisurmontait le meuble devant lequel il était assis.

Une exclamation de surprise et de satisfactionlui échappa…

En effet, la transformation était si complète,si absolue, qu’il était impossible, même à l’œil le plus exercé, depenser qu’elle était due à un artifice de camouflage et que lepersonnage qui se dissimulait sous cette identité nouvelle n’étaitautre que le jeune et déjà célèbre reporter du PetitParisien.

Chantecoq, ravi, s’écriait :

– C’est parfait ! Et je défie quique ce soit de vous repérer.

– En effet, c’est prodigieux !admirait le journaliste.

D’un air résolu, Chantecoq scanda :

– Maintenant, seigneur Belphégor, à nousdeux !

À la même heure, une torpédo sport filait àtoute allure sur la route de Mantes à Dreux… Le bossu tenait levolant… Assis près de lui, l’homme à la salopette lisait à hautevoix le billet suivant :

Lorsque vous aurez transporté le trésor àl’endroit que je vous ai indiqué, il ne vous restera plus qu’à medébarrasser de Chantecoq, qui commence à devenir singulièrementencombrant.

Belphégor.

Le bossu eut plusieurs petits hochements detête approbatifs.

Tout en déchirant le papier en mille morceaux,qu’il abandonna au vent, l’homme à la salopette martela :

– Ce détective est un adversaireredoutable.

– Possible ! ricana le bossu…

Et, le regard tout flambant d’une haine etd’une cruauté implacables, il ajouta :

– Mais demain soir, le coq aura finide chanter !

Partie 3
LE FANTÔME NOIR

Chapitre 1LE GRIMOIRE DE RUGGIERI

Sur la route de Mantes à Dreux, à quelqueskilomètres de cette dernière ville, le château de Courteuil, quidatait de la Renaissance, dressait sa magnifique silhouette.

Le baron Papillon, qui s’en était renduacquéreur quelques années auparavant, n’en avait pas fait seulementrestaurer l’extérieur ; il avait aussi voulu que l’intérieurfût meublé comme il l’était autrefois. Et nous devons dire qu’ilavait presque atteint son but.

Après avoir franchi une superbe grillemonumentale en fer forgé et traversé une vaste cour d’honneur, onpénétrait dans la salle des gardes, ornée de statues et d’armures,et au fond de laquelle s’amorçait un très bel escalier en pierre, àdouble évolution, qui aboutissait, au premier étage, à un largevestibule dont les murs étaient tendus de tapisseries de hautelice.

Ce vestibule desservait un très beau salonLouis XV aux boiseries délicatement ouvragées et qui avaientconservé leurs ors, aux meubles rares et aux tableaux de maîtres…Le parquet était garni d’un splendide et unique tapis de laSavonnerie.

Cette pièce vraiment admirable communiquaitdirectement avec une immense bibliothèque dont les quatre facesétaient garnies de rayons où s’alignaient plusieurs milliers devolumes dont certains eussent été dignes de figurer à l’Arsenal, àChantilly ou à la Mazarine.

Ce jour-là, dans cette salle, l’homme chargépar le baron Papillon de surveiller toutes ces richesses étaitassis devant une table Louis XIII, sur laquelle reposait un colisde forme rectangulaire et qu’enveloppait une toile d’emballagemarquée de plusieurs cachets de cire rouge. Ce personnage n’étaitautre que le bossu mystérieux, l’un des complices de Belphégor.

L’autre comparse, c’est-à-dire l’homme à lasalopette, se tenait debout près du bureau, sa casquette à la main.En face d’eux, un concierge en livrée écoutait, en une attituderespectueuse, les ordres du bossu. Celui-ci lui disait, sur un tonqui révélait immédiatement la place importante qu’il occupait dansla maison :

– Par suite d’un accident survenu aumécanisme secret des oubliettes, M. le baron a donné l’ordred’interdire toute visite au château.

– Bien, monsieur le secrétaire, répondaitle portier en s’inclinant.

Désignant à celui-ci l’homme à la salopette,le bossu poursuivit :

– Monsieur est un ouvrier spécialiste quej’ai amené de Paris et qui doit exécuter devant moi lesréparations.

Puis, avec force, il scanda :

– Vous veillerez à ce que personne nenous dérange pendant l’exécution des travaux.

Et, d’un geste impératif, il congédia leconcierge qui s’empressa de déguerpir. Le bossu et l’homme à lasalopette restèrent seuls en présence… Un instant, ils se turent.L’homme à la salopette, qui ne semblait doué ni du même cran, ni dela même autorité que son interlocuteur, rompit le premier lesilence.

– Alors, fit-il, monsieur Lüchner, vouscroyez que nous ne risquons rien ?

– J’en suis sûr ! répliqua le bossuavec l’apparence et l’accent de la plus parfaite tranquillité.

Et il ajouta :

– Les Papillon ne viennent jamais iciqu’au mois de septembre.

– Mais les domestiques ? objectaitl’autre.

– J’en réponds ! scanda le bossud’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Et, s’emparant d’un trousseau de clefs déposésur la table, il fit signe à son acolyte de prendre le colis.L’homme à la salopette le chargea sur son dos et emboîta le pas aubossu. Tous deux, sortant de la bibliothèque, traversèrent la salleà manger et pénétrèrent dans le salon.

M. Lüchner se dirigea vers une petite porte entapisserie… Tandis qu’il choisissait l’une des clefs à sontrousseau, l’homme à la salopette déposa son fardeau sur un meuble…puis, promena son regard autour de lui, détaillant avec admirationet convoitise les merveilles accumulées autour de lui. Aprèsl’avoir considéré pendant quelques secondes, le bossu fit avec unsourire plein d’ironie :

– Vous vous dites qu’il y aurait ici unbeau coup à faire ?

– Et comment ?

– J’y avais bien songé, déclarait lesecrétaire du collectionneur… Mais c’est malheureusementimpossible.

– Pourquoi ?

– Parce que ces objets d’art, cestableaux, ces meubles sont catalogués et connus de tous lesantiquaires… Et l’on se ferait immédiatement pincer…

– Alors, je n’insiste pas.

Le bossu introduisit sa clef dans la serrurede la petite porte… L’homme à la salopette rechargea le colis surses épaules. Le bossu poussa la porte ; et, après l’avoirrefermée derrière eux, il fit fonctionner un commutateur. Une lampeélectrique s’alluma, éclairant un petit escalier en colimaçon quis’enfonçait dans le sol.

Tous deux descendirent les marches etatteignirent un couloir qui se terminait par une baie grillée.

Le bossu, désignant la baie, dit à soncompagnon :

– Les anciennes prisons duchâteau !

Il chercha une grosse clef dans son trousseauet la plaça dans l’énorme serrure qui fermait la grille et céda àsa pression… Alors, il fit fonctionner un nouveau commutateur. Lesdeux aides de Belphégor se trouvaient dans une vallée voûtéequ’éclairaient plusieurs lampes à réflecteurs accrochées aux murs.Au fond, se dressait une sorte de cheminée, d’aspect bizarre. Àl’une des parois était fixé un tableau électrique muni de plusieursmanomètres.

Après avoir fait signe à l’homme à lasalopette de se débarrasser de son colis, que celui-ci plaça surune table en bois massif, le bossu reprit, en lui désignant lacheminée :

– C’est un fourneau à haute tension quej’ai installé moi-même !

« Alimenté par l’usine électrique duchâteau, il nous fournira l’énergie nécessaire pour fondre l’or etles bijoux des Valois.

– Décidément, monsieur Lüchner, voussavez tout.

Désignant le colis, le bossu reprit :

– Nous allons laisser ici le coffre…ainsi qu’il nous l’a été ordonné… Dès que Belphégor nous aurarejoints, nous commencerons la fonte des pièces et des bijoux qu’ils’agit de transformer en lingots d’or.

« Maintenant, rentrons vite àParis ; car nous avons un compte à régler avec M.Chantecoq.

Les deux bandits regagnèrent par le mêmechemin la cour du château, où stationnait la voiturette dubossu.

Le concierge s’empressa d’ouvrir la portière…Tandis que son compagnon montait dans l’auto, le secrétaire dubaron Papillon lança au portier :

– Nous allons chercher une pièce qui nousmanque et nous reviendrons demain.

Et il ajouta, tout en lui glissant un billetdans la main :

– Voilà pour boire à ma santé !

Il s’installa au volant… La voiture démarra…Et le concierge de Courteuil, ravi de l’aubaine, s’écria :

– Quel brave homme que ce M.Lüchner !…

À la même heure, Ménardier était en grandeconférence avec M. Ferval, directeur de la police judiciaire,lorsqu’un garçon de bureau vint annoncer que M. Chantecoq étaitlà.

– Il est exact au rendez-vous !constata M. Ferval.

– Il ne se doute pas de ce que je vaislui apprendre, scanda l’inspecteur.

– Faites entrer ! ordonnait ledirecteur de la police judiciaire.

Chantecoq apparut, accompagné de JacquesBellegarde, ou plutôt de Cantarelli.

À la vue de ce personnage sous lequel, l’œille plus malin et le mieux exercé eût été incapable de reconnaîtrele brillant rédacteur du Petit Parisien, M. Ferval etMénardier esquissèrent un léger mouvement de surprise.

Immédiatement, Chantecoq attaquait :

– Mon cher Ferval, je te présente lecommandeur Cantarelli, premier numismate du roi Victor-Emmanuel IIIet directeur du musée de Florence où a été commis le vol dont –ainsi que tu le sais – je suis chargé par le gouvernement italiende rechercher l’auteur.

Le directeur de la police judiciaire saluacourtoisement le soi-disant numismate, qui lui répondit avec unempressement bien italien.

Chantecoq, qui s’était approché de Ferval,fit, en lui serrant la main :

– Le commandeur s’intéresse vivement àcette affaire du Louvre ; car il est convaincu que le banditde Florence n’est autre que notre Fantôme.

– Je crois pouvoir vous affirmer, dès àprésent, intervenait Ménardier, que monsieur le commandeur setrompe.

D’une voix un peu pointue,Bellegarde-Cantarelli zézayait :

– Zé né demande qu’à êtreconvaincou !

Ferval et Ménardier échangèrent un rapideregard dont Chantecoq devina la signification, car il affirmaaussitôt :

– Vous pouvez parler devant M.Cantarelli. Je réponds de sa discrétion autant que de lamienne.

Ferval reprenait :

– En ce cas, vous allez tout savoir.

« Grâce à l’habileté de l’inspecteurMénardier, le Fantôme du Louvre est enfin découvert, et sonarrestation est imminente.

– Peut-on savoir son nom ?interrogeait Chantecoq.

– Oui, répliquait le directeur… Mais jete demande, ainsi qu’à M. Cantarelli, le secret le plus absolu.

Le grand détective et son ami s’y engagèrentd’un geste tellement sincère et spontané que l’esprit le plussceptique ne se fût pas reconnu le droit de mettre en doute leurparole.

Alors Ferval révéla :

– C’est Jacques Bellegarde !

– Le reporter du P. P. ?s’écria le grand détective, en simulant la plus grandesurprise.

Quant au principal intéressé, il demeuraimpassible. On eût juré que l’on prononçait pour la première foisson nom devant lui.

– Eh oui ! soulignait Ménardier, enaffectant un petit air de supériorité.

Ferval poursuivait :

– On a trouvé chez lui certains documentsqui ne laissent subsister aucun doute sur sa culpabilité.

Chantecoq feignit de nouveau un vifétonnement. Le faux Cantarelli, d’un air très intéressé, continuaità écouter le directeur de la police judiciaire qui, tout en prenantdifférents objets étalés sur son bureau, poursuivait :

– Voici d’abord quelques écus d’or qui,ainsi que vous le voyez, sont frappés au coin du roi Henri III.

Chantecoq en prit un, l’examina et, tout en lepassant à son voisin, il fit :

– Il se peut que Bellegarde ait eul’intention de commencer une collection.

– Je ne le pense pas ! ponctuait M.Ferval.

– Ce sont des pièces fort belles,déclarait le pseudo-numismate en retournant l’écu dans sesmains.

– Ce n’est pas tout, reprenait ledirecteur… Voici une ferrure de coffre qui est, mon cher Chantecoq,ainsi que tu ne peux manquer de le reconnaître, absolumentsemblable à celle que tu as trouvée toi-même au Louvre.

Il passa la ferrure au grand détective qui,tout en la regardant avec attention, murmura :

– C’est exact !

Saisissant le manuscrit que Ménardier avaittrouvé tout au fond de la bibliothèque du journaliste, Fervalreprit, en le présentant au célèbre limier :

– Enfin, voici un grimoire dont lalecture achève de projeter une lumière éclatante sur cettetroublante histoire.

Avec calme, Chantecoq reprenait :

– Monsieur Cantarelli, qui est expertdans l’art de déchiffrer les manuscrits anciens, sera sans doutetrès heureux de prendre connaissance de celui-ci.

Jacques s’empressa de déclarer :

– Certainement, ze souis très désireux decontempler de près ce document.

Le directeur, se levant, invita fortcourtoisement le commandeur à s’installer à sa place… et tandis quecelui-ci commençait à feuilleter le grimoire, Ménardier, qui,pendant toute cette scène, n’avait pas cessé de braquer surChantecoq une paire d’yeux pétillants d’ironie, s’approcha de sonchef et lui dit :

– Monsieur le directeur, je vous demandela permission de me retirer ; car il faut que je me mette sanstarder à la poursuite du sieur Bellegarde.

– C’est cela, mon ami, filezvite !

Ménardier salua de la tête Cantarelli, qui,absorbé dans sa lecture, ne parut pas s’apercevoir de cette marquede politesse… Puis il tendit la main à Chantecoq, qui lui dit d’unair légèrement gouailleur :

– Bonne chance, mon cherconfrère !

Ménardier gagna la porte, accompagné jusqu’auseuil par Ferval, qui lui dit à l’oreille quelques mots, pendantlesquels Chantecoq et Bellegarde échangèrent un furtif sourire.

Revenant vers eux, le directeur de la policejudiciaire s’écriait :

– N’est ce pas que c’estconcluant ?

Une sonnerie de téléphone l’arrêta.

Ferval décrocha le récepteur, écouta…

– Je viens tout de suite, monsieur lepréfet, lança-t-il.

Et, tout en raccrochant l’appareil, ilajouta :

– Le grand patron me demande.

Chantecoq fit aussitôt :

– Nous allons nous retirer.

– Pas du tout ! protestacordialement le haut fonctionnaire. Ici, mon cher ami, tu es cheztoi… D’ailleurs, je reviens dans quelques instants.

Et il sortit après avoir adressé un amicalsalut de la main à ses deux hôtes.

Le grand détective attendit qu’il se fûtéloigné. Alors, s’emparant d’une chaise, il s’installa à côté deBellegarde.

– Tout va bien, martela-t-il… Etmaintenant, travaillons !

Jacques lui passa le grimoire dont lacouverture enluminée représentait les attributs des astrologues etdes magiciens et portait en tête, tracés en caractèresgothiques :

Mémoires secrets de Cosme Ruggieri,

astrologue de Sa Majesté la Reine Catherine deMédicis.

Chantecoq feuilleta l’ouvrage, qui était écriten français de l’époque. Il s’arrêta à cette phrase, que noustraduisons immédiatement en français de nos jours :

Peu de temps avant les journées desBarricades, tandis que Sa Majesté Henri III assistait à un grandbal dans son palais du Louvre, la reine Catherine me fit manderprès d’elle.

Ma puissante et vénérable protectrice setrouvait dans son oratoire. Elle était assise sur une cathèdre,près d’une table où était déposé un coffre en cuir repoussé, auxferrures d’angle finement ciselées et dont le couvercle portait aucentre les armes des Valois.

Après m’être incliné devant elle,j’attendais qu’elle daignât m’adresser la parole… Pendant un longinstant, elle garda le silence…

Enfin, d’une voix grave, elleattaqua :

– Pendant qu’ils dansent, là-haut, lepeuple, révolté contre l’autorité des Valois, acclame notreimplacable ennemi, le duc de Guise.

« Il ne faut pas nous illusionner. Cemaudit Balafré, qui veut ravir à mon fils la couronne de ses aïeux,a su acheter les uns et fanatiser les autres.

« Avant qu’il soit tout à fait lemaître, et si nous ne voulons pas tomber entre ses mains, le roi etmoi, il faut que nous quittions secrètement Paris, et cela dans leplus bref délai.

Et tout en me désignant le coffre déposéprès d’elle, elle ajouta :

– Voici le trésor des Valois. Avantde partir, je veux le mettre en sûreté.

La reine souleva le couvercle. Le coffrecontenait, avec une certaine quantité d’écus d’or, de précieuxjoyaux, parmi lesquels je reconnus le diadème que portait SaMajesté le jour du sacre de son époux Henri II.

Lorsque j’eus admiré ces richesses, SaMajesté referma le couvercle et fit jouer le ressort secret quicommandait les trois serrures dont il était pourvu.

Puis elle ordonna :

– Suivez moi !

Je chargeai le coffre sur mes épaules, quiplièrent sous le poids. Catherine s’empara d’un flambeau et ouvritune petite porte qui donnait sur un couloir obscur. Je m’yengouffrai à sa suite. Quelques instants après, nous pénétrionsdans la salle dite de Charles V… et je déposai mon lourd etprécieux fardeau dans une cachette qui avait été préparée sous unedalle et qu’un mécanisme ingénieux rendait invisible.

Interrompant sa lecture, Chantecoq dit àBellegarde qui, ainsi que lui, avait lu avec un intérêt palpitantces lignes révélatrices :

– Ferval avait raison… Ce document estdes plus concluants !

– En effet… appuya le journaliste.

– Continuons, fit le détective… quienchaîna aussitôt sur ces lignes :

Quelques jours après, le Louvre étaitenvahi par les partisans du duc de Guise.

Je réussis à m’enfuir par un passagesouterrain, partant du grand palier, dont l’entrée précède lesappartements privés du roi Henri III, et qui aboutit derrière lemaître-autel de Saint-Germain-l’Auxerrois…

Je restai caché plusieurs heures danscette église et la nuit venue…

– Inutile d’aller plus loin,décidait Chantecoq, nous sommes fixés… Belphégor aura mis la mainsur ce grimoire qui, après lui avoir révélé l’existence du trésordes Valois, lui aura donné le moyen de pénétrer dans le Louvre etd’en sortir par ce souterrain dont, malgré l’avis des historiens etdes archéologues, j’avais soupçonné l’existence, mais dont je n’aipas été assez habile pour découvrir l’entrée.

Le reporter s’écriait :

– Et Belphégor, afin d’augmenter lescharges qu’il a déjà fait peser sur moi, aura glissé ou faitglisser chez moi ce document par un de ses complices !

– C’est clair comme l’eau de roche !ponctuait le grand limier ; mais l’important est de savoir oùet comment notre ennemi s’est procuré ce manuscrit.

Chantecoq, qui s’était emparé du grimoire, euttout à coup un furtif sourire. Il venait de découvrir que lapremière feuille du parchemin qui devait, en réalité, former ce quel’on appelle la page de garde, adhérait à la couverture.

S’armant de sa loupe, qui ne le quittaitjamais, il regarda pendant quelques instants le feuillet souslequel, tout en haut, il crut apercevoir une sorte d’étiquette surlaquelle se dessinaient vaguement des caractères qu’il lui étaitd’ailleurs impossible de vérifier.

– Tiens ! tiens ! fit-il, d’unair satisfait.

Et, s’emparant d’une éponge humide qui setrouvait au fond d’un récipient en porcelaine blanche, placé sur lebureau du directeur de la police judiciaire et devait servir à cedernier à coller des timbres ou des enveloppes, il en humectalégèrement le haut de la page… et saisissant un coupe-papier, il enintroduisit délicatement la pointe entre la couverture et leparchemin, qu’il souleva lentement, avec de grandes précautions etsans provoquer la moindre déchirure.

Un cri de triomphe lui échappa. L’étiquette,dont il n’avait jusqu’alors aperçu que la forme, n’était autrequ’un ex-libris, c’est-à-dire une inscription imprimée quiindique le nom du possesseur d’un livre. Ce nom, tracé en lettresdorées, était celui du baron Papillon.

– Regardez ! fit le détective.

Le reporter, stupéfait, s’écria :

– Le baron Papillon ! Mais je leconnais !…

– Moi aussi ! appuyaitChantecoq.

« Papillon, qui est un collectionneur outout au moins croit l’être, aura acheté ou dans un lot… ou chez unmarchand de bric-à-brac, ce grimoire auquel il n’aura attachéaucune importance… De deux choses l’une : il l’aura revendu ouon le lui aura volé… C’est ce qu’il s’agit de savoir !

– Nous allons donc nous rendre tout desuite chez lui, déclarait Chantecoq en recollant la partie dufeuillet qui dissimulait l’ex-libris révélateur.

Des pas retentissaient dans le couloir.Chantecoq se hâta de déposer les Mémoires de Ruggieri surle bureau, et la porte s’ouvrit devant M. Ferval, qui, d’un tonjoyeux, lança :

– Eh bien ! vous avez lu ?

– Oui, nous avons lu, fit le détectivequi, dès l’entrée du directeur, s’était composé une figurepréoccupée.

– Qu’en penses-tu ?

– Tout cela est bien troublant.

– Et vous, commandeur ?

– Moi, zézaya le faux Cantarelli, zesouis de l’avis de M. Chantecoq… C’est bien troublant,excessivement troublant !

– Je suppose, mon cher, reprenait M.Ferval en s’approchant du détective, que maintenant tu ne doutesplus de la culpabilité de Jacques Bellegarde…

– Hum ! répliquait évasivement lelimier…

– Qu’est-ce qu’il te faut ?

– Je me demande à quel mobile a pu obéirce journaliste.

– Tu tiens à le savoir ?

– Autant que possible.

– Eh bien ! je vais te le dire… carje ne t’ai pas encore tout raconté.

Ferval s’en fut à un coffre-fort placéderrière sa table de travail… Et, après en avoir fait fonctionnerle secret, il en retira une liasse de lettres et en choisit unequ’il tendit à Chantecoq en disant :

– Voilà ce qu’on a trouvé chez lui.

Le détective s’empara de la lettre et lut touthaut :

Tu es riche et je suis sans fortune… Je nepuis pourtant pas commettre un crime…

– Qu’est cela ? fitChantecoq, en simulant un certain étonnement.

Ferval répliquait :

– Une lettre de Bellegarde adressée àSimone Desroches qui était son amie.

– Où l’a-t-on trouvée ?

– Chez Bellegarde… précisait ledirecteur… en reprenant le papier que lui tendait Chantecoq.

Celui-ci, profitant d’un moment d’inattentionde Ferval, lança un rapide et expressif coup d’œil au journalistedont il devinait l’émotion.

Ce coup d’œil signifiait clairement :

– Silence !

Jacques comprit et, pour dissimuler sontrouble, il s’approcha de la table et s’empara du grimoire qu’il semit à feuilleter avec toute l’attention recueillie d’un parfaitbibliophile.

– Tu dis que l’on a trouvé cette lettrechez Bellegarde ? reprenait Chantecoq.

– Parfaitement !

– Veux-tu me la relire ?

– Volontiers !

Le directeur de la police reprit, en scandantbien chaque mot :

Tu es riche et je suis sans fortune. Je nepuis cependant pas commettre un crime…

Puis, avec force, il ajouta :

– Ce crime, Bellegarde l’a commis.

– En es-tu sûr ? ripostait Chantecoqd’un ton incisif.

– Cette lettre achève de l’accabler.

– Alors, pourquoi n’a-t-il pas pris soinde la détruire ?

– Sans doute était-il occupé àtransporter en lieu sûr le trésor des Valois !

Chantecoq s’écriait :

– Dans quel dessein, selon toi,Bellegarde, dont le passé était au-dessus de tout soupçon, dont lasituation présente était déjà fort enviable, et dont l’avenirs’annonçait comme des plus brillants, a-t-il cru devoir devenirtout à coup un aussi odieux criminel ?

– Je vais te le dire, répliquait Ferval.Dès que Bellegarde a eu connaissance de l’existence du trésor desValois, il n’a eu qu’un but : s’en emparer et s’enfuir àl’étranger. Eh bien ! pour ne pas être gêné, qui sait mêmepeut-être paralysé dans ses mouvements, il a rompu avec cettemalheureuse jeune femme qui n’avait jamais été pour lui qu’unamusement et dont la dot, si brillante fût-elle, n’était rien encomparaison des millions qu’il savait pouvoir se procurer.

Ferval se tut, persuadé qu’il avait, cettefois, désarmé son adversaire.

Chantecoq, en effet, feignant une certaineindécision, reprenait :

– Ton raisonnement se tient jusqu’à uncertain point… En tout cas, tu me permettras de te faire observerque Belphégor a été joliment maladroit, en laissant traîner chezlui ces lettres, ainsi que cette ferrure de coffre, ces écus àl’effigie d’Henri III, et surtout ces Mémoires deRuggieri, clef du secret qu’il aurait dû d’autant plus garderpour lui que sa divulgation risquait fort de lancer la police surses traces !

– Bellegarde n’avait pas l’expérience ducrime.

– Et son complice ? Il me semble quetu l’oublies un peu ?

– N’en crois rien.

Et, tout en prenant un air quelque peuironique, Ferval ajouta :

– Je suis peut-être beaucoup plusrenseigné sur son compte que tu ne le penses, et, selon moi, leFantôme du Louvre ne serait autre que le voleur du musée deFlorence que tu recherches pour le compte du gouvernementitalien.

Et, se tournant vers Cantarelli, qui feignaitde s’absorber de plus en plus dans l’examen du grimoire, ilscanda :

– N’est-ce pas votre avis, mon chercommandeur ?

– Mais oui, puisque c’est le vôtre,répliquait adroitement le reporter.

– Tu vas voir comme tout s’explique, touts’enchaîne, reprenait le directeur de la police judiciaire, ens’adressant à Chantecoq.

« Jacques Bellegarde, que sa professionoblige à fréquenter des gens de toutes sortes, aura fait laconnaissance de l’individu en question qui lui aura communiqué lemanuscrit qu’il a dû dérober à l’étranger, dans un musée, unebibliothèque ou chez un simple particulier. Ce bandit lui auraoffert de s’associer à lui pour s’emparer du trésor des Valois.

– Et Bellegarde aura accepté… et tout desuite ?

– Il se peut qu’il ait refusé d’abord,mais qui sait si son complice, qui m’a tout l’air d’être un banditde grande envergure, n’aura pas employé envers lui d’irrésistiblesarguments… tels que le chantage… Bellegarde peut avoir commis desactes délictueux qui sont restés ignorés de tous.

– Sauf du voleur italien ? scandaChantecoq.

– Pourquoi pas ?

– Évidemment, si l’on voulait s’en donnerla peine, on pourrait prouver que Louis XVI est mort àSainte-Hélène et que Napoléon a été guillotiné en 93…

– Alors !… s’écriait le hautfonctionnaire, tu persistes à croire que Bellegarde n’est pascoupable ?

– Veux-tu parier qu’il estinnocent ?

– Parier quoi ? s’exclamait ledirecteur en haussant les épaules.

– Un bon déjeuner auquel nous inviteronsle commandeur Cantarelli.

– Eh bien ! soit, acceptaFerval.

Alors Chantecoq, tout en prenant un bouton deson veston et en le regardant bien dans les yeux, ajouta :

– Je parie également qu’avant huit joursje te livrerai les vrais coupables.

– Tu as perdu !

– J’ai gagné !

Après avoir serré la main du grand détectiveet du faux commandeur, il les reconduisit tous deux jusqu’à laporte de son cabinet.

Quand ils eurent disparu, Ferval dirigea sesyeux vers les Mémoires de Ruggieri, les ferrures, les écuset les lettres de Bellegarde, qui étaient restés sur sonbureau.

– Il n’y a pas à en douter… toutes cespreuves sont accablantes !

Et il fit, en soupirant :

– Le roi des détectives est en train deperdre sa couronne.

Chapitre 2MONSIEUR LÜCHNER

Lorsque Chantecoq et Jacques Bellegarde seretrouvèrent dans la rue, la première phrase que prononça lejournaliste fut pour demander au détective si celui-ci étaitcontent de lui.

– Très !… répliqua nettement legrand limier… Vous avez admirablement joué votre rôle… Et cen’était pas commode, surtout avec un gaillard tel que Ferval…

– Vous ne pouviez pas me décerner uncompliment plus agréable.

– Il n’y a qu’un moment où j’ai eupeur.

– Quand donc ?

– Lorsque Ferval a sorti vos lettres.

– Le fait est que sans le regard que vousm’avez lancé et dont j’ai tout de suite compris la signification,je me demande si je serais resté maître de moi.

Mais Chantecoq héla un taxi qui passait àvide.

– Maintenant, dit-il, filons vite chez lebaron Papillon… J’ai idée que nous y apprendrons des chosesintéressantes.

Quelques instants après, l’auto de place quivéhiculait le limier et le journaliste s’arrêtait rue de Varenne,devant un très bel hôtel du XVIIe siècle qui évoquait lagrandeur solennelle de cette époque.

Chantecoq fit fonctionner la sonnette dont lapoignée de cuivre était placée à la droite d’un portail monumental,orné d’un frontispice, décoré d’un blason sculpté en relief. Aumême instant, une petite auto débouchait dans la rue… C’était lavoiturette du bossu… Celui-ci, près duquel se tenait l’homme à lasalopette, aperçut le détective et le reporter, stoppa aussitôt àune trentaine de mètres de l’hôtel, devant lequel le détective etle reporter attendaient toujours qu’on leur ouvrit.

– Ah ça ! murmura le bossu àl’oreille de son compagnon, qu’est-ce que Chantecoq peut bien venirfaire chez les Papillon ?…

Certain de n’avoir pas été reconnu – carChantecoq et le faux Cantarelli lui tournaient le dos – il fitaussitôt marche arrière et s’en fut se mettre à l’abri d’une énormevoiture de déménagement qui stationnait devant une maisonvoisine.

La porte de l’hôtel s’ouvrit enfin… laissantapparaître la tête bourrue d’un concierge en grande livrée qui,tout de suite, dévisagea les visiteurs d’un air hautain etantipathique.

