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Biribi – Discipline Militaire

Biribi – Discipline Militaire

de Georges Darien

PRÉFACE

Ce livre est un livre vrai. Biribi a été vécu.

Il n’a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons de documents, les loques pailletées des récits suspects. Ce n’est pas un habit d’Arlequin, c’est une casaque de forçat – sans doublure.

Mon héros l’a endossée, cette casaque, et elle s’est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau même.

J’aurais mieux fait, on me l’a dit, de la jeter – avec art – sur les épaules en bois d’un mannequin.

Pourquoi ?

Parce que j’aurais pu, ainsi, mettre une sourdine aux cris rageurs de mes personnages, délayer leur fiel dans de l’eau sucrée, matelasser les murs du cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser[1] leurs fureurs bestiales, servir enfin au public, au lieu d’un tord-boyau infâme, un mêlé-cassis très bourgeois, – avec beaucoup de cassis.

J’aurais pu, aussi, parler d’un tas de choses dont je n’ai point parlé, ne pas dédaigner la partie descriptive,tirer sur le caoutchouc des sensations possibles, et ne point laisser de côté, comme je l’ai fait, – volontairement, – des sentiments nécessaires : la pitié, par exemple.

J’aurais pu, surtout, m’en tenir aux généralités, rester dans le vague, faire patte de velours, – en laissant voir, adroitement, que je suis seul et unique en mon genrepour les pattes de velours, – et me montrer enfin très digne, trèsauguste, très solennel, – presque nuptial, – très haut surfaux-col.

Aux personnes qui me donnaient ces conseils,j’avais tout d’abord envie de répondre, en employant, pour parlerleur langue, des expressions qui me répugnent, que j’avais voulufaire de la psychologie, l’analyse d’un état d’âme, la dissectiond’une conscience, le découpage d’un caractère. Mais, comme ellesm’auraient ri au nez, je leur ai répondu, tout simplement, quej’avais voulu faire de la Vie.

Et elles ont ri derrière mon dos.

Ce n’est pourtant pas si drôle que ça. J’aimis en scène un homme, un soldat, expulsé, après quelques mois deséjour dans différents régiments, des rangs de l’armée régulière,et envoyé, – sans jugement, – aux Compagnies de Discipline. Sansjugement, car le Conseil de corps devant lequel il comparaît secontente de faire le total de ses punitions plus ou moinsnombreuses, et le général, qui décide de son envoi à Biribi, suitl’avis du Conseil de corps. Il est incorporé aux Compagnies deDiscipline comme forte tête, indiscipliné, brebis galeuse,individu intraitable donnant le mauvais exemple. Aucuntribunal, civil ou militaire, ne l’a flétri ; les folios depunitions de son livret matricule sont noirs, mais son casierjudiciaire est blanc. Pas un malfaiteur, un irrégulier. Cet hommepasse trois ans aux Compagnies de Discipline ; et comment il ausé ces trois années, j’ai essayé de le montrer. J’ai voulu qu’ilvécût comme il a vécu, qu’il pensât comme il a pensé, qu’il parlâtcomme il a parlé. Je l’ai laissé libre, même, de pousser ces crisaffreux qui crèvent le silence des bagnes et qui n’avaient pointtrouvé d’écho, jusqu’ici. J’ai voulu qu’il fût lui, – un paria, undésolé, un malheureux qui, pendant trois ans, renfermé, aigri,replié, n’a regardé qu’en lui-même, n’a pas lu une ligne, n’arespiré que l’air de son cachot, – un cachot ouvert, le pire detous. J’ai voulu, surtout, qu’il fût ce douloureux, fort et jeune,qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui finit par haïr.

J’ai voulu qu’il souffrît, par devant témoins,ce qu’il a souffert isolé.

Maintenant, a-t-on bien fait de l’envoyerlà-bas ? A-t-on eu tort de le faire souffrir ? Peut-être.Mais ce sont des questions auxquelles je ne veux pas répondre. Monlivre n’est pas là. Il est tout entier dans l’étude de l’homme, iln’est point dans l’étude des milieux. Je constate les effets, je nerecherche pas les causes. Biribi n’est pas un roman àthèse, c’est l’étude sincère d’un morceau de vie, d’un lambeausaignant d’existence. Ce n’est pas non plus, – et ce seraitcommettre une grossière erreur que de le croire, – un romanmilitaire.

Où voit-on l’armée dans ce livre, l’arméetelle que nous la connaissons, l’armée telle que nous larencontrons tous les jours, l’armée régulière, enfin ? Est-cel’armée, cette poignée d’indisciplinés revêtus de la capote griseet soumis à des règlements inconnus dans les régiments ?Est-ce l’armée, ce bas-fond où croupissent les reléguésmilitaires ? C’est l’armée comme le bagne est la société.

L’armée ! Mais si j’eusse voulu parlerd’elle, je n’aurais point été la chercher là. J’aurais été lachercher où elle est. Et, dans un roman prochain,L’Épaulette, je me réserve le droit de dire ce que j’enpense et de convaincre de mauvaise foi ceux qui m’auront maljugé.

Ah ! je le sais bien, le malheureux queje mets en scène, aigri par la souffrance, aveuglé par la haine,s’emporte violemment, parfois, contre le système militaire toutentier. Il le charge de tous ses crimes, lui fait porter le poidsde toutes ses défaillances, l’accuse de toutes ses mauvaisespassions… Mais c’était nécessaire, cela ! C’était nécessaire,cette exagération même des diatribes, cette outrance maladive de lacolère et des imprécations ! La souffrance déclame. Seulement,cette déclamation-là, souvent, ce n’est pas un cri derévolte : c’est un bâillement.

« La haine est immortelle », dit monhéros dans un des chapitres de ce livre.

Non, elle finit par s’éteindre ; elle esttellement lourde à porter ! Si grandes qu’aient été sa misèreet ses douleurs, si justes que puissent être ses ressentiments,l’homme, sortant du milieu où il a souffert, ne demande qu’àoublier. Il oubliera, lui aussi. Ou alors, il faudrait qu’il netrouvât, dans la société où il est rentré, que la déception quibrise après l’humiliation qui ronge, que le désespoir morne aprèsla souffrance rageuse. Mais cela n’est pas possible…

Et il ne restera, de son existence sombre deparia, que ces confessions poignantes qu’il a arrachéesbrutalement, telles quelles, de son cœur encore endolori, et que jetranscris ici, en ce livre incomplet sans doute, mais qui aura, dumoins, le mérite d’être sincère.

Paris, janvier 1890.

GEORGES DARIEN.

Chapitre 1

 

– Alea jacta est !… Jeviens de passer le Rubicon…

Le Rubicon, c’est le ruisseau de la rueSaint-Dominique, en face du bureau de recrutement. Je rejoins monpère qui m’attend sur le trottoir.

– Eh bien ! ça y est ?

– Oui, p’pa.

Je dis : Oui, p’pa, d’un ton mal assuré,un peu honteux, presque pleurnichard, comme si j’avais encore huitans, comme si mon père me demandait si j’ai terminé un pensum queje n’ai pas commencé, si j’ai ressenti les effets d’une purge queje n’ai pas voulu prendre.

Pourtant, je n’ai plus huit ans : j’en aipresque dix-neuf ; je ne suis plus un enfant, je suis un homme– et un homme bien conformé. C’est la loi qui l’assure, qui vientde me l’affirmer par l’organe d’un médecin militaire dont leslunettes bleues ont le privilège d’inspecter tous les jours deux outrois cents corps d’hommes tout nus.

– Marche bien, c’t homme-là !… Bonpour le service !…

Je répète cette phrase à mon père, quim’écoute en écarquillant les yeux, la bouche entr’ouverte, l’airstupéfait. Toutes les deux minutes il m’interrompt pour medemander :

– Tu as signé ? Alors ça yest ?… Ils t’ont donné ta feuille de route ? Alors, ça yest ?…

Et, toutes les deux minutes un quart, jeréponds :

– Oui, p’pa.

Je ne me borne pas, d’ailleurs, à cetteaffirmation – flanquée d’une constatation de paternité enraccourci. Je parle, je parle, comme si je tenais à bien faire voirque le médecin aux lunettes bleues ne m’a pas arraché la langue,comme si le coup de toise que j’ai reçu tout à l’heure sur la têteavait fait jaillir de ma cervelle des mondes d’idées. Tristes idéescependant que celles que j’exprime en gesticulant, au risque defaire envoler des arbres de l’Esplanade des Invalides que noustraversons tous les pierrots gouailleurs qui font la nique auxpassants. Considérations banales sur l’état militaire, espoirsbêtes d’avancement rapide, lieux communs héroïquement stupides,expression surchauffée d’un patriotisme sentimental decafé-concert ; tout cela compliqué du rabâchage obligéd’anecdotes d’une trivialité écœurante. Mon père paraîts’intéresser prodigieusement à ce que je lui raconte ; ilincline la tête en signe d’approbation ; il murmure :

– Certainement… évidemment… rien de plusvrai…

Et, tout d’un coup, me regardant bien enface :

– Alors, décidément ça y est ?…c’est fini ?

Il a l’air de sortir d’un rêve, de revenir detrès loin. Il n’a pas entendu un mot de tout ce que j’ai dit, c’estclair. Mon flux de paroles a seulement bercé ses pensées tristesque je devinais et que je voulais chasser, comme elles ont laisséfroid mon cerveau que j’essayais de griser.

Je me tais subitement, secoué d’un grandfrisson, envahi soudain par une colère noire, un dégoût énorme, quime porteraient à me donner des coups de pied à moi-même ou à metirer les oreilles, si je n’avais peur de passer pour unaliéné.

La chose que je viens de faire, je le sais,était une chose forcée ; mais je sens que c’est aussi unechose bête, triste, et, qui plus est, irréparable. Et nous marchonscôte à côte, sans plus rien dire, traversant sur le pont désert desInvalides la Seine jaunâtre ridée par un vent froid, moi, le filsqui ai voulu mettre un terme à une situation douloureuse, et lui,le père désolé d’avoir été obligé de me laisser faire. Noussemblons deux étrangers. Et je me tais, aussi, parce que je sensque, si je recommençais à parler, je n’aurais plus dans la boucheles paroles bêtes et endormantes de tout à l’heure et que je nepourrais plus trouver que des phrases amères et des motsméchants.

Je m’étais pourtant bien promis de restercalme, depuis le moment où j’avais résolu de m’engager ;j’étais pourtant bien décidé encore, il y a cinq minutes à peine, àrefouler les colères sourdes que je sentais gronder en moi. J’avaisfait de grands gestes pour ne pas mettre la main dans ma poche oùje sentais ma feuille de route, j’avais crié pour ne pas grincerdes dents, j’avais ri parce que les contorsions douloureuses de monvisage et mon rictus de rageur disparaissaient sous la grimace durire ; j’avais imité ces conscrits imbéciles qui chantent pours’étourdir et qui épinglent à leur chapeau, chez le mastroquet, enhurlant des chansons patriotiques, le numéro qu’ils viennent detirer en tremblant, la larme à l’œil, d’une urne placée entre deuxgendarmes. Et, brusquement, j’ai senti que j’étais à boutd’efforts, moi qui n’ai pas bu d’alcool, et que je ne pouvais pluscontinuer cette comédie qui m’écœure et qu’on n’a pas prise ausérieux.

Car mon père n’a pas été ma dupe. Il ne me ledit pas mais je le sens bien. Je le vois, marchant à six pas demoi, sur la contre-allée du Cours-la-Reine que nous descendons, latête baissée, morne, affaissée. Il ouvre son parapluie ets’approche de moi.

– Mets-toi à l’abri ; il pleut.

En effet, quelques gouttes d’eau piquent depoints bruns la poussière grise.

– Oh ! bah ! ce n’est rien.

– Mais tu n’as pas de parapluie. Tonchapeau va s’abîmer…

– Qu’est-ce que ça fait ? Je ne leporterai plus demain.

Mon père a tourné la tête à gauche, comme pourregarder quelque chose du côté des Champs-Élysées, mais pas assezvite pour que je n’aie eu le temps de voir une larme trembler aubord de ses cils.

Cette larme-là me remue.

Ah ça ! est-ce que je vais continuer àgarder cet air d’enterrement, cette mine de pleureur aux pompesfunèbres ? À quoi ça me sert-il, au bout du compte, de froncerles sourcils et de me payer une tête de bourreau demélodrame ? Ce qui est fait est fait, n’en parlons plus.L’heure des récriminations est passée. Et, bravement, je demande àmon père ce qu’il regarde par là, à gauche.

– Moi ? Rien, rien…

– Ah ! à propos, figure-toi qu’aubureau de recrutement…

Je lui raconte des histoiresquelconques ; je lui parle d’un individu qui ne voulait pasôter sa chemise pour passer la visite et d’un autre qui avaitoublié de retirer ses bottes. Je trouve vraiment ces petitsincidents très drôles. J’en ris aux éclats, je m’en tiens lescôtes. Mon père se contente de sourire ; un sourire jaune. Ilfaut pourtant être gai, que diable ! Il faut arriver à luifaire croire que je ne suis pas trop mécontent de mon sort, que jepars de bon cœur, que la nouvelle vie que je vais mener nem’inspire pas la moindre répulsion. Je me bats les flancs pour ledérider ; je ridiculise les passants ; je me moque d’unmarchand de coco qui agite sa crécelle malgré la saison, et d’unmonsieur qui, sur une impériale d’omnibus, bat la semelle avecrage.

Rien n’y fait. Mes éclats de rire et mesexplosions de gaîté ratent comme des fusées mouillées dont labaguette retombe piteusement à terre ; et, quand je quitte monpère, au bureau des tramways, il me serre les doigts un peu fortdans sa main moite et me dit : « À demain » avec unevoix mouillée. Je le regarde s’éloigner, voûté, appuyé sur sacanne, triste et las…

 

– Courcelles ! En voiture !

Je grimpe sur l’omnibus. Je vais au parcMonceau. À côté du parc Monceau, tout au moins, où habite mononcle, avec sa femme et sa fille.

Mon oncle, c’est une pompe à morale. Une pompeà morale vieux jeu, avec un cylindre apostolique, un pistonprud’hommesque, une soupape système Guizot et une soupape systèmeBerquin.

Ma tante, elle, ne moralise pas pour soncompte. Mais, lorsque son mari dogmatise, elle approuve. Et macousine ratifie.

Que trouvez-vous à redire à ça ? –Absolument rien, n’est-ce pas ?

Mais moi qui suis en proie à une irritationcroissante, moi dont les nerfs agacés frémissent et se contractent,comme les muscles mis à nu d’un animal sous l’influence d’uncourant électrique, à toutes les paroles de consolation etd’encouragement bêtes qu’on me prodigue depuis deux jours, moi quisens bouillonner dans mon cerveau une colère dont je ne m’expliquepas la cause mais dont je serais bien aise de me décharger surquelqu’un, j’y trouve quelque chose à redire. Et je suis décidé,absolument décidé, à ne pas me laisser faire de morale et à jeterplutôt par-dessus bord, comme un chargement inutile, tous lessentiments affectueux – tous ! – qui m’unissent à cettebranche respectable de ma famille.

Je brusque les choses. J’entre chez mon oncleen criant :

– Je viens de m’engager !

J’épie en même temps sur sa physionomie lessignes de la stupéfaction, les marques de l’étonnement ; et,comme il va assurément tomber à la renverse, je me reproche de nepas m’être assuré, avant de pousser mon exclamation, s’il avait unfauteuil derrière lui.

Mais il ne tombe pas. Il me répond trèstranquillement :

– Ah ! tu viens de t’engager.

Il répète ma phrase, tout simplement, en yajoutant une interjection, une toute petite interjection.

Est-ce que ça ne le surprendrait pas, parhasard ?

Pas le moins du monde, car ilajoute :

– Ça ne m’étonne pas de toi.

Il me fait signe de m’asseoir, s’assiedlui-même, croise les jambes et continue en se frottant lesmains :

– Ça ne m’étonne pas de toi, car je t’aitoujours regardé comme relativement intelligent. Relativement, bienentendu, car, à notre époque, il y a tant d’hommes de talent !Tu as eu assez d’esprit pour comprendre que l’existence que tumènes depuis ta sortie du collège ne pouvait pas toujours durer.Qu’avais-tu derrière toi depuis deux ans ? Une vie defainéant, honteuse et indigne. Qu’avais-tu devant toi ? Mazas.Parfaitement, Mazas. Tu as beau hocher la tête, les enfants quidésobéissent à leurs parents, ne suivent pas les bons exemples etn’écoutent pas les bons conseils finissent toujours à Mazas. Si tuavais cinq ans de moins, je dirais la Roquette, mais tu as dix-neufans. Je ne veux pas récriminer, te faire des reproches que tu aspourtant bien mérités ; je ne te parlerai pas de toningratitude envers nous que tu ne venais pas voir une fois tous lessix mois, de ton indifférence à l’égard de ta tante à qui tu nedaignais même pas envoyer un bouquet pour sa fête. Nous qui avonstoujours été si bons pour toi ! qui t’avons toujours donné desi bons avis, absolument comme si tu avais été notre fils !nous qui te donnions tous les jours notre exemple ! nous qui…Tiens, je vais profiter de ce que nous sommes seuls pour te ledire : la semaine dernière, ta cousine a fait dire une messe àton intention… pour que vous tourniez bien, Monsieur…

Il se lève, se promène de long en large ets’écrie en roulant au plafond des yeux de poisson frit :

– Dieu, qui voit le fond des cœurs, l’asans doute exaucée !

C’est bien possible, mais je ne serais pasfâché de placer un mot.

– Mon oncle…

– Mais, malheureux ! tu as doncoublié jusqu’aux lois fondamentales de la politesse ? Tu nesais donc plus qu’il est inconvenant de couper la parole auxpersonnes qui… qui… Tu verras, quand tu seras soldat, si tuinterrompras impunément tes chefs ! Ah ! tu en as besoin,vois-tu, de manger de la vache enragée !

Ma tante, qui vient d’entrer avec ma cousine,a surpris ces dernières paroles. Elle s’approche de moi.

– Tu t’es engagé ? Tu vas êtresoldat ? Eh bien ! entre nous, mon ami, ça ne te fera pasde mal de manger de la vache enragée.

– Ça lui fera même beaucoup de bien,appuie ma cousine, avec un petit air convaincu.

J’esquisse un geste de dénégation, mais mononcle me jette un regard furieux. Cette fois, c’est bien entendu,j’ai besoin de manger de la vache enragée. Je n’ai plus qu’à mefigurer que c’est un traitement à suivre, voilà tout. D’ailleurs,ça doit me faire beaucoup de bien.

– Tu as toujours eu un caractèreexécrable, continue mon oncle. Dès l’âge le plus tendre, tu faisaistourner le lait de ta nourrice…

– C’est une horreur, dit ma tante.

– Une abomination ! dit macousine.

Mais sa mère lui lance un coup d’œil detravers. Une jeune fille ne doit pas faire semblant de savoir queles nourrices ont du lait. C’est très inconvenant.

Mon oncle veut clore l’incident.

– Tes instincts pervers, s’écrie-t-il, sesont développés avec l’âge !…

Et il énumère les queues de lapins que j’aitirées, les hannetons que j’ai fait rôtir, les mouches que j’aiécartelées. Ah ! ça ne l’étonne pas, que je me sois, plustard, si mal conduit à l’égard de mes parents ! Quand onprend, si jeune, l’habitude de faire du mal aux bêtes…

Ma tante intervient :

– Mon ami, mon ami !…

– C’est vrai, fait mon oncle quis’aperçoit que la passion l’égare. C’est vrai ! Ce petitmalheureux allait me faire dire des choses !… Je suisréellement bouleversé… Une conduite aussi déplorable !…

– Ce n’est pas tout à fait sa faute, monami ; tu sais bien que sa religion…

– En effet, ajoute ma cousine, tu saisbien, papa, que les protestants…

Je m’y attendais. C’est l’excuse hypocritedont ils affectent de couvrir ce qu’ils appellent mes fautes,excuse qui n’est en réalité, pour eux, qu’un outrage avec lequelils me soufflètent. Sa religion ! Protestant ! Me lesont-ils assez jetés au nez, ces deux mots, tout en les susurrantd’une voix doucereuse et benoîte de cagot mielleux qui ne demandequ’à disculper et qui fait la part des choses ! Ont-ils jamaismanqué une occasion de me les coller sur le visage, ainsi qu’unstigmate, dévotement, onctueusement, comme ils se collent àeux-mêmes de la cendre sur le front, le lendemain du mardigras ? Et j’étais assez bête pour en rougir, assez mou pouravoir honte, assez lâche pour ne pas la défendre, cette religiondont les dogmes pourtant me font rire et dont je ferais bon marchési je ne sentais pas, derrière son rituel vieilli et ses doctrinessurannées, deux grandes choses pour le triomphe desquelles elle asu trouver des confesseurs qui ont été des précurseurs et desmartyrs qui ont été des héros : la vérité et la liberté.

Est-ce que cette fois encore ?…Hélas ! oui, cette fois encore, je me contente de baisser latête.

Et la morale montait toujours !… Mononcle a glissé légèrement sur mon enfance : il s’est appesantisur mon adolescence et m’a reproché de n’avoir jamais eu de prix dethème grec. Il en est maintenant à ma jeunesse. Il ne comprenddécidément pas que je n’aie pu arriver à m’entendre avec mesparents et que j’aie déserté le toit paternel. Il veut bien avouerque je n’ai peut-être pas eu tous les torts, au début…

– Mais enfin, que les parents fassentceci ou cela, les enfants n’ont pas à s’en plaindre…

Pourquoi pas ?

– Les enfants ne doivent jamais s’occuperdes affaires des parents…

Même quand elles les regardentdirectement ?

– Tu devais tout supporter en silence.Les enfants sont faits pour ça. D’ailleurs, lorsqu’il se passaitchez toi des choses qui ne te plaisaient point, il y avait un moyenbien simple de ne pas s’en apercevoir. C’était de fairel’aveugle.

L’aveugle ?… Je ne sais pas jouer de laclarinette.

J’ai laissé échapper ça – tout haut. – Mononcle se lève, furieux.

– Comment, malheureux ! tuplaisantes ! tu oses plaisanter avec les chosessérieuses ! Mais tu n’as donc de respect pour rien ? Tute moques donc de tout ? Tu n’as donc plus ni âme, ni cœur, niconscience, ni… rien ?… Ah ! cette manie dedénigrement ! Le mal du siècle ! Cette manie de raisonnerenvers et contre tout !… Ah ! elle te coûtera cher, cettemanie-là !… Quand tu seras soldat, je te conseille, mon ami,de continuer à discuter avec ton insolence habituelle. Sais-tu cequ’on te fera, si tu raisonnes, si tu es insolent ?hein ? le sais-tu ?

– Non, mon oncle.

– On te passera par les armes.

– On t’exécutera, dit ma tante.

– On te fusillera, dit ma cousine.

J’en ai la chair de poule ; et mon oncle,qui a produit son effet, continue son réquisitoire.

– Depuis, qu’as-tu fait ? Tu aspassé, je crois, deux mois dans un bureau. Au bout de ces deuxmois, tu as jugé à propos de gifler un sous-chef et l’on t’aflanqué dehors. Continue à appliquer ce petit système-là dansl’armée, et ce ne sera pas dehors qu’on te mettra, ce seradedans.

Ma tante et ma cousine éclatent de rire. Jeris aussi, en me forçant un peu – je me chatouille la paume de lamain avec le petit doigt. Que voulez-vous ? Mon oncle asoixante ans ; son répertoire de jeux de mots est bien vieux,c’est vrai ; mais on ne peut vraiment pas lui demanderd’apprendre par cœur, à son âge, le nouveau recueil des coq-à-l’âneet des calembours, augmenté d’une préface en vers. Je me mets à saplace. Je sais très bien que, lorsque j’aurai soixante ans et queje dirai, par exemple : « Ce qui est plus fort qu’unTurc, c’est deux Turcs, » j’éprouverai un grand plaisir à voirs’esclaffer mes auditeurs.

Mon rire a déridé mon oncle. Il fait un gestevague de commisération indulgente.

– Depuis ce temps, comment as-tuvécu ? Je l’ignore et ne veux pas le savoir. À quoi t’es-tuoccupé ? À écrire. Des bêtises. Tu as fait des vers – on meles a montrés. Des vers abominables, dans lesquels tu appellesmôssieur Thiers « Géronte assassin » et Gambetta« Cromwell de carton » et « diminutif deMirabeau. » Sais-tu pourquoi, seulement ?

Je fais signe que non. Je ne sais paspourquoi.

Mon oncle hausse les épaules.

– Je m’en doutais !

– J’en étais sûre, fait ma tante.

– Convaincue ! appuie macousine.

– Tu es parti de chez ton père. Tu as dûmener une vie misérable, manger dans d’ignobles gargotes, coucherdans des repaires infâmes…

Ma cousine se bouche les yeux.

– D’ailleurs, tes vêtements en disentlong…

– À propos, fait ma tante, nous teretiendrions bien à dîner, mais, tu sais, c’est aujourd’huivendredi ; nous faisons maigre et, comme tu es protestant…

Je suis protestant, en effet, mais je croisque, pour le moment, ce sont mes habits qui protestent.

– En effet, dit mon oncle, il fautrespecter toutes les convictions. Ç’a toujours été mon avis. Ehbien ! mon ami, puisque tu vas entrer dans une nouvellecarrière, prends la ferme résolution de t’y bien conduire ;sois respectueux et obéissant à l’égard de tes chefs ; lerégiment est une grande famille dont le père est le colonel et dontla mère est la France. Quels que soient les ordres qu’on te donne,ne les examine pas, ne les critique jamais ; exécute-les lesyeux fermés…

Ça ne doit pas toujours être commode.

– Le plus bel avenir s’ouvre devant toi.Tu peux te faire en peu de temps une position magnifique… Toutsoldat, a dit Napoléon, porte…

– Oui, la giberne… le bâton demaréchal…

– C’est ça ! c’est ça !Moque-toi un peu des paroles d’un grand homme !… D’ailleurs,mon ami, tout ce que je t’ai dit, c’est dans ton intérêt. Tournebien, tourne mal, ça ne peut rien nous faire, au fond. Nousdéshonorer, ça, tu ne le peux pas : nous ne portons pas lemême nom que toi. La charité chrétienne nous ordonne de faire desvœux pour toi et de te donner de bons préceptes ; quant aureste, ça nous est égal…

C’est curieux, je m’en doutais presque.

– Tâche de monter vite de grade en grade.C’est le meilleur moyen d’avoir un avancement rapide. Surtout,évite les mauvaises compagnies ; il y a partout des gens aveclesquels il ne faut se lier à aucun prix. Si tu es disposé à tebien conduire, à faire la joie de ta famille et l’honneur de tonpays, tu ne les fréquenteras point, tu les laisseras de côté. Dureste, vous ne pourriez pas vous accorder longtemps ; le vicen’a jamais fait bon ménage avec la vertu.

Ça doit être vrai, mais ça ne me semble pasneuf. Je pense avoir lu autrefois, dans Lhomond, cet exempleétonnant : « La vertu et le vice sont contraires, »virtus et vitium sunt contraria.

Tout le monde vient de se lever. Je crois lapetite séance terminée et je me lève comme les autres. Ma tante mepromet, en me quittant, de me faire cadeau de mon premier uniforme,quand je serai nommé officier. Ma cousine m’offrira un sabre, – unbeau sabre.

Décidément, elles n’ont pas l’air de croireoutre mesure à mon avenir.

Mon oncle ne me promet rien, mais, en mereconduisant jusqu’à la porte, il me donne quelque chose… Unconseil, un dernier conseil.

– Quand tu auras des galons, mon ami…Souviens-toi bien de ce que je vais te dire, grave-le dans tamémoire.

– Oui, mon oncle.

– Quand tu auras des galons, – soissévère, mais juste.

Il ferme la porte.

 

Je descends l’escalier furieux. Furieuxsurtout contre moi. Quoi ! j’étais décidé, en entrant danscette maison, à ne pas me laisser débiter trois mots de cettesempiternelle théorie de la vertu et des mœurs qui me dégoûte etm’assomme ! J’étais résolu à interrompre brutalement la couléede cette avalanche moralisatrice qui vous engloutit sous sesphrases glacées ! J’étais déterminé à rompre avec éclat, avecinsolence même – une insolence qui aurait été de la franchise –plutôt que de permettre à mon oncle de me tenir encore une fois celangage qui n’est pas son langage à lui seul, mais qui est celui detous les gens qui pensent comme lui, qui voient comme lui, quipensent faux et qui voient faux – des gens que je méprise déjà etque, je le sens bien, je finirai par haïr. Et je n’ai pas trouvéune phrase pour lui répondre, pas un mot pour l’arrêter !Est-ce que j’ai manqué de courage ? Est-ce que, encore cettefois-ci, j’ai capitulé devant sa morale bête ? Est-ce que jesuis un imbécile ? Non. La vérité, c’est que je ne savais quoilui répondre. Je ne savais pas. Je ne suis pas un imbécile, je suisun ignorant. Je sentais qu’il y avait bien des répliques à luifaire cependant, bien des objections à lui opposer, mais je netrouvais rien, rien.

Rien, à part peut-être des railleries sur laforme grotesque de leurs théories, sur la sottise dans laquelle ilsdélayent leurs pauvres vieilles idées, arlequins centenaires cuitstoujours à la même sauce ; rien à part des moqueries sur lafigure extérieure, gothique et maniérée, de leurs préceptes fauxqu’ils étalent dogmatiquement. Et, si j’avais ri de la couche deridicule dont ils badigeonnent leur férocité égoïste, si j’avaisraillé la forme absurde qui s’enroule autour de leur vanitévenimeuse comme les capsules molles et sans saveur autour del’amertume des médicaments, ils m’auraient traité – pour de bon –de mauvais plaisant, de sans-cœur, de farceur qui ne respecte rien,qui n’a pas de considération pour les choses sérieuses.

Ils auraient eu raison. Ce qu’il faut, ce nesont pas les coups d’épingle de la moquerie, les coups de canif dela blague, dans ce voile de bêtise qu’ils ont tendu – peut-êtreexprès – devant leur méchanceté doucereuse. C’est le coup decouteau brutal qui crèverait la cotte de mailles faite de tous leslieux communs et de toutes les banalités cousus pièce à pièce dontils couvrent leur morale étroite et hypocrite, et qui la mettrait ànu.

Ce coup de couteau-là, je ne peux pas ledonner – pas encore.

 

Quand je fais des réflexions, je mets lesmains dans mes poches. C’est, chez moi, une habitude prise. Je nepeux pas réfléchir les mains ballantes ; il n’y a pas à s’ytromper, quand j’ai les mains ballantes, je ne réfléchis pas. Jevis alors une vie sans pensée, la vie d’un être inconscient, la viedu fakir qui contemple son nombril, la vie du chien errant quitrôle dans les rues en compissant les devantures.

Mais, pour le moment, comme je fais desréflexions graves, j’enfonce les mains très avant dans mes pocheset, fort étonné, je sens rouler sous mes doigts des choses rondes.Ces choses rondes, ce sont des pièces de monnaie. Mon Dieu !oui. Avant mon départ, on a fait une petite quête. Tout le monde aapporté son obole, tout le monde, jusqu’à la femme de chambre de matante, une vieille fille ridée et jaunâtre, au corsage plat, auxyeux glacés, et qui semble vouloir absolument mourir d’un pucelagerentré. Je compte les espèces. Je trouve dix-sept francs cinquantecentimes. Maintenant, comme il faut être juste avec tout le monde,je dois avouer que ma poche est décousue et que j’ai entendu, toutà l’heure, quelque chose tomber à terre. C’était sans doute un sou.Il devait y avoir dix-sept francs cinquante-cinq. Pourtant, je n’ensuis pas sûr. Je n’en mettrais pas ma main au feu.

Dix-sept francs cinquante, c’est mince !Il n’y a pas de quoi faire la noce, assurément. Mais la sagesseantique et moderne ne nous apprennent-elles pas à nous contenter depeu ? D’ailleurs, ma cousine m’a promis d’appeler sur ma têteles bénédictions du ciel. En attendant, je pourrai toujours, cesoir, ajouter un petit extra à mon ordinaire assez maigre. Jemangerai un plat de plus, un dessert – pas des pruneaux, parexemple ! Ah ! non ; après la morale avunculaire,ils feraient double emploi !… Non bis inidem !…

** * * * * * * * *

Le lendemain soir, mon père m’a conduit à lagare. Nous avons parlé – de choses quelconques – en nous promenant.Il a attendu le dernier appel des voyageurs pour me laisser partir,et alors, me jetant les bras autour du cou, il a laissé échapperdeux grosses larmes et je l’ai entendu qui me disait toutbas : « Tu sais, mon enfant, je t’ai toujours bienaimé ! »

Ça m’a ému. Je ne le cache pas, ça m’a ému.Seulement, maintenant, je veux raisonner mes émotions, arriver à meles expliquer.

J’y ai réfléchi toute la nuit, en chemin defer… Je ne crois pas que ça suffise à un père, d’aimer sesenfants.

Pourquoi ? – Je ne sais pas.

J’y réfléchirai encore. J’arriverai peut-êtreà le savoir.

Chapitre 2

 

Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnierde deuxième classe au 41e d’artillerie. Six mois ôtés desoixante, restent cinquante-quatre.

– Ça commence à se tirer, dit moncamarade de lit, un Bordelais qui s’est engagé aussi, un cochonvendu comme moi.

– C’est égal, c’est encore rudementlong.

– De quoi ? de quoi ? s’écrieun conducteur de la classe 76, un gros garçon qui va être libéré duservice dans quelques jours et qui hurle : La classe !toute la journée. – De quoi ? On trouve le temps long ?on s’embête ? Est-ce qu’on a été te chercher, dis donc, pourt’amener au régiment ? Est-ce que tu n’y es pas venu toutseul ? Il faut avoir un sacré toupet pour se plaindre de cequ’on a demandé ! Pourquoi t’es-tu engagé, alors ?Pourquoi n’es-tu pas resté chez toi ?

Alors, dans la chambrée, des rires éclatent,des ricanements grincent.

– La planche à pain était tombée.

– Le four était démoli.

– Il avait mis sa soupière auMont-de-Piété.

Ah ! je les connais par cœur, cesvieilles railleries régimentaires, ces plaisanteries toujours lesmêmes, qui me froissaient si fort, qui me faisaient si mal au cœur,les premiers jours. Maintenant encore, peut-être, elles mechatouillent désagréablement, mais elles ne me font plus monter lerouge au visage et ne me donnent plus l’envie de me jeter sur lesblagueurs et de leur fermer la bouche à coups de poings, au risquede me rendre ridicule et d’ameuter contre moi la haine et lemépris. Je comprends qu’ils ont le droit de me regarder de haut,eux qui n’ont rejoint le régiment qu’au moment où les Pandores leuront apporté leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corpsen rechignant, comme des chiens qu’on fouette, malgré les rubans deleurs chapeaux et leurs chansons mouillées d’eau-de-vie. Je ne leuren veux plus, quand ils me font sentir, même un peu lourdement,leur mépris de paysans ou d’ouvriers obligés de quitter la charrueou le marteau pour empoigner un fusil, quand ils me jettent au nezleur commisération dédaigneuse – que je commence à trouver légitime– pour les propres-à-rien incapables de faire œuvre de leurs dixdoigts et réduits, aussitôt qu’ils s’aperçoivent que leurs pères nesont pas nés avant eux, à piquer une tête dans l’armée.

Je ne leur en veux plus, mais je persiste àtrouver le temps très long.

 

Comment les ai-je passés ces six mois quiforment la dixième partie du temps que je me suis engagé àconsacrer, avec fidélité et honneur, au service de mon pays ?Je serais bien embarrassé de le dire au juste. Je les ai passés,voilà tout.

J’ai appris à monter à cheval, à fairel’exercice du sabre, du revolver et du mousqueton. J’ai désapprisla manière de marcher d’une façon convenable, de porter les mainsautrement que Dumanet et d’avoir l’air d’autre chose que d’unindividu ficelé dans un uniforme terminé en bas par des bottes deporteur d’eau et en haut par un shako qui ressemble à un pot àcirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais plus raisonner.J’ai appris à panser les chevaux, à les étriller et à leur laver laqueue à grande eau. J’ai perdu l’habitude de me débarbouiller tousles jours et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne porteplus de faux-cols, mais une belle cravate bleue dans laquelle ilfaut cracher très longtemps pour la contraindre à conserver leshuit plis réglementaires. Je porte des bottes à éperons, mais je neporte pas de chaussettes. Je sais que je dois le respect à messupérieurs, mais je ne sais plus que je dois me respecter moi-même.Pour sortir en ville, je mets un dolman, et ça me fait plaisir,parce qu’il descend un peu plus bas que ma veste et qu’on ne peutpas voir quand je me baisse ou quand je m’assieds, combien machemise est sale ; je mets aussi des gants blancs et çam’ennuie, parce que je suis obligé de les retirer pour me moucher –avec le mouchoir du père Adam.

Je m’astique, régulièrement quatre heures parjour, les fesses sur une selle. Je manœuvre d’une façon passable.Quand je suis de garde et de faction, j’ai l’air tout aussi bêtequ’un factionnaire quelconque. Je tiens ma place assezconvenablement aux revues, même aux revues à cheval. Ces jours-là,je l’avoue, je me pique d’honneur. Je ne voudrais pas ternirl’éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles on voitdéfiler un matériel tout battant neuf, des chevaux aux crinièresbien peignées et aux sabots noircis, portant des harnachementsastiqués au sang de bœuf – du sang qu’on va chercher dans desseaux, à l’abattoir, – des hommes fourbis, dorés, brillants surtoutes les coutures et dont pas un, sur cent, n’a du lingepropre.

Ce ne sont pas les travaux engageants, lesoccupations intéressantes, les spectacles attrayants qui manquentici, au contraire. Eh bien ! malgré tout, je m’ennuie.

Je m’ennuie en me levant, à quatre heures dumatin, pour la corvée d’écurie. Je m’ennuie au pansage, je m’ennuieà la manœuvre. Je m’ennuie en montant la garde ; je m’ennuiequand je sors en ville, la main gantée, tenant le sabre, àl’ordonnance, les yeux tournés à droite et à gauche pour chercherun supérieur à saluer. Je m’ennuie en pénétrant dans la cuisine, enme frottant aux cuisiniers raides de graisse, vêtus de pantalonsimmondes, de bourgerons infects. Je m’ennuie de ne jamais trouverdans ma gamelle que de la viande qui est de la carne, du bouillon,qui est de l’eau chaude, et des légumes qu’on a cueillis sur lestas d’ordures d’un marché au lieu de les récolter dans les champs.Je m’ennuie encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas salirma couverture, sur mon époussette, un magnifique carré de drapjaune – qui empeste la sueur de cheval.

Et je m’ennuie surtout le soir, lorsque,étendu dans mon lit où les puces et les punaises ne me laissent pasfermer l’œil, je pense à la fatigante tristesse de la journée quivient de finir.

Je m’embête furieusement, mais je fais lesplus grands efforts pour ne pas le laisser voir. J’espère que çafinira par se passer. Je prends mon courage à deux mains et tâchede faire preuve de bonne volonté. J’y mets du mien, tant que jepeux.

Je n’en mets pas assez, cependant. Il y adifférentes choses… la théorie, notamment… Je la récite à peu près,pas trop mal – pas trop bien non plus – mais toujours d’un tongnan-gnan, indifférent, sans conviction. Ça paraît me laisserfroid, ne rien me dire. Je n’ai pas l’air de me figurer quel’avenir de la France est là-dedans.

– Aucune de ces phrases : « Aucommandement, Haut pistolet ! – La baguette en avant. – Lesrênes passées sur l’encolure » ne font bondir votre cœur dansvotre poitrine, m’a dit l’autre jour le capitaine-instructeur.

C’est juste ; il est peu rebondissant,mon cœur. Si jamais on me dissèque, je crois que les carabinsauront bien du mal à jouer à la raquette avec.

Il y a encore une autre chose qui achève de memettre mal dans les papiers de mes chefs. J’astique d’une façondéplorable ; et, malheureusement, on est assez porté, dansl’armée, à juger de l’intelligence d’un homme d’après le degré deluisant et de poli qu’il est capable de donner à un bout de fer ouà un morceau de cuir. « Faites-vous astiquer ! » merépète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans,régulièrement, à chaque revue. Je n’ai pas le sou. Je ne peux pasme faire astiquer.

– Alors, vous n’arriverez à rien.

Ça ne m’étonnerait pas.

– Vous devriez demander à vous fairerayer du peloton des élèves-brigadiers, me dit le mar’chef, unassez bon garçon. Vous feriez votre service tranquillement etpersonne ne vous punirait. Réfléchissez à ça.

J’y réfléchirai. En attendant, je couche enpermanence à la salle de police.

 

Un soir, on vient m’y chercher. Il paraîtqu’il y a du nouveau… On mobilise une batterie pour l’envoyer enTunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et jesuis inscrit un des premiers.

– Quand part-on ?

– Dans deux jours. Vous emmenez voschevaux – sans harnachement, sans rien – et vous allez vous fairearmer à Vincennes.

À Vincennes ? Pour aller enTunisie ? Pourquoi pas à Dunkerque ?

Quelle drôle d’idée ! Enfin, tantmieux ! Je reverrai peut-être Paris, en passant.

Chapitre 3

 

J’ai revu Paris.

Beaucoup trop, malheureusement. Au moment oùnous étions prêts à nous embarquer pour le pays des Kroumirs, uncontre-ordre est arrivé. On nous a démobilisés et l’on nous aversés dans les différentes batteries d’un des régiments casernésdans la place. Je suis resté presque un an à Vincennes.

À Nantes, l’impression qu’avait produite surmoi le métier militaire était une impression d’ennui malcaractérisé, de fatigue physique et intellectuelle, de pesanteurcérébrale. J’avais d’abord été étonné, secoué comme on l’esttoujours quand on pénètre dans un milieu inconnu, et, étourdi,ébloui, je n’avais vu que la surface des choses, je n’avais pujuger que leur ombre. Puis, sous l’influence de l’atmosphèrealourdissante dans laquelle je vivais, me livrais chaque jour aumême trantran monotone, je m’étais laissé aller peu à peu àl’observation animale des règlements, à l’accoutumance irréfléchiedes prescriptions, à l’acceptation d’une vie toute machinale debête de somme qui prend tous les matins le même collier pour lemême travail et dont l’existence misérable est réglée d’avance,jour par jour et heure par heure, par la méchanceté ou l’idiotied’un maître impitoyable. Un mois de plus, et ma personnalitésombrait dans le gouffre où s’en sont englouties tant d’autres. Jene pensais plus. J’étais presque une chose. J’étais sur le point defaire un soldat.

Un soldat – un bon soldat peut-être – maisrien de plus. Je n’avais pas perdu assez tôt mon caractèreparticulier, ce qui fait que, dans la vie civile, on est soi et nonun autre, pour espérer arriver jamais à monter en grade. Je n’avaispas assez vite pris ma part de ce caractère général qui assimile sibien un troupier à un autre troupier, et qui ne les différenciequelque peu que par le degré de respect que la discipline leurinspire et par la somme de terreur qu’elle fait peser sur eux. – Onavait eu le temps de s’apercevoir que je n’avais pas la foi. Je nepouvais plus guère me sauver, même par les œuvres. Un ambitieux atout à gagner, dans l’armée, à se laisser déprimer le cerveau, dèsles premiers jours, par le coup de pouce des règlements.D’ailleurs, à moins de circonstances assez rares, d’événements quirompent la monotonie d’une existence abêtissante, vous permettentde remettre la main sur votre personnalité, il faut toujours envenir là, tôt ou tard. Mais alors, on ne vous tient pas plus comptede votre soumission, de votre dressage – c’est le mot consacré –qu’on ne tient compte à un cheval vicieux de s’être laissé dompterpar la fatigue.

Je ne l’avais pas adopté assez vite, cet étatd’esprit que les adjudicataires d’habillements militairesfournissent à trois cent mille hommes, en même temps que leursvêtements en mauvais drap et leurs chaussures en cuir factice. Maisil n’est jamais trop tard pour bien faire. Un mois de plus, je lerépète, j’étais dressé, et je faisais un soldat.

 

Mon séjour à Vincennes a tout changé.

Je ne suis pas un soldat.

– Vous n’êtes pas un soldat ! Vousêtes un malheureux !

C’est le colonel, entouré de tous lesofficiers du régiment, qui vient de me dire ça en passant une revuede chambres.

J’avais cru jusqu’ici que les deuxtermes : soldat et malheureux, étaient synonymes. Il paraîtque non, car il a ajouté :

– Les soldats, on les honore. Lesmalheureux comme vous, on les fait passer par des chemins où il n’ya pas de pierres.

Là-dessus, tous les officiers m’ont fait degros yeux terribles. Je m’y attendais : le colonel avait l’airfurieux. S’il avait eu l’air gai, ces messieurs auraient fait leurbouche en cul de poule.

J’ai toujours désiré avoir un colonel qui eûtl’habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu’ilaurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué.

En attendant, je dois passer incessamment parun chemin où il n’y a pas de pierres. Quel est ce chemin ? Jel’ignore, mais je sais très bien qu’il ne me conduira pas à Rome,quoi qu’en dise le proverbe. Les différents chemins que je suisdepuis onze mois me mènent toujours au même endroit : laprison.

Je n’en sors plus, de la prison ; ou,quand j’en sors, c’est pour attraper bien vite une nouvellepunition qui m’y réintègre pour un laps de temps déterminé, par lebon plaisir de qui de droit. Mon domicile habituel se compose d’unesalle oblongue, privée de jour et dont l’atmosphère estcontinuellement viciée par des émanations qui s’échappent d’uneespèce d’armoire mal fermée. Cette armoire est l’antre de Jules,Jules, l’inséparable compagnon des prisonniers, l’urne lacrymatoiredes affligés. On le blague bien, ce pauvre Jules, mais comme, aubout du compte, il est indispensable, on ne lui en veut pas defaire sentir trop autocratiquement sa présence ; et c’est toutau plus si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin,pour le punir d’avoir, pendant la nuit, abusé de la permission àlui accordée de repousser du goulot. Mon lit se compose de quelquesplanches inclinées et d’un couvre-pieds troué que le brigadier degarde me passe tous les soirs, couvre-pieds sur lequel les puceslivrent aux punaises des batailles acharnées.

On me fait sortir plusieurs fois par jour,ainsi que mes camarades, pour nous permettre de nous livrer à desexercices variés et intelligents. Nous commençons par la corvée deslatrines ; après quoi nous nettoyons les abreuvoirs. Puis,nous passons au balayage. Le balayage est notre occupationdominante ; nous balayons partout, nous n’oublions rien ;nous nous montrons impitoyables ; le moindre fétu de paille netrouve pas grâce devant nous ; et si, par hasard, un crottinapparaît, nous nous précipitons dessus comme des dévots sur unmorceau de la vraie croix. Aussi, il est certainement impossible detrouver une cour plus propre que la cour de notre quartier. Uneseule chose m’étonne : c’est que nous ne l’ayons pas encorecirée.

Une existence pareille est bien indigne, bienvile, bien abrutissante, n’est-ce pas ? Eh bien ! je lapréfère à la vie que mènent les bons soldats, – ceux qu’on honore,– à la vie qu’on mène dans ces trois grands corps de bâtiment àcinq étages, vie d’abrutissement malpropre, de misère monotone.Non, maintenant, je ne pourrai plus faire « mes cinqans » comme les autres, courbant la tête sous les règlements,respectant les consignes, m’habituant à l’épouvantable banalité destableaux de service. Je ne pourrai plus exécuter, sans les examiner– les yeux fermés – les ordres absurdes de brigadiers ou desous-officiers stupidifiés par le métier imbécile. Je ne pourraiplus supporter sans murmurer l’ironie lourde ou la grossièreté bêtedu langage des officiers, triste langage qu’ils se transmettent lesuns aux autres, au mess ou au cercle, comme les cabotines decafé-concert de bas étage se repassent, dans la coulisse, leursgants fanés et leurs bijoux en strass.

La sensation que me fait éprouver l’étatmilitaire n’est plus une sensation d’ennui, c’est une sensation dedégoût. Dégoût terrible, continuel, et d’autant plus invincible queje me suis efforcé de le vaincre.

Oui, j’ai essayé d’en avoir raison toutd’abord, en revenant d’une permission de quatre jours, que j’avaispassée à Paris, peu de temps après mon arrivée à Vincennes. J’avaisquitté, chez un camarade, mon pantalon basané et mon shako en cuirbouilli pour reprendre des vêtements de civil. Et, tout d’un coup,je m’étais senti plus léger, plus dispos, délivré d’une gêneénorme, les épaules dégagées du manteau de plomb des règlements, –libre. – Je m’étais trouvé tout étonné de pouvoir agir à ma guise,sans nulle contrainte, me demandant presque si c’était bien vrai,me secouant et regardant en dessous, comme le chien longtempsenchaîné à qui l’on vient de retirer son collier. Choseétrange ! en dépouillant mon uniforme, j’avais dépouillé lestristes idées que j’avais acquises depuis mon entrée au service etj’avais retrouvé la faculté de penser. Pour la première fois depuisplusieurs mois, pendant ces quatre jours, j’ai pensé, j’airéfléchi, j’ai raisonné ; je me suis aperçu que j’ai joué cinqans de ma vie à pile ou face et que le profil qui reste à découvertme fait une vilaine grimace.