– Vous désirez ? interrogea-t-ild’un ton rogue.

Chantecoq poliment répliquait :

– Parler à M. le baron Papillon.

– M. le baron est sorti !…répliquait sèchement le cerbère.

Le détective insistait :

– Vous ne savez pas à quelle heure ilrentrera ?

– Non.

– Il s’agit d’une affaire urgente.

– Je n’y puis rien.

– Cependant…

Avec importance et autorité, le conciergedaignait expliquer :

– Vous n’aurez qu’à écrire à M. le baronPapillon pour lui demander une audience en lui exposant le but devotre visite.

– Comme à un ministre ! goguenardaitle limier.

– Parfaitement, comme à unministre ! martela le concierge, fermé d’ailleurs à touteironie.

Et il referma la porte au nez de soninterlocuteur.

– Le baron Papillon peut se vanter d’êtrebien gardé, constatait Bellegarde.

– Ce n’est qu’un retard sans conséquence,affirmait Chantecoq ; nous allons entrer tout de suite dans unbureau de poste d’où j’enverrai un pneu au baron… Je suis certainqu’il me répondra d’une façon favorable et immédiate.

Et tous deux s’éloignèrent.

Le bossu, qui les guettait, les vitdisparaître à l’angle de la rue… Il attendit encore prudemmentquelques instants… Puis, remettant sa voiture en marche, il s’enfut s’arrêter devant l’hôtel et fit entendre deux coups de klaxon.Presque aussitôt la porte d’entrée s’ouvrit à deux battants… Leconcierge reparut. Il n’avait plus son air renfrogné et souriaitmême au bossu qui, tout en restant à son volant, l’appela près delui. L’homme en livrée s’approcha aussitôt et, soulevant sacasquette, il fit :

– Bonjour, monsieur Lüchner… vous avezfait une bonne promenade ?

– Oui, très bonne ! répliquait lecomplice de Belphégor.

Puis, il interrogea aussitôt :

– Que désiraient ces gens qui viennent departir ?

Le portier déclarait :

– Parler à M. le baron pour une affaireurgente et grave.

Le bossu réfléchit un instant, puis ilreprit :

– M. le baron est-il là ?

– Non, monsieur Lüchner… Il est sorti,avec Mme la baronne et il ne rentrera que très tard dansla soirée.

– Bien !

Et, se retournant vers l’homme à la salopette,le bossu lui dit à haute voix :

– Je n’ai plus besoin de vous.

Et, se penchant à son oreille, ilmurmura :

– Il est grand temps d’agir… À ce soir,onze heures, où vous savez…

L’homme à la salopette fit un signed’acquiescement et sauta à terre.

Le bossu remit sa voiture en marche. Après unemanœuvre des plus correctes, il pénétra dans la cour de l’hôtel ets’en fut ranger sa voiture dans le garage qui remplaçait lesécuries d’antan.

Puis, gravissant le large perron, il pénétradans un vestibule, gravit un escalier aux marches de pierre et à larampe de fer forgé qui donnait accès au premier étage, traversa uneantichambre et pénétra dans un cabinet de travail moins vaste quecelui du château de Courteuil, mais tout rempli de meubles et debibelots qui en faisaient un véritable musée.

Mathias Lüchner, d’origine indécise et de paysincertain, était acheteur, pour le compte d’un grand marchandd’antiquités parisien, lorsqu’il fit, chez son patron, la rencontrede M. Papillon.

Par sa vive intelligence, son apparentehonnêteté et sa connaissance remarquable du bibelot, il ne tardapas à attirer sur lui l’attention du baron, dont, à force deflagorneries et de bassesses, il acheva de faire la conquête.

Papillon, qui n’était qu’un négociant enrichidans la vente du cacao et savait à peine distinguer le « LouisXV » du « Louis XVI », lui offrit de devenir, à desappointements mieux qu’honorables, son conseiller artistique ;et, depuis un an que le bossu occupait ce poste, il avait vugrandir sa faveur à un tel point que le baron ne faisait plusaucune acquisition sans le consulter, ce qui permettait au rusécoquin de toucher d’importantes commissions dont son patron faisaitnaturellement tous les frais.

Comment ce personnage, dont le passé devaitêtre singulièrement louche, était-il devenu le collaborateur dumystérieux Belphégor ? Quels liens assez puissants, en dehorsd’un intérêt manifeste, l’unissaient au Fantôme du Louvre pourqu’il lui témoignât un dévouement et une obéissance de tous lesinstants ?

Laissons à Chantecoq le soin de débrouillercette énigme et contentons-nous dès à présent, de demeurer entête-à-tête avec ce redoutable bandit.

Après avoir déposé son chapeau de feutre surun meuble, il s’installa devant une délicieuse table en bois derose, aux bronzes délicatement ciselés… et il ouvrit un dossier quicontenait un certain nombre de lettres.

Lüchner les lut avec attention… jetant lesunes au panier, conservant les autres, auxquelles il se mit àrépondre avec la ponctualité d’un bureaucrate… Cela le mena jusqu’àsept heures du soir…

Il se disposait à se rendre dans le petitappartement particulier que le baron Papillon lui avait faitaménager dans l’aile gauche de l’hôtel, lorsqu’on frappa à saporte.

– Entrez ! fit-il de sa voix defausset.

C’était un valet de chambre qui, un plateau àla main, s’approchait de lui en disant :

– La correspondance de M. le baron.

Le bossu prit les lettres et les rejeta l’uneaprès l’autre sur la table.

Seul, un pneumatique retint son attention.Après quelques secondes d’hésitation, il se décida à l’ouvrir… Etvoici ce qu’il lut :

Monsieur le baron,

J’ai l’honneur de vous demander unentretien. Il s’agit d’une affaire très grave et qui vous intéresseparticulièrement.

Veuillez agréer, monsieur le baron,l’expression de mes sentiments les plus distingués.

CHANTECOQ,

détective privé.

5, allée de Verzy (Les Ternes).

Tél. W. 03-45.

Lüchner eut un ricanement sinistre… Puis ildéchira le pneumatique en tous petits morceaux qu’il glissa dans sapoche. Et tout en se frottant les mains, il murmura :

– Et maintenant, monsieur Chantecoq, ànous deux !

Mais, tout à coup, il songea : « Etsi, ne recevant pas de réponse, ce diable d’homme s’avisait detéléphoner à ce crétin de baron !… En effet, pour qu’ilinsiste à ce point, il faut qu’il ait quelque chose de trèsimportant à lui demander. Et c’est probablement de moi qu’ils’agit… Diable ! diable ! La prudence la plus élémentaireme commande donc d’empêcher toute rencontre entre Papillon etChantecoq. Parbleu ! c’est bien simple… Il n’y a qu’àinterrompre toute communication téléphonique. »

Ceci décidé, le bossu se rendit tranquillementdans la salle à manger, où l’attendait un excellent dîner auquel ilfit largement honneur. Puis, il descendit à l’office, où setrouvait le standard. Cinq minutes après, il en ressortait, sabesogne accomplie… Il se rendit au garage, dont il ouvrit la porteà deux battants, grimpa sur le siège de la voiturette, mit enmarche son moteur et sortit dans la cour.

Attiré par le bruit, le concierge apparut surle seuil de la loge.

– Vous allez en courses, monsieurLüchner ?…

– Non, répondit le bossu, je vais passerla soirée chez des amis.

Le cerbère ouvrit le portail… Et le complicede Belphégor, appuyant sur la pédale, gagna la rue de Varenne.

À une allure modérée, il atteignit leboulevard Saint-Germain et obliqua à droite, dans le boulevardSaint-Michel, traversa la place de l’Observatoire, monta jusqu’auLion de Belfort, longea l’avenue d’Orléans dans toute sa longueur,et, un peu avant d’atteindre la barrière, s’engagea dans la rueBeaunier… puis, dans une impasse faiblement éclairée et bordée demaisons ou plutôt de masures qui profilaient, à la clarté de lalune, leurs silhouettes lézardées.

Stoppant devant une bicoque uniquement forméed’un rez-de-chaussée que surmontait un toit auquel il manquait uncertain nombre d’ardoises, il arrêta son moteur, boucla le« flic » adapté au volant, se dirigea vers lamaisonnette, et tirant de sa poche une assez grosse clef, ill’introduisit dans la serrure d’une porte pratiquée au milieu de lamasure, entre deux fenêtres qui, garnies de barreaux de ferrouillés, ne laissaient filtrer aucune lumière. Et s’introduisant àl’intérieur, il referma derrière lui la porte… Puis ce fut un bruitde verrous que l’on tire… de chaînes que l’on tend…

Qu’allait donc faire le bossu en ce lieusinistre ?…

Chapitre 3PAUVRE JACQUES !

À la villa de Chantecoq, tandis que Gautraiscontinuait avec ses deux danois à monter une garde vigilante autourde la maison, le détective, Colette et Jacques, qui avait gardé sontravestissement de Cantarelli, achevaient de dîner sous la véranda,lorsque Marie-Jeanne apparut.

– Ces messieurs et dames sont-ilssatisfaits ? demanda-t-elle d’un air épanoui qui prouvaitqu’elle s’attendait à de légitimes compliments.

– Votre dîner était parfait !répliquait Colette.

– Moi… déclarait Chantecoq, j’ai repristrois fois du canard au porto.

– Et ma croûte aux fruits ?

– Délicieuse !… affirmaitBellegarde.

– Je suis bien contente ! affirmaitl’excellente Mme Gautrais…

Et après avoir déposé près du détectivequelques feuilles du soir, elle se retira.

Chantecoq s’empara d’un journal, l’ouvrit etle déplia.

Bellegarde et Colette allaient en prendrechacun un autre ; mais, tout à coup, le grand limier lançaiten riant :

– Ce pauvre Ménardier… quel entêté !Décidément, il veut se couvrir de ridicule.

Il tendit la feuille à Bellegarde et, tout enlui indiquant du doigt un passage, il ajouta :

– Si vous voulez vous régaler, dégustezcela !

Jacques s’empara du journal et lutl’entrefilet suivant :

L’inspecteur Ménardier a découvertl’identité de l’un des complices de l’assassin du Louvre qui neserait autre qu’un jeune journaliste connu. L’arrestation ducoupable serait imminente.

– Vous ne trouvez pas qu’il vafort… ce cher inspecteur ?… lançait ironiquementChantecoq.

Jacques ne lui répondit pas… Il continuait salecture… Soudain ses traits se contractèrent sous l’emprise d’uneviolente émotion intérieure. Le grand détective, surpris,reprit :

– J’espère que cela ne va pas vousempêcher de dormir ?… Vous ne supposez pas que Ménardier vousa repéré et qu’il va venir vous arrêter chez moi ?

Toujours sans dire un mot, Jacques déposa lejournal sur la table… Son visage trahissait plus que de lapréoccupation… de la douleur !

Tandis que Colette considérait le journalisteavec anxiété, Chantecoq demandait :

– Qu’avez-vous, cher ami ?

– Un malaise subit, fit Bellegarde enportant la main à son front.

– Je vous le répète, insistait Chantecoq,vous n’avez rien à craindre de Ménardier. Si j’avais le moindredoute à ce sujet, j’aurais déjà pris toutes les précautionsnécessaires.

– Ce n’est pas cela ! déclarait lejournaliste… Je ne me sens pas très bien… voilà tout… Et je vousdemande la permission de me retirer.

Colette chercha son regard et ne le rencontrapas. Jacques se leva… salua son hôte… et rentra dans la maison d’unpas mal assuré.

– Mon Dieu ! fit Colette enpâlissant.

– Qu’as-tu ? interrogeait sonpère.

La jeune fille murmura :

– Si Belphégor l’avaitempoisonné ?…

– C’est impossible ! déclarait leroi des détectives, d’un ton incisif.

– Cependant…

– Réfléchis un peu… Je n’ai pas quittéBellegarde depuis ce matin… Je suis sûr qu’il n’a rien absorbé audehors, et je pense que tu ne vas pas accuser cette braveMarie-Jeanne d’être la complice de Belphégor ?

– Oh ! non, père ! Mais je medemande si ce misérable n’aurait pas, à l’insu de cette bravefemme, réussi à glisser un toxique dans nos aliments ou dans notreboisson.

– En ce cas, rétorquait le grand limier,nous serions empoisonnés tous les trois.

Colette n’insista pas. Machinalement elle pritle journal que Jacques avait laissé et en commença la lecture.

Tout à coup, elle tressaillit… et, commefrappée au cœur, elle eut un faible cri… Mais il était sidouloureux que son père lui arracha le journal et chercha àdécouvrir ce qui avait bien pu causer à son enfant un si profondchagrin. Tout de suite il fut fixé. À quelques lignes au-dessous del’entrefilet qui annonçait l’imminente arrestation de Jacques, ildécouvrait ceci :

Mlle Simone Desroches, l’auteurd’un poème intitulé Beaux rêves, a été frappée, la nuitdernière, d’un mal subit qui ne laisse malheureusement que peud’espoir de la sauver.

Chantecoq dirigea ses yeux vers sa fille.Colette, qui avait beaucoup de peine à retenir ses larmes,s’écria :

– Je comprends ! Il l’aimeencore !

Affectueusement, Chantecoq attira sa fillecontre lui…

La nuit était venue… et les rumeurs du dehorsn’arrivaient plus que très atténuées jusqu’à la villa dudétective.

Soudain, celui-ci dressa l’oreille… Il luisemblait avoir entendu, de l’autre côté de la maison, dans lapartie du jardin qui donnait sur l’allée de Verzy, un bruit de pasfaisant grincer les petits cailloux de l’allée. Presque en mêmetemps, des aboiements de chien s’élevaient. Chantecoqs’écria :

– C’est Gautrais, sans doute, qui sepromène avec ses danois.

– Mon père, fit Colette en se dressant.C’est lui… lui qui s’en va… la retrouver !

Chantecoq se précipita… suivi par Colette, aucomble de l’angoisse… Et rejoignant Gautrais, il luidemanda :

– Tu as vu M. Bellegarde ?

– Oui, monsieur… à l’instant même.

– Où est-il ?

– Il vient de partir… Même qu’il ne doitpas être loin.

Le détective courut vers la porte d’entrée,l’ouvrit… se pencha au dehors… Bellegarde avait déjà disparu.

Revenant vers Gautrais, le grand limier luidemanda :

– Était-il toujours camouflé ?

– Non ! répliqua l’ancien gardien duLouvre, il avait sa tête et ses habits ordinaires.

– Tu es stupide ! grondait ledétective… Tu n’aurais pas dû le laisser partir.

– Je ne savais pas, monsieur…

– C’est juste ! J’aurais dû tedonner la consigne.

Colette, affolée, s’exclamait :

– Il va se faire arrêter !

Mais sur un ton d’énergique assurance,Chantecoq lui répliquait :

– Rassure-toi… Je veille !

À bout de courage, la jeune fille laissatomber sa tête sur l’épaule de son père en murmurant :

– Mon pauvre Jacques !

La conscience bouleversée beaucoup plus que lecœur par la nouvelle qu’il venait de lire dans le journal, JacquesBellegarde, sautant dans un taxi, s’était fait conduire àAuteuil.

Sans remarquer un individu qui se tenait cachéaux alentours de l’hôtel de Mlle Desroches, et quin’était autre que l’homme à la salopette, le journaliste sonnad’une main hésitante à la porte de cette maison où il croyait sibien ne plus jamais revenir.

La porte s’ouvrit.

– Juliette ! s’écria le journalisteen reconnaissant la femme de chambre dont le visage consterné etles yeux rougis de larmes achevèrent de l’affoler.

– Alors ? murmura-t-il d’une voixpresque imperceptible.

– Tout est fini ! déclara Julietteen étouffant un sanglot.

– Elle… elle est morte ! bégaya lejournaliste.

– Oui, monsieur…

Bellegarde, comme un fou, pénétra dans lamaison. La femme de chambre lui ouvrit la porte du salon…

Il s’écroula sur un siège… et demeura accablé,brisé par la conviction qu’il était la cause de cette catastrophe,torturé par un remords tel que peuvent en avoir les âmes aussisensibles et aussi loyales que la sienne.

De plus en plus convaincu qu’il étaitl’assassin moral de cette femme dont il avait méprisé l’amour,persuadé qu’incapable de supporter une rupture qu’elle avait feintd’accepter soit par fierté, soit par désespoir, Simone avaitvolontairement mis fin à ses jours, Jacques demeurait effondré surson siège… incapable de réagir, de raisonner, de se chercher uneexcuse, lorsque Mlle Bergen apparut. Sa figure exprimaitun profond chagrin. Le reporter se leva… et s’en fut vers elle.

– C’est donc vrai ?… fit Bellegarde,les yeux égarés, les lèvres tremblantes.

– Notre pauvre Simone est morte dans mesbras, cet après-midi.

– C’est horrible !

– Horrible, en effet.

Elsa Bergen se tut… Dans ce silence, lereporter crut deviner toutes les accusations, tous les reproches…et il courba le front… Mais une question qu’il n’osait poser leharcelait à un tel point qu’incapable de résister à l’impulsionintérieure qui l’épouvantait, il bégaya :

– Elle s’est suicidée ?

– Non ! répliqua la Scandinave.Ainsi que je vous l’ai dit l’autre matin, lorsque je suis venuevous supplier de revenir près d’elle, Simone avait le cœur malade,plus malade même que nous ne pouvions le supposer…

– Alors, c’est moi ?…

– Je ne veux pas vous accabler… monsieurBellegarde, mais vous lui avez fait bien du mal.

– Si vous saviez combien je leregrette !

– Trop tard… hélas !

– Vous pouvez tout me dire… car j’ai toutmérité.

Mlle Bergen regarda Jacques. Ilétait si sincèrement douloureux, si abattu, si déchiré, qu’elle enparut quelque peu apitoyée et, d’une voix moins sèche, d’un accentmoins hostile, elle reprit :

– Je dois à la vérité de vous apprendreque vous n’êtes pas le seul coupable.

Bellegarde releva la tête.

La demoiselle de compagniepoursuivait :

– Certes, votre attitude avait jeté notrepauvre Simone dans un état des plus inquiétants ; mais, sommetoute, elle avait résisté à la crise terrible que votre départavait provoquée en elle… et j’avais lieu d’espérer qu’elle ensortirait victorieuse… lorsqu’un incident imprévu a achevé notrechère blessée.

– Un incident imprévu ! répétaitJacques, qui, dans le désarroi de son esprit, ne comprenait pasencore.

La Scandinave reprenait :

– Peut-être avez-vous entendu dire que leFantôme du Louvre s’était introduit dans cette maison et y avaitdérobé vos lettres ? Simone en a éprouvé une telle frayeurqu’une nouvelle crise s’est déclarée.

« Cette crise, après la si cruelleémotion qu’elle venait de traverser, ne pouvait que lui êtrefatale… Quand elle s’est sentie près de la fin, elle a prononcévotre nom. Je lui ai demandé :

« Dois-je l’envoyerchercher ? »

« Elle m’a répondu :

« Non, car il ne vous croirait pas… et ilrefuserait de venir… »

« Et elle a ajouté d’une voix que jen’oublierai jamais :

« J’aime mieux m’en aller avec laconsolation de me dire qu’il ne peut plus m’en vouloir… puisque jeme suis sacrifiée !… »

« Et, me prenant la main, ce fut sondernier geste, en même temps que ses dernières paroles, elle amurmuré :

« Vous lui direz que je luipardonne !… »

– Pauvre Simone ! fit Jacques,atterré.

La demoiselle de compagnie hocha tristement latête. Puis, elle fit :

– Je vais vous faire lire ses dernièresvolontés !

Et elle emmena le reporter dans le boudoir. Ungrand frisson secoua le pauvre garçon. C’était là qu’il l’avait vuepour la dernière fois… qu’il avait implacablement, victorieusementrésisté à ses larmes et à ses prières et lui avait porté le coupfatal dont elle ne devait pas se relever.

Elsa Bergen s’approcha du secrétaire, l’ouvritet prit sur l’une des tablettes un papier qu’elle tendit àJacques.

Celui-ci s’en empara et lut ces quelqueslignes tracées d’une main défaillante :

Lorsque je ne serai plus, je veux que l’onm’emporte dans mon atelier et que l’on m’étende sur le grand divannoir, parmi les fleurs que j’aimais…

Après un instant d’incertitude, le journalistefit timidement :

– Je voudrais la voir !

La Scandinave demeura un instant impassible…Bellegarde se demandait si elle allait accéder à sa requête… Il sepréparait à insister ; car une force irrésistible luiordonnait de se rendre au chevet de la morte, de s’y agenouiller…non pour implorer de son âme envolée et sans doute déjà lointaineun pardon qu’elle lui avait déjà accordé, mais pour se recueilliret pour, enfin, donner libre cours aux sanglots quil’étouffaient.

– Mademoiselle… murmura-t-il d’un airsuppliant.

– Venez, fit simplement la demoiselle decompagnie.

Tous deux quittèrent le boudoir, et, gagnantle jardin, se dirigèrent vers l’atelier dont on apercevait, àtravers les frondaisons des grands arbres, les vitrages éclairéspar une discrète lumière. Ils atteignirent la porte, qu’Elsa Bergenouvrit avec ce respect toujours un peu craintif qu’inspire la mort…Ils s’arrêtèrent sur le seuil…

Bellegarde se découvrit et aperçut, au milieude la pièce transformée en chapelle ardente, le grand divan noirsur lequel reposait Simone, à demi ensevelie sous les roses.

Jacques s’avança lentement vers Simone, dontla mort n’avait pas altéré la beauté… C’était elle encore… tellequ’il l’avait connue, mais les yeux fermés, la bouche close, ettoute pâle de la blancheur ivoirine d’un cierge.

Arrivé près du divan, les yeux fixés sur cellequi, peu de temps auparavant, semblait respirer la vie avec tant dedélices, il s’absorba dans sa méditation… Puis, insensiblement, ilse laissa glisser à genoux. Discrètement, Mlle Bergen seretira. En traversant le jardin, elle aperçut le valet de chambrequi accourait vers elle.

– Mademoiselle, annonçait-il d’un airagité, la police est à la maison.

– La police ?… répéta laScandinave.

– Oui… L’inspecteur Ménardier… Celui,précisément qui est chargé d’arrêter le Fantôme du Louvre… Il estaccompagné de deux agents en civil.

– Vous a-t-il dit ce qu’ilvoulait ?

– Non, mademoiselle… Il a simplementdemandé à vous parler tout de suite… Je l’ai fait entrer ausalon.

– Vous avez bien fait…

La demoiselle de compagnie s’en fut rejoindreMénardier qui, après l’avoir aussitôt saluée, attaqua :

– Nous avons la preuve que JacquesBellegarde est l’un des auteurs, sinon l’auteur principal, del’assassinat du gardien en chef Sabarat et du vol d’un trésor cachéau Louvre.

– Est-ce possible ?… s’écria ElsaBergen avec une expression de profond saisissement.

– Ce n’est, hélas ! que tropvrai ! affirmait Ménardier.

Et avec force, il poursuivit :

– Nous avons été prévenus que JacquesBellegarde se cachait dans cet hôtel.

Douloureusement, la Scandinavedéclarait :

– Monsieur, il y a une morte, ici etcelui que vous cherchez est en ce moment auprès d’elle.

Cette réponse parut impressionnerl’inspecteur… Et se retournant vers ses agents, qui s’effaçaientdans un coin de la pièce, il leur parla à voix basse.

Dans l’atelier, Jacques était toujoursagenouillé auprès du divan noir… Absorbé dans la plus cruelle desméditations, il courbait légèrement la tête… lorsqu’une main seposa sur son épaule… Il sursauta, se retourna… Chantecoq étaitdevant lui.

Sans prêter la moindre attention à la stupeurque manifestait le jeune journaliste, le grand détective lui disaitd’un ton bref :

– La police est dans la maison…Suivez-moi.

Jacques dirigea un suprême regard vers ladépouille mortelle de Simone… Mais Chantecoq, l’entraînant audehors, sortit avec lui de l’atelier… et ils firent quelques pasdans la nuit.

À ce moment, ils aperçurent, éclairés par lalumière du grand salon, Ménardier et les deux agents qui, guidéspar la demoiselle de compagnie, franchissaient le seuil de laporte-fenêtre accédant directement au jardin.

Ils n’eurent que le temps de s’enfoncer dansun bosquet.

Tandis que les policiers, toujours guidés parla Scandinave, s’avançaient vers l’atelier, Chantecoq etBellegarde, qui marchaient à pas de loup, se glissaient jusqu’à lapetite porte qui, au cours de sa première enquête chez SimoneDesroches, avait déjà attiré l’attention du grand limier.

Cette porte était légèrement entrebâillée…

Le détective poussa Jacques au dehors, et,tout en lui désignant une auto qui stationnait à quelques mètres delà, au milieu de la rue obscure, il lui dit :

– Montez vite dans cette voiture… Je mecharge du reste !…

Bellegarde s’avança vers l’auto, près delaquelle Gautrais attendait…

Colette était assise sur le siège, les mainssur le volant, le pied sur la pédale, impatiente de partir.

Jacques prit place dans le véhicule. Gautraisreferma la portière et s’installa près de Colette, qui démarraaussitôt. Chantecoq eut un soupir de soulagement ; puis ilrentra dans le jardin… regagna le bosquet… et à travers lesfeuillages qu’il avait légèrement écartés, il aperçut Ménardier etses deux hommes, qui arrêtés devant l’atelier, hésitaientvisiblement à y pénétrer.

Tout à coup, l’inspecteur appela d’un gestebrusque Elsa Bergen, qui se tenait à une certaine distance.

La demoiselle de compagnie s’approcha de lui.Ménardier lui adressa quelques mots. Sans doute lui demandait-il depénétrer dans l’atelier… car Mlle Bergen se dirigea versla porte qu’elle ouvrit toute grande. Une exclamation de surpriselui échappa… et, de la main, elle invita les policiers às’approcher.

Ménardier proféra un cri de colère… Dansl’atelier, il n’y avait plus que la morte, inerte, pâle et glacéesur son lit de roses qui tachaient de pourpre le velours du divannoir.

Se retournant vers la Scandinave, qui nesemblait pas moins stupéfaite que lui, Ménardier scanda :

– Si vous m’avez menti, Bellegarde esttout de même perdu… Deux hommes placés devant la porte de l’hôtelle cueilleront au passage.

– Je vous jure, monsieur, que je n’ycomprends rien ! protestait Elsa Bergen avec une sincéritéévidente.

Ménardier martelait :

– Il ne saurait être loin, et nous allonsfouiller le jardin.

L’inspecteur et ses deux agents allaientcommencer leurs recherches, lorsque, sortant de l’ombre danslaquelle il se dissimulait, Chantecoq se dressa devant eux.

– Chantecoq ! reconnutMénardier.

Le roi des détectives, tout en lui tendant lamain, reprenait avec bonhomie :

– Inutile, mon cher collègue, de vousdonner tant de mal… Jacques Bellegarde vient de me filer entre lesmains…

Ménardier serra les poings… Mais, dominant lacolère qui s’était emparée de lui, il se contenta derépliquer :

– Je vous remercie, mon chermaître !…

Chapitre 4OÙ ON VOIT CHANTECOQ PROUVER QU’IL EST AUSSI FIN PSYCHOLOGUEQU’HABILE DÉTECTIVE

Après avoir regagné la villa de Chantecoq etremercié Colette d’un serrement de main expressif, JacquesBellegarde était remonté dans sa chambre.

Assis devant sa table, la tête entre lesmains, on eût dit que, condamné et vaincu par la fatalité, il n’enattendait plus que le coup suprême.

Déjà loin, très loin du monde, il n’entenditpas ouvrir sa porte… et il ne vit pas Chantecoq et Colette qui,tous deux, arrêtés sur le seuil, le contemplaient l’un avec uneexpression de sincère compassion, et l’autre avec toutes lesapparences de la plus anxieuse tristesse.

Le détective prononça quelques mots àl’oreille de sa fille, qui aussitôt, sur la pointe des pieds, seglissa derrière un paravent placé à gauche de la porte.

Chantecoq s’avança vers Jacques et lui ditd’une voix à la fois grave et affectueuse :

– Allons mon ami, du courage !

Le reporter tressaillit, releva la tête. À lavue du grand limier, ses traits contractés se détendirent un peu…et, d’une voix encore brisée, il murmura :

– C’est affreux, n’est-ce pas ?

Le grand limier interrogeait :

– Vous aimiez donc encore cettefemme ?

– Non ! répliquait Jacques… Je nel’aimais pas… Je suis même sûr de ne l’avoir jamais aimée.

– Alors… pourquoi ce granddésespoir ?

– Parce que j’ai la conviction que jesuis cause de sa mort.

Chantecoq fit un signe de dénégation.

Puis, il ajouta avec cette fermeté d’accentqui rendaient si convaincantes ses affirmations :

– J’ai la certitude, au contraire, quevous n’êtes en rien responsable de ce douloureux événement…

– Ah ! si vous pouviez me fairepartager votre conviction, s’écriait Bellegarde, de quel poidsserais-je soulagé !…

Tout en s’asseyant en face du journaliste, legrand détective reprit :

– Étant retourné à l’hôtel d’Auteuil,tandis qu’on me faisait attendre dans son boudoir, j’ai appris aucours d’une conversation qui se tenait dans un salon, entreMlle Bergen et plusieurs de ses amis, queMlle Desroches faisait un grand abus de stupéfiants.

– C’est vrai, appuyait Jacques.

– Il se peut donc fort bien, développaitle limier, qu’à la suite, non pas de votre rupture, mais de lavenue du Fantôme dans sa maison, afin de calmer la véritableterreur qui s’était emparée d’elle et dont j’ai pu constater lesmanifestations, Mlle Desroches ait absorbé une dose tropforte de l’une de ses drogues coutumières.

– C’est fort possible, en effet, mais cen’est pas certain.

– D’accord… mon cher ami… Mais admettezcependant que mon hypothèse est des plus vraisemblables.

– Je l’admets.

– Parfait… Je n’ai pas terminé… Tout àl’heure, Ménardier, qui s’était rendu à Auteuil pour vous arrêteret auquel j’ai eu la satisfaction de jouer le bon tour que voussavez, a émis devant moi une autre hypothèse, et je ne suis paséloigné d’être de son avis, que le décès de MlleDesroches était des plus suspects… Et il a même ajouté, et là nousne sommes plus d’accord, qu’il vous soupçonnait fort de l’avoirassassinée.

– Moi ! se révoltait Jacques… Etdans quel dessein aurais-je accompli un crime siabominable ?

– C’est ce que je lui ai demandé, à cecher Ménardier.

– Et que vous a-t-il répondu ?

– Ménardier prétend qu’après avoir dérobéou fait dérober vos lettres, et redoutant que MlleDesroches ne donnât à la police certains détails qui n’eussentpoint manqué de favoriser votre arrestation, vous l’auriezsupprimée à l’aide d’un poison subtil que vous auriez rapporté del’un de vos voyages en Extrême-Orient ; et il a déclaré qu’ilallait adresser à son supérieur hiérarchique un rapport concluant àla nécessité absolue d’une prompte autopsie de votre prétenduevictime.

– Décidément, s’irritait le journaliste,ce Ménardier est la pire des brutes.

– Non ! ripostait Chantecoq. Cen’est certes pas un génie, mais ce n’est pas un sot. J’ajouteraimême que c’est un excellent garçon.

– En ce cas, pourquoi, malgré tout ce quevous lui avez dit à mon sujet, s’acharne-t-il ainsi aprèsmoi ?

– C’est très simple… Ménardier est, en cemoment dans l’état d’esprit d’un médecin qui, après avoir commisune erreur de diagnostic, s’entêterait, par amour-propre à traiterson client pour une maladie qu’il n’a pas.

« Laissons-le s’enterrer jusqu’à lagarde… Cette nouvelle accusation dont il vous charge ne peut quenuire à ses intérêts et profiter aux nôtres.

– Comment cela ?

– Parce que la lumière ne peut plustarder à se faire. Et lorsqu’on saura que, pour m’aider à ladivulgation de la vérité, vous avez consenti à vous laisser chargerde tous les crimes de Belphégor et que, moi, ainsi que je vous enai donné ma parole d’honneur, j’aurai publiquement déclaré que,sans votre héroïque silence et votre si courageuse attitude, ilm’eût été impossible de découvrir le vrai coupable, de quelleadmiration, de quelle popularité serez-vous entouré !

« Ce sera pour vous mieux que la vogue etle succès, c’est-à-dire la célébrité, le triomphe. Et, pour mapart, j’en serai profondément heureux.

Rasséréné par les réconfortantes exhortationsdu grand détective, Bellegarde reprenait :

– Je ne saurais vous dire à quel point jesuis touché de votre amitié mais plus encore que tout le reste, jevous suis profondément reconnaissant de m’avoir permis d’espérerque je n’étais pour rien dans la mort de Simone.

– Ce n’est pas espérer, qu’il faut dire,c’est : je suis sûr !

– Alors, selon vous, c’est Belphégor quil’aurait empoisonnée ?

– Parbleu !

– Et par conséquent dans l’intentiond’augmenter les charges qu’il a déjà accumulées contre moi.

– C’est clair comme de l’eau deroche.

Saisissant la main du détective, le reporters’écria :

– Ah ! monsieur Chantecoq, si je nevous avais pas rencontré sur ma route, j’étais perdu ; carseul je n’aurais jamais pu me défendre contre de si diaboliquesmachinations.

– Alors, s’écriait le grand limier, j’aibien fait de laisser ce brave Gautrais vous introduire dans lasalle des Dieux barbares ?

– Je ne saurais trop vous enprouver ma gratitude.

– Alors, plus d’arrière-pensées… Plus dedoutes sur vous-même… Plus de drames de conscience… lançait le roides détectives.

– Non, puisque je vous sens près de moi…avec moi… scandait avec force le rédacteur du PetitParisien.

Puis, il ajouta :

– Permettez-moi cependant unequestion.

– Je vous en prie.

– Si Belphégor, ainsi que vous tendez àle croire, a empoisonné cette malheureuse Simone, il faut qu’il aiteu des complices dans la maison.

– C’est tout à fait mon avis ; etc’est la première chose que je vais rechercher dès que j’auraiappris du baron Papillon le nom de la personne à qui il a cédé lesMémoires de Ruggieri.

Et, joyeusement, Chantecoq s’écria :

– Vous voyez que tout va bien, très bien,admirablement bien… Avec de moindres indices j’ai débrouillésouvent des énigmes que d’autres avaient renoncé à résoudre… Car,voyez-vous, pour être bon détective, il faut être, avant tout,psychologue.

– Et vous l’êtes à un tel point,affirmait Jacques, qu’il doit être impossible de rien vousdissimuler.

Avec un bon sourire, le grand limierreprenait :

– Il m’est arrivé, en effet, parfois dedécouvrir certains secrets.

Il s’arrêta. Jacques, embarrassé, attendait.Tout en le regardant avec bonté, Chantecoq reprenait :

– Cette faculté que je dois à la naturem’a souvent permis d’éviter à ceux que j’interrogeais des aveux queleur timidité injustifiée les empêchait de me faire… et qu’il m’eûtété infiniment agréable pourtant d’entendre de leur bouche.

– Monsieur Chantecoq…

– Voulez-vous que je parle pourvous ?

– Soit.

– Allons-y !

Avec un accent de bonhomie affectueuse etcharmante, le grand détective poursuivit :

– C’est donc vous qui parlez.

– Je m’écoute, sourit Bellegarde, toutréconforté d’un grand rayonnement d’espérance.

Le père de Colette scandait :

– Monsieur Chantecoq, j’aimeMlle votre fille…

Jacques tressaillit.

– Ai-je été bon devin ? interrogeaitmalicieusement le fin limier.

– Certes.

– Je vous avouerai franchement que jen’ai pas grand mérite… Mais je n’ai pas fini…

Et le détective fit :

– C’est toujours vous quiparlez !

– Non, monsieur Chantecoq… s’écriaJacques en un juvénile élan… Cette fois, c’est mon tour.

– Bravo !

Et avec flamme le jeune reporterdéclarait :

– Oui, j’aime Mlle Colette etj’ai l’honneur, monsieur Chantecoq, de vous demander sa main.

Chantecoq, tout en l’enveloppant d’un regardde paternelle tendresse, répliquait :

– Je vous l’accorde, d’autant plusvolontiers, mon cher ami, que ma fille, elle aussi, vous aime.

– Malgré…

Le journaliste se tut… Il lui semblait ques’il eût prononcé le nom de la disparue, toute l’atmosphère de rêveapaisant et délicieux dans lequel il vivait depuis quelquesinstants allait brusquement se dissiper.

Chantecoq reprenait :

– Lorsque ma fille vous a vu, ce soir,partir si brusquement, si imprudemment, elle a éprouvé, je vousl’avoue franchement, une vive peine, car elle a cru que vous étiezencore attaché, plus que vous ne le pensiez vous-même, à cettemalheureuse dont je suis le premier à déplorer la triste fin.

« Mais dès à présent, j’en suis sûr, ellea compris que vous aviez obéi uniquement au remords que vouscausait la crainte d’avoir encouru une grave responsabilité dans lafin de cette pauvre femme et que, seul, ce sentiment qui ne peutque vous honorer grandement vous a dicté votre gratitude.

« Donc, aucun nuage ne peut s’éleverentre vous deux… Aucun mauvais souvenir ne viendra jamais embrumerle clair bonheur qui vous attend.

« Bientôt, Belphégor sera démasqué ;et un jour, un mutuel amour vous fera oublier les moments sidouloureux que vous venez de traverser.

– Oh ! monsieur Chantecoq, s’écriaitJacques, je ne saurais vous dire à quel point vous me rendezheureux.

« Excusez-moi si, dans mon émotion, je netrouve pas les mots qu’il faudrait…

– Les mots ne sont rien, mon cher enfant,affirmait Chantecoq ; seul le cœur compte ; et je croisconnaître assez le vôtre pour être sûr qu’il est digne de battre àl’unisson de celui que vous avez su conquérir.

Jacques, éperdu de joie, se jeta dans les brasdu détective, qui l’étreignit comme l’eût fait un père.

Puis Chantecoq reprit gravement :

– En attendant, vous allez reprendre auplus vite votre personnage de Cantarelli dans lequel vous vousêtes, d’ailleurs, montré si remarquable.

– C’est entendu… acceptait lereporter.

– Je vous consigne donc ici… reprenait leroi des détectives… mais formellement… sous la garde de…

Et, d’un geste affectueux, il désigna Colettequi, depuis un instant déjà, était sortie de sa cachette etadressait à son fiancé un sourire qui était tout l’amour…

Jacques s’en fut vers elle.

– Mademoiselle, fit-il… votre père vousdira…

– Rien ! répondit Colette… car j’aitout entendu…

– Comment cela ?

– J’étais là… derrière le paravent.

– Pas possible ?

– Je suis la fille d’un détective et…

– Vous êtes l’être le plus adorable… etvous serez la femme la plus adorée !

Leurs mains se joignirent… Et ce fut le muetmais divin serment de ces deux âmes… Désormais pour toujours uniesdans la même foi… dans le même rêve.

Chantecoq les contempla d’un regardattendri ; puis il murmura :

– Maintenant je suis tranquille… il nesortira plus de la maison !

Chapitre 5OÙ L’ON VOIT LE BOSSU ET L’HOMME À LA SALOPETTE TRAVAILLER UNE FOISDE PLUS POUR BELPHÉGOR

Vers minuit, l’homme à la salopette descendaitde moto devant la masure où nous avons vu s’enfermer l’homme deconfiance du baron Papillon. Il s’en fut tout droit tirer le nœudd’une corde qui pendait à travers une étroite ouverture pratiquéeau milieu de la porte.

Le tintement d’une sonnette fêlée retentit àl’intérieur de la bicoque…

Puis, ce fut presque aussitôt un bruit deferraille retentissant, et l’huis s’entrebâilla… laissantapparaître la tête de Lüchner, qui d’un simple signe, invita soncomplice à entrer.

L’homme à la salopette, tout en tenant à lamain sa moto, franchit le seuil, appuya sa machine contre lamuraille ; et tandis que le bossu replaçait la chaîne etpoussait les verrous, il regarda autour de lui. Il se trouvait dansune sorte d’atelier de mécanicien, uniquement éclairé par unepuissante lampe électrique dont un abat-jour concentrait la lumièresur un établi qui supportait un compteur à gaz… et tout un attirailcomplet de pinces, de tenailles, d’écrous et de clefsanglaises.

Tout de suite, l’homme à la salopettereprenait :

– Il vient de se passer de gravesévénements !

– Quoi donc ?

– Jacques Bellegarde est vivant.

– C’est impossible !

– J’en suis sûr.

– Allons donc ! Je l’ai vu couler àpic dans l’Oise… et vous avez constaté aussi bien que moi qu’aubout de cinq minutes, il n’avait pas reparu à la surface.

– J’ignore comment il a pu se tirerd’affaire… Mais aussi vrai que j’existe – et je n’ai pas eu laberlue – je l’ai vu, il y a deux heures, pénétrer dans l’hôtel deSimone Desroches.

« Je n’ai fait ni une ni deux ; j’aivite couru chez un marchand de vins du voisinage et j’ai téléphonéà la police, près de laquelle je me suis fait passer pour un agentde service dans le quartier, que le gibier qu’elle recherchait setrouvait chez son ancienne amie.

« Une demi-heure après, l’inspecteurMénardier arrivait, en auto, avec quatre « bourres »,mais il était trop tard, Bellegarde les avait déjà« mis ».

Le bossu mâchonna un juron de colère. Puis ilfit rageusement :

– Il faut absolument retrouver satrace.

– C’est fait, répliquait l’homme à lasalopette d’un air triomphant.

« Après avoir téléphoné à la police, jeme suis empressé de regagner les abords de l’hôtel, et je me suismis en observation. J’avais peur que Bellegarde ne quittât lamaison avant l’arrivée de la rousse… Mais ces messieurs de lapréfecture ont vite fait… Moins de vingt minutes après mon coup detéléphone… ils rappliquaient en auto… J’ai attendu un bon moment…Pour moi, il n’y avait pas d’erreur, Ménardier et ses hommesavaient trouvé l’oiseau au nid… Sans doute étaient-ils en train dele cuisiner et, comme j’avais hâte de vous rejoindre, je m’en fuschercher ma moto, que j’avais cachée sous un tas de broussailles,dans le chemin des Lilas.

« Mais au moment où je débouchais danscette ruelle, qu’est-ce que je vois ? Bellegarde qui sautaitdans une auto arrêtée juste devant la petite porte du jardin… et jereconnais notre ami Chantecoq qui, de la main, faisait signe auchauffeur de filer.

La voiture a démarré aussitôt et Chantecoq estrentré dans le jardin. Je suis resté là un moment, caché dansl’ombre, puis j’ai enfourché ma machine, et au lieu de chercher àrejoindre l’auto, j’ai filé droit avenue des Ternes.

« Après avoir rangé ma moto le long dutrottoir, j’ai guetté l’arrivée du véhicule, que j’avais dûcertainement devancer… car j’avais marché à un train d’enfer. Je nem’étais pas trompé dans mes prévisions. Cinq minutes après, uneauto franchissait la porte qui donne accès à l’allée de Verzy. Lafille de Chantecoq était au volant. Près d’elle, se trouvaitGautrais, le gardien du Louvre que Chantecoq a pris à son service,et j’ai eu le temps de repérer Bellegarde qui, dans l’intérieur dela voiture, semblait ne pas en mener bien large. Alors, je suisvenu vous prévenir tout de suite.

– Parfait ! approuvait le bossu.

– Dois-je avertir de nouveau la policeque Bellegarde se trouve chez Chantecoq ?

– Non, répliquait Lüchner.

Et, avec un accent sinistre, ilmartela :

– Nous avons mieux à faire.

Puis, d’un air mystérieux et menaçant, ilajouta :

– Demain soir, ils sauteront tousensemble. Venez voir la petite surprise que je suis en train deleur ménager.

Et, se dirigeant vers l’établi, il s’emparad’une boîte métallique en forme de cube et qui portait à chaqueangle de sa face supérieure quatre petites têtes de vis autourdesquelles s’enroulaient des fils métalliques de quinze centimètresenviron de longueur et reliés ensemble à leur sommet.

– Ceci, expliquait Lüchner, est une bombede mon invention. Elle contient une charge d’explosifs capable defaire sauter une maison de six étages.

Avec précaution, il prit la bombe etl’introduisit à l’intérieur du compteur à gaz ; puis ils’empara d’une petite pendulette en forme de réveil qu’il plaçaprès de la bombe, et il rejoignit l’extrémité du fil métallique àune autre vis placée sur le cadran du réveil… juste à l’endroitd’une aiguille fixée sur la dixième heure.

L’homme à la salopette le regardait manipulercet engin de destruction et de mort.

– Grâce à ce mécanisme d’horloge,déclarait Lüchner, la bombe éclatera au moment que j’ai fixé.

Son complice observait :

– Encore faudra-t-il que Chantecoq soitchez lui !

Tout en poursuivant sa besogne, le secrétairedu baron Papillon affirma :

– Il y sera !

Et, après avoir refermé le compteur, ils’écria :

– Demain soir, à dix heures,poum !

– Monsieur Lüchner, s’écriait l’homme àla salopette, vous êtes l’as des as !

Le lendemain, vers quatre heures del’après-midi, Chantecoq, suivi de Jacques Bellegarde, de nouveautransformé en Cantarelli, sonnait à la porte de l’hôtel desPapillon… Le concierge s’en vint leur ouvrir assez rapidement… Maisreconnaissant les deux personnages qui s’étaient déjà présentés laveille, il prit aussitôt une mine renfrognée qui exprimaitclairement :

« Encore vous ! »

Chantecoq, nullement impressionné par ce peufavorable accueil, fit avec une courtoisie parfaite :

– Monsieur le baron Papillon ?

Le portier répliquait :

– M. le baron et Mme labaronne sont sortis.

– Cependant ! reprenait ledétective.

Et prenant dans son portefeuille un pneu qu’ilavait reçu dans la matinée, il le tendit au concierge tout endisant :

– Veuillez prendre connaissance dececi.

Le cerbère s’empara du message et lut ce quisuit :

M. le baron Papillon fait savoir à M.Chantecoq qu’il le recevra aujourd’hui, jeudi, vers quatreheures.

Ces lignes étaient suivies d’une signatureabsolument illisible.

Le portier reprenait, d’un airperplexe :

– C’est bien, en effet, l’écriture de M.le secrétaire. Sans doute M. le baron aura-t-il oublié qu’il vousavait donné rendez-vous… car je vous assure qu’il n’est pas là… pasplus que Mme la baronne.

« Il y a une heure qu’ils sont partis enauto… Je ne sais même pas s’ils rentreront dîner.

– C’est incompréhensible, murmurait ledétective.

– Que voulez-vous que j’y fasse ?grommelait le concierge.

Chantecoq voulut insister.

Mais le portier lui coupa la parole, enproférant d’un air courroucé :

– Puisque je vous dis que M. le baronn’est pas là !

Et il referma la porte au nez desvisiteurs.

– C’est bizarre, dit le grand détectiveau reporter.

– En effet… ponctuait le fauxCantarelli.

Mais le grand limier reprenaitaussitôt :

– Ne nous frappons pas ! Je vousgarantis que, dès demain, je verrai le baron Papillon ; et ilfaudra bien qu’il me dise d’où vient le grimoire.

À la même heure, une voiture à bras traînéepar l’homme à la salopette et poussée par le bossu, camouflé envieil ouvrier plombier, s’arrêtait devant la villa deChantecoq.

L’homme à la salopette s’arrêtait à la porte…Aussitôt, des aboiements de chiens s’élevaient, et Gautrais, fidèleet vigilant gardien, s’avançait et demandait aux arrivants, àtravers la grille de clôture :

– Qu’est-ce que vous voulez, vousautres ?

Lüchner répliquait :

– Nous venons changer le compteur àgaz.

Et, à travers les barreaux, il tendit àGautrais un papier que le brave garçon lut avec la plus grandeattention.

Pandore et Vidocq, dans l’expectative,fixaient leurs yeux ardents sur Gautrais, attendant des ordres.Celui-ci, au bout d’un instant, rendit au bossu le papier quireproduisait d’une façon rigoureusement exacte la formuleordinairement usitée en pareil cas.

Puis, il ajouta, en ouvrant lui-même laporte :

– C’est bon ! vous pouvezentrer.

L’homme à la salopette retourna vers lavoiture à bras, chargea le compteur sur son épaule et pénétra dansle jardin, suivi par le bossu, qui portait son sac à outils enbandoulière.

Après avoir imposé silence à ses chiens quicommençaient à grogner d’une façon peu rassurante, Gautrais sedirigea vers la fenêtre du jardin qui était ouverte et à traverslaquelle on apercevait la silhouette opulente de Marie-Jeanne entrain de préparer son dîner.

– Marie-Jeanne ! Marie-Jeanne !appelait Gautrais.

– Qu’est-ce qu’il y a ? répliqua lecordon-bleu, sans quitter son fourneau.

– Viens un peu.

– Et mon bœuf-mode ?

– Viens, te dis-je…

Marie-Jeanne, tout en bougonnant, rejoignitson mari. Celui-ci, tout en lui désignant l’homme à la salopette etle bossu, lui ordonna :

– Ces hommes viennent pour changer lecompteur. Conduis-les à la cave.

– Et mon bœuf ?

– Tu sais bien que je ne dois pas bougerd’ici.

Marie-Jeanne objectait :

– Il y a une panne d’électricité.

– Eh bien ! répliquait Gautrais…prends une lanterne.

– Ils ne pouvaient pas venir plustôt ? fit Marie-Jeanne en rentrant dans la maison.

Un instant après, Marie-Jeanne reparaissaitsur le seuil, son falot à la main :

– Venez ! fit-elle d’un tonautoritaire… Et puis dépêchons !… Je n’ai pas envie de laisserbrûler mon bœuf-mode… Un bon morceau de viande que le boucher a,tout exprès, découpé pour moi.

Tous trois descendirent à la cave.

Marie-Jeanne conduisit les deux hommesjusqu’au compteur… et, pressée de retourner à son fourneau, ellefit :

– Je vous laisse ; je vais m’occuperde mon dîner.

Et, passant la lanterne au bossu, elles’empressa de regagner l’escalier.

L’homme à la salopette déposa le compteur àterre. Le bossu, tout en s’éclairant avec le falot, examina l’objetqu’il devait remplacer. Puis, rejoignant son compagnon, il luidit :

– Au travail !

L’homme à la salopette remarquait :

– Avec tout ça, la villa va être privéede gaz.

– Ah çà ! fit Lüchner en haussantles épaules, vous me prenez donc pour un enfant !… Je vaisbrancher la canalisation directement sur la conduite… Tant pis pourla compagnie du gaz si elle y perd quelques mètres… Elle coûteassez cher à ses abonnés.

Et, prenant dans son sac à outils une clefanglaise, il commença à déboulonner le compteur.

Tandis que les complices de Belphégor selivraient à cette sinistre besogne, Chantecoq et Cantarellirentraient dans la villa.

Chantecoq, en traversant le jardin, lançait àGautrais :

– Rien de nouveau ?

– Non, monsieur. C’est-à-dire que si.

– Quoi donc ?

– Il y a des employés du gaz qui sontvenus changer le compteur… Comme ils avaient leurs papiers enrègle, je les ai laissés descendre à la cave avec Marie-Jeanne.

– Tu as bien fait !

Le détective et le journaliste rentrèrent dansla maison et se rendirent directement dans le studio où Coletteétait en train de feuilleter l’histoire du Louvre. À leur vue, ellese leva et s’en fut vers eux.

– Rien de nouveau ? demanda-t-elleavec une expression de vif intérêt.

Chantecoq répondit :

– Non… le baron Papillon n’était pas chezlui.

Et, tout de suite, il se dirigea vers sonbureau, au milieu duquel une enveloppe à son adresse, mais sanstimbre, avait été déposée. Il la décacheta aussitôt… C’était unecarte du baron Papillon qui le prévenait qu’obligé de s’absentertout l’après-midi, pour une affaire imprévue, il prévenait M.Chantecoq qu’il passerait chez lui le même soir, vers dixheures.

Chantecoq, le front soucieux, demanda à safille :

– Il y a longtemps qu’on a apporté cettelettre ?

– Une demi-heure environ.

Silencieusement, le détective passa la carte àBellegarde, qui la lut à son tour.

– De plus en plus bizarre, n’est-cepas ?… lançait le grand limier.

– En effet !

Chantecoq réfléchit un instant, puis il gagnala fenêtre, et, l’ouvrant, il appela :

– Pierre !

À ce moment, l’homme à la salopette quiportait sur son dos le compteur qu’il venait de remplacer, et lebossu, son sac en bandoulière, traversaient le jardin et sedirigeaient vers la sortie.

– Pierre !… répéta Chantecoq d’unevoix vibrante, car le gardien, occupé à ouvrir la porte aux deuxfaux « gaziers », n’avait pas entendu le premier appel dudétective.

Abandonnant les deux personnages, quis’empressèrent de gagner la rue et de déguerpir avec leur voiture àbras, Gautrais accourut vers son patron, qui lui fit signe de lerejoindre dans le studio.

Dès qu’il apparut, le détective, l’œilbrillant, les narines dilatées, lui renouvela la question qu’ilavait déjà posée à sa fille :

– Qui a apporté cette lettre ?

– Je ne sais pas, monsieur… répliquaitGautrais… Je l’ai trouvée sous la porte.

– Vous étiez cependant dans lejardin ?

– Oui, monsieur.

– Avec les chiens ?

– Avec les chiens.

– Et comment se fait-il que vous n’ayezrien vu et qu’ils n’aient pas aboyé ?

– Pour ce qui est de moi, monsieur, commeje faisais les cent pas, afin de me dégourdir les jambes, il estpossible, il est même certain que le type qui a apporté cela auraglissé cette lettre pendant que j’avais le dos tourné.

« Quant aux chiens, ils ont fait leurmétier… Ils ont hurlé ; c’est ce qui m’a fait me retourner, etc’est alors que j’ai vu l’enveloppe… Les chiens étaient déjà à laporte… debout contre la grille… J’ai regardé au dehors, il n’yavait personne… Alors j’ai pris la lettre et je l’ai remise àMarie-Jeanne, qui a dû la déposer sur le bureau de Monsieur.

– Bien… fit Chantecoq, en appuyant sur lebouton d’une sonnerie électrique.

Colette allait l’interroger. Mais, d’un gestebref, son père lui imposa silence.

Marie-Jeanne venait d’apparaître.

Tout de suite, le détective luidemandait :

– C’est vous qui avez accompagné à lacave les hommes qui venaient changer le compteur ?

– Oui, monsieur.

– Vous êtes restée avec eux ?

– Rien qu’un petit moment… Je suisremontée à cause de mon bœuf-mode qui était sur le feu.

Chantecoq fronça les sourcils.

La bonne Mme Gautraisreprenait :

– J’ai cru que je pouvais le faire sansinconvénient… les employés du gaz sont des gens très bien…

Le détective répliquait, d’un airgrave :

– Oui, quand ce sont les employés dugaz.

Marie-Jeanne, pressentant qu’elle avait faitune lourde gaffe et peut-être pire encore, baissa le nez.

– Allons voir cela ! décidait ledétective d’un air résolu.

Et il ajouta :

– Vous, Pierre, reprenez votre faction,et vous, Marie-Jeanne, accompagnez-moi ; car j’aurai sansdoute des questions à vous poser, et il faut que vous soyez là pourme répondre.

– L’électricité est revenue, déclarait lacommère, navrée à l’idée d’être de nouveau arrachée à sesfourneaux.

– Cela ne fait rien !… posaitChantecoq, sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

– Et mon bœuf ?

– Il cuira sans vous.

– Mais il cuira trop !

– Eh bien ! nous mangeronsmoins.

Quelques secondes après, Chantecoq, sa fille,le reporter et la cuisinière pénétraient dans la cave. Le détectivetourna un commutateur… Une clarté se répandit, très suffisante pourpermettre au limier de procéder à ses investigations.

Celui-ci se dirigea tout droit vers lecompteur… contre lequel il appuya son oreille.

Et, dans un profond silence, il écouta.

Le très léger tic-tac du réveil parvint à sonoreille… Il écouta encore, puis, se tournant vers Jacques, Coletteet Marie-Jeanne, il scanda froidement :

– Il y a une bombe, là-dedans.

– Une bombe ! répéta Marie-Jeanne,effrayée.

Et elle se laissa tomber sur une caisse àsavons, qui s’effondra sous son poids.

Tandis que le reporter l’aidait à se relever,Chantecoq, avec ce merveilleux sang-froid qui ne l’abandonnaitjamais, même au cours des situations les plus périlleuses, dit à safille :

– Va vite me chercher la boîte B, qui setrouve dans mon laboratoire, dans le tiroir de l’armoire numéro3.

La jeune fille obéit aussitôt.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! selamentait Marie-Jeanne… Pourvu que nous ne sautions pas, pendant cetemps-là !

– Ne dites donc pas de bêtises, proféraitChantecoq… Cette bombe, j’en suis sûr, a été réglée de telle sortequ’elle ne doit éclater qu’à une heure où celui qui l’a fabriquéeest bien sûr que je serai chez moi… c’est-à-dire pendant lanuit.

– C’est la logique et l’évidence mêmes,affirmait Bellegarde.

Marie-Jeanne reprenait :

– Monsieur Chantecoq, pardonnez-nous, àmon mari et à moi ; je vous assure que Pierre fait pourtantbien attention et moi aussi… On fait tout ce qu’on peut, je vous lejure.

« Mais qu’est-ce que vous voulez,poursuivait le cordon-bleu, on ne peut pas penser à tout… Cesbonshommes-là étaient si naturels… Je suis certaine que vous-mêmes,qui êtes le plus malin de tous les malins, vous les auriez pris,comme mon mari et moi, pour des ouvriers du gaz.

– Vous dites qu’ils étaient deux ?interrogeait le détective.

– Oui, monsieur. Un noiraud en salopettebleue… avec une petite moustache et…

– Tiens !… tiens !… fitJacques.

Marie-Jeanne continuait :

– Et un bossu.

– Un bossu ? répéta lejournaliste.

– Qui portait son sac à outils sur sondos…

Chantecoq n’écoutait plus la commère. D’unregard, il interrogeait Bellegarde qui lui répondaitaussitôt :

– Il n’y a pas l’ombre d’un doute. Cesdeux hommes qui ont apporté ici ce compteur sont bien ceux qui ontvoulu m’assassiner.

Colette reparaissait avec la boîte que sonpère l’avait envoyée chercher.

Elle contenait plusieurs outils… à l’aidedesquels, rapidement, le détective démonta le compteur, tout enayant soin de laisser la canalisation branchée sur le tuyaud’arrivée.

– Je m’arrangerai avec la compagnie,fit-il… Car il ne faut pas que cette bonne Marie-Jeanne manque degaz.

Après avoir placé le compteur sur son épaule,il quitta la cave, suivi par Colette, Jacques et Marie-Jeanne, quiavait eu soin de reprendre la boîte à outils.

Il gagna aussitôt son laboratoire… déposa lecompteur sur une table et, avec une dextérité remarquable, ildévissa les écrous qui maintenaient la paroi intérieure.

– Vous voyez que j’avais raison, fit-ilen désignant à sa fille et au journaliste l’intérieur du compteuroù Lüchner, avait déposé la bombe et la pendulette.

Et, tout en désignant l’aiguille d’arrêt, ilajouta :

– Je ne me suis pas trompé… Belphégoravait bien décidé de nous faire sauter à vingt-deuxheures !

Colette, en un geste instinctif, saisit lamain de Jacques.

Son père reprenait, en souriant :

– Très ingénieux ce petit appareil.

Et, avec un calme étonnant, en même tempsqu’une adresse merveilleuse, il commença à enlever, à l’aide d’unepince, les fils qui reliaient la pendulette à la bombe.

Tandis qu’il achevait son délicat travail,Colette reprenait :

– Nous l’avons échappé belle !

Jacques s’écriait :

– Tout est bien qui finit bien, et nousn’avons plus qu’à attendre la visite du baron Papillon.