Ah ! je l’avais bien prévu dès le premierjour, le jour où j’avais signé de si mauvais cœur ma feuilled’engagement, je l’avais bien prévu, que je ne ferais pas àl’armée, comme me le demandait mon oncle, l’honneur de mon pays etla gloire de ma famille. Mais, au moins, j’avais espéré que jepourrais y passer bêtement, mais tranquillement, les cinq annéesque je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j’en suis à medemander s’il n’aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, lenuméro matricule que j’aurais fait si j’étais resté à Nantes, quede venir à Paris chercher l’aversion de ma profession, lahaine de mon esclavage. Car, maintenant, c’est fait. Lesrésolutions de soumission et d’obéissance que j’ai abandonnées, jen’ai plus pu les reprendre. Je les ai laissées où elles étaienttombées, comme ces loques par trop sordides qu’un chiffonnierexpulse avec dédain de son cachemire d’osier, qu’il remue quelquetemps du bout du crochet et qu’il se décide à lâcher.

Depuis, je suis retourné bien des fois àParis. Seulement, comme je n’avais pas complété ma masse, en débet,et que mon capitaine me refusait systématiquement toute espèce depermission, je m’abstenais de lui réclamer ses petits carrés depapier et je partais « en bordée ». Je passais cinq ousix jours à Paris, seul ou presque seul, ne fréquentant quequelques camarades qui n’avaient pas toujours le temps de s’occuperde moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. Quant aureste, je n’avais jamais connu que deux ou trois gamines, belles dela beauté du diable et bêtes comme des enseignes de modistes, quis’étaient envolées je ne savais où. Pendant des journées, j’allaispar les rues, flânant, me laissant guider par ma fantaisie, buvantavidement l’air libre. Là seulement je me sentais vivre, et biendes fois, en pensant aux années de servitude qui m’attendaientencore, l’envie m’est montée au cœur de terminer une de ces bordéespar le suicide. Je revenais pourtant, ne voulant pas être punicomme déserteur, furieux contre moi au moment de rentrer auquartier. Je me reprochais le triste courage qui me portait àfranchir la grille. J’aurais remercié avec effusion un passant qui,d’une poussée brutale, m’aurait jeté à l’intérieur.

Immédiatement, j’étais mis en prison ;l’absence illégale, voilà le principal motif de mes punitions. J’enai encore quelques-unes pour ivresse. Mon Dieu, oui ! Je mesuis piqué le nez quelquefois…

On me punit aussi assez souvent pour réponsesinconvenantes. Je suis inconvenant, c’est vrai, mais ce n’est pastout à fait de ma faute. C’est une mauvaise habitude qui m’estvenue tout d’un coup, à la suite d’avanies faites de gaîté de cœur,de vexations idiotes, d’affronts de toutes sortes que longtempsj’avais avalés sans rien dire. Un beau jour, j’ai découvert que ceparti pris d’injures m’avait gonflé le cœur, aigri le caractère,comme ces gouttes d’eau qui, tombant une à une, commencent parglisser sur la pierre et finissent par la creuser.

 

Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l’étatmilitaire est maintenant si grand que je m’estime fort heureux dene plus partager l’existence de ces hommes, mes camarades, que jevois aller et venir par la chambre, depuis que le colonel estsorti, marchant sur la pointe du pied, parlant bas, n’osant pas semontrer aux fenêtres, le grand chef se promenant encore dans lacour du quartier.

Toute la semaine, ils ont vécu ainsi,courbaturés par la répétition inutile des mêmes manœuvres et desmêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la religionsoldatesque, pliés en deux sous le respect et la peur que leurinspire la doctrine de l’obéissance passive. Véritables bêtes desomme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mallogés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèced’idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sanscesse dans leur langage imbécile, ils n’ont plus que deuxpréoccupations, ils n’éprouvent plus que deux besoins : mangeret dormir. Et, aujourd’hui, dimanche, comme ils ont la permissionde sortir, ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues,bêtement, deux par deux ou trois par trois, s’entretenant encore –exclusivement – pendant ces quelques heures de pseudo-liberté, desdétails du service, des commandements, des consignes – esclaves sibien faits à leur servitude qu’ils ne savent plus, au moment durepos, parler d’autre chose que des coups de fouet qu’ils ont reçusou de la solidité de leur manille. – Puis, ils s’en iront dans lescabarets louches, dans les ruelles où l’on vend de l’eau-de-vie quirâpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ilss’attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant àtue-tête :

C’est à boire qu’il nous faut !…

en attendant que la nuit tombe et qu’ilspuissent aller s’engouffrer, gueulant bien fort et se tenant parles bras, dans ces bouges où il faut faire la queue, quelquefois,comme au théâtre, devant la porte des putains.

Ô bétail aveugle et sans pensée, chair à canonet viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cetteéglise : la caserne et de sa chapelle : le lupanar !Ah, oui, je rejoindrai tout à l’heure, avec plaisir, la« boîte » dont je suis sorti hier et où je dois rentrerbientôt, le rapport me portant ce matin huit jours de prison pourréponse insolente. Plutôt la prison que le spectacle de cetavachissement stupide, de l’écœurante banalité de cette viemisérable ! Plutôt la désertion – le seul vrai remèdepeut-être – plutôt tout que de jouer un rôle, puisque j’aiconscience de son indignité, dans cette comédie ignoble, dans cetteparade où Mangin s’impose aux spectateurs et arrive, à force dedonner des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris, à sefaire prendre au sérieux – même par sa victime.

 

J’entends sonner onze heures. Onzeheures ! Et l’on n’est pas encore venu me chercher pour meconduire à la « Malle ! » Est-ce qu’ils nepenseraient plus à moi, par hasard ? Je m’étends sur mon lit,mon lit que je ne fatigue pas beaucoup, d’ordinaire ; ce qui,d’ailleurs, n’empêche pas le fourrier de m’imputertrimestriellement toutes les dégradations possibles. J’essaye depiquer un roupillon. Je commence à m’endormir.

– Froissard, au bureau !

J’ouvre à demi l’œil gauche. C’est le mar’chefqui m’appelle.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Il y a qu’il faudrait d’abord vouslever quand on vous appelle et prendre la position militaire pourparler à vos supérieurs. Hum !… Réunissez tous vos effets etportez-les au magasin d’habillement. Vous êtes désigné pour fairepartie d’un détachement de cinquante hommes qui va relever unepartie de la 13e batterie bis, au Kef, enTunisie. Vous partez demain.

Comment ! on va en Afrique aussisimplement que cela, maintenant ? Autrefois, c’était pluscompliqué : il fallait faire cinq ou six fois le tour de laFrance pour se faire armer et équiper. Il est vrai que ça n’envalait peut-être pas mieux pour ça.

– Avez-vous fini vos réflexions ? Onvous dit que vous partez demain soir et que dans trois jours vousprenez le bateau.

Est-ce qu’il va sur l’eau, au moins, cebateau-là ?

Chapitre 4

 

Le Kef, ville principale de la Tunisie.Population : – Commerce : – Industrie : – Je laissedes blancs tout en donnant aux Cortamberts, qui ne sont jamaisembarrassés, la permission de combler ces lacunes à leurfantaisie.

De loin, la ville, bâtie en amphithéâtre surle penchant d’une montagne, vous fait l’effet d’une dégringolade defromage blanc entre des murailles en nougat ; le tout dominépar une pièce montée sur laquelle il aurait plu de la crèmefouettée. On en mangerait.

De près, ça change. Ce n’est plus qu’un amasde maisons misérables, bâties avec des cailloux et de la boue, auxrares et étroites fenêtres grillées, aux toits en coupole blanchisà la chaux. Çà et là, des ruelles pavées de pierres pointuespercent cette agglomération de cahutes et s’en vont, avec desallures tortueuses de vrilles, aboutir dans des places carrées oùs’ouvre la porte d’une mosquée. C’est dans ces places que,plusieurs fois par semaine, se tiennent les marchés. C’est là qu’onamène les petits bœufs secs et trapus, les biques aux longs poilsnoirs, les bourriques aux petites jambes nerveuses, au garrotensanglanté, à l’échine meurtrie, les moutons sales et maigres,portant toute leur graisse dans une queue énorme qui se balanceentre leurs pattes de derrière comme une grosse sabretache. C’estlà que s’étalent, par terre, sous des lambeaux de toile, sur destréteaux, l’or blond des céréales, le brun glacé des dattes, levert criard et frais des pastèques aux chairs blanches et roses, levelours bleuâtre des figues, le violet des aubergines, l’incarnatdes grenades, le jaune des citrouilles, le rouge froid des tomateset le rouge chaud des piments. Et, à côté de ces tas de légumesdont les couleurs vives éclatent sous le ciel clair, entre cesamoncellements de fruits qui sentent bon et sur lesquels le soleiljette de l’or, de hautes perches s’élèvent où pendent des lambeauxsanguinolents, quartiers de chairs que va découper sur un billot, àgrands coups de coutelas, un boucher nu jusqu’à la ceinture, letorse éclaboussé de giclées sanglantes, les bras empâtés de rouge,la barbe souillée de caillots, effrayant.

Et les ruelles montent vers la vieille Kasbahdémantelée et ouverte, descendent vers les remparts croulants dontles courtines dentelées laissent passer de loin en loin la gueuleantique d’un canon de bronze penché de travers ou couché sur lestalus à côté de son affût pourri. Elles s’élargissent ici, en facedes portes bardées de fer de magasins devant lesquels desdromadaires accroupis balancent, au bout de leurs longs cous, leurspetites têtes aux yeux mi-clos. Là, elles se rétrécissent et lemarchand d’eau qui revient de la fontaine avec ses ânons chargésd’outres frappe à grands coups de bâton, en poussant des crissauvages, son troupeau indocile qui se bouscule pour passer. Puiselles s’enfoncent sous les longs arceaux d’une voie sombre oùs’ouvrent les boutiques de loudis qui vendent des étoffes, desarmes ou des poteries, l’échoppe des savetiers arabes, l’antre d’unmarchand de cacaouët ou de beignets à l’huile – une huile infectedont l’âcre parfum vous poursuit. Elles passent devant des cafésmaures où des Arabes accroupis sur des nattes, silencieux, vident àpetits coups une tasse minuscule en jouant aux cartes ou enégrenant leur chapelet, pendant que le cafetier, impassible,entretient le feu de son fourneau en agitant doucement un petitécran d’alfa. Elles longent des cimetières où des taupinièresétroites et pressées, couvertes de cailloux, indiquent les tombes,d’étroites terrasses où les dévots, le soir, font leurprière ; des porches larges et bas sous lesquels viennents’asseoir parfois, les jambes croisées, des mendiants chanteurs.Ignobles, pouilleux, le capuchon d’un burnous en loques rabattu surleur face simiesque, frappant de leurs longs doigts décharnés lapeau jaunie d’un tambourin, ils commencent par laisser échapper dessons rauques de leurs gosiers secs, puis, peu à peu, s’animanteux-mêmes, sans s’occuper de leur auditoire, qu’une foule lesentoure ou qu’ils n’aient devant eux que des chiens errants, semettent à chanter un long poème, passant subitement des tons lesplus sourds aux modulations les plus douces, des notes les plusattendrissantes aux cris les plus stridents, aux vociférations lesplus déchirantes. On dirait qu’un souffle égare leur esprit et lesexalte, qu’un grand frisson les parcourt tout entiers, qu’unefièvre les embrase, qu’un enthousiasme furieux les transporte.Alors, ils se transfigurent : ils deviennent très grands, cesfrénétiques ; très beaux, ces exaltés rageurs ;magnifiques, ces visionnaires ; presque sublimes, cesinspirés ! Avatar de mendigos vermineux en Homèresimperturbables.

 

J’éprouve un grand plaisir, vraiment, depuisque j’ai quitté la France, depuis que j’ai abandonné l’horribleexistence de la caserne pour la vie plus supportable des camps, àaller et venir à droite et à gauche. Je me reprends peu à peu. Et,pendant mes heures de liberté, assez fréquentes, je ne manque pasun des spectacles, toujours attrayants pour un nouveau venu, quepeut offrir une ville africaine.

Je ne me promène pas, du reste, que dans lesquartiers arabes, je vais aussi dans le quartier européen.

Il me plaît moins.

Je serais bien embarrassé de dire pourquoi,par exemple. Il n’y manque absolument rien, non pas de ce qu’onpourrait souhaiter, mais de ce qu’on trouve le plus communément enFrance : des cartes et des billards, des cafés et descaboulots. De grandes pancartes indiquent à chaque pas les prix –très raisonnables – des différentes boissons que des dames denationalités variées, en jupons courts et en corsages échancrés,sont toujours prêtes à vous servir.

Les femmes, le jeu, l’alcool, voilà les troisproduits de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte auxindigènes de leurs mœurs grossières et sauvages. Ah ! leprogrès doit leur apparaître sous les plus riantes couleurs, à cesbraves Arabes ; ils se le représentent sous la forme destonneaux de liqueurs que nous traînons derrière nos convois et à laqueue de nos colonnes ; ils l’incarnent dans la personne d’ungouverneur militaire, d’un régime soldatesque qui fait peser sureux son joug imbécile et lourd, et qui a pour complémentindispensable la tourbe des juifs et des mercantis.

De jolis cocos, ceux-là ! Les commerçantsde nos colonies, les hardis pionniers de la civilisation !L’écume de tous les peuples, bandits de toutes les nations,usuriers et voleurs, les épaules tuméfiées par l’application de cesvésicatoires qui sont des articles du Code, ayant tous une canne àpolir – et quelle canne !

Pas très nombreux, mais bien brillant,l’élément européen. La plupart de ces gens-là ne font pas de fortbelles affaires. Leur fonds acheté à crédit, ils se hâtent, avantl’échéance, d’en boire une partie et de manger l’autre. Ilsfinissent généralement par la faillite, si c’est faire faillite quede mettre un beau soir la clef sous la porte et de cingler pendantla nuit vers de nouveaux rivages.

Quelques-uns cependant – des gens mariés( !) le plus souvent – se maintiennent à flot. Ce sont desambitieux qui entretiennent des idées folles, qui caressent deschimères. Ils espèrent qu’après avoir, pendant un certain temps,servi des pompiers et des perroquets dans une salle d’où madames’échappe quelquefois pour aller visiter l’arrière-boutique encompagnie d’habitués, ils pourront un jour se retirer dans quelquebon fromage où ils mangeront à leur faim, sans nul souci, entravaillant le moins possible. Leur rêve, c’est de lui coller ungros numéro, à ce fromage-là.

Pourquoi pas, après tout ? S’il n’y a desots métiers que ceux qui ne rapportent rien, celui-ci estassurément l’un des plus intelligents qu’on puisse exercer enAfrique. D’ailleurs, ils ont devant les yeux l’exemple de certainsde leurs confrères d’Algérie, d’anciens honnêtes gens qui sontredevenus de très braves gens depuis qu’ils ont les poches pleines,que les gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire nommermaires d’un village ou d’une bourgade et qui marient facilementleurs filles – grosse dot, petite tache de famille – à desconseillers de préfecture.

On ne peut sérieusement, n’est-ce pas ?désespérer du redressement moral d’un peuple quand des apôtrescomme ceux-là ont entrepris sa conversion. Le fait est que, si lesprédicateurs enseignent consciencieusement la foi nouvelle, il setrouve des gentils qui, de leur côté, y mettent du leur. Je neparle pas, bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées dans lesornières de la routine, encroûtées au possible, qui ne comprennentpas quelle utilité il peut y avoir à tuer le ver tous les matins età faire précéder chaque repas d’un ou de plusieurs verres d’extraitde vert-de-gris. Raisonner avec des animaux pareils, c’est perdreson temps. Je parle d’une partie de la jeune génération quicommence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter des doctrinessurannées, à vouloir sérieusement rattraper le temps perdu. Ils n’yvont pas de main morte, ceux-là ! Ils chantent à plein gosierles louanges de l’alcoolisme ! Il y a de ces gaillards quin’ont pas leurs pareils pour couper la verte et qui distinguent àl’œil – oui, à l’œil – le vrai Pernod de l’imitation. Au billard,ils vous en rendent dix de trente et gagnent à tous les coups.

Quant aux enfants – aux mouchachous – ilsdonnent les plus belles espérances. Ils vous disent :« Et ta sœur ! » – en français – et vous taillentdes basanes – en français. – On en trouve même qui commencent parparler argot ; qui ne savent pas dire : pain – mais quidisent : du gringle ; – qui ignorent la viande, mais quiconnaissent la bidoche ; – voire même la barbaque.

Oh ! ils apprennent très facilement. Ilparaît même qu’ils retiennent bien. Que voulez-vous deplus ?

 

– Ce que je voudrais, ce serait que legouvernement fût un peu moins bête et un peu moins rosse.

Je me retourne. Celui qui interrompt lesréflexions que j’ai fini par me faire à haute voix est un colondont j’ai fait la connaissance, il y a quelque temps. Sesconcessions sont établies à une bonne journée de marche du Kef, nonloin de la ligne de chemin de fer qui doit finir par relierl’Algérie à Tunis.

– Oui, continue-t-il en me frappant surl’épaule, voilà ce que je demande. Qu’est-ce que vous pensez, vous,de gens qui veulent à toute force avoir des colonies et qui, unefois qu’ils les ont, font tout ce qu’ils peuvent pour les empêcherde leur être utiles à quelque chose ?

Je fais un geste vague.

– Je vous ai, je crois, déjà raconté monhistoire ?

– Oui, elle est édifiante.

– Vous savez que, lorsque je suis arrivéen Tunisie, lorsque j’ai commencé à exploiter une concession qu’onm’a fait payer à beaux deniers comptant, je croyais pouvoir espérerl’appui, au moins moral, de l’administration…

– Vous auriez aussi bien fait de comptersur les bénédictions de ce marabout qui chante son cantiquelà-haut.

– J’ai essayé de passer plusieurs marchéspour la fourniture des grains et des fourrages militaires…

– Ils étaient trop secs, vosfourrages.

– Voyant qu’il n’y avait rien à faire dece côté, j’ai essayé de tirer parti de mes produits en les envoyantsur les souks. J’ai donc entrepris de tracer une route directe etcommode entre mes terrains et la gare la plus proche, à travers desterres en jachère. Aussitôt les papiers timbrés ont plu chezmoi.

– Ah bah !

– J’ai appris ainsi que ces vastesterrains incultes qui s’étendent à perte de vue appartiennent, saufquelques parcelles concédées à des malheureux comme moi, à uneSociété anonyme dont le siège est à Paris. Cette Société, quiprétend avoir acheté ces terres, et qui les a peut-être achetées àun prix dérisoire qu’elle n’a probablement pas payé, ne veut encéder la moindre partie que contre des sommes exorbitantes. Desorte que si, plus tard, le gouvernement français – ou celui dubey, comme vous voudrez – prend la bonne résolution d’accorder desconcessions gratuites à de nouveaux colons, il se verra obligé deracheter un franc le mètre au moins ce qu’il a donné pour rien.Voyez-vous d’ici ce que gagnera la Compagnie ?

– Vingt sous du franc, exactement.

– Tous les débouchés m’étant fermés, ou àpeu près, j’ai végété quelque temps, tirant le diable par la queueà la lui arracher. L’autre jour, j’ai tenté une dernière chance.J’ai écrit au ministère pour lui demander le prêt d’une somme peuconsidérable, garantie d’ailleurs, et que je me faisais fort derembourser en peu de temps. J’aurais pu marcher, avec ça… Au boutd’un mois, on m’a renvoyé ma demande en me disant qu’il fallait,avant tout, la faire passer par la voie hiérarchique. Aujourd’hui,je suis venu ici chercher la réponse qui vient d’arriver…

– Toujours par voiehiérarchique ?

– De plus en plus.

– Et… est-elle satisfaisante, laréponse ?

– Est-ce que vous vous foutez demoi ? Satisfaisante ! Tenez, lisez-moi ça :« Le ministre porte à la connaissance de l’intéressé que legouvernement, quel que soit son désir de venir en aide aux colons,se voit dans l’obligation de ne leur accorder aucun secours,pécuniaire ou autre. Etc., etc. » Hein ! qu’est-ce quevous en dites ?

– Dame ! s’ils n’ont pas le sou…

– Quand on n’a pas le sou, on reste chezsoi ! quand on n’a pas le sou, on ne cherche pas à conquérirdes colonies pour en faire les cimetières des imbéciles assez bêtespour s’y établir !… Ah ! je sais bien ce que vous allezme dire : « Il ne fallait pas y venir ; tu l’asvoulu, c’est bien fait » – Je sais bien, je n’aurais pas dûavoir confiance ; mais, qu’est-ce que vous voulez ? Àl’époque de mon départ je n’aurais jamais pu me figurer que c’étaittout simplement pour permettre à une séquelle de bandits despéculer sur des morceaux de papier achetés au poids auxpalefreniers du Bardo, qu’on avait versé le sang et dépensé lesmillions de la France. Ce que c’est que d’être naïf !… Mesterres sont bonnes pourtant ; on pourrait faire deux récoltespar an… Quand je pense à tous ces beaux terrains que l’imbécillitéde nos gouvernants laisse en friche, je me demande réellementcomment il peut se trouver des gens assez simples pour ne paséclater de rire en entendant prononcer ces deux mots :Colonies françaises. Moi, maintenant, je ne sais pas si je neferais pas mieux de m’acheter une corde pour me pendre que decontinuer l’existence que je mène. À qui m’adresser, pour me faireavancer les sommes dont j’ai besoin et avec lesquelles je seraiscertain d’arriver, en peu de temps, à un beau résultat ? Àqui ? À des établissements de crédit ? Allez-yvoir ! D’ailleurs, vous savez aussi bien que moi que toutesces boîtes-là prêtent au capital, mais non au travail… Alors,quoi ? Finir de manger mes quatre sous et piquer une tête dansla Medjerdah ? Ce serait peut-être le plus simple… Tenez, toutça, voulez-vous que je vous dise ? c’est de la fouterie…

Il m’a pris par les bras.

– Venez donc boire quelque chose… À quoiça sert-il, après tout, de se faire de la bile ? Quand je m’enfourrerais les quatre doigts et le pouce dans l’œil… Nous allonsdîner ensemble, n’est-ce pas ?

– Je ne demanderais pas mieux, mais ilest déjà tard, et comme je dois être rentré au camp pourl’appel…

– Bah ! l’appel ! je pariequ’ils ne le font pas une fois tous les quinze jours. Venezdonc ; si vous rentrez une demi-heure ou une heure en retard,personne ne s’en apercevra…

 

On s’en est aperçu. Le capitaine commandant labatterie vient de m’infliger huit jours de prison.

Ce n’est pourtant pas un mauvais diable, cecapitaine, gros bonhomme toujours essoufflé, tapotant sans cesseavec son mouchoir son front qui ruisselle constamment de sueur.

Du reste, il a eu soin de me faire prévenirpar le fourrier qui m’a annoncé ma punition : « Dites-luibien que ce n’est pas moi qui le punis, c’est le règlement. Legénéral m’a recommandé d’être très sévère et, ma foi, vouscomprenez… c’est leur faute aussi, s’ils se font punir, cesgredins-là ; ils ne veulent rien entendre. »

Si nous n’entendons rien, en effet, c’est bienque nous ne voulons rien entendre. Nous devons nous fourrer ducoton dans les oreilles au moins une fois par semaine. Tous lessamedis, régulièrement, le gros capiston vient assister à lalecture du rapport qu’il écoute tout en nouant la cravate de l’unet en boutonnant la veste de l’autre ; après quoi il nous faitun petit discours portant sur la nécessité de nous bien conduire etd’éviter les punitions, le tout entremêlé de recommandationsmorales et de prescriptions hygiéniques. L’exorde et le fond de laharangue varient un peu, suivant les circonstances, mais lapéroraison est toujours la même : « Je ne saurais tropvous recommander d’être très propres. Ainsi, quand vous allez auxcabinets, n’oubliez jamais… (Il fait un geste) vouscomprenez ? C’est très nécessaire dans ces pays-ci. Moi, jeporte toujours dans ma poche une petite éponge destinée à cetusage-là. Tenez, la voilà. (Il sort de sa poche une chose rondeenveloppée d’un fragment de journal). Oui, je la mets dans dupapier, à cause de l’humidité. Ah ! et puis, quand vous allezvoir les femmes… oui, je comprends ça… les femmes… on n’est pas debois… eh ! bien… beaucoup de précautions. Vousm’entendez ? L’eau ne coûte pas cher, n’est-ce pas ? Sansça, quand vous serez rentrés en France, que vous serez mariés, vousaurez des enfants… des petits enfants… ça sera comme des petitslapins. »

On m’a relégué, avec deux ou trois autresmauvais sujets, dans le marabout des hommes punis – une grandetente conique dressée devant le gourbi qui sert de corps de garde,à côté de la guérite en feuillage dans laquelle s’assied sans façonle factionnaire vêtu de toile blanche, son képi d’artilleurrecouvert d’un couvre-nuque, son mousqueton posé dans un coin. Jeregarde, à travers la portière relevée, derrière la corde àlaquelle sont attachés nos chevaux et nos mulets, maigres etgaleux, la route poudreuse et grisâtre, au sol rayé par les rouesdes arabas et moucheté par les pieds des bêtes de somme, qui sedéroule comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas, aprèsl’âpre montée d’une côte rude, derrière le col de Gardimaou. Elleest bordée de l’autre côté, cette route, par des figuiers deBarbarie, aux larges feuilles épineuses d’un vert bleuâtre, dontles troncs rugueux s’enfoncent dans un amoncellement de feuillesmortes qui, tombées, ont l’air de grands écrans fauves. Derrière,tout en bas, on aperçoit la plaine, immense comme une mer, quiconduit en Algérie, et dont les aspérités et les déclivitésdisparaissent dans l’uniformité confuse des sables blonds. Le soircommence à descendre ; de longues ombres cendrées s’étendentrapidement et chassent les derniers rayons du soleil quis’éparpillent en millions d’étincelles et s’enfuient à gauche, ducôté de la trouée de Souk-Harras, qu’elles incendient, entourbillons de poussière d’or, tandis qu’à droite, s’assombrissantde plus en plus, toute une suite d’éminences aux formes étranges,de montagnes aux bizarres découpures, la dégringolade des dernierscontre-forts de l’Atlas, s’estompe en bleu sur les horizonssanglants du soir.

– Le capitaine !

J’entends un bruit de grosses bottes, uncliquetis d’éperons. C’est lui. Il entre.

– Froissard, vous êtes là ?…Ah ! oui… Eh bien ! j’ai une triste nouvelle à vousapprendre. Le général, sachant que vous avez déjà encouru beaucoupde punitions, m’a fait demander votre livret. Je crois qu’il al’intention de vous faire passer devant un Conseil de corps. Voilà,voilà… je vous l’avais bien dit… Si vous aviez voulu m’écouter…mais non… on veut en faire à sa tête…

Et patati et patata.

Son petit laïus ne m’avance pas à grand’chose,évidemment ; mais c’est égal, ça me fait presque plaisir del’entendre me bougonner, ce gros poussah qui, malgré tout, porte del’intérêt à ses hommes et ne les regarde pas tout à fait comme desanimaux. Il n’a pas l’air de se figurer qu’il est pétri d’une autrepâte qu’eux ; il a certainement le cœur moins racorni que tousceux que j’ai rencontrés jusqu’ici, automates graissés de morguetudesque et remontés tous les matins par la clef de l’orgueilidiot. C’est encore un homme, au bout du compte, ce vieux maboulque j’entends ronchonner en s’en allant :

– Rien écouter… faire la noce… rentré enFrance… p’tits enfants… p’tits lapins…

Chapitre 5

 

Je viens d’être conduit à la Kasbah entrequatre hommes, baïonnette au canon, commandés par un brigadier,sabre au poing. J’attends dans la cour, un rectangle chauffé àblanc par le soleil qui tombe à pic, qu’on veuille bienm’introduire dans la salle où s’est réuni le Conseil de corps.

De quoi est-il composé, ce Conseil ? Unplanton, qui promène les chevaux, me renseigne à ce sujet.

– Il y a le lieutenant et lesous-lieutenant de ta batterie, un lieutenant et un capitained’infanterie et un commandant des chasseurs d’Afrique. Toncapitaine a fait dire qu’il était malade.

Il n’est pas régulièrement formé, mon Conseilde corps. Pourtant, étant donné le petit nombre d’officiers de monrégiment présents au Kef, je ne peux pas réclamer. Les règlementsexigent bien, il est vrai, que ce tribunal ne renferme que desofficiers du corps auquel appartient l’inculpé – puisque inculpé ily a. – Ces règlements ont évidemment leur raison d’être. Il estclair que, si l’homme qui a donné des preuves de soninsubordination, qui a démontré qu’il était sous l’influence de ceque ces messieurs appellent un mauvais esprit, comparaît devantceux mêmes qui lui ont infligé les punitions qui l’amènent devanteux, il y a au moins quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pourque ces accusateurs transformés subitement en juges reconnaissentqu’il y a lieu d’expédier le délinquant aux compagnies dediscipline. Ça simplifie énormément les choses. Ça évite une pertede temps toujours désagréable. Pas de défense possible de la partde l’inculpé ; une accusation basée simplement sur lespunitions plus ou moins nombreuses, et plus ou moins méritéesportées par les juges eux-mêmes qui ne tiennent pas, naturellement,à se donner des démentis. La sentence n’a plus besoin que d’êtreratifiée par le général commandant le corps d’armée, ce qui n’estqu’une question de jours. La justice reçoit un croc-en-jambe, cequi est déjà une bonne chose, mais elle le reçoit en très peu detemps, ce qui est une chose excellente.

Moi, j’ai une chance énorme. Je vais passerdevant un conseil composé en majorité d’officiers qui ne meconnaissent pas et qui, par conséquent, ne doivent pas tenir outremesure à faire preuve à mon égard de la plus grande sévérité. Il ya bien le sous-lieutenant et le lieutenant de ma batterie, deuxpince-sans-rire, mauvaise piquette de la Pi-po, fanatiques de ladiscipline à la prussienne ; mais, comme ils ne joueront ensomme qu’un rôle assez effacé…

– Faites entrer !

J’entre. La porte se referme.

– Asseyez-vous, me dit le commandant.

Je m’assieds sur un banc en face de cesmessieurs, alignés en rang d’oignons, derrière une table recouvertedu tapis vert traditionnel. Le commandant me regarde – d’un airassez bienveillant. Ma tête a l’air de lui revenir,décidément ; et c’est en hochant douloureusement le frontqu’il continue :

– Canonnier Froissard, vous avez eu,depuis votre entrée au service, une conduite déplorable. Vous avezencouru un grand nombre de punitions. Nous sommes réunis, vous lesavez, pour décider de votre envoi aux Compagnies de discipline.Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

– Deux choses : 1° Que ma conduiten’a pas été mauvaise depuis mon entrée au service ; elle n’acommencé à l’être que du jour où les taquineries et les vexationsde toute nature m’ayant poussé à bout, je suis devenu une de cestêtes de Turc sur lesquelles frappe à tour de bras l’aveugle cohuedes galonnés ; que, d’ailleurs, dans l’armée, quand un homme acommencé à mettre le pied dans le bourbier des punitions, onn’essaye pas de le retirer, on l’enfonce. 2° Que, si j’ai commisdes fautes – et, je le fais remarquer en passant, toutes fautescontre la discipline – je les ai expiées et que je ne crois pasqu’on puisse, raisonnablement, châtier deux fois, pour le mêmedélit, un individu, si malintentionné qu’il soit. Que, parconséquent, j’ai beaucoup de peine à comprendre pourquoi l’on veut,aujourd’hui, m’infliger une peine énorme précisément parce que j’enai déjà subi un nombre considérable.

J’examine l’attitude de mes juges. Les deuxofficiers de ma batterie sont devenus tout verts, le petit pète-secde sous-lieutenant principalement, qui pince ses lèvres blanches,qu’il vient de mordre. Le capitaine et le lieutenant d’infanterien’ont pas bronché ; ils ont l’air de s’amuser comme deuxcroûtes de pain derrière une malle. Quant au commandant, il aouvert de grands yeux ; il semble très étonné, ne s’étantjamais imaginé, probablement, qu’on pût envisager la question à unpoint de vue pareil. Il ne paraît pas furieux, tout aucontraire ; on dirait même qu’il n’est pas fâché, mais pasfâché du tout, en vieux soldat d’Afrique qu’il est, de voir mettreà jour l’ineptie des règlements dont l’étroitesse et la dureté luiont toujours semblé quelque peu ridicules. Seulement, il ne saitplus quoi dire et ce n’est qu’au bout de deux ou trois minutesqu’il se rappelle subitement qu’il a encore à accomplir une petiteformalité.

– Je vais vous lire vos punitions.

Et il commence.

Il commence, mais il n’a pas fini. Ah !non. Les deux pages du livret sont pleines et l’on a été obligéd’ajouter plusieurs rallonges. Et des motifs d’unelongueur ! Quand il n’y en a plus, il y en a encore. C’estcomme la galette du père Coupe-Toujours, au Gymnase.

Le commandant n’en peut plus. Il est toutrouge. Il a beau écourter en diable des motifs par trop chargés etsauter à pieds joints par dessus des punitions tout entières, ilmanque de salive, il est à bout de forces. Il va attraper uneextinction de voix. Il pousse un long soupir et s’arrête.

– Tenez, lieutenant, je vous en prie,lisez donc la suite. C’est si mal écrit, tout ça… Ouf !…

Il passe le livret au petit sous-lieutenantqui esquisse un sourire méchant. Il ne passe rien, celui-là ;il appuie sur les mots, comme s’il voulait les forcer à entrer bongré mal gré dans l’oreille de ses auditeurs ; il lit lesmotifs d’une voix indignée de procureur général qui énumère lesméfaits de l’accusé, et traîne sur le texte des réponsesinconvenantes, qu’il épelle presque, d’un ton strident et venimeux.Il dénombre les récidives. « C’est la dixième fois, messieurs.– Remarquez bien, messieurs, que c’est la onzième fois. » Jecrois qu’il va demander ma tête.

Il ne demande pas ma tête, mais il demande,aussitôt qu’il a refermé le livret, s’il ne pourrait pas présenterquelques observations personnelles. Il m’a étudié, il me connaît àfond ; il ne serait peut-être pas inutile…

– Complètement inutile, fait lecommandant qui a repris haleine, mais qui reste profondément vexéd’avoir été obligé de s’interrompre au plus beau moment et de céderson rôle à un sous-lieutenant ; le conseil est fixé.

Et, se tournant vers moi :

– Vous avez entendu la lecture de vospunitions. Les trouvez-vous méritées ?

– Je n’ai à les trouver ni méritées niimméritées. On me les a infligées à la suite de fautes que j’aicommises ; je crois donc avoir expié ces fautes. Je n’ai qu’àrépéter ce que j’ai déjà dit tout à l’heure…

– Tout à l’heure, vous disiez des chosesqui n’ont pas le sens commun. Ne les répétez pas ! s’écrie lecommandant en frappant la table avec mon livret, ce livret dont lesquatre ou cinq pages de rallonges lui restent sur le cœur. Quand ona un pareil nombre de punitions, on ne mérite aucune pitié.D’ailleurs, on vous ferait grâce, que vous recommenceriez demain.Demandez plutôt à vos officiers.

– C’est certain, siffle le petitsous-lieutenant. Il n’y pas à en douter.

– Qu’en savez-vous, monlieutenant ?

Second sifflement :

– J’en suis sûr. Pas un mot de plus.

Le commandant est pressé d’en finir. Il vientde jeter un coup d’œil sur le capitaine et le lieutenantd’infanterie qui se sont assoupis, la tête dans la main, et quimenacent de s’endormir tout à fait. Il m’expédie avec une dernièrephrase.

– Le conseil sait à quoi s’en tenir survotre compte. Je vous le répète, un soldat qui s’est fait puniraussi souvent que vous mérite d’être puni sérieusement. Du reste,on vous l’a dit, nous vous ferions grâce que vous recommenceriezdemain. Et puis, vous donnez le mauvais exemple…

Ah ! voilà, je m’y attendais ! Lemauvais exemple ! Et je m’écrie, d’une voix qui réveille lesdeux dormeurs et qui fait sauter le sous-lieutenant sur sachaise :

– Alors, c’est pour cela que vousm’envoyez au bagne, – car c’est le bagne, ces compagnies dediscipline ? – C’est pour cela que vous me prenez trois ans dema vie, – car j’ai encore trois ans à faire, vous le savez !Pour cela ! parce que j’ai déjà souffert beaucoup de laméchanceté acharnée de mes supérieurs, parce que vous savez qu’ilsne me lâcheront pas, parce que vous savez que je serai puni demain,comme je l’ai été hier, comme je le suis aujourd’hui, parce quevous pensez que je donne le mauvais exemple ! De quoim’accusez-vous, dites donc ? D’avoir été votre victime !Pourquoi me jugez-vous ? pour des tendances ! Sur quoi mecondamnez-vous ? sur des présomptions !

– Sortez ! sortez !

On m’a poussé dehors et l’on a refermé laporte…

 

– Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? medemandent les hommes de garde qui me reconduisent au camp entreleurs baïonnettes.

J’allais répondre : « Desinfamies ! » Mais j’ai réfléchi.

– Ils m’ont dit des bêtises…

 

J’ai attendu pendant près d’un mois ladécision du général. Je savais très bien que je pouvais compter surun ordre d’envoi bien et dûment signé et paraphé, mais je trouvaisle temps long. J’aurais préféré être fixé tout de suite. J’auraisvoulu pouvoir avancer le cours du temps pour bannir touteincertitude, et j’aurais voulu en même temps le retarder, car onm’avait donné sur les compagnies de discipline, – Biribi, – desrenseignements qui, franchement, me faisaient peur.

Un matin, le maréchal des logis chef est venume lire le rapport : « Par décision de M. le généralcommandant la division Nord de la Tunisie, le nommé Froissard(Jean), canonnier de 2e classe à la 13e batterie bisdétachée au Kef, passera à la 5e Compagnie de Fusiliers deDiscipline. »

– Je dois vous prévenir, a-t-il ajouté,que le convoi qui va à Zous-el-Souk, où se trouve le dépôt de lacompagnie, part après-demain. On vous désarmera demain.

Le lendemain soir, en effet, on m’appelle aubureau. Je rends mes armes, mes effets de grand équipement et je neconserve que mon linge et mes chaussures.

– Vous passerez la nuit au corps degarde, me dit le capitaine, qui entre comme j’allais sortir. Commeça, vous aurez une couverture. Ah ! sacré farceur !Quelle rage aviez-vous donc de vous faire fourrer dedans tout letemps ?… Enfin, vous avouerez que, moi, je n’y ai pas mis deméchanceté. Je n’ai même pas voulu aller dire ce que j’aurais étéforcé de raconter ; je ne pouvais pas jurer que vous êtes unange, n’est-ce pas ?… Et puis, cette idée d’aller engueulerces messieurs, là-haut, à la Kasbah ! Sacrédié ! Il fautavoir diablement envie de casser des cailloux à un sou le mètre,avec un maillet en bois !… Donnez-moi une poignée de main toutde même, allez ! mauvaise tête…

Je me suis retiré dans le gourbi du corps degarde où, jusqu’à dix heures, les camarades sont venus par groupesou isolément, me faire leurs adieux et me remonter le moral. Ilsont une façon à eux, par exemple, de vous remonter le moral ;ils vous remontent ça à tour de bras, et allez donc ! Ilsn’ont pas peur de casser le ressort.

– Il faut bien te figurer une chose,c’est qu’aussitôt arrivé là-bas, tu vas voir tout le monde tetomber sur le dos. On va te commander des choses impossibles, tefaire faire des corvées abominables ; tiens, j’ai entendu direqu’ils distribuaient aux nouveaux arrivés des manches à balais, –tu entends, des manches à balais, – et qu’ils les forçaient àbalayer le camp avec ça. Aussitôt que l’un d’eux se permettait dedire au chaouch : « Mais je ne peux pas balayer avec unmorceau de bois, » le chaouch le mettait en prison.

– Oui, ajoute un autre, rien de plusvrai. Ou bien, on les oblige à compter les cailloux du camp ou àarroser des poteaux jusqu’à ce qu’il y pousse des feuilles. À lamoindre réflexion, au bloc. Tout ça, c’est pour s’assurer ducaractère des individus qu’on leur envoie. Si vous avez le malheurde renauder le premier jour, vous êtes classés parmi les mauvaisestêtes, et il y a bien des chances pour que vous finissiez mal. Lemieux, c’est de supporter tout sans rien dire ; de fairel’imbécile, en un mot. Il ne faut pas jouer au malin, là-dedans. Tusais, on y laisse sa peau facilement.

– Pour sûr ! s’écrie un troisième.J’ai vu le cimetière des Disciplinaires en passant, en allant àAïn-Meleg. Il y a plus de petites croix qu’il n’y a de brinsd’herbe.

– Allons, allons ! reprend unbrigadier qui trouve qu’on pousse les choses un peu trop au noir,il ne faut pas non plus charger le tableau de gaîté de cœur. Onn’est pas bien à Biribi, c’est clair, mais on n’y claque pastoujours. Et puis, en se conduisant bien, on peut en sortir…

– Ah ! bah ! avant la fin deson congé ?

– Certainement. Au bout d’un an, de sixmois même. Ça dépend.

– Enfin, ce n’est qu’un mauvais quartd’heure à passer ; du moment que ça compte sur le congé, c’estle principal, me dit en me serrant la main un de mes compagnons deprison qui vient de s’échapper du marabout des hommes punis. Moiaussi, j’ai pas mal de punitions, et il n’y aurait riend’impossible… ma foi, oui, je pourrais bien aller te rejoindred’ici quelque temps.

– C’est ça, viens me retrouver. Je teréserverai une pioche et je te ferai matriculer une brouette…

 

Tout le monde est parti. J’essaye de dormir,mais je ne peux y arriver.

En me retournant, j’aperçois quelque chosedans un coin. Qu’est-ce que c’est ?

C’est un recueil de ces feuilletons que publiele Petit Journal et que découpent quotidiennement dereligieux ciseaux de concierges. Comment sont-ils venus ici, cesdeux cents morceaux de papier reliés d’un morceau de carton gris etcollés avec de la sauce blanche ? Mystère. Le feuilleton estidiot, c’est évident, mais je me mets à le lire avec conviction, àla lueur vacillante d’un lampion. Je tourne les pages, sanscomprendre grand’chose, ne cherchant même pas à comprendre,tellement l’histoire m’intéresse, mais m’évertuant à dénicher lesommeil que le feuilletoniste a certainement dissimulé adroitement,– comme on cache la baguette à cache-tampon, – entre les lignesvides de sens et les phrases creuses. J’ai beau faire, je ne puisle trouver, le sommeil. J’en suis furieux. Est-ce que je manqued’adresse, ou est-ce qu’il y a réellement tromperie sur la qualitéde la marchandise ?…

Que faire pour tuer le temps, pour chasser lespensées tristes, les idées noires qui m’assiègent, quitourbillonnent autour de moi comme ces insectes de nuit qui vousharcèlent et qu’on ne peut écraser ? Les hommes de gardecouchés à côté de moi ronflent à poings fermés. Je sors pouressayer de causer avec le factionnaire ; c’est justement uncroquant, un Limousin pâteux qui n’est pas fichu d’expectorer deuxmots en trois heures. De rage, je rentre et je reprends monfeuilleton. Cette fois-ci, quand le diable y serait, il me donnerale sommeil moral, puisqu’il n’a pas voulu m’accorder le sommeilphysique ; et je me mets à le dévorer au grand galop, lisant àdemi-voix pour m’étourdir, bredouillant comme un prêtre qui rabâcheson bréviaire, me fourrant les doigts dans les oreilles comme ungosse qui s’aperçoit, à la dernière minute, qu’il ne sait pas unmot de sa leçon.

C’est peut-être la dernière chose que je lis,pour longtemps, après tout, ce roman sans queue ni tête, cetteélucubration inepte. Pendant trois ans, probablement, il me faudravivre d’une véritable vie de brute, sans autre distractionintellectuelle que la lecture du Code pénal collé, comme unemenace, à la fin de mon livret.

 

Le jour commence à paraître. J’entends lesconducteurs qui appellent les chevaux et qui traînent lesharnachements. L’artillerie ne fournira que trois prolonges pour leconvoi. Elles sont attelées ; elles sont prêtes à partir. Unmaréchal des logis vient me chercher. La nuit m’a semblé bienlongue, mais je ne puis d’empêcher de dire :

– Déjà !

Oui, déjà. Il faut grimper à la Kasbah pourprendre des chargements et se joindre aux arabas del’Administration et aux mulets de bât des tringlots.

– Croyez-vous qu’on va me laisser librejusqu’à Zous-el-Souk ?

– Je ne sais pas, mais je crains bien quenon, me répond le sous-officier en montant la rampe qui mène à lavieille forteresse. On m’a donné l’ordre de vous conduire à lagendarmerie.

À la gendarmerie ? Pourquoifaire ?

Pourquoi faire ? Je vais le savoir, caron vient de m’introduire dans une salle dont la porte s’ouvre surl’une des nombreuses cours intérieures de la Kasbah.

Des lits sont rangés contre le mur, à la têtedesquels sont accrochés des pantalons bleus à bandes noires, desképis bleus à tresse et à grenade blanches, et ces espèces degibecières en cuir fauve qu’on est habitué à voir rebondirgracieusement sur les flancs élastiques des hirondelles depotence.

– Ah ! ah ! voilàl’homme ! s’écrie le brigadier qui, devant une petite table,donne des instructions à un de ses satellites debout à côté de lui.Asseyez-vous là, une minute ; nous allons nous occuper devous.

J’attends un bon quart d’heure. Le brigadier afini de faire des recommandations à son subordonné ; il agriffonné pendant cinq minutes et s’est mis ensuite à fouiller dansun tas de ferrailles, derrière la porte. Il ne semble pas s’occuperénormément de moi ; pourtant, il ne m’oublie pas tout à fait,car il me demande en souriant finement – tout est relatif bienentendu et nous sommes dans la boîte de Pandore :

– Avez-vous l’habitude de dire votrechapelet quelquefois ?

– Mon chapelet ?…

Le brigadier éclate de rire ; lesgendarmes encore couchés se tordent dans leurs couvertures et celuiqui est déjà levé se tient littéralement les côtes.

Je ne comprends pas très bien, mais ce doitêtre drôle. Je ne veux pas avoir l’air de faire bande à part, de nepas trouver de sel à une plaisanterie qui peut être bonne, endéfinitive ; et je me mets à rire comme les autres.

– Ah ! vous riez ? Ehbien ! approchez ici ; donnez-moi vos mains.

– Mes mains !… Les menottes !…Est-ce que vous me prenez pour un filou, par hasard ?

– Donnez-moi vos mains, que je vousdis ! et dépêchez-vous.

– Jamais de la vie !

Je saute en arrière, je m’accule dans uncoin ; je n’en sortirai que quand on m’en arrachera. Est-ceque je suis un voleur, pour qu’on m’attache les poignets ?Est-ce que je suis un malfaiteur, pour qu’on m’enchaîne ?Est-ce que j’ai commis aucun des crimes ou des délits justiciablesd’un tribunal, même des tribunaux militaires ?

Ils n’y regardent pourtant pas à deux fois,ceux-là ! Est-ce qu’on peut me reprocher aucun acte contraireà l’honnêteté, aucun acte tombant sous le coup des répressions dela loi ? Moi, présenter les mains aux menottes,tranquillement, de bonne volonté, comme l’escarpe pris en flagrantdélit ou le pégriot poissé sur le tas ! Plutôt me faire briserles membres !…

– Alors, on vous les brisera.

Ils se sont précipités sur moi, trois ouquatre, m’ont ramené les bras en avant et m’ont serré les poignetsdans la chaîne infâme.

– Encore un cran ! n’ayez pas peurde tirer dessus. Ça lui apprendra à rouspéter.

Ça ne m’apprendra rien du tout. Ce que çapourrait m’apprendre, je le sais depuis longtemps : c’est quele jour où j’ai jeté bas mes effets de civil pour endosser l’habitmilitaire, j’ai dépouillé en même temps ma qualité de citoyen etque, étant soldat, je suis un peu plus qu’une chose, puisque j’aides devoirs, mais beaucoup moins qu’un homme, puisque je n’ai plusde droits.

Le gendarme qui doit m’escorter m’a conduit àl’entrée de la cour, devant la route qui traverse la Kasbah et m’afait asseoir sur une grosse pierre.

– Attendez-moi là.

J’attends. On doit me prendre pour une bêtefauve exhibée à la porte d’une ménagerie pour attirer les curieux.Des individus viennent me regarder, les uns avec pitié, les autresavec dédain. Le fournisseur des fourrages, un voleur retour dubagne, condamné jadis à vingt ans de travaux forcés pour viol etincendie, passe à cheval et me lance un regard méprisant. Je n’enveux pas à cette canaille. Il est bien forcé, ce fagot, pour frayeravec les honnêtes gens, de prendre leurs façons ignobles et leursmanières écœurantes. Ceux qu’il fréquente depuis sa sortie du bagneont déteint sur lui, ça se voit.