– Oh ! le baron Papillon… lançaChantecoq, j’ai l’idée que nous ne le verrons pas ce soir.

– Pourquoi ? firent simultanémentles deux jeunes gens.

Chantecoq ne répondit pas à leur question… Etcomme s’il poursuivait uniquement sa pensée, il martela :

– Mais demain, il faudra bien qu’il melivre son secret !

Chapitre 6OÙ LE FANTÔME REPARAÎT

Tandis que ces événements se déroulaient chezChantecoq, un taxi s’arrêtait devant l’hôtel de MlleDesroches.

Une femme en descendait, en grand deuil. Sescheveux, non coupés et même abondants, s’échappaient en cascaded’or sous son chapeau de crêpe, autour duquel flottait un longvoile de deuil.

Elle n’avait rien d’artiste, de moderne, nimême de parisien… Elle paya le chauffeur…

Sans doute dut-elle lui donner un bonpourboire, car il mit aussitôt pied à terre, et après avoir aidé lavoyageuse à descendre de voiture, il déposa sur le trottoir, devantla porte, une valise ; et tout en tenant à la main unecouverture soigneusement roulée dans un portemanteau en cuir jaune,il attendit que la visiteuse eût sonné et qu’on lui eût ouvert,pour regagner son siège.

Pendant ce temps, dans le grand salon, Mauricede Thouars, qui portait sur son visage les marques d’un profondchagrin, racontait au baron et à la baronne Papillon, figés en uneattitude de consternation savamment étudiée, les derniers momentsde Simone.

M. de Thouars expliquait :

– Jusqu’à la minute suprême, notre pauvreamie a cru revoir ce maudit Fantôme.

La baronne eut un sursaut d’effroi… Quant àson mari, il crut devoir accentuer encore sa mine apitoyée, et ilse préparait à entamer un panégyrique ému de la morte, lorsque levalet de chambre apparut, annonçant :

– Mme Mauroy vientd’arriver.

M. de Thouars se leva en disant :

– C’est la sœur de Simone.

– Mlle Desroches avait doncune sœur ? s’exclamait la baronne.

– Oui… mariée en province… Elles sevoyaient très peu.

– Nous allons nous retirer, déclarait M.Papillon.

– Restez là, au contraire, protestait M.de Thouars, Mme Mauroy, j’en suis sûr, sera trèsheureuse de faire votre connaissance.

Il gagna l’antichambre, où MmeMauroy attendait, et, tout en s’inclinant devant elle avec unprofond respect, il fit :

– Comte Maurice de Thouars.

La dame en noir répondit à son salut avecbeaucoup de dignité.

Son interlocuteur précisait :

– Mademoiselle votre sœur voulait bienm’honorer de son amitié.

Et se tournant vers Juliette et le valet dechambre qui, près de la valise et du portemanteau, attendaient desordres, il reprit :

– Montez les bagages dans la chambre queMlle Bergen a fait préparer pour MmeMauroy…

Puis, avec beaucoup de déférence, il invitacelle-ci à entrer au salon.

À sa vue, les Papillon se levèrent, accentuantleur tristesse de commande.

Maurice de Thouars présentait :

– Baron et baronne Papillon… De bons, devieux amis de Mlle Desroches.

Mme Papillon s’avançait avecempressement vers la nouvelle venue, affirmant d’une voixpleurarde :

– Croyez, madame, que mon mari et moinous prenons une part bien vive à votre douleur.

Mme Mauroy, en proie à une peinequ’elle parvenait difficilement à contenir, remercia le couple d’ungeste ému…

Puis, s’adressant à Maurice de Thouars, elledit :

– J’ai reçu votre télégramme…

Un sanglot lui coupa la parole.

M. de Thouars la fit asseoir sur un canapé… Etles yeux remplis de larmes, elle reprit avec effort :

– Cette pauvre Simone !… Nous nenous étions pas revues depuis longtemps… Nous n’avions ni les mêmesidées, ni la même façon de vivre… mais je lui avais gardé uneprofonde affection.

– Elle me parlait souvent de vous.

– Je voudrais la revoir !… déclaraitMme Mauroy.

M. de Thouars expliquait :

– Elle repose dans son atelier, ainsiqu’elle l’a voulu…

« Je vais vous y conduire !

Le comte offrit son bras à MmeMauroy.

La baronne implorait :

– Est-ce que vous nous permettez, à nousaussi ?

M. de Thouars fit un geste affirmatif.

Et tous les quatre ils se dirigèrent versl’atelier…

Lorsqu’ils s’y présentèrent, MlleBergen était en prières auprès de Simone…

Aussitôt, elle se leva et s’en fut versMme Mauroy, dont elle étreignit la main… Puis, tandisque les trois autres personnages demeuraient discrètement àl’écart, elle l’emmena près du divan.

Mme Mauroy contempladouloureusement sa sœur.

– Elle n’est guère changée !murmura-t-elle.

Elle s’approcha de la morte et appuya seslèvres contre son front… Puis, s’agenouillant, elle se mit àprier.

– Partons, fit à voix basseMme Papillon à son mari. Ce spectacle me fait trop demal !

Maurice de Thouars les reconduisit jusqu’à laporte d’entrée… Et après avoir subi une dernière fois leursprotestations d’amitié et leurs compliments de condoléances, ilregagna le salon et appuya sur le bouton d’une sonnerieélectrique.

Juliette apparut.

Maurice de Thouars lui demanda :

– Vous avez monté les bagages ?

– Oui, monsieur le comte ; mais jen’ai pas pu ouvrir la valise ; car Mme Mauroy aconservé la clef.

– Bien, je vous remercie.

Mme Mauroy reparut, s’appuyant aubras de Mlle Bergen.

Elle était tout en larmes.

– Voulez-vous, proposait la dame decompagnie, que je vous accompagne jusqu’à votre chambre ?

– Oui, je veux bien.

Maurice de Thouars s’avançait, déclarant, enlui désignant Juliette :

– Voici la femme de chambre deSimone…

Mlle Bergen s’empressaitd’ajouter :

– Une excellente fille, très dévouée, etqui, j’en suis sûre, aura très grand soin de vous.

– Je suis brisée, déclaraitMme Mauroy.

– Eh bien ! venez, invitait laScandinave, vous allez prendre un peu de repos.

– Et moi, déclarait M. de Thouars, jevais veiller notre amie.

Quelques heures après, dans le grand salon del’hôtel d’Auteuil, Elsa Bergen tenait compagnie à MmeMauroy, à laquelle, tandis que Juliette leur servait le thé, elleracontait les derniers moments de sa sœur, lorsque le valet dechambre apparut, annonçant :

– M. le directeur de la police judiciaireest là.

La Scandinave se leva, un peu surprise… tandisque Mme Mauroy lui demandait :

– Que vient-il faire ici ?

– Je l’ignore… Mais il me sembledifficile de l’éconduire… Toutefois, si vous désirez ne pas levoir, je puis le faire entrer dans une autre pièce.

– Non… refusait Mme Mauroy… jepréfère être là… Maintenant que vous m’avez réconfortée de vosconsolations si affectueuses, je me sens assez courageuse pouraffronter toutes les épreuves.

La demoiselle de compagnie donna l’ordre àDominique d’introduire M. Ferval. Celui-ci, après avoir salué ElsaBergen, dirigea son regard vers Mme Mauroy qui, accabléepar sa profonde douleur, était restée assise.

La Scandinave murmurait à l’oreille du hautfonctionnaire :

– C’est la sœur de MlleDesroches… Elle a beaucoup de chagrin.

M. Ferval s’inclina respectueusement devantMme Mauroy, qui lui répondit d’un léger signe de tête.Puis s’adressant à la demoiselle de compagnie, il fit d’un airgrave :

– Je suis chargé d’une mission trèspénible.

Elsa Bergen le considéra avec étonnement.Quant à Mme Mauroy, elle semblait se désintéresserentièrement de ce qui se passait autour d’elle.

Le directeur reprenait :

– Bien que le médecin de l’état-civil aitdéclaré naturel le décès de Mlle Simone Desroches,certains faits assez troublants, dont nous venons seulement d’avoirconnaissance, nous ont donné à penser qu’il était au contraire desplus suspects.

– Monsieur, que me dites-vous là ?s’étonnait la Scandinave avec émotion.

« Je vous assure, au contraire, que notrepauvre amie a succombé à une affection cardiaque.

– Ce n’est pas l’avis de M. le juged’instruction.

– Peut-on savoir au moins sur quoi cemagistrat base sa conviction ?

– Je regrette de ne pouvoir vousrépondre. L’instruction, jusqu’à nouvel ordre, doit se poursuivredans le plus grand mystère.

« Tout ce que je puis vous dire, c’estque le parquet a donné l’ordre de surseoir à l’inhumation, afinqu’il soit procédé à un examen médical.

– C’est-à-dire à une autopsie…

– Qui doit avoir lieu dans le plus brefdélai.

À ces mots, Mme Mauroy se redressatout à coup et, le visage hagard, elle s’écria :

– Ma sœur !… Ma pauvre sœur !…Oh ! non, pas cela !… pas cela !…

Avec beaucoup de déférence, le directeur de lapolice s’écriait :

– Hélas ! madame, la décision duparquet est formelle…

Mme Mauroy implorait :

– Laissez-la-moi encore cette nuit.

– C’est bien difficile… Je dirai mêmeimpossible.

– Monsieur, je vous en prie, je vous ensupplie… Je viens de la voir… elle est encore si belle !…Oh ! oui, laissez-la-moi jusqu’à demain.

Très impressionné par ce désespoir qui semanifestait d’une façon si touchante, le haut fonctionnairedécidait :

– C’est entendu, madame, et je m’envoudrais d’ajouter encore à votre peine. Je vais prendre lesmesures nécessaires pour que le médecin légiste n’intervienne quedemain dans la matinée.

– Je vous remercie, monsieur, fitMme Mauroy, qui se laissa tomber en sanglotant sur uncanapé.

Après l’avoir saluée, M. Ferval se retira,reconduit par Elsa Bergen, tandis que Mme Mauroycontinuait à pleurer, la tête entre les mains.

Vers onze heures du soir, tout semblaitdormir, dans la maison d’Auteuil.

Aucun rai de lumière ne filtrait à travers lespersiennes des fenêtres qui donnaient sur la rue ni de celles quis’ouvraient sur le jardin ; seule, l’entrée du vestibule étaitfaiblement éclairée.

Depuis un long moment déjà, les domestiques, àl’exception de Juliette, qui avait demandé qu’on lui permît deveiller une dernière fois sa maîtresse, avaient regagné leurschambres.

Toute la vie de cette demeure, qui semblaitdéserte, presque abandonnée, s’était concentrée dans l’atelier,autour de la morte.

En effet, Mme Mauroy,Mlle Bergen et Maurice de Thouars étaient réunis autourdu divan sur lequel reposait toujours la dépouille mortelle deSimone, parmi les fleurs renouvelées.

Dans un coin de la vaste pièce, discrètement àl’écart, la femme de chambre priait.

Découvrant sur le visage douloureux deMme Mauroy quelques traces de fatigue, MlleBergen lui dit :

– Vous devriez aller prendre un peu derepos.

– Laissez-moi encore auprès d’elle…soupirait la sœur de Simone.

– Il ne faut pas user vos forces,conseillait M. de Thouars.

– D’autant plus, soulignait la demoisellede compagnie, que vous en aurez encore besoin.

– C’est vrai, reconnaissait la jeunefemme.

Et, tout à coup, éclatant en sanglots, ellescanda :

– Quand je pense que demain… Oh !c’est trop abominable !… Dites, monsieur de Thouars, vous quiconnaissez tant de monde à Paris, vous ne pourriez pas obtenir quel’on renonçât à cette chose affreuse ?

– C’est malheureusementimpossible !

– Ma sœur !… Ma pauvreSimone !… reprenait Mme Mauroy… que je l’embrasseune dernière fois…

Elle s’approcha de la morte… appuya ses lèvrescontre son front… Puis, s’emparant d’une des roses sous lesquelleselle disparaissait presque entièrement, elle la glissa dans soncorsage… en murmurant :

– Je ne croyais pas l’aimerautant !

Et, se tournant vers la Scandinave, elleajouta :

– Je la revois encore toute petite…J’étais pour elle comme une seconde maman… Elle avait huit ans demoins que moi… Pourquoi faut-il que l’existence nous ait ainsiséparées ?… Et penser que c’est fini… que je ne la reverraiplus jamais, jamais…

Elle chancela, comme si elle était prête às’évanouir. Avec une douce mais ferme autorité, MlleBergen ordonnait :

– Ne restez pas ici plus longtemps… Vousallez vous rendre malade bien inutilement… Songez à votre mari, àvos enfants que vous avez laissés là-bas.

– Oui, vous avez raison, approuvaitMme Mauroy, un peu calmée.

M. de Thouars proposait :

– Permettez-moi de vous accompagnerjusqu’à votre chambre…

Mme Mauroy s’empara du bras qu’illui offrait.

Juliette s’avançait, proposant :

– Si Madame a besoin de mes services…

– Mais oui… allez, ma fille… appuyaitMlle Bergen… Je vais rester auprès de notre amie… Tout àl’heure vous viendrez me rejoindre.

Mme Mauroy eut un dernier regardvers sa sœur… D’une main, elle lui adressa un long baiser, celuid’un suprême adieu… puis elle sortit dans le jardin avec M. deThouars.

Juliette courut vite dans le vestibule, gravitl’escalier, gagna le palier du premier étage, ouvrit la porte de lachambre qui avait été réservée à Mme Mauroy, et donnal’électricité.

Bientôt Mme Mauroy et M. de Thouarsapparaissaient sur le seuil.

– Monsieur, fit la sœur deMlle Desroches, je ne saurais vous dire à quel point jesuis touchée des attentions dont vous m’entourez, MlleBergen et vous…

– N’est-ce pas tout naturel ?…

– Croyez que je ne l’oublierai pas…

M. de Thouars effleura d’un baiser respectueuxla main que lui tendait la jeune femme, puis fit quelques pas dansla chambre…

– Madame veut-elle que je l’aide à sedéshabiller ? proposa Juliette.

– Non, merci, ma fille. Retournez auprèsde ma pauvre sœur.

La femme obéit et quitta la chambre. Entraversant le vestibule, elle croisa M. de Thouars, qui luidit :

– Vous préviendrez Mlle Bergenque je suis toujours là et que, dès qu’elle se sentira fatiguée,j’irai la remplacer.

– Mais, monsieur le comte, observaitJuliette, je resterai bien toute seule.

– La mort ne vous effraie doncpas ?

– Non, monsieur le comte. Et puis, commedisait si bien le bon vieux curé de mon pays, on n’est jamais seul,avec les défunts… Il y a toujours leur âme.

– Eh bien ! allez… Je vais prendreun peu de repos… D’ailleurs je ne tarderai pas à vousrejoindre.

M. de Thouars pénétra dans le grand salon ets’installa dans un fauteuil… Une grande expression de douleur et delassitude contractait son masque, auquel il s’efforçaithabituellement de donner une expression d’impassibilité qu’iljugeait de bon ton… Sans doute avait-il aimé vraiment Simone et,bellâtre qui avait fait pleurer tant de beaux yeux, souffrait-ilcruellement à son tour ? Et tandis que Juliette gagnaitl’atelier, visiblement brisé, il ferma les yeux… en l’espoir d’unsommeil qui lui ferait momentanément oublier sa détresse.

Juliette, un instant, resta à le contempler àtravers la baie qui accédait au jardin.

« Comme il l’aimait, se dit-elle, etcombien il doit être malheureux ! »

Puis elle se dirigea vers l’atelier.

Après avoir fait quelques pas, elle s’arrêta.Il lui avait semblé entendre comme un bruissement de feuilles assezprolongé, immédiatement suivi d’un silence absolu.

Elle attendit un instant, l’oreille tendue…Mais le silence continuait à planer au-dessus de l’obscuritéenvironnante.

Envahie d’une instinctive angoisse, elle hâtale pas et traversa presque en courant l’allée du jardin quiconduisait de la maison à l’atelier.

Lorsqu’elle pénétra dans la vaste pièce, dontles plafonniers, habilement et artistement disposés, semaientautour d’eux une vive et radieuse clarté, Elsa Bergen était entrain de recueillir quelques roses qui avaient glissé du divan surle tapis.

S’apercevant du trouble qui agitait la femmede chambre, Mlle Bergen lui demanda :

– Qu’y a-t-il, Juliette ? Est-ce queMme Mauroy serait souffrante ?

– Non, mademoiselle, c’est…

Elle s’arrêta, comme si elle n’osaitparler.

– Voyons, parlez… invitait laScandinave.

Juliette se décidait à dire :

– Mademoiselle, je viens d’entendre, dansle jardin, un drôle de bruit.

– Quoi donc ?

– On aurait dit que quelqu’un marchaitdans le bosquet par où a disparu le Fantôme.

Et, toute pâle, elle ajouta :

– Si c’était encore lui ?

– Allons, ma petite, reprenait lademoiselle de compagnie, vous n’allez pas vous mettre de pareillesidées en tête.

« Le Fantôme ne reparaîtra plus ici…D’abord M. Chantecoq nous l’a affirmé. Et puis que viendrait-il yfaire ?

Elsa Bergen avait à peine prononcé ces motsque, subitement, les plafonniers s’éteignirent et l’atelier ne setrouva plus éclairé que par la lueur des bougies placées près deSimone.

Les deux femmes eurent un sursaut puis seturent… immobiles… les yeux rivés sur une petite porte qui, placéeau fond du hall et dissimulée par une tenture, s’ouvrait lentementd’abord, puis brusquement.

Un cri d’épouvante leur échappa.

Le Fantôme venait de se profiler sur leseuil.

Tournant sur elle-même, la Scandinaves’évanouit.

Folle de terreur, d’une voix qui s’étranglaitdans sa gorge, Juliette voulut appeler au secours. Elle n’en eutpas le temps. Bondissant vers elle, Belphégor lui assénait sur lanuque un coup de sa terrible matraque, et la malheureuses’effondrait, assommée.

Alors le Fantôme s’approcha du corps deSimone, le serra dans ses bras et disparut avec lui derrière lapetite porte par laquelle il était entré.

Juliette, qui n’avait pas entièrement perduconnaissance, voulut se relever, mais elle n’en eut pas la force,et se traînant sur les genoux jusqu’à la porte qui donnait sur lejardin, au prix d’un grand effort, elle parvint à l’entrebâiller etd’une voix déchirante elle lança, dans la nuit, par trois fois, cecri :

– Au secours ! Au secours ! Ausecours !

M. de Thouars, qui commençait à sommeiller, seredressa d’un bond et, s’élançant dans le jardin, il se précipitadans l’atelier.

Alors, s’accrochant à lui, Juliette, folle deterreur, râla :

– Le Fantôme… vient… d’enlever…Mademoiselle…

Sidéré, Maurice de Thouars dirigea ses yeuxvers le divan sur lequel on voyait encore, parmi les fleurs endésordre, la trace du corps que Belphégor venait d’enlever.

Et se penchant vers la femme de chambre, ilvoulut l’interroger.

Mais la brave fille, à bout de forces,s’écroula sur le parquet, tandis que Belphégor, emportant la morte,fuyait dans les ténèbres.

Partie 4
LES DEUX POLICES

Chapitre 1VERS LA LUMIÈRE

Vers neuf heures du matin, le baron Papillon,vêtu d’un luxueux pyjama de soie, pénétrait d’un air solennel, dansson cabinet de travail, où, d’ailleurs, il ne faisait jamaisrien.

Tout de suite il appuya l’index sur le boutond’une sonnerie électrique.

Un valet de pied, déjà en grande livrée,apparut. D’un ton hautain, le nouveau noble articula :

– Dites à mon secrétaire que jel’attends.

Le domestique répliquait :

– M. Lüchner n’est pas là.

Le valet de chambre ajoutait, en présentantune lettre sur son plateau :

– On vient d’apporter cela pour M. lebaron.

Celui-ci fit, tout en s’en emparant :

– Est-ce qu’on attend laréponse ?

– Oui, monsieur le baron.

– C’est bon, je vais voir.

Et M. Papillon prit connaissance du message.Il était ainsi conçu :

Monsieur le baron,

Je sais que vous recherchez pour votreadmirable collection, la plus belle de toute l’Europe, uneminiature du peintre Dumont, qui représente la reineMarie-Antoinette…

– Tiens ! tiens !c’est intéressant, ponctua le lecteur, flatté à la fois dans sonorgueil et dans sa manie.

Et il reprit la lecture du billet, qui seterminait ainsi :

J’ai fait tout exprès le voyage deHollande en France pour vous la présenter. C’est une pièce unique…Et j’ai voulu vous la montrer avant tout autre.

Veuillez agréer, monsieur le baron, mesrespectueuses salutations.

Jacob LÉVY-NATHAN,

antiquaire à Amsterdam.

Le regard brillant de convoitise, M. Papillondéclarait :

– Un portrait de Marie-Antoinette parDumont… C’est une aubaine inespérée. Ils n’en ont pas auLouvre :

Et il ordonna au valet de pied :

– Faites entrer ce monsieur.

Quelques instants après, le domestiqueintroduisait l’antiquaire dans le cabinet de travail ducollectionneur.

C’était un vieux bonhomme au type sémite trèsaccusé. Une barbe broussailleuse dissimulait le bas de sa figure,dont le front était couronné d’une épaisse tignasse grise. Soncostume noir, étriqué, et ses yeux qui luisaient derrière leslarges verres d’une paire de lunettes à monture en écailleachevaient d’en faire une sorte de Shylock moderne plutôt fait pourinspirer la crainte que l’intérêt.

Mais M. Papillon, au cours de ses nombreuseschasses aux bibelots, en avait vu bien d’autres. Et l’aspect de cecurieux visiteur n’était nullement fait pour l’intimider.

Assis devant sa table en une attitudeavantageuse, d’un geste distant, il lui indiqua un siège en face delui, et tandis que, relevant les basques de son vêtement, JacobLévy-Nathan, s’y installait d’un air plein de modestie et detimidité, le baron s’emparait d’une grosse loupe tout endisant :

– Voyons cette miniature.

L’antiquaire d’Amsterdam prit un air contrit.Puis il déclara :

– Monsieur le baron, excusez-moi, je nel’ai pas en ma possession.

– Que me dites-vous là ? s’exclamale mari d’Eudoxie… Ah çà ! est-ce que vous auriez l’intentionde vous moquer de moi ?

Le vieux Juif, sous les traits duquel noslecteurs auront certainement déjà reconnu Chantecoq, reprenait avechumilité :

– C’est un subterfuge que j’ai employé,afin d’être reçu par vous.

Furieux, Papillon se leva… et tout en luiindiquant la porte d’un geste tragique que n’eussent point désavouénos plus importantes sociétaires de la Comédie-Française, illança :

– Sortez, monsieur ! ou je vous faischasser par mes laquais.

Debout, les mains jointes, Chantecoq qui,comme toujours, représentait à merveille le personnage qu’il avaitdécidé d’incarner, implorait d’un ton larmoyant :

– Ne vous fâchez pas, monsieur le baron,je viens vous proposer une affaire superbe… Et je vous jure, sur leDieu d’Abraham, mon ancêtre, et de Jacob, mon patron, que vousregretterez de m’avoir congédié sans m’entendre.

Le faux antiquaire s’exprimait avec tant deconviction que le baron, complètement dupe de la manœuvre dudétective, fit, après un peu d’hésitation :

– En ce cas, je vous écoute !

– Oh ! merci, monsieur le baron…reprenait le grand limier en se répandant en salutations… Je suissûr que vous allez être ravi, enchanté…

– Parlez ! car mes moments sontprécieux.

– Je le sais, monsieur le baron, et jevais être bref, très bref… En deux mots, voici l’affaire.

Et Chantecoq, l’échine toujours courbée,articula :

– J’ai appris que vous déteniez unmanuscrit du XVIe siècle qui porte pour titre :Mémoires secrets de Cosme Ruggieri.

M. Papillon, surpris, répondait :

– En effet, j’ai bien eu ce grimoireentre les mains.

Jacob Lévy-Nathan, la bouche entrouverte, lesyeux écarquillés, écoutait son interlocuteur, qui poursuivait surun ton d’importante fatuité :

– Un de mes amis, membre de l’Académiedes Belles Lettres, M. Carpenas… vous connaissez ?…

– Qui ne connaît cet illustremaître ?

– Eh bien ! M. Carpenas, auquel jel’avais communiqué, m’a déclaré qu’il était apocryphe et sansvaleur.

L’antiquaire d’Amsterdam hocha la tête d’unair dubitatif.

Le collectionneur continuait :

– Alors, j’ai enfermé ce grimoire dans lebahut Renaissance où je l’avais trouvé.

– Ne pourriez-vous pas, mon cher maître,me le communiquer ?

Au mot de « mon cher maître », levisage du baron Papillon s’empourpra de fierté.

C’était la première fois qu’on l’appelaitainsi.

Enveloppant son flatteur d’un regard desoudaine bienveillance, il fit :

– Je suis au regret ; mais il n’estplus en ma possession.

– Quel dommage !

– Ayant des doutes sur l’authenticité dubahut, j’ai envoyé ce meuble à la Salle des ventes, où il a fait,d’ailleurs, un très bon prix.

– Sapristi !

– Et le manuscrit que j’avais laissé dansun des tiroirs a dû passer entre les mains de l’acheteur.

– Serait-ce un effet de votre bonté, moncher maître, de me dire le nom de cette personne ?

– Rien de plus facile, concédait M.Papillon… C’est Mlle Simone Desroches.

Chantecoq eut un léger sursaut, qui échappa àson interlocuteur ; puis il reprit :

– Mlle Simone Desroches…N’est-ce pas cette jeune personne qui vient de mourir d’une façonsi mystérieuse ?

– Parfaitement !

Prenant un air de componction, le fauxHollandais se leva en disant :

– Excusez-moi, monsieur le baron, de vousavoir dérangé.

Mais, repris par sa manie, M. Papillon leretenait.

– Selon vous, ce manuscrit aurait de lavaleur ?

– Certes ! affirmait le détective,avec un aplomb imperturbable.

– Allons donc !

– Voilà plusieurs années que je suis à sarecherche. Il est, en effet, des plus authentiques.

– Alors Carpenas serait un sot ?

– Il arrive aux plus malins de setromper.

– Ah ! c’est trop fort !s’irritait le collectionneur… C’est bien la peine d’être membre del’Institut pour commettre de pareilles bévues.

« Ah ! monsieur Jacob Lévy-Nathan,si vous pouvez remettre la main dessus, je suis acheteur et je vousdemande de m’accorder la priorité.

– C’est entendu, mon cher maître.

– Mais, observait le baron, je croisqu’il vous sera bien difficile, quant à présent, du moins, derécupérer ce précieux manuscrit.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il vient de se passer, la nuitdernière, chez Mlle Desroches, un événement qui vaencore compliquer singulièrement les choses.

À ces mots, Chantecoq dressa l’oreille.

À cent mille lieues de soupçonner la véritableidentité de son interlocuteur, M. Papillon révélait :

– Je viens d’apprendre, par un coup detéléphone de Mlle Bergen, qu’au cours de la nuitdernière, le Fantôme du Louvre…

– Le Fantôme du Louvre ?

– Comment ! vous n’avez pas entenduparler de ce mystérieux bandit qui, déguisé en revenant, a déjàcommis un certain nombre de méfaits ? Tous les journaux sontremplis du récit de ses exploits…

– Ah ! si, si… très bien, j’ysuis…

– Eh bien ! le Fantôme aurait enlevéle corps de Mlle Desroches.

– Pas possible !… feignait des’étonner le fin limier.

– Vous comprenez que ce n’est guère lemoment d’aller trouver ses héritiers.

– Je comprends… je comprends, mon chermaître, approuvait Chantecoq ; mais, soyez tranquille, dès queje pourrai les approcher, je ferai le nécessaire.

– Je vous remercie d’avance.

– Vous pouvez entièrement compter surmoi…

– Alors, au revoir monsieur JacobLévy-Nathan…

– Au revoir, mon cher maître.

M. Papillon reconduisit le visiteur jusqu’auseuil de son bureau et, lorsque la porte se fut refermée ils’écria :

– Ce Carpenas… quel âne !… Ça, je nele lui pardonnerai jamais !

Seul dans la chambre qu’il occupait chezChantecoq, Jacques Bellegarde, sous ses traits ordinaires, étaitassis dans son fauteuil.

Il résumait par la pensée tous les événementsqu’il venait de vivre, lorsque, brusquement, il se leva et se mit àarpenter la pièce à grands pas.

Certes, il avait une confiance absolue dans legénie du grand détective, et il était certain que celui-ci netarderait pas à remporter sur Belphégor une éclatante victoire.

Cependant, à son allure nerveuse, impatiente,on devinait que son inactivité présente lui pesait lourdement etqu’il désirait vivement, ardemment, rentrer en pleine action,lorsqu’on frappa doucement à sa porte.

– Entrez !… fit-il ens’arrêtant.

La porte s’ouvrit et Colette lui apparut, danstout l’éclat de son charme.

À sa vue, il lui sembla que c’était comme unelumière divine qui pénétrait en lui et dissipait ses angoisses.

La jeune fille s’avança vers lui.

– Monsieur Jacques, fit-elle, sur un tond’affectueux reproche, il faut que je vous gronde.

– Vraiment ! mademoiselle… etpourquoi ?

– Parce que vous avez désobéi.

– Moi ?…

– Mais oui. Mon père vous avaitinstamment recommandé de ne pas vous montrer sous votre vraivisage.

– C’est vrai.

– Alors, pourquoi commettez-vous unetelle imprudence ?

– Parce que cela m’ennuie beaucoup de meremettre en Cantarelli… Je me sens tellement ridicule, sous lestraits du personnage…

– Mais pas du tout !

– Vous êtes trop indulgente.

– Je vous assure que c’est toujours vous,tel que vous êtes, que j’aperçois à travers cette défroque, souscette perruque, cette moustache et cette barbiche, que je vousdemande de reprendre au plus tôt.

« Songez, après ce qui s’est passé hiersoir, que Ménardier ne peut manquer d’avoir des soupçons… Et quivous dit que le petit fouinard, ainsi que l’appelle notre braveMarie-Jeanne, n’est pas convaincu que c’est mon père qui vous afait partir à temps et qu’il ne soupçonne pas que vous vous cachezici ?

« Voilà pourquoi je n’hésite pas à vousdéclarer que vous me feriez beaucoup de peine en continuant àdésobéir à papa…

Des aboiements retentissaient dans lejardin.

Colette s’approcha de la fenêtre et en soulevalégèrement le rideau.

– Voici justement mon père…

En effet, Chantecoq, toujours camouflé enantiquaire d’Amsterdam, se dirigeait vers la maison.

– À son allure déclarait la jeune fille…je suis certaine qu’il nous apporte de bonnes nouvelles.

– Allons vite le rejoindre… s’écriaitBellegarde.

– Pas avant que vous ne soyez redevenuCantarelli, reprenait Colette.

– Vous y tenez absolument ?

– Je l’exige.

Les deux amoureux échangèrent un de cesregards qui reflétaient tout leur amour… puis Jacques se dirigeavers une table sur laquelle ses postiches étaient déposés.

Colette s’en fut aussitôt retrouver son pèrequi, dans son laboratoire, assis devant une table, commençait àenlever sa fausse barbe.

– Alors, père, tu es content ? luidemanda-t-elle.

– Très…

– M. Papillon t’a dit ?…

– Tout ce que je désirais apprendre, etmême davantage.

– Puis-je savoir ?…

– Pas encore… J’ai besoin de parlerd’abord à notre ami.

– Il va descendre.

– Parfait !

– Alors, père, tu ne veux rien meraconter de plus.

– Tout à l’heure, ma chérie, tout àl’heure.

– Pourquoi ne veux-tu pas parler à M.Jacques devant moi ?

– Parce que j’ai à lui dire certaineschoses qu’il lui serait peut-être pénible d’entendre en taprésence.

Le visage de la jeune fille s’assombrit.

– Ne t’inquiète pas… recommandaChantecoq… Je te répète que tout va très bien… Les événements vontcertainement se précipiter… Il ne s’agit plus que d’avoir un peu depatience… et de nous tenir plus que jamais sur nos gardes.

– Je te laisse, fit Coletterassérénée.

– C’est cela, va, ma belle… je terappellerai tout à l’heure.

La fiancée de Jacques quitta la pièce…

Chantecoq, après avoir achevé de sedémaquiller et s’être débarrassé de sa défroque, revêtit un completveston et, entièrement redevenu lui-même, passa dans sonstudio.

Quelques instants après, Jacques, déguisé enCantarelli, le rejoignit. Tout de suite il attaqua :

– Vous avez vu le baronPapillon ?

Le grand détective, qui semblait d’excellentehumeur, répliquait :

– Je sors de chez lui et j’en rapportedeux nouvelles vraiment sensationnelles…

Très intrigué, le journaliste écoutait lelimier, qui continuait :

– Premièrement… le manuscrit desMémoires de Ruggieri a bien appartenu au baron ; maisil a passé de ses mains entre celles de Mlle Desroches.

– De Simone ? s’exclamait lereporter au comble de la stupéfaction…

Chantecoq reprenait :

– J’en conclus qu’il aura été dérobé àcette malheureuse par quelqu’un de son entourage.

– Le fait est, affirmait Bellegarde,qu’elle recevait chez elle des individus assez interlopes.

– Parmi eux… questionnait le détective,n’en est-il pas un que vous soupçonnez être Belphégor ?

Le jeune homme s’absorba un instant dans sespensées, puis il reprit :

– Je suis incapable de préciser.

Chantecoq interrogeait de nouveau :

– Que pensez-vous de la demoiselle decompagnie ?

– Mlle Bergen… Je sais qu’elleest depuis très longtemps au service de Mlle Desroches…et dois dire bien qu’elle m’ait toujours témoigné une antipathiemarquée, qu’elle a toujours eu pour Simone une grande affection etun dévouement réel…

– Et ce M. de Thouars ?

– Fort épris de MlleDesroches, il me détestait.

– Est-ce vraiment un fils defamille ?

– Tout ce qu’il y a de plusauthentique.

– Alors, un déclassé ?

– Absolu…

– Et sans beaucoup descrupules ?

– Je le crois. Selon vous, ce seraitlui ?…

– Non, répliquait nettement Chantecoq…car autant que j’ai pu en juger… il ne m’a semblé, ni assezintelligent, ni assez audacieux pour jouer un pareil rôle. Mais,laissons-le tranquille pour l’instant… Je vous disais tout àl’heure que je vous apportais deux nouvelles sensationnelles.

– Je connais la première, qui me sembleaussi bonne qu’inattendue, déclarait le journaliste ; etmaintenant, j’ai hâte d’apprendre la seconde.

– Attendez-vous à quelque chosed’inouï…

– Vraiment ?

– Belphégor a encore fait dessiennes.

– Cela ne m’étonne pas.

– Mais ce qui vous surprendra biendavantage, c’est lorsque je vous aurai dit que la nuit dernière ila enlevé le corps de Mlle Desroches.

– Le corps de… murmura Bellegarde enpâlissant.

Et il ajouta :

– Et dans quel dessein cet odieux banditaurait-il accompli ce monstrueux attentat ?

– Je vais vous le dire : Ménardierest persuadé que Simone a été empoisonnée ; et il a réussi àfaire partager sa conviction au juge chargé de l’instruction…

« J’ai su, par ailleurs, que le parquetavait ordonné l’autopsie qui devait avoir lieu ce matin… Alors pouréviter un examen médical qui eût conclu à un crime, son auteur,c’est-à-dire Belphégor, a fait disparaître le cadavre.

– Dans quelle intention ?

– Comment ! vous n’avez pasdeviné ?

– Je suis tellement troublé par ce quevous me racontez.

– Réfléchissez un instant.

– Pour augmenter encore les charges quipèsent sur moi, martelait Jacques.

– Parbleu !…

– Mais c’est effrayant !…

– C’est excellent, au contraire.

Et Chantecoq développa :

– Notre Belphégor est en train des’enterrer… Rappelez-vous ce que je vous ai déjà prédit :c’est par ses complices que nous l’atteindrons.

– Et ses complices, vous lesconnaissez ?

Chantecoq eut un mystérieux sourire. Puis,tout en évitant de répondre à la question que lui posait lereporter, il fit :

– Je crois que c’est le moment d’allerfaire un petit tour du côté de la maison d’Auteuil.

– Je vous accompagne ? interrogeaitle journaliste.

– J’allais vous le demander.

Et saisissant le bras du faux Cantarelli, legrand détective s’écria :

– Quel beau livre vécu vous allez bientôtpouvoir écrire !

Chapitre 2LA JUSTICE TRAVAILLE

La nouvelle de l’enlèvement de MlleDesroches par le Fantôme du Louvre s’était répandue dans lequartier et avait, naturellement, provoqué une émotion considérablequi s’était traduite par un rassemblement de nombreux curieuxdevant l’hôtel de Simone.

Devant la porte, deux agents en tenuemontaient la garde, s’efforçant de maintenir de chaque côté dutrottoir la foule qui grossissait de minute en minute.

Pendant ce temps, la justice travaillait…

Dans l’atelier, en face du divan noir, parmiles roses flétries et effeuillées qui jonchaient le tapis,Mme Mauroy, Elsa Bergen, Maurice de Thouars étaient enconférence avec M. Ferval, Ménardier et le commissaire de police duquartier.

Le directeur de la police judiciaire, eneffet, en raison de l’ampleur que prenait cette affaire, avaitdécidé de présider à l’enquête que le juge d’instruction avaitimmédiatement ordonnée.

Ainsi que le commissaire et l’inspecteur, ilécoutait avec un vif intérêt Maurice de Thouars, qui lui faisait ences termes le récit des événements de la nuit précédente :

– Je venais, disait-il, de reconduireMme Mauroy jusqu’à sa chambre, et je m’étais rendu dansle grand salon, afin d’y prendre quelques instants de repos.

« Étendu dans un fauteuil, je venais àpeine de m’endormir, lorsque je fus réveillé en sursaut par descris qui provenaient de l’atelier.

« J’accourus aussitôt et, sur le seuil dela pièce où nous nous trouvons en ce moment, j’aperçus la femme dechambre, Juliette, qui se traînait sur les genoux, tendait vers moiles mains en clamant, affolée de peur : « Le Fantômevient d’enlever Mademoiselle ! »

« Je dirigeai aussitôt les yeux vers ledivan sur lequel reposait encore, quelques instants auparavant, ladépouille mortelle de notre pauvre amie.

« Je constatai qu’elle avait disparu.

« Je restai un instant pétrifié deterreur… Puis, tout en cherchant à me ressaisir, je me retournaivers Juliette. La malheureuse fille était évanouie. Je fis quelquespas, machinalement, dans l’atelier, qui n’était plus éclairé quepar les bougies des deux candélabres, et je me heurtai àMlle Bergen qui, elle aussi, gisait inanimée sur leparquet.

« J’appelai aussitôt les domestiques, quiarrivèrent bientôt… Inutile de vous dire, monsieur, dans quelsaisissement le spectacle qui les attendait plongea les bravesgens.

« En proie à un compréhensible émoi, ilsm’aidèrent à transporter Mlle Bergen et la femme dechambre dans leurs chambres respectives…

Fort heureusement, grâce aux soins qui luifurent prodigués, Mlle Bergen revint assez promptement àelle et elle me raconta ce qu’elle va vous répéter.

La Scandinave qui, pâle, les traits tirés,semblait encore sous le coup de ses émotions de la veille,reprit :

– Excusez-moi, messieurs, si je m’exprimemal ou d’une façon incomplète… Mais je suis encore sitroublée !… Ce que j’ai vu est tellement effrayant !…

Ferval incitait, sur un ton debienveillance :

– Efforcez-vous, mademoiselle, dansl’intérêt de la justice et de la vérité, de préciser le pluspossible vos souvenirs.

– Je vais faire de mon mieux, affirmaitla demoiselle de compagnie.

Et elle poursuivait :

– J’étais en train de veiller ma pauvreamie, avec la femme de chambre, lorsque, tout à coup, l’électricités’éteignit… Puis, à la lueur des bougies qui jetaient autour denous une lueur blafarde, je vis s’ouvrir lentement une porte qui setrouve là, tout près du divan, dissimulée derrière unedraperie.

« Lorsque, tout à coup, le Fantômeapparut… Je perdis connaissance.

« C’est tout ce que je puis vous dire…Juliette ainsi qu’elle nous l’a raconté dès qu’elle est revenue àelle, a voulu appeler à l’aide… Mais, d’un bond, le Fantôme s’estprécipité sur elle et lui a assené un coup de matraque… Elle esttombée, à moitié assommée, et elle affirme, d’une façon absolue,qu’elle a vu le Fantôme s’emparer du corps de MlleDesroches et disparaître avec, par la petite porte.

– Cette femme de chambre, oùest-elle ? interrogeait le directeur de la policejudiciaire.

Mlle Bergen déclarait :

– À la suite du coup très violent qu’ellea reçu, sur la tête, elle a dû s’aliter.

– Est-elle en état de répondre à mesquestions ?

– Je le crois… En tout cas, je vais vousconduire près d’elle.

Tous se préparaient à quitter le studiolorsque Ménardier, qui avait été ouvrir la petite porte et avaitregardé au dehors, s’écria :

– Monsieur le directeur, mepermettez-vous, auparavant, de poser quelques questions àMlle Bergen ?

– Certainement.

– Cette porte, qui donne dans le jardin,à quelques mètres seulement du mur de clôture, était-elle fermée àclef ?

– En principe, oui… répliquait lademoiselle de compagnie, sans la moindre hésitation… Mais, sanstoutefois l’affirmer, il est très possible qu’elle soit restéeouverte, car je me souviens que c’est par là qu’on a apporté lesfleurs parmi lesquelles Mlle Desroches était étendue etsans doute avait-on négligé de la refermer.

Ménardier reprenait :

– Parmi les domestiques deMlle Desroches, en est-il qui soit depuis peu de temps àson service ?

– Non, monsieur, le moins ancien, lechauffeur, est déjà depuis plus d’un an à la maison… Nous avons eusur lui les meilleures références, qu’il n’a, d’ailleurs, pointdémenties.

« Quant aux autres, ils étaient déjà auservice de la famille Desroches depuis de nombreuses années… J’aidonc pu les connaître, les apprécier, et, ainsi que je l’ai déclaréà M. Chantecoq, je suis prête à vous répondre d’eux comme demoi-même.

– M. Chantecoq est donc venu ici ?questionnait négligemment Ménardier.

Mme Mauroy, qui, jusqu’alors, avaitgardé le silence, s’écriait :

– Quel malheur ! En effet, si mapauvre sœur, au lieu d’avoir eu recours à ce détective privé, avaitimmédiatement porté plainte au commissaire de police, qui sait sielle ne serait pas encore vivante !

– C’est fort possible, murmuraMénardier.

– Et maintenant, où est-elle ?reprenait Mme Mauroy… Où ce misérable l’a-t-ilemportée ?… Oh ! messieurs, vous le retrouverez, n’est-cepas, avant qu’il n’ait fait disparaître son corps ?

Désireux de mettre fin à une scène quidevenait extrêmement pénible, M. Ferval reprenait :

– Nous allons maintenant nous rendre prèsde la femme de chambre.

Et, s’adressant à Mme Mauroy, ilfit :

– Il vaut mieux, madame, que vousn’assistiez pas à cet interrogatoire, qui ne pourrait que ravivervotre douleur.

– Vous avez raison, monsieur ledirecteur, approuvait M. de Thouars, je vais emmener MmeMauroy…

– Non ! Non ! refusaitcelle-ci… je veux tout voir, tout entendre. D’ailleurs, ne craignezrien, je serai courageuse.

M. Ferval n’osa insister… et, guidés par ElsaBergen, tous se dirigèrent vers la chambre de Juliette, qui étaitsituée tout en haut de l’hôtel.

La femme de chambre était étendue sur son lit,la tête enveloppée d’un pansement.

Mlle Bergen entra la première,suivie de M. Ferval et de Ménardier.

Mme Mauroy, M. de Thouars et lecommissaire de police restèrent dans le couloir ; mais laporte étant demeurée ouverte, ils allaient pouvoir suivre tout cequi allait se passer, entendre tout ce qui allait se dire.

Mlle Bergen s’en fut vers Juliette,et sur un ton plein de bonté, elle lui dit :

– Ma fille, voici M. le directeur de lapolice judiciaire, qui a tenu à vous interroger lui-même, au sujetde ce qui s’est passé hier soir dans l’atelier…

« Ne vous émotionnez pas… Il est de votreintérêt, autant que du nôtre, d’éclairer la justice et de luifournir si possible les moyens d’arrêter le misérable qui a vouluvous tuer.

Juliette promena autour d’elle des yeux quireflétaient encore l’indicible épouvante dans laquelle l’avaitplongée la nouvelle apparition du Fantôme.

M. Ferval s’approcha d’elle…

– Mademoiselle, fit-il avecbienveillance, voulez-vous nous dire ce que vous savez ?

– Monsieur, répondait la femme dechambre, tandis que Ménardier prenait des notes sur un carnet, jeme trouvais dans le studio, avec Mlle Bergen, près denotre pauvre demoiselle, lorsque je vis une porte s’ouvrir, etpuis… et puis…

Elle s’arrêta… comme si le souvenir du Fantômeréveillait en elle ses transes qui semblaient momentanémentapaisées.

– Et puis ?… insistait doucement M.Ferval.

– Et puis, reprenait Juliette aveceffort… le Fantôme est apparu… Mlle Bergen s’estévanouie… J’ai poussé des cris… le Fantôme a bondi sur moi… et m’adonné un grand coup de marteau sur la tête… Je suis tombée… mais jen’ai pas tout à fait perdu connaissance…

Elle s’arrêta, suffoquée.

Mlle Bergen, s’empara d’un flacond’éther et le lui fit respirer, tandis que Ménardier murmurait àson chef :

– Cette déposition est tout à faitconforme à celle de la dame de compagnie… donc…

D’un geste bref, Ferval lui imposait silence.En effet, Juliette, ranimée, reprenait, d’une voix un peuraffermie :

– Alors, monsieur, j’ai vu le Fantômecourir vers le divan, saisir Mademoiselle dans ses bras et s’enfuiravec elle.

– Je ne voudrais pas vous fatiguer,mademoiselle, déclarait le directeur de la police judiciaire, maiscependant j’aurais encore quelques questions à vous poser.

D’un signe de tête, Juliette exprima qu’elleétait prête à répondre.

– Lorsque le Fantôme est apparu pour lapremière fois dans cette maison, vous l’avez vu, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur.

– Et vous êtes sûre qu’hier c’était lemême ?

– Oh ! oui, monsieur.

– Il était bien enveloppé dans un grandsuaire noir ?

– Oui, monsieur.

– Et il portait sur sa tête un capuchonqui empêchait de distinguer ses traits ?

– Oui… et dans lequel il y avaitseulement deux trous qui laissaient apercevoir ses yeux… Oh !ces yeux… Ce regard… Je ne l’oublierai jamais !

– Il faut l’oublier, au contraire,conseillait le haut fonctionnaire.

Et, lui montrant Ménardier, ilajouta :

– Voici un de nos meilleurs limiers, quim’a promis d’arrêter le Fantôme dans les vingt-quatre heures.

– Et je ne m’en dédis pas !affirmait énergiquement l’inspecteur.

– D’ailleurs, reprenait Ferval, vouspouvez être absolument tranquille… Après ce qu’il a fait hier, cebandit n’osera plus se hasarder ici.

« Et maintenant, reposez-vous,mademoiselle. Je vois que vous êtes très bien soignée.

– Oh ! oui, monsieur, déclaraitJuliette, Mlle Bergen est si bonne, elle aussi.

– Bientôt, vous serez tout à faitrétablie… et en guise de souvenir, il ne vous restera plus que lasatisfaction de penser que vous l’avez échappé belle.

– Mais notre pauvre demoiselle… scandaJuliette… Personne, hélas ! ne nous la rendra.

Deux larmes apparurent au bord de sespaupières.

Mlle Bergen décidait :

– Je vais rester un peu auprèsd’elle.

Ferval et Ménardier s’en furent rejoindreMme Mauroy, Maurice de Thouars et le commissaire depolice qui n’avaient pas quitté le couloir.

– J’ai encore besoin de connaîtrecertains détails, déclarait Ferval.

– Voulez-vous que nous descendions ausalon ? proposait Mme Mauroy.

– Avec plaisir, madame, acceptait lebrave fonctionnaire.

Pendant ce temps, au dehors, un taxi stoppaitde l’autre côte de la rue.

Deux hommes en descendaient… C’étaientChantecoq et Cantarelli.

Mais, en présence de la cohue qui se pressaitaux abords de l’hôtel, le détective dit au reporter :

– Oh ! oh ! allons-ydoucement…

– En effet, opina Bellegarde, il doit sepasser, dans la maison, quelque chose de pas ordinaire.

– Approchons-nous, ponctua le grandlimier.

Et flanqué du faux numismate italien, iltraversa la chaussée.

S’adressant à un curieux, Chantecoq luidemanda, de l’air le plus innocent du monde :

– Qu’y a-t-il donc, monsieur ?

D’une voix caverneuse, son interlocuteurlaissa tomber :

– C’est un vampire qui, la nuit dernière,a enlevé un cadavre.

– Voyons, ce n’est paspossible !

– C’est tellement possible, que la policeest en train d’enquêter.

– Ah ! c’est donc cela ?s’exclamait Chantecoq d’un air de plus en plus ingénu.

Et, profitant d’un remous de la foule qui lesépara de son interlocuteur, il glissa à l’oreille du reporter, enlui désignant du coin de l’œil l’hôtel de Simone :

– J’ai l’idée qu’il doit se passer deschoses très curieuses dans cette maison.

– Et alors ? interrogeait lejournaliste.

– Alors, mon ami, scanda Chantecoq,restons… restons !

Mieux favorisés que la foule et même que ledétective et son compagnon, pénétrons de nouveau dans le grandsalon où se trouvaient rassemblés Mme Mauroy, Maurice deThouars, M. Ferval, Ménardier et le commissaire de police.

Tous les visages étaient empreints, les uns degravité, les autres de tristesse.

Seul, le « petit fouinard »dissimulait mal la satisfaction que lui causait l’enquête àlaquelle il venait de prendre part. Selon lui, en effet, elle nefaisait que confirmer sa thèse.

Mme Mauroy, la première, rompit lesilence.

– Messieurs, demanda-t-elle avec uneexpression de vive angoisse, quand pensez-vous que cet affreuxmystère va cesser ?

Ferval répondait aussitôt :

– Je crois, madame, vous avoir déjàdéclaré que l’arrestation du coupable n’était plus qu’une questiond’heures.

Ménardier approuvait de la tête.

M. de Thouars interrogeait :

– Pensez-vous qu’il ait descomplices ?

– Certes !

– Deux au moins, précisait Ménardier…Mais ceux-là, pour l’instant, ne sont pas intéressants… Nous lesrattraperons toujours.

« L’essentiel est de tenir le principalcoupable.

– Vous le connaissez ? interrogeaitMme Mauroy.

– Je le connais.

– Et c’est ?…

– Celui qui a volé les lettres deMlle Desroches !

– C’est-à-dire ?… ponctuait M. deThouars…

– Jacques Bellegarde.

– Jacques Bellegarde ? répétaitMme Mauroy, qui semblait entendre ce nom pour lapremière fois.

– Oui, allait poursuivrel’inspecteur.

Mais M. de Thouars l’arrêta.

– Mme Mauroy ignorait lesrelations d’amitié que Mlle Desroches entretenait avecce journaliste.

– Alors, excusez-moi, madame, fitMénardier.

Mais Mme Mauroy, se retournant versMaurice de Thouars, s’écriait :

– Je veux tout savoir et vous n’avez plusle droit de rien me cacher. D’ailleurs, j’ai deviné. Ce Bellegardeque vous accusez aujourd’hui d’avoir enlevé le corps de ma pauvresœur était… son… son amant ?

– Hélas ! oui, répliquait M. deThouars.

– Alors… martelait la jeune femme,pourquoi, dans quel dessein aurait-il enlevé le corps de ma pauvresœur ?

Ménardier, cette fois, se tut.

Mais comprenant que maintenant il fallait enfinir avec des réticences qui ne pouvaient, en exaspérant ladouleur de Mme Mauroy, que provoquer un incident desplus regrettables, Ferval répliquait :

– Jacques Bellegarde est l’auteurprincipal du crime et du vol qui ont été commis au Louvre il y aquelques jours.

– En effet, reconnaissait la sœur deSimone, j’ai lu dans les journaux toute une histoire de Fantôme àlaquelle je n’avais, d’ailleurs, accordé qu’une attentiondistraite.

– Elle est cependant excessivement grave,soulignait le commissaire de police.

– Comment Simone a-t-elle été mêlée àcette histoire ?

Ferval reprenait :

– Ainsi que vous venez de l’apprendre,Mlle Desroches était l’amie de Bellegarde. Elle luiétait même très attachée, au point qu’elle était prête à l’épouser.Il refusait, sous prétexte qu’il n’avait pas de fortunepersonnelle. Or, cette délicatesse masquait purement et simplementson intention de rompre avec mademoiselle votre sœur.

– C’est ce qu’il a fait, intervenait M.de Thouars, avec une brutalité et une sécheresse de cœurrévoltantes.

– Et cela, déclarait Ménardier, parceque, sans aucun doute, le vol du trésor des Valois accompli, ilvoulait avoir les coudées franches au cas où il aurait été obligéde s’enfuir à l’étranger. Et pour être bien sûr que MlleDesroches ne chercherait pas à le rejoindre, il l’aura lâchement,froidement assassinée.

– Le misérable ! proféraMme Mauroy, tandis qu’Elsa Bergen, qui venait d’entrerdans la pièce, s’approchait d’elle…

– Assassinée !… Comment ?interrogeait M. de Thouars.

Avec l’accent d’une conviction absolue,Ménardier ripostait :

– À l’aide d’un poison qu’il lui aurafait absorber au cours du déjeuner qu’il a fait avec elle aurestaurant des Glycines.

– Le fait est, reconnaissait M.de Thouars, que c’est à partir de ce moment que notre pauvre amieest tombée gravement malade.

Et se tournant vers Mlle Bergen, ilajouta :

– N’est-ce pas, mademoiselle ?

– C’est absolument exact, déclarait lademoiselle de compagnie. J’ajouterai même que j’en avais eu lesoupçon, mais comme je manquais de preuves, je n’ai rien vouludire.

– Pourquoi, s’énervait MmeMauroy, après avoir tué Simone, l’a-t-il faitdisparaître ?

Ferval répliquait :

– Bellegarde ayant appris qu’il allaitêtre procédé à un examen médical dont le résultat n’eût pas manquéd’établir que Mlle Desroches avait été empoisonnée, auravoulu faire disparaître la preuve de son crime.

– C’est abominable ! s’écriait lajeune femme… Oh ! messieurs, n’est-ce pas, vous retrouverez,vous vengerez ma pauvre sœur ?

Ménardier affirmait :

– Encore un peu de patience, quelquesheures seulement, et j’aurai le plaisir de lui passer lesmenottes…

Après avoir serré la main de M. de Thouars,Ferval, le commissaire et Ménardier se retirèrent, accompagnésjusqu’à la porte par le comte Maurice.

Au-dehors, devant l’hôtel, des agentscyclistes qui, fort heureusement, passaient dans la rue, aidèrentleurs deux collègues à faire circuler la foule de plus en pluscompacte et agitée… lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage auxreprésentants de la police.

À leur vue, des rumeurs s’élevèrent. On allaitenfin savoir quelque chose. Mais d’une voix forte, impérieuse,Ferval ordonnait aux agents :

– Empêchez que l’on stationne et quepersonne, jusqu’à nouvel ordre, ne pénètre dans cette maison.

Les agents exécutèrent aussitôt les ordres deleur chef avec une énergie remarquable, ce qui ne fut pas sansprovoquer des cris, des protestations et même une certainebousculade.

Ferval se dirigeait vers l’auto qui l’avaitamené, lorsqu’il eut un geste de surprise : Chantecoq, flanquédu commandeur Cantarelli, venait de se dresser devant lui.

– Est-ce que la consigne est aussi pourmoi ? demandait le grand détective au directeur de la policejudiciaire.

– Je le regrette, mon cher ami,répliquait celui-ci d’un ton un peu sec, elle est formelle pourtous.

Chantecoq fronça les sourcils ; Ménardieresquissa un sourire de triomphe.

D’un ton plus cordial, Fervalreprenait :

– Cette fois, mon bon Chantecoq, tu asperdu ton pari.

– Tu crois ? fit le limier.

– J’en suis sûr.

– Il y aura du nouveau avant ce soir,affirmait Ménardier avec assurance.

– C’est aussi mon avis… répondait legrand détective avec un malicieux sourire.

Prenant congé du limier et du faux Cantarelli,Ferval regagna sa voiture avec le commissaire et l’inspecteur.

Alors, se penchant à l’oreille de Bellegarde,qui, pendant toute cette scène, n’avait cessé de regarder la fouleaux prises avec les agents, Chantecoq murmura, en lui montrantl’hôtel de Simone :

– C’est là que se trouve la clef dumystère.

Chapitre 3LE « PETIT FOUINARD »

Dans le studio de Chantecoq, Colette,installée devant une machine à écrire, était en train de taper unelettre, lorsque Mme Gautrais entra précipitamment dansla pièce.

Tout de suite, Colette constata qu’elle avaitsa figure de catastrophe et, se levant, toute tremblante comme sielle s’attendait à une mauvaise nouvelle, elle demanda :

– Qu’y a-t-il, Marie-Jeanne ?… Monpère, M. Jacques…

– Chut ! chut ! mademoiselle,répliqua aussitôt la cuisinière.

Et d’un air à la fois inquiet et mystérieux,elle ajouta :

– Le petit fouinard est là.

– Le petit fouinard ?… répétaColette, toute troublée.

– L’inspecteur Ménardier.

– Que veut-il ?

– Parler à M. Chantecoq.

– Vous lui avez dit que mon père n’étaitpas là ?

– Oui, mademoiselle, mais il veut vousparler à vous.

– À moi ?

– Même je l’ai entendu dire aux deuxagents et bourgeois qui l’accompagnent qu’il ne s’en irait pasd’ici sans son « gibier ».

Colette offusquée, déclarait :

– Sans doute a-t-il appris que M. Jacquesse cachait ici, et vient-il l’arrêter ?

Alors, redevenant elle-même en face du danger,et faisant appel à tout son sang-froid, en même temps qu’à touteson énergie, Colette décidait :

– Faites-le entrer.

– Bien, mademoiselle.

Marie-Jeanne retourna dans l’antichambre, oùMénardier, fébrile, impatient, attendait avec ses deux agents…

D’un air hostile, elle lui fit signe d’entrerdans le studio… L’inspecteur y pénétra aussitôt et, son chapeau àla main, il s’avança vers Colette, qui, très calme, l’attendait depied ferme.

– Mademoiselle, fit-il en s’inclinantpoliment, votre cuisinière vient de me dire que M. Chantecoqn’était pas chez lui.

– C’est exact, monsieur, répliquait lajeune fille.

– Je le regrette, déclaraitMénardier.

Colette reprenait :

– Peut-être pourrai-je, monsieur, enl’absence de mon père, vous donner le renseignement que vousdésirez ?

– Mademoiselle, répliquait l’inspecteur,c’est assez délicat et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, jepréfère attendre le retour de M. Chantecoq.

Toujours avec la même assurance, Colettereprenait, en désignant un siège à son interlocuteur :

– Alors, monsieur, veuillez vousasseoir.

Ménardier s’installa sur une chaise.

– Vous permettez que je continue montravail ?… demandait Colette, peu désireuse d’entamer laconversation avec le policier qui, à ses yeux, était un messager demalheur.

– Je vous en prie, mademoiselle,acceptait l’inspecteur. Si toutefois je vous dérange, je peux trèsbien retourner dans l’antichambre.