Ils passent justement aussi, ceux-là :trois officiers d’administration, fringants, la cravache à la main,qui, en m’apercevant, prennent un air narquois qui s’accentue chezle premier et qui se change, chez les deux autres, en une grimacede dégoût. Ils laissent tomber sur mes menottes un coup d’œildédaigneux et détournent vivement la tête. Ils ont l’estomacdélicat ; ils n’en peuvent supporter davantage. Ah ! jeles connais pourtant…

Ils ne semblent pas se douter, les dégoûtés,que le prisonnier assis sur la borne, au bord du chemin, nechangerait pas sa conscience contre la leur et qu’il ne voudrait,pour rien au monde, troquer ses mains enchaînées contre leurs mainsgantées de blanc, mais graissées, en dessous, par les pattescrochues des riz-pain-sel.

Le gendarme – mon gendarme – arrive autrot.

– Vous marcherez à côté de mon cheval, ettâchez de ne pas vous écarter.

Le convoi s’ébranle, traverse la ville…

Il est encore de bonne heure, heureusement.Pas grand monde pour nous regarder : quelques Arabes seulementet des mouchachous qui ont bien vite vu ma chaîne et se sont mis àcrier : « Chapard ! chapard ! »

La première étape n’est pas longue :dix-huit kilomètres, à peu près ; mais c’est très gênant pourla marche, d’avoir les mains attachées. Je demande au Pandore de mepermettre de monter dans une prolonge.

– Tout à l’heure ; nous sommes tropprès de la ville.

Il m’a laissé faire dix kilomètres à pied, lerossard.

– Vous savez, m’a-t-il dit en arrivant àl’étape – un plateau absolument nu au bas duquel coule un ruisseau– ce n’est pas que j’aie peur que vous vous échappiez, mais je veuxque vous restiez à côté de moi. Comme je suis responsable de vous,vous comprenez… Ainsi, maintenant, en attendant que la cuisine soitfaite, j’ai envie de faire la sieste ; eh bien, vous allez lafaire en même temps que moi… tenez, à l’ombre de cet olivier.

– Mais je n’ai pas envie de dormir.

– Ça ne fait rien.

Elle n’est pas mauvaise ! Ils ont desidées à eux, ces gendarmes. Vouloir forcer les gens à dormir !Et si je ne peux pas, moi ?

Si je ne peux pas, je ne suis pas leseul : mon garde du corps non plus ne paraît pas trouverfacilement le sommeil. Il se tourne et se retourne comme saintLaurent sur son gril.

– Ah ! ça y est. Je ne dormiraipas ! sacré nom de nom !

Il se met sur son séant.

– Vous non plus, vous ne dormezpas ?

– Non.

– Vraiment ! Ah ! à propos,vous ne m’avez pas raconté pourquoi l’on vous envoie à Biribi.Dites-moi donc ça ; cela fera passer le temps.

Je lui donne des raisons quelconques :beaucoup de punitions pour différents motifs…

Il cligne de l’œil.

– Différents motifs… oui, je connais ça.Il y a une femme là-dessous.

Une femme ?… à propos de quoi ?…Après tout, s’il y tient :

– Oui… une femme… une femme…

– Je parie que lorsque vous avez fait vosbêtises, vous étiez en garnison dans les environs de Paris ;car vous êtes de Paris, n’est-ce pas ?… Quand on est si prèsde chez soi, ça finit toujours mal.

– Oui, j’étais tout à côté de Paris.

– J’en étais sûr ! Tenez, je devine,vous deviez être à Versailles.

Je ne veux pas le détromper, ça le mettrait demauvaise humeur ; je lui déclare que j’étais à Versailles.Comme ça il va peut-être me laisser la paix.

– Ah ! ah ! ce sacréVersailles. Ça me rappelle de fameux souvenirs. J’y ai tenugarnison, moi aussi. Il y a déjà quelques temps, par exemple.J’étais dans la garde mobile. Vous savez, la garde mobile ?…Nous faisions le service de la Chambre des députés… Nous avions desshakos avec des plaques et des V blancs argentés…

– Ah ! oui.

– Ce vieux Versailles ! J’y avaisune bonne amie… je peux bien dire ça maintenant… une charcutière…la fille d’un charcutier… au coin de l’avenue de Paris et de la ruedes Chantiers. Vous connaissez peut-être ? Vous l’avez sansdoute vue, en passant ? Elle est toujours dans laboutique.

Quel raseur ! Est-ce qu’il a l’intentionde continuer longtemps ? Le meilleur moyen de le faire taireest peut-être encore d’abonder dans son sens.

– Oui, en effet ; il me semble merappeler… Une bien jolie fille…

– Ah ! pour ça ! – Il faitclaquer ses lèvres sur ses doigts. – Ce que je m’en suis payé, desparties ! Quelles noces ! J’ai sauté plus de quatre foispar dessus le mur, allez !… Ce que c’est que la vie, tout demême ! Dire que, si je m’étais fait pincer, j’aurais peut-êtreété envoyé à Biribi comme vous !… Mais, dame ! on nes’est pas fait prendre et on est gendarme !

Il se frappe la poitrine avecenthousiasme.

– Oui, on est gendarme !

– Ça se voit.

– N’est-ce pas que ça se voit ?L’uniforme me va bien, c’est une justice à me rendre… Tenez, jevais enfreindre les règlements en votre faveur : je vais vousôter les menottes. Je ne devrais pas, mais enfin… par exemple, ilne faut pas essayer de vous sauver… Là, ça y est. Vous pouvez allerpasser la journée avec vos camarades. Seulement, vous savez,demain, pour arriver, je vous rattacherai. Vous comprenez, ça c’estforcé.

 

– Tiens ! il s’est décidé à telâcher, me disent les hommes du convoi. Ce n’est vraiment pasmalheureux. Nous allons pouvoir passer la soirée ensemble, aumoins.

La cuisine est faite. On se met à manger etl’on descend, à la nuit tombante, chez le mercanti dont la baraques’élève seule, dans l’étranglement de la vallée, le long d’unruisseau. On a bu à ma bonne chance, à l’écoulement rapide dutemps. Et je me suis senti le cœur serré, des larmes me sont venuesaux paupières en recevant les consolations, banales peut-être, maisbien cordiales, de ces braves gens avec lesquels je trinquais pourla dernière fois.

L’étape du lendemain est longue. Noustraversons de longues vallées stériles, nous longeons desprécipices, nous gravissons des montagnes abruptes. Et, tout d’uncoup, après la descente d’une dernière côte rude, de l’autre côtéd’une rivière qu’on traverse à gué, on voit se dérouler une longueplaine au milieu de laquelle, à dix kilomètres au moins, s’élèventdes bâtiments blancs dont les toits de tuiles rouges éclatent ausoleil. C’est Zous-el-Souk.

Dans une heure et demie nous y serons.

 

Nous y sommes. Le Pandore m’a remis lesmenottes et vient de confier son cheval à un tringlot.

– Venez avec moi.

Je le suis, traversant à grandes enjambées,sans mot dire, la voie du chemin de fer et longeant l’espèce de rueaux deux côtés de laquelle s’élèvent quelques maisons àl’européenne, auberges et cantines. Brusquement, devant nous,apparaît le parapet en terre des retranchements qui entourent lecamp. Derrière, on aperçoit le sommet des marabouts et les toits debaraquements en briques. C’est là.

Je franchis le parapet. Je suis dans le camp.Et le gendarme, – qui est plus gendarme que méchant, – aprèsm’avoir soufflé à l’oreille :

– Allons, mon garçon, du courage !crie à un sous-officier qui se promène, les mains derrière ledos :

– V’là un oiseau que j’vousamène !

Chapitre 6

 

– Ah ! il n’en manque pas de cegibier-là ! s’écrie le sous-officier en ricanant. Et,s’adressant à moi :

– Allons, ouvrez votre sac.

J’ouvre le sac à distribution que j’ai apportéet j’en tire mes effets de linge et chaussures. Il examine le toutau fur et à mesure, minutieusement.

– Vous n’avez pas d’argent survous ?

– Non.

– Vous ne pouvez pas dire : Non,sergent ? Où avez-vous donc appris la politesse, bougre decochon ? Déshabillez-vous.

Je me déshabille et il palpe mes habitsscrupuleusement, froissant le col de la chemise et la ceinture dupantalon, fourrant les mains dans mes souliers. Il me fait ouvrirla bouche et cracher par terre. Il regarde s’il ne tombe pas despièces de cent sous.

– C’est bon. Si jamais l’on trouve survous de l’argent, du tabac ou d’autres choses défendues, gare àvous. – Venez avec moi.

Je le suis, en chemise, mes effets sous lebras. Il me fait entrer dans une baraque dont la porte estsurmontée d’un écriteau portant ces mots : « Magasind’habillement ». Tout le long des murs courent des rayonschargés d’uniformes, de linge, de gros paquets enveloppés de papiergris ; au plafond sont suspendus des sacs, des ceinturons, desustensiles de campement.

– Encore un ! hurle un sous-officierqui, tout au fond, écrit sur un gros registre. On n’en finit jamaisavec ces salauds-là. Flanquez-moi vos affaires dans un coin. Ça al’air encore joliment propre, tout ça ! Plein de poux, aumoins… Arrivez ici, nom de Dieu !

Il me jette à la figure un pantalon, une vesteet une capote.

– Essayez-moi ça.

J’enfile le pantalon. Un pantalon deprisonnier, en drap gris, tout uni. J’endosse la capote, griseaussi, avec des boutons de cuivre sans grenade, sans numéro ;au collet éclate un gros 5 en drap rouge. Il n’y a pas de glacedans la baraque et je le regrette. Je voudrais bien pouvoir meregarder un peu. Je dois ressembler à un pensionnaire de Centrale.Il ne me manque plus que le bonnet.

– Attrapez ça.

Je reçois en pleine poitrine une chose en drapgris – toujours – dont je ne m’explique pas bien la nature. Jefinis par m’apercevoir que c’est un képi. Un képi extraordinaire,par exemple. Très haut de forme, sans boutons, sans jugulaire, un 5rouge simplement collé sur l’étoffe grise, orné d’une visièrefantastique. Elle a au moins dix-huit centimètres de long, cettevisière ; c’est un carré de cuir d’une épaisseur extravagantedans lequel un cordonnier intelligent trouverait moyen de découperune paire de semelles ; avec un peu d’industrie, il pourraitmême réserver de quoi fabriquer les talons. Elle m’étonne, cettevisière ; je n’en reviens pas. Quel a été le dessein dugouvernement en dotant les compagnies de discipline d’uncouvre-chef comportant un accessoire de dimensions aussiexagérées ? A-t-il voulu faire preuve de sa mansuétude, mêmeenvers des indignes, en leur donnant le moyen de préserver descoups de soleil leurs nez indisciplinés ? N’a-t-il pas plutôtvoulu leur fournir un petit meuble portatif, une tablette toujoursutile dans les hasards des campements et qui peut leur servir àdéposer la portion retirée de leur gamelle ou à étendre la feuillede papier à lettres qui doit porter de leurs nouvelles à leursparents ?

– Êtes-vous gêné dans votreuniforme ? me demande le sergent d’habillement.

Pas le moins du monde. Je danse dedans. Lesjambes du pantalon ressemblent à deux sacs dans lesquels mes tibiasse perdent ; je pourrais mettre un locataire dans la capote.Quant au képi, deux fois trop grand, il ne me descend pas tout àfait sur les yeux parce que mes oreilles l’arrêtent en route.

– Ça va bien. Tenez, voilà un fourniment,un fusil, un sac. Et votre veste, vous l’oubliez ?

C’est vrai, j’oubliais ma veste que je n’aipas essayée et qui est restée par terre. Le sergent paraît furieuxde ma négligence.

– La veste, ici, constitue la grandetenue. Vous entendez ? Pour le travail, vous mettrez votrepantalon de treillis et votre blouse. Pour les appels et à partirde la soupe du soir, le pantalon de drap et la capote. Le pantalonde drap et la veste sont réservés pour les circonstancesexceptionnelles.

Ça me paraît très logique. En effet, si lessoldats de l’armée régulière revêtent la veste pour faire lescorvées les plus dégoûtantes, celle des latrines, par exemple, ilest clair qu’on ne peut mieux punir ceux qui se sont mal conduitsqu’en les contraignant à endosser le même vêtement pour les revuesde général-inspecteur. Il faudrait avoir le caractère bien malfait, profondément perverti, pour ne pas être sensible à uneprescription de ce genre-là.

Cette réflexion me met en gaîté. J’esquisse unsourire léger – oh ! très léger. – Seulement, le sergentl’aperçoit tout de même.

– Vous riez de mes observations, nom deDieu ! Vous serez privé de vin pendant huit jours !Venez, que je vous mène chez le perruquier.

Le perruquier, qui a été averti, probablement,est à la porte avec ses instruments. Il repasse son rasoir sur unevieille semelle de godillot. Que va-t-il me faire ? Va-t-il selivrer sur moi à l’une de ces expériences dont on m’a parlé auKef ? Tient-on absolument à connaître le fond de moncaractère ? Va-t-il me saigner aux quatre membres pour voir sije supporterai l’opération sans crier ? Va-t-il simplement mecirconcire ?

– Faites-le asseoir sur cette pierre aupied de votre marabout, lui dit le sergent à qui un de sescollègues vient de faire signe et qui est forcé des’éloigner ; et je vous engage à le soigner.

Ça y est. Je m’assois plus mort que vif. Jeregarde mon bourreau dans les yeux, comme pour implorer sapitié.

Il n’a pas l’air méchant. Il a plutôt l’airtriste. Il porte la tenue de travail – blouse et pantalon blancs –et un képi comme le mien. C’est un disciplinaire aussi, évidemment.J’en serai peut-être quitte pour la peur. Il abandonne son rasoiret prend une paire de ciseaux.

– Je vais commencer par les cheveux.

Et il se met en devoir de me les tailler, leplus ras possible. Tout en travaillant il cause.

– Tu es arrivé ce matin ?

– Oui.

– Combien as-tu encore de temps àfaire ?

– Trois ans.

– Trois ans ! – Il ricane –Assieds-toi un peu. Ça va se passer.

Puis, s’apercevant sans doute que sessarcasmes m’attristent, il reprend, d’une voix basse, de cette voixdes prisonniers qui craignent d’être entendus et qui jettent, enparlant, des regards furtifs autour d’eux :

– Tu sais, ce que je t’en dis, c’est pourblaguer. Le temps paraît long, ici ; mais enfin, ça se tiretout de même. Ainsi, moi, j’avais vingt mois à faire quand je suisarrivé et, dans trois mois, je serai libéré.

– Ah !

– Oui. À moins que d’ici là il nem’arrive quelque anicroche. On n’est jamais sûr du lendemain, ici.C’est à qui essayera de vous faire passer au conseil de guerre. Lescongés sont en caoutchouc, on les rallonge facilement. C’estpourtant bien assez de nous faire faire notre temps jour pourjour.

– Ah ! l’on fait ses cinq ans enentier ?

– Tout juste. Tu ne savais pas ça ?Je parie que tu ne sais seulement pas comment ça se passe,ici ?

Et il me donne des détails. Il m’apprendqu’aucun des règlements en vigueur dans l’armée régulière n’estapplicable aux Compagnies de Discipline et qu’elles sontentièrement soumises, par le fait, au bon plaisir du capitaine. Ilest formellement défendu de communiquer avec les soldats des autrescorps ainsi qu’avec les indigènes et les colons ; quant auxlettres, il faut les décacheter devant le vaguemestre, qui s’assurequ’elles ne contiennent ni argent ni mandat, et qui retient mêmeles timbres, quand elles en renferment. La nourriture ? Ellene vaut pas cher ; l’ordinaire est mis en coupe réglée. Leprêt ? On le touche en nature – quand on le touche. On n’estadmis au prêt qu’après deux mois au moins de séjour à lacompagnie ; à la première punition de prison, on est rayé dela liste.

– Alors, où passent les cinq centimes parjour et par homme alloués par l’État ?

– Moi non plus. Probablement où passe levin que les chaouchs suppriment régulièrement à la moitié del’effectif. Tu sais ce que c’est qu’un chaouch ? C’est unpied-de-banc, ou simplement un pied. Et un pied-de-banc, c’est unsergent. – Nous, on nous appelle les Camisards.

– Ah ! mais à propos, le sergentd’habillement m’a déclaré tout à l’heure que je serais privé de vinpendant huit jours.

– Eh bien ! pendant huit jours ilboira à ta santé le quart de vin accordé aux troupes de Tunisie. Tucommences bien, ajoute-t-il en riant. Si tu continues comme ça,avant huit jours tu iras faire un voyage là dedans.

Et il me désigne une petite cour fermée demurs derrière lesquels on entend les pas alourdis d’hommespesamment chargés, le cliquetis des armes qu’on manœuvre, descommandements longuement espacés.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– C’est la prison. Les prisonniers sonten train de faire le peloton. Tu ne connais pas la prison,ici ? et la cellule ? et les fers ?

Je fais un signe de tête négatif.

– Non ? Eh bien, je te souhaite dene jamais faire connaissance avec. Et puis, tu peux te vanterd’avoir de la chance : tu arrives juste au moment où les silossont supprimés. Tiens, tu vois, là-bas, au bout de la cour, cestrois trous à moitié bouchés avec du sable ? C’étaient lessilos. J’en ai vu descendre, là-dedans, des malheureux !Ah ! là, là !

– Et on les a supprimés, cessilos ?

– Oui, il y a un mois environ. On y avaitmis un type auquel on avait attaché les mains derrière le dos. Il yest resté près de quinze jours. À midi et le soir on lui jetait,comme d’habitude son bidon d’eau qui se vidait en route et sonquart de pain qu’il attrapait comme il pouvait. Je me souviens que,pendant les cinq ou six derniers jours, il criait constamment pourqu’on le fît sortir. Enfin, quand on l’a retiré, il était à moitiémangé par les vers.

– Oui, mangé par les vers, reprend leperruquier qui a fini de me couper les cheveux et remue un vieuxblaireau dans un quart de fer blanc. Tu comprends bien qu’ayant lesmains attachées derrière le dos, il ne pouvait pas se déculotter.Il était forcé de faire ses besoins dans son pantalon. À force, lesexcréments ont engendré des vers et les vers se sont mis à luimanger la chair. Il avait le bassin et le bas-ventre à moitiédévorés. On l’a porté à l’hôpital et il est mort huit jours après.Le médecin en chef a fait du pétard et a réclamé au ministère.Alors, on a supprimé les silos. Oh ! ça ne fait rien, il y ades choses qui les remplacent avantageusement. Tu verras. Lève lementon, que je te rase. Tu sais, ici, on rase tout, barbe etmoustache. Les disciplinaires n’ont pas le droit d’en porter. C’estce qui les distingue des condamnés aux travaux publics qui, eux,portent la barbe et la moustache, mais ont la tête complètementrasée à l’aide d’un rasoir. C’est pour ça qu’on les appelle lesTêtes-de-Veaux.

– Ah ! et pourquoi leur rase-t-on lecrâne, à eux, et la face à nous ?

– C’est ce qu’on se demande, me répond leperruquier.

Sans doute, et c’est à quoi l’on ne peuttrouver de réponse, la bêtise s’alliant toujours, et dans une largemesure, à la méchanceté, dans la rédaction des règlementsmilitaires.

 

Tout d’un coup, le clairon sonne.

– C’est la breloque, me dit le perruquierqui a cessé de me raser, la sonnerie qui annonce la fin du travail.Tu vas voir les hommes revenir des chantiers. Oh ! ils ne sontpas beaucoup ; une cinquantaine, tout au plus. Le reste est àdroite et à gauche, dans des détachements. Seulement, ils vontprobablement rentrer tous au Dépôt un de ces jours ; on ditque la compagnie va partir prochainement pour le Sud.

– Vraiment ?

– Oui. Le capitaine est depuis deux joursà Tunis pour prendre des ordres… Tiens, les voilà.

Ils rentrent en effet, les disciplinaires quireviennent du travail ; quatre par quatre, correctementalignés, leurs outils sur l’épaule, ils pénètrent dans le camp ets’alignent devant la rangée des marabouts. Ils ont un air sinistre,avec leurs figures glabres, bronzées, leurs yeux sans expressionsous leurs sourcils froncés, leurs physionomies d’esclaves éreintéset rageurs. Ils entrent l’un après l’autre dans une baraque où ilsdéposent leurs pelles et leurs pioches, que le sous-officier quim’a reçu le matin compte au fur et à mesure, et disparaissent dansles tentes. Le sergent a fini de dénombrer les pelles etles pioches. Il ferme la porte de la baraque et m’aperçoit.

– Qu’est-ce que vous foutez là ?Voulez-vous vous dépêcher d’aller astiquer vos armes et votrefourniment ! On ne vous a pas dit que vous comptiez à la 10esection ?… Vous comptez à la 10e. Voilà votre marabout, enface. Portez-y vos affaires. Et que je vous y repince, le bec enl’air !…

J’entre dans la tente, traînant derrière moimes effets entassés dans un couvre-pieds. Sept ou huit hommes, danscette tente, accroupis sur des nattes, occupés à nettoyer leursfusils. Je cherche une place. Aucun d’eux ne m’adresse la parole.On dirait qu’ils ont peur de se compromettre.

– Tiens, mets-toi là, me dit à la fin ungarçon sec et maigre, de taille assez exiguë, mais à la physionomiefranche et ouverte, aux yeux noirs pleins d’énergie. Mets-toi là etnettoie tes affaires. Il y a revue d’armes à une heure.

– À une heure ? Bah ! alors,j’ai le temps ; il est à peine dix heures.

– Ah ! tu as le temps, s’écrient enmême temps quatre ou cinq de mes nouveaux camarades. Tu vas voir çatout à l’heure, comme on a le temps de faire quelque chose,ici ! Depuis cinq heures du matin nous sommes au travail, etjusqu’à huit heures du soir si tu nous trouves un quart d’heure deliberté, tu seras rudement malin.

Ils ont eu raison. Je n’ai pas été assez malinpour trouver ce quart d’heure-là.

À dix heures, on a sonné la soupe. Il a fallualler s’aligner, se mettre en rangs et défiler un par un devant lacuisine où chacun prend, en passant, une gamelle à moitié vide. Àonze heures, le clairon a sonné de nouveau. Encore un alignement,encore un défilé sous un hangar où l’on nous a rangés encercle ; il s’agissait, cette fois-ci, d’une théorie de troisquarts d’heure sur le respect dû aux supérieurs. À midi, nouvellesonnerie, nouvel alignement. On fait l’appel général. De midi etdemie à une heure, les pieds-de-banc passent une revue d’armes dansles tentes. À une heure, le clairon appelle au travail. Ons’aligne, on double par quatre et l’on part pour les chantiers donton revient à cinq heures. À cinq heures et demie, clairon,alignement, défilé devant la cuisine, On a une demi-heure pourmanger la soupe. À six heures, le clairon se fait encore entendre.On se dirige cette fois-ci – toujours après s’être alignés – versun grand terrain où s’élèvent des appareils de gymnastique. Uneheure et demie de trapèze, de barre fixe et de corde à nœuds ;la dernière demi-heure est consacrée aux sauts de piste. Le claironsonne, comme la nuit tombe ; c’est la retraite. On rentre aucamp, on s’aligne une dernière fois et les chaouchs procèdent àl’appel du soir. On a le droit de dormir jusqu’au lendemain, cinqheures du matin. De dormir, bien entendu ; il est défendu deparler, en effet, après l’appel du soir – ainsi qu’il est interditde causer sur les chantiers – et les chaouchs veillent, en rôdantcomme des chiens autour des tentes, à l’observation desrèglements.

Y ai-je assez souffert, mon Dieu ! surces chantiers, pendant les quatre mortelles heures de travail del’après-midi ! Il s’agit de creuser une rampe conduisantfacilement à la Medjerdah qui coule à deux cents mètres du camp. Onm’avait muni d’une pioche. Il y avait certainement deux heures queje m’escrimais avec cet instrument, que je n’avais pas encoreabattu assez de terre pour cacher le fond de la brouette. C’estqu’elle était dure en diable, cette terre ! Il m’en venait descalus aux mains, je suais à grosses gouttes, j’avais les brasrompus et je n’avançais pas. Les chaouchs qui nous gardaient, lerevolver au côté, venaient bien, à tour de rôle, me menacer de mefiche dedans et me traiter d’imbécile. Ça m’encourageait un peu,évidemment, mais mon outil persistait à ne faire au sol tunisienque d’insignifiantes blessures. J’étais forcé de m’avouer que jen’étais pas plus adroit de mes mains qu’un cochon de sa queue.

Je devais bénéficier, il est vrai, d’unecirconstance atténuante : j’étais gêné, très gêné dans mesefforts. Chaque fois que je portais la tête en avant et quej’étendais les bras pour accompagner le coup de pioche, mon képi medescendait sur les yeux. Je n’y voyais plus clair du tout. À lafin, exaspéré, j’ai pris le parti de mettre mon couvre-chef enarrière, en casseur d’assiettes, la grande visière en l’air, toutedroite, menaçant le ciel.

Un caporal est accouru.

– Vous n’en foutez pas un coup !bougre de feignant ! Vous avez de la veine que ce soit lapremière journée ! Si vous travaillez comme ça demain, gare àvotre peau ! Et puis, qu’est-ce que c’est que cette manière dese coiffer à la d’Artagnan, avec un air de se fiche dupeuple ? Coiffez-vous droit !

– Caporal, mon képi me descend sur lesyeux. Il est beaucoup trop grand.

– Mettez de l’herbe dans le fond.

J’ai arraché quatre ou cinq poignées d’herbeset je les ai mises dans le fond. Il m’en pend des brins sur lefront et sur les joues. Je dois ressembler à un dieu marin quivoyage incognito, avoir l’air d’un palefrenier distrait qui craintde ne plus penser à la provende de son cheval, d’un herboriste enexcursion qui a oublié sa boite de fer-blanc. Et puis c’est d’ungênant ! Ça vous pique, ça vous chatouille. On ne se figurepas comme c’est gênant, d’avoir des végétaux sur la tête.

 

Enfin, la journée est finie. Ouf ! Àpropos, j’en ai encore combien, comme celle-là, à passer ?

Trois fois trois cent-soixante-cinq font…Mille quatre-vingt-quinze. Mille quatre-vingt-quinze jours pareilsà celui-là ! Mais il y a de quoi devenir fou !

Et, m’étendant sur la natte qui me sert dematelas, je me plonge dans des réflexions lugubres.

 

Mon voisin, celui qui, le matin, m’a indiquéune place à côté de lui, se tourne de mon coté.

– Tu n’as pas de tabac, aumoins ?

– Non.

Il me passe un paquet de tabac et du papier àcigarettes. Puis, il s’enveloppe la tête de son couvre-pieds pourenflammer une allumette qu’il fait craquer tout en toussant trèsfort.

– Tu feras comme moi pour allumer et tucacheras le feu. Il est défendu de fumer après l’appel et il nefaut pas faire voir la lumière. D’ailleurs, tu n’es pas admis auprêt ; tu n’a pas le droit de fumer.

Je suis ses indications et, quand j’ai alluméune cigarette, il reprend :

– Comment t’appelles-tu, déjà ?

– Froissard.

– Ne parle pas si fort ; on pourraitt’entendre et on te flanquerait dedans. On peut causer, mais toutbas. Moi, je m’appelle Queslier. Tu es de Paris ?

– Oui.

– Moi aussi. Il y en a pas mal deParisiens, ici. Eh bien ! puisque nous sommes pays, je vais tedonner un bon conseil : c’est de faire l’imbécile tant que tupourras et de ne jamais répondre aux gradés ouvertement. Tucomprends, nous sommes au dépôt ; ils se sentent forts ;ils sont presque aussi nombreux que nous, et si ne marchions pasdroit, ils ont des troupes régulières, à côté d’eux. Ah !quand on est en détachement, c’est autre chose. Moi j’y étais.J’étais au détachement de Sandouch ; je suis tombé malade etl’on m’a expédié à l’hôpital. De là, on m’a envoyé ici. Endétachement, on est beaucoup plus libre ; on est là quaranteou cinquante hommes, au plus, avec trois ou quatre gradés qui,quelquefois, n’en mènent pas large.

– Et tu n’y retourneras pas, àSandouch ?

– Mais non. J’aime autant ça. Tout lemonde y est malade. Sur cent vingt que nous étions, je suis sûrqu’il y en a à peine dix exempts de fièvres et de dysenterie. Onnous faisait tracer une route dans des terrains marécageux ;alors, tu comprends… Du reste, la Compagnie ne va pas tarder àpartir d’ici.

– Tu crois ? Et oùira-t-on ?

– Je ne sais pas. Dans le Sud. J’aientendu le capitaine en parler l’autre jour. Il est justement àTunis pour cette affaire-là. Dans le courant du mois prochain, tuverras rentrer les détachements. Seulement. je ne sais pas commentcelui de Sandouch s’y prendra pour revenir, à moins de faire lesétapes à quatre pattes.

– Ils sont si malades que cela ?demande un homme couché en face de moi, de l’autre côté de latente, que j’ai vu revenir de Tunis, par le chemin de fer, dans lasoirée, avec ses armes et son sac.

Queslier ne répond pas ; et, quand oncommence à entendre les ronflements de l’individu qui s’est décidéà s’endormir, il se penche vers moi.

– Tu sais, quand tu auras quelque chose àdire, garde-le pour toi, ça vaudra mieux. Ne t’avise pas d’allerfaire part de tes impressions au premier venu. Le camp est plein debourriques.

Et, comme je parais étonné del’expression :

– Oui, des bourriques, des moutons, desespions, si tu veux. C’en est plein. À part cinq ou six anciens, iln’y a ici que des jeunes, des nouveaux arrivés, un troupeau devaches qui ne demandent qu’à se mettre bien dans les papiers despieds-de-banc. Pour ça, vois-tu, ils feraient tout. Ils sedénoncent réciproquement ; ils se cassent du sucre sur le dosles uns des autres. Ils vendraient leur père. Qu’est-ce que jedis ? Le vendre ? Ils sont bien trop bêtes pour ça :ils le donneraient. Défie-toi d’eux. Si je t’en parle, tu sais,c’est par expérience. Il y a assez longtemps que je suis à laCompagnie pour les connaître.

– Depuis combien de temps yes-tu ?

– Depuis dix mois.

– Et combien en as-tu encore àfaire ?

– Quarante.

– Quarante ? Mais tu y fais donc toncongé ?

Il me raconte son histoire. Il estmécanicien-ajusteur. Depuis l’âge de dix-huit ans, il faisaitpartie d’un groupe socialiste dont il avait suivi assidûment lesséances jusqu’au moment de la conscription. Après avoir tiré, ausort, un mauvais numéro, ne se sentant aucun goût pour l’étatmilitaire, ne comprenant pas, d’ailleurs, pourquoi le gouvernementlui demandait cinq ans de sa vie, à lui, ouvrier, non-possédant,pour la défense de la propriété, il hésita fort à rejoindre lecorps qui devait lui être désigné ultérieurement. Il s’adressa àquelques chefs du parti révolutionnaire qui l’engagèrent à faireson temps, tout au moins s’il était envoyé dans un régiment casernéen France. L’ordre de route arriva. On l’envoyait à Saint-Girons.Il s’y rendit et y passa près de trois mois, très tranquille, ne selivrant à aucune propagande. Un beau jour, le colonel le fitappeler et lui déclara qu’il avait l’intention de l’envoyer enAfrique ; le régiment y avait un bataillon, à Karmouan. Cebataillon manquait de comptables ; le commandant en réclamaità chaque courrier. Queslier pouvait très bien fairel’affaire ; on avait pensé à lui ; il avait de bonnesnotes, paraissait robuste, etc. Bref, il fut conduit à Marseille,embarqué sur un paquebot qui partait pour la Tunisie. Aussitôtqu’il fut arrivé à Karmouan, le commandant le fit demander et luidit à brûle-pourpoint : « Vous êtes une canaille. Vousavez fait partie d’une société secrète qui s’appelle : laDynamite. Du reste, voilà les notes qu’on m’a transmises àvotre sujet. Le colonel n’a pas voulu vous traiter comme vous leméritiez, en France, à cause de ces sales journaux qui fourrentleur nez dans tout ce qui ne les regarde pas. C’est pour cela qu’ilvous a envoyé ici. Et moi, je vous déclare ceci : c’est que,si vous ne filez pas droit, je vous montrerai comment je traite lescommunards. Vous voyez ces quatre galons-là ? Eh bien !je n’en avais que trois avant la Commune ; le quatrième, on mel’a donné pour en avoir étripé quelques douzaines, de cessalauds !… Allez, crapule ! »

Vingt-quatre heures après, Queslier avaitquinze jours de prison pour avoir manqué à l’appel du soir. Enréalité, il s’était trouvé en retard de deux minutes à peine. Ilécrivit une lettre de réclamation au général commandant le corpsd’occupation. Le commandant, ayant eu connaissance du fait, écrivitde son côté au général pour protester contre les calomniesenfermées dans la missive expédiée par un de ses soldats. Legénéral, édifié par les notes que le commandant avait jointes à salettre, considérant en outre que Queslier s’était servi d’encreviolette pour correspondre avec lui, lui octroya généreusementsoixante jours de prison.

Queslier fit sans murmurer ces soixante jours.Au bout des deux mois, comme il allait sortir, le commandant eutl’idée de visiter les locaux disciplinaires. Il examinaminutieusement les murs et finit par découvrir sur l’un d’euxl’inscription qu’il cherchait sans doute. On avait écrit sur lamuraille : « Vive la Révolution sociale ! »Queslier protesta de son innocence. Néanmoins, il fut maintenu enprison jusqu’à nouvel ordre, passa au conseil de corps huit joursaprès et fut presque aussitôt dirigé sur la 5e compagnie dediscipline.

– Hein ? Qu’est-ce que tu endis ? me demande Queslier. Est-ce assez canaille ? Est-ceassez jésuite ? Tu vois, maintenant, je n’ai pas d’intérêt àdissimuler, n’est-ce pas ? Eh bien ! je te jure que cen’est pas moi qui avais écrit sur le mur.

– C’est raide tout de même.

– Écoute donc quelque chose de plus raideencore, si c’est possible. J’avais, dans le groupe dont je faisaispartie, à Paris, deux camarades qui ont tiré au sort en même tempsque moi. Ils ont eu de bons numéros. Ils n’avaient qu’un an àfaire. On les a expédiés dans un régiment en garnison du côté deBordeaux ; il y ont passé huit jours et, au bout de cettesemaine, sans jugement, sans rien, sans les faire passer au conseilde guerre ni au conseil de corps, sans les prévenir, on leur a misles menottes aux mains et on les a envoyés, entre deux gendarmes,comme deux malfaiteurs, dans un régiment dont j’ai oublié lenuméro, mais qui occupe plusieurs points dans le Sud-Oranais.

– Ah ! oui, continue-t-il au boutd’un instant, on voit de drôles de choses. Pourtant, à vrai dire,il n’y a là rien d’étonnant. Avec un gouvernement bourgeois !…Tu as l’air d’avoir reçu de l’éducation, toi ? Tu esbachelier, au moins ?

– Oui.

– T’es-tu occupé quelquefois desquestions sociales ?

– Très peu.

– Ah ! Eh bien ! si tu veux, jet’instruirai là-dessus, moi. Tu verras qu’il n’y a pas que du cotondans nos idées, à nous, et qu’il n’y a pas besoin de savoir lelatin pour voir clair. C’est curieux comme, généralement, les gensinstruits sont bêtes. Tiens, il y a là, au bout de la tente, ungrand garçon, bachelier aussi, pas mauvais diable, mais si peumalin ! Il ne se rend même pas compte de sa situation,l’animal, et, quand il sera rentré dans la vie civile, si jamais ily a un coup de chien, je suis sûr qu’il nous canardera avecplaisir, nous qui ne demanderions qu’à nous faire crever la peaupour mettre un terme à un état de choses dont il a été victime.Parole d’honneur, les illettrés ont l’intelligence plusouverte ; celui qui est couché à côté de moi, là, il comprendtrès bien…

– Celui qui a les bras couverts detatouages ?

– Les bras ? Si tu disais le corps.Il est tatoué des pieds à la tête. Il est tatoué en amiral. Il a lecostume complet ; les palmes par devant, les pans de l’habitbrodé sur les fesses, les épaulettes sur les épaules, les ornementssur le cou et les bandes du pantalon sur les jambes. On lui a mêmetatoué une paire de bottes avec des glands, sur les mollets et surles pieds. Il se nomme Pormelle, mais on l’appelle l’Amiral, àcause de ses tatouages. C’est un très bon garçon. Dans la tente, tupeux te fier à lui et à Barnoux, le bachelier. Barca… Dis donc,voilà au moins une heure que nous causons. Si nous dormions unpeu ?

Oui, mais auparavant, je voudrais bien luiposer une question qui me brûle la langue.

– On m’a dit qu’il y avait des sorties,qu’on pouvait, au bout d’un certain temps, sortir de la compagnieet être versé dans l’armée régulière. Est-ce vrai ?

Queslier se met sur son séant.

– Oui, c’est vrai. Pour sortir d’ici, ily a deux moyens : faire comme celui-ci…

Et il étend le bras vers l’homme qui lui aadressé la parole tout à l’heure, et auquel il n’a pas voulurépondre.

– Qu’est-ce qu’il a fait ?

– Il a rendu un faux témoignage pourfaire plaisir à un chaouch ; un chaouch qui voulait sedébarrasser d’un pauvre diable qui l’embêtait. Le chaouch aprétendu faussement que l’individu en question l’avait insulté etce lâche-là, auquel je casserais la gueule si je ne craignais qu’onne me fît payer sa sale peau plus cher qu’elle ne vaut, a affirméavoir entendu l’insulte. Il revient aujourd’hui de Tunis où il aservi de témoin à charge et a fait condamner l’autre à cinq ans detravaux publics. Quand on veut gagner une sortie, le plus simpleest de faire comme lui. Maintenant, il y a encore un autremoyen.

– Quel moyen ?

– Lécher les pieds des gradés, se mettreà genoux devant eux. Ça, c’est moins difficile, mais, c’est égal,je n’ai jamais pu m’y habituer.

Et Queslier s’allonge sur sa natte.

 

Je réfléchis longtemps. Oui, c’est dégoûtant,c’est odieux, de faire partie de cette bande de chiens-couchantsqui s’en vont, l’oreille basse et la queue en trompette, flatterleurs maîtres et lécher les mains de leurs bourreaux ; maispasser trois années ici, dans ce bagne, dans un pareilmilieu !… C’est l’abrutissement, sans doute ; la mort,peut-être… En aurai-je la force, seulement ? Aurai-je la forcede recommencer, sans paix ni trêve, des journées comme celle que jeviens de finir ? Aurai-je le courage de souffrir, pendanttrois ans, tout seul, sans personne pour me soutenir, – sanspersonne pour me regarder, – avec le fantôme de la liberté futurequi fuira devant moi et le spectre de la liberté passée qui, déjà,grimace douloureusement ?…

Me mettre à plat ventre dans la boue,alors ? Payer ma délivrance avec la sale monnaie qui a coursici, ramasser ma grâce dans l’ordure ?… Ah !malheureux !…

Et je ne sais comment, tout d’un coup, sedresse devant mes yeux l’image d’une vieille parente qui m’a élevé,une protestante austère. Je me souviens d’un jour où, après avoirfait quelque sottise, je m’étais jeté à ses genoux pour luidemander pardon, et je me rappelle avec quelle force la vieillecalviniste m’avait remis sur mes pieds en criant :

– Relève-toi, gamin ! Un homme nedoit s’agenouiller que devant Dieu !

Je ne crois plus en Dieu – en son Dieu.

Je ne me mettrai à genoux devant personne.

Chapitre 7

 

Il me semble qu’il y a des siècles que je suisarrivé à la Compagnie, – et il n’y a que deux mois. Le temps ne m’ajamais paru aussi long. Les journées ont plus de vingt-quatreheures, ici… De toutes les sensations douloureuses qui m’avaientassailli au début et qui, peu à peu, m’abandonnent, celle del’interminable longueur du temps est la seule qui persiste. Elleaugmente d’intensité tous les jours. Elle m’assomme ; elle medésespère aussi, car elle me force à penser – et je voudrais neplus penser. Je voudrais vivre en bête. Comme le bœuf qu’on faitsortir tous les matins de l’étable, le front courbé sous le mêmejoug, qui trace aujourd’hui un sillon, demain un sillon parallèle,piétinant sans cesse le même champ fermé du même horizon,impassible, habitué au poids de la charrue, insensible àl’aiguillon du bouvier.

Les coups d’aiguillon que je reçois, moi, cesont les insultes. Ils ne m’épargnent pas, les chaouchs, durant lesjournées sans fin qui se ressemblent toutes, même les dimanches,consacrés aux travaux de propreté. Que je prenne part à unexercice, que j’assiste à une revue, que, pendant le travail,j’essuie mon front mouillé de sueur, l’injure pleut sur moi.

– Ils te cherchent, m’a dit Queslier. Tafigure ne leur revient pas, probablement. Ils veulent trouver unprétexte pour te mettre en prison et pour t’envoyer de là auconseil de guerre. Ne dis rien, ne réponds rien.

Je ne réponds rien. J’avale silencieusementles outrages, je ferme l’oreille aux provocations. C’est dur, toutde même ; je ne sais pas si j’aurai le courage de supportercela pendant les trente-quatre mois que j’ai encore à faire. J’aibeau me répéter qu’on n’est jamais sali que par la boue et que cesgens qui s’acharnent lâchement sur moi sont des brutes et descanailles…

 

Ah ! oui, des brutes et des canailles,ces sous-officiers et ces caporaux aussi dénués de cœur qued’intelligence, ces hommes qui demandent à aller exercer contreceux qu’ils devraient considérer comme leurs frères, des soldatscomme eux, le métier de garde-chiourme ! Quelle vie ignoble etvile ils mènent ! comme ils devraient trouver triste leurexistence, s’ils savaient s’en rendre compte ! Haïs, méprisés,se jugeant peut-être méprisables, ils font ce qu’ils peuvent pourse venger de ce dédain et de ce dégoût qu’ils sentent peser sureux. Rien ne leur coûte pour cela. Ils ne reculent ni devant lesbrutalités, ni devant les mensonges, ni devant les provocations, nidevant la calomnie. Il n’est pas de moyen qu’ils n’emploient, iln’est pas de manœuvre, basse et vile à laquelle ils ne se livrentpour arriver à avoir raison d’un individu qui ne se plie pas àtoutes leurs fantaisies. Le sentiment de la haine contre lesmalheureux qu’ils ont sous leurs ordres et qu’ils commandentrevolver au poing, celui de la vengeance idiote et lâche àsatisfaire à tout prix, finissent par étouffer chez eux tout autresentiment. L’homme est annihilé et remplacé par la bête fauve. Lesneuf dixièmes sont des Corses.

Parmi les officiers, quelques-uns, comme leurssous-ordres, qu’ils valent bien, ont demandé à quitter leursrégiments pour venir aux Compagnies de Discipline ; D’autres yont été envoyés par mesure disciplinaire ; ceux-là, n’ayantd’autre dessein que d’essayer de rentrer dans les cadres de l’arméerégulière, font généralement preuve d’un zèle exagéré qui setraduit par des actes d’une sévérité excessive. La plupart dutemps, ils évitent de se compromettre directement. À quoibon ? N’ont-ils pas sans cesse sous la main les chaouchstoujours prêts à satisfaire leurs haines ou leurs rancunes ?Ils savent si bien se transformer en chiens-couchants, cesbouledogues, et mettre leur avilissement et leur bassesse à l’égardde leurs supérieurs au niveau de leur morgue et de leur insolencevis-à-vis de leurs inférieurs !

 

Tout ce monde-là vit – est-ce vivre ? –sous la coupe du grand pontife : le capitaine. Un drôle decorps, celui-là : moitié calotin, moitié bandit. UnRobert-Macaire mâtiné de Tartufe, un Cartouche qui sait semétamorphoser en Basile. Un nez qui ressemble à un bec de vautour,des moustaches à la Victor-Emmanuel, des yeux de cafard et unmenton de chanoine ; l’air d’un bedeau assassin qui vousmontre le ciel de la main gauche et qui vous assomme, de la maindroite, avec un goupillon. Il porte son képi sur l’oreille, de lafaçon dont le capitaine Fracasse devait porter son feutre et tourneles pouces, en vous parlant, comme les dévotes, après déjeuner.Quand il a une méchanceté à dire, il sait comme pas unl’entortiller de phrases mielleuses qui semblent toutes fraîchespondues par un sacristain. La famille, la religion, cela revientsans cesse dans ses discours où il nous promet de nous faire passerau conseil de guerre pour la moindre peccadille. Il a l’air dedonner l’absolution à un homme quand il le fourre en prison et delui accorder la bénédiction papale lorsqu’il ordonne de le mettreaux fers. Il trafique de nous comme de simples nègres. Il vendnotre travail aux mercantis du pays auxquels nous élevons desmaisons, à son compte, en utilisant, bien entendu, les matériaux dugouvernement. Il se soucie fort peu de ce que nous pouvons enpenser. Il offre au Dieu de paix et de charité la haine et lemépris qu’il peut inspirer aux malheureux qu’il a sous ses ordres.Du reste, il se commet le moins possible avec eux, les regardecomme des serfs taillables et corvéables à merci dont il doitsimplement chercher à tirer tout le parti possible, et garde desallures de pontife difficilement abordable. Méchant, il l’est, etcela se conçoit. Un homme qui conserve encore au fond de luiquelques sentiments d’humanité ne demande pas à remplir depareilles fonctions. Sans scrupule aussi, malgré ses mômeries demarguillier. Tout lui est bon, pourvu qu’il remplisse ses poches.Une cruauté ne lui déplaît pas, quand il n’a rien de mieux à faire.Autrement, il préfère un tripotage, une combinaison quelconque quilui permettra de grossir le sac d’écus qu’il remplit à nos dépens.S’il avait été bourreau et qu’il eût aperçu, au moment de fairetomber le couperet, une pièce de dix sous sur la plate-forme de laguillotine, il aurait parfaitement laissé le cou du patient dans lalunette et eût ramassé la pièce avant de tirer la ficelle.

 

– Tu as tort de t’emporter comme celacontre les hommes, me dit Queslier le soir, lorsque je lui faispart de l’amertume de mes réflexions. Il ne faut pas s’en prendreaux individus ; il faut s’attaquer au système.

Le système, il y a longtemps qu’il le connaîtet qu’il le déteste, cet ouvrier qui sait tout au plus ce qu’onenseigne à l’école primaire, mais qui a appris, à l’école de lamisère, à penser bien et à voir juste. Il m’a expliqué, verset parverset, le texte de cet évangile que j’avais à peine feuilleté,dans mon dédain bourgeois, et dont les chapitres sont écrits avecle sang et les larmes des Douloureux, – quelquefois avec leurfiel.

Je comprends aujourd’hui bien des choses queje ne m’expliquais pas hier.

Je sais que les Compagnies de Discipline, lesateliers de Travaux Publics, sont la conséquence immédiate etforcée des armées permanentes. Je sais pourquoi une pénalité énormeest suspendue au-dessus de la tête du soldat indocile et pourquoi,lorsque celui-ci est assez habile pour se dérober, lorsque lagriffe ignoble de la justice militaire n’a pas pu l’agripper, aulieu de le battre de verges et de lui donner des cartouches jaunes– ce qu’on faisait autrefois – on l’envoie à Biribi, – ce qui estpire. Je sais pourquoi la société bourgeoise qui, pour sauvegarderses intérêts, fait d’un citoyen un soldat, fait d’un soldat unforçat le jour où celui-ci essaye de secouer le joug de ladiscipline écrasante qui l’humilie et l’abrutit. C’est parcequ’elle a besoin, comme toutes les sociétés usurpatrices, d’appuyersa domination sur la terreur, parce qu’elle a besoin de se fairecraindre sous peine de perdre son prestige et de risquerl’écroulement.

Ce qu’elle veut, à tout prix, c’est uneobéissance passive et aveugle, un abrutissement complet, unavilissement sans bornes, l’obéissance de la machine à la main dumécanicien, la soumission du chien savant à la baguette dubanquiste. Prenez un homme, faites-lui faire abnégation de sonlibre-arbitre, de sa liberté, de sa conscience, et vous aurez unsoldat. Aujourd’hui, à la fin du dix-neuvième siècle, quoi qu’on endise, il y a autant de différence entre ces deux mots :soldats et citoyens, qu’il y en avait au temps de César entre cesdeux autres : Milices et Quirites.

Et cela se conçoit. L’armée, c’est la pierreangulaire de l’édifice social actuel ; c’est la forcesanctionnant les conquêtes de la force ; c’est la barrièreélevée bien moins contre les tentatives d’invasion de l’étrangerque contre les revendications des nationaux. Les soldats, ces filsdu peuple armés contre leur père, ne sont ni plus ni moins que desgendarmes déguisés. Au lieu d’une culotte bleue, ils portent unpantalon rouge. Voilà tout. Le but de leurs chefs, les souteneursde l’État, est d’obtenir d’eux, textuellement, « uneobéissance absolue et une soumission de tous les instants, ladiscipline faisant la force principale des armées. »

 

Or, la discipline – on l’a dit – ladiscipline, c’est la peur. Il faut que le soldat ait pluspeur de ce qui est derrière lui que de ce qui est devant lui ;il faut qu’il ait plus peur du peloton d’exécution que de l’ennemiqu’il a à combattre.