– Pas du tout, monsieur…

Tout en tapant sur sa machine, Coletteobservait Ménardier qui, obstinément fixait son regard sur lafenêtre dont les rideaux étaient relevés.

De la place qu’elle occupait, elle ne pouvaitse rendre compte de ce qui se passait dans le jardin.

Mais bientôt, aux aboiements des chiens, à unbruit de pas sur le gravier et au sourire imperceptible qui sedessina sur les lèvres de Ménardier, la jeune fille comprit queJacques et son père venaient de rentrer. Et son cœur se mit àbattre très fort, à l’idée des graves événements qui risquaient dese dérouler.

Dominant son anxiété, elle continua à taper salettre, jusqu’au moment, où la porte s’ouvrit, laissant apparaîtreChantecoq.

À la vue de l’inspecteur, le roi desdétectives ne manifesta aucune surprise. En effet, Gautrais l’avaitprévenu de son arrivée… Et, très cordialement, il s’en fut à lui endisant :

– Tiens, Ménardier !… Qu’y a-t-ilpour votre service ?

Ménardier, qui s’était levé, répondait avecgravité :

– Monsieur Chantecoq, j’ai besoin de vousparler en particulier.

– Parfait !… ponctua le grandlimier.

Colette, abandonnant sa machine à écrire, s’enfut, sans dire un mot, retrouver Cantarelli, qui était resté dansle jardin.

Le détective referma la porte… Après avoirinvité Ménardier à s’asseoir, il s’installa à son bureau, et, duton le plus aimable, il fit :

– Parlez, je vous écoute.

– Mon cher confrère, attaqua Ménardier,j’ai appris que vous cachez ici le journaliste JacquesBellegarde.

Chantecoq ne parut nullement désarmé par cettebrusque affirmation, dans laquelle il avait le droit de voir commeune déclaration de guerre.

Très maître de lui, et même un peu goguenard,il répliquait :

– Tiens ! tiens ! qui vous adit cela ?

Ménardier accentuait d’un ton sec :

– Je le tiens de source certaine.

Le plus simplement du monde, le détectiveinvitait :

– Eh bien !… Cherchez, mon ami.

L’inspecteur reprenait :

– Vous savez toute l’admiration, tout lerespect que j’ai pour vous, monsieur Chantecoq…

– Permettez-moi mon cher, de vous faireobserver qu’en ce moment vous ne me le prouvez guère.

– J’accomplis un devoir que m’imposent àla fois ma conscience et ma fonction.

– Je vous le répète :cherchez !

– Ne rendez pas ma mission plus pénibleencore, en me contraignant à me livrer chez vous à une perquisitionen règle et que vous ne me pardonnerez jamais.

– Une dernière fois, je vous le dis entoute franchise, sans la moindre arrière-pensée : si vous êtesconvaincu que Jacques Bellegarde est caché dans ma maison,cherchez !

Et, tirant de sa poche un trousseau de clefs,il fit, en le lui présentant :

– Voici de quoi ouvrir toutes les portes…Vous voyez que j’y mets vraiment une grande bonne volonté.

L’inspecteur ripostait :

– Je le constate, monsieur Chantecoq, etje vous en suis très reconnaissant. Mais donnez-moi seulement votreparole d’honneur que Jacques Bellegarde ne se trouve pas sous votretoit… et je me retire immédiatement.

Chantecoq lança un regard vers la fenêtre quidonnait sur le jardin… Et, apercevant le commandeur Cantarelliassis sur un banc, près de Colette, avec laquelle il paraissaitdeviser paisiblement, il martela :

– Mon cher Ménardier, je vous donne maparole d’honneur que Jacques Bellegarde n’est pas sous montoit.

Et, satisfait de sa ruse, il ajoutamentalement :

« Parbleu ! puisqu’il est dans lejardin ! »

– En ce cas, reprenait l’agent de lapréfecture, je n’ai plus qu’à me retirer… en m’excusant dudérangement que je vous ai causé.

– Je vous accompagne, mon cher, déclaraitle roi des détectives, qui n’avait jamais montré plus de cordialitéet de bonne humeur.

Ils passèrent dans l’antichambre déserte, puissortirent dans le jardin.

Colette et le faux commandeur s’entretenaientavec Pierre Gautrais, qui avait dû attacher Pandore et Vidocq, etceux-ci manifestaient une hostilité de plus en plus menaçante àl’adresse des deux agents qui, maintenant, stationnaient devant laporte d’entrée.

Ménardier s’approcha des deux jeunes gens,salua Colette, et tendit la main à Cantarelli, qui, se levant, s’enfut pour la saisir, mais l’inspecteur, l’empoignant par le bras,s’écriait :

– Au nom de la loi, monsieur JacquesBellegarde, je vous arrête.

Colette eut un cri, dominé par la voix deChantecoq qui, furieux, proférait :

– M. Cantarelli est mon hôte et je vousinterdis de vous en prendre à lui…

Ménardier, tirant de sa poche une lettredécachetée, la présenta à Chantecoq en disant :

– Veuillez prendre connaissance…

Le grand limier lut à haute voix ces mots dontl’écriture ressemblait étrangement à celle qui avait tracé lesdifférents billets signés Belphégor.

Je vous préviens que le commandeurCantarelli, qui se trouve en ce moment chez le détective Chantecoq,n’est autre que Jacques Bellegarde.

Instinctivement, Colette s’était rapprochée deson fiancé, derrière lequel les deux agents s’étaient discrètementglissés. Alors le jeune reporter, incapable de se contenir pluslongtemps, s’écriait en arrachant ses postiches :

– Eh bien ! oui, c’est moi… Mais jesuis innocent !

Ménardier fit un signe à ses deux hommes, quiencadrèrent le reporter.

L’un d’eux se préparait à lui passer lesmenottes, mais Jacques protestait :

– Inutile de m’infliger un pareilaffront… Je suis trop sûr de moi pour chercher à m’évader.

– Très bien ! approuvaitChantecoq.

Et, s’adressant à Ménardier, ilscanda :

– Bien joué, mon cher collègue ;mais je crois pouvoir vous informer que vous venez de commettre laplus belle gaffe de toute votre carrière.

– Nous verrons bien ! se contenta derépliquer Ménardier qui ordonna, de la main, à ses agents d’emmenerle prisonnier.

– Jacques !… fit Colette tout enlarmes.

– À bientôt ! lui répliqua lereporter avec une magnifique assurance…

Et il s’en fut, précédé par Ménardier, radieuxde sa capture, et escorté par les deux agents qui ne le quittaientpas du regard.

Et Chantecoq, attirant dans ses bras sa fillequi sanglotait éperdument, lui dit dans un accent fait à la fois detoute sa tendresse paternelle et de sa pleine certitude en lavictoire finale :

– Ne pleure pas, ma chérie ; notreJacques ne restera pas longtemps en prison.

Chapitre 4OÙ CHANTECOQ FRAPPE UN GRAND COUP

À Auteuil, dans le grand salon de l’hôtel,Mme Mauroy, assise près d’une table, était plongée dansses douloureuses pensées.

Mlle Bergen, le visage non moinsaltéré, lisait distraitement un journal, lorsque Maurice deThouars, l’air agité, fit irruption dans la pièce…

Et, tout d’un trait, il lança :

– Je vous apporte une bonnenouvelle : Jacques Bellegarde vient d’être arrêté chez ledétective Chantecoq.

– Enfin ! s’écria MmeMauroy en relevant la tête.

– Quel soulagement ! s’écriaitMlle Bergen.

Et elle ajouta :

– Ah ça ! ce Chantecoq jouait doncun double jeu ?

– Il se pourrait fort bien, affirmait lecomte Maurice, qu’il fût lui-même compromis dans cette affaire.

Et, tout de suite, il ajouta :

– Je vais immédiatement me rendre aupalais de Justice ; là, je pourrai peut-être apprendre où cemisérable a emporté notre amie.

Mme Mauroy, à laquelle la nouvellede l’arrestation de l’assassin présumé de sa sœur semblait avoirrendu une partie de ses forces, s’écriait :

– Je vous accompagne !

– Ne craignez-vous pas, observaitMlle Bergen, que ces nouvelles émotions n’achèvent devous briser ?

– Non ! non ! martelaitnerveusement la jeune femme, je veux savoir !

Et, d’un pas saccadé, elle quitta la pièce,accompagnée par M. de Thouars.

Alors le valet de chambre, qui avait assisté àcette scène, s’avançait vers la demoiselle de compagnie et luidisait, la figure un peu rassérénée :

– Enfin, notre pauvre demoiselle va êtrevengée.

– Il y a tout de même une justice !conclut la Scandinave.

– Si on le guillotine, s’écriaitDominique, j’irai le voir exécuter…

Une heure après un élégant landaulet stoppaitdevant la grille du palais de Justice.

Mme Mauroy, en grand deuil, etMaurice de Thouars en descendaient et pénétraient dans la grandecour.

– Le mieux à faire, déclarait le comteMaurice, est de nous adresser au juge d’instruction chargé del’affaire.

Et, se dirigeant vers le garde municipal deplanton, il lui demanda :

– Le cabinet de M. le jugeDarély ?

Le garde donna à M. de Thouars toutes lesindications nécessaires, et, après avoir gravi un escalier, ilsarrivèrent à un couloir encombré d’avocats et de journalistes qui,ayant appris l’arrestation de Bellegarde, s’étaient empressésd’accourir aux nouvelles.

M. de Thouars griffonna quelques mots sur sacarte, qu’il remit au « cipal » qui montait la garde à laporte du juge.

– Veuillez remettre tout de suite ceci àM. Darély.

Le garde prit le bristol ; puis, tout enle conservant dans sa main, il fit d’un air important :

– En ce moment, M. le juge procède à uninterrogatoire et il m’a interdit de le déranger.

« Dès que l’accusé sera parti, jeremettrai votre mot à M. le juge. »

Et il ajouta la formulesacramentelle :

– Allez vous asseoir.

M. de Thouars comprit qu’il était inutiled’insister, et rejoignant Mme Mauroy, il lui fit prendreplace sur un banc, et s’assit auprès d’elle…

Autour d’eux régnait une vive effervescence…Les commentaires les plus animés s’échangeaient.

Un journaliste s’écriait :

– Je l’ai vu passer tout à l’heure, lesmenottes aux poings, entre deux gardes… Quand il m’a vu, il m’alancé : « Dis à tous nos amis que je suis victime d’uneerreur judiciaire… et que je ne tarderai pas à être remis enliberté. »

« Et je vous assure que, sans crâner, ilavait l’air bien tranquille et tout à fait sûr de lui.

« Pour moi, il aura voulu suivre de tropprès cette affaire, et il se sera laissé prendre dans quelquetraquenard.

Et le confrère de Jacques concluait, tout ensoupirant :

– Quel sale métier, mes enfants !Quel sale métier !

Laissant ses confrères troublés, indécis, lejournaliste s’approcha d’un groupe au milieu duquel péroraitMe Alban Troubarot, célèbre avocat d’assises.

Tout en agitant ses manches, la toque surl’oreille, le torse bombé sous sa robe, la tête légèrementrenversée en arrière, il proférait, de cette voix puissante quiavait si souvent retenti dans la salle des assises :

– Cette affaire s’annonce comme l’une desplus sensationnelles du siècle… D’après les renseignements que j’aiobtenus au parquet, la culpabilité de Bellegarde ne saurait faireaucun doute. Au cours d’une perquisition opérée à son domicile, ona trouvé des documents accablants pour lui. Et je ne serais pasautrement surpris si, tout à l’heure, nous apprenions qu’il estentré dans la voie des aveux…

Et comme s’il se désintéressait vraiment decette affaire, il fit, tout en désignant Mme Mauroy qui,toujours assise sur le banc, auprès de Maurice de Thouars, semblaitainsi que ce dernier, absolument insensible aux propos quis’échangeaient autour d’elle :

– Quelle est cette femme en deuil ?Elle n’est pas mal.

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’uneporte s’ouvrait. C’était celle du cabinet du juge d’instructionDarély.

Un grand silence s’établit instantanément… Onallait donc savoir quelque chose…

En effet, Jacques Bellegarde, toujours trèscalme, en franchissait le seuil avec ses deux gardes.

À sa vue, Mme Mauroy s’étaitredressée en un élan spontané d’indignation et de colère, et, avantque M. de Thouars ait pu la retenir, elle s’élançait vers le fiancéde Colette et lui criait :

– Misérable ! Qu’avez-vous fait dema pauvre sœur ?…

– Madame, protestait Jacques, je ne suispour rien…

Mais il ne put achever… Les gardesl’entraînaient vers la sortie.

Mme Mauroy voulut s’élancer sur sestraces, mais elle chancela… Et M. de Thouars la reçut dans sesbras, puis il la fit se rasseoir sur le banc… au milieu del’émotion générale.

– C’est la sœur de Simone Desroches…glissa un stagiaire à l’oreille de Me Troubarot.

– Ah ! vraiment ? fitcelui-ci.

– Il paraît, complétait le jeune avocat,qu’elle accuse Bellegarde d’avoir empoisonné sa sœur et d’avoirfait disparaître son corps.

– Oh ! oh ! murmura le grandavocat, elle va certainement se constituer partie civile auprocès.

Et, s’avançant, vers la jeune femme, il retirasa toque en disant :

– Je suis Me Alban Troubarot…Voulez-vous que j’envoie chercher le docteur de service auPalais ?…

Mais il s’arrêta.

Mme Mauroy venait des’évanouir.

Le même soir vers vingt-trois heures, un avionatterrissait dans une vaste prairie d’où l’on apercevait, à unedistance assez rapprochée, les tours du château de Courteuilbaignées par la clarté de la lune.

Deux voyageurs en descendaient : un hommeen tenue d’aviateur, une femme en costume de voyage. Tous deuxportaient des casques de cuir, complétés par des masques quidissimulaient entièrement leur visage.

Un personnage qui, caché derrière une haie,avait assisté à leur atterrissage, s’avança vers eux.

C’était M. Lüchner, le secrétaire du baronPapillon.

Sans échanger le moindre signe d’intelligence,ni la plus légère marque de politesse, ils s’entretinrent pendantquelques minutes à voix basse.

Puis le bossu, leur désignant une sorte dehangar fermé qui s’élevait à une des extrémités de la prairie etavait dû servir autrefois d’étable nocturne aux bestiaux que,durant la saison d’été, on mettait « au vert »,fit :

– Nous allons cacher là notreappareil.

Et il ajouta :

– J’espère bien que demain soir tout seraterminé et que nous pourrons filer dans l’espace avec le trésor desValois transformé en lingots d’or.

L’homme et la femme approuvèrent de la tête,et toujours sans prononcer un mot, aidés de Lüchner, ils poussèrentl’avion jusqu’au hangar dont la porte d’entrée, à double battant,avait été préalablement ouverte… Lorsque l’opération fut terminée,tous trois sortirent, Lüchner boucla la porte à l’aide d’une trèsforte chaîne que garantissaient deux énormes cadenas de sûreté… Ettous trois se dirigèrent vers le château.

Mais au lieu d’y pénétrer par l’entréeprincipale, ils longèrent le mur de clôture jusqu’au moment où ilsse trouvèrent devant une petite porte que le bossu ouvrit à l’aided’une clef qu’il dissimulait dans l’une de ses poches.

Avec ses compagnons, il pénétra dans le parc,referma la porte… Et, après avoir longé une allée recouverte d’uneépaisse charmille, ils se perdirent dans la nuit… tandis que lalune se couvrait d’un lourd manteau de nuages et qu’au loin deschiens hurlaient lugubrement… à la mort…

Quelques instants après, par une fenêtrebasse, ils pénétraient à l’intérieur du château qu’aucune lumièren’illuminait et où tout le monde semblait dormir… Et le bossu,s’adressant à la femme masquée, murmurait :

– Maintenant, Belphégor doit êtresatisfait !

La femme masquée martela d’une voixgrave :

– Pressons-nous ! car Belphégor ahâte d’avoir des ailes.

À la même heure, devant l’hôtel de Simone, àla lueur d’un réverbère qui projetait sur l’asphalte du trottoir saclarté blafarde et crue, deux agents montaient la garde.

L’un d’eux disait à son compagnon, en luimontrant la maison dont aucune fenêtre n’était éclairée :

– Tout à l’air bien tranquille,là-dedans, et je ne sais vraiment pas pourquoi on nous a mislà.

– Sûr qu’on serait bien mieux dans sonlit… déclarait l’autre agent.

– Enfin, la consigne est la consigne.

– Et puis, faut pas s’en faire !

S’ils avaient pénétré dans le jardin del’hôtel, peut-être, malgré leur scepticisme, eussent-ils été moinsconvaincus de l’inutilité de leur présence…

En effet, caché derrière un bosquet, ilseussent aperçu, drapé dans son suaire noir et la tête recouverte deson étrange capuchon, le Fantôme du Louvre, Belphégor en personne,qui semblait attendre pour se livrer à de nouvelles et mystérieusesopérations, que s’éteignît une petite lumière qui brillait seule àtravers la porte vitrée du vestibule.

Bientôt cette porte s’entrouvrait etMlle Elsa Bergen apparut. Elle se retourna comme pours’assurer qu’elle n’avait pas été suivie, et promena son regard àtravers le jardin… Sans apercevoir le Fantôme, qui se confondaitavec la nuit, elle se dirigea vers l’atelier, se retourna encore,puis, ouvrant la porte avec précaution, elle se glissa àl’intérieur du hall où régnait une obscurité profonde.

Aussitôt, la demoiselle de compagnie manœuvraun commutateur… La lumière se fit… une lumière assez faible quediffusait un plafonnier central, mais suffisante cependant pourpermettre à la Scandinave d’aller et venir dans la vaste pièce.

Sans la moindre hésitation, Elsa Bergen sedirigea vers un bahut Renaissance… C’était celui qui avaitappartenu au baron Papillon.

Elsa Bergen appuya sur un ressort secretdissimulé derrière une charnière. L’un des battants s’écartalentement et elle allait introduire son bras à l’intérieur dumeuble, lorsqu’un bruit léger la fit se retourner.

Le Fantôme du Louvre était là, debout,immobile au-dessous du plafonnier…

Nimbé d’une sorte d’auréole mystérieuse, ilsemblait encore plus terrifiant.

Cependant, la demoiselle de compagnie n’eutqu’un très bref sursaut d’étonnement, mais elle ne manifesta aucunefrayeur ; et tandis que Belphégor s’avançait, elle fitsimplement :

– Comment !… c’est toi…Simone ?

Le Fantôme ne répondit pas… Mais, brusquement,il se débarrassa de son suaire, de son capuchon et de son masque,qui se tenait tout d’une pièce.

Elsa Bergen, cette fois, poussa un cri deterreur.

Chantecoq était devant elle.

Comme elle demeurait figée sur place, le grandlimier la saisit par le poignet et lui dit avec force :

– Parlons peu, mais parlonsbien !

Fermant les yeux, la Scandinave chancela…Chantecoq la retint et constata qu’elle n’était plus qu’une loqueentre ses bras…

– Évanouie !… grommela-t-il. Tantpis ! Quand elle reviendra à elle, il faudra bien qu’elle medise la vérité !

Et il s’en fut la transporter sur uncanapé.

Tandis qu’il s’efforçait de la ranimer, ElsaBergen tirait de son corsage un stylet à lame courte et, soit quele détective ne se fût pas aperçu de son geste, soit qu’il n’eûtpas le temps de le prévenir, elle lui portait, en pleine poitrine,un coup violent de son arme.

Chantecoq s’écroula à terre, foudroyé.

La meurtrière se releva, considéra d’un air detriomphe le limier qui gisait à ses pieds, puis s’élança vers laporte.

Mais au moment où elle allait l’atteindre,brusquement, elle s’ouvrit… et Gautrais, flanqué de Pandore et deVidocq, lui barra résolument la route.

La demoiselle de compagnie eut un hurlement debête traquée auquel succéda un bruyant éclat de rire.

C’était Chantecoq qui, dressé sur son séant,lui lançait :

– Ah çà ! vous me preniez donc pourun nigaud ?

D’un bond, il fut sur ses jambes, etrejoignant Elsa Bergen qui le contemplait d’un œil remplid’épouvante, il s’arrêta à deux ou trois pas d’elle ; et ledétective, écartant brusquement son gilet, lui montra une finecotte de mailles qui lui entourait entièrement le buste.

Puis il articula :

– Quand j’ai affaire à des bandits, je metiens toujours sur mes gardes !

Puis, braquant un revolver sous le nez de laScandinave, et lui arrachant le poignard qu’elle tenait toujours àla main, il martela sur un ton qui n’admettait pas deréplique :

– Maintenant, à table !

Dominée par le regard impérieux du détective,la demoiselle de compagnie s’assit sur un fauteuil… Et tandis queGautrais demeurait en faction devant la porte, avec ses deuxchiens, Chantecoq attaquait :

– Voulez-vous, mademoiselle, m’expliquertout d’abord pourquoi, lorsque vous avez vu apparaître le Fantômevous vous êtes écriée : « Comment ! Simone, c’esttoi ? »

– Je ne vous répondrai rien.

Le limier reprenait :

– Je suis donc en droit de conclure queMlle Desroches est vivante, et que c’est elle,Belphégor.

Elsa Bergen gardait toujours le silence.

Comprenant que, pour l’instant du moins, il netirerait rien d’elle, il commença par jeter un coup d’œil sur lesobjets qui l’environnaient… Et, apercevant le bahut Renaissance quise profilait dans l’ombre, après avoir indiqué du doigt, à PierreGautrais, la Scandinave qui, littéralement effondrée, leconsidérait avec angoisse, il s’en fut vers le meuble dont ilouvrit largement les deux battants…

– Ah ! ah ! très bien !…C’est donc cela !… s’écriait-il.

Chantecoq venait en effet d’apercevoir,suspendu à l’intérieur du meuble, un mannequin de cire quireproduisait, à s’y méprendre, les traits de Simone Desroches.

– Voilà du beau travail, fit-il… Jeserais curieux d’avoir l’adresse de l’artiste qui a exécuté cevéritable chef-d’œuvre.

Et s’adressant à Elsa Bergen dont le visageavait l’expression terrifiée d’un criminel qui se sent perdu et àla veille d’expier ses crimes, il fit :

– Je comprends tout. Grâce à cemannequin, Belphégor pouvait à la fois reposer dans son lit… etassassiner au Louvre… Être en même temps morte et vivante… Pas malimaginé pour une femme poète !…

Et tout à la joie de son extraordinairedécouverte, le roi des détectives disait :

– Mon flair ne m’avait pas trompé.C’était bien ici que se trouvait la clef du mystère.

Puis, désignant le mannequin à Elsa Bergen, ilfit :

– Maintenant que j’ai trouvé la copie, ilva falloir me dire ce qu’est devenu l’original.

Mais la demoiselle de compagnie s’obstinaitdans son mutisme.

Chantecoq reprenait l’air menaçant :

– Puisque vous ne voulez pas parler, jesais ce qui me reste à faire.

Et avec autorité, il ajouta :

– Allons, debout… et suivez-moi !…Et au moindre cri de votre part, gare ! Ce n’est pas à moi,mais à ces deux chiens que vous aurez affaire. Et je vous conseillede ne pas vous y frotter…

Jugeant toute résistance inutile, Elsa Bergense leva… Et toujours sans proférer un mot, elle sortit de l’atelieravec Chantecoq, qui la tenait par le bras. Gautrais le suivit avecses deux danois.

Ils atteignirent ainsi la petite porte quidonnait sur le chemin des Lilas, et par laquelle nous avons vuChantecoq pénétrer dans le jardin.

Une auto les attendait… Le détective y fitmonter sa prisonnière…

– Maintenant, ordonnait-il à Gautrais,tâchez de trouver un taxi et rentrez à la maison.

– Où m’emmenez-vous ? se décidait àdemander la demoiselle de compagnie au détective.

Celui-ci répondait avec un souriregouailleur :

– Vers une retraite qui va vous assurerle pain pour vos vieux jours.

Pendant que Chantecoq accomplissait cevéritable coup de maître, une scène plutôt étrange se déroulait àson domicile particulier.

Colette, qui avait décidé de ne pas se couchertant que son père ne serait pas rentré, l’attendait dans le studioen lisant distraitement un ouvrage qu’elle avait viteabandonné.

En effet, elle n’ignorait pas que le granddétective était en train de jouer une partie décisive et elle enattendait le résultat avec d’autant plus d’impatience qu’il nepouvait manquer de provoquer la mise en liberté de JacquesBellegarde, lorsque la sonnette de la grille retentit d’une façonprécipitée.

– Ce n’est pas mon père… fit-elle, il asa clef. Et il ne sonnerait pas ainsi.

Intriguée, elle gagna la fenêtre et aperçutMarie-Jeanne qui, au coup de sonnette, s’était précipitée dans lejardin et se dirigeait vers la grille d’entrée.

Elle la vit parlementer un instant avec unindividu qui se trouvait sur le trottoir, puis revenir vers lamaison…

À travers la fenêtre qu’elle avait ouverte,Colette lui lançait :

– Qu’y a-t-il, Marie-Jeanne ?

– C’est un chauffeur qui vous apporte unmot de la part de M. Chantecoq.

– Il vous l’a donné ?

– Non, mademoiselle, car il m’a dit queM. Chantecoq lui avait recommandé de ne le remettre qu’àvous-même.

« Seulement, comme M. Chantecoq nous adéfendu de laisser pénétrer personne dans la maison, je n’ai pascru devoir le laisser entrer.

« Qui sait, en effet, si ce n’est pasencore un tour de Belphégor ?

Colette demeura un instant pensive… Puis ellereprit :

– Marie-Jeanne, vous connaissezl’écriture de mon père ?

– Oh ! oui… mademoiselle, très bien…Et je puis même déclarer que je la reconnaîtrais entre mille.

Baissant la voix, et se penchant vers lacuisinière qui s’était approchée, Colette fit :

– Vous allez demander à ce chauffeur devous montrer simplement l’enveloppe… Et si c’est bien cela, vous leferez entrer… car il se peut que mon père ait besoin de moi ouqu’il lui soit arrivé un accident.

– Vous avez raison, mademoiselle… Decette façon-là, nous serons fixées.

Marie-Jeanne rejoignit le chauffeur quiattendait devant la grille… Et, d’un ton résolu, car c’était unecommère qui, dans les grandes circonstances ou dans les caspérilleux n’avait pas froid aux yeux, elle lui dit :

– Je suppose que vous ne me racontez pasdes blagues… Seulement, par le temps qui court, on est obligé deprendre des précautions.

– Je ne vous dis pas le contraire, mabonne dame… Et je trouve même cela tout naturel.

– Est-ce que vous ne pourriez pas memontrer simplement l’adresse de cette lettre ?

– Certainement.

Et sans lâcher la lettre, il la passa àtravers les barreaux.

– Je n’y vois pas clair, fitMarie-Jeanne.

Complaisamment, le chauffeur craqua uneallumette, qu’il approcha de l’enveloppe en disant :

– Vous voulez voir si c’est bienl’écriture de M. Chantecoq ?

– Vous avez deviné juste répliquait lacommère en écarquillant les yeux.

Et, presque aussitôt, elle ajouta :

– C’est cela.

Elle ouvrit la porte d’entrée au chauffeur endisant :

– Suivez-moi.

Et elle le conduisit jusque dans le studio, oùColette attendait.

– C’est bien vous MlleChantecoq ? fit le chauffeur, qui n’était autre que l’homme àla salopette.

– Oui, c’est moi, répliqua la jeunefille, tout en considérant son interlocuteur avec une instinctiveméfiance.

Le complice de Belphégor n’avait pas, eneffet, malgré le soin qu’il avait mis à composer son personnage, surendre sympathique sa physionomie si naturellement peurassurante.

Colette, cependant, s’empara de la missivequ’il lui tendait…

Elle regarda l’adresse… Marie-Jeanne nes’était pas trompée : c’était bien l’écriture du granddétective.

Elle décacheta l’enveloppe, déplia le papierqu’elle contenait et lut tout haut ces mots tracés d’une mainvisiblement hésitante :

Ma chère enfant,

Je viens d’avoir un accident d’auto assezgrave… Viens me retrouver.

Chantecoq.

Marie-Jeanne, affolée, se rapprocha deColette, qui était vivement émue.

– Où se trouve mon père ?

– À l’hôpital de Mantes… où il a ététransporté.

– Alors, il est grièvementblessé ?

– Une jambe cassée.

– Mon Dieu…

L’homme à la salopette poursuivit, prévoyantles questions que la jeune fille allait lui poser :

– Comme la poste était fermée, il a faitdemander une voiture au patron du garage où je travaille afin quevous soyez prévenue plus tôt… L’auto est là, et je puis vousconduire tout de suite à Mantes.

Colette regarda l’homme bien en face… Unsoupçon venait de traverser son esprit… Se rappelant, en effet, queson père était parti avec Gautrais, elle se demandait pourquoi,dans son billet, si laconique, Chantecoq ne faisait aucune allusionà lui… Il y avait là, évidemment, un mystère qu’il s’agissaitd’éclaircir… Et sans lâcher le regard du pseudo-chauffeur, ellearticula :

– Mon père n’était pas seul… Son valet dechambre l’accompagnait. Qu’est devenu celui-ci ?

L’homme à la salopette eut un imperceptiblebattement de paupières qui n’échappa pas à l’œil exercé de la filledu détective.

Puis il répliqua d’une voix un peumolle :

– Ça, je ne sais pas, mademoiselle… Je nepourrais pas vous dire… Je fais la commission dont on m’a chargé…C’est tout ce que je puis vous dire.

Brusquement, Colette s’écriait :

– Vous mentez !

L’homme à la salopette, qui ne semblaitnullement s’attendre à une pareille réplique voulut protester.

Mais la fille du détective, avec la bravourequi la caractérisait, répétait avec force :

– Vous mentez ! Vous mentez. Cen’est pas mon père qui a écrit ce billet.

Et, saisissant l’appareil téléphonique qui setrouvait à portée de sa main, elle voulut le décrocher.

Elle n’en eut pas le temps.

L’homme à la salopette, tirant un revolver desa poche, le braquait vers elle…

Et tandis que Marie-Jeanne demeuraitpétrifiée, il lançait d’une voix canaille et menaçante :

– Haut les mains toutes les deux ou jefais aboyer mon rigolo !

Marie-Jeanne obéit, et Colette admirable decourage, fit, en se croisant les bras sur la poitrine :

– Que voulez-vous de moi ?

– Je vais vous le dire… fit l’homme à lasalopette, tout en continuant à menacer de son arme la fille deChantecoq.

Chapitre 5BELPHÉGOR

Au château de Courteuil, dans un cabinet detoilette d’une élégance un peu tapageuse, et qui n’était autre quecelui de la baronne Papillon, la femme que nous avons vueprécédemment descendre d’avion était assise devant unecoiffeuse.

Debout près d’elle, son compagnon, qui avaitconservé son costume d’aviateur, concentrait son regard dans laglace du petit meuble qui lui renvoyait l’image de MmeMauroy.

Celle-ci, après s’être débarrassée de soncasque, se contempla un instant dans la glace… Un étrange sourireerra sur ses lèvres. Ses yeux brillaient d’un éclat de fièvre… Oneût dit déjà une autre femme.

Lentement, elle commença à enlever lemaquillage habile qui mettait une légère patte d’oie au coin de sespaupières, accentuait le pli de sa bouche et donnait à son teintune pâleur de fatigue et de souffrance… Ce travail délicat terminé,elle enleva sa perruque blonde… et, se tournant vers Maurice deThouars qui, tout en épiant chacun de ses gestes, la dévorait desyeux, elle s’écria, tout en lissant ses cheveux courts et bruns,d’une voix mordante, sarcastique :

– La comédie est terminée… J’en avaisassez de faire la morte.

Simone Desroches venait de ressusciter.

– Vous avez été extraordinaire, déclaraM. de Thouars.

– Dites, mon cher, que j’ai eu du génie,affirma orgueilleusement Simone.

– En effet, reconnaissait le gentilhommedévoyé… Rien que d’avoir eu l’idée d’une pareille affaire mériteune admiration sans bornes.

« Mais avoir joué jusqu’au bout, et sansla moindre défaillance, ce rôle de Belphégor que vous aviez assuméest une chose prodigieuse.

« À chaque instant, je tremblais que vousne fussiez découverte, et je dois vous avouer que Chantecoq m’afait passer plus d’un frisson dans le dos.

Simone eut un haussement d’épaulesdédaigneux ; puis elle reprit :

– L’essentiel est que tout ait bienmarché… Je reconnais, d’ailleurs, que j’ai été fort bien secondée…D’abord par la chance, qui m’a permis de découvrir les précieuxMémoires de Ruggieri au fond d’un tiroir du bahut quej’avais acheté à cet imbécile de Papillon… puis par Elsa Bergen,qui a eu l’idée de me faire déguiser en Fantôme ; par Lüchner,qui a fabriqué les fausses lettres signées Belphégor… et a faitexécuter dans le plus grand mystère ce merveilleux mannequin decire, grâce auquel j’ai pu si bien détourner de moi les soupçons detous ; par ce petit Jack Teddy, qui s’est merveilleusementdébrouillé… et enfin, par vous aussi, mon cher comte, qui m’avezutilement aidée à donner le change aux gens de notre entourage…

– Croyez que je suis heureux que vousdaigniez apprécier mon dévouement.

Simone reprenait :

– L’essentiel est d’avoir réussi… Ilétait temps ! Maintenant, je puis tout vous dire.

– Oh ! oui, parlez ! invitaitM. de Thouars… car je ne sais que ce que vous avez bien voulu merévéler… c’est-à-dire très peu de chose… et je me suis contenté devous obéir aveuglément.

Simone Desroches reprit :

– Vous allez tout apprendre.

« Ma fortune était entamée à un tel pointqu’il ne me restait plus que quelques centaines de mille francs. Àpeine de quoi vivre une année… Je ne pouvais guère espérer tirer degros profits de mon talent de poétesse… Faire un mariage richem’eût été possible… Mais mon caractère indépendant se révoltait àla perspective d’être à la merci d’un homme qui, probablement,m’eût achetée comme on s’offre un bibelot de prix ou un jouet deluxe, et avec lequel j’eusse été aussi malheureuse que lui avecmoi.

« Me lancer dans la galanterie ?…Pouah ! Les conséquences d’une aussi hideuse perspective medonnaient la nausée. Oh ! non pas par vertu… car il y a beautemps que je me suis débarrassée de tout principe… C’était unequestion purement physique… voilà tout.

« Ah ! croyez-moi, mon cher, avantd’avoir découvert le manuscrit de Ruggieri, j’ai passé des heuresbien sombres.

« Mais dès que j’ai lu lesMémoires du fameux astrologue de la reine Catherine, j’aiconsidéré l’avenir sous un aspect un peu plus agréable et je mesuis dit :

« Après tout, pourquoi ne prendrais-jepas au sérieux les révélations contenues dans cegrimoire ? »

« Je n’ignorais pas que, sous le Ruggieride la légende, c’est-à-dire sous l’empoisonneur, l’envoûteur, lejeteur de sorts et de maléfices, se cachait un savant d’une rareenvergure. Confident de la reine, sur laquelle il exerçait unénorme ascendant, il n’y avait rien d’invraisemblable que celle-cilui eût demandé de cacher le trésor des Valois dans une des sallesdu Louvre, dont l’émeute allait la contraindre de s’éloigner, maisoù elle comptait bien rentrer promptement en maîtresse absolue.

« Et puis, le ton de cesMémoires était tellement sincère que j’eus l’impressionimmédiate qu’ils disaient la vérité.

« Le tout était de savoir si le trésor setrouvait toujours dans sa cachette.

« Avant de courir le risque d’uneexpédition aussi aventureuse, je tenais à m’entourer de toutes lesgaranties de succès. Du côté de Ruggieri, j’étais tranquille.

« En effet, à la fin de son grimoire, ilexpliquait clairement qu’après la mort de Catherine et l’assassinatde Henri III, plutôt que de faire bénéficier Henri IV, qu’ilhaïssait, des richesses dont il était désormais seul à connaîtrel’existence, et ne voulant pas s’emparer d’un bien qui avait étécelui de sa bienfaitrice, il préférait qu’il restât enfoui pendantdes siècles sous la dalle qui le recouvrait.

« Or Catherine de Médicis qui, ainsi queHenri III, avait dû s’enfuir précipitamment de Paris, après lajournée des Barricades, n’avaient jamais pu pénétrer dans lacapitale.

« Enfin, après avoir lu attentivementtous les livres et mémoires relatifs à l’histoire de ce temps, jeconstatai que nul ne parlait du trésor des Valois, ce qu’ilsn’eussent point manqué de faire s’il avait été découvert par lasuite.

« J’en conclus que le trésor n’avait pasdû bouger de place. Il restait donc à m’assurer que la salle dontil était question existait encore. Je n’eus pas de peine à laretrouver… Elle était devenue la salle des Dieux barbares,et grâce aux détails contenus dans l’écrit de Ruggieri et au plantrès complet qu’il avait adjoint, je ne tardai pas à me rendrecompte que l’entrée de la cachette se trouvait exactement sous lepiédestal de la statue d’un dieu nommé Belphégor.

« C’était un sérieux obstacle que l’on nepouvait déplacer que la nuit.

« Mais si le souterrain si nettementdécrit par Ruggieri existait encore, rien ne m’était plus facileque de m’introduire au Louvre, pendant la nuit, et, entre deuxrondes de gardiens, de faire le nécessaire.

« Elsa Bergen me proposa d’envoyerLüchner en reconnaissance.

« Mais, pour des raisons que vousdevinez, je préférai agir moi-même.

Maurice de Thouars ponctua :

– Vous aviez peur que le bossu ne voulûtprofiter seul de l’aubaine ?

– Évidemment… Il avait beau être le frèred’Elsa, je n’avais qu’à moitié confiance en lui. Ce fut alors queMlle Bergen me suggéra l’idée du Fantôme. Je l’acceptaid’enthousiasme… Et le lendemain soir, emportant dans un paquet ladéfroque qu’Elsa avait confectionnée pour moi, je me laissaienfermer dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois… Je vous assureque, bien que décidée à tout, lorsque je me sentis seule dans cesanctuaire, je sentis mon cœur battre un peu plus fort que decoutume… Mais, faisant appel à toute mon énergie, à toute mavolonté, je m’habillai en fantôme et, tout en m’éclairant à l’aided’une lampe de poche, et en me guidant sur le plan que j’avaisdétaché du manuscrit, je me dirigeai ainsi qu’il l’indiquait versla dalle qui se trouvait derrière le maître-autel… et était marquéed’une fleur de lis.

« Toujours d’après les indications deRuggieri, j’appuyai fortement le doigt sur cet emblème d’ailleursaux trois quarts effacé… Rien ne bougea… J’appuyai avec plusd’insistance. Il me sembla que la dalle remuait légèrement…J’appuyai de toutes mes forces… Elle bascula légèrement, puisdemeura immobile… perpendiculaire au sol… Je la poussai, afin dedégager l’excavation que j’entrevoyais déjà… J’y parvins, non sanspeine… et je m’engageai dans un escalier en spirale qui aboutissaitau souterrain.

« Après avoir repéré une sorte de cryptequi devait ensuite me rendre un grand service, j’arrivai à unsecond escalier que je gravis… et je me trouvai devant un mur.

« Je consultai de nouveau le plan deRuggieri et je parvins à découvrir le mécanisme de l’entrée secrètequi devait me donner l’accès au Louvre… Mais il était tellementrouillé que je dus renoncer à le faire fonctionner.

« Je recourus alors aux bons offices deLüchner, qui revint avec moi le lendemain… Ce diable de bossu estvraiment d’une adresse surprenante… En effet, en moins d’une heure,il parvint à ouvrir la porte dissimulée dans la muraille… Nous noustrouvâmes alors sur le palier central de l’escalier de laVictoire de Samothrace. Alors, seule, sous mon suaire deFantôme, je gagnai la salle des Dieux barbares.

« J’étais en train d’examiner la statuede Belphégor, lorsqu’un gardien apparut… Je m’enfuisprécipitamment, non sans avoir essuyé le feu de son revolver… J’aimême senti une des balles siffler tout près de ma tête.

– Et cependant, le lendemain, vous avezrecommencé.

– Il fallait bien… D’ailleurs, j’étaisassez tranquille… Jack Teddy avait appris que, la nuit suivante, legardien en chef du musée avait obtenu de ses supérieursl’autorisation de monter la garde seul, dans la salle des Dieuxbarbares… Cela ne nous arrêta pas… Je me munis d’uncasse-tête…

Et Simone scanda avec un accentdiabolique :

– Vous avez vu que je n’ai pas hésité àen faire usage…

Puis, elle continua comme si elle se délectaitau souvenir de ses formidables et terribles exploits :

– Une fois débarrassée de ce témoingênant, j’appelai Lüchner et l’homme à la salopette, quim’attendaient dans une salle voisine… Tous deux se mirent à pousserla statue… afin de découvrir l’entrée de la cachette.

« Mais ce maudit Belphégor, qui n’étaitpas vissé à son socle, dégringola sur les dalles… ce qui produisitun bruit considérable… Craignant que cela n’eût éveillé l’attentiondes gardiens ou des policiers qui pouvaient se trouver dans lesenvirons, nous nous empressâmes de déguerpir.

– Et après cela… s’écriait Maurice deThouars, vous avez eu l’audace de revenir encore ?

– Parfaitement ! Mais, cette fois,nous faillîmes tomber sur ce qu’on appelle vulgairement « unbec de gaz ».

« En pénétrant seule dans la salle desDieux barbares où, avant d’agir, avec mes deux hommes, ilétait indispensable que je fisse une reconnaissance – qu’est-ce quej’aperçois – en train d’examiner ce pauvre Belphégor qui, étendusur les dalles, faisait une hideuse grimace ? JacquesBellegarde… Je m’approchai de lui à pas de loup, bien décidée à luifaire subir le sort du gardien Sabarat.

– Vous dites ?

– Laissez-moi continuer… Captivé par sesrecherches, il ne m’avait ni vue ni entendue, et je pensai :« Toi, ton affaire est bonne ! » Mais à peineavais-je levé le bras pour lui asséner un coup de matraque… qu’unemain se posait sur mon poignet… C’était celle d’un vieux monsieur…J’ai su depuis que c’était Chantecoq… qui, sorti de je ne sais où,intervenait de si fâcheuse manière.

« D’un mouvement brusque, je me dégageaiet je m’enfuis… J’escaladai quatre à quatre l’escalier de laVictoire de Samothrace, poursuivie par Bellegarde à coupsde revolver, qui ne m’atteignirent pas. C’est à croire que je suisinvulnérable.

« Arrivée sur le palier au moment où ilallait m’atteindre, je lui assenai un coup de matraque sur lanuque… Bien qu’il ait porté à faux, Bellegarde tomba… et j’allaisme précipiter vers la porte secrète derrière laquelle Lüchner etl’homme à la salopette m’attendaient, lorsque, en haut del’escalier, des lumières scintillèrent… C’était une ronde depoliciers… Tandis qu’en bas une voix – celle de Chantecoq –clamait : « Barrez-lui la route, nous letenons ! »

« D’un bond, je m’élançai vers la portesecrète, que le bossu referma derrière moi. Il étaittemps !…

« J’avoue que, ce soir-là, j’ai bien cruque la partie était perdue !

– Vous avez cependant récidivé.

– Oui… car je me suis tenu leraisonnement suivant : devant tant d’insistance, la police,persuadée que le Fantôme du Louvre reviendra certainement dans lasalle des Dieux barbares, va y établir une souricière.

– Ce qui s’est produit.

– En effet. Mais l’inspecteur Ménardier,chargé d’arrêter Belphégor, avait compté sans les ressources de monimagination.

– C’est vous qui avez eu l’idée des gazsomnifères ?

– Oui, c’est Lüchner qui s’est chargé deles fabriquer… Cette fois, tout s’est admirablement passé… Etmaintenant, mon cher, vous en savez aussi long que moi-même.

Tout aussi tranquille que si elle se fûttrouvée dans son boudoir, elle prit dans un étui en or qui setrouvait sur la coiffeuse une cigarette orientale qu’elle alluma etdont elle lança au plafond les premières bouffées.

Maurice de Thouars demeura un instantsilencieux… Hypnotisé par cette femme extraordinaire qui incarnaitvraiment le génie du mal, de plus en plus dominé par sa beauté etplus encore par son charme infernal, il la contempla d’un œilardent de convoitise.

Tout à coup, Simone éclata de rire.

– Voyez-vous, fit-elle, qu’il prenne auxPapillon l’idée de se rendre ici !

Le bellâtre esquissa un gested’inquiétude.

Toujours en ricanant, Simone Desrochesreprenait :

– Soyez tranquille, Lüchner m’a donné, àce sujet, tous les apaisements nécessaires… D’ailleurs, s’ilplaisait à ce délicieux ménage de nous jouer ce mauvais tour, il neserait pas long à faire connaissance avec les oubliettes que cecrétin de Papillon a fait reconstituer. De cette façon, ellesserviraient à quelque chose.

Fixant à son tour Maurice de Thouars, dont lapassion qu’elle lui inspirait se révélait sur ses traits, elleajouta, cette fois sur un ton de coquetterie féminine :

– Et vous, c’est tout ce que vous trouvezà me dire ?… Peut-être ai-je eu tort de vous raconter toutesces choses, et maintenant vous n’osez plus parler d’amour à cellequi n’a pas craint de se faire l’égale des plus grandes criminellesdes temps passés et modernes.

– Simone, protestait le comte Mauricetout frémissant, je vous jure, au contraire, que je ne vous aijamais autant adorée… et que rien désormais, ne pourra me séparerde vous.

– Même si je vous ordonnais dedisparaître de ma vie ?

M. de Thouars blêmit. Puis, d’une voix rauqueoù il y avait à la fois tous les désespoirs et toutes les prières,il s’écria :

– Non, non, ne me demandez pascela !… Ne m’imposez pas une aussi terrible épreuve. J’ai déjàtrop souffert, je ne supporterais pas un tel surcroît dedouleur.

Et tandis qu’une flamme de menace illuminaitson regard, il martela en serrant les poings :

– Et qui sait, alors… ce quiarriverait ?…

Simone se releva et marcha droit sur lui…

Puis l’entourant de ses bras, elle fit avec unaccent qui révélait enfin le secret qu’elle avait été assez fortepour garder en elle :

– Imbécile !… c’est toi que j’aitoujours aimé.

Bouleversé, M. de Thouars allait lui crier sajoie, son ivresse, mais Simone lui mit la main sur la bouche en luiordonnant :

– Je sais ce que tu vas me dire !Bellegarde, n’est-ce pas ? Eh bien ! je vais tout teraconter. J’ai été, je l’avoue, attirée vers ce journaliste etj’avais même eu l’espoir que je pourrais trouver en lui unauxiliaire… Ou plus précisément un complice…

« Mais j’ai tout de suite compris que jefaisais fausse route. D’abord, c’était un honnête homme, et puis iln’avait eu pour moi qu’un caprice… vite dissipé… J’en fus, je ne lecache pas, tellement mortifiée dans mon honneur de femme que je memis à le haïr férocement.

« Ce fut alors que j’eus l’idée de luimettre sur le dos les exploits de Belphégor… Mais, avant tout, pouratteindre mon but, il était indispensable qu’il me crût toujourspassionnément attachée à lui…

« Voilà pourquoi je lui jouai la comédieque vous savez…

– Et qui m’a tant faitsouffrir !

– Ne vous en plaignez pas… puisque votrechagrin m’a permis de me rendre compte que vous m’aimiez ainsi quej’entends l’être !

– Oui… aveuglément… passionnément…affirmait le beau Maurice.

Et sur un ton de tendre reproche, ilajouta :

– Ah ! si j’avais su ! Sij’avais pu deviner !…

– Les amoureux sont trop imprudents pourqu’on leur fasse d’entières confidences. Je jouais une telle partiequ’une phrase, un mot, un rien pouvaient la compromettre. Bienqu’il m’en coûtât de vous torturer, je ne voulais pas risquer deperdre la victoire. Mais à présent que le trésor des Valois est ànous, je vais pouvoir enfin réaliser un rêve dont j’avais fait madevise : Vivre ma vie… c’est-à-dire partir loin, trèsloin, voyager sans cesse à travers des pays nouveaux, inconnus…sous les cieux les plus divers, en pleine nature, parmi despaysages de songe… des décors formidables… et cela avec l’homme quej’ai choisi librement, entre tous, avec celui que j’aime, avec toi…toi !…

Un long baiser scella ce pacte quecontresignaient le crime, la lâcheté, l’infamie, toutes leshontes.

On frappait à la porte. Les deux amants seséparèrent. Simone, d’un ton irrité, proféra :

– Entrez !

La silhouette du bossu apparut.

À sa vue, Mlle Desroches eut ungeste d’impatience.

Avec un sourire hypocrite, Lüchnerdisait :

– Excusez-moi de vous déranger. Mais letemps presse.

Simone et Maurice de Thouars l’interrogèrentdu regard. Le bossu reprit :

– Vous oubliez que nous n’avons pasréussi à nous débarrasser de Chantecoq, et tant qu’il sera vivant,nous pourrons toujours redouter qu’il découvre notre piste.

– C’est juste, ponctua le bellâtre.

Mais Simone s’écriait d’un air mystérieux etmenaçant :

– Belphégor n’a pas dit son dernier mot…Et M. Chantecoq fera bien de ne pas se mettre en travers de notreroute… car je lui ménage une surprise à laquelle il ne s’attendpas.

M. de Thouars et Lüchner échangèrent un regardde surprise.

Alors… d’une voix stridente, MlleDesroches leur lança :

– Puisque vous n’avez pas été assezadroits pour le supprimer ou tout au moins pour l’empêcher de nousnuire… moi, j’ai fait le nécessaire…

« Dans quelques heures, la fille de notreennemi sera entre nos mains… Nous verrons bien alors si M.Chantecoq ne fait pas « camarade » !

Le bossu allait parler… Mais, d’un signed’impatience, elle lui imposa silence… Puis, elle fit, sur un tond’autorité souveraine :

– Allons nous reposer… Au point du jour,nous commencerons la fonte de l’or…

M. de Thouars fit un pas vers elle.

– À demain, lui dit-elle.

Et s’approchant de lui, elle lui dit toutbas :

– À toujours !…

Et soulevant une portière, elle disparut dansune pièce voisine.

– Quelle femme !… grommela le bossu…Mais malgré tout, je ne serai tout à fait tranquille que lorsquej’aurai ma part du magot !

Chapitre 6LES NUITS ET LES ENNUIS DU BARON PAPILLON

À l’heure où s’accomplissaient les événementsque nous venons de décrire, le baron Papillon était en train de sedemander tout simplement s’il n’allait pas demander le divorce.

En effet, une scène terrible avait mis auxprises les deux époux, entre lesquels avait jusqu’alors régné cetteharmonie de bon ton qui sert à masquer une indifférence aussimutuelle qu’absolue.

En rentrant chez lui vers sept heures du soir,le collectionneur avait trouvé la baronne dans le grand vestibule,au milieu d’un amoncellement de malles et de bagages qui eussentsuffi à remplir un wagon de marchandises.

Braillant, gesticulant, elle donnait desordres tous plus contradictoires et plus ahurissants à sesdomestiques qui, littéralement affolés, ne savaient plus où donnerde la tête.

– Ah çà ! que signifie ?…interrogea le baron, qui se demandait si sa femme n’avait pasachevé de perdre le peu de raison qui lui restait.

Dressée sur ses ergots, telle une poule encolère, Madame répliquait :

– Belphégor me cause de telles frayeursque j’ai décidé que nous partirions pour le Japon.

– Pour le Japon ! répétait le baron,ahuri.

La baronne reprenait :

– Il faut que je fasse mes préparatifs.Songe donc, un voyage de plusieurs mois…

Et, désignant la véritable montagne qui sedressait autour d’elle, elle ajouta :

– Et encore, je n’emporte que lenécessaire !…

– Ma chère amie, déclarait Papillon,effrayé de l’orage qu’il n’allait pas manquer de faire éclater,j’aurais deux mots à te dire.

– Eh bien ! parle !

– Pas ici !… Passons, si tu veuxbien dans mon cabinet de travail.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est inutile de mettre lepersonnel au courant…

Et tout en prenant sa femme par le bras,doucement, très doucement, il lui dit :

– Viens, mon chou… viens…

Et il l’entraîna jusque dans son bureau…

Littéralement empoisonné, le baron ne savaitcomment entamer un entretien qu’il pressentait mouvementé, et dontil n’osait prévoir les conséquences…

Déjà très nerveuse, et tout en roulant desyeux en boules de loto, Eudoxie le pressait :

– Eh bien !… qu’est-ce que tuattends ?… Il n’y a plus de domestiques. Nous voilà en tête àtête, ainsi que tu le désirais… Pourquoi ces hésitations ?…ces réticences ?… Aurais-tu quelque mauvaise nouvelle àm’annoncer ?

– Pas du tout !

– Alors ?…

Papillon tergiversait toujours.

Se montant de plus en plus, Eudoxie,sévèrement, articulait :

– Hippolyte, tu me caches quelquechose !

Et, tout à coup, elle s’écria :

– Je devine tout… Tu as unemaîtresse.

– Moi !

– Oui, toi !… Une créature qui teretient à Paris.

– Mais pas du tout !… C’est ridiculede ta part d’avoir un pareil soupçon.

Et, appelant à lui le peu de courage qu’ilavait à sa disposition, il fit, d’un air grave etsolennel :

– Eudoxie, il nous est impossible departir demain au Japon.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai lu dans un journalqu’une épidémie de béribéri, apportée à Yokohama par des Noirs,venait d’y éclater et se propageait dans tout l’empire nippon avecune rapidité foudroyante.

– Le béribéri ! s’exclamait Eudoxie.Qu’est-ce que c’est que cela ?

– C’est la maladie du sommeil… Il paraîtqu’en moins de huit jours elle a fait plus de cinq cent millevictimes.

– C’est absurde !… s’indignaitEudoxie… Il n’y a donc pas de médecins dans ce pays ?

– Si… et même d’excellents… Mais ils sontdébordés…

– Alors, filons aux Indes.

– Aux Indes !… répéta Papillon, enfeignant une subite épouvante… Aux Indes !…

– Qu’est ce qu’il y a encore auxIndes ?

Hippolyte, qui n’avait encore rien trouvé,fit, pour gagner du temps :

– Il s’y passe des choseseffroyables.

– Quoi ?

– Des choses qu’on n’ose pas écrire dansles journaux… et que je ne veux pas te répéter.

– Je veux tout savoir !…tout !

– Eh bien !… Eh bien !…ânonnait péniblement le collectionneur… aux Indes, c’est… c’est larévolution… et on y massacre tous les Européens.

– Et en Amérique ?

– Il y a la grippe espagnole.

– Et en Australie ?

– Le choléra morbus.

– Et au Maroc ?

– Au Maroc ?… Mais tu n’y pensespas… ma chérie… au Maroc, on y enlève chaque jour, jusque dans leshôtels, un grand nombre de Françaises que l’on emmène dans le Rifpour servir d’esclaves aux favorites des chefs dissidents.

– Et en Algérie ?

– En Algérie ?… Il y a… il y a lafièvre aphteuse.

– La fièvre aphteuse ?… regimbait labaronne, je croyais qu’il n’y avait que les animaux à attraperça.

Papillon, qui faisait preuve d’une imaginationqu’il ne se fût jamais soupçonnée, affirmait, avec un sérieuximperturbable :

– C’est une erreur… Dans les pays chauds,elle se communique également aux gens… elle prend alors le nom defièvre de Malte.

– Alors, sursautait Eudoxie, il n’y aplus moyen d’aller nulle part ?

Puis tout à coup, elle fit, saisie d’une idéesubite.

– Et en Espagne ?

– En Espagne ! Malheureuse ! serécriait Papillon… En Espagne !… Mais tu ignores donc que legouvernement dictatorial vient de rétablir l’Inquisition ?

– Et après ?

– Comme nous appartenons à la religionprotestante, nous serions immédiatement arrêtés, emprisonnés, etpeut-être brûlés vifs.

– En ce cas, il n’y a qu’à nous fairecatholiques.

– Cela nous entraînerait à des formalitésqui demanderaient un temps considérable.

– Si nous filions en Italie ?…s’entêtait la baronne, nettement décidée à passer en revue tous lespays du monde.

– En Italie !… répéta lecollectionneur en levant les bras au ciel…

« Mais, malheureuse, tu n’y songespas !…

– Pourquoi ?… C’est un très beaupays…

– Et Mussolini ?…

– Mussolini !… Tous ceux qui l’ontapproché disent que c’est un charmeur.

– Pour ses amis… mais pas pour ceux quine partagent pas ses idées.

– Comment !… Tu n’es pasfasciste ?

– Mais je ne suis rien du tout !… Çane me regarde pas, ce qui se passe en Italie.

– Eh bien ?

– Seulement, voilà, j’ai un de mesparents qui a écrit, il y a quelque temps, dans l’Impartial deCastelnaudary, un article assez violent contre Mussoliniduce… article, qui, étant donnée l’influence de son auteuret l’importance de son journal, n’a pas manqué d’être mis sous lesyeux du dictateur.

« Si jamais il apprend que nous sommesles cousins de ce pamphlétaire, il nous fera certainement interdirela frontière et nous en serons pour nos frais de voyage.

Mme Papillon s’obstinait.

– Il nous reste encore l’Angleterre, laSuisse, la Hollande, l’Allemagne…

– Mon chou… je t’en supplie… imploraitPapillon… tenons-nous-en là pour aujourd’hui.

– Alors, tu ne veux pluspartir ?

– J’ai une migraine atroce.

Le fait est que l’effort cérébral auquel avaitdû se livrer l’infortuné Hippolyte pour répondre à sa femme, luiavait donné un mal de tête que révélaient sa face congestionnée,ses yeux clignotants et ses paupières violacées.

Mais son égoïste et poltronne moitié étaitbeaucoup trop hantée par la crainte du Fantôme pour accorder laplus légère pitié à son mari.

Et éclatant de fureur, elle dit :

– Une migraine ! Unemigraine !… Prétexte pour n’en faire qu’à ta tête !

– Ma tête !… s’écriait le baron… Jevoudrais bien, en ce moment ne pas l’avoir sur mes épaules.

– D’abord, piaillait MmePapillon, tu ne peux pas avoir mal à la tête, puisqu’il n’y a riendedans.

– Je te jure, se montait l’amateur debibelots, que je souffre atrocement.

– Ce n’est pas vrai…

– Laisse-moi au moins prendre un cachetd’aspirine.

– Prends-en tout un flacon !vociférait la baronne déchaînée… et puisque tu ne veux pas partir…eh bien !… moi, je m’en irai toute seule.

– C’est cela ! conclut Hippolyte,sans chercher le moindrement à retenir son irascible femme qui,tout en continuant à proférer des sons, rauques et inarticulés,sortit en coup de vent du cabinet de travail.

Demeuré seul, l’amateur de bibelots se prit lefront à deux mains.

Puis il grommela :

– Oh ! oui, qu’elle s’en aille…qu’elle me fiche la paix, que je ne la voie plus… jamais !jamais !

Puis il sonna son valet de chambre et luiordonna de lui apporter un flacon de comprimés et un verred’eau.

Le calmant produisit son effet… Un quartd’heure après, le baron était entièrement soulagé.

Alors, il se mit à arpenter son bureau, touten monologuant :

– Déjà, avant l’apparition de ce Fantômedu Louvre, Eudoxie ne me rendait pas l’existence très facile… Ellea toujours eu un si mauvais caractère ; cependant, avec de lapatience, c’était encore supportable.

« Mais depuis que ce maudit Belphégor afait des siennes, cela devient intolérable.

« Ah ! pourquoi Belphégor nel’a-t-il pas emportée ?… Car, j’en suis sûr, elle ne s’en irapas sans moi !… Que faire ? Mon Dieu !… quefaire ?…

Jusqu’à l’heure du dîner, Papillon cherchavainement une solution, et lorsqu’il se retrouva à table, en facede la baronne, il s’aperçut à son attitude, que celle-ci nonseulement n’avait pas désarmé, mais qu’elle était d’une humeurencore plus épouvantable.