C’est la peur. Le soldat doit avoirpeur de ses chefs. Il lui est défendu de rire lorsqu’il voitMatamore se démasquer et Tranche-Montagne se métamorphoser enRamollot. Il lui est défendu de s’indigner quand il voit commettreces vilenies ou ces injustices qui vous soulèvent le cœur. Il luiest défendu de parler et même de penser, ses chefs ayant seuls ledroit de le faire et le faisant pour lui.

Et s’il rit, s’il s’indigne, s’il parle, s’ilpense, s’il n’a pas peur, alors malheur à lui ! C’est unindiscipliné : disciplinons-le ! c’est un insurgé :matons-le ! Donnons un exemple aux autres ! – Aubagne ! – À Biribi !

 

Oui, cela, je le sais maintenant. Je le sens.– Je l’ai senti tout d’un coup, si brusquement que j’en suis touttroublé. La fouille où s’est effondré l’échafaudage branlant de mesvieilles idées bourgeoises, je n’ose encore la combler avec denouvelles croyances. Je suis un converti, mais je ne suis pas unconvaincu.

 

– Il faut s’attaquer au système, répèteQueslier, rien qu’au système. Vois-tu, lorsque le peuple saura bience que c’est que les armées permanentes, quand il saura qu’il estde son intérêt de jeter bas cette institution qui le ruine, quandil comprendra que ceux qui vivent de l’état militaire ne formentqu’une caste établie sur des préjugés et des intérêts égoïstes, iln’en aura pas pour longtemps… Un quart d’heure de réflexion et uneheure de colère…

Je hoche la tête. Je crois que pour arracherde leurs gonds les portes de l’enfer social, la colère ne suffitpoint. C’est la Foi qu’il faudrait.

– Alors, tu penses que le peuple n’a pasla foi ? Tu ne crois pas au peuple ?

Pas trop. Il passera de l’eau sous les ponts,j’en ai peur, avant qu’il prenne le parti de ne plus réserver sesadorations aux idoles qui boivent ses sueurs et son sang. Et jecrains bien que ses admirations et son respect n’aillent longtempsencore à l’être empanaché, bariolé, couvert de clinquant, – reître,condottière, soudard ou soldat, – à celui qui a été l’Hommed’Armes, et qui devient aujourd’hui, par la force même des choses,le maquereau social.

Chapitre 8

 

– Voilà le détachement de Sandouch quirentre ! s’écrie l’Amiral, qui vient de sortir pour allerreporter les gamelles à la cuisine.

Nous nous précipitons tous hors desmarabouts.

Au loin, sur la route qui, à quinze centsmètres du camp, traverse la Medjerdah, on aperçoit une longue filede mulets dont les cacolets sont chargés d’hommes. Derrière, sansordre, marchant par petits groupes ou isolément, des soldatsrevêtus de la capote grise qui, de loin, paraît noire, suiventlentement, s’arrêtant parfois un instant et reprenant leur marchetitubante d’ivrognes ou d’hallucinés. On dirait un cortège macabresuivi d’une procession de croque-morts ivres.

 

Ils arrivent, ils entrent dans le camp. Undéfilé lamentable d’hommes harassés, éclopés, au teint plombé oujaunâtre, aux yeux ternes, aux membres las. Une douzaine à peineportent leurs sacs ; une quarantaine, la figure terreuse, lesyeux à moitié fermés ou agrandis par la fièvre et brillant d’unéclat qui fait mal, les mains osseuses pendant au bout des brasinertes, sont juchés sur les cacolets. Il faut les prendre sous lesaisselles, à deux ou trois, pour les aider à descendre ; et, àpeine à terre, sans se soucier des ruades des mulets, sourds auxordres des chaouchs qui leur commandent de se lever, ils selaissent tomber au milieu du chemin, n’importe où, s’affalant commedes choses, incapables de faire un mouvement. Ils ont à peine laforce de parler, ne répondant pas aux questions qu’on leur pose,demandant à boire d’une voix sourde, entrecoupée, en découvrantsous leurs lèvres violettes de longues dents jaunes que lesfrissons de la fièvre entrechoquent. Il faut prendre le parti deles aider à aller s’asseoir sur le soubassement en pierres d’unebaraque.

Un à un arrivent les traînards, boitant,tirant la jambe, couverts de poussière, quelques-uns avec leurspantalons et leurs capotes tout mouillés – des fiévreux qui se sontagenouillés dans l’eau, pour boire, en traversant la Medjerdah.

L’officier qui commande le détachement, unlieutenant aux longues moustaches blondes, les fait aligner sur unseul rang. Les hommes se rangent tant bien que mal, les plusmalades s’appuyant sur leurs fusils ou sur les bâtons qui les ontaidés à marcher, pendant les étapes. Ils ont l’air tristementpensif des chevaux fourbus, des bêtes de somme éreintées quis’affaissent dans les brancards, le corps tassé, appuyé dansl’avaloire, la tête morne, pendant hors du collier.

 

Le capitaine arrive, sa canne à la main. Iljette sur les malheureux un long regard méprisant.

– Beaucoup de malades, n’est-ce pas,monsieur Dusaule ?

– Beaucoup, mon capitaine. Trente-huithommes ont dû faire les étapes sur les cacolets.

– Trente-huit ! C’est beaucouptrop ! Vous auriez dû les forcer – oh ! tout doucement –à revenir à pied. Rien n’est bon comme la marche pour chasser lesmaux de tête, les migraines. Et vous savez, ces fièvres-là, ce nesont que des migraines. Un peu violentes, tout simplement… En voilàun qui a une sale figure, par exemple…

– Il est très malade, mon capitaine.

– A-t-il de bonnes notes ? Comments’appelle-t-il ?

– Palet. Vous lui avez infligédernièrement quinze jours de prison.

– Ah ! oui, je me souviens. Enéchange d’une punition de quatre jours de salle de police portéepar le sergent Baltazi, pour avoir boutonné sa capote à gauche leseize du mois dernier. Il faut toujours faire bien attention à ceque les hommes boutonnent leurs capotes quinze jours à gauche etquinze jours à droite. C’est très important, voyez-vous, monsieurDusaule. Sans ça, les plastrons s’usent toujours du même côté…Alors, vous disiez qu’il est très malade, ce Palet ?

– Oui, mon capitaine.

– Oui… oh !… peuh !… un mauvaisgarnement qui ne veut rien écouter. Je suis sûr que la moitié desgens qui sont là n’ont gagné leurs fièvres et leurs dysenteries queparce qu’ils ont enfreint les règlements. Ainsi, je parierais quece Palet ne quittait pas, tous les jours, à cinq heures du soir, latenue de toile pour endosser la tenue de drap. C’est pourtant bienprescrit. Si l’on prenait le parti de les fourrer dedans toutes lesfois qu’ils n’obéissent pas, il y aurait moitié moins de malades.Il faut toujours agir avec douceur, Monsieur Dusaule, avec la plusgrande douceur, la religion nous en fait un devoir, mais il faut semontrer sans pitié…

Et se tournant vers Palet qui n’a pas bougé,collé contre le mur, la tête renversée en arrière, les bras pendantle long du corps :

– Vous entendez : sans pitié !Je suis décidé à me montrer sans pitié !

Palet ne bronche pas. On dirait que ça lui estégal. Il n’a pas seulement l’air de s’apercevoir que c’est à luiqu’on fait l’honneur de parler.

Le capitaine se retourne, rageant à blanc,vers les hommes à peu près valides :

– Ceux-là se portent bien, n’est-ce pas,monsieur Dusaule ? Oui…, oui…, ils ont assez bonnemine… ; ils ont besoin de se nettoyer un peu…, mais… Ah !qu’est-ce que c’est que ces bâtons que j’aperçois là-bas ?Voulez-vous me jeter ça !… et un peu vite ! En voilà desfaçons ! Des soldats qui se promènent la canne à lamain ! Qu’est-ce que votre famille dirait, si elle vousvoyait ? Elle serait fière de vous, vraiment !… Vous avezgrand tort, lieutenant, d’autoriser ces choses-là… Allons, vous,là-bas, le dernier, vous qui claquez des dents, m’avez-vousentendu ? Voulez-vous jeter ce bâton ?

L’homme jette le bâton et tombe sur lesgenoux.

– Voyez-vous, monsieur Dusaule,voyez-vous les effets de l’usage de la canne ? On s’y habitue,on ne peut pas s’en passer et, quand on vous la retire, on tombepar terre… Réellement, vous n’êtes pas assez sévère… Je suis trèsmécontent…

 

Nous devons partir après-demain matin pour leSud. À la pointe du jour, un train spécial doit venir chercher lacompagnie pour la conduire à Tunis. Nous allons dans le sud de laTunisie, paraît-il ; on ne sait pas au juste à quel endroit.Depuis deux jours, tous les autres détachements sont rentrés audépôt. Ils ont été moins éprouvés que celui de Sandouch, mais ilscontiennent de fortes têtes, des individus malfaisants dont lecapitaine se méfie. Il a fait réunir tous les gradés et leur arecommandé la plus grande sévérité avant le départ et pendant laroute. Il a passé ensuite une revue des 350 hommes de la compagnie– hors une vingtaine dont le médecin avait demandé l’envoi àl’hôpital le plus voisin – en tenue de campagne. Cette revue a étélamentable. Au milieu d’un mouvement, des hommes tombaient commedes masses, déclaraient ne plus pouvoir se relever et restaientlà ; des files entières, composées d’hommes éreintés, ployantsous le poids du sac, ou de nouveaux arrivés expulsés des régimentscasernés en France ou sortant de la cavalerie et non habitués àporter l’as de carreau, demeuraient honteusement en arrière. Lesfusiliers venus des détachements, anciens disciplinaires, mauvaisestêtes pour la plupart, profitaient de la confusion générale pourmanœuvrer d’une façon pitoyable. Le capitaine était vert derage.

Il a ordonné pour ce soir une revue de détail.« Tout homme, a-t-il déclaré aux gradés, tout homme à qui ilmanquera quelque chose, si minime soit-elle, devra être misimmédiatement en prévention de conseil de guerre. Je n’admettraiaucune excuse. On ne doit rien perdre, ici, même pas une brosse àgraisse, même pas un cordon de guêtre. Quand un de ces gens-là vousdit qu’il a perdu un objet quelconque, votre devoir est de luirépondre qu’il l’a vendu et de le faire passer au conseil de guerrepour vente d’un effet de grand ou de petit équipement. Je comptesur vous. Il faut être sans pitié. »

 

Il n’a pas prêché dans le désert,l’impitoyable. La revue a été terrible. Les chaouchs, lâchés commedes chiens auxquels on a enlevé leur muselière et à qui on aordonné de mordre, vous demandaient compte des poils d’une brosseet des clous des godillots. Malgré leur zèle, ils étaient obligésde constater que rien ne manquait. Ils avaient envie d’en pleurer,les Corses surtout, cette race immonde qui n’a jamais su choisirqu’entre le couteau du bandit et le sabre du garde-chiourme. Dansleur dépit, ils s’en prenaient aux hommes qui se trouvaient devanteux, leur débitant, avec leur faux accent italien, tout lerépertoire des idioties qui forment le fond de leurlangage :

– Tenez-vous droit !… Les mains dansle rang !… La tête droite !… Les talons joints !…Quatre jours de salle de police !… Vous en aurez huit…

Tout d’un coup un pied-de-banc, qui n’a pasencore fini d’inspecter sa section, pousse un cri de triomphe. Ilvient de s’apercevoir qu’un de ses hommes, le nommé Loupat, unpetit chasseur à cheval, arrivé de France au bout de dix-huit moisde service, n’a pas le nombre réglementaire de cartouches. Lechaouch compte et recompte les cartouches et se relève enfin,souriant :

– Il en manque deux. Je vais prévenir lecapitaine.

Cinq minutes après, il revient et, s’adressantà Loupat qui, le regard perdu, semble un animal qui voit venir lecoup de masse qui doit l’assommer et ne sait commentl’éviter :

– Vous pouvez rester avec vos camarades.Le capitaine a dit que ce n’était pas la peine de vous mettre enprison pour une nuit. En passant à Tunis, nous vous y laisserons.Ça vous apprendra à vendre vos cartouches.

C’est la première fois que j’assiste à unescène semblable. Le conseil de guerre, la condamnation pour vol, laflétrissure indélébile imprimée sur le front d’un homme, parcequ’il a perdu deux cartouches !…

L’indignation me fait frissonner. Mais c’estdu noir, surtout, qui me descend dans l’âme, quand je pense que jeserai si longtemps encore, tous les jours et plusieurs fois parjour, à la merci d’une pareille situation.

 

Le lendemain matin, le clairon sonne le réveilà quatre heures. Il fait presque nuit. Il nous faut cinq minutespour aller à la gare où le train doit venir nous prendre à cinqheures précises. À cinq heures moins vingt, la compagnie, sac audos, est rangée par sections sur la route qui traverse le camp. Leclairon sonne l’appel et, sur toute la ligne, les Présent !répondent aux noms criés par les sous-officiers.

– Rendez l’appel !

Les pieds-de-banc défilent et rendent l’appelau capitaine.

– Manque personne… Manque personne…

– Il manque Loupat, mon capitaine.

– Loupat ! celui d’hier ! –Ah ! la canaille ! Il a déserté cette nuit pour essayerde se soustraire au conseil de guerre ; mais, soyeztranquille, on le rattrapera. On n’échappe jamais à un justechâtiment. – Poursuivez…

Les gradés continuent leur défilé.

 

– Manque personne… Manque personne…

– Mon lieutenant, regardez donclà-bas !

C’est un homme qui parle au lieutenantDusaule, en étendant le bras du côté du gymnase.

On a entendu ; tout le monde tourne lesyeux dans cette direction. Sous le portique, tout contre le grospoteau de gauche, un corps se balance, noir, au bout d’une corde.Le lieutenant part en courant, grimpe à la corde à nœuds, palpe lependu et revient en hochant la tête.

– Mort ? lui demande de loin lecapitaine. C’est Loupat, n’est-ce pas ?

Le lieutenant fait signe que oui.

– Il est déjà tout froid.

– Le misérable ! s’écrie lecapitaine. Attenter à ses jours ! Allez donc prêcher les bonssentiments à des gens pareils ! Rien ne les arrête, ni lareligion, ni le souvenir de leur famille, rien, rien ! Enfin,il s’est fait justice lui-même… Par le flanc droit !…marche !…

Le capitaine est à cheval. Il jette, enpassant devant le gymnase, un coup d’œil sur le cadavre. Ilmurmure :

– Il n’y a pas à dire, nous ne pouvonspas nous occuper de ça. Nous sommes déjà en retard. Le trainn’attend pas. Il faudra que je pense à faire faire les écrituresindispensables…

Puis, il se penche vers le sous-officier qui,la veille, s’est aperçu de la disparition des deuxcartouches :

– Un mauvais soldat, ce Loupat, n’est-cepas ?… Était-il fort en gymnastique ?

– Non, mon capitaine, il ne savaitabsolument rien faire. Il pouvait à peine se tenir au trapèze. Tousles jours, je le privais de vin pour ça ; rien n’yfaisait.

– Voyez-vous ça ! et il trouvemoyen, pour se pendre, de monter tout en haut de ce portique,d’attacher sa corde, de se la passer au cou et de se laisser tomberdans le vide. Ça doit être très difficile à faire, tout ça. Direque ces canailles-là n’ont d’énergie que pour le mal !…

 

Nous nous sommes embarqués dans les wagons quise mettent en route pour Tunis. Je passe la tête à la portière etj’aperçois là-bas, tout là-bas déjà, car le train file vite, unepetite forme noire qui se balance au vent, sous un gibet, et quecommencent à venir lécher doucement les premiers rayons dusoleil.

Chapitre 9

 

Le train nous a débarqués à Tunis et nousavons traversé la ville, escortés par les poveridisgraziati ! des Italiens et les : Pauvresmalheureux ! des Français, pour aller camper auprès de lacaserne d’artillerie.

Le lendemain matin, nous nous sommes mis enmarche pour La Goulette. Il pleuvait. Le sol gras était détrempé etl’on n’avançait qu’avec une peine extrême. Malgré les pausesfréquentes, les traînards devenaient de plus en plus nombreux et,toutes les cinq minutes, un homme tombait qu’il fallait débarrasserde son sac ou hisser sur les mulets qui nous suivaient. Lecapitaine galopait d’un bout à l’autre de la colonne, criant,tempêtant, exhortant, sans pouvoir venir à bout de la fatigue desuns et de la mauvaise volonté des autres, anciens disciplinaires,blasés sur les menaces et les mauvais traitements, se fichant dutiers comme du quart, et faisant exprès de ne pas avancer pour nepas laisser en arrière leurs camarades malades. Les plus jeunesseuls, les derniers arrivés à la compagnie, voulaient bienl’écouter ; et ils marchaient en avant, en rangs serrés,presque alignés, toujours à cinq ou six cents mètres de la cohuedes traînards.

 

– Regarde donc les pierrots, là-bas,s’écrie l’Amiral, qui fait partie d’un groupe au milieu duquel jeme trouve ; oh ! là, là ! regarde-les donccavaler ; on dirait qu’ils ont le feu au cul !

– Qu’est-ce que tu veux ? répondQueslier. C’est tout bleu, ça arrive de France et, dame ! aumoindre mot des chaouchs, ça fait dans ses pantalons.

– C’est clair, riposte Bernoux, lebachelier qui couchait dans ma tente à Zous-el-Souk, et quiinterrompt une discussion qu’il a engagée depuis au moins uneheure, au sujet des mœurs carthaginoises, avec un jeune homme quirevient de détachement, un licencié ès lettres qui est poète. C’estclair. Seulement, il y a une chose regrettable : c’est que cesjeunes soldats, terrorisés par les cris et les menaces de messieursles gradés, ne tarderont pas à se transformer en véritablesmouchards. Il faudra faire bien attention à nous si nous ne voulonspas être victimes de leur couardise.

Le licencié, Rabasse, approuve du geste ;mais Queslier ne partage pas son opinion.

– Il y en aura toujours une bonne moitiéqui ne se transformeront pas en bourriques. Quant aux autres…

– Les autres, on les dressera, s’écriel’Amiral.

– On leur fera rentrer leursbourriqueries dans la gueule à coups de riclos, riposte un grandgaillard sec et maigre, qu’on appelle le Crocodile, et qui,paraît-il, ne sort pas de la prison.

– Y a que ça à faire, déclaretranquillement une espèce de gringalet à la figure osseuse, pâlesous le hâle, aux membres grêles, à la bouche crispée de voyouparisien dont il a l’accent canaille ; et, s’ils rouspettent,y a qu’à les faire en douceur, au père François. Tu sais,Crocodile, le coup du foulard ?

Et il fait le geste, tranquillement cynique,grinçant un crac ! qui fait courir son rictus d’une oreille àl’autre et lui donne une physionomie d’un comique effrayant. Il leferait comme il le dit, d’ailleurs, cet astèque qu’on a surnomméAcajou à cause de ses cheveux rouges et qui se vante d’avoir, àParis, au cours d’une rixe, saigné un cogne dans l’escalier d’unbastringue.

 

– Voulez-vous marcher, oui ou non ?s’écrie un pied-de-banc que le capitaine a envoyé pour hâterl’allure des retardataires et qui est arrivé à notre groupe.

– Sergent, répond Barnoux avec urbanité,je vous ferai observer que la marche s’exécute par une série depas. Nous exécutons une série de pas. Donc, nous sommes enmarche.

Acajou proteste.

– La marche, c’est pas ça. La marche,c’est ce qui vous tire des larmes des pieds.

– Il est évident, ajoute Rabasse, sans sesoucier de l’interruption, que, puisqu’il n’est question que de lamarche et non de sa rapidité, la succession plus ou moins promptedes susdits pas ne fait absolument rien à l’affaire.

– Avez-vous fini de me répondre, nom deDieu ! hurle le chaouch. Je vais tous vous fourrer dedans.

Acajou s’approche de lui :

– Va donc un peu te baigner, eh !sale outil !

– Un témoin ! un témoin ! rugitle sergent avec son accent corse. On m’a insulté !

Et, saisissant le bras de Queslier :

– Vous avez entendu ce que m’a dit cethomme ?

Queslier se dégage et ne répond rien.

– Voulez-vous dire que vous l’avezentendu, hein ! voulez-vous le dire ?…

– Hé ! Queslier, ricane leCrocodile, il se figure peut-être que nous comprenons le corse.Nous autres, on est de Pantruche ; on n’entrave pas lecorsico.

Et, comme il marche derrière le sous-officier,il lui donne, comme par mégarde, un coup de pied dans lestalons.

– Pardon, excuse, sergent… c’est mon piedqu’a glissé.

Le chaouch, rageur, m’attrape par le bras.

– Vous avez entendu, vous ? Ne ditespas non ou je vous ferai passer en conseil de guerre. Je le jurepar le sang du Christ.

– Je n’ai rien entendu.

Le Corse s’en va, la figure blanche, lespoings crispés, mâchant des Porco di Cristo !

 

– Tu marcheras toujours avec nous pendantles étapes, me dit l’Amiral. Sans ça, les chaouchs chercheraient àte jouer un sale tour. Ne va jamais avec ces pierrots, là-bas…Tiens, où sont-ils ? on ne les voit plus.

On ne les voit plus, en effet. La route estcouverte, tout au loin, de traînards qui n’ont pas l’air trèspressés d’arriver à l’étape. Ils s’en vont tranquillement, deux pardeux ou trois par trois, à quinze ou vingt mètres les uns desautres, s’interpellant de temps en temps en temps pour se fairepart des menaces que leur ont distribuées les pieds-de-banc et pourrire à gorge déployée de l’inutilité de leurs efforts. Notre groupeest un des derniers. Et Barnoux et Rabasse, qui n’ont pas terminéleur discussion, se prennent au collet toutes les cinq minutes ets’arrêtent pour se crier d’une voix furieuse :

– Je te dis qu’il y avait un aqueduc pouramener l’eau à Carthage !

– Et moi, je te dis qu’il n’y avait quedes citernes !…

– C’est trop fort ! LisFlaubert !

– Flaubert s’est trompé !

 

Nous avons mis plus de six heures pour faireles dix-huit kilomètres de l’étape.

– Nous allons voir si ça se passera commeça après le débarquement à Gabès, siffle entre ses dents serrées lecapitaine qui, à cheval, assiste à l’arrivée des retardatairesqu’il dévisage comme pour les reconnaître au besoin.

Chapitre 10

 

Nous avons été obligés de laisser un certainnombre de malades dans les hôpitaux, au Kram, à la Goulette et àGabès. Nous ne sommes plus guère que trois cents quand nous levonsles tentes, le lendemain de notre débarquement, à trois heures dumatin, pour effectuer la première des six étapes qui doivent nousmener à Aïn-Halib, le nouveau dépôt de la Compagnie.

Il fait encore nuit quand nous partons. Et,après avoir traversé un ruisseau, la rivière de Gabès, c’est encoreau milieu de l’obscurité, épaissie par la voûte pesante des hautesfrondaisons, que nous pénétrons dans l’oasis. Nous suivons unchemin brisé à chaque saillie des petits murs en terre dont lesArabes entourent leurs jardins, souvent pressés les uns sur lesautres par l’étranglement de la route, nous heurtant au moindreécart, butant contre les racines des arbres et les pierresarrachées du sol poussiéreux par les pieds des chameaux. Il faitfrais, sous ce dôme de feuillage, dont les découpures bizarres nousapparaissent toutes noires quand nous levons les yeux en haut, maisl’air est lourd ; on respire difficilement, la poitrine tendueviolemment par le poids du sac dont les courroies coupent lesépaules, la main gauche engourdie, la main droite fatiguée de tenirla bretelle du fusil dont la crosse frappe à chaque pas sur lacuisse, les oreilles agacées par le tintement du quart de fer blancqui choque la poignée de la baïonnette. Les pas, alourdis parl’énorme poids du chargement et par la difficulté de cette marchede nuit dont les à-coups fatiguent et énervent, soulèvent unepoussière dense qui remplit les narines et pique les yeux. Onmarche la bouche ouverte, le haut de la capote déboutonné, lemouchoir tout trempé à la main pour essuyer la sueur qui coule surle visage, la respiration oppressée, avec la sensation d’unechaleur humide de cataplasme, dans le dos, à la place du sac.

Pendant près d’une heure et demie, nous allonsainsi, le képi en arrière, le cou tendu, la tête basse, sans rienvoir que les troncs des palmiers qui se succèdent comme de hautescolonnes au-dessus des parapets de terre fleuris de branchesd’arbustes aux odeurs fortes et derrière lesquels on entend de loinen loin le clapotement d’un ruisseau. Tout d’un coup, après undernier détour de la route, le rideau sombre du feuillage sedéchire, une longue plaine de sable jaune, rosé tout au loin parles premiers rayons du jour, se déroule jusqu’au pied de montagnesbleues à la base et dont les sommets sont rouges.

On hâte le pas et, tout en débouchant dans laplaine, on entonne des chansons de marche ; les anciensentament le Chant des Camisards, un chant monotone etplaintif dont j’entendrai bien des fois encore retentir lescouplets ; un chant noirci par la résignation du paria etplaqué de rouge par l’ironie du galérien qui rêve de briser sachaîne :

Savez-vous ce qu’il faut faire

En ce lieu ?

Il faut tout voir et se taire,

Nom de Dieu !…

Nos chaouchs, qui sont des vaches,

Nous emmerdent, nous attachent,

Mais sur leur gourite on crache

Quand on peut.

Et, tous en chœur, ils se mettent à hurler lerefrain :

Répétons à l’envi

Ce refrain sans souci :

Vivent l’amour et le vin,

La danse, les joyeux festins !

Oui, tout cela reviendra,

Oui, tout cela reviendra,

Quand le diable le voudra !

– Halte ! s’écrie le capitaine.

Nous nous arrêtons et nous déposons nos sacsénormes qui nous montent à mi-corps, si pesamment chargés que lesbretelles en craquent. Le mien me paraît tellement lourd, je suistellement harassé, que je ne sais vraiment pas si, tout à l’heure,je serai capable d’arriver à la pause en même temps que les autreset si je ne serai pas forcé de rester en route, comme les traînardsqu’on a laissés en arrière et qui sortent seulement maintenant del’oasis. Nous les attendons, assis par terre, derrière les fusilsréunis en faisceaux ; je respire largement l’air frais dumatin, passant la main sur une touffe d’herbe humide de rosée.

– Il fait bon, maintenant, me ditQueslier, mais ça ne va pas durer longtemps. Tu vas voir, d’ici unquart d’heure.

Le jour, en effet, est complètement levé et lesoleil, tout là-bas, énorme boule rouge qui monte lentement,commence à envoyer ses rayons sur l’oasis dont il fait claquer lesverdures puissantes, ensanglante les montagnes qui bornentl’horizon et vient accrocher, à la pointe des baïonnettes, desétincellements d’argent poli.

 

À peine le dernier retardataire nous a-t-ilrejoints et a-t-il déposé son sac, que le sifflet du capitaineretentit.

– Garde à vos ! rompezfaisceaux ! Par sections, à droite alignement !

– Qu’est-ce qu’il va nous fairefaire ? dis-je au Crocodile, qui se trouve à côté de moi.

– Je ne sais pas. Il est bien fichu denous faire marcher comme ça, par sections, en colonnes decompagnie. Ah ! la vieille carne !

Eh ! parbleu, oui ! il était fichude le faire, car il l’a fait. Au milieu du sable où l’on enfoncejusqu’aux chevilles, sous un soleil brûlant qui tombe d’aplomb,gravissant les monticules et descendant dans les ravinements quecreusent les grands vents, nous avons fait les quinze ou seizekilomètres qui nous restaient encore à faire, alignés comme à laparade, les sections à distance entière, ainsi que sur le champ demanœuvres. Chaque fois qu’un homme tombait ou restait en arrière,le capitaine arrêtait la compagnie et lui faisait faire dumaniement d’armes jusqu’à ce que le malheureux eût repris sa placedans les rangs. Deux fois seulement, il a commandé la halte et nenous a permis de quitter nos sacs, pendant trois minutes, qu’aprèsavoir rectifié l’alignement des faisceaux.

– Alignez les crosses ! alignez lescrosses ! Sergents, veillez à l’alignement des crosses !Ils resteront sac au dos tant que l’alignement ne sera pascorrect ! Rappelez-vous que, pendant la marche, je ne veux pasqu’il soit prononcé un seul mot.

 

– Est-ce qu’il est permis de boire, moncapitaine ? crie l’Amiral, à la seconde pause, comme le kébirrenouvelle ses recommandations.

– Non ! On ne boit pas enroute ! L’eau coupe les jambes !

Un éclat de rire énorme, homérique, secoue lacompagnie d’un bout à l’autre.

– Rompez faisceaux ! En avant…,marche !

– Ça nous fera dix kilomètres sans pause,ricane l’Amiral, mais il ne sera pas dit qu’on s’est fichu de lagueule des Camisards sans qu’ils rendent la pareille.

– Voulez-vous vous taire ? crie unsergent qui marche à deux pas de nous.

Des grognements sourds lui coupent la parole.La révolte commence à gronder, en effet, dans les rangs de ceshommes que l’on mène comme des chiens depuis trois heures, qui,exaspérés maintenant, deviennent insensibles à la fatigue, nesentent plus le poids du sac, et qui, tout en tordant leurs doigtscrispés sur la crosse de leurs fusils, lancent aux chaouchs quimarchent à côté d’eux, l’œil morne, des regards effrayants. Ilsvont à grands pas, maintenant, irrités, rageurs, sombres, comme lesbêtes cruelles, mises en fureur par les coups de fouet et les coupsde fourche des valets, réveillées de leur abattement par lecinglement des cravaches, et qui rôdent à grandes enjambées dansleurs cages, voyant rouge, n’attendant que l’arrivée du dompteurpour lui sauter à la gorge. Il ne faut plus qu’une goutte d’eaupour faire déborder le vase, qu’une chiquenaude pour faire éclaterles colères qu’on contient encore à grand’peine. Cette goutted’eau, la versera-t-on ? La donnera-t-on, cettechiquenaude ? Non, car à douze cents mètres à peine onaperçoit les roseaux et les hautes herbes qui bordent le petitruisseau le long duquel nous allons camper…

Eh bien ! si… Tout d’un coup, le siffletdu capitaine se fait entendre.

– Halte !

Un homme est tombé, dans la deuxième sectionet, étendu comme une masse sur le sable, râlant, pâle de la pâleurde la mort, ne peut plus se relever. Les chaouchs s’empressentautour de lui, le prennent par les épaules, essayent de le remettresur ses pieds. Il retombe, inerte. Nous avons eu le temps de lereconnaître. C’est Palet, ce pauvre diable qui revient de Sandouch,miné par la fièvre et la dysenterie, misérable qu’on force àtraîner son agonie lamentable dans les sables qui recouvriront sesos. Car ce n’est déjà plus qu’un cadavre, cet homme dont la faceexsangue, dans laquelle éclatent deux yeux énormes, nous a arrachéà tous un cri de pitié.

– Relevez-le de force ! crie lecapitaine. Forcez-le à marcher ! C’est dans son intérêt !Nous serions obligés de l’abandonner là !

Alors, comme un tonnerre, des exclamationsindignées éclatent.

– Il y a des mulets, derrière lacompagnie !

– Qu’on décharge les sacs despieds-de-banc, il y aura de la place pour les malades !

– C’est indigne ! – C’estaffreux ! – C’est une honte ! – À bas leschaouchs !

Les menaces et les injures se croisent, lesvociférations augmentent, le tumulte devient énorme. Le capitainese dresse sur ses étriers :

– Garde à vos !… Baïonnette…on ! En avant… Pas gymnastique… Marche !

– Pas gymnastique sur place !s’écrie Acajou dont la voix vrillarde de voyou perce lesgrondements irrités.

Et, comme à un mot d’ordre, la compagnieentière obéit au gamin dont la figure pâle est belle, vraiment,agrandie par la détente des nerfs toujours irrités du faubourien,éclairée par la lueur blafarde et féroce de l’héroïsmegouailleur.

On fait du pas gymnastique sur place. Onn’avance point d’une semelle.

– Sergents ! hurle le capitaine, ceshommes-là ne veulent pas marcher ? Vous avez droit de vie etde mort sur eux ! Vous avez des revolvers, faites-enusage : brûlez-leur la cervelle !

Brusquement le tumulte s’apaise. Et, au milieudu silence effrayant, on entend le bruit sec que font les fusilsqu’on arme.

Le capitaine est tout pâle. Le lieutenantDusaule s’approche de lui et lui parle à voix basse. Il pique soncheval et part au galop.

Nous nous précipitons sur un mulet chargé dessacs des pieds-de-banc. Les sacs sont jetés à terre et Palet hissésur le mulet. Les chaouchs ramassent leurs sacs et en passent lescourroies sur leurs épaules, au milieu des éclats de rire, tandisque la compagnie, débandée, en désordre, chantant et hurlant, sedirige vers le ruisseau…

 

– C’est égal, me dit Queslier en arrivantà l’étape, je regrette bien qu’aucun des chaouchs n’ait eu le cœurde décharger son revolver. Ah ! quel dommage ! queldommage !… Ça commençait si bien !…

– Il est regrettable en effet, ditBarnoux du ton le plus tranquille, que le départ précipité duprincipal acteur ait fait manquer le dernier acte. C’est un dramequi se termine en comédie.

– Desinit in piscem, approuveRabasse. C’est vraiment bien malheureux…

– Ce qu’il y a de sûr, s’écrient leCrocodile et l’Amiral, c’est que le capiston ne nous y repincerapas demain, à sa petite promenade en colonne. Il peut se taper,s’il compte sur nous…

 

Dans la soirée, le médecin de la compagnie,qui était resté à Gabès, est arrivé au camp avec lelieutenant-trésorier. Il s’est assis devant la tente du capitaineet a fait sonner la visite. C’est un petit freluquet, toutrécemment sorti du Val-de-Grâce, très fier de son méchant galond’or qui lui donne le droit d’estropier les gens au nom de ladiscipline et de leur faire prendre de l’ipécacuanha pour la plusgrande gloire du drapeau.

Cinquante hommes au moins sont accourus à lasonnerie. L’avorton aux parements de velours grenat en a toutd’abord renvoyé une trentaine dont les pieds écorchés lui ontsemblé très sains et dont l’épuisement évident lui a paru quelquepeu douteux. Quant aux vingt autres, il s’est décidé à les examinerun peu plus sérieusement. Le capitaine a apporté son pliant et estvenu s’asseoir à côté du docteur, après s’être fait donner leslivrets matricules des vingt malades. Il tenait ces livrets à lamain et les feuilletait à mesure que les hommes passaient lavisite.

– Comme ça, major, voyez-vous, je merendrai compte, d’après le nombre de leurs punitions, de leurcapacité ou de leur incapacité de porter le sac et de faire laroute. Vous dites, major, que vous êtes disposé à faire monter cethomme-là sur les cacolets… Voyons un peu… Lenoir… Lenoir…Voilà ; oui, assez bon soldat. Cependant, je remarque unepunition pour réponse insolente. Hum ! hum ! Un homme quirépond insolemment, sur les cacolets… Exemptons-le du sac toutsimplement, n’est-ce pas, docteur ?

– Comme vous voudrez, mon capitaine.

Et l’infirmier écrit sur son livre :« Exempt de sac », tandis que Lenoir s’en va entitubant.

– Et celui-là ?

– Mon Dieu, mon capitaine, pasgrand’chose ; un peu de fièvre, voilà tout. Je crois qu’enl’exemptant de sac…

– Voyons, voyons… Dupan… Dupan… Voilà…Pas une punition. Très bon soldat. Sur les cacolets, docteur ;sur les cacolets !

– Bien, mon capitaine. C’était d’ailleursmon intention, car, réflexion faite…

La comédie a duré trois quarts d’heure, à peuprès. Un homme seul reste encore à visiter ; il est assis parterre, le dos tourné au médecin.

– Eh bien ! vous, là-bas,voulez-vous venir ? demande ce dernier, impatienté.

L’homme se lève avec peine et s’approche.

– Ah ! c’est le fameux Palet !s’écrie le capitaine en ricanant. Eh bien ! vous ne devez pasêtre trop fatigué, puisque vous avez achevé l’étape d’aujourd’huisur les mulets… Bon pour la marche, docteur, et pour le sacaussi.

Palet ne bouge pas ; mais, fixant sur lecapitaine ses grands yeux hagards, il dit d’une voixsourde :

– Mon capitaine, vous savez que je suistrès malade. Vous m’en voulez. Vous m’avez empêché d’entrer àl’hôpital, à La Goulette. À Gabès, vous m’avez refusél’autorisation d’aller passer la visite du médecin en chef. Cematin, j’ai fait ce que j’ai pu pour faire l’étape ; je nesuis tombé que lorsque j’ai été à bout de forces. Si mes camaradesm’ont mis sur un mulet, ce n’est pas ma faute. D’ailleurs, j’auraisautant aimé crever où j’étais. Maintenant, je n’en peux plus. Jeviens vous demander de me reconnaître malade et de me faire mettresur les cacolets ou au moins de m’exempter de sac.Voulez-vous ? Si vous voulez seulement me retirer mon sac, jeme traînerai comme je pourrai et j’arriverai peut-être à fairel’étape. Si vous ne voulez pas, quand je ne pourrai plus aller, jetomberai et je crèverai là. Ça m’est bien égal, allez ! Sivous saviez ce que je m’en fiche !…

Le médecin a l’air attendri. Il tâte le poulsdu malade et hoche la tête. Le capitaine, devant cette pitié, n’osepas se montrer trop dur :

– Vous êtes un très mauvais soldat… Vousêtes criblé de punitions… Ce matin encore, vous avez commis un acted’indiscipline impardonnable. Vous avez refusé de vous lever quandvos supérieurs vous l’ordonnaient. Rien que pour cela, je devraisvous faire passer au conseil de guerre… Et puis, vous venezd’exprimer des sentiments dont un chrétien doit avoir honte. Vousavez parlé de vous laisser mourir… Savez-vous que c’est le suicide,cela !… Enfin, vous êtes malade… N’est-ce pas, docteur, il estmalade ?

– Oui, mon capitaine.

– Oh ! peut-être pas tant qu’il leparaît… Je ne peux pas, étant donnée votre conduite, vous fairemonter sur les cacolets, ni même vous exempter de sac ; mais,comme je veux me montrer bon et compatissant, je vous retire votreseconde paire de souliers. Vous la donnerez aux muletiers qui lamettront dans leur chargement… Ah ! vous y joindrez vosguêtres de toile, si vous voulez.

Palet s’en va en souriant d’un sourirelugubre…

 

…Il fait encore nuit quand on sonne le réveil,et, aussitôt le café bu, Queslier me prend par le bras.

– Mets ton sac, prends ton fusil et viensavec nous.

– Où ça ?

– Viens toujours.

Ils sont une douzaine au moins qui, afind’échapper aux vexations de la veille, partent en avant pour fairel’étape isolément. D’autres groupes sont déjà partis,paraît-il.

– Tu comprends, me dit Barnoux, une foisdans la montagne – et nous y serons avant deux heures – nous nouscachons dans un ravin et nous laissons passer la compagnie. Aprèsquoi, nous nous remettrons en marche tranquillement, et nousarriverons à Sidi-Ahmed, où nous devons coucher ce soir, unedemi-heure après les autres. D’ailleurs, sois tranquille, nous neserons pas les seuls traînards. L’étape, aujourd’hui, a plus dequarante kilomètres.

Il faisait à peine jour que nous commencions àgravir les premières côtes de la montagne et, au lever du soleil,nous étions étendus derrière de gros rochers qui bordent laroute.

– Si nous cassions la croûte ?demandent le Crocodile et Acajou.

Et ils débouclent leurs musettes qui sontbourrées de dattes. L’Amiral ouvre son sac et en tire un litred’absinthe. Je demande à Barnoux d’où proviennent cesprovisions.

– Les dattes ont été achetées à desArabes, mon cher, et l’absinthe à un mercanti de Gabès. Du reste,il y en a encore. N’est-ce pas, Queslier ?

– Parbleu ! J’en ai deux litres dansmon sac.

– Mais je croyais que les disciplinairesn’avaient pas d’argent, ne devaient pas en avoir.

– Nous n’en avons pas non plus ;nous payons en nature. Nous payons avec les godillots dumagasin.

– Ça apprendra au sergent d’habillement àmieux faire coudre ses ballots, ajoute Acajou. Il faut qu’un ballotsoit ouvert ou fermé ; moi, je ne sors pas de là.

 

Nous venons d’achever notre dînette quand nousentendons, au bas de la côte, les cailloux rouler sous les piedsdes hommes qui commencent à la gravir. Nous montons à tour de rôlesur une grosse pierre d’où nous pouvons, sans être vus, examiner, àtravers une coupure du roc, ce qui se passe sur la route. Deshommes défilent, sans ordre, à des distances inégales les uns desautres, escortés par les chaouchs que l’Amiral désigne à mesure, àvoix basse :

– Tiens, voilà Salpierri, Lazaquo,Cavalli, Monsoti, Balanzi, Raporini, Norvi…

– Toute la bande des macaronis,quoi ! murmure Acajou. S’il n’y a pas de quoi assaisonner çaavec du plomb en guise de fromage ! Tas de pantes,va !

Et il grimpe sur la pierre avec l’agilité d’unchat sauvage.

– Ah ! ah ! attention !voilà le capiston… Ah ! le mec, ce qu’il doit rager ! Ilest tout pâle ; on dirait qu’il a la colique… Dire que si jevoulais, d’ici, je le rayerais du tableau d’avancement aussi bienque le ministre… Qui est-ce qui me passe mon fling ? Tiens…toute la bande des pierrots qui le suit. Ah ! là, là ! ily a de quoi se gondoler. Ils font des enjambées comme s’ilsvoulaient se dévisser les jambes… Et les corsicos, par-derrière,qui les menacent de les ficher au bloc… Tiens, je n’aperçois pasmon ami Craponi… C’est bien dommage… Je lui aurais offert quelquechose avec plaisir ; c’est pas de la blague, j’aimerais mieuxlui donner un verre d’arsenic que de le laisser crever de soif… Ilne passe plus personne… Ah ! voilà trois types qui viennent des’asseoir sur les pierres, presque en face de nous…

Je monte à mon tour.

Je ne vois que les trois malheureux qui sesont accroupis au bord de la route, trois nouveaux arrivés à lacompagnie, sans doute, peu habitués à la marche, et que je neconnais pas. J’entends les pas de deux chevaux. Ce sont le médecinet le lieutenant-trésorier qui s’avancent botte à botte, enriant.

– Dites-donc, demande le major aulieutenant, en passant devant les trois pauvres diables quiviennent de secouer leurs bidons vides d’un air désespéré,dites-donc, est-ce qu’on leur laisse leurs vivres, aux hommes quirestent en arrière ?

– Mais oui ; pourquoi ?

– On devrait les leur enlever. Ilsseraient forcés de suivre ou ils crèveraient de faim.

Je suis descendu, indigné, et je me suis assisà côté des autres qui attendent, à l’ombre des rochers, que lesmulets soient passés pour se remettre en route.

Ils passent ; on entend le bruit de leurssabots pesants qui frappent les cailloux, le cliquetis des chaînesqui les attachent deux par deux.

 

– En route ! dit l’Amiral au boutd’une dizaine de minutes.

Nous sortons de notre trou. Nous ne sommes pasles seuls traînards, comme l’avait prédit Barnoux. Au bas de lacôte, on aperçoit encore des hommes qui ne sont pas décidés à lagravir. Et il faut monter, monter sans cesse, sous la chaleurgrandissante, pour atteindre le col qui traverse la montagne. À undétour du chemin un homme est assis, s’essuyant la figure avec sonmouchoir. Je le reconnais ; il me reconnaît aussi. C’est celuiqui couchait dans mon marabout, à Zous-el-Souk, et auquel Queslieravait refusé de répondre, le soir de mon arrivée. Il me demande sije ne pourrais pas lui donner une gorgée d’eau. Pris de pitié, bienque l’individu ne m’inspire guère d’intérêt, je mets la main à monbidon qui est encore presque plein. Mais Queslier m’a prévenu. Il aramassé une grosse motte de sable et l’a brisée sur la tête dumisérable en criant :

– Les vaches, voilà ce qu’on leur donne àboire !

Il se tourne vers moi.

– Ça t’étonne, ce que je fais là,n’est-ce pas ? Ça te semble dur ? Eh bien !réfléchis un peu à ce qu’il a fait, lui, pour se concilier l’estimedes gradés, pour tâcher de gagner une sortie. Pense un peu auxsouffrances horribles qu’endure et que doit endurer encore pendantcinq longues années le malheureux qu’il a aidé à faire condamner,et tu me diras si mon action n’est pas juste. Tu me diras sij’aurais dû donner une goutte d’eau à cette canaille. Tu me dirassi, au lieu d’une motte de terre, ce n’est pas un coup de fusilqu’il mérite !… Ah ! il ne faut pas faire le difficile,ici ; il ne faut pas faire la petite bouche ! Je t’ai vutout à l’heure faire la grimace quand Barnoux t’a expliqué d’oùprovenaient les dattes que nous avons mangées. Nous avons volé lemagasin, c’est vrai ; mais, est-ce qu’on ne nous vole pas tousles jours, nous ? Depuis plus de deux mois que tu es à lacompagnie, combien de fois as-tu touché ton quart de vin ? Pasune. Combien de prêts t’a-t-on payés ? Pas un. Qu’est-ce qu’onmet dans ta gamelle ? De l’eau chaude. À qui profite tontravail ? Aux filous qui t’exploitent. Volés ! je te dis,nous sommes volés du matin au soir et du premier janvier à laSaint-Sylvestre ! Réclamer ! À qui ? Tu sais bienque nous avons toujours tort, nous autres ! on ne nous faitpas justice ! nous sommes des parias ! Eh bien !cette justice qu’on nous refuse, il faut nous la faire nous-mêmes.Et surtout, il faut expulser du milieu de nous et traiter comme deschiens ceux qui se conduisent comme des chiens, ceux qui sont assezlâches pour servir les rancunes d’une ignoble horde degarde-chiourmes…

– Ah ! tonnerre de Dieu !s’écrie l’Amiral, qui marche en avant ; il vient de tourner uncoude de la route qui, longue et droite maintenant, traverse unplateau étroit entre deux pics élevés, pour redescendre sur l’autreversant. Ah ! bon Dieu ! regardez donc !

Et il part en courant. Nous le suivons.

 

C’est horrible ! Le sac au dos, labretelle du fusil passée autour du cou, les mains liées avec descordes, un homme est attaché à la queue d’un mulet. Il n’a plus laforce de lever les jambes, et ses pieds, qu’il traînelamentablement, dans ses efforts pour suivre l’allure trop rapidede l’animal, soulèvent des nuages de poussière. Un sergent, unebaguette à la main, cingle la croupe du mulet qui, impassible,ignorant la honteuse besogne qu’on lui fait faire, continue sonchemin du même pas régulier. Tout d’un coup, l’homme bute contre uncaillou. Il tombe sur les genoux et, entraîné par le mulet quimarche toujours, se renverse sur le côté, les jambes étendues, lesbras raidis dans une tension effrayante. Et, en sa face pâlerenversée en arrière, la bouche grande ouverte, toute noire, laisseéchapper un hurlement de douleur. Le chaouch se retourne, labaguette à la main, pour frapper l’homme ; mais il nous aaperçus ; nous sommes à cent pas à peine. Et il a eu peur,l’infâme ! et il s’est sauvé, le lâche ! en courant detoutes ses forces.

Le Crocodile a coupé la corde, et Palet – carc’est lui – est resté étendu sur le dos, incapable de faire unmouvement ; les habits déchirés, couvert de poussière, lespoignets tuméfiés et bleuis par la pression des cordes. Nous nousempressons autour de lui, nous le débarrassons de son fourniment etnous lui faisons avaler quelques gorgées d’eau. Il se remet peu àpeu.

– Nous porterons tout ton attirail à noustous, lui dit Barnoux. Pourras-tu marcher comme ça ?

– Je pense que oui… en me reposant detemps en temps…

– Quel est le pied qui était avectoi ?

– C’est Craponi.

– Craponi ! s’écrie Acajou.Ah ! je m’en doutais. Nous n’avons pas eu le temps de lereconnaître, mais je m’en doutais. Ah ! la canaille !s’il avait eu le cœur de rester là, au moins ! J’ai justementun compte à régler avec lui… Ah ! ces Corses, ce que ça a lefoie blanc, tout de même ! Aussi vrai que j’ai cinq doigtsdans la main, je le saignais comme un cochon !…

– Peuh ! dit Queslier en levant lesépaules, les hommes, vois-tu, ça n’avance pas à grand’chose de lesdescendre. Un de perdu, dix de retrouvés.

Rabasse est assez de cet avis. Seulement, ilfait observer qu’on se débarrasse bien des animaux nuisibles etque, par conséquent…

– Ah ! s’écrie l’Amiral, qui traduitla pensée commune, si jamais la guerre éclate et qu’on soit conduitpar des êtres pareils, ce ne sont pas les Prussiens qu’ondégringolera les premiers !