« Ça va être gentil ! » sedit-il, en déployant sa serviette… Il ne se trompait pas.

Elle commença par trouver exécrable un potageexquis, que son mari savourait avec délice.

Puis elle condamna, avec une sévérité nonmoins implacable, une timbale de homard à l’américaine, dont lefumet, à lui seul, garantissait l’exquise saveur…

Papillon esquissa une timide protestation.

– Mon chou… fit-il, je t’assure que cettetimbale est délicieuse…

– Veux-tu que je te coiffe avec ?…menaça la terrible Eudoxie.

Hippolyte n’insista pas, et se contenta depiquer le nez dans son assiette.

Quant à Mme Papillon, elle se levaen déclarant :

– Je vais mettre la clef à la porte.

– À quoi bon ? murmura lecollectionneur, puisque tu pars demain.

– Alors… grinça Eudoxie… tu merenvoies ?

– Non !… Mais c’est toi qui m’as ditque tu voulais partir.

– J’ai voulu voir, ripostait la baronne,jusqu’où irait ta muflerie.

« Maintenant, je suis fixée… tu nem’aimes plus… et tu ne m’as jamais aimée… et puisqu’il en estainsi, je vais demander le divorce, et puisque nous sommes mariéssous le régime de la communauté, j’exigerai la vente de toutes noscollections.

À ces mots, Papillon se redressa, comme s’ileût été secoué par une décharge électrique.

– Vendre les collections !s’écria-t-il en verdissant… Ça, jamais !… J’aime mieux qu’onm’arrache les yeux et qu’on me coupe le nez, la langue et lesoreilles.

– C’est à prendre ou à laisser.

– Mais c’est de la folie… Me priver deces œuvres d’art, de ces meubles précieux, de ces toilesmagnifiques, de ces tapisseries splendides, qui sont l’orgueil etla joie de ma vie… ça, jamais !

– Nous verrons bien… Et ce n’est pastout…

– Que vas-tu exiger de moi ?

– Nous mettrons aussi ton titre de baronen adjudication…

– Mais cela ne se fait pas, voyons…

– Tu l’as acheté… tu peux bien lerevendre.

– C’est fou !… C’est insensé !…hurlait le baron.

Et déchaîné à son tour, hors de lui, emportépar une de ces colères de mouton enragé, Papillon s’élança vers safemme, et, la saisissant à la gorge, il fit, l’écume auxlèvres :

– Un mot de plus… et je t’étrangle… commeun poulet !…

Alors, il se produisit un de ces phénomènestels que Shakespeare en a introduit dans la Mégèreapprivoisée.

Mme Papillon, sans chercher à sedégager, laissa retomber sa tête vers l’épaule de son tortionnaire,et d’une voix pâmée, elle fit :

– Mon loup… mon aimé… aie pitié de tapauvre chère folle qui t’adore et serait heureuse de mourir de tamain.

Papillon, ahuri, desserra son étreinte, qui,d’ailleurs, ne faisait courir aucun danger à sa femme, qui tombaaussitôt dans ses bras en balbutiant :

– Pardonne-moi, j’étais stupide.

Et elle ajouta, en enveloppant d’un regardénamouré l’amateur de bibelots, qui croyait rêver :

– Dieu ! que tu es beau, quand tu esen colère !

– Eudoxie !

– C’est toi qui avais raison… Demain, aulieu de nous embarquer pour le Japon, nous nous en irons, ainsi quetu me l’avais proposé, nous enfermer dans notre château deCourteuil. Là, dans ses épaisses murailles, nous pourrons défier leFantôme et recommencer notre lune de miel.

Aussi touché par ce revirement inattendu qu’ilavait été exaspéré par les menaces de sa femme, Papillon déposa surle front brûlant d’Eudoxie l’habituel et classique baiser, grâceauquel il avait déjà si souvent réussi à arrêter les discussionsqui menaçaient de devenir parfois orageuses.

Et Eudoxie, l’entraînant vers la table, luidit :

– Viens t’asseoir près de moi, monHippolyte… Viens, nous boirons dans le même verre… nous mangeronsdans la même assiette…

– La timbale va être froide… fit observerle gourmet qu’était le collectionneur.

– Nous la réchaufferons de notretendresse… minauda Mme Papillon, en rendant avec usure àson mari le baiser qui avait mis le point final à cette querelleplutôt mouvementée.

Le lendemain, dès la première heure, le baronet la baronne Papillon partaient en auto pour leur château deCourteuil…

Qu’allaient-ils y rencontrer ?

Chapitre 7OÙ SIMONE DESROCHES CROIT TRIOMPHER… MAIS…

Tandis qu’à petite allure la limousine desPapillon roulait vers Courteuil, le bossu et Maurice de Thouars,toujours dans son costume d’aviateur, se préparaient, dansl’ancienne prison du château muée en laboratoire, à transformer enlingots d’or le trésor des Valois.

Après avoir ouvert le coffre, tandis que lecomte Maurice rangeait sur la table les piles d’écus d’or frappés àl’effigie du roi Henri III, Lüchner, à l’aide d’une pince debijoutier, commençait à dessertir les diamants et pierresprécieuses qui enrichissaient le diadème de Catherine deMédicis.

Maurice de Thouars lui demandait :

– À combien évaluez-vous le montant dutrésor ?

Sans hésiter, le secrétaire de Papillonrépliquait :

– À cinquante millions environ… En effet,s’il représente une quantité d’or relativement peu considérable, ilrenferme des pierres précieuses, et notamment plusieurs diamants,moins gros peut-être, mais beaucoup plus purs que le fameuxRégent.

– Dites-moi… ne sera-t-il pas trèsdifficile de les écouler ?

– Détrompez-vous, affirmait le bossu.Toutes les précautions ont été prises, et je me suis déjà entenduavec un diamantaire d’Amsterdam qui se charge de tout réaliser ensix semaines.

Tout en continuant son délicat travail,Lüchner ajouta :

– Mlle Desroches vous a-t-elleparlé des conditions dans lesquelles nous devons partager letrésor ?

– Non… C’est une question que je n’ai pasvoulu aborder avec elle.

– Eh bien ! voici… Elle touchecinquante pour cent… Mlle Bergen vingt ; moi vingt…et Jack Teddy…

– Jack Teddy ?

– Oui, l’homme à la salopette… dix pourcent…

– Cela me semble très bien ainsi.

– En effet… déclarait le bossu.

Et, avec un sourire teinté d’ironie, ilfit :

– Ce qui m’étonne, je ne vous le cachepas, c’est de ne pas vous voir figurer dans la répartition.

« Voulez-vous que j’en touche deux mots àMlle Desroches ?

– C’est inutile, puisque je vaisl’épouser.

– Toutes mes félicitations !s’écriait le secrétaire du baron Papillon… Vous n’êtes pas àplaindre… C’est vous qui êtes le plus favorisé et je vous souhaitebien du bonheur à tous les deux.

– Je vous sais gré de vos vœux… mon cherLüchner… fit tout à coup une voix qui résonna sous la voûte de laprison.

C’était Simone Desroches qui, dans un élégantdéshabillé du matin, que la veille elle avait apporté en avion avecquelques menus bagages, faisait son apparition dans la prison.

Jamais, peut-être, elle n’avait été aussibelle… On eût dit l’archange du mal.

S’approchant du bossu, qui continuait sabesogne, elle scanda :

– Je vois que vous êtes très avancé.

Et, s’emparant d’un des diamants que Lüchnervenait de dessertir, elle l’éleva entre ses doigts et le plaça biendans la lumière que semait autour d’elle une puissante lampeélectrique.

– Quelle merveille ! admira-t-elle…Quels feux ! Je n’ai jamais vu un diamant aussi splendide.

– Il y en a de plus beaux encore…scandait M. de Thouars… Et ces rubis, ces topazes, cesémeraudes ?

Simone plongea les mains dans ce véritable tasde pierreries, que le comte Maurice avait amoncelées auprès despiles d’écus… et les fit ruisseler en une féerique cascade.

– Quel dommage ! fit-elle, que je nepuisse pas en garder quelques-unes.

Mais ses instincts de bête de proiel’emportèrent aussitôt sur ses désirs de femme coquette. D’un tonâpre, elle martela :

– Mieux vaut tout liquider… C’est plusprudent, plus sûr et plus profitable.

Et, jetant un coup d’œil circulaire sur letrésor dispersé et étalé sur l’établi, elle fit :

– Lüchner, j’estime que votre estimationn’est pas suffisante.

– Je commence à le croire aussi, appuyale bossu.

Et il grommela entre ses dents :

– Pourvu que ce maudit Chantecoq…

– Chantecoq ! s’exclama Simone…

Puis elle reprit d’une voix non plusharmonieuse, mais sèche, implacable :

– Je vous avais annoncé, hier soir, queBelphégor n’avait pas dit son dernier mot.

– Je me rappelle, en effet… ponctuaMaurice de Thouars.

– Eh bien ! Jack Teddy vient de metéléphoner du bureau de poste de Mantes qu’il avait réussi àenlever la fille du détective et qu’il serait ici avec elle dansune demi-heure.

– Ça, c’est le bouquet ! déclaraitLüchner avec une visible satisfaction.

Simone poursuivit :

– En admettant que Chantecoq découvrenotre piste, quand il saura que sa fille est entre nos mains – etil ne tardera pas à l’apprendre – il se gardera bien de nousattaquer et j’aurai le temps de filer en avion avec nos lingots,nos diamants, nos pierreries, et, si besoin est, avec lademoiselle !

– C’est tout simplement prodigieux,s’enthousiasmait M. de Thouars.

Le bossu, qui avait fini de dessertir lediadème, et avait soigneusement enveloppé les diamants dans dupapier de soie, s’en fut vers les piles d’écus, qu’il déposa sur leplateau en y joignant le diadème et plusieurs autres bijoux d’undessin magnifique.

Puis, se dirigeant vers le fourneau à hautetension, il l’ouvrit et y introduisit le plateau… Après avoirrefermé le four, il fit manœuvrer une petite roue de cuivre…Aussitôt, les aiguilles d’un manomètre se mirent à frétiller.

Simone, qui avait suivi l’opération avec unvisible intérêt, se tourna vers M. de Thouars et lui dit :

– Jack Teddy va bientôt arriver… Allez leguetter !

Le comte Maurice s’éloigna.

Alors, Mlle Desroches, s’approchantdu bossu, qui surveillait son tableau, lui dit :

– Combien de temps pensez-vous que celava durer ?

– Trois heures… répondit le secrétaire dePapillon… Il faut au moins deux heures pour que le métal commence àentrer en fusion.

– Alors, ironisa Belphégor, j’ai le tempsde griller quelques cigarettes.

Sur la route de Mantes à Dreux, une puissanteauto fermée filait à une vitesse de cent à l’heure…

L’homme à la salopette, revêtu de son costumede chauffeur, sous lequel nous l’avons vu pénétrer chez Chantecoq,et auquel il avait ajouté une paire de lunettes noires, se tenaitau volant.

Après avoir dépassé plusieurs voitures, etnotamment la limousine du baron et de la baronne Papillon, qu’iln’avait pas eu le temps de reconnaître, il arrivait bientôt en vuedu château de Courteuil.

À l’intérieur de la voiture, Colette, sanschapeau, un manteau jeté sur ses épaules semblait plongée dans unprofond sommeil…

Sans doute le complice de Belphégor luiavait-il fait absorber un narcotique grâce auquel il allait pouvoirl’emporter sans encombre jusqu’à l’endroit où Simone Desroches luiavait donné l’ordre de la rejoindre…

En effet, lorsque, après avoir franchi lagrille du château, l’auto s’engagea dans la cour d’honneur, lajeune fille demeura immobile dans le fond de la voiture, comme sielle avait été anéantie par son lourd et invincible sommeil.

L’homme à la salopette sauta à terre et, aprèsavoir fait signe à M. de Thouars qui s’avançait vers lui de ne pasbouger et de garder le silence, il s’en fut vers la portière,l’ouvrit, et, prenant dans sa poche un flacon qu’il déboucha, il lefit respirer à la jeune fille.

Presque aussitôt, Colette entrouvrit lespaupières… Sa poitrine se dilata comme si elle avait hâte derespirer à pleins poumons l’air pur et frais du matin.

Et, s’appuyant sur la main que lui tendaitJack Teddy, elle mit pied à terre… Elle semblait harassée d’émotionet de fatigue.

L’homme à la salopette invita cette fois M. deThouars à le rejoindre… Et le comte Maurice, s’inclinant avecdéférence devant l’otage de Belphégor, lui dit :

– Veuillez me suivre, mademoiselle, jevais vous conduire auprès de M. votre père.

Fort galamment, il offrit son bras à Colette,qui s’y appuya… tout en murmurant :

– N’est-ce pas plus grave que l’on a bienvoulu me le dire ?

– Non, mademoiselle, et je puis même vousassurer que la vie de M. votre père n’est nullement en danger.

Ces paroles parurent réconforter la jeunefille. Sous le regard du portier, qui était accouru et auquelLüchner avait dû, pour expliquer la présence au château de ceshôtes inconnus, raconter une de ces fables ingénieuses dont ilavait le secret, Maurice de Thouars et Colette pénétrèrent dans lechâteau, suivis par l’homme à la salopette.

Après avoir gravi l’escalier d’honneur, ilspénétrèrent tous trois dans le grand salon où se trouvait la portequi donnait dans l’escalier dit des oubliettes.

Maurice de Thouars l’ouvrit et invita Coletteà en franchir le seuil.

À la vue du couloir, de ces marches étroites,elle eut un instinctif mouvement de recul.

– Où m’emmenez-vous ?demanda-t-elle.

– Je vous l’ai déjà dit, mademoiselle…Près de votre père.

– Où se trouve-il donc ?

– Dans une aile du château auquell’escalier donne seul accès.

Le bellâtre ajouta :

– Les architectes des temps passésavaient parfois de ces caprices…

Colette n’insista pas.

D’ailleurs, Jack Teddy avait déjà refermé laporte et barrait la route à la fille du détective, au cas oùcelle-ci eût voulu esquisser un mouvement de retraite.

– Je vous suis, monsieur, décida lafiancée de Jacques.

Et, descendant les degrés, ils arrivèrentjusqu’aux anciennes prisons.

En apercevant à travers les grilles SimoneDesroches et le bossu qui, debout devant le tableau d’électricité,les yeux fixés sur le manomètre, guettaient les oscillations del’aiguille, Colette s’arrêta, tout en manifestant une violentesurprise.

Maurice de Thouars, la prenant par la main luidit :

– Entrez donc, mademoiselle, je vous enprie.

Simone se retourna. À la vue de sa rivale quivenait de pénétrer dans la salle, elle eut un éclat de riretriomphant.

De nouveau, la fiancée de Jacques esquissa unmouvement de retraite. Mais elle se heurta à l’homme à la salopettequi s’encadrait dans la porte.

D’une voix railleuse, Simonelançait :

– Vous venez chercher votrepère ?

– Oui, mademoiselle.

– Il n’est pas ici.

Et, sur un ton de menace implacable,Mlle Desroches poursuivit :

– Et si jamais il y vient…

Elle s’arrêta.

– Le voici ! s’écriait Jack Teddy,en enlevant sa casquette, ses lunettes et sa fausse moustache.

– Chantecoq ! s’écria Simone.

Déjà, le détective braquait sur elle unrevolver…

Tandis que Maurice de Thouars et le bossu,sidérés par tant d’audace, restaient figés sur place le granddétective reprenait :

– Cette fois, Belphégor… je tetiens !

Maurice de Thouars crispa rageusement lespoings. Et tandis que, sournoisement, le bossu se rapprochait de latable, le grand limier disait à Simone :

– Vous avez voulu faire enlever ma fillepar un de vos complices, mais je suis arrivé à temps pour l’enempêcher. Et ce gredin, ainsi que la demoiselle de compagnie ElsaBergen, je les ai remis moi-même entre les mains de la justice… Et,maintenant, réglons nos comptes.

Livide, effarée, le dos appuyé sur lamuraille, Simone fixait Chantecoq avec une étrange fixité.

Doucement, le bossu avança la main pour saisirune paire de fortes tenailles qui traînaient sur l’établi… Et labrandissant brusquement, il allait la projeter à toute volée à latête du policier…

Mais celui-ci, qui avait l’œil à tout, ne luien donna pas le temps… Un coup de feu retentit… Le bossu laissaéchapper son arme improvisée… La balle du détective venait de luitraverser le bras.

M. de Thouars voulut s’élancer entre Chantecoqet Simone…

Mais Chantecoq le saisit au collet endisant :

– Assez de casse comme ça ! Ne meprivez pas du plaisir de vous livrer intacts à mon ami Ferval.

Il n’avait pas prononcé ces mots, queGautrais, accompagné de Pandore et de Vidocq, faisait irruptiondans la pièce.

Un commissaire de police et quatre agents dela brigade mobile les accompagnaient.

– Monsieur le commissaire, fit Chantecoqen lui désignant Simone et ses deux acolytes, voici Belphégor etses complices… Je les remets entre vos mains.

Deux agents se jetèrent sur le bossu et M. deThouars, qui n’opposèrent aucune résistance.

Le commissaire s’approcha de Simone… et ilallait s’emparer d’elle, lorsque la muraille contre laquelle elles’appuyait s’entrouvrit, démasquant un passage secret, dont laveille, en cas d’alerte, le secrétaire du baron Papillon lui avaitrévélé l’existence.

Et tout en disparaissant par l’ouverture, elles’écria :

– Tu ne me tiens pas encore !…

Le roi des détectives se précipita, mais il seheurta à la muraille qui s’était refermée.

Chantecoq, tout en menaçant le bossu de sonarme, lui dit :

– Livre-moi tout de suite le secret decette porte ou je te brûle la cervelle.

Lüchner n’hésita pas…

S’approchant de la muraille, il appuya sur unressort dissimulé entre deux pierres… La muraille se déplaçaaussitôt…

– Lâchez les chiens ! ordonna lepère de Colette à Gautrais, qui détacha les deux danois qu’iltenait en laisse.

Aussitôt, Pandore et Vidocq s’élancèrent àtravers la baie et gravirent de toute la vitesse de leurs quatrepattes l’escalier dérobé par lequel s’était enfui Belphégor, et quiaboutissait à la plate-forme de l’une des tours du château.

Ils y arrivèrent au moment où Simone allait selaisser glisser sur un toit voisin d’où, par une de ses fenêtres àtabatière, il lui eût été possible de gagner, par les combles, unecachette que le prévoyant bossu, en cas d’alerte, s’étaitaménagée.

Mais Pandore et Vidocq ne lui en laissèrentpas le loisir… Se jetant sur elle, ils l’empoignèrent chacun par unbras… et comme elle cherchait à se dégager, elle sentit les crocsdes deux chiens s’enfoncer dans sa chair.

Alors, se sentant perdue, et comprenantqu’elle n’avait plus qu’à se rendre ou à mourir, malgré la douleurque lui causait la double morsure qui s’accentuait à chacun de sesmouvements, elle chercha à gagner le créneau afin de se précipiterdans le vide…

Pandore et Vidocq resserrèrent l’étreinte deleurs mâchoires et elle eut l’impression de lire la mort dans leursyeux.

Un cri de rage impuissante lui échappa et elles’abattit sur les dalles…

Une haleine chaude passa sur son visage… Unegueule béante s’approcha de sa gorge… C’était Pandore quis’apprêtait à l’étrangler.

Mais un coup de sifflet retentit… Les deuxbêtes lâchèrent aussitôt leur proie pour retourner docilement versGautrais qui venait de surgir, avec Chantecoq, sur laplate-forme.

Et le détective, empoignant dans ses bras lajeune femme à moitié évanouie, s’écria :

– Maintenant, Belphégor, je te tiens toutà fait !

Chapitre 8L’EXPIATION

Pendant que ces événements se déroulaient àl’intérieur du château, la limousine des Papillon s’arrêtait dansla cour.

Le portier se précipitait vers eux, et avantque ses maîtres eussent mis pied à terre, il s’écriait,affolé :

– Monsieur le baron, madame la baronne,il se passe ici des choses extraordinaires !…

– Quoi donc ? interrogea lecollectionneur, en descendant de voiture.

Le concierge expliquait :

– La nuit dernière, M. Lüchner a amené auchâteau deux personnes, un homme et une femme, que je ne connaispas… Je me demande même par où il les a fait entrer… car je puisjurer à Monsieur le baron qu’ils n’ont pas franchi la grille, quej’avais fermée moi-même à double tour.

« Ce matin, seulement, de très bonneheure, M. Lüchner m’a fait appeler et m’a dit :

« Hier soir, très tard, je suis arrivéavec un ingénieur qui est venu pour s’occuper du mécanisme desoubliettes, qui ne veut toujours pas fonctionner… Je n’ai pas vouluvous réveiller et je l’ai fait entrer, avec sa femme quil’accompagne, par la petite porte de Diane… Sa sœur doit venir lerejoindre ce matin… car ces dames désirent visiter lechâteau. »

– Cette histoire me semble louche !…soulignait Eudoxie, qui avait rejoint son mari.

– Tu t’inquiètes toujours à tort !morigénait Papillon. Lüchner est mon homme de confiance et il estincapable d’une imprudence et encore moins d’une indélicatesse.

– Je n’ai pas fini, monsieur le baron,reprenait le portier.

– Eh bien ! parlez.

– Il y a environ une demi-heure, la sœurde l’ingénieur est arrivée en auto… Elle avait l’air bizarre, etj’ai remarqué qu’elle n’avait pas de chapeau sur la tête… Mais cen’est pas tout… L’ingénieur qui l’attendait depuis un moment –oh ! un monsieur très bien, très distingué – s’est approchéd’elle, l’a saluée avec respect et lui a dit :

« Veuillez me suivre, mademoiselle, jevais vous conduire auprès de M. votre père. »

– En effet, opinait l’amateur debibelots, cela me paraît étrange.

– Ce n’est pas encore tout, appuyait leconcierge… Un quart d’heure après, une nouvelle auto… découverte,celle-là, arrivait dans la cour… Elle contenait six hommes et deuxchiens, deux danois qui n’avaient pas l’air commode.

« Un des hommes m’a dit : « Jesuis le commissaire de police et je viensperquisitionner. »

– Perquisitionner !… s’exclamait lebaron.

– Tu vas voir, s’écriait sa femme, qu’ilsvont te prendre pour Belphégor !

– Alors, poursuivit le portier, ils sontentrés dans la maison.

– Avec les chiens ?

– Avec les chiens.

– Mais ils vont tout saccager !

– Non, jusqu’ici, il n’y a pas de casse.J’oubliais, en effet, de dire à Monsieur le baron et à Madame labaronne que le commissaire m’a demandé de les guider jusqu’àl’entrée des oubliettes… C’est ce que j’ai fait. Je leur ai ouvertla porte qui conduit aux anciennes prisons. Alors, ils se sont tousengouffrés là-dedans…

– Les chiens aussi ?

– Les chiens aussi… Et sûr qu’il doit secuire là-dedans un drôle de fricot… Car à l’instant même où lavoiture de Monsieur le baron et de Madame la baronne pénétrait dansla cour, j’ai aperçu, là-haut, sur la tour de Diane de Poitiers,une femme que les deux chiens voulaient boulotter et qui criait« au vinaigre » !

– Hippolyte ! s’exclamaitMme Papillon… allons-nous-en !

– Jamais de la vie ! protestait lecollectionneur…

– Mon instinct me le dit… Ce sont desmalfaiteurs qui ont voulu nous cambrioler.

– Mais puisque la police estlà !

– La police !… s’exclamaMme Papillon… Depuis Belphégor, j’en ai presque aussipeur que de ceux qu’elle est chargée d’arrêter !

Tout à coup, le commissaire surgit dansl’encadrement de l’une des baies du premier étage… Et d’une voixsonore, il lança au portier :

– Téléphonez à Mantes pour qu’on nousamène un fourgon fermé… Nous tenons toute la bande.

– Alors, je monte ! décida Eudoxie,en retrouvant subitement tout son courage.

Le couple gravit l’escalier d’honneur.

Des rumeurs s’échappaient du grand salon… Ilsy pénétrèrent, et à peine en avaient-ils franchi le seuil qu’ilss’arrêtaient, stupéfaits.

Tandis que les quatre agents de la brigademobile entouraient Maurice de Thouars et le bossu, Chantecoq etGautrais tenaient en respect Simone Desroches ; celle-ci, àmoitié affalée sur une chaise, regardait avec une expression dehaine indicible Colette qui, cependant, avait eu le tact des’effacer dans un coin obscur du vaste salon.

Le grand détective s’avança vers lecollectionneur et sa femme.

– Madame, fit-il en s’inclinant devantMme Papillon, je vous avais promis de vous délivrer deBelphégor.

Et étendant le bras vers Simone, ilajouta :

– Le voici !…

Hippolyte, croyant rêver, écarquilla les yeux…Il renonçait d’ailleurs à comprendre.

Quant à Eudoxie, elle se figura d’abordqu’elle était l’objet d’une mystification… Dressée sur ses ergots,elle s’apprêtait à injurier copieusement ce policier qui sepermettait de se moquer d’elle à ce point, lorsque Simone s’écria,sur un ton de cynisme effrayant :

– Eh bien ! oui, c’est moi ! Etaprès ?

C’en était trop pour la « pauvre chèrefolle ».

Après avoir poussé un cri d’horreur, elles’évanouit dans les bras de son mari, qui s’empressa de l’emporterdans une pièce voisine.

Simone, qui venait de livrer à Chantecoq toutson secret, reprit d’une voix mordante :

– Vous devez être content, puisque vousêtes le plus fort !

Avec une expression de réelle tristesse, leroi des détectives demandait :

– Comment avez-vous pu devenir une aussigrande criminelle ?

La coupable tressaillit et ferma les yeux,comme si elle voulait échapper aux visions que ces quelques motslui inspiraient.

Puis, tout en frémissant, elle articula avecpeine :

– Les drogues, et puis… la peur de lamisère.

Tous, en silence, contemplaient Simone quisemblait se ressaisir. Elle ouvrit ses yeux qui brillaient d’unsingulier éclat… Et portant, d’un geste rapide, furtif, sa main àson corsage, elle en tira un petit objet qu’elle porta à seslèvres…

Chantecoq voulut s’élancer… il était troptard.

Foudroyée, Mlle Desroches tombaitla tête en avant sur le parquet…

Le détective et le commissaire se penchèrentvers elle… Chantecoq ouvrit une de ses mains qui se crispait en unspasme suprême… Elle serrait une ampoule de verre vide et à demiécrasée…

– Poison foudroyant… Elle s’est faitjustice.

Maurice de Thouars eut un violent sursaut dedouleur…

Le bossu courba la tête… et tous sedécouvrirent… non devant la morte, mais devant la mort.

Quelques instants après, dans la salle de T.S. F. du Petit Parisien, un sans-filiste, l’oreille colléeà un récepteur, écoutait une communication que, par un tubeacoustique, il transmettait à un rédacteur. Celui-ci, assis à latable et entouré de plusieurs de ses collègues, la prenait ensténographie, tout en répétant à voix haute :

Chantecoq, le roi des détectives, vientd’arrêter, dans un château des environs de Mantes, le Fantôme duLouvre, qui n’est autre qu’une femme.

Tout à coup une voix vibrait :

– Vous voyez bien que ce n’était pasmoi !

C’était Jacques Bellegarde qui venait d’êtreremis en liberté et s’empressait de regagner son journal.

Tous ses camarades se précipitèrent vers lui,le félicitant, lui serrant les mains.

L’un d’eux s’écria :

– Quel beau papier tu vas nousdonner !

– J’ai vécu, en effet, un romanextraordinaire, déclarait le reporter.

– Sans doute, reprenait l’un dessecrétaires de la rédaction, comme tout roman qui se respecte, ilse termine par un mariage ?

– Peut-être ! fit Jacques, avec uncharmant sourire.

Partie 5
ÉPILOGUE

Quelques jours après, au restaurant de la tourEiffel, Chantecoq célébrait, dans un déjeuner intime, lesfiançailles de sa fille avec Jacques Bellegarde…

Ferval et Ménardier y assistaient tous lesdeux… Nous devons dire que, beaux joueurs, l’un et l’autre, ilsfaisaient une excellente figure.

– Eh bien ! mon cher collègue,demandait le roi des détectives à l’inspecteur, vous ne m’en voulezpas trop ?

– Moi ? mais pas du tout !ripostait Ménardier, avec la plus parfaite sincérité.

– Vous voyez que les vieilles méthodesont parfois du bon, et que se camoufler n’est pas toujoursinutile.

– Vous êtes notre maître à tous.

Des applaudissements éclatèrent… et Ferval, selevant, sa coupe de champagne à la main, s’écria :

– Je bois au bonheur des deux futursépoux… et à Chantecoq, le meilleur des amis, le plus brave deshommes…

Les coupes s’entrechoquèrent…

Ménardier, qui se trouvait auprès deBellegarde, lui demanda :

– Vous ne m’en voulez pas trop ?

Le reporter, finement, répondit :

– C’est vous, au contraire, qui devriezm’en vouloir…

Ménardier, stupéfait :

– Pourquoi ?

– Mais, répliqua Bellegarde, parce que jesuis innocent.

L’inspecteur éclata de rire… et une poignée demain cordiale mit fin au malentendu qui se terminait d’ailleursd’une aussi heureuse et cordiale façon.

Le repas terminé, les invités de Chantecoqquittèrent le restaurant… Jacques et Colette s’en furent vers labalustrade et s’y appuyèrent, admirant le panorama de Paris…

Tout à coup, il leur sembla qu’au lointain,au-dessus du palais du Louvre, s’élevait une sorte de Fantôme noirqui, après avoir un moment plané dans le ciel, s’évapora dans lesairs… Instinctivement, Colette rapprocha sa tête de son fiancé, quidéposa ses lèvres sur le front si pur qui s’offrait à son baiser…Et Chantecoq, qui les observait avec un bon sourire,murmura :

– Maintenant, j’en suis sûr, Belphégor neressuscitera jamais !

FIN

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