 

Nous ne sommes arrivés à Sidi-Ahmed qu’à lachute du jour. On nous a appris que nous faisions partie d’undétachement formé des derniers traînards, au nombre d’unesoixantaine, et qui allait occuper le poste d’El-Gatous. Nous nedevons donc plus marcher sous les ordres du capitaine qui, avec legros de la compagnie, a encore quatre étapes à faire pour atteindreAïn-Halib.

– Ça m’étonne bien qu’on ne nous fassepas appeler pour l’affaire de tantôt, dit le Crocodile. Craponi adû porter plainte.

– Tiens, le voilà justement qui vient parici.

Le Corse, figure basse et hypocritementféroce, s’approche en effet de l’endroit où nous avons monté notretente.

– Queslier, le capitaine vousdemande.

Queslier sort et revient trois minutesaprès.

– Eh bien ?

– Eh bien ! il m’a annoncé que je lesuivais au dépôt en qualité de mécanicien. Il prétend qu’il aurabesoin d’ouvriers ; ça m’embête rudement.

– Il ne t’a pas parlé d’autrechose ?

– Non, pas un mot.

– C’est bien étonnant, murmure leCrocodile en hochant la tête.

– Tais-toi donc ! crie Acajou en luifrappant sur l’épaule. Tu ne connais rien aux caractères, toi. Lecapiston, c’est un rancunier ; il aime à laisser mûrir savengeance, comme on dit dans les romans. Moi, je comprendsça ; chacun son goût. Seulement, tu sais, je préfère ne pasmonter avec lui à Aïn-Halib…

Chapitre 11

 

Les quatre étapes que nous avons faites avecle lieutenant Dusaule, qui commande le détachement, ne nous ont passemblé rudes. Il s’était empressé de faire monter les malades surles cacolets et de forcer les gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci,d’ailleurs, ne se sont pas trop fait tirer l’oreille ; cesont, à l’exception d’un Corse qui, seul, n’ose pas trop fairepreuve de méchanceté, de gros paysans qu’on a tirés presque parforce de leurs régiments, pour les faire passer dans les cadres desCompagnies de Discipline. Le caporal de mon escouade, un Berrichonqui n’a pas inventé l’eau sucrée, m’a fait un aveu l’autre jour.Pour l’engager à venir en Afrique, son capitaine lui a assuré quelà-bas, les gradés portaient un grand sabre. Il a hésité longtemps,mais le grand sabre l’a décidé.

– Et puis, a-t-il ajouté tout bas, enregardant de tous côtés pour voir si personne ne pouvaitl’entendre, et puis je ne savais pas au juste ce que c’était queces Compagnies de Discipline. Ah ! si j’avais su ce que jesais maintenant, si j’avais pu prévoir qu’on me ferait faire unmétier pareil !… Ah ! je ne suis pas malin, c’est vrai,mais soyez tranquille, je n’aurais pas été assez méchant pouraccepter…

Plus bêtes que méchants ? Oui, c’est bienpossible. Mais est-ce une excuse ? Mille fois non. C’est nousqui en supportons le poids, de cette bêtise-là. Leurstupidité ! Est-ce qu’elle ne les met pas tous les jours auxpieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur et qui leurcommandent de se conduire en brutes ? Leur idiotie !Est-ce qu’elle ne leur fait pas exécuter férocement des ordres quileur répugnent peut-être mais qu’il leur serait facile de ne pas sefaire donner ? Est-ce qu’ils ne pourraient pas, si le métierignoble qu’ils font leur paraît si pesant, rendre leurs galons etdemander à passer dans d’autres corps ? Qu’est-ce qui lesretient ? qu’est-ce qui les force à se faire les basexécuteurs des vengeances et des rancunes d’individus qu’ilsméprisent ?

Ah ! parbleu ! ce qui les retient,c’est l’amour du galon, la gloriole du grade, le désir imbécile derentrer au pays, envers et contre tout, un bout de laine sur lamanche. Ce qui les force à s’aplatir, c’est le respect de ladiscipline, des règlements qui ont fait de ces paysans des valetsde bourreaux et leur ont mis à la main un fer rouge pour marquerleurs frères à l’épaule.

Qu’ils aient le courage de leur opinion,alors, et qu’ils ne viennent pas se plaindre de l’abjection de leurétat, sous prétexte qu’ils se sont fourrés bêtement dans un guêpierd’où il ne leur faudrait qu’un peu de cœur pour sortir !Qu’ils ne viennent plus me corner leurs plaintes aux oreilles, àmoi qui suis la tête de Turc sur laquelle ils taperont au moindresigne, car je leur dirai ce que je pense de leur conduite en partiedouble. Ah ! oui, coups pour coups, j’aime mieux les coups defouet impitoyables d’un bourreau acharné qui frappe à tour de brasque la flagellation hypocrite d’un homme qui vous demande, chaquefois que le surveillant a le dos tourné : « Est-ce que jevous ai fait mal ? »

 

– Pourtant, il y en a de qui il ne fautpas se plaindre, me dit un homme de mon marabout à qui je fais partde mes idées à ce sujet, un mois environ après notre arrivée à ElGatous. Ainsi, le lieutenant par exemple ; qu’as-tu à luireprocher ? Crois-tu qu’on ne pourrait pas trouverpire ?

Si, on pourrait trouver pire ; mais cen’est pas une raison pour que je ne m’en plaigne pas. Il n’est sansdoute pas méchant au fond, ce grand gaillard blond, sec, aux airsde casseur en goguette, mais il affecte avec nous des allures dedirecteur de geôle indulgent qui me semblent au moins déplacées.Les travaux qu’il nous impose ne sont pas durs. Comme on ne lui apas encore donné d’ordres pour la construction d’un fortin qu’ondoit élever sur la montagne qui domine le camp, il nous envoie toutsimplement chercher du bois dans la plaine. Nous rapportons deuxfagots par jour, et voilà tout. Jamais d’exercice, pas depunitions. Il défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin.

Seulement, il est toujours tout prêt à vouslancer des boniments qui, comme dit le Crocodile, ne sont vraimentpas de saison.

– Eh ! dites donc, vous, là-bas,espèce de repris de justice, ne passez donc pas si près de matente. J’ai oublié de fermer la porte.

– Pourquoi est-ce que vous êtes simaigre, vous ? Il faudra que je regarde si les poches de votrepantalon ne sont pas percées.

– Eh ! là-bas, l’homme qui a unetête de voleur – mais non, pas vous, vous avez une tête d’assassin– est-ce que vous vous fichez du peuple, pour ne pas apporter unfagot un peu plus gros ? Je parie que vous travailliez plusdur que ça, à la Roquette ou à la Santé.

Quelques-uns se trouvent froissés, mais laplus grande partie passe là-dessus. Il est si bon zig qu’on peutbien lui pardonner ça, si ça l’amuse. D’ailleurs il a, aux yeux desanciens Camisards qui ont repris certaines habitudes forcémentabandonnées, une qualité sans pareille ; il ferme les yeux surun état de choses qui tend à établir, dans un coin du détachement,une Sodome en miniature. En qualité d’officier, il ferme les yeux,c’est vrai ; mais, comme blagueur, il tient à faire voir qu’onne lui monte pas le coup facilement et qu’il s’aperçoit fort biende ce qui se passe. Il donne des conseils aux« messieurs ».

– Vous savez, vous, vous qui avezl’habitude de faire des grimaces derrière le dos du petit, à côtéde vous, j’ai quelque chose à vous dire. Si vous réussissez à…comment dirais-je ? à faire souche, enfin, nouspartagerons.

– Quoi donc, mon lieutenant ?

– Le million et le sac de pommes de terreque la reine d’Angleterre…

Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des« dames ».

– Ne vous fatiguez pas trop… une positionintéressante… je comprends ça.

– Vous ne m’oublierez pas pour lebaptême, hein ? Vous savez, je n’aime que les pralines…

Et, comme l’un des individus soupçonnés sedébattait l’autre jour contre une avalanche de complimentssemblables, il lui a crié avec l’intonation et les gestes d’unrôdeur de barrières :

– De quoi ? des magnes ? Enfaut pas ! ou je fais apporter une assiette de son.

Je ne sais pas si j’arriverai, à la longue, àm’y faire, mais je crois que je mettrai du temps à m’habituer à cesgrossièretés farcies de blague qui forcent parfois le camp toutentier à se tenir les côtes, à ces polissonneries de pitreautoritaire qui commande le rire et qui doit garder rancune, dansson orgueil blessé de paillasse qui ne déride pas son public, àceux que ses saillies ne font pas s’esclaffer.

 

D’ailleurs, j’ai de moins en moins envie derire. Depuis quelques jours déjà je suis malade et je sens lafièvre me ronger peu à peu. J’ai beau essayer de réagir, un momentvient où je suis obligé d’aller m’étendre, avec sept ou huitautres, sur un tas d’alfa, dans le marabout des malades.

Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, quipassait par là, s’était décidé à nous examiner, sur la prière dulieutenant. Il a signé un bon d’hôpital pour une demi-douzained’hommes dont je fais partie, ainsi que Palet dont l’état, depuisdeux mois que nous sommes à El Gatous, n’a guère fait qu’empirer,malgré un repos absolu. Nous devons partir, le soir même, pourAïn-Halib où nous arriverons dans deux jours.

– Combien sont-ils ? vient demanderle lieutenant, comme les mulets qui doivent nous porter sedisposent à se mettre en route. Comment ! six ! tant queça ! Et dire que voilà la génération qui doit repousserl’Allemand !… Ah ! là, là ! quand ils seront mariés,c’est à peine s’ils seront fichus… J’allais dire quelque chose depas propre… Chouïa…

Chapitre 12

 

Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes,au bout d’une vallée longue et étroite, profondément ravinée parles lits d’oueds à sec, semée par-ci par-là de bouquets d’oliviersmaigres, de figuiers étiques et de cactus poussiéreux.

À l’entrée de la vallée s’élève un villagearabe aux maisons malpropres, construites avec des cailloux et dela boue, entourées de tas d’immondices d’une hauteur extravagante,sur lesquels jouent des mouchachous hideusement sales etcomplètement nus. De cette agglomération de cahutes dégoûtantess’échappent des odeurs infectes, des relents repoussants. Les murs,qui tombent en ruine et sur lesquels courent des chiens hargneuxqui aboient avec rage, suent la misère atroce, et, à traversl’entre-bâillement des portes devant lesquelles sont assis dessidis pouilleux, on aperçoit des grouillements d’êtres vêtus deloques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux, dans l’ordureexcrémentielle. Tout, jusqu’au sol gris, poussiéreux, stérile, seméde cailloux – traînée de cendres jetées entre l’élévation demontagnes rougeâtres rongées à des hauteurs inégales, aux sommetspelés et galeux, donne l’idée d’une désolation profonde. Il n’y apas même d’eau dans cet horrible pays ; il faut aller lachercher à plusieurs kilomètres, jusqu’à un puits d’où reviennentdes moukères qui plient sous le poids des outres pleines. Ellespassent à côté de nous, déjetées, hideuses, sans âge, les pieds nustout gris de poussière, une odeur de fauve s’exhalant de leur corpsde femelles en sueur, n’ayant plus rien de la femme. La têteentourée d’une loque noire, des lambeaux de toile bleue jetés surle corps, d’énormes anneaux d’argent aux oreilles, elles descendentla côte avec des torsions et des soubresauts ignobles, brisées,cassées en deux, scandant de geignements sourds leur titubantedémarche d’animaux usés. On dirait de vieilles barriques défoncéesdes deux bouts qui roulent lamentablement, leurs douves desséchéeset disjointes jouant en grinçant dans leur armature décrépite decercles vermoulus.

 

Les muletiers nous font descendre devant unegrande tente qui sert provisoirement d’hôpital, à côté d’unmarabout déchiré dans l’intérieur duquel on entrevoit troisplanches posées sur des tréteaux ; au-dessous sont deux grandsseaux remplis jusqu’aux bords d’une eau rougeâtre.

– Tu vois ça ? me dit Palet qui atout de suite deviné, avec l’instinct des mourants, la destinationde la table sinistre ; eh bien ! c’est mon dernierlit.

Un infirmier, un tablier sale autour du corps,nous fait signe d’entrer.

Il est pitoyable, l’aspect de cette grandetente dont le toit usé par les pluies et les portes décousueslaissent passer des courants d’air qui soulèvent la poussière dusol. Une vingtaine de lits de fer, tout au plus et, dans le bout,une agglomération de paillasses sur lesquelles des hommes sontroulés dans des couvertures. Il n’y a pas de draps pour tout lemonde, et l’on a été obligé de faire lever un malade pour donnerson lit à Palet auquel le major vient de tâter le pouls.

– Foutu ! a grogné le toubib entreses dents, sans même se donner la peine de détourner la tête.

À nous, on a désigné des paillasses étenduespar terre, dégoûtantes, mangées de vermine, et l’on nous adistribué des couvertures maculées par les déjections desmalades.

Qu’il est triste, cet hôpital, et combien sontlongues ces journées qu’on passe en tête-à-tête avec des moribondsdont les souffrances aigrissent le caractère et dont il faut, bongré mal gré, partager les terreurs et les angoisses ! Etquand, poussé par le dégoût universel et la tristesse morbide quivous envahissent dans cet antre de la douleur malpropre et de lamort inconsolée, on sort en se traînant pour chercher un peu desoleil, on se sent si faible, si abattu, qu’on n’a même pas laforce de marcher un peu. On s’assied, en plein soleil, frileuxmalgré la température, claquant des dents, la sueur inondant lecorps. Et, à la nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, oùl’on passe de si affreuses nuits troublées par d’épouvantablescauchemars, par des frayeurs subites et vagues qui vous prennent àla gorge et vous glacent le sang dans les veines. Oh ! cesnuits horribles, tuantes, où l’on voit des mourants écarter lesdraps, de leurs doigts maigres, et essayer de soulever leurs facesverdâtres qu’éclairent les rayons blafards d’une lanterne !Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres poussenttout à coup un cri strident et ramènent sur eux, avec rage, leurscouvertures agrippées, comme pour se défendre d’un ennemi invisibledont ils ont senti l’approche ! Ces nuits où l’on entend lessanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans sa lenteagonie, appelle sa mère en pleurant ?

– Maman !… maman !…

Oh ! je les aurai toujours dans lesoreilles, ces deux mots que, pendant trois nuits, j’ai entenduretentir sinistrement dans cet hôpital lamentable ! Cesplaintes, douces d’abord, humides de tendresse, et mouillées delarmes, finissant en hurlements qui vous faisaient dresser lescheveux sur la tête ! – Hurlements désespérés du mourant quin’a plus conscience des choses, qui sait seulement qu’il va mourir,et qui proteste, dans un cri suprême, contre l’abandon de ceuxqu’il a aimés.

 

Ah ! il faut essayer de sortir de là, carje sens que peu à peu ma raison s’égare, mon corps s’affaiblit etque j’y laisserai ma peau, moi aussi. Rester là-dedans pour meguérir ? Allons donc ! Ce n’est pas le traitement qu’onme fait suivre, ce ne sont pas les soins qu’on me prodigue quichangeront quelque chose à mon état. Du sulfate de quinine, j’enprendrai tout aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé,je m’en passerai facilement.

Le drap mouillé ? Parfaitement. L’eau estrare, à Aïn-Halib. Il faut aller la chercher au loin et larapporter dans de petits barils qu’on place sur les bâts desmulets ! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger les maladesdans des baignoires qui, d’ailleurs, font défaut. Le major aimaginé de faire mouiller des draps et de faire rouler dans cesdraps humides les hommes auxquels il a ordonné des bains. Il n’estpas souvent embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pourleur exécution non plus. Les hommes qui sont spécialement chargésde creuser des trous, là haut, sur la petite colline qui fait faceà l’hôpital, doivent en savoir quelque chose. Ils n’ont pas letemps de chômer.

 

– Tiens, vient me dire un infirmier quim’apporte un thermomètre, colle-toi ça sous le bras. Tout àl’heure, tu me diras combien ça marque.

Je regarde. Le thermomètre monte jusqu’à 38degrés. Et je crie à l’infirmier :

– Il marque 36.

– 36 ! Mais alors, ça va trèsbien !

 

Le major arrive pour passer la visite dumatin. C’est mon tour. Il s’arrête devant ma paillasse.

– Eh bien ! vous, il paraît que vousallez mieux ? Levez-vous, pour voir ; marchez un peu.

Je marche en me raidissant, comme un grenadierprussien. J’ai si peur qu’il ne me trouve pas encore assez bienportant, qu’il ne me force à rester !…

– Bon ! vous sortirez ce soir.

Chapitre 13

 

Acajou avait dit vrai, à Sidi-Ahmed. Lecapitaine aime à laisser mûrir sa vengeance.

Il paraît que son premier soin, en arrivant àAïn-Halib, a été de faire réunir la compagnie à l’endroit où secroisent trois chemins dont deux disparaissent derrière lesmontagnes, à chaque bout de la vallée, et dont le troisième, espècede sentier raboteux, gravit une petite colline où poussent parmiles cailloux quelques figuiers de Barbarie.

– Vous voyez ces trois routes, a-t-ilcrié aux hommes qui le regardaient, intrigués. La première, àdroite, est la route de France ; la seconde, à gauche, estcelle de Bône, de Bougie, où sont les ateliers de Travaux-Publicset les Pénitenciers ; la troisième, en face de nous, est celledu cimetière. Vous choisirez.

 

– On ne saurait être plus explicite,hein ? me demande Queslier qui est venu me voir dans ma tenteet qui me donne ces détails. Tout est là, en effet. Vous voulezretourner en France ? Entassez lâchetés sur infamies,ignominies monstrueuses sur complaisances ignobles, et nousverrons. Vous ne voulez pas vous soumettre ? Nous vous feronspasser au conseil de guerre qui, pour un semblant de refusd’obéissance, une parole un peu vive, vous octroiera généreusementle maximum de la peine portée par le Code. Dans le cas où nous nepourrions relever contre vous aucun motif de conseil de guerre, lachose est très simple : deux ou trois tours de trop aux fers,un nœud de plus au bâillon, quelques gamelles oubliées, et voilàtout. On n’a plus qu’à creuser une fosse. Ce n’est pas bien long,allez !

– Mais c’est monstrueux !

– Oui, monstrueux ! Et il a tenuparole, va, l’homme qui prêche la religion, la famille et les bonssentiments. Si ceux qui sont déjà là-haut, sur la colline,pouvaient parler, ils te nommeraient celui qui les y aenvoyés ; tu peux aller te renseigner, aussi, auprès desmalheureux qu’il laisse croupir en prison, dans un ravin, etauxquels il fait endurer les plus horribles supplices. Va leurdemander quel est le régime qu’on leur impose, pourquoi on les faitmourir de soif et de faim, pourquoi on les met aux fers, à lacrapaudine, pourquoi, au moindre mot, on leur met un bâillon.

– Tu es sûr ? Tu les asvus ?

– Si je les ai vus ? Déjà vingtfois. Et tu les verras aussi, toi, la première fois que tu seras degarde. Ah ! tu ne sais pas ce que c’est que la prison, auxCompagnies de Discipline ? Eh bien ! tu verras s’il y ade quoi rire… Tiens, on est si malheureux, ici, qu’il y a deshommes qui font exprès de passer au conseil de guerre pour quitterla compagnie. La semaine dernière, les gendarmes en ont emmenésept. Il y en a encore quatre, maintenant, au ravin, qui attendentle prochain convoi pour partir. Ils font exprès, entends-tu ?exprès. Ils aiment mieux rallonger leur congé que de continuer àmener une existence pareille. Et nous, nous qui ne sommes paspunis, tu ne peux te figurer combien nous sommes misérables.J’aimerais mieux ramer sur une galère que d’aller au travail avecles chaouchs qui nous mènent comme on ne mènerait pas des chiens.Les forçats, au bagne, sont certainement plus heureux. Lanourriture ? Infecte. On crève littéralement de faim. Du painque les mulets ne veulent pas manger ; des gamelles à moitiépleines d’un bouillon répugnant… Ah ! vrai, il faut avoirenvie de s’en tirer, pour supporter tout ça sans rien dire…

 

Il n’a point exagéré ; je l’ai bien vu,le lendemain matin. Je n’aurais jamais imaginé qu’on pût traiterdes hommes comme nous ont traités, au travail, revolver au poing,des chaouchs qui ne parlaient que de nous brûler la cervelle chaquefois que nous levions la tête. J’ai été terrifié, d’abord. Puis,j’ai compris qu’ils étaient dans leur rôle, ces garde-chiourmes, ennous torturant sans pitié ; j’ai compris qu’il n’y avait nigrâce à attendre d’eux ni grâce à leur faire, et que c’était unelutte terrible, une lutte de sauvages qui s’engageait entre eux etnous. La colère m’est montée au cerveau et a chassé la fièvre. Jesuis fort, à présent, plus fort que je ne l’étais avant de tombermalade ; et gare au premier qui m’insultera, qui me chercheraune querelle d’Allemand, qui tentera de me marcher sur lespieds ! Je laisserai mûrir ma vengeance, moi aussi ; et,puisqu’on a le droit de m’injurier en plein soleil et de me menaceren plein jour, j’outragerai dans l’ombre et je menacerai la nuit –quitte à frapper, s’il le faut. Je n’oublierai rien. Et je nefaiblirai pas, car j’aurai toujours, pour me soutenir : larage.

 

Un chaouch m’aborde.

– Froissard, ce soir, aussitôt après letravail, vous vous mettrez en tenue, sans armes. Veste et pantalonde drap. Vous êtes commandé pour l’enterrement.

– L’enterrement de qui,sergent ?

– De Palet.

Chapitre 14

 

Nous sommes dix, six hommes en armes et quatreporteurs, commandés par l’adjudant, un chien de quartier bête ethargneux, qui la fait à la pose. Nous nous acheminons versl’hôpital.

 

– Par ici, nous dit un infirmier qui nousconduit au marabout déchiré devant lequel nous étions descendus demulet, en arrivant à Aïn-Halib. Tenez, voilà.

Et il retire un lambeau de toile qui recouvredeux caisses à biscuits clouées bout à bout, fermées, en guise decouvercle, par des morceaux de planches pourries.

Nous avons le cœur serré en soulevant cesemblant de cercueil pour le placer sur la civière qui, dans uncoin du marabout, sinistre et sanglante – car le sang, mal pompépar la sciure qui entoure le cadavre, coule parfois pendant letrajet – attend les misérables qu’elle conduit à leur dernièredemeure.

L’adjudant s’est éloigné pour parler avec lemajor qui, un peu plus loin, prend l’absinthe sous un olivier.L’infirmier, resté là en attendant la levée du corps, nous donnedes détails. Palet est mort la veille, dans la nuit.

– Avant de mourir, il a fait un vacarmeépouvantable. Jamais je n’ai vu un gueulard pareil. Ce matin, onest venu chercher ses effets. Comme il avait une chemise presqueneuve, votre sergent d’habillement n’a pas voulu le laisserenterrer avec. Il la lui a fait enlever et a envoyé, du magasin,une chemise hors de service. Le major l’a disséqué à neuf heures etprétend qu’il est mort de consomption et de fatigue autant que dela fièvre. Moi, vous savez…

 

L’adjudant revient. Nous empoignons, troishommes et moi, chacun un brancard de la civière. Les hommes enarmes se placent derrière, leurs fusils sous le bras.

– En avant, marche !

Nous suivons cinq minutes le chemin quiconduit au camp, puis nous gravissons le sentier qui mène aucimetière. À chaque instant, nous entendons le heurt du corpscontre les planches des boîtes à biscuits, trop larges. Il estlugubre, ce bruit, et nous marchons à grands pas, pour en finir auplus vite, obsédés par la vision du cadavre disséqué et pantelant,croque-morts qui sentons peser sur nous la condamnation à mort quia frappé le macchabée que nous trimballons.

 

Sur le plateau, à côté de figuiers deBarbarie, derrière un petit mur en pierres sèches, une vingtaine detombes dont les plus récentes forment des bourrelets sur la terrerougeâtre, surmontées de petites croix de bois noir. Au bout de ladernière rangée, une fosse est creusée auprès de laquelle setiennent deux hommes appuyés sur des pelles.

– Hé ! vous, là-bas, espèces defainéants ! leur crie l’adjudant, vous ne pouvez pas profiterdu temps qui vous reste, quand vous avez fini de creuser votretrou, pour remettre des pierres sur le mur ?

Nous déposons le cercueil à côté de la fosse.On prépare les cordes.

– Tâchez d’aller doucement, ditl’adjudant. Sans ça, les caisses se déclouent en route. Je vousfiche tous dedans, si vous n’allez pas doucement.

 

Un des hommes en armes, que je ne connais pas,et qu’on me dit être un nommé Lecreux, employé au bureau,s’approche de lui, une feuille de papier à la main.

– Mon adjudant, voulez-vous avoir labonté de me permettre de prononcer quelques paroles sur la tombe denotre camarade ?

– Dépêchez-vous, alors, nom de Dieu.

Lecreux déplie sa feuille de papier etcommence :

« Cher camarade, c’est avec un bien vifregret que nous te conduisons aujourd’hui au champ du repos.Moissonné à la fleur de l’âge, comme une plante à peine éclose, tuas eu au moins, pour consoler tes derniers moments, le secours dessentiments religieux que garde dans son cœur tout Français digne dece nom. Tombé au champ d’honneur, sur cette terre de Tunisie que tuas contribué à donner à ta patrie, ta place est marquée dans lePanthéon de tous ces héros inconnus qui n’ont point de monument.Ton pays, ta famille doivent être fiers de toi. Et pourquoiobscurcirait-elle ses vêtements, ta famille, en apprenant que tu assuccombé en tenant haut et ferme le drapeau de la France, cedrapeau qui… religion – patrie – honneur – drapeau –famille… »

 

– Foutez de la terre là-dessus, ditl’adjudant, quand c’est fini et qu’on a fait glisser dans la fossele cercueil dont les planches ont craqué. Et rondement ;allez !

 

Nous sommes redescendus au camp, pensifs.

 

Ah ! pauvre petit soldat, toi qui es morten appelant ta mère, toi qui, dans ton délire, avais en ton œilterne la vision de ta chaumière, tu vas dormir là, rongé, àvingt-trois ans, par les vers de cette terre sur laquelle tu astant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, abandonné de tous, sanspersonne pour calmer tes ultimes angoisses, sans d’autre main pourte fermer les yeux que la main brutale d’un infirmier quit’engueulait, la nuit, quand tes cris désespérés venaient troublerson sommeil. Ah ! je sais bien, moi, pourquoi ta maladie estdevenue incurable. Je sais bien, mieux que le médecin qui adisséqué ton corps amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Etje te plains, va, pauvre victime, de tout mon cœur, comme je plainsta mère qui t’attend peut-être en comptant les jours, et qui varecevoir, sec et lugubre, un procès-verbal de décès…

 

Eh bien ! non, je ne te plains pas, toi,cadavre ! Eh bien ! non, je ne te plains pas, toi, lamère ! Je ne vous plains pas, entendez-vous ? pas plusque je ne plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas plusque je ne plains les mères qui pleurent ceux qu’elles ont envoyés àla mort. Ah ! vieilles folles de femmes qui enfantez dans ladouleur pour livrer le fruit de vos entrailles au Minotaure qui lesmange, vous ne savez donc pas que les louves se font massacrerplutôt que d’abandonner leurs louveteaux et qu’il y a des bêtes quicrèvent, quand on leur enlève leurs petits ? Vous ne comprenezdonc pas qu’il vaudrait mieux déchirer vos fils de vos propresmains, si vous n’avez pas eu le bonheur d’être stériles, que de lesélever jusqu’à vingt et un ans pour les jeter dans les griffes deceux qui veulent en faire de la chair à canon ? Vous n’avezdonc plus d’ongles au bout des doigts pour défendre vosenfants ? Vous n’avez donc plus de dents pour mordre les mainsdes sacrificateurs maudits qui viennent vous les voler ?…Ah ! vous vous laissez faire ! Ah ! vous ne résistezpas ! Et vous voulez qu’on ait pitié de vous, au jour sombrede la catastrophe, quand les os de vos enfants, tombés sur uneterre lointaine, sont rongés par les hyènes et blanchissent ausoleil dans les cimetières abandonnés ? Vous voulez qu’on vousplaigne et qu’on vénère vos larmes ?… Eh bien ! moi, jen’aurai pas de commisération pour vos douleurs et vos sanglots melaisseront froid. Car je sais que ce n’est pas avec des pleurs quevous attendrirez l’idole qui réclame le sang de vos fils, car jesais que vous souffrirez avec angoisses tant que vous ne l’aurezpas jetée à terre, de vos mains de femmes, tant que vous n’aurezpas déchiré le masque bariolé derrière lequel se cache sa facehideuse… Et si tu ne me crois pas, toi, la mère que le cadavre quiest couché là a appelée pendant trois nuits, viens ici. Parle-luitout bas ; écoute ce qu’il répondra à ton cœur, si ton cœursait le comprendre. Et tu verras s’il ne lui dit pas que c’est àtoi qu’il doit sa mort et que c’est à ce qui l’a tué ques’adressait ici, sur sa tombe, comme un soufflet ironiquementmacabre donné à ta faiblesse, le panégyrique d’un idiot…

 

Le soir, je rencontre Lecreux. Au milieu d’uncercle de quinze ou vingt hommes qui écoutent, bouche béante, illit et relit son discours. Les applaudissements pleuvent.

– Ah ! très chic ! trèschic ! très bien !

– Mais c’est au cimetière qu’il fallaitl’entendre. Ça vous faisait un effet…

 

Un des assistants m’aperçoit ; ilm’interpelle.

– N’est-ce pas, Froissard, c’étaitbien ?

– Merde !

Chapitre 15

 

On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, àgrands frais, un magasin de ravitaillement, un bordj pour lesofficiers, un Cercle et un hôpital. Ces bâtiments sont évidemmentsous l’influence d’un mauvais esprit, car ils ont un mal du diableà se tenir debout. On dirait qu’ils sont fatigués avant d’être aumonde et qu’ils n’ont aucune envie de figurer sur la carte del’État-major ; au moindre vent, à la moindre averse, on lesvoit s’affaisser comme s’il leur prenait des faiblesses. Deuxheures de mauvais temps détruisent l’ouvrage d’une semaine.L’hôpital surtout fait preuve d’une mauvaise volonté persistante.Voilà trois fois qu’on le reconstruit et trois fois qu’ils’écroule. L’énorme voûte de pierres qui lui sert de toiture abusecertainement de sa situation pour peser de tout son poids sur lesdeux murs latéraux ; et ceux-ci, fatigués des efforts qu’ilssont obligés de faire pour la soutenir, profitent de la premièreoccasion, une méchante pluie par exemple, pour s’écarter comme lesfeuillets d’un livre qu’on a placé sur le dos. Il n’y a plus qu’àrecommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques sapeurs,dirige les travaux, avoue bien qu’en faisant venir des tuiles, cequi ne serait pas la mer à boire, on pourrait établir descouvertures un peu moins écrasantes pour les monuments. Seulement,ordre a été donné de former des voûtes, de couvrir en pierres. Etl’on forme des voûtes, et l’on couvre en pierres. Ça tient ce queça tient. C’est toujours la France qui paye. Du reste, il déclarecarrément qu’il se fiche de ça comme d’une guigne. On l’a envoyé àAïn-Halib pour remettre debout des édifices peu solides, et il lesremettra debout, malgré vent et marée. Il s’est mis à l’œuvre il ya un mois, paraît-il, et a commencé par faire tout flanquer parterre. Il a appris, le roublard, que la construction des bâtimentsavait empli les poches de son prédécesseur, parti à Sfax pour ychercher la croix, et il ne veut pas paraître plus bête que lui. Ilempochera même des bénéfices d’autant plus grands qu’il est décidéà employer les anciens matériaux. Il fait retailler les pierres etgratter soigneusement la chaux ou le plâtre qui y sont restésattachés.

 

La sueur de camisard ne coûte pas cher, ons’en aperçoit. Du matin au soir, il faut trimer comme des chevaux,bûcher comme des nègres, mouiller sa chemise. Et encore, si l’onn’attrapait que des calus aux mains, si l’on ne souffrait que desampoules ! Si l’on n’avait pas perpétuellement les entraillestordues par la faim, le visage souffleté par les injures bestialeset les menaces féroces des chaouchs ! Si l’on était traités enhommes, au moins, et non en nègres courbés sous lamatraque !

Ah ! je comprends ceux qui désertent,ceux qui s’échappent, souvent sans armes et sans vivres, du bagneintolérable ; malheureux dont quelques-uns ne reparaissentplus, mais dont le plus grand nombre est ramené par les gendarmesou par des Arabes qui viennent toucher une prime. Je comprendsqu’ils essayent, au risque de la mort ou du conseil de guerre, dese soustraire aux traitements qu’on leur fait endurer et dereconquérir la liberté dont on les a dépouillés sans motifs.

Et comment ne pas les excuser, quand on envoit d’autres, âmes sensibles ou cerveaux plus faibles, amenés ausuicide par les brutalités et les injustices des tortionnairesgalonnés ? Poussés à bout, désolés, désespérés, accablés dedouleur et de souffrance, ils se voient acculés dans la mort. Ilss’aperçoivent peu à peu que la vie ne leur est plus supportable.Plongés dans une misère noire et livrés à la faim angoissante,dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l’existence que comme unelongue suite de souffrances que leur continuité même doitaccroître. De jour en jour, ils envisagent la mort de plusprès ; elle ne leur fait plus peur. Et, un beau matin,appuyant un canon de fusil sous leur menton, ils se font sauter lacervelle.

Queslier avait bien raison de le dire :il faut avoir rudement envie de se tirer de là pour endurer toutcela patiemment… Moi aussi, j’ai songé au suicide ; moi aussi,j’ai pensé à la désertion.

 

– Tu es fou, m’a dit Queslier. Déserter,ici, ce n’est pas possible, ou du moins c’est bien difficile. Si tues repris, tu rallonges ton congé de plusieurs années, et, tu nel’ignores pas, tu as quatre-vingt-dix chances sur cent contre toi.Te tuer, ce serait peut-être un peu moins bête, mais je ne teconseillerai d’employer ce moyen-là qu’à la dernière extrémité. Ilme semble, d’ailleurs, que tu es assez fort pour supporter dessouffrances qui poussent quelques malheureux à se donner la mort.Je sais bien que nous avons encore plus de deux ans et demi àtirer, mais, tu verras, ça se passera. Il faut seulement bien nousdéterminer à sortir d’ici ; il faut que cette pensée-là nenous quitte pas, et nous en sortirons.

– Et la menace du conseil de guerretoujours suspendue sur notre tête, pour quoi lacomptes-tu ?

– Il faut lui échapper, au conseil deguerre ; il le faut, entends-tu ? Mais je te jure bienque si jamais, par malheur, je me voyais sur le point d’ypasser…

– Eh bien ?

– Eh bien ! ce n’est pas à cinq ansni à dix ans de prison qu’on me condamnerait…

– Tu te tuerais ?

– Non, je les laisserais me tuer. Maisavant…

Et il fait le geste de mettre en joue unpied-de-banc qui passe.

 

Pourquoi pas, après tout ? La violencen’appelle-t-elle pas la violence ? Et quel nom donner à ceslois pénales auxquelles l’armée est soumise ? De quel nom lesflétrir ? de quel nom les stigmatiser ?

Tous les jours, à l’appel de midi, on nousfait former le cercle ; un cercle au milieu duquel se place unchaouch, un livret à la main, et autour duquel rôde l’adjudant,comme un chien qui cherche à mordre. Le chaouch fait, en ânonnant,appuyant sur les mots avec son insupportable accent corse, et commepris d’un certain respect devant les feuillets infâmes, la lecturedu code pénal. Oh ! ce code, tellement ignoble qu’il esthorrible et tellement horrible qu’il est ignoble ! ce code quin’a pour but que la vengeance pour le passé et la terreur pourl’avenir ! ce code où l’on entend revenir sans cesse cemot : mort ! mort ! comme l’écho des lois férocesdes temps barbares, comme le refrain de litaniessanglantes !…

Ah ! bourgeois stupide, toi qui demandesqu’on dégage le soldat de l’énorme pénalité qui pèse sur lui, tu esdonc assez aveugle pour ne pas voir que c’est pour te défendre, toiet tes biens, qu’on a écrit ce code épouvantable ? Tu ne saisdonc pas que ces lois sauvages sont ta sauvegarde ? Tu necomprends donc pas qu’il les faut, ces lois, pour te permettre dedigérer en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents enaccolant bêtement l’un à l’autre ces deux motsinconciliables : Patrie et humanité ? Tu ne comprendsdonc pas que, sans ce code qui t’assure de leur obéissance, tun’aurais bientôt plus d’esclaves pour maintenir le bœuf qui fouletes grains dans la grange et auquel tu as lié la bouche ?…

 

Esclaves ? Eh ! parbleu, oui !nous le sommes, ilotes de l’armée, parias du militarisme, condamnéssans jugement à des travaux écrasants, condamnés à la faim, à lasoif, à des tortures atroces, à la privation de tous moyens dedistractions, aussi bien intellectuelles que physiques, à laprivation de femmes, – avec toutes ses conséquencesmonstrueuses ? Esclaves ? Oui, mais pas plus – et moinspeut-être – que les autres, les bons soldats, ceux qu’on n’a pasrevêtus de notre livrée lugubrement ridicule et qui se figurentstupidement porter un uniforme quand ils n’ont sur le dos qu’unecasaque de forçat.

– Ça n’empêche pas que ceux-là, on lessoigne, dit en riant d’un gros rire mon camarade de lit, unBourguignon, bon garçon, pas très malin, nommé Chaumiette. Il n’y apas de danger qu’on leur fasse faire des corvées de bois commecelle que nous allons faire… Tiens, entends-tu leclairon ?

Il s’agit, en effet, d’aller chercher du boisdans la montagne pour chauffer une fournée de chaux que lecapitaine a fait préparer. On a établi, au milieu du camp, unegrande balance où chacun, en arrivant, doit venir peser ses fagotset en faire constater le poids. Quand ce poids n’est pas atteint,il faut retourner chercher le complément.

– Viens avec moi, me dit Chaumiette. Jeconnais un coin où il y a beaucoup de bois. Nous trouverons de quoifaire notre charge. C’est le petit Lucas, tu sais, celui qui couchedans le marabout à côté du nôtre, qui m’a montré la place. Il vavenir avec nous.

Le petit Lucas arrive.

– Vous savez, il ne faut rien en dire àpersonne… Juste dans cet endroit-là, il y a un vieux puitsabandonné, très profond et, dedans, deux ou trois nids de pigeons.Les petits doivent commencer à être gros. S’ils sont bons à manger,j’irai les dénicher, nous les ferons cuire dans un ravin et nousboulotterons ça ce soir.

 

Au bout d’une heure de marche dans lamontagne, nous sommes arrivés au fameux endroit : une petitevallée pierreuse au bout de laquelle poussent quelques buissonsd’épines.

– Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puitsest derrière les buissons.

Et il nous conduit auprès d’une largeouverture béante au ras du sol. Le puits n’a jamais étémaçonné ; il a été percé à même la terre qui, par place, s’estéboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui font sailliele long des parois. Des arbustes, des plantes, ont poussé auhasard, verticalement ou horizontalement, entremêlant leursbranches et leurs feuilles et, formant un fouillis tel, dans lerétrécissement sombre du puits, qu’on n’en peut apercevoir le fond,desséché sans doute, à trente ou quarante mètres peut-être. Àquelques pieds seulement de l’ouverture, deux nids de pigeonsapparaissent entre les larges feuilles d’un figuier sauvage.

– Entendez-vous les cris despetits ? demande Lucas. Les voyez-vous ? Je vaisdescendre les chercher et je vous les passerai.

– Veux-tu qu’on t’attache avec desceintures ? demande Chaumiette. Si tu allais tomber…

– Pas de danger.

Il descend en s’aidant des aspérités desparois, se retenant aux branches. Il tient les deux nids. Il nousles passe l’un après l’autre.

– Y en a-t-il, hein ?… Ah !j’entends encore piauler en dessous…

Il se penche pendant que, agenouillés au borddu puits, Chaumiette et moi, nous cherchons à voir.

– Ah ! deux autres nids !Tout…

Nous poussons un cri. La touffe d’herbe àlaquelle se cramponnait Lucas s’est arrachée et il est tombé dansle gouffre, la tête la première, au milieu d’un grand bruit debranches cassées et de feuillages froissés, accompagné dans sachute par une avalanche de sable et de pierres qu’on entend seulesrouler encore.

– Lucas ! Lucas !…

Rien ne répond.

– Il nous faudrait des cordes, desceintures, dit Chaumiette.

Nous grimpons sur un monticule et, de là, nousappelons à l’aide à grands cris. Une dizaine d’hommes accourent. Unchaouch aussi.

– Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-cequ’il y a ?

– Lucas vient de tomber dans ce puits-làen faisant son fagot.

– Oui ? ricane le chaouch. Enfaisant son fagot ? Et ces deux nids de pigeons ?

– Vite, des ceintures, crie Chaumiette.Nouez-les bout à bout. Je vais m’attacher par le milieu du corps etje vais descendre. Il n’est peut-être pas mort. En tous cas, ilfaut le remonter. On ne peut pas le laisser là une minute deplus.

– Mais toi, tu risques ta vie aussi, endescendant là-dedans.

– Bah ! laisse donc. Qu’est-ce queça fout ?

– Attends un peu, au moins, voilà descamarades qui arrivent. On pourrait doubler les ceintures…

Chaumiette n’a rien voulu entendre. Ildégringole rapidement, retenu par la corde formée avec lesceintures que nous tenons à plusieurs. Tout d’un coup, il s’arrête.On ne le voit plus, mais on entend sa voix sortir du puits.

– Tenez bien la corde… Je l’ai trouvé. Ilne remue plus. Passez-moi vite une autre corde, que je l’attache…Bon. Maintenant, tirez… doucement. Je le pousserai en dessous, touten remontant.

Trois minutes après, nous hissons le corpsencore chaud de Lucas. Il s’est fracassé le crâne sur un rocher.Chaumiette, les mains et les bras en sang, les vêtements déchirés,la figure égratignée par les ronces et les épines, remonte à sontour.

– Ah ! le pauvre gars ! ilétait tombé jusqu’au fond ! Il n’y a pas d’eau, dans cepuits-là… C’était plein de sang, par terre.

Le chaouch jette sur le cadavre son regardfroidement idiot de bête méchante :

– Ça lui apprendra à aller chercher desnids au lieu de travailler…

 

Le soir, on nous a fait réunir pour nous lireun rapport spécial du capitaine :

« Le fusilier Lucas s’est tué,aujourd’hui, en tombant dans un puits. Il avait quitté le travailpour aller dénicher des nids de pigeons. Il est mort victime de sonacte d’indiscipline et frappé aussi, sans doute, par la main de laProvidence qui veut que nous fassions toujours preuve de mansuétudeà l’égard des animaux et que nous ne les maltraitions point sansmotif. Or, qu’y a-t-il de plus cruel que d’arracher du nidmaternel, vivante image de la famille, de jeunes oiseaux sansplumes encore, pour les dévorer gloutonnement ? La punitionqui frappe la désobéissance et l’inhumanité du fusilier Lucas doitservir d’exemple à tous les hommes de la compagnie et leur rappelerque Dieu, qui sonde nos cœurs, voit aussi toutes nosactions. »

Chapitre 16

 

– C’est la première fois que vous prenezla garde ?

– Oui, sergent.

– Venez avec moi. Je vais vous expliquerla consigne ; et, quand vous serez de faction, si lesprisonniers ne vous écoutent pas, vous n’aurez qu’à venir me ledire.

C’est la première fois, en effet, que je suisde garde à Aïn-Halib. Je suis descendu, à cinq heures du soir, avecune dizaine d’hommes en armes, pour garder pendant vingt-quatreheures les prisonniers parqués dans ce qu’on appelle « leravin ». C’est, au bas du camp, un quadrilatère fermé par unmur en pierres sèches et en terre, entouré d’un fossé. Outre lestentes des prisonniers, il y a deux marabouts, l’un pour les hommesde garde, l’autre pour le chef de poste.

Le sergent qui nous commande aujourd’hui passepour une des plus belles rosses de la compagnie ; c’est unCorse, face plate agrémentée d’un nez énorme, qui ne donnerait passes deux mauvais galons pour tout l’or du Pérou et qui se redresse,quand il est en fonctions, comme un pou sur une gale. Il s’appelleSalpierri, mais on l’a surnommé Bec-de-Puce. Il bégaye en bavant eta l’habitude d’avancer les lèvres, en cul de poule, ne laissantentre elles qu’un tout petit interstice. Il me semble toujours,quand il me parle, qu’il a l’intention de me souffler un noyau decerise à la figure.

– Vous savez, a-t-il sifflé encrachotant, à sept heures, quand j’ai pris la faction, vous avezdroit de vie et de mort sur ces gens-là.

Et il m’a indiqué du doigt un écriteau cloué àun poteau et qui porte ces mots : « Les sentinelles sontautorisées à faire usage de leurs armes. »

Usage ! quel usage ? Est-on autoriséà donner des coups de crosse ou des coups de baïonnette ?

A-t-on le droit d’assommer les malheureuxqu’on surveille ou de les fusiller à bout portant ?

Elle ne vous renseigne guère à ce sujet, lapancarte.

D’ailleurs, je m’en fiche, moi, de lapancarte, et je ne perdrai pas mon temps à en discuter larédaction, comme les bourriques qui voudraient bien savoir au justes’il leur est permis de larder leurs camarades ou simplement deleur enfoncer les côtes. J’étais déjà décidé, en arrivant au ravin,à ne pas me montrer dur pour les prisonniers ; mais,maintenant, je suis résolu à les laisser faire ce qu’ils voudront.Ils peuvent parler et même chanter, si ça leur fait plaisir. Jeleur distribue mon tabac. Je leur fais cadeau de mes allumettes.Ils ont soif ; je leur apporte un seau d’eau que je trimballede tente en tente. Ils boivent, ils fument et ils causent. Ilscommencent à chantonner. Ils ont bien raison de ne pas segêner.

Une série de sifflements part du marabout duchef de poste.

– Factionnaire, il me semble quej’entends du bruit. Si ça continue, je vous fiche dedans.

Ça m’est égal.

– Vous savez que vous avez le droit defaire usage de vos armes.

Faire usage de mes armes ? De lapeau !

Ah ! ça, pour qui me prend-il, ceCorse ? Est-ce qu’il se figure que j’ai, comme lui, dans lesveines, du sang de ces bandits sinistres qui sont brigands dans lesmaquis ou garde-chiourmes dans les bagnes ? Est-ce qu’ilcroit, réellement, que j’aurai jamais la lâcheté de maltraiter ceshommes, qui sont là, couchés sur la terre nue, chacun sous unesimple toile de tente si basse et si étroite qu’ils ne peuvent mêmepas s’y remuer. On les appelle des tombeaux, ces tentesmontées avec la toile réglementaire portée par les deux moitiés desupports et haute à peine de cinquante centimètres, sur soixante delargeur. Les prisonniers y entrent en se mettant à plat ventre,rampant, usant de précautions infinies pour ne pas lesdémonter ; et une fois dedans, c’est tout au plus s’ilspeuvent changer de position, quand ils ont tout un côté du corpscomplètement ankylosé. C’est sous ce lambeau de toile, exposés àtoutes les intempéries, garantis du froid des nuits par uncouvre-pieds dérisoire, qu’il leur faut réparer leurs forces. Et,chaque matin, en dehors des corvées les plus pénibles, ils doiventfaire trois heures du peloton de chasse le plus éreintant ;autant l’après-midi, sous la chaleur accablante. Il est vrai qu’onles nourrit bien : ils ne touchent ni vin, ni café et n’ont deviande qu’une fois par jour. Leur seconde gamelle ne contient quedu bouillon.

Ah ! ils n’ont pas oublié la faim dansl’arsenal des peines atroces dont ils peuvent disposer, lestortionnaires ! Ils n’ont pas dédaigné ce châtiment infâme etqui déshonorerait un bourreau, ces hommes qui osent dire à descitoyens libres, au nom d’un hypocrite patriotisme de caste :« Il faut être soldat ou crever ! »

Il n’y a pas que des hommes punis de prison,dans ces tombeaux devant lesquels je passe et je repasse,le fusil sur l’épaule ; il y a aussi des hommes punis decellule. Ceux-là ne font pas le peloton. Ils restent nuit et jourétendus sous leur tente dont ils ne doivent sortir sous aucunprétexte. Seulement, ils n’ont droit qu’à une soupe sur quatre,soit une gamelle tous les deux jours. Ils restent donc un jouret demi sans manger, reçoivent une soupe, jeûnent encore pendanttrente-six heures, et ainsi de suite pendant le nombre de jours decellule qu’ils ont à faire. L’eau aussi, on la leur mesure. On leuren donne un bidon d’un litre tous les jours, pas une goutte deplus. La chaleur étant étouffante, à dix heures du matin cette eauest en ébullition.

Je n’aurais jamais imaginé qu’on pût infligerà des hommes – surtout à des hommes qui ne sont sous le coupd’aucun jugement – des traitements semblables.

 

Et ces deux punitions ne sont pas encore lesplus terribles. Il en existe une troisième qui l’emporte debeaucoup sur elles en horreur et en ignominie : c’est lacellule avec fers. L’homme puni de fers est soumis au même régimealimentaire que l’homme puni de cellule : il n’a qu’une soupetous les deux jours. De plus, on lui met aux pieds une barre,c’est-à-dire deux forts anneaux de fer qu’on lui passe à la hauteurdes chevilles et qui sont réunis, derrière, par une barre de fermaintenue par un écrou accompagné d’un cadenas. Cette barre, longued’environ quarante centimètres, est assez forte pour servird’entrave à la bête féroce la plus vigoureuse. L’homme, une foisses pieds pris dans l’engin de torture, doit se coucher à platventre. On lui ramène derrière le dos ses deux mains auxquelles onmet aussi les fers. On lui prend les poignets dans une sorte dedouble bracelet séparé par un pas de vis sur lequel se meut unetringle de fer qu’on peut monter et descendre à volonté. On tournecette tringle jusqu’à ce qu’elle serre fortement les poignets et onl’empêche de descendre en la fixant au moyen d’un cadenas.

L’homme mis aux fers, on le pousse sous sontombeau. Quand on lui apporte sa soupe, tous les deux jours, il lamange comme il peut, en lapant comme un chien. S’il veut boire, ilest obligé de prendre le goulot de son bidon entre ses dents et depencher la tête en arrière pour laisser couler l’eau. S’il renversesa gamelle, s’il laisse tomber son bidon, tant pis pour lui. Il luifaut rester vingt-quatre heures sans boire et trente-six heuressans manger.

Et, si le malheureux fait entendre uneplainte, si la souffrance lui arrache un cri, on lui met unbâillon ; on lui passe dans la bouche un morceau de bois qu’onassujettit derrière la tête avec une corde. Quelquefois – car ilfaut varier les plaisirs – les chaouchs préfèrent le mettre à lacrapaudine. Rien de plus facile. Les fers des mains sont terminéspar un anneau. On passe dans cet anneau une corde qu’on faitglisser autour de la barre ; on tire sur la corde et onl’attache au moyen d’un ou de plusieurs nœuds au moment précis oùles poignets du patient sont collés à ses talons.

Ils sont trois, là-bas, tout au bout du ravin,qui sont aux fers depuis plusieurs jours déjà, attachés comme onn’attache pas des bêtes fauves, les membres brisés, dévorés le jourpar les mouches, la nuit transis de froid, mangés vivants par lavermine. Ils nous ont demandé, quand nous avons pris la garde, deverser un peu d’eau, par pitié, sur leurs chevilles en sang et surleurs poignets gonflés et bleuis. Le Corse les a menacés, pourtoute réponse, de leur mettre le bâillon s’ils disaient un mot deplus. Il a fallu que j’aille, tout à l’heure, à pas de loup, verserle contenu d’un bidon sur les chairs tuméfiées et meurtries de cesmisérables qu’on torture, au nom de la discipline militaire, avecdes raffinements de barbarie dignes de l’Inquisition.

 

Et maintenant, en écoutant leurs plaintesdouloureuses et le grincement des fers qu’ils font crier enessayant de se retourner, je pense à toutes sortes de chosesatroces qui m’ont été racontées, là-haut, par des hommes surlesquels s’est exercée, depuis de longues années, la férocité desbuveurs de sang. Les ateliers de Travaux Publics, les Pénitenciersmilitaires… tous ces bagnes que remplissent des tribunaux dont lessentences iniques eussent indigné Torquemada et fait rougirLaubardemont ; ces bagnes dans lesquels les condamnés doiventproduire une somme de travail déterminée par la cupidité desgarde-chiourmes, intéressés aux bénéfices ; ces bagnes danslesquels les ressentiments des chaouchs se traduisent par despunitions épouvantables : trente, soixante jours de cellule,avec une soupe tous les deux jours ; les fers aux pieds, auxmains, la crapaudine, le Camisard. Le Camisard,un supplice qui dépasse en horreur tout ce qu’on pourraitimaginer : le détenu a les pieds pris dans des pédottesscellées au mur de sa cellule ; on lui passe une camisole quilui maintient derrière le dos les bras qu’on tire verticalement etqu’on attache à un anneau scellé aussi au mur à la hauteur de latête ; à cet anneau pend un collier qui enserre le cou. Ilreste là, le patient, pendant quatre ou huit jours, au régime, auquart de pain, satisfaisant ses besoins sous lui, dormantdebout…

Et le fort Barreau, dont on lit périodiquementle régime dans les Pénitenciers, et où sont envoyés les détenuscontre lesquels ont été épuisées toutes les mesuresdisciplinaires ! Quatre-vingt-dix jours de cellule au quart depain, dans une casemate absolument nue, avec bastonnades, aspersionde cellule, au moindre mot, au moindre signe ! Un régimetellement atroce que les malheureux qui doivent le subir yrésistent à peine un mois et, épuisés, anémiés, tués à petit feu,doivent être dirigés sur un hôpital dont ils ne sortent, neuf foissur dix, que les pieds en avant…

Ah ! bon Dieu ! Et dire qu’on aaboli le servage, la torture et les oubliettes !…

J’ai pensé toute la nuit à cesmonstruosités.

 

Le lendemain matin, quand j’ai pris lafaction, à six heures, les prisonniers s’alignaient, un énorme sacau dos, pour le peloton.

Ils sont huit.

– Garde à vos ! crie Bec-de-Puce ensortant de sa tente, le revolver au côté.

Et il passe devant le rang, inspectant latenue, soulevant les sacs, pour s’assurer qu’ils ont bien le poidsréglementaire – un poids incroyable.

– Pourquoi n’avez-vous pas astiqué lesboutons de votre capote, vous ?

– Parce que j’ai peur de les user.

– Comment vous appelez-vous,déjà ?

– Hominard.

– Bien, Vous aurez huit jours de salle depolice avec le motif. Vous verrez si ça fait des petits.

– Pourvu qu’ils soient moins vilains quetoi, c’est tout ce qu’il me faut.

Le chaouch ne répond pas. Il fait mettrebaïonnette au canon et commande du maniement d’armes endécomposant :

– Portez armes !… Deux !…Trois !

Et il espace ses commandements ! Chaquemouvement dure plus de cinq minutes. C’est qu’il est fait depuislongtemps, le pied-de-banc, à ces luttes quotidiennes entre gradéset disciplinaires qui, outrés, poussés à bout, se fichant de toutexcepté du conseil de guerre, ont appris par cœur le code pénal etfont essuyer à leurs bourreaux toutes les avanies, tous lesoutrages que la loi n’a pas prévus. Ce sont eux qui ont imaginé dene jamais parler aux chaouchs qu’en les tutoyant, le tutoiementétant considéré comme un acte d’indiscipline, mais non comme uneinjure. Ils n’iront jamais, ceux-là, traiter un gradéd’imbécile ; mais ils lui diront, vingt-cinq fois par jourque, sur cent individus, lui compris, quatre-vingt-dix-neuf sontdoués d’une intelligence de beaucoup supérieure à la sienne. Ilsrépondront à ses coups de fouet par des coups d’épingle et à sesbrutalités par des vexations sanglantes. Picadores qui ontentrepris d’exciter le taureau et de le mettre en rage en lepiquant d’aiguillons, sans que jamais la pointe acérée s’enfoncedans les chairs et fasse jaillir le sang.

 

Le chaouch, les dents serrées, reçoit, sansrien dire, les quolibets et les railleries qui le font blêmir etles offenses qui le font trembler de colère. D’une voix saccadée,il continue à commander du maniement d’armes, en espaçant les tempsde plus en plus. Il a l’air d’attendre quelque chose qui ne vientpas, et il attend, en effet. Il sait que la comédie se termineparfois en drame, et qu’il suffit d’un instant d’oubli pour quel’un des malheureux qu’il esquinte laisse échapper une parole unpeu trop vive ou une exclamation irréfléchie. Il sait que, vaincupar la fatigue, à bout de forces, l’un d’eux refusera peut-être decontinuer le peloton. C’est le conseil de guerre : cinq ans,dix ans de prison dans le premier cas, deux dans le second. Alors,il se frottera les mains ; il pourra s’arracher, pendantquelque temps, au pays perdu où il exerce son ignoble métier ;comme témoin à charge, il accompagnera sa victime à Tunis, où siègele tribunal ; là, il pourra s’amuser. Et il oubliera, entreles bouteilles d’absinthe et les filles à quinze sous, lemalheureux qui gémit dans une cellule, seul avec la vision terriblede sa vie brisée.

Combien en ai-je vu, déjà, de ces gradés, lelendemain d’un rengagement, exciter et provoquer odieusement deshommes, dans le dessein, s’ils arrivaient à les faire mettre enprévention de conseil de guerre, de les suivre comme témoinsjusqu’à Tunis où ils pourront rigoler, au moins, en dépensant lemontant de leur prime !

– Pas gymnastique… marche ! crie lesergent.

Les huit hommes se mettent en mouvement et, enpassant devant lui, chacun d’eux lui lance un coup depatte :

– Tiens, ce pauvre Bec-de-Puce, il esttout pâle ! On dirait qu’il va claquer !

– C’est vrai que tu répètes ton rôle pouraller figurer à la Morgue ?

– On ne voudrait pas de lui. On neverrait plus que son nez dans l’établissement.

– Tais-toi donc. Ça et ses pieds, c’estce qu’il a de plus beau dans la figure.

– Faut pas blaguer son tassot ; ilsert de portemanteau à son camarade de lit.

– C’est égal, il ferait un fameux chiende chasse !

– Oui ! mais c’est dommage qu’on luivoie la cervelle par les narines. La pluie pourraitl’endommager.

– Faut-il tout de même qu’une femme soitmalheureuse, pour être forcée de s’éreinter pendant neuf mois àporter un oiseau pareil !

Bec-de-Puce ne sourcille pas.

– Par le flanc gauche… halte !Reposez… armes !

Lentement, il passe devant le rang, les mainsderrière le dos. Il rectifie les positions.

– La crosse en arrière… les doigtsallongés… Tubois, huit jours de salle de police… le canon détachédu corps. Hominard, joignez les talons…

À chacune de ses observations répond unmurmure dont je ne distingue guère le sens, bien que je ne soisqu’à cinq ou six pas.

– Sergent, dit Hominard sans quitter laposition, j’ai quelque chose à vous demander.

– Après le peloton.

– Sergent, c’est très pressé et ça vousregarde.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Est-ce que c’est vrai qu’en Corse,quand on a envie de manger du dessert, on s’en va flanquer descoups de pied dans les chênes, pour faire tomber des pralines àcochons ?

– Huit jours de salle de police, avec lemotif.

– Vache !

L’exclamation m’est parvenue, très distincte,cette fois. Bec-de-Puce se tourne vers moi.

– Vous avez entendu,factionnaire ?

– Quoi donc, sergent ?

– Ce que cet homme vient de me dire.

– Oui, sergent ; il vous a demandési c’était vrai qu’en Corse…

– Mais non, pas cela. Ce qu’il vient dedire. Il m’a appelé vache.

– Je n’ai pas entendu.

– Non ?

– Non.

– Très bien.

Il griffonne quelques mots sur un bout depapier et appelle un des hommes de garde qui sort en courant dumarabout.

– Portez ça au capitaine. Vous attendrezla réponse.

 

Elle ne s’est pas fait attendre, la réponse.Elle est laconique, mais expressive : « Mettezimmédiatement aux fers cet indiscipliné. »

On m’a mis aux fers.

– Ce n’est pas la peine de faire voirvotre colère, allez ! ricane Bec-de-Puce, comme je grince desdents en sentant la tringle, vissée sans pitié, me faire craquerles os.

 

Moi, en colère ? Allons donc ! Etcontre qui ? contre toi, peut-être, vil instrument,tortionnaire inconscient ? Contre toi ? Mais je ne t’enveux même pas, entends-tu ? de tes brutalités idiotes et detes lâches sarcasmes. Et certes, si jamais l’heure de la justicevient à sonner, ce ne sera ni à toi ni à tes semblables que jecrèverai la paillasse ; mais je me ruerai comme un fauve surle système abject qui t’a jeté sur le dos, à toi, une livrée debourreau et qui m’a revêtu, moi, d’un costume de forçat ; jel’agripperai à la gorge et je ne lâcherai prise que quand jel’aurai étranglé. Et, si je ne réussis pas à étouffer le monstre,s’il me saigne avant que j’aie pu en faire un cadavre, j’aurai dumoins montré à d’autres comment il faut s’y prendre pour arriver àterrasser l’ennemi et pour le jeter, étripé et sanglant, comme unecharogne immonde, dans le cloaque de la voirie.

C’est pour cela que je ne me mets pas encolère. Je souffre… Je souffrirai encore longtemps, sansdoute ; mais, tant que j’aurai un souffle, tant que jesentirai mon cœur d’homme battre sous ma capote grise de galérien,je résisterai à l’âpre montée des passions qui usent, desemportements stériles. Elle dure trop peu, vois-tu, la colère. Jen’ai que faire, moi, des délires que le vent emporte et des fureursqu’une nuit abat.

Ce qu’il me faut, ce que je veux emporterd’ici, tout entière, terrible et me brûlant le cœur, c’est lahaine ; la haine que je veux garder au dedans de moi, sousl’impassibilité de ma carcasse. Car la haine est forte etimpitoyable ; le temps ne l’émousse pas ; elle netransige point. Elle s’accroît avec les années ; chaque jourd’abjection l’augmente ; chaque heure d’indignation laféconde, chaque larme la fait plus saine, chaque grincement dedents plus implacable.

La haine, c’est comme les balles : en lamâchant, on l’empoisonne.

Chapitre 17

 

Voilà des mois que je ne sors pas de laprison. Quand les chaouchs ont pris un homme en grippe, ils ne lelâchent point.

Je souffre horriblement. Moralement d’abord.C’est une chose terrible que d’être obligé, avec un caractèreviolent, entier, d’avaler silencieusement tous les outrages et deronger ses colères. Et puis, je suis seul. Personne, de près ni deloin, pour m’encourager, pour me mettre du cœur au ventre.

 

Eh bien ! j’aime mieux cela, au fond. Jepréfère cet isolement, cet abandon, aux pitiés qui usent l’énergieet aux lamentations qui émasculent. Cela m’ôterait du courage, jecrois, de savoir qu’on pleure sur mon sort ; et je sais gré àtous ceux qui pourraient s’intéresser à moi de leur ingratitudeégoïste ; je leur sais gré de n’avoir jamais fait luire à mesyeux ces feux follets de l’espérance menteuse qui ne brillent quepour vous faire tomber, en disparaissant, dans les fondrières del’abattement. J’ai foulé aux pieds, depuis longtemps, les croyancesbêtes de mon enfance et je n’écris plus à personne. Pas une seulefois, même dans les minutes les plus atroces, je n’ai pensé àappeler à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir de lafamille. Je ne veux pas donner à mes douleurs cette consolationpuérile. Je serais obligé de l’enlever, plus tard, comme unappareil qu’on arrache brutalement d’une blessure mal fermée et quilaisse la plaie à vif. La rage seule me soutient. Je me repais dema haine. J’irai jusqu’au bout ainsi, sans faiblir, car j’ai foi enl’avenir, car je sais que c’est avec les fers qu’il a trouvés dansles cachots de la Bastille que le peuple a forgé la Louisette.

Je souffre physiquement, aussi. Et lasouffrance morale pèse peu, peut-être, à côté de cettesouffrance-là. Le peloton de chasse, avec le ventre vide, la gorgesèche, la sueur qui inonde le corps et dont les gouttes saléesviennent piquer les yeux ; l’immobilité, pendant des heures,dans les poses les plus fatigantes du maniement d’armes ou del’escrime à la baïonnette, en plein soleil ; les séries de pasde course, avec une charge à faire reculer une bête de somme, surune piste dont la poussière soulevée altère et aveugle ! Lesfers qui brisent les membres ; le bâillon qui fend la boucheet ensanglante la lèvre qui ne peut même plus s’indigner ! Etsurtout la faim, la faim atroce qui tord les entrailles, quiaffole ; la soif dévorante qui fait hurler ! Quoi de plusterrible que la fatigue immense, presque invincible, quis’appesantit sur le corps exténué ? Quelles luttes à soutenircontre les forces qui s’en vont, contre l’énergie qui disparaît,contre l’avachissement qui ne tarderait pas à avoir raison del’esprit énervé !…

Il faut réagir, pourtant, résister jusqu’audernier moment et rire au nez du Code pénal, – ce canon chargé,mèche allumée, devant lequel je dois vivre.

 

Un homme de garde, en passant devant montombeau, laisse tomber un papier plié en quatre. Je le ramasse.C’est un billet de Queslier. Il m’avertit qu’il a pu disposer d’unpain et qu’il l’a caché, à mon intention, à un endroit qu’ilm’indique. Je n’aurai qu’à m’esquiver, le soir, pour aller lechercher. C’est à deux cents mètres du ravin, tout au plus. Tantmieux, ma foi ! Je crève de faim, depuis huit jours que jesuis en cellule, avec une soupe tous les deux jours. Je n’ai pasmangé depuis hier matin… Tiens, mais à propos, d’où provient-il, cepain ?

– Quelle blague ! me dit tout bas unde mes voisins, en cellule aussi et à qui j’ai promis d’en donnerun morceau. Tu ne sais donc pas que, toutes les nuits, il y a destypes qui vont chaparder des pains sur les rayons de la grandetente de l’administration ? Moi, je ne leur donne pastort…

Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort àl’homme qui dérobera une boule de son. Je laisserai cettecanaillerie sauvage aux tribunaux militaires, qui n’auront pashonte, s’ils sont jamais surpris, ces affamés, de leur infliger unecondamnation pour vol, – le vol de la nourriture que leurssupérieurs leur grinchissent.

 

Il fait presque nuit. J’allonge la tête pourexaminer la place et voir la binette du factionnaire. Pourvu que cene soit pas une bourrique !… Non ; c’est Chaumiette. Aveclui, il n’y a pas de danger ; s’il me voit m’évader, il feracertainement semblant de ne pas me voir. Il est justement seuldehors. Les autres hommes de garde sont sous leur marabout, lepied-de-banc sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau enrampant ; je me glisse le long du mur sur lequel je me hissesans bruit. Je prends mon élan pour sauter le fossé… Zut ! unepierre qui tombe et roule sur une vieille boîte de conserves… tantpis ! Je saute et je pars en courant, sans faire de bruit, surla pointe des pieds ; j’ai déjà parcouru la moitié duchemin…

 

– Halte-là !… Halte-là !…Halte-là, ou je fais feu.

Un gros olivier est à côté de moi.Instinctivement, je me jette derrière, à plat ventre. Le tonnerred’un coup de fusil éclate et la balle s’enfonce dans l’arbre, à unmètre de terre, avec le bruit mat d’une pomme cuite qu’on colle lelong d’un mur. Bien visé ! Je me relève vivement et je faistourner mes bras, comme les ailes d’un moulin à vent, pour indiquerque je reviens.

 

On m’a mis aux fers. – Ils ont cru que jevoulais déserter, les imbéciles !

 

Pendant la nuit, Chaumiette a repris lafaction. Il s’est approché de mon tombeau.

– Est-ce que tu dors ?

– Non.

– Tu sais, tout à l’heure… je t’avaisbien vu partir, mais je ne disais rien… c’est le sergent qui t’aentendu… Il m’a commandé de tirer… tu comprends… il était à côté demoi… j’ai tiré en l’air !…

– Lâche !

Chapitre 18

 

Lâche ! Pourquoi ? Est-ce que ceChaumiette qui vient de tirer sur moi n’a pas risqué sa vie, il y adéjà quelques mois, pour retirer Lucas du puits où il étaittombé ? C’est un lâche, cet homme qui, pouvant se déroberaussi bien que les autres, presque convaincu qu’il ne remonteraitdu gouffre qu’un cadavre, n’a pas même voulu attendre, pour ydescendre, qu’on eût préparé une corde solide ? Un lâche, luiqui courait chance, en se laissant entraîner par sa générosité, dese briser le crâne, comme l’autre, contre la pointe d’unrocher ? Un lâche, ce garçon hardi, aux sentiments mâles, quele danger n’effraye pas et que le péril ne fait pas blêmir ?Allons donc !…

Non, ce n’est pas un lâche. C’est un peureux.Un peureux qui se jettera dans le feu, aujourd’hui, pour sauver uncamarade, et qui lui cassera la tête, demain, au moindre mot d’unchaouch. Son cœur n’est point bas ; il est timide. Son couragedisparaît devant une consigne ; sa hardiesse tombe devant unmot d’ordre. Il est trop brave pour reculer ; il est troppoltron pour oser. Il a l’appréhension du châtiment, la crainte durèglement, la peur du galonné…

 

La peur, oui, c’est bien la principale colonnedu temple soldatesque. L’armée : une boutique dans laquelle onpasse les consciences à la lessive et où les caractères, torduscomme des linges mouillés, sont placés sous le battoir ignoble dela discipline abrutissante.

Ce n’est que par la peur que le systèmemilitaire a pu s’établir. Ce n’est que par la peur qu’il semaintient. Il doit peser sur les imaginations par la terreur, commeil doit remplir d’obscurité l’âme des peuples pour les empêcher devoir au delà de l’horizon stupide des frontières. Il doits’entourer d’un appareil mystérieux, d’une sorte de pompereligieuse où l’horreur s’allie à la magnificence, où les fanfaresretentissent au milieu des hurlements du carnage, où l’on distingueconfusément, jetés pêle-mêle sur le manteau sanglant de la gloire,les panaches des généraux et les menottes des gendarmes, le bâtonde maréchal et les douze balles du peloton d’exécution, les palmesdu triomphe et les ossements des victimes.

Il lui faut cela pour que la foule s’étonne etle redoute, comme elle reste bouche bée devant un charlatan dont leclinquant et le panache l’attirent, mais dont elle se recule,craintive, aussitôt qu’elle a vu briller une pince dans la main del’opérateur. Il faut cela pour que le peuple, toujours en extasedevant le merveilleux qu’il ne cherche pas à approfondir, soitsaisi, à son aspect, d’une frayeur vague qui confine parfois àl’admiration. Sauvage qui se prosterne, plein de terreur et derespect, devant l’arme à feu qu’il ne s’explique pas et qui doit lefoudroyer.

Nous sommes ici trois cents hommes, l’écume del’armée, le vomissement de tous les régiments, mélange confus detous les caractères, scories de toutes les classes de la société.On peut trouver de tout, parmi nous, depuis le fils de famillejusqu’au rôdeur de barrières, depuis le lettré jusqu’à l’ignorant,depuis l’ouvrier jusqu’au mendigo tireur de pieds de biche, depuisle travailleur qui ne cane pas devant le turbin jusqu’au trimardeurqui va faire la chasse aux croûtes de pain avec un fusil de toile.Eh bien ! sur ces trois cents hommes, je suis sûr qu’il n’y ena pas vingt qui soient conscients, qui sachent pourquoi ils se sontirrités contre les prescriptions bêtes et les règlements atroces,pourquoi ils se sont soulevés contre la discipline, qui ne soientpas, au fond, des insurgés pour rire, des révoltés à la manque…

La peur les mène encore par l’oreille, cesréfractaires ; la peur, qui soutient tant d’abus et depréjugés pourris qu’on ficherait par terre en soufflant dessus, –s’ils n’étaient pas étayés par les dos terrifiés d’imbéciles qui neraisonnent point.

Chapitre 19

 

Je suis sorti de prison hier soir, avec cinqou six autres. Le capitaine a gracié les hommes auxquels il nerestait pas plus de quinze jours à faire. Cette clémence inusitée aune cause. Le général commandant la division doit venir,aujourd’hui, inspecter la 5e Compagnie deDiscipline.

Toute la compagnie, en grande tenue, estalignée, depuis près d’une heure, sur le front de bandière. Lecapitaine, à pied, se promène avec les officiers, d’un airpréoccupé. De temps en temps il jette un coup d’œil sur les rangset crie à un chaouch :

– Faites descendre le pantalon de cethomme-là… Remontez la plaque du ceinturon… Le képi droit !…Sergents, veillez à ce qu’ils aient leurs képis bien droits… etfaites-leur dérouler leurs couvre-nuques, à tous !…

Toutes les trois minutes, il s’arrête etregarde attentivement à droite, du côté de la route de Gabès. Ilfrappe du pied, il fronce le sourcil. Il semble impatient,anxieux.

– Mais qu’est-ce que c’est donc que cegénéral-là ? me demande Hominard, qui est placé à côté de moi.Est-ce que c’est un phénomène en vacances ?

Je ne sais pas au juste. Je n’en ai entenduparler que par quelques journaux qui, je ne me rappelle pluscomment, me sont tombés entre les mains et par les racontars desnouveaux arrivés de France. Il paraît qu’on ne parle que de lui,là-bas, de ses grandes capacités, de son patriotisme, de sessentiments républicains, de toutes les qualités, enfin, qui mettentun homme hors de pair et en font la bête blanche d’un peuple. Je neserais pas fâché de le voir. C’est peut-être un phénomène,réellement…

– Garde à vos !

Là-bas, tout au bout de la route, au milieudes manteaux rouges d’une trentaine de spahis, une voiture arriveau grand trot. Le capitaine se tourne vers l’adjudant et, luifrappant sur l’épaule :

– Vous le voyez, celui-là ? Ehbien ! il sera ministre de la guerre !

La voiture est à cinquante pas.

– Portez… armes ! Présentez…armes !

 

Prestement, le général est descendu et s’estavancé vers le capitaine. Nous l’avons vu. Nous avons vu sa bellebarbe poivre et sel, ses bottes à éperons énormes et son képi à laSaumur, qui dissimule mal une coiffure de garçon boucher.

Après les compliments d’usage, il s’est décidéà passer devant les rangs. Notre uniforme, qu’il n’a jamais vu,paraît l’étonner fortement.

– Et de quelle couleur sont leursképis ? demande-t-il au capitaine, intrigué qu’il est par laforme étrange de nos coiffures dont la nuance est cachée par noscouvre-nuques blancs.

– Ils sont gris, mon général, comme leurspantalons et leurs capotes.

– Pas possible ! Alors, ils ne sontpas rouges ?

– Non, mon général.

 

– Quelle naïveté ! dis-je à monvoisin de droite, cet imbécile de Lecreux.

– Ça échappe à tout le monde, ceschoses-là, me répond-il tout bas. Ça ne l’empêche pas d’être trèsfort – oui, très fort.

C’est possible. D’ailleurs, ça m’est égal. Monenthousiasme n’a pas l’habitude de s’enflammer, pour éclater detous les côtés, comme une chandelle romaine, à la moindreétincelle.

– Mettez sac à terre, vous, et installezrapidement.

 

Tiens, il est tout à côté de moi, le général,et c’est justement à Lecreux qu’il vient d’ordonner de placer, surune serviette étendue par terre, le contenu de son sac. Il leregarde faire, tranquillement, les mains dans les poches, le képien arrière, à la Jean-Jean. Je profite de l’occasion pour ledévisager à loisir.

Tout à coup, il se baisse et se relève ensouriant, une brosse à graisse à la main.

– Pourriez-vous me dire, capitaine,pourquoi cette brosse n’est pas matriculée ?

Le capitaine bredouille. Les officiers fontdes nez longs comme ça. Les chaouchs tremblent, comme des feuilles.Ils ont oublié de matriculer une brosse !

Le général s’aperçoit de l’embarras desgalonnés. Il a l’air d’en jouir ; mais il ne veut pas semontrer féroce :

– C’est un oubli, je l’admets… Cependant,rappelez-vous, capitaine, qu’il faut tout matriculer, à cesgens-là, jusqu’aux clous des souliers. Ils ne doivent rien perdre,rien égarer. Sans ça, le conseil de guerre… La discipline,voyez-vous, il n’y a que ça… la discipline !… oh ! moi,là-dessus, je me montrerai toujours impitoyable… moi, moi… je…voyez-vous… moi…

 

On lui a amené son cheval. Il l’enfourche.

– Lieutenant, prenez le commandement dela compagnie.

 

Tous les officiers nous ont fait manœuvrer, àtour de rôle. Ils n’y étaient plus. Ils donnaient des ordressaugrenus qui faisaient heurter les sections les unes contre lesautres, au milieu d’un inextricable pêle-mêle. Ils perdaient latête, visiblement ensorcelés par le charme qui se dégageait dudieu, éblouis par son éclat, fascinés par l’ascendant de sonregard.

Et lui, tranquille, souriant, la jambe passéesur l’encolure de son cheval, les regardait de haut, paraissantleur savoir bon gré du trouble évident qu’il jetait dans leursesprits, les remerciait du coin de l’œil – Louis XIV daignant semontrer charmé d’avoir embarrassé un pauvre homme.

 

– Eh bien ! qu’en penses-tu, dugénéral ? vient me demander Lecreux quand la revue estterminée. Crois-tu qu’en voilà un, au moins ? Ah ! s’ilsétaient tous comme lui !…

Il semble très content, Lecreux. Il a étéchoisi entre tous pour exposer aux yeux du grand chef ses chemiseset ses godillots. Il en aurait reçu un coup de pied dans lederrière, qu’il paraîtrait peut-être encore plus fier ; maisce peu lui suffit. Il a l’air radieux. Il y a des gens commeça.

Ce que je pense du général ? Beaucoup dechoses ou rien du tout, comme on veut. Je le vois se promener,étalant ses grâces, ainsi qu’un paon qui fait la roue, devant leCercle des officiers. Le capitaine l’accompagne, toujours à un pasen arrière, par déférence, ou peut-être pour éviter les grandsgestes du personnage. Du reste, je n’ai plus besoin de le regarder,je l’ai bien examiné, tout à l’heure.

Une tête de gouapeur banal, de godailleurvulgaire, de poisseux à la mie de pain. Un front étroit etbas ; des yeux gris-bleu de larbin énigmatique, sournois etmenteur, qui siffle le vin des singes dans l’escalier de la cave,et qui les débine, quand ils sont sortis ; l’allure louche ettorse du laquais qui sait concilier toutes les complaisances ettoutes les bassesses avec toutes les impertinences et tous lesorgueils. Derrière la banalité du visage se cachent la duplicité etl’hypocrisie qu’on devine sous l’épiderme, comme des boutonsmalsains qui couvent sous la peau.

On sent que cet homme, qui pourrait être uncrâne, n’est qu’un crâneur. Sa physionomie fait soupçonner deschoses qui étonnent : la hardiesse probable du caractèreétranglée par l’abâtardissement de la conscience et l’étroitesse del’esprit, l’énergie conservée seulement pour le mensonge, – lebalai sale avec lequel il doit, impassible et cynique, écarter tousles obstacles.

Il y a en lui du valet de bourreau patelin etdu sacristain soûlard, de la culotte de peau et du rastaquouère. Ily a en lui l’étoffe d’un aventurier équivoque, d’un de cesCatilinas désossés auxquels le peuple, mastroquet stupide desgloires sophistiquées, est toujours disposé à flanquer, à l’œil,des muflées de vanité, des bitures de présomption…

Le peuple, ridicule victime, au bout ducompte, dupe imbécile, irrémédiablement prostitué aux sauteurs àépaulettes, toujours prêt à couper dans la pommade patriotique – àla moelle de meurt-de-faim…

Chapitre 20

 

Je viens de m’étendre sur ma natte, fourbu,énervé, furieux comme je ne l’ai jamais été depuis les treize moisque je suis à la compagnie.

C’était aujourd’hui le 14 Juillet. On acélébré la Fête nationale, à Aïn-Halib. Il y a eu, le matin, unegrande revue et un tir d’honneur, deux distributions de vin ettrois distributions de café et, l’après-midi, des courses en sacset des courses à pied, des jeux du baquet et de la poêle. Un poteaude télégraphe enduit de suif servait de mât de cocagne et, à uncercle de barrique accroché au sommet, pendaient des paquets detabac et de la cire à astiquer, des boîtes de cirage et dessaucisses, des bâtons de sucre de pomme et des fioles àtripoli.

Rien de profondément triste comme cesréjouissances de prisonniers, rien d’ironiquement lugubre comme cetanniversaire de la prise de la Bastille fêté dans unbagne !…

Écœurés et fatigués par le spectacle de cesdivertissements stupides, nous nous étions retirés, trois ouquatre, vers la fin de l’après-midi, dans un marabout. Unpied-de-banc qui passait et qui nous a entendus parler s’estprécipité dans la tente :

– Voulez-vous sortir, nom de Dieu !et aller vous amuser avec les autres ? Est-ce que vous vousfigurez que ç’a été inventé pour les chiens, le 14 juillet ?…Si je vous repince à ne pas vous amuser, je vous fichededans !…

 

Et il nous a fallu assister, le soir, à unereprésentation théâtrale donnée dans une baraque en planches et entoile, construite tout exprès. Les acteurs s’étaient grimés tantbien que mal et ont joué deux ou trois pièces quelconques au milieudes applaudissements. Deux d’entre eux, qui remplissaient les rôlesde femmes et qui portaient des jupes et des chapeaux pêchés je nesais où, excitaient des murmures d’admiration – et de rage. J’aivu, à leur apparition, des visages se contracter et des doigts secrisper sur les bancs, j’ai entendu des cris bestiaux de fauves enrut se mêler aux bis d’enfiévrés qui se fichaient pas malde la pièce, mais qui voulaient se repaître, encore et encore, dugonflement factice des corsages et de l’énormité des croupes, decette illusion de la chair femelle dont la faim, depuis longtemps,les torturait. Un petit officier, arrivé de France depuis deux moisà peine, le lieutenant Ponchard, s’est levé de la chaise qu’iloccupait auprès du capitaine et, sous prétexte de donner desconseils aux acteurs, est entré dans les coulisses.

– Ce qu’il fourgonne dans les jupes decelui qui fait la femme de chambre ! est venu nous dire unblagueur qui avait été regarder à travers une fente de la toile.Non, c’est rien que de le dire ! Dame ! c’est qu’ils sontaussi sevrés que nous, les officiers.

– Mais ils peuvent au moins, de temps entemps, faire un voyage à Gabès ou ailleurs, dans une ville où il ya des femmes ! s’est écrié un de mes voisins ; tandis quenous !… Ah ! bon Dieu !… Moi, ce soir, c’est pas dela blague, je coucherais avec une truie !…

J’ai ri – ou j’ai fait semblant de rire – deces emportements furieux, de ces appétits que le jeûne n’a pasdomptés, mais a rendus plus féroces.

 

Mais maintenant que je suis seul, rêvant toutéveillé à côté de mes camarades endormis, je me demande si unegrande partie du désespoir qui s’est emparé de moi, depuis masortie de prison, n’est point faite de la privation de ces plaisirsphysiques que réclamait tout à l’heure, à grands cris, devantl’étalage de formes en papier et en fil de fer, la surexcitationdes spectateurs. Je me demande si l’énorme ennui qui m’accable estbien produit par l’absence de distractions intellectuelles, s’iln’est pas plutôt l’effet du manque de sensations naturelles – dontles flagellations des chaouchs m’ont empêché de souffrirjusqu’ici.

Perpétuellement en butte aux méchancetéssournoises des galonnés, sans cesse témoin et victime des iniquitésrancunières des garde-chiourmes, je m’étais raidi contre lesdéfaillances, et j’avais opposé aux faiblesses du corps et auxavachissements de l’esprit la surexcitation de la rage et labarrière d’airain de la haine. Je comptais jour par jour le tempsqui me restait à faire et je regardais avec impatience, mais sanscrainte, tourner l’aiguille sur le cadran de la liberté. Je savaisque je finirais par entendre sonner l’heure de la délivrance –parce que je voulais l’entendre sonner – et voilà que ma forcem’abandonne au moment où mes tourments diminuent, que mon énergiedisparaît avec les souffrances qui l’avaient fait naître et lescoups de fouet qui l’irritaient ! Voilà que je n’ai même plusla force de regarder en face les deux ans qui me restent à passerici, devant ce code pénal dont je me moquais hier et qui meterrifie aujourd’hui ; voilà que j’aurais la lâcheté de lestroquer, ces deux ans, tant j’ai peur du conseil de guerre, contrecinq années de bagne, avec la liberté assurée au bout !

Je n’avais encore jamais ressenti ce quej’éprouve à présent avec une intensité effrayante : le dégoûtde tout, même de l’existence, ce dégoût énorme qui porterait unhomme aux pires atrocités et le ferait marcher, tranquille ethaussant les épaules, au devant des éventualités les plusterribles, les plus ignobles – ou les plus bêtes. – Je me sens,dans toute la force du terme, abruti…

 

Et qui sait si ce n’est pas pour venir plusfacilement à bout de ma résistance qui les irrite, que les chaouchsont résolu de ne plus me mettre en prison à propos de bottes et deme forcer à vivre avec des moutons et des abattus dont lafréquentation affaiblit ? Qui sait si ce n’est pas pour mepousser à quelque extrémité qu’ils m’ont désigné pour aller, demainmatin, avec une douzaine d’autres, renforcer le détachementd’El-Ksob ? El-Ksob, le plus mauvais poste de la compagnie,commandé par un officier féroce, et d’où remontent toutes lessemaines, pour être mis en prévention de conseil de guerre, desmalheureux dont nous allons prendre la place. Ah ! j’aimeraismieux la prison…

 

Je suis un torturé dont le courage consiste àbraver les bourreaux dans la chambre de la question, mais qui selaisse aller à la dernière des faiblesses aussitôt qu’on l’aréintégré dans son cachot aux guichets traîtres. Ma rage a besoind’être alimentée tous les jours par une nouvelle injure. Ma hainedes tortionnaires m’abandonne aussitôt que leurs tenailles ontcessé de me pincer la chair.

Ma haine !… Cette haine qui, ainsi qu’unroseau fragile, va se briser et me percer la main, et sur laquelleje pensais m’appuyer, comme sur un bâton, pour terminer l’étapehorrible ; cette haine que je n’ai voulu sacrifier à rien, niau souvenir ni à l’espoir, qui m’a fait repousser les consolationsque m’offrait la nature, la nature magnifique, que j’ai refusé deregarder. Je n’ai pas voulu que sa splendeur, qui aurait illuminéla noirceur de mes rêves, émoussât le tranchant de ma volonté,comme la rosée du soir, qui relève les fleurs couchées par lachaleur du jour, détend les cordes des arcs.

Ma haine… Je ne sais même plus si je hais.J’ai peur. Les ténèbres s’épaississent autour de moi. Toutes lesformes du découragement se ruent à l’assaut de mon imaginationfatiguée, malade. Et je me sens, peu à peu, rouler dans l’abîme dudésespoir sans fond… J’ai froid à l’âme…

Chapitre 21

 

– Est-ce que tu connais quelqu’un àEl-Ksob ? me demande Hominard, comme nous partonsd’Aïn-Halib.

– Ma foi, Queslier vient de me dire quenous y trouverions quelques copains.

– Bien sûr, dit Queslier qui fait aussipartie du détachement. On a envoyé à El-Ksob une douzaine d’hommesd’El-Gatous, pour aider à la construction du bordj. Nous allonsretrouver le Crocodile, Acajou, Rabasse…

– Et l’Amiral ?

– L’Amiral aussi ; c’est lui quiconduit le tombereau du Génie. Il est venu une fois à Aïn-Halib,pour chercher de la chaux, pendant que tu étais en prison. Il m’adit qu’ils étaient là-bas quelques bonnes têtes, mais pas mal dejeunes arrivés de France… Tu sais, il paraît que ça pète sec àEl-Ksob. Avec les gradés qu’il y a : le caporal Mouffe,l’ancien calotin défroqué, l’Homme-Kelb…

– Qu’est-ce que c’est quel’Homme-Kelb ?

– Comment ! tu n’as pas entenduparler de l’Homme-Kelb ? L’Homme-Chien qui a du poil jusquedans les oreilles ?

– Non.

– Eh bien, tu ne vas pas tarder à fairesa connaissance, ainsi que celle de l’honorable capitaineMafeugnat. Ah ! tu te figures que tu vas avoir affaire à deschaouchs ordinaires ? Pas du tout. Ce sont des chaouchs dechoix, de première catégorie. On n’en fait plus comme ça. Le mouleest perdu. Le capitaine d’abord : un capitaine en second qu’ona envoyé aux Compagnies de Discipline parce qu’il préférait lesbouteilles pleines aux bouteilles vides et dont le nez ressemble àune pomme de terre pourrie ou à une poire blette…

– Queslier ! s’écrie le caporal quinous commande et qui a entendu la dernière phrase, je vous portequatre jours de salle de police avec le motif, si vous dites un motde plus.

Queslier prend le parti de se taire et,haussant les épaules, force l’allure pour se porter en avant. Je lesuis avec Hominard et bientôt nous marchons à une trentaine de pasde nos sept camarades ; entre leurs capotes et leurs képisgris, apparaissent le képi et le pantalon rouge du caporal.

Nous descendons une côte caillouteuse. Laroute, étroite, bordée de grosses pierres, s’engage dans un défilé,le long du lit raviné d’un oued dont les galets grisâtres et polisrecouvrent à demi des amas de roseaux desséchés ou les troncsnoirâtres d’arbres déracinés et apportés là par les eaux, àl’époque des grandes pluies. Puis, après un dernier détour, nousentrons dans une vallée aride, semée de loin en loin de buissonsd’épines et encaissée entre des collines taillées à pic, au terrainrougeâtre, sur lequel des touffes d’alfa font l’effet de petitsbouquets verts. Tout d’un coup, après le passage d’un oued quidégringole des montagnes de droite, la chaîne des collines s’écarteà gauche et laisse apercevoir une plaine immense piquée debroussailles et de grands arbres, et bornée tout là-bas, au diable,par des montagnes d’un bleu cru. La route tourne à droite et, aupied d’une éminence qu’elle gravit, s’élève un bouquet degommiers.

 

– Ouf ! dit Queslier en laissanttomber son sac, voilà douze kilomètres de faits : la moitié del’étape. Nous pouvons bien nous reposer un quart d’heure.

Hominard et moi nous mettons sac à terre etnous nous asseyons en attendant les camarades qui sont, maintenant,à plusieurs centaines de mètres en arrière.

– Dites donc ! s’écrie le caporal enapprochant, si vous profitez de ce que je ne suis pas méchant pourvous moquer de moi, je vous ficherai dedans, vous savez.

– Qui est-ce qui se moque de vous,caporal ? demande Hominard. Est-ce pour moi que vous dites ça,par hasard ?

– Pour vous, pour Froissard et pourQueslier. Je ne veux pas que vous marchiez en avant, comme vousvenez de le faire. Nous n’aurions qu’à rencontrer un officier, surla route… Je ne suis pas méchant, mais je n’aime pas qu’on aitl’air d’en avoir deux…

Pour toute réponse, Hominard tire sa pipe desa poche et la bourre tranquillement. Il se retourne pour medemander une allumette ; mais il reste le bras tendu, fixantles yeux sur la colline le long de laquelle serpente la route etque nous allons grimper tout à l’heure.

– Tiens, regarde donc là-haut ?

– Eh ! c’est le tombereau d’El-Ksob,dit Queslier, dont la vue perçante a reconnu l’attelage du génie.Et je parie que c’est l’Amiral qui le conduit… oui… oui… c’est bienlui. Il va au moins chercher quelque chose à Aïn-Halib.

– Ma foi, tant mieux ; il pourranous donner quelques renseignements sur El-Ksob.

Et je m’avance sur la route. Le tombereaudescend lentement la côte. Au-dessus des ridelles on voit s’éleverquelque chose qui ressemble à une perche… Tiens, c’est un fusilavec la baïonnette enfoncée dans le fourreau, au bout.

– Ohé ! l’Amiral !

L’Amiral esquisse un geste vague, mais nerépond pas. Il est accompagné par un sergent dans lequel jereconnais cet infâme Craponi qui avait attaché Palet à la queued’un mulet.

– C’est cette rosse de Craponi qui luidéfend de nous répondre, murmure Queslier. Mais qu’est-ce qu’il adonc dans sa voiture ?

 

Le tombereau n’est plus qu’à vingt pas. Jem’avance au devant du premier mulet, que je saisis par labride.

– Voulez-vous lâcher cet animal !s’écrie Craponi. Et vous, marchez ! en avant ! je vousdéfends de vous arrêter, entendez-vous ?

 

Mais l’Amiral n’a pas l’air de comprendre quec’est à lui que le Corse s’adresse. Il a saisi le cordeau qu’ilretient d’une main ferme et a mis sa voiture en travers de laroute.

– Vous pouvez regarder ce qu’il y adedans, nous dit-il, sans serrer les mains que nous lui tendons. Nevous pressez pas, allez ! je ne partirai pas avant que vousayez vu.

Et, se tournant vers lepied-de-banc :

– Tu entends, toi, je ne partirai pasavant. Si ça ne te plaît pas, c’est le même prix.

– Caporal ! crie Craponi au cabotqui, assis sous les gommiers, regarde la scène de loin, sans y riencomprendre ; caporal ! rappelez vos hommes, ou je vousporte une punition en arrivant à Aïn-Halib !

Le caporal s’élance en courant, mais Queslierest déjà monté sur une roue, moi sur l’autre. Au fond du tombereauun fusil dressé tout droit, un sac et un fourniment et, en travers,quelque chose comme un long paquet enveloppé de couvre-piedsgris.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demande Queslier qui se penche et tire à lui les couvertures. Ça al’air lourd… Ah !…

Il pousse un cri et est obligé de secramponner aux ridelles pour ne pas tomber à la renverse. Je mepenche à mon tour, anxieux, et un cri d’horreur m’échappe aussi. Cequ’enveloppent les couvre-pieds, c’est un cadavre. La têteamaigrie, aux joues creuses, au teint plombé, est collée dans unangle du tombereau et de cette face livide, affreusementcontractée, aux yeux ouverts encore dans lesquels est restée figéel’expression d’une rage atroce, aux mâchoires fortement serréesl’une contre l’autre, se dégage une impression de souffranceépouvantable. Cette tête, je l’ai reconnue, Queslier aussi. C’estcelle de Barnoux. Nous nous précipitons vers l’Amiral pour luidemander des détails, tandis que les huit hommes qui nousaccompagnent, Hominard en tête, grimpent à l’envi sur la voiture.Le caporal, emporté par la curiosité, monte aussi sur unbrancard.

– Tu peux regarder, va ! lui criaQueslier. Ce sont tes confrères qui l’ont assassiné, celui-là. Situ avais deux sous de cœur, tu rendrais tes galons à ceux qui teles ont donnés, après avoir vu ça !

Le caporal bégaye, pleurniche.

– Pas de ma faute… moi… pas méchant…

– Mets-y un clou, eh ! cafard !gueule Hominard qui a porté la main à sa cartouchière ; mets-yun clou, ou je te fous une balle dans la peau ! Les assassinsn’ont qu’à fermer leur boîte, ici, ou on leur crève la gueule commeà des kelbs !

Le cabot, terrifié, jette les yeux autour delui. Il est tout seul. Craponi, prévoyant la scène, s’est éclipséaussitôt qu’il nous a vus monter sur le tombereau. On l’aperçoit,tout au bout de la route, silhouette ignoble d’animal lâche etfuyant.

 

– Je ne sais pas ce qui se passe en cemoment à El-Ksob, nous dit en terminant l’Amiral qui nous aexpliqué comment Barnous est mort, étranglé par les chaouchs ;mais ce que je puis vous assurer, c’est que, lorsque je suis parti,ça chauffait dur. Les hommes ne veulent pas sortir du camp et lesgradés, qui sont réunis autour du capitaine, n’osent pass’approcher d’eux. Ce matin, le Crocodile et une vingtaine d’autresparlaient de descendre le cadre et de déserter, avec armes etbagages, en Tripolitaine. Je ne sais pas comment ça a tourné, maisles gradés n’en mènent pas large. Moi, je ne voulais pas, d’abord,conduire le corps à Aïn-Halib, mais j’ai réfléchi. Autant valaitmoi qu’un autre, car moi, je n’aurai pas peur de raconter aucapitaine comment les choses se sont passées…

– Ce n’est pas au capitaine qu’il fautaller porter plainte, s’écrie Queslier. Le capitaine !Ah ! il s’en fiche pas mal ! C’est le général qu’ilfaudrait aller trouver, à Boufsa ! Et nous verrions bien s’ilne nous accorderait pas justice.

Je suis assez de cet avis, bien que je necompte guère sur la justice du général – précisément parce qu’ilest général.

– Le plus simple, ça serait encore dedescendre toute la racaille à coups de flingot, insinue Hominard enfixant le cabot qui, tout pâle, flageole sur ses jambes.

– C’est peut-être en bonne voied’exécution, ce système-là, répond l’Amiral. Vous savez, après cequi s’est passé ce matin, ça ne m’étonnerait pas qu’on ait déjàfait du bœuf à la mode avec la viande des pieds-de-banc…Tiens ! Eh bien ! où est-il passé mon Corsico ?…Ohé ! Craponi ! Fripouilli ! Macaroni !…

Le caporal, tremblant, s’approche del’Amiral.

– Le sergent est parti depuis quelquetemps déjà. Comme vous ne pouvez pas remonter sans escorte àAïn-Halib, je vais vous accompagner. Les hommes iront bien toutseuls jusqu’à El-Ksob.

– C’est ça, dit Queslier, débarrasse-nousde toi. Il n’aurait qu’à nous prendre envie de te casser les pattesen route…

Mais Hominard se récrie.

– De quoi ? de quoi ? Monsieura le flub ? Monsieur veut se trotter ? Ah ! maisnon, par exemple ! Pas de ça ! On nous a donné un cabotpour nous conduire et je veux mon cabot. Un cabot comme ça, qui m’amenacé de me ficher dedans parce que je marchais trop vite !Il n’y a pas de danger que je le lâche ! Et je vais le fairemarcher devant moi, encore, avec accompagnement de coups de pieddans les talons s’il a l’air de vouloir caner… Ça ne marque pas,les coups de pied dans les talons… seulement, ça pince.

Le caporal essaye de protester.

– Je n’ai pas peur, je n’ai rien àredouter… Je n’ai jamais été méchant… c’est une justice à merendre, je n’ai jamais été méchant…

– Elle n’est pas mauvaise ! Maisqu’est-ce que ça nous fout, tout ça ? Méchant ou pas, si ondécide de venger Barnoux sur la peau de tes copains d’El-Ksob, tu ypasseras comme eux, en même temps… Ah ! maintenant, dans lecas où la représentation serait déjà finie quand nous arriverons,on jouerait une nouvelle pièce exprès pour toi… Plains-toi donc,eh ! taffeur !… Un duo à nous deux ! c’est moi quijouerais de la clarinette !

– En route, nom de Dieu ! s’écrieQueslier. Et pas de halte jusqu’à El-Ksob ? Nous verrons cequ’il y a à faire, avec les autres ; il faudra qu’ils lepayent, leur assassinat ! Au revoir, l’Amiral !

 

Nous avons repris nos sacs et nous nous sommesmis en marche. Elle ne nous a pas semblé longue, la seconde moitiéde l’étape. Excités par l’indignation, la rage au cœur, nous avonsmarché à grands pas, silencieux, mornes, distendant seulement lesmâchoires dans un rire féroce chaque fois qu’Hominard, ce farceurque la blague ne quitte pas, même dans la colère, engueulait soncabot.

Des impitoyables, souvent, ces rigoleurs quidissimulent la violence de leur indignation sous les drôleries dela farce – comme on cache un stylet dans le manche d’un riflard –et qui jettent à pleines poignées, sur les éraflures que fait lapointe froide de la menace, le sel cuisant de l’ironie.

 

– Allons, trotte donc ; on diraitque tu as peur de t’user la plante des pieds ! Tu ne feraisjamais tort qu’aux vers. Ils ne te diront pas merci pour unedemi-livre de viande que tu leur apporteras en plus. Après ça,Monsieur a peut-être passé un traité avec lesastibloches ?

 

– Si tu ne marches pas plus vite, je nete laisserai pas faire ton testament.

 

Au bout d’une heure et demie, du haut d’uneéminence qui domine une vallée, nous apercevons El-Ksob. Il estneuf heures du matin. Le blanc des marabouts, rosé au sommet,éclate sur le bleu pur du ciel, à gauche, tandis qu’à droite, lesoleil qui vient de jeter sa pourpre caligineuse sur la pointe desmontagnes, commence à rougir les contours de constructionsinachevées dont les formes s’effacent et ne semblent plus qu’unemasse violacée et confuse au milieu de l’éblouissement doré desrayons.

Chapitre 22

 

– Par ici ! caporal ! Parici ! Ne laissez pas vos hommes entrer dans le camp, s’écriele capitaine Mafeugnat aussitôt qu’il nous aperçoit.

Et il sort, en faisant de grands gestes, d’unedes deux maisonnettes bâties sur la petite esplanade qui précèdeles retranchements élevés autour de l’emplacement desmarabouts.

Les gradés, un sergent et un caporal, sortentaussi de leur cahute et font quelques pas au devant de nous.

– Mais, qu’est-ce qu’il a à nousappeler ? me demande Queslier. Est-ce qu’il se figure que nousarrivons avec l’intention de lui servir de gardes du corps ?Ah ! mais non ! Moi, d’abord, j’ai bien envie d’allertout de suite retrouver les autres.

Ils nous appellent aussi, les autres. Ils sontréunis en groupe compact, au milieu du camp, devant les tentes et,par-dessus le parapet, nous font signe de venir les rejoindre.Pourquoi pas ? Le capitaine va évidemment nous faire camper àpart, nous enjoindre de ne pas communiquer avec eux et, si nousenfreignons sa défense, il pourra nous accuser d’avoir refusé delui obéir. Jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucun ordredirect ; le capitaine n’a parlé qu’au caporal qui nousconduit, – le caporal Fleur-de-Gourde, comme Hominard vient de lebaptiser en route. – Queslier me pousse le coude… Nous sautons lefossé, lui et moi, et nous avons franchi le retranchement avant quele cabot ait eu le temps de se retourner.

– Voulez-vous revenir ici !s’écrie-t-il, furieux de s’être laissé manquer de respect devant uncapitaine ; voulez-vous !…

L’émotion arrête la parole dans sa gorge. Leshuit camarades, Hominard en tête, viennent de lui passer entre lesjambes et ont pris le même chemin que nous.

– Vous aurez de mes nouvelles ! tasde bandits ! hurle le capitaine qui a vu de loin la scène etqui reprend le chemin de sa maison en nous tendant le poing.

 

– Ses menaces et rien, dit le Crocodileen haussant les épaules, c’est absolument le même tabac.

– Depuis ce matin, ajoute Acajou enricanant, chaque fois qu’il nous donne un ordre, c’est comme s’ilpissait dans un violon pour faire de la musique. Quand on a unfrère à venger, conclut-il tragiquement, on ne connaît plusrien.

Encore un drôle de type, ce gamin, dontl’impudence effrontée couvre la résolution audacieuse et qui écrasehonteusement, entre deux phrases de mélodrame ou deux couplets debeuglant, sa sensibilité de petite fille. On sent qu’il a au plushaut degré la rancune de l’injure subie, cet avorton, qu’il l’aconservera pendant des années, s’il le faut, mais qu’il nel’effacera complètement que lorsqu’il aura fait payer l’insulte àl’insulteur, par une mauvaise plaisanterie, un mauvais tour – ou unmauvais coup. – Pour le moment, il demande l’abatage immédiat deschaouchs, capitaine en tête.

– Oeil pour œil, dent pour dent !Qu’est-ce que tu en penses, Rabasse ?

 

Rabasse nous explique comment Barnoux a étéassassiné. Il avait, paraît-il, parmi les sapeurs du génie quidirigent les travaux du bordj qu’on construit à côté du camp, uncamarade, un Bordelais comme lui. Ce camarade est parvenu, hier, 14Juillet, à la faveur du désordre qu’avaient produit les différentsjeux organisés pour célébrer la fête, à lui passer quelquesbouteilles de liqueur. Barnoux était en train de les vider, lesoir, après l’extinction des feux, avec les hommes de son marabout,quand le sergent Craponi, faisant une ronde, a entendu du bruit etest entré dans la tente. Il s’est aperçu de ce qui se passait et afait sortir Barnoux qu’il a amené devant le capitaine.

– Dites-moi de qui vous tenez cesbouteilles, lui a dit Mafeugnat.

Barnoux, naturellement, a refusé. Le capitainea donné l’ordre de le mettre aux fers. Comme il résistait, Craponi,l’Homme-Kelb et Mouffe se sont précipités sur lui et l’ont mis à lacrapaudine ; puis, pour que personne ne vînt le détacher, ilsl’ont transporté devant leur maison. Là, Barnoux ayant pousséquelques plaintes, les trois brutes ont été prévenir le capitainequi est venu demander au patient s’il voulait se taire.

– Vos cris empêchent tout le monde dedormir. Voilà les sergents qui assurent que vous ne leur laissezpas fermer l’œil.

– Mon capitaine, je ne crie et je ne meplains que parce que je souffre. On a serré les fers tellement fortque j’ai les poignets brisés. Vous pouvez regarder si ce n’est pasvrai.

– Je m’en moque, vous n’avez que ce quevous méritez.

– Mon capitaine, un homme ne méritejamais d’être traité comme je le suis. Si vous aviez un peu decœur, vous le comprendriez…

– Le bâillon ! mettez-lui lebâillon ! s’est écrié le tortionnaire aux trois galons.

Et les chaouchs, après avoir enfoncé de forceun chiffon sale dans la bouche de leur victime, lui ont entouré latête avec des serviettes et des cordes.

– Toute la nuit, nous dit Rabasse, il estresté là, jeté sur le sable comme un paquet. Et ce matin, au jour,le factionnaire, ne le voyant pas remuer, s’est approché. Il l’asecoué et s’est aperçu qu’il était mort étouffé. Aussitôt, lecapitaine l’a fait mettre dans le tombereau du génie et…

– Oui, nous avons rencontré l’Amiral enroute.

– Ah ! si tu avais vu le camp cematin ! s’écrie le Crocodile. Tout le monde était enrévolution. Vrai ! je ne sais pas comment ils sont encore envie, les chaouchs !

– Il faudrait pourtant se décider, ditAcajou. Moi, je mets une boule noire, et toi ?

 

Moi, je mets une boule blanche. Oui, une bouleblanche. Je viens de jeter un coup d’œil sur les visages desindividus qui m’entourent et, certes, si j’ai découvert quelquesfaces décidées, j’ai vu bien des physionomies d’indécis etd’irrésolus. Je devine que j’ai devant moi des abêtis qui n’ontmême pas eu le courage d’être lâches tout de suite et qui se sontemballés, ce matin, surtout parce qu’ils ont vu éclaterl’indignation de quelques crânes. Leur demi-journée d’insoumissioncommence à leur peser, et je sens que, malgré eux peut-être, d’uninstant à l’autre, leur colère va tomber à plat. Ces moutonstransformés subitement en loups vont redevenir des moutons. Je sensqu’il n’y a rien à tenter avec ces molasses. Je sens que, si nouslevions nos fusils contre les assassins de Barnoux, ils seprécipiteraient pour nous retenir les bras, – heureux de racheterleur rébellion par de l’aplatissement, – ou nous casseraient latête par derrière.

Et puis, je ne suis pas d’avis de recourir àla violence. Si j’avais été là ce matin, à quatre heures, quand ona relevé le cadavre, j’aurais été le premier à prêcher la révolteet peut-être à envoyer une balle dans la peau d’un des étrangleurs.Maintenant il est trop tard.

Il y a une autre raison encore. En dehors dela vengeance immédiate, toujours excusable, je ne comprends la mortd’un homme que comme sanction d’une idée juste. Ici, l’exécutiondes misérables ne prouverait rien. Elle serait la conséquenceméritée de leur férocité, et voilà tout. Si, un jour, quand l’heuresera venue de jeter par terre le système militaire, il fautrépandre du sang, – et il le faudra, – on les retrouvera, lestortionnaires. Eux ou d’autres, peu importe. Tous les individus quicomposent une caste sont solidaires les uns des autres.

Le fait brutal est là, pourtant. Il y a eurébellion. Depuis le matin, le camp entier refuse d’obéir auxordres donnés par les chefs. On a poussé des cris d’indignation, ona proféré des menaces. Il est temps de mettre un terme à cettesituation fausse. Se soumettre sans rien dire ? Ils sont làune douzaine qui ne le voudraient pas ; et puis, ce seraitavouer implicitement qu’on a eu tort. Se plaindre ? Oui, maisà qui ?

– Au général, parbleu ! s’écrieQueslier, comme je le disais pendant la route !

Je saute sur cette idée. Je sais d’avance àquoi m’en tenir sur les résultats de la visite que nous allonsfaire au commandant du cercle. Je ne me fais pas d’illusion sur laportée des réclamations que nous pourrons lui adresser et qu’ilsera à peu près forcé de prendre, pour la forme, en considération.Seulement, le projet de Queslier a un bon côté. Le général seraobligé d’admettre, si nous poussons jusqu’à lui, que le campd’El-Ksob a agi de bonne foi et ne s’est révolté que sousl’influence de l’indignation. Rester là, ce serait risquer de sevoir accuser d’avoir tout simplement obéi à des chefs de complotdont le plan a avorté et dont on demanderait les noms, – quiseraient livrés, indubitablement. Et puis, qui sait ? c’estpeut-être un brave homme, ce général ? Il est capable deforcer Mafeugnat et ses acolytes à changer de corps ; il estcapable de les faire passer au conseil de guerre… Il est capable…De quoi n’est-il pas capable ?

 

– Parbleu ! s’écrient les hommes quim’entourent et, auxquels je viens d’exposer ces dernièresidées ; allons, en route tout de suite.

Tout le détachement veut se mettre en marche,immédiatement, pour arriver à Boufsa, où se trouve le général,après-demain matin. Il a fallu faire entendre raison à ces enragés,– des enragés qui commençaient à voir tout en rouge, après avoir vutout en noir, et qui ne parlaient de rien moins que de lacondamnation à mort de Mafeugnat, au conseil de guerre devantlequel le ferait passer le général.

Il est décidé que nous partons à six,Queslier, le Crocodile, Acajou, moi et deux autres. Nous faisons laquête pour avoir du pain pendant les deux jours que nous aurons àmarcher. Chacun nous apporte un croûton ou un morceau de biscuit.Nos musettes sont à peu près pleines.

– Assez comme ça, dit Acajou. Sans ça,nous engraisserions et nous ne pourrions plus doubler les étapes.Quand on n’a pas l’habitude de manger à sa faim, vouscomprenez…

Nous empoignons nos fusils et nous sortons ducamp à la queue leu-leu. Le capitaine, qui cause sur sa porte avecles chaouchs, nous aperçoit.

 

– Halte-là ! oùallez-vous ?

– Nous allons à Boufsa, porter une lettrepressée au général, répond le Crocodile.

Le capitaine devient tout pâle.

– Rentrez dans le camp ! Je vousdéfends de faire un pas de plus !

Pour toute réponse, nous nous remettons enmarche. D’un bond, Mafeugnat rentre chez lui et sort avec unrevolver à la main. Il lève le bras.

– Si vous ne vous arrêtez pas, je faisfeu !

Nous sommes à dix pas de lui et il met en jouele Crocodile. Tous ensembles, nous prenons à la main nos fusilschargés pendant que les chaouchs, Fleur-de-Gourde en tête, seprécipitent dans leur cahute sous prétexte de chercher leursarmes.

– Allons, va donc raccrocher ton crucifixà ressort, dit Acajou au capitaine, tu vois bien qu’il ne nous faitpas peur. C’est des noyaux de cerises qu’il y a dedans.

Mafeugnat est vert de rage. Il murmure, d’unevoix brisée par la colère :

– Je vous ferai tous passer en conseil deguerre !

– Après toi ! crie le Crocodile.

 

Et Acajou, qui est resté le dernier, seretourne pour lui dire en riant :

– À quoi ça te sert-il de faire tes yeuxen boules de loto ? On sait bien que tu n’es pasméchant ; tu ne ferais pas de mal à un lion ; tu aimeraismieux lui donner un morceau de pain qu’un coup de pied…

Chapitre 23

 

Le général, à Boufsa, a paru indigné de ce quenous lui avons appris. Il a prescrit une enquête et nous a promis,s’il y a lieu de le faire, de punir sévèrement les coupables. Enattendant, il nous a fait reconduire à El-Ksob. Nous sommesretombés sous la coupe du capitaine Mafeugnat et de ses séides, quinous en font voir de dures.

 

Quelle canaille, que ce Mafeugnat ! Uneface jaunie par la bile, percée de petits yeux de cochon etagrémentée d’un nez enflé, pourri, en décomposition, constammentenduit d’onguents ou de pommade ; une physionomie répugnante,rongée par le vice et crispée par la méchanceté ; une tête debourreau malade, de tortionnaire galeux, d’inquisiteur constipé. Ilest toujours en train de rôder, la tête baissée, comme une hyènedans sa cage, autour de sa maisonnette. On dirait qu’il est enquête d’une étrille ou qu’il est à la recherche d’un clysopompe.L’autre jour, je suis passé à dix pas de lui. Il s’est arrêté netet m’a lancé un regard furieux. Ce n’est pourtant pas de ma fautesi ses pustules ne veulent pas guérir et si les hommes de corvéetrouvent vide, tous les matins, le Jules qui lui est réservé. Lamaladie rend irritable et injuste, je le sais bien, mais ce n’estpas une raison pour avoir l’air d’accuser les gens d’avoir jeté unsort sur vos tumeurs et d’avoir enchanté votre os iliaque.

 

– Vous, vous m’avez l’air de filer unmauvais coton, m’a dit hier le sergent qu’on appellel’Homme-Kelb ; avec votre air de vous ficher du monde, jecrois que vous n’irez pas loin… Et ne me regardez pas comme cela,quand je vous interloque… Je n’en veux pas, de ces coups dez’yeux !…

Il ne veut pas qu’on le regarde, ce sauvagepoilu, moulé dans un cor de chasse. Quel dommage ! Il estpourtant bien intéressant à voir, avec sa figure blafarded’assassin lâche, son nez en pied de marmite où pend une roupieinfecte et son poil roux de Judas hirsute qui lui envahit les yeuxet cache ses larges oreilles aplaties.

Et le caporal Mouffe, un ignoramus aux yeuxmorts de poisson vidé, qui a jeté le froc aux orties pour endosserune livrée de geôlier !

C’est lui, ce Mouffe, qui a fait saisirl’autre jour un malade atteint de dysenterie qui, n’ayant pas letemps d’aller au dehors du camp, avait posé culotte à quelques pasde sa tente. Il l’a fait renverser par terre et lui a fait traînerla figure dans les excréments. Il a trouvé un homme pour accomplircette besogne lâche, un nommé Prey, sorte de brute inconsciente,qui porte ces mots tatoués sur le front : « Pas dechance. » Quand le malade s’est relevé, il avait les mains etles bras déchirés par les pointes des cailloux sur lesquels ilétait tombé, et du sang coulait à travers l’ordure dont étaitsouillé son visage.

C’est lui, ce Mouffe, qui, tous les soirs,après l’appel, chaussé de chaussons de lisière, rampe autour desmarabouts pour épier le moindre bruit, et qui répète toutes lescinq minutes, d’une voix nasillarde de prêtre idiot :

– Je veux entendre le plus profondsilence !

 

Quels êtres, mon Dieu ! Ah ! mieuxvaudrait mille fois vivre dans les montagnes, avec les bêtes, avecles chacals et les hyènes dont on entend les hurlements, la nuit,que de passer son existence avec ces brutes qui croient être deshommes !

 

Et il faut trimer, avec ça, comme des nègres.Nous travaillons à la construction d’un bordj, à côté du camp. Cinqheures de terrassement le matin, quatre le soir, avec les chaouchs,revolver au côté, se promenant sans cesse le long de la tranchée,punissant ceux qui lèvent la tête, punissant ceux qui travaillentmollement, punissant ceux qui n’arrivent pas à terminer leur tâche,engueulant tout le monde à tort et à travers.

Je me moque de leurs menaces ; je mefiche de leurs engueulades. D’ailleurs, ils se sont décidés à melaisser assez tranquille ; ils se sont aperçus que j’abattaisma part de turbin assez consciencieusement. Le travail ne me faitplus peur, en effet. Je me suis habitué au maniement de la piocheet de la pelle, et la multiplicité des calus a rendu la peau de mesmains aussi dure et aussi rugueuse que de la peau de crocodile.C’est très utile, de ne pas avoir l’épiderme trop délicat lorsqu’ona à remuer un sol aussi rocheux et aussi rude à entamer que celuique nous éventrons, terrain pierreux dans lequel la pioche porte àfaux et rebondit sur le roc, en envoyant dans les bras descontrecoups douloureux. Il ne manque pas de gens qui n’ont pasautant de chance que moi et qui se donnent un mal du diable sansarriver à des résultats appréciables.

 

Il y a ainsi dans mon équipe un certainDubuisson qui pourrait facilement emporter dans ses poches, à lafin de chaque séance, toute la terre qu’il a piochée. Il a commencépar travailler avec acharnement, mais, voyant que son courage nelui servait à rien, il s’est ralenti peu à peu et se contentemaintenant de gratter légèrement le sol avec la pointe de sapioche. Quand il a abattu de quoi remplir un képi, il prend sapelle et se met en devoir de débarrasser la fouille.

– Dubuisson ! lui crie l’Homme-Kelb,voulez-vous lancer la terre plus fort que ça ! Elle retombetoute dans la tranchée.

– Sergent, ce n’est pas de ma faute. Il ya un crochet au bout de ma pelle.

– Tâchez de la charger un peu plus, votrepelle ! Et baissez-vous pour ramasser ces pierres !

– Impossible, sergent ; la terre esttrop basse. Mettez-la d’abord sur un billard et nous verrons.

– Huit jours de salle de police !…Avec le motif… Impertinence flagrante !

Dubuisson, sans rien dire, continue à tapoterautour d’une grosse pierre. Voilà trois jours qu’il la gratte,cette pierre, tout doucement. On dirait qu’il a peur de lui fairedu mal. Il prétend qu’elle est collée.

– Oui, sergent, collée. Ou plutôt,voulez-vous que je vous dise ? Cette pierre-là, elle n’en apas l’air, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est le commencementd’un banc. On s’en aperçoit bien quand on tape dessus. Tenez…pif ! paf ! Entendez-vous comme ça résonne ? Il n’ya pas à s’y tromper, c’est la tête d’un banc de pierre. Ça s’étendpeut-être à plusieurs lieues…

– Huit jours de salle de police… Fichezde ma fiole, nom de Dieu !

L’Homme-Kelb s’en va, furieux. Le caporalMouffe s’approche à son tour.

– Dubuisson, je commence par vous mettrequatre jours pour nonchalance au travail, et je vais vous en mettrehuit si vous ne piochez pas plus fort que ça.

– Je ne peux pas, caporal ; je n’aipas les bras assez longs. Jugez vous-même. Ce n’est pas mauvaisevolonté. Vous comprenez bien que je n’y peux rien, si maman m’afait les bras courts.

L’équipe a éclaté de rire au nez du cabot etl’on a surnommé Dubuisson : Bras-Court. SacréBras-Court ! Petit à petit, il est arrivé à imposer sa flemme.Les chaouchs continuent à le fourrer dedans, mais ont complètementrenoncé à exiger de lui un travail sérieux. Comme il est musicien,il passe son temps, sur les chantiers, à nous chanter, à demi-voix,des morceaux en vogue au moment de son départ de France. De tempsen temps, quand les pieds-de-banc ont le dos tourné, il place lemanche de sa pelle sur son bras gauche, comme une guitare, tandisque, de la main droite, il pince des cordes imaginaires.

Je suis heureux de l’avoir à côté de moi, cefainéant obstiné. Il me met de la joie au cœur, avec ses morceauxde romances et ses bribes d’opéra-comique. Et nous ne nousplaignons pas de faire sa tâche, d’enlever un peu plus de terre oud’aller vider quelques chignoles de plus, pourvu qu’il nous donneses chansons. Un peu de gaîté fait oublier tant de choses !Nous sommes si malheureux !

 

D’abord, nous crevons de faim. Depuis que jesuis à El-Ksob, je n’ai pas fait encore un seul repas avec du pain.Ce sont des chameaux qui nous l’apportent d’Aïn-Halib, le pain,tous les deux jours, à onze heures. On se jette dessus,littéralement. À midi, je crois qu’il serait impossible de trouver,dans tout le camp, de quoi reconstituer la moitié d’une boule deson. En garder un peu pour manger avec les gamelles, ce n’est pasla peine d’y songer. D’abord, la faim fait taire laprévoyance ; elle a besoin d’être calmée immédiatement. Etpuis, entre nous, nous nous volons les croûtes qui restent. On m’ena volé, j’en ai volé. La morale ? Les affamés s’assoientdessus.

 

Pendant une demi-heure, après la distributiondu pain, on n’entend sous les marabouts qu’un grand bruit demâchoires. Chacun, en silence, tortore son bricheton jusqu’à ladernière miette. Ce n’est pas long à avaler, les trois livres degringle !

Ce qu’il y a de malheureux, c’est qu’il netient pas au corps, ce pain frais. Il s’en va avec unerapidité !… On a beau faire des efforts pour le conserver,c’est comme si l’on chantait.

– C’est la faute de cette cochonneried’eau que nous avalons, déclarent, en hochant douloureusement latête, des désolés qui, une heure à peine après avoir briffé leurboule, reviennent d’un endroit écarté en boutonnant leurspantalons.

C’est vrai, c’est la faute de l’eau que nousbuvons, une eau saturée de magnésie, que les mulets vont chercher àun puits creusé dans une coupure, au pied d’une montagne. Elledébilite d’une façon effrayante, cette eau ; elle vous flanquedes diarrhées atroces – quand ce n’est pas la dysenterie. – On atoujours l’estomac vide avec cette eau-là. On digère en mangeant.On fait la pige aux canards. Ah ! ils seraient à leur aise,ici, ceux qui prétendent que la liberté du ventre est la premièredes libertés !

La gamelle ne contient qu’une chopine d’eauchaude sur laquelle flottent deux tranches de pain et qui recouvreun morceau de viande gros comme le pouce. On trouve aussi,quelquefois, tout au fond, une douzaine de haricots qui, aprèsavoir passé vingt-quatre heures dans la marmite, pourraient encoreservir pour tuer des piafs, avec une fronde.

« Comme les hommes sont bien nourris, ale toupet d’écrire le capitaine Mafeugnat dans les rapports que lecaporal Fleur-de-Gourde, qui fait fonction de secrétaire, nous littous les jours, à midi, on peut exiger d’eux une grande somme detravail. Sur les quatre heures de repos ou de sieste, on prendratous les jours une ou deux heures qui seront consacrées à destravaux nécessaires à l’amélioration du camp. »

Et, quotidiennement, une décision ridiculeémaillée de citations latines nous indique l’ouvrage àentreprendre. « Aujourd’hui, le détachement ira faire unecorvée de bois ; les hommes seront envoyés de différentscôtés, deux par deux. Numero Deus impare gaudet. » –« Aujourd’hui, le détachement divisé en trois partiescoram populo, muni d’outils ex æquo, se rendrasur la route d’Aïn-Halib pour arracher des pierres adhoc. »

– Quel idiot ! s’écrieRabasse ; ce qui me fait rager, moi, ce n’est pas tant d’êtresur pied du matin au soir, que de me voir commandé par un imbécilede cette trempe-là ! Dire qu’on flanque des galons à des ânespareils !

 

Moi, ce qui me fait rager, dans cet affreuxcamp d’El-Ksob, c’est chaque chose en particulier et tout engénéral. Je ne suis pas le seul, d’ailleurs ; presque tous leshommes du détachement, surmenés et agacés, sont surexcités d’unefaçon effrayante. Nous sentons peser sur nous la surveillance laplus étroite, l’espionnage le plus atroce. La moindre faute, lemoindre écart, sont punis avec une sévérité exagérée. La fatigue etla faim sont érigées en système. Nous ne dormons qu’une nuit surdeux : tous les soirs, sur les cinquante hommes présents àl’effectif, on en commande vingt-quatre pour la garde. Il fautaller monter la faction à tous les coins du camp et jusque sur lesmontagnes, pour se remettre, le lendemain, au travailéreintant.

Il devient de plus en plus dur, ce travail.Les chaouchs, au lieu d’avoir le revolver au côté, l’ont maintenantà la main et parlent, cinquante fois par séance, de vous brûler lacervelle. Craponi, qui est revenu d’Aïn-Halib, et qui nous a prisen grippe, Rabasse et moi, nous met régulièrement en joue deux foispar heure. Seulement, ils n’osent guère mettre leurs menaces àexécution, les couards. Ils lisent dans nos yeux notreexaspération. Ils savent bien qu’au premier coup de revolver toutesles pioches se lèveraient et que ce n’est pas dans le sol que leurspics iraient s’enfoncer.

– Mais tire donc ! a crié leCrocodile au caporal Mouffe qui le couchait en joue, tire donc, situ as du cœur !… Hein ! tu canes ! taffeur !Ah ! ah ! ça serait plus vite fait qu’une horloge, va, dete faire un talus dans le dos, si tu me manquais !

 

Le capitaine Mafeugnat, informé del’irritation des esprits, n’a pas cédé. De l’intérieur de sa maisonoù il se tient enfermé, deux revolvers chargés sans cesse à saportée, il continue à prescrire les mesures les plus rigoureuses.Il vient d’envoyer au Dépôt, en prévention de conseil, pour vol devivres, deux malheureux qui avaient ramassé, autour de la cuisine,une dizaine de pommes de terre avariées. Il a eu aussi une idée degénie : il a interdit l’usage du pas accéléré ; nous nedevons plus marcher qu’au pas gymnastique. Le pas gymnastiquepartout : à l’intérieur ou à l’extérieur du camp, au travail,en corvée ; il faut courir pour aller chercher sa gamelle,courir pour la rapporter, courir pour aller remplacer un camaradeen faction, courir pour aller aux cabinets, courir pour porter dumortier aux maçons. Nous vivons les coudes collés au corps, lesjarrets raidis, les cuisses successivement levées horizontalement.On nous prendrait pour des fous. Nous semblons des monomanes de lacourse. Nous avons l’air d’avoir le délire de l’allure rapide.

Et il ne faut pas s’amuser à jouer avec cettedécision stupide. Les peines à appliquer aux délinquants sontarrêtées d’avance : quatre jours de prison au premier qui usedu pas accéléré ; huit jours en cas de récidive ; quinzejours à la troisième fois.

 

C’est très joli, tout ça, évidemment. C’estmême trop beau pour durer. Justement les chaouchs redoublent deméchanceté ; ils viennent, paraît-il, de recevoir de mauvaisesnouvelles. L’affaire Barnoux n’a pu être étouffée et le conseil deguerre réclame les bourreaux.

 

L’Homme-Kelb, qui ce soir est chef de poste,se promène de long en large, en tirant rageusement les poils de sabarbe, devant les tombeaux sous lesquels sont étendus une douzainede prisonniers. Acajou, qui est du nombre, lui demande lapermission de sortir un instant pour aller satisfaire sesbesoins.

– Non ! vous profitez de cela pouraller causer avec les autres. C’est interdit par les règlements. Unhomme puni ne doit pas avoir de rapports avec ses camarades.

 

– Cependant, sergent…

– Foutez-moi la paix. Chiez au pied devotre tente ; un homme de garde enlèvera ça avec unepelle.

Acajou s’exécute. Et, quand il a fini, ilinterpelle le sergent qui a continué sa promenade et se trouve aubout du camp.

– Sergent !… sergent !…

– Qu’est-ce que vous voulez ? nom deDieu ? vocifère l’Homme-Kelb.

– Une poignée de ta barbe pour me torcherle cul.

Le pied-de-banc s’est précipité sur l’avortonet, au milieu des huées générales, lui a mis les fers aux pieds etaux mains.

– Tue-moi donc aussi, commeBarnoux ! crie Acajou. Va donc ! Un crime de plus ou demoins, qu’est-ce ça te fait ? Mets-moi donc le bâillon,eh ! barbe à poux !

– Oui ! je vous le mettrai, lebâillon, nom de Dieu ! hurle le chaouch. Ah ! vous avezl’air de vous moquer de moi parce qu’on vous a dit que je passaisau conseil de guerre pour avoir fait mon devoir ? Ça nem’empêchera pas de le faire, mon devoir, nom de Dieu ! etjusqu’au bout, sacré nom de Dieu ! Et j’en bâillonneraiencore, des Camisards !

Tous les hommes sont sortis des tentes et, aumilieu du camp, se sont mis à hurler :

– À l’assassin ! à l’assassin !à l’assassin !

L’homme-Kelb, pris de peur, a abandonné savictime et s’est sauvé.

 

Le lendemain matin, nous sommes entrés vingten prison. Nous avions l’intention de nous rebiffer, mais,réflexion faite, nous n’avons rien dit. Qu’est-ce que ça peut nousfiche, la prison ? Nous sommes sûrs maintenant que lestortionnaires vont passer devant le conseil de guerre. Nous sommescontents.

 

Nous sommes restés quinze jours sous lestombeaux, faisant sept heures par jour d’un peloton de chasseépouvantable, crevant de faim.

– Ce qu’on déclare ballon ! s’écriede temps en temps Bras-Court qui fait sans doute allusion, enemployant cette expression métaphorique, au gaz qui contribue seulà gonfler son abdomen. Sérieusement, je commence à avoir les dentsgelées.

C’est vrai ; je ne sais vraiment pascomment nous arrivons à nous soutenir. Nous souffrons de la soif,aussi, car la chaleur est accablante, et nous recevons à peine, parjour, le litre d’eau réglementaire. Mafeugnat a défenduexpressément de nous en donner une goutte de plus, même pour lavernotre linge. Nous ne le lavons pas. Nous sommes mangés vivants parles mies de pain à ressorts et par les pépins mécaniques.

 

Un beau matin, un convoi est passé, qui aemmené les bourreaux à Tunis. L’officier qui a remplacé lecapitaine Mafeugnat a fait sortir de prison tous les hommespunis.

– Qu’est-ce que tu crois qu’ilsattraperont, Mafeugnat et ses acolytes ? me demande Queslierd’un air gouailleur.

– Ma foi, je ne sais pas.

– Moi je le sais. Ils seront acquittés,comme je te l’ai déjà dit. Veux-tu parier ? Je parie undemi-biscuit.

 

Il a eu raison, le sceptique. Deux mois après,nous avons appris qu’ils avaient été non seulement acquittés, maisqu’on les avait fait passer dans un régiment, en leur accordant deséloges pour leur conduite intrépide.

Chapitre 24

 

C’est le lieutenant Ponchard, cet officier quej’avais vu pour la première fois à Aïn-Alib, le 14 juillet, qui aremplacé à El-Ksob le capitaine Mafeugnat. Tout nouvellement arrivéde France, n’étant jamais sorti du Dépôt où il n’avait pas exercéde commandement direct, il n’a pas eu le temps d’acquérir la duretéet la sécheresse de cœur dont ses collègues se font gloire. On afait descendre d’Aïn-Alib, avec lui, des gradés dont la sévérité etla violence n’ont rien d’exagéré. La fleur des pois deschaouchs.

Par le fait, eu égard surtout au triste étatdans lequel nous nous trouvions il y a quelques jours à peine, nousne sommes pas trop malheureux. En dehors des heures de travail, onnous laisse à peu près tranquilles. Nous jouissons d’une certaineliberté – la liberté au bout d’une chaîne.

Nous continuons à déclarer ballon, parexemple. Ah ! oui, nous claquons du bec sérieusement.

– Maintenant, si l’on pouvait manger àpeu près à sa faim, disait l’autre jour Rabasse, on n’aurait pastrop à se plaindre… Mais comment faire pour arriver à un pareilrésultat ?

 

À force de se creuser la tête et de retournerla question sous toutes ses faces, il est arrivé à découvrir unmoyen : il s’est abouché en secret avec l’un des sapeurs dugénie qui surveillent les travaux du bordj, et le sapeur, alléchépar la promesse d’une forte prime, a consenti à se laisser adresserune certaine somme dont il remettra, en nature, le montant audisciplinaire.

– Oui, mon cher, m’a dit Rabasse qui m’afait part de sa combinaison, j’ai été obligé de lui promettrevingt-cinq pour cent. Et encore, il s’est fait tirer l’oreille,l’animal. Crois-tu que c’est assez salaud, des individuspareils ? Dame ! c’est un bon soldat, celui-là ; ilest inscrit sur le tableau d’avancement ! Il verrait crever desoif un Camisard qu’il ne lui donnerait pas un verre d’eau, maispour dix francs, il lui passera un litre d’absinthe. C’est joli, lasolidarité dans l’armée.

– À ta place, ai-je répondu, je ledénoncerais, quitte à perdre mon argent. Il ne l’aurait pasvolé.

– Bah ! qu’est-ce que tu veux ?Mieux vaut encore passer par là et ne pas crever de faim. Jecommence à en avoir assez, vois-tu, d’entendre hurler mesboyaux.

Moi aussi. Je pourrais, un jour sur deux,mettre mon estomac en location ou laisser mon tube digestif auvestiaire. Ce que j’ai souffert de la faim, dans ce satanépays !…

 

– Tu devrais faire comme moi, a concluRabasse, et te faire envoyer de l’argent.

Pourquoi pas ? Seulement, voilà : jene sais pas par qui m’en faire envoyer. Mes parents ? Je lesai saqués d’une sale façon, il y a déjà longtemps ;d’ailleurs, pour rien au monde, je ne voudrais leur demander unsou… Alors, quoi ?… Paf ! voilà que mes souvenirs qui sesont mis à danser une sarabande dans mon cerveau d’affamés’abattent sur la figure d’un cousin éloigné ; un bravegarçon, que je n’ai pas vu depuis longtemps, mais qui m’a toujoursporté un certain intérêt. Est-ce une raison pour croire qu’il vas’empresser de déposer son offrande sur l’autel de mafringale ? Puis-je espérer que la victime viendra elle-mêmetendre au couteau, qui ne demande qu’à l’ouvrir, non pas sa gorge,mais sa bourse ?

Essayons. Je joue du cousin. Je lui écris unelettre insidieuse et apitoyante. Je le prends par tous lesbouts ; je le tâte de tous les côtés. J’ai l’air d’un rétiairequi cherche à envelopper l’ennemi de son filet pour le percer deson trident.

Quatre pages ! c’est assez. Je ne lui dispas, dans ces quatre pages, que je suis aux Compagnies deDiscipline. Je ne veux pas effaroucher sa pudeur, mettre en dérouteses instincts honnêtes de bon bourgeois, le forcer à coller lesmains sur ses yeux. – J’aime bien mieux qu’il les mette à sa poche.– Je lui raconte une petite histoire : J’ai été envoyé dans leSud, tout dans le Sud, pour escorter une mission scientifiquechargée d’étudier les inscriptions romaines gravées sur les sablesdu désert. Il n’y a pas de bureaux de poste, dans ce pays-là.« Il y en aura peut-être un jour ; espérons-le du moins,cher cousin. » En attendant, je serais très heureux si monexcellent parent consentait à m’envoyer une certaine somme au nomdu sapeur Bompané qui me la fera parvenir sans faute. J’esquissemême un léger portrait du sapeur : la crème des honnêtes gens,un cœur d’or ; tout est sacré pour lui, etc. Je n’écris pas àmon père, ni à mon oncle, parce que je ne voudrais pas qu’ils sefissent du mauvais sang en me sachant si loin ; je ne sais pasau juste quand se terminera notre voyage. J’ai tout lieu de croire,cependant, que nous ne pousserons pas jusqu’aux sources du Nil.

Relisons un peu, pour voir. C’est ça, c’estça… tout y est : la chaleur, les gazelles, les palmiers, leschameaux. « Tous les jours, nous mangeons un bifteck dechameau… Quelquefois, nous sommes pressés par la soif. Quefaisons-nous ? Nous ouvrons la bosse d’un chameau, ceréservoir dont la Providence a gratifié le vaisseau du désert, etnous nous désaltérons en remerciant Dieu… Les chameaux restentquarante jours sans manger. C’est très curieux. » Je parleaussi des lions ; je consacre deux lignes à la hyène et unephrase entière au boa constrictor. Allons, ça n’a pas l’air d’allermal… Ah ! sacré nom d’une pipe ! j’ai oubliél’autruche ! Ça fait pourtant rudement bien, l’autruche !Vite : « À l’approche du chasseur, l’autruche enfouit satête dans le sable. » Maintenant, ça peut marcher. Voila unelettre, au moins, qui prouve que les pays que je visite fontquelque impression sur moi. J’éprouve des sensations. Je ressensquelque chose là, là, au spectacle des tableaux grandioses de lanature. Je ne vais pas le nez en l’air, comme un imbécile, sansrien voir, sans penser à rien. Ah ! mais non. Je sens, jevois, je vois même très bien ; et la preuve, c’est que je voisabsolument comme tous ceux qui ont vu avant moi. En relisantBuffon, mon cousin pourra constater que je ne le trompe pas.

Je porte ma lettre au vaguemestre etj’attends. Je sais que je ne pourrai pas avoir de réponse avant unedizaine de jours.

 

Nous travaillons toujours à la construction dubordj, un quadrilatère garni de casemates couvertes de voûtes enpierres et défendu par des bastions, aux deux angles opposés. Letravail est moins dur, maintenant que nous n’avons plus sur le dosla bande des étrangleurs ; seulement, il est plus compliqué.Le lieutenant du génie, qui est un roublard, a embauché quelquesItaliens pour la maçonnerie et nous a chargés, nous, d’extraire lapierre des carrières et de fabriquer la chaux et le plâtrenécessaires. Nous avons établi des fours et, pendant que les unsles remplissent, les autres s’en vont faire dans la montagne laprovision de bois indispensable. On ne nous escorte pas dans nospérégrinations et, pourvu que nous revenions avec un fagot à peuprès raisonnable, personne ne nous chicane. Nous n’abusons pasoutre mesure de la liberté qui nous est laissée ; nous enabusons un peu, naturellement, car l’homme n’est pas parfait etl’affamé moins que tout autre ; mais nous nous bornons àdévaliser par-ci par-là un Arabe dont les bourricots sont chargésde dattes, ou à enlever un agneau que nous faisons rôtir dans unravin. Il y a aussi, derrière les montagnes, des jardins plantés defiguiers où nous allons pousser des reconnaissances assez souvent.Les Arabes se sont aperçus que leurs fruits disparaissaient commepar enchantement et se sont mis à monter la garde. Au lieu de lesdétrousser en cachette, nous les avons détroussés en leur présenceet, comme ils ont fait mine de se rebiffer, nous leur avons flanquéune volée. Là-dessus, ils ont été se plaindre au camp, où lefactionnaire, naturellement, les a reçus à coups de crosse. Lesindigènes l’ont trouvée mauvaise ; ils ont pris le parti dedéposer une plainte au bureau arabe, à Aïn-Halib. Et, lorsque noussommes retournés dans les jardins pour faire notre petiteprovision, nous avons trouvé un vieil Arabe qui nous a fait voir deloin un bout de papier sortant à demi d’un étui de cuir qu’ilportait sur la poitrine. Le vieillard nous a fait comprendre que cepapier lui donnait le droit de nous faire mettre en prison, si nouspersistions à pénétrer sur ses terrains sans son autorisation.

– Tiens, c’est drôle, me dit leCrocodile. Qu’est-ce que ça peut être que ce papier-là ?

– Je ne sais pas, mais c’est bien facileà voir.

Et je m’approche du vieux, qui recule enfaisant de grands gestes. Il déclare qu’il a payé son papier centsous au bureau arabe et qu’il ne le laissera pas prendre. Je luiexplique que je ne tiens pas du tout à le lui prendre, mais que jevoudrais bien le voir, même d’un peu loin. L’Arabe se retire àl’écart, sort son papier de l’étui, le déplie soigneusement et mele montre, à trois pas.

J’en reste bleu. C’est une page de la Damede Montsoreau !

– Et tu as payé ça cent sous ?

L’Arabe me fait un signe affirmatif.

– Douro, douro.

Le Crocodile me frappe sur l’épaule.

– Épatant, hein ? Et dire qu’on faitpasser des hommes au conseil de guerre pour avoir perdu une brosseou volé des pommes de terre.

 

Un beau jour, on nous remplace dans nosfonctions de bûcherons et de chaufourniers par des indigènes quirapportent du bois sur des bourricots et qui font de la chaux à lagrâce de Dieu. Pour nous, nous sommes employés simplement à servirles maçons. Qu’est-ce que ce changement peut signifier ?

Un sapeur, sur les chantiers, nous donne laclef de l’énigme. Le lieutenant du génie attend un généralinspecteur des travaux. Or, comme il marque régulièrement etquotidiennement sur ses livres de comptes trente journéesd’indigènes porteurs de bois et trente journées d’indigèneschaufourniers, il ne se soucie guère d’être pris en flagrant délitde contradiction avec lui-même. Il tient à établir, pour un ou deuxjours, dans la pratique, l’équilibre qu’il a établi théoriquemententre les recettes et les dépenses.

 

Le général est passé, a examiné, a félicité ets’est retiré on ne peut plus satisfait, promettant au lieutenant lacroix qu’il a si bien méritée.

Le soir même, les Arabes ont été congédiés etn’ont plus figuré, à l’état d’auxiliaires, que sur les livres oùdes états de solde sont dressés périodiquement. Quel roublard, cetofficier du génie !

 

– Il la connaît dans les coins, ditBras-Court en hochant la tête, le soir, quand nous sommes réunisdans un coin du camp pour causer ou écouter des contes.

– Tout ça, voyez-vous, dit Acajou d’unton sentencieux, c’est voleur et compagnie. Seulement, il vautmieux ne pas dire tout haut ce qu’on en pense… Ah ! à qui letour de raser ? À toi, l’Amiral !

L’Amiral secoue la tête. Ce n’est pas à sontour. Queslier qui est assis sur une pierre, dans un coin, pensif,a l’air de se réveiller en sursaut.

– À qui le tour ?… C’est unehistoire que vous voulez ? Eh bien ! je vais vous enraconter une. Elle est drôle ; vous allez voir. Et puis, c’estune histoire de voleurs, ça fera votre affaire. Écoutez :

« Il y avait une fois un juif arabe quis’appelait Choumka. Il était de Karmouan, une grande ville dontvous devez avoir entendu parler, si vous ne la connaissez pas.C’était un de ces industriels comme vous avez pu en voir partout,surtout au commencement de l’expédition ; suivant lescolonnes, se promenant dans les villes de garnison porteur d’unméchant éventaire, criant : « Grand bazar ! À la bonmarché ! À la concurrence ! Kif-kif madame laFrance ! » vendant du papier à cigarettes, l’article deParis, la goutte et l’épicerie ; – la graine des mercantis,enfin, pelotant les soldats, les sous-officiers et les officiers, àmesure qu’ils avancent dans le commerce et devenant parfoisfournisseurs des denrées d’ordinaire en même temps que procureurspour les états-majors.

« En 1883, les fonctionnaires compétentsde la subdivision de Jouffe et le général E… qui la commandait,devaient adjuger à un ou plusieurs particuliers la fourniture dessubsistances et des moyens de transport pour tous les postes situésentre Jouffe et Karmouan, sur un parcours d’environ 150 kilomètres.Il y avait là des millions à extorquer à l’État. Les gros bonnetsle comprirent bien et se demandèrent pourquoi ils ne s’adjugeraientpas à eux-mêmes cette entreprise à laquelle on pouvait ajouter,d’ailleurs, celle de toutes les fournitures militaires :viande, alfa, orge et fourrages. Il n’y avait qu’unedifficulté : l’adjudication était publique et il étaitdifficile d’être en même temps adjudicateur et adjudicataire.L’état-major de Karmouan eut une idée splendide : il désigna àcelui de Jouffe un individu qui pourrait servir d’homme de paille.Cet individu était Choumka. L’idée fut fort goûtée et Choumka futaccepté avec enthousiasme, entre la poire et le fromage d’une orgiedont il avait sans doute procuré l’élément féminin.

« Tout le monde était émerveillé. Ce quec’était que le commerce ! Choumka, le mercanti, celui quiavait vendu la goutte aux soldats derrière la Kasbah, était devenufournisseur de toutes les subsistances militaires et des moyens detransport ! Il avait un parc d’arabas à Jouffe, un autre àKarmouan ! Que n’avait-il pas ? Il avait tout !

« Ça alla bien assez longtemps. Lesbailleurs de fonds et le titulaire de l’adjudication s’entendaientcomme larrons en foire. Ce dernier se contentait de la part que lelion voulait bien lui laisser, sans préjudice de la vente – combiende fois répétée – des mêmes bottes d’alfa ou de foin et des mêmessacs d’orge, qui ne sortaient de ses magasins que pour y revenir,le soir même, sur des prolonges escortées d’un maréchal des logisou autre adjudant. Choumka était aussi fournisseur des matériauxpour le génie, pierres, chaux, plâtre, etc. Il sut obtenir lesbonnes grâces du commandant supérieur du cercle et se fit donnerdes hommes de corvée qui travaillèrent à lui construire une maisonsur une des places de la ville. Un bataillon d’infanteriefournissait les hommes ; le génie, les plans et devis, lesoutils et les matériaux ; la maison avançait rapidement ;c’était une sorte de villa que devait habiter plus tardl’état-major…

« Quelle mouche les piqua tous, tout d’uncoup ? Quelle est la moukère que Choumka ne put ou ne voulutprocurer pour une petite soirée à la Poste ? – C’était làqu’avaient lieu les orgies et tous les hommes de mon bataillon quiont pris la faction au Trésor ont vu défiler les bacchanales. –Toujours est-il qu’on se fâcha. On enleva les outils du génie quise trouvaient dans la bâtisse, on supprima les hommes de corvée.Choumka, qui était évidemment devenu quelqu’un et qui s’étaitenrichi à nombre de tripotages, eut l’air de se moquer carrément deces messieurs. Il prit des ouvriers italiens et arabes et continuatranquillement sa maison.

« L’état-major fut piqué au vif. Ilrésolut de se venger et de jouer quelque bon tour à l’insolent quile narguait. Une occasion magnifique se présentait ; unsergent-major du génie venait justement de déserter avec une fortesomme d’argent, et s’était embarqué à Jouffe dans un tonneau. Onfit un inventaire au génie ; il manquait des outils. On fitdes perquisitions et l’on trouva chez Choumka quelques pelles ouquelques pioches qui y avaient été oubliées – ou rapportéesintentionnellement. – On mit Choumka en prison. Il se rebiffa,menaça de vendre la mèche. Alors, on voulut le faire sortir. Mais,tout d’un coup, il refusa. Il déclara que, puisqu’on l’avait mis enprison pour vol, il voulait qu’il y eût jugement ; et, malgrétoutes les démarches tentées pour le dissuader, il ne voulut pas endémordre. Il intenta enfin un procès au général E. et à sesacolytes et fit venir à Jouffe un grand avocat de Paris. On sefigurait que Choumka n’avait ni livres ni comptabilité ; toutau contraire, il produisit des registres d’entrée, de sortie, dedoit et d’avoir on ne peut plus en règle. On avait devant soi unvéritable négociant. L’affaire vint devant le conseil de guerreséant à Jouffe qui, quoi qu’il en eût, fut forcé d’accorder àChoumka des dommages-intérêts très considérables payables par legénéral E. et consorts, qui ne tardèrent pas à se voir rappelés enFrance.

« Choumka, lui, est toujoursadjudicataire de toutes les fournitures ; mais, maintenant,c’est parce que, grâce à sa fortune, il n’a plus de concurrents àredouter ; il détient tous les moyens de transport. Il va parKarmouan en burnous de soie, avec montre, chaîne et breloques en ormassif au gousset. Sa maison est superbement finie et les officiersde la garnison y sont ses très humbles locataires. –Voilà ».

 

Acajou, riant d’un rire sardonique, donne lamoralité :

– C’est un adroit filou qui en a rouléd’autres comme des chapeaux d’Auvergnats.

– Ah ! parbleu ! s’écrieRabasse, on l’a dit et c’est rudement vrai : les arméespermanentes sont une cause permanente de démoralisation. Tantqu’elles existeront…

– Oui, dit Queslier. Et elles existeronttant que la Révolution sociale ne les aura pas flanquées par terre.Ah ! ça ne serait pas malin, pourtant, vois-tu ; il y ena tant, de malheureux, qui ne demandent qu’à laisser là le pantalonrouge pour retourner chez eux ! Je suis sûr qu’avec un simpledécret…

J’interviens.

– Laisse-moi faire une supposition,Queslier. Je suppose que la Révolution soit faite. On a décrétél’abolition des armées permanentes. Le décret est porté à laconnaissance d’un colonel commandant un régiment dans une villequelconque. Aussitôt, il fait réunir ses deux mille hommes et leurlit la décision en question. Les deux mille hommes sont disposés àpartir, n’est-ce pas, Queslier ? et joyeusement,encore ?

– Naturellement.

– Oui. Mais le colonel fait suivre salecture de ces quelques mots : « Que ceux qui veulentabandonner le drapeau, délaisser les intérêts supérieurs de lapatrie, que ceux-là s’en aillent. Mais qu’ils restent, ceux qui neveulent pas déserter le champ d’honneur, qui veulent rester fidèlesau devoir militaire et bien mériter de leur pays ! »Alors, sur ces deux mille, sais-tu combien sortiront desrangs ? Cinquante, à peine ! Et si le colonel crie auxautres : « Fusillez-moi ces cinquantehommes ! » ce sera à qui, parmi les dix-neuf centcinquante, se précipitera pour les coller au mur !

Queslier réfléchit un instant.

– Oui. C’est vrai. À moins que, sur lescinquante hommes, il ne s’en trouve un qui lève son fusil et envoieune balle dans la peau du colonel. Alors, tout le régimentpartirait. Oui, il faudrait ça… c’est malheureux,pourtant !…

 

Peut-être. Mais à qui la faute si, aux yeux dela foule, le Droit lui-même doit chercher sa sanction dans la force– la force inutile souvent, et bête quelquefois ? – À qui lafaute si le peuple ne comprend pas encore qu’on puisse imprimer lesceau de l’éternité, autrement qu’avec du sang, sur la face desrévolutions ?

C’est l’aveuglement des peuples – ces pariashébétés par la misère et l’ignorance, ces souffrants dont lespassions ont toujours, au fond, quelque chose de religieux – quiréclame de la foi révolutionnaire des sacrifices sanglants et desscapulaires rouges.

Chapitre 25

 

– Dis donc, toi, pourquoi as-tu cassé lemanche de ta pioche, hier ?

– Moi ! j’ai cassé un manche depioche ?

– Viens voir un peu ici, si ce n’est pasvrai.

C’est le sapeur du génie Bompané quim’interpelle et qui m’entraîne dans la casemate où l’on serre lesoutils tous les soirs. Qu’est-ce qu’il me chante, avec sapioche ?

– C’est une blague. Seulement, je voulaiste parler sans attirer l’attention des pieds-de-banc. J’ai reçu cematin une lettre d’un de tes parents, avec un mandat. Il y a unefeuille pour toi. Tiens, la voilà.

C’est la réponse du cousin. Il se déclare prêtà me faire parvenir tous les mois une certaine somme, par les voiesque je lui ai indiquées. Il me souhaite une bonne santé et m’engageà manger du chameau le moins souvent possible. On lui a dit quec’était échauffant. Brave cousin ! il me demande aussi un peuplus de détails sur le pays. Je lui en donnerai des flottes. Je luiapprendrai comment on fabrique le couscous.

Un post-scriptum : « Tu merembourseras les sommes que je t’avancerai jusqu’à ta libération, àton retour, lorsque tu auras réglé tes comptes ». C’estentendu.

Maintenant, je vais pouvoir mastiquer à mafantaisie. Il n’est vraiment pas trop tôt. Bompané doit me passerun pain tous les deux jours et, de temps en temps, un litre de vinou d’absinthe.

Après la misère, l’orgie.

Je ne suis pas le seul, d’ailleurs, quijouisse du bien-être, qui me plonge dans les délices. Plusieurs demes camarades ont usé du même moyen que moi et, soit parl’entremise des sapeurs du génie, soit par celle des ouvriersitaliens, se sont fait envoyer de l’argent.

 

– Est-ce que les purotains peuvent ymettre un doigt ? est venu demander Acajou qui, les dentslongues et l’estomac creux, est entré l’autre jour dans le maraboutoù nous recevons mystérieusement nos provisions.

Bien entendu. Pique dans le tas, mon gars, etavec la fourchette du père Adam, encore. Seulement, ne boulotte pastout ; il faut que tout le monde vive. C’est Voltaire qui adit ça.

Ça n’étonne pas Acajou ; du reste, il esttrop bien élevé pour se flanquer une indigestion. Il prétend que,rien que pour la santé, il vaut mieux rester sur sa faim.– Drôle de monture !

 

Nous sommes une cinquantaine, maintenant, audétachement, depuis qu’on y a fait descendre une douzaine de bleusrécemment arrivés de France ; et sur ces cinquante, je necrois pas qu’on en trouverait cinq disposés à se plaindre du régimeque nous supportons. Nous n’avons presque rien à faire en dehorsdes heures de travail au bordj, nous nous arrangeons de façon à nepas crever de faim ; nous buvons un petit coup de temps entemps et nous fumons comme des locomotives. Réellement, pour desforçats, nous ne sommes pas mal.

 

Le lieutenant Ponchard, satisfait probablementde se voir chef de détachement et de ne relever que de lui-même, seconfine de plus en plus dans sa maison où, paraît-il, il se flanquede jolies cuites avec les pieds-de-banc qui, de leur côté, nouslaissent à peu près livrés à nous-mêmes. Nous l’apercevons de tempsà autre, se promenant dans les environs du camp, bras dessus, brasdessous, avec son ordonnance. Un soldat de l’armée régulière, cetteordonnance, comme toutes celles des officiers sans troupes – et lesCompagnies de Discipline ne sont considérées que comme des troupesirrégulières.

Depuis quelque temps, il tranche du maître, celarbin louche ; il prend l’habitude de nous surveiller du coinde l’œil et de fournir sur nous, à son patron, des rapports plus oumoins exacts. Il a même eu le talent de faire mettre en prisoncette brute de Prey qui lui avait fait un compliment équivoque.

– C’est moi que vous injuriez eninsultant mon ordonnance ! est venu dire, d’une voix empâtée,le lieutenant Ponchard, ivre à ne pas se tenir debout. Prey, jevous mets quinze jours de prison.

 

Et Prey a monté son tombeau… d’où l’officierl’a fait sortir le lendemain, après lui avoir fait subir uninterrogatoire.

– Vous êtes-vous bien rendu compte de ceque vous avez dit hier ?

– Non, mon lieutenant.

– Alors, vous êtes fou ?

– J’sais pas, mon lieutenant.

J’étais de faction, à deux pas. L’officiers’est tourné vers moi, l’œil encore allumé par la soulographie dela veille.

– Et vous, factionnaire, croyez-vousqu’il soit fou ?

– Oui, mon lieutenant, je le crois.

– Alors, qu’il s’en aille… El-Ksob n’estpas une succursale de Charenton.

Et il est parti en riant.

 

Je n’ai pas menti. Prey est bien un fou, unpauvre fou. Aucune proportion entre les lignes de cette facebestiale qui porte tatoué : « Pas de chance » sur lefront où descendent des cheveux hérissés ; le maxillaireinférieur avançant sur le supérieur et laissant entrevoir la pointeacérée des canines ; les yeux injectés de sang. On sent que,chez cet être au cerveau déséquilibré, la conscience n’existe pas.On sent que, dans sa naïveté cynique, il n’hésiterait pas à seservir, pour étendre du fromage sur son pain, du lingre à la viroleencore rouge avec lequel il aurait suriné, la veille, un pante aucoin d’une borne. – Un de ces prédestinés des fins lugubres,poussés vers le crime par une fatalité inéluctable, et sur leberceau desquels le couperet sinistre de la guillotine a projetéson ombre triangulaire.

Je connais peu de sa vie. Le peu qu’il en saitlui-même et qu’il m’a raconté en riant, d’un air triste, avec desexpressions baroques, magnifiques et atroces, qui font couler dansle dos le froid d’une lame de couteau et qui jettent parfois commeun rayon d’or sur des remuements de boue : le père au bagne,la mère indigne, la maison de correction à treize ans… Toutel’épopée lamentable d’un de ces parias dans la pauvre âme desquelsla société ne sait pas voir et dont elle jette un jour le cadavre,la bourgeoise jouisseuse, dans le panier sanglant du bourreau.

Il tuera, ce Prey, il tuera ; et, quandil aura payé sa dette – la dette de l’hérédité sombre et de sonorganisme morbide – des savants viendront, qui pèserontsoigneusement son cerveau d’assassin, qui l’étudieront aumicroscope, qui déclareront que le criminel n’était quel’instrument aveugle d’une cause hors de lui et qu’il étaitirresponsable. Pauvre homme !…

 

Ça ne fait rien, l’officier me prend pour unblagueur ; il me l’a dit carrément.

– Vous croyiez que j’étais saoul, l’autrejour, quand vous m’avez dit que Prey était fou ? Vous êtes unfumiste… Mais vous avez raison d’essayer de tirer vos camarades deprison. À votre place, j’en ferais autant.

C’est bien possible. D’autant plus possiblequ’il a l’air de s’abrutir de jour en jour davantage. Unabrutissement doux d’ivrogne larmoyant, un laisser-allercompatissant de gaga expansif. Presque tous les soirs, après lasoupe, il vient nous retrouver dans le coin du camp où nous avonspris l’habitude de nous réunir. Il écoute nos histoires, nousdistribue du tabac et, quand il est gris comme un Polonais, nousfait chanter en chœur.

– Chantez quelque chose de cochon… Moi,je n’aime que ce qui est cochon…

Il accompagne au refrain.

– Allons, encore une fois ! Je vousdonnerai trois paquets de gros tabac…

On dit que la reine des garces est morte,

Est morte comme elle a vécu…

À la fin, il essuie une larmed’attendrissement qui roule au bord de sa paupière rouge.

– C’est tout de même trop cochon… Enfin,moi, je n’aime que ce qui est cochon… Heureusement qu’il n’y a pasde demoiselles ici, n’est-ce pas, toi ?

Et il regarde son ordonnance qui est venu luinouer un foulard autour du cou pour l’empêcher d’attraper unrhume…

 

Après les chansons, on fait de longs récits, –des récits pornographiques. Ils se prolongent souvent très avantdans la nuit, ces contes sales, bien après l’heure du coucher,après l’heure de l’appel du soir qu’on ne sonne pas, le plussouvent. Et, au milieu de l’obscurité grandissante, dans la nuitque percent les feux des prunelles enflammées, on voit de temps entemps se lever des hommes qui se prétendent fatigués, qui seretirent dans leurs marabouts, qui sortent du camp, par couples,l’un suivant l’autre rapidement, sous des prétextes quelconques. Onles blaguait, tout d’abord ; maintenant, on ne les blagueplus. C’est tout au plus si l’on se pousse du coude quand on lesvoit partir. Le mépris a fait place à l’envie.

 

– Pourquoi que tu ne te fais pas unegigolette ! m’a demandé l’autre jour le Crocodile, qui enest. Dame ! je sais bien, c’est un peu… Enfin,quoi ? ce n’est pas de notre faute si nous n’avons pas degrives et si nous sommes forcés de prendre des merles…

Chapitre 26

 

Je suis plus malheureux que les pierres.

 

Il s’agrandit de jour en jour, le trou quecreuse depuis si longtemps dans mon âme le pic impitoyable del’ennui.

Ce trou me fait peur, mais je n’ai rien pourle combler. Rien, pas même la haine. Elle disparaît peu à peu, elleaussi, lorsque s’efface le souvenir de l’indignation qui l’avaitfait sortir tout armée du cerveau, comme Athénée portant lalance.

Il y a des moments où je ne me sens pas assezmisérable, où je voudrais souffrir davantage, où je voudrais êtretorturé comme je ne l’ai pas encore été. J’ai soif de la douleur,parce que la douleur me donne la rage et que je suis assez fortpour triompher de l’abattement lorsque je suis plein d’amertume etque j’ai trempé dans le fiel la débilité de mon cœur.

Oh ! si l’on pouvait haïrtoujours !

 

Je me suis sondé et éprouvé, et j’ai reconnuma faiblesse.

D’abord, je suis seul, – tout seul. Je n’aimême pas ces compagnons qu’on appelle des souvenirs, cesremémorances qui font tressaillir et qui amènent, malgré luiparfois, la détente du sourire sur la face crispée de l’abandonné.Tous les jours de ma vie se sont engloutis les uns après les autresdans le même bourbier fangeux.

C’est ma faute, peut-être. J’ai mal fait, sansdoute, de me dépouiller toujours de mes émotions et de lesprécipiter dans le puits où je les écoutais, penché en riant sur lamargelle, rebondir le long des parois avant de crever la prunelleglauque du grand œil qui brillait au fond.

Je porte la peine de mon insensibilitévoulue.

 

J’ai toujours été un replié et un rétif. Monenfance n’a point été gaie.

Je n’ai jamais aimé ma famille où je n’avaistrouvé que des sympathies insuffisantes, des effarouchementsbébêtes et des défiances trop peu voilées. En butte aux animositésque j’avais excitées, profondément affecté par les injustices etplus encore par les mauvais traitements mérités, mais entêté commeun âne rouge, je lui ai fait une guerre sans merci, quitte à ensouffrir moi-même, – comme je crevais les encriers de plomb ducollège, nerveusement, par besoin de nuire, au risque de me noircirles doigts.

Je lui en voulais moins de ses colères et deses méchancetés que de ses ridicules et de ses tentatives deréconciliation. J’avais bien du mal, quelquefois, à résister àl’assaut des apitoiements bêtes, à me raidir contre la poussée desbons sentiments, ces béliers à têtes d’ânes des éducationsidiotes qui battent en brèche les énergies, et avec lesquels onessayait de mettre à néant mes résistances. Je tenais bon,pourtant, gardant au dedans de moi une secrète rancune contre ceuxqui avaient été sur le point de m’arracher une capitulation.J’aurais eu tellement honte de me laisser dompter !

Mes premières haines viennent de là.

Je nourrissais aussi une aversion énormecontre ceux qui avaient de l’autorité sur moi, mes maîtres, lesgens qui essayaient d’étouffer, sous le couvercle des bonsconseils, mes aspirations vers un inconnu qui m’attirait, contreceux surtout qui posaient, sur mes irritations douloureuses, lecataplasme émollient de leur bonté, – que je prenais, de partipris, pour de l’hypocrisie.

 

Plus tard, je me suis aperçu que j’étaisdevenu la proie de mon insensibilité moqueuse. J’étais assezsceptique pour ne croire à rien et assez cynique pour en rire.L’indifférence ironique était entrée en moi, peu à peu, comme uncoin serré par le tronc dans lequel on l’enfonce et qu’on ne peutplus arracher. À ce moment-là, peut-être, par dégoût et parfatigue, j’aurais été capable de me faire trouer la peau pour uneidée creuse quelconque – mais à condition de pouvoir blaguer, cinqminutes, l’utopie qui aurait causé ma mort, avant de tourner del’œil.

 

J’aurais été heureux, pourtant, de pouvoircroire, d’avoir une conviction qui fût à moi, bien à moi, qui meremplît le cerveau, que je ne pusse arriver à m’enlever à moi-même.J’ai tout fait pour cela, tout. J’ai compris qu’on ne guérissaitpas le doute, cet ulcère, en le grattant avec ces tessons qui sontdes raisonnements, quand ils ne sont pas des sophismes. J’ai voulucroire bêtement, aveuglement – parce que je voulais croire – avecla foi du charbonnier. Je n’ai pas pu.

 

J’ai passé ainsi deux ans ; deux annéessur le noir desquelles je ne pourrais plus rien voir si je n’avaissali leur voile sombre, de loin en loin, voluptueusement, de latache rouge d’une cochonnerie ou de l’accroc d’une méchanceté. Ilme fallait cela, de temps en temps.

Ma foi, oui ! J’éprouvais un besoinénorme, irrésistible, de faire saigner un cœur qui s’était ouvert àmoi, de cracher dans une main qu’on me tendait et que j’avaisserrée bien des fois avec effusion. Les haines étaient trop lourdesà porter, le dégoût me pesait trop fort pour qu’il me fût possiblede garder au dedans de moi, bien longtemps, une dépravationd’autant plus profonde que j’en avais parfaitement conscience. J’enarrivais fatalement à détester les gens qui me montraient del’affection. Leur bonté m’agaçait, leur confiance m’énervait.J’avais envie de leur crier : « Mais vous ne me comprenezdonc pas ?… Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué defaire patte de velours et qu’il va falloir que j’étende lesgriffes ? » Puis, une idée me saisissait, implacablementme torturait. « Est-ce qu’ils me prennent pour un mouton, cesimbéciles ? Ils ne se doutent même pas que toute la douceurqu’ils me font avaler se change en fiel dans mesentrailles ! » Et un jour, n’en pouvant plus, exaspéré,je leur lançais au visage la giclée sale de maméchanceté !

Alors, j’éprouvais une joie intense,véhémente, grandie encore par un serrement de cœur avec lequel jene cherchais pas à lutter, car il irritait ma jouissance. Jeressentais une volupté âpre à me rappeler tous les détails de maconduite indigne – plaisir d’assassin qui va et vient,fiévreusement, dans la rue où il a suriné sa victime.

 

Je pourrais passer au crible tout le limon demon enfance et de mon adolescence sans trouver une seule de cespaillettes d’or qu’on appelle des heures de joie. J’ai luttélongtemps avec les autres et avec moi-même, voilà tout.

Je me suis engagé…

Et maintenant, maintenant que j’ai l’âge decomprendre, maintenant que j’ai souffert, où en suis-je ?Ai-je trouvé le flambeau qui doit me guider dans la route sombreque j’ai choisie ? Pourrais-je placer une réponse après lesinterrogations qui, devant mon esprit d’enfant, venaient suspendreleurs silhouettes tordues par l’ironie et gonflées par le dédainau-dessus du point final des honnêtes phrases convenues ?Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la famille parce quej’étouffais dans son atmosphère ? Je dois être fort, àprésent, je dois être armé pour la lutte, cette lutte dont j’airêvé vaguement depuis si longtemps, je dois être descendu au fonddes choses, je dois savoir…

Hélas ! même aux questions que j’ai leplus creusées, j’ai à peine trouvé une réponse, tellement lessolutions se démentent, tellement les contradictions se heurtent.J’ai pensé bien des fois aux dernières paroles de mon père, le jouroù il m’a quitté, et je ne sais pas encore pourquoi il ne suffitpoint à un père d’aimer ses enfants. Je ne sais même pas s’il nevaudrait pas mieux, pour lui et pour eux, qu’il ne les aimât pointdu tout. J’ai seulement pu entrevoir, au flanc de la famille, cetteplaie puante et corrompue : l’héritage, l’argent…

 

Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dontj’avais rêvé de faire une armure forgée de toutes pièces surl’enclume de la souffrance avec le marteau de la haine, n’esttoujours, malgré tout, qu’un assemblage de haillons et de morceauxgraissés de la graisse du pot-au-feu et salis de l’encre de l’école– décroche-moi-ça lamentable de loques bourgeoises étiquetées pardes pions. – C’est si dur à faire disparaître, les sornettes quel’on vous a fourrées de force dans la boule – vieux clous rouillésdans un mur et qu’on ne peut arracher qu’en faisant éclater leplâtre.

Je suis toujours l’enfant que pousse soninstinct, mais qui ne sait pas voir. La douleur ne m’a pas éclairé,la souffrance ne m’a pas ouvert les yeux…

 

Ah ! Misère ! les épaules mesaignent, cependant, d’avoir tiré ton dur collier ! Ah !Vache enragée ! j’en ai bouffé, pourtant, de ta salecarne !…

Oh ! avoir une vision nette ! avoirune perception juste ! Avoir la foi !

La foi ! oh ! si je l’avais, jen’éprouverais pas ce que j’éprouve, je ne me laisserais pasagripper, comme un pâle malfaiteur, par le désespoir et ledécouragement, ces gendarmes blêmes des consciences lâches. – Je nehausserais pas les épaules devant les rages passées, je n’auraispas le petit rire sec de la pitié moqueuse au souvenir des grandsélancements qui si souvent m’ont brisé.

 

Car j’en suis là, à présent. J’en suis à medemander si je n’ai pas été le cabotin qui se laisse empoigner parson rôle, le rhéteur qui se laisse emballer par sessophismes ! J’en suis à me demander si ma haine du militarismen’est pas une haine de carton, si ce n’est pas l’écho du rappelqu’a battu la Famine, avec ses doigts maigres, sur mon ventrecreux, et si ce rappel ne va pas en s’assourdissant et ens’atténuant, aussitôt qu’on a mouillé la peau lâche avec un litrede vin ou une chopine d’absinthe !

 

De la blague, alors, mes cris de colère ?Du battage, mes emportements furieux ? Du chiqué, les frissonsqui me glaçaient les moelles ?

Quelle pitié ! Et comme c’est lugubre,tout de même, de ne pouvoir comprendre ce que l’on a dans leventre, de ne pouvoir croire en soi ! Se figurer qu’on porteau cœur une plaie vive, quand on n’a peut-être sur la poitrine quel’emplâtre menteur d’un estropié à la flan !

Ah ! bon Dieu ! dire que j’ai été simisérable, pendant des années, parce qu’on voulait me forcer à voirles choses à travers un carreau brouillé ! Et voilà que jeviens de m’apercevoir que, sur le trou qu’avait fait dans cettevitre mon poing d’enfant, j’ai collé, de mes mains d’homme, lepapier huilé de la déclamation !…

 

Je suis plus malheureux que les pierres.

 

Je sens mon âme se fondre… Insensé ! Aulieu de vivre dédaigneux et sombre, les yeux fixés sur un avenirmenteur, si tu avais pris ta part des joies saines de la famille,si tu n’avais pas étranglé tes émotions et fermé ton cœur, tu neserais pas harcelé par le doute impitoyable, ou tu pourrais dumoins trouver une consolation dans la tranquillité de tes souvenirset la sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon, de pouvoir calmertes peines avec les réminiscences des affections anciennes !Ce serait…

 

Mensonge !… Ce n’est pas avec cette huilerance qu’il me faut panser la large blessure que m’ont faite àpetits coups les stylets empoisonnés du dégoût et de la solitude.Ah ! je m’en fous pas mal, par exemple, du sourire béat desespérances à gueules plates ! Et comme je m’en bats l’œil, dene pas avoir roulé ma jeunesse, ainsi qu’un merlan à frire, dans lafarine fadasse des épanchements familiaux !…

 

Ah ! c’est bien le doute qui me faitsouffrir, vraiment !… C’est étrange, comme on aime à setromper soi-même, comme on aime à transformer en palimpseste,aussitôt qu’on en a lu deux lignes, le livre grand ouvert de soncœur !

Car je sais quel est mon mal, à présent. Je laconnais, l’affreuse bête qui se démène en moi, qui me surexcite etme torture, et plonge mon esprit dans la nuit. Oh ! il fautque je le hurle, que je fasse retentir mes cris de rageimpuissante, comme le fauve qui, la nuit, dans la montagne, lesflancs serrés et la gorge sèche, lance vers les étoiles impassiblesle rugissement désespéré des ruts inassouvis.

 

Une vision m’obsède. Un cauchemar me poursuit.Du jour où j’ai commencé à songer à l’amour, j’ai été perdu.

C’est en vain que j’ai essayé d’étouffer lecri à la chair, c’est en vain que j’ai tenté de maîtriser mescrispations angoissantes. Toujours, de plus en plus impérieux,l’appel se faisait entendre, et je frémissais malgré moi,sursautant au milieu d’une accalmie, ainsi qu’au premier coup delangue de la diane, les dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent lesyeux, effarés.

Voilà des mois que cela dure, des mois que jeroule ce rocher qui retombe sans cesse sur moi, au milieu deséclats de rire des corrompus qui m’entourent. Elles ont fini par mecouper les bras, leurs railleries, et je viens de me coucher à côtédu roc que, Sisyphe esquinté, je n’ai même plus la force desoulever.

Ma cervelle est imbibée de luxure. C’est uneéponge qu’il m’est impossible de presser sans faire couler àtravers mes doigts le pus des passions sales.

L’affreuse image qui s’y est incrustée devientde plus en plus confuse, comme celle d’un objet qui a posé troplongtemps devant l’appareil finit par se brouiller sur laplaque.

 

Il est des choses que je voudrais taire, desabominations que je voudrais pouvoir passer sous silence. Jeressemble à l’un de ces arbres malingres et rabougris, couverts devégétations hideuses, de lèpres ignobles, de mousses galeuses, quise tordent au fond d’un ravin sans air, au bord d’un fangeuxmarécage, et qui, plantés dans la vastitude solitaire de la plaineou dans le resserrement fraternel de la forêt, auraient crevé leciel libre de la saine poussée de leurs branches.

 

Ah ! oui, je voudrais qu’ils se cachent,les infâmes qui, à mes côtés, se prêtent à la satisfaction desdésirs que la privation de femmes a surexcités ! Je voudraisqu’ils se cachent, car il y a longtemps déjà que mon sangbouillonne en leur présence, et j’ai été pris, trop de fois, del’envie terrible de les tuer – ou de les aimer. Ce n’est plus euxque je vois, ce n’est plus leur physionomie que je regarde avecdédain ; ce sont des intonations féminines que je recherchedans leurs voix, ce sont des traits de femmes que j’épiefiévreusement – et que je découvre – sur leurs visages ; cesont des faces de passionnées et des profils d’amoureuses que jetaille dans ces figures dont l’ignominie disparaît.

Cette cristallisation infâme me remplit d’unejoie âpre qui me brise.

 

Oh ! les rêves que je fais, somnambulelubrique, dans ces interminables journées où mon corps s’affaiblitpeu à peu sous l’action de l’idée troublante ! Oh ! leshallucinations qui m’étreignent dans ces nuits sans sommeil où lesextravagances du délire s’attachent brûlantes à ma peau, comme latunique du Centaure ! Ces nuits où j’écume de rage comme unfou, où je pleure comme un enfant ; ces nuits pleines d’accèsfrénétiques, d’espoirs ardents, de convulsions douloureuses,d’attentes insensées et d’anxiétés poignantes, où mon cœur cesse debattre tout à coup, ainsi qu’à un susurrement d’amour, au moindrebruissement du vent – où je me suis surpris, tressaillant de honte,à étendre mes mains tremblantes de désir vers les paillasses où leslueurs pâles de la lune, perçant la toile, me faisaient entrevoir,dans les corps étendus des dormeurs, de libidineusesapophyses !…

 

Ah ! je ne veux point céder à latentation ! N’importe quoi, plutôt…

Ma foi, oui, n’importe quoi ! Je suisdescendu au ravin où paissent les bourriques que mon voisin appelleses mômes, et j’ai fait la cour, moi aussi, à mademoisellePeau-d’Âne…

Autant aurait valu essayer d’étancher ma soifavec du vinaigre.

 

Maintenant, c’est fini… Je suis la proie durêve malsain. Je ne suis plus moi ; j’appartiens à cebourreau : l’idée abjecte. Je ne vois plus rien qu’unechose : la femme ; pas même la femme, l’organe ; pasmême l’organe, quelque chose de monstrueux, de vague, d’innommable,la résultante affreuse de la rêverie infâme : deux cuissesouvertes et, dans l’écartement attractif du compas de chair, levide sans forme, sans nom, la chose quelconque, mais vivante,intelligente, humaine, consolante, celle qui seule peutdonner : la Satisfaction…

 

Oh ! qui me délivrera de cetteobsession ? Qui brisera cette griffe immonde qui étreint moncerveau ! Qui arrachera de devant mes yeux cette image quim’exaspère, cet i grec de viande – qui me rendra fou !…

Chapitre 27

 

J’ai de la veine. On vient de rendre justice àmon mérite.

Le conducteur des mulets qui vont chercher del’eau au puits ayant perdu l’estime des grosses légumes, aété destitué. C’est moi qu’on a choisi pour le remplacer.

 

– Chançard, est venu me dire Rabasse, lepoète, qui prétend savoir mener les bourdons, lui aussi, et quiaurait bien voulu se voir promu au grade de porteur d’eau ; tun’as plus qu’à te battre les flancs, à présent !

Pas tout à fait. Il faut que je fasse au puitssix voyages par jour : trois le matin, trois le soir. Un hommede corvée doit m’accompagner pour remplir les tonneaux que nousplaçons sur les bâts. Ce n’est pas éreintant. Nous avons le tempsde nous amuser en route.

Je n’en ai justement pas, d’homme de corvée.Il m’en faut un. Je n’aurai pas été préposé à la lavasse, comme ditAcajou, et investi d’une autorité – limitée – sur deux bêtes desomme et un subalterne, sans avoir usé des prérogatives que meconfère ma charge. Il m’en faut un.

– Sergent, je n’ai pas d’homme decorvée.

– Je vais vous en désigner un. Le premierqui sortira de sa tente… Gabriel ! venez ici. Vous allez vousrendre au puits, avec Froissard ; jusqu’à nouvel ordre, vouscontinuerez.

– Oui, sergent.

 

Je reste cloué à ma place, stupide.Gabriel ! lui ! elle !… Mais je n’en veuxpas !… Je…

Et, tout d’un coup, je sens mes mains qui seglacent, tout mon sang qui me remonte au cœur. Il vient deme regarder en souriant…

** * * * * * * * *

Chapitre 28

 

Je l’adore…

Ah ! si je pouvais les passer ici, commecela, les neuf mois qui me restent à faire !…

 

C’est pour rire… Le lieutenant Ponchard vientd’être appelé au commandement d’une compagnie d’un bataillond’Afrique, en Algérie, et c’est un sergent qui va le remplacercomme chef de détachement. Un Corse, ce sergent, et un Corse quim’en veut, un Corse qui m’a gardé rancune : Craponi.

Gare à moi !

 

Il n’y a pas une semaine qu’il est enfonctions que j’ai déjà pour plusieurs mois de bloc sur la planche.Je ne suis pas le seul, d’ailleurs, sur lequel se soit appesantiesa vengeance : nous sommes une douzaine en prison. Les gradés,que maintenait la bonhomie du lieutenant, ont repris courage et ontcomplètement changé d’allures, depuis l’arrivée de Craponi.

– Quel tas de vaches ! me ditAcajou, le soir, quand nous rentrons sous notre tombeau, aprèsavoir fait le peloton.

 

Il a raison, Acajou. Mais je n’ai plus queneuf mois à tirer, et je les défie bien de me faire faire un jourde plus.

– Ne défie personne, me souffle lefactionnaire qui nous garde et qui m’a entendu. Craponi parlait detoi tout à l’heure, avec Norvi ; tu sais, le pied-de-banc quivient de se rengager ?

J’insiste. Qu’ont-ils dit ?

– Presque rien. Norvi a touché sa primede rengagement et veut aller la manger – ou la boire – à Tunis.Pour arriver à ce beau résultat, il faut qu’il fasse passer unhomme au conseil de guerre.

– Et il a parlé de moi ?

– De toi et du Crocodile.

– Les canailles !

– Ils ne sont pas décidés. Ils vont jouervotre tête au piquet, en cent cinquante : Norvi joue pour leCrocodile et Craponi pour toi. J’ai entendu ça il y a cinq minutes,en passant devant leur baraque. Ils sont en train de jouer, àprésent.

– Promène-toi encore, sans avoir l’air derien, et tâche de savoir…

 

Un brusque éclat de voix me coupe laparole.

– Quinte et quatorze,quatre-vingt-quatorze ! j’ai gagné de trente !…

– C’est Craponi qui a gagné, me dit lefactionnaire, qui pâlit.

Je ne pâlis peut-être pas – je ne sais pas –mais j’ai un petit tremblement nerveux.

– Oui, c’est lui, mon vieux, tu asraison ! Seulement, tout n’est pas dit. À nous deux, labelle ! Ça va être drôle !…

 

Ça n’a pas été drôle du tout.

Pendant un mois, les chaouchs m’ontcherché de toutes les façons sans arriver à aucunrésultat, malgré leur méchanceté hypocrite. J’étais sûr de moi,certain d’aller jusqu’au bout, sans plier. Et je répétais la phraselamentable du soldat martyrisé par ses chefs : « Ilsauront la graisse, mais pas la peau. »

 

Un soir, mon pied a tourné sur un caillou. Lelendemain matin j’avais la cheville gonflée et je pouvais à peineme tenir debout. J’ai vu qu’il me serait impossible de faire lepeloton.

– Va montrer ton pied au sergent, m’a ditun camarade. Comme il n’y a pas de médecin ici, il sera forcé de tefaire remonter à Aïn-Halib et, pendant qu’on te soignera, tu serasmieux qu’ici, en prison.

Je monte clopin-clopant jusqu’à la baraque deschaouchs.

– Qu’est-ce que vous voulez ? vientme demander Craponi qui, étonné de me voir là, fait deux pasau-delà du seuil.

– Sergent, je me suis foulé le pied et jeviens vous demander…

– Attendez-moi là un moment.

Il est rentré dans la maison, et en est sortideux minutes après.

– Qu’est-ce que vous dites que vousavez ?

– J’ai le pied foulé, sergent, et jevoudrais monter à Aïn-Halib, pour me présenter devant le major,avec le convoi qui part aujourd’hui.

– Empoignez-moi cet homme-là,Cristo ! – Vous m’insultez ! vous m’insultez !

 

Trois gradés, deux sergents et un caporal, sesont précipités hors de la baraque. Ils m’ont saisi par les bras etpar le cou et m’ont traîné jusqu’à un gros arbre qui s’élève, seulet desséché, à une cinquantaine de pas de la route.

– Apportez-moi des cordes ! crieNorvi à un homme de garde.

– Mais qu’est-ce que j’ai fait,sergent ? Pourquoi m’attachez-vous ?

– Silence ! porco ! ou je vousmets le bâillon !

Ils m’ont attaché les pieds, les mains, etm’ont lié étroitement à l’arbre ; puis ils m’ont laisséseul.

 

Que penser ? que croire ? J’ai passéquatre heures à me les poser, ces deux questions, sans trouver deréponse, ou en trouvant trop ; ne sentant pas la morsure descordes qui m’entraient dans les chairs, mais avec la sensationd’une douleur sourde, causée par un coup de masse, sur la tête.

 

À neuf heures, le clairon sonne pour lalecture du rapport. Je tends l’oreille, mais il m’est impossible desurprendre autre chose qu’un bredouillement indécis.

– Rompez les rangs, marche !

Craponi se dirige vers moi, son cahier derapports à la main. Il s’arrête à trois pas, remuant deux secondesses lèvres blêmes.

– Froissard – huit jours de prison –lorsque le sergent chef de détachement lui faisait une observation,a répondu à ce dernier : « Tu me fais chier, bougred’idiot ! »

J’ai un hurlement.

– C’est faux ! Je ne vous ai pas ditça ! C’est faux !

– C’est vrai.

Le Corse me regarde en dessous, une placiditédouce dans ses deux yeux noirs d’hypocrite imperturbable. Il faitun demi-tour par principes et, en s’en allant :

– Insulte à un supérieur pendant ou àl’occasion du service, dix ans de travaux publics.

 

J’ai senti le froid d’une lame de couteaum’entrer entre les deux épaules.

Je suis perdu !

Chapitre 29

 

Je suis perdu ! Cette pensée ne me quittepas. Elle me harcèle ; je ne vois pas autre chose, rien, rien.Et, chaque fois que je m’écrie en moi-même, indigné :

– Mais l’accusation portée contre moi estun infâme mensonge ! C’est faux !

J’entends la voix blanche du Corse quirépond : « C’est vrai ! »

Et je sens que le Corse aura raison, toujoursraison, et que mon témoignage à moi, Camisard revêtu de la capotegrise, ne pèse pas plus, devant l’affirmation du galonné, qu’uneplume devant un coup de vent… C’est à se briser la tête contre lesmurs !

 

Perdu !… Je me redis ce mot tout le longdes vingt-cinq kilomètres que j’ai à faire, les mains attachées,pour arriver à Aïn-Halib.

Perdu !… Je me le redis encore quand, lesoir, on m’a mis les fers aux pieds et aux mains et qu’on m’a jetédans le coin du ravin où l’on relègue les hommes en prévention.

Dix ans de travaux publics ! Ah !mieux vaudrait la mort, mille fois !… La mort… Et je mesouviens de la réponse de Queslier, un jour où nous parlions duconseil de guerre : « Si jamais, par malheur, ils m’yfaisaient passer, ce n’est ni à cinq ans ni à dix ans de prisonqu’ils me condamneraient. » Et je vois son geste rapidemettant en joue un chaouch.

 

– Est-ce un cadenas anglais que tu as àtes fers ? murmure une voix qui sort du tombeau voisin dumien.

Je me retourne, tant bien que mal, etj’aperçois sous la toile relevée la moitié d’un visage qui ne m’estpas connu.

– Oui, c’est un cadenas anglais.Pourquoi ?

– Parce que j’ai une fausse clef que jeme suis faite avec un morceau de fil de fer. Tu ne me connais pas,mais moi, je te connais, ou plutôt j’ai entendu parler de toi. Jevais aller te détacher.

Et, en effet, rampant avec des précautions desauvage, l’homme se glisse le long de mon tombeau et se met àtravailler le cadenas.

– Ça y est. Défaisons quatre ou cinqtours et refermons. Maintenant, tu peux mettre tes mains là dedanset les retirer à volonté. Tu es en prévention de conseil deguerre ? Tu viens d’El-Ksob ?

– Oui.

– Alors, on n’instruira ton affaire quedemain dans l’après-midi. Moi, j’ai déjà été appelé chez lecapiston. Mon flanche est dans le sac. Je pars à la fin de lasemaine pour passer au tourniquet.

– Pourquoi passes-tu au conseil deguerre ?

– Pour refus d’obéissance. J’attraperaideux ans de prison. Je l’ai fait exprès. Je m’embêtais ici…

Il a un rire idiot.

 

– Tu comprends, quand j’aurai fini mesdeux ans, je serai versé dans une autre compagnie… J’y seraipeut-être moins mal qu’ici… Tu sais, je t’ai détaché, mais tâche dene pas le faire voir. Ne profite pas de ça pour aller tepromener…

 

Non, mon ami, non, je n’irai pas me promener.Pas aujourd’hui, du moins ; mais demain, après laconfrontation avec les témoins chez le capitaine, si je vois quel’ignoble complot qu’on a formé contre moi réussit, si je vois quele crime que les abjects chaouchs ont depuis si longtemps préméditéest sur le point de s’accomplir, eh bien ! il se pourrait quej’aille faire une petite promenade, la nuit, quand on n’y voitpoint à trois pas. Il se pourrait que je monte là-haut, au camp,que je prenne une baïonnette dans un marabout et que j’entre toutdoucement, sans me laisser voir de personne, dans la baraque oùronflent les pieds-de-banc, ou dans le bord où dort le capitaine.Et il pourrait se faire aussi, vois-tu, que j’aie du sang aux mainslorsque je viendrai réveiller le chef de poste, après ma promenadenocturne, pour le prier de m’écrouer.

Tu ne m’aurais pas détaché, n’est-ce pas, situ t’étais douté de ça ? Et si je te livrais mon secretmaintenant, tu appellerais le chaouch de garde à grands cris,n’est-ce pas ? Mais tu ne te doutes de rien ; tu dorspeut-être tranquillement, avec tes deux ans de prison enperspective, toi qui fais exprès de passer au conseil deguerre ! Et tu ne supposes pas qu’il y ait des gens assez fouspour ne vouloir y passer à aucun prix et pour préférer, lorsque lesbuveurs de sang ont résolu de leur voler dix années de leur vie,douze balles dans la peau à dix ans de travaux publics.

Chapitre 30

 

– Oui, mon capitaine, oui ! j’aitout entendu. C’était moi qui faisais la cuisine des gradés, àEl-Ksob. Vous savez probablement que, dans le mur de leur baraque,on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet, pour passer lesplats. Eh bien ! ce guichet était resté ouvert. Quand j’ai vuFroissard arriver, je me suis douté de quelque chose. Je me suisdissimulé le long du mur et j’ai prêté l’oreille…

C’est Queslier qui parle, Queslier qui a faitdes pieds et des mains pour remonter d’El-Ksob au dépôt, car ilsait quelle infâme machination a été ourdie contre moi, car il neveut pas, lui qui a vu tendre le traquenard dans lequel je suistombé, que je sois la victime des imposteurs galonnés qui ont juréma perte. Il dit tout, – et sans ménager ses expressions, mafoi : – la partie de piquet au sanglant enjeu jouée un moisauparavant ; la rentrée subite de Craponi dans sa maison,lorsque je me suis présenté sur le seuil, et la consigne atrocequ’il a donnée à ses sous-ordres.

– Voici ses propres paroles, moncapitaine :

« Froissard est là. Je vais ressortir etlui demander ce qui l’amène ; aussitôt qu’il aura dit cinq ousix mots, je crierai : « Vous m’insultez,misérable ! » Vous sortirez et vous le saisirezsolidement. Nous le ferons passer au conseil et vous me servirez detémoins. Sarà divertevole. Comme ça, nous pourrons aller àTunis. »

 

– Vous mentez ! s’écrie le capitainequi, assis devant le pupitre de la salle des rapports, a bondi sursa chaise.

Queslier étend la main.

– Mon capitaine, je jure que je dis lavérité.

– Prenez garde à ce que vous dites !Si vous essayez de tromper la justice, de calomnier vos supérieurs,un châtiment épouvantable vous attend ! Réfléchissez à ce quevous allez dire. Jusqu’à présent je n’ai rien entendu. Je vousinterrogerai encore dans cinq minutes. Réfléchissez, Queslier,réfléchissez ! Vous voulez sauver un camarade,malheureux ! Savez-vous s’il est digne de votre dévouement,d’abord ! Savez-vous s’il ne va pas faire des aveux, tout àl’heure ? Savez-vous s’il n’en a pas fait déjà ?Ah ! mon pauvre enfant ! Tenez, allez-vous-en !sortez d’ici ! Profitez d’un moment d’indulgence. J’ai pitiéde vous. Je ne suis pas seulement votre capitaine, votrecommandant, je suis aussi votre père ; vous retournerez cesoir à votre détachement et j’ignorerai que vous êtes venu ici.Suivez le bon conseil que je vous donne, ne vous compromettez pasdavantage, ne persistez pas…

– Mon capitaine, ma place est ici.

– Indiscipliné ! mauvaisetête ! rebelle ! canaille ! Gare à votre peau !on ne rit pas avec moi ! Vous entendez ?… On ne ritpas !… Je vous le ferai voir, moi ! Bougre !…

Le capitaine écume. Subitement, il se calme.Il croise les bras sur le pupitre.

– À vous, Froissard. Qu’avez-vous à direpour vous justifier ?

 

On m’a fait asseoir sur une chaise dont lapaille me brûle le derrière. J’ai des picotements par tout lecorps, des fourmis dans les jambes. Je ne peux pas rester en place.C’est impossible. Pour cent mille francs et une montre en or, je nedemeurerais pas sur cette chaise. Je me lève.

– Mon…

– Asseyez-vous !

Je me rassieds.

– Mon capitaine…

C’est plus fort que moi, je me lèveencore.

– Asseyez-vous !

Je me rassieds. Oh ! cettechaise !…

– Mon capitaine, lorsque je me suisprésenté…

– Asseyez-vous !

C’est vrai, je me suis encore levé.

– Lorsque je me suis présenté devant…

Je ne suis plus assis que sur une fesse.

– …Devant le sergent Craponi…

Je ne suis plus assis du tout ; je suis,à moitié courbé, comme si je faisais une révérence, et j’ai crispémon poing derrière mon dos, sur le dossier du siège d’angoisse.

– Je lui ai dit simplement…

J’ai lâché le dossier et je me suisredressé.

– … Sergent, je suis…

– Asseyez-vous !

 

J’empoigne la chaise à deux mains et, à toutevolée, je la lance contre le mur. On entend un craquement.

– Vous avez brisé cette chaise, vouspayerez ça. Tout se paye, ici. Sergent, donnez une autre chaise auprévenu.

Ah ! non ! Qu’on me donne laquestion, si l’on veut, mais pas de chaise ! La commodité dela conversation, peut-être ; mais l’incommodité de la défense,pour sûr !

Et, afin que ça finisse plus vite, je m’écrie,sans faire semblant de m’apercevoir que l’horrible meuble est déjàderrière moi :

– Je suis innocent ! Je n’ai insultépersonne : la déposition de vos gardes-chiourme est un affreuxmensonge !

– Vous payerez tout ça !…Asseyez-vous !

Si l’on veut. Maintenant, ça m’est égal. Lecapitaine se tourne vers Queslier.

– Persistez-vous dans vos précédentesdéclarations ? Ce que vous avez dit est-il vrai ?

– C’est vrai.

– Sergent Craponi, est-ce vrai ?

– C’est faux.

Oh ! quelle différence d’intonation entrela voix franche de Queslier et la voix fausse du Corse ! Commel’une a la clarté de la vérité et l’autre l’accent sourd dumensonge !

– Sergent Norvi, est-ce vrai ?

– C’est faux.

– Sergent Balanzi, est-ce vrai ?

– C’est faux.

– Caporal Balteux…

J’entends d’avance sa réponse… Je suisfoutu !

 

Mais Queslier s’est élancé vers le caporal etl’a saisi par le bras.

– Caporal, vous êtes Français,vous ! Vous n’êtes pas Corse ! Les Français ne savent pasmentir ! Vous ne voudrez pas faire condamner un innocent,prêter la main…

Le capitaine s’est levé. Il frappe du poingsur le pupitre et ses hurlements se croisent avec les exclamationsde Queslier.

– Caporal ! Suivez l’exemple de voschefs… la hiérarchie !… la famille !… Vous retournerezvoir votre famille avec des galons d’or… Vous serez sergent !Vous êtes un des premiers sur le tableau d’avancement…

– Vous savez tout ; ne soyez passergent, soyez honnête homme. Ça vaut mieux, allez !

Le caporal étend la main. Il fait signe qu’ilveut parler.

Un grand silence.

 

– Les sergents vous ont trompé, moncapitaine. Froissard est innocent. Queslier a dit la vérité. Je lejure !…

On nous a fait sortir, Queslier et moi.

 

Je ne passerai pas au conseil de guerre.Seulement, j’aurai soixante jours de prison pour bris d’unustensile appartenant à l’État. Ce qu’il est veinard, l’État !Je voudrais bien être à sa place.

Non, j’aimerais mieux avoir ce qui reste de lachaise, pour la casser tout à fait. Queslier aussi a soixante joursde prison. Lui, par exemple, c’est pour s’être permis de saisirfamilièrement par le bras un supérieur, pendant le service.

– Qu’est-ce que ça fiche ? me dit-ilau moment où l’on nous boucle. Pourvu que ça compte sur lecongé.

** * * * * * * * *

Voilà trois mois, déjà, que l’affreuxcauchemar est passé ; trois mois qu’il s’est effacé,l’horrible rêve de l’existence brisée comme une lame d’épée par lebâton d’un manant ; trois mois que le spectre du crime àaccomplir a disparu de devant mes yeux.

Ah ! je suis soulagé d’un grand poids. Ilm’a rendu bien vil, l’infâme métier. J’ai volé, j’ai forniqué. Maisj’ai pu au moins écarter de mes doigts souillés et tremblants lefantôme de l’assassinat…

… Cette phrase que je viens d’écrire me faithonte. Elle ment. Je ne l’efface pas, je la laisse. Je n’ai pas lecourage, vraiment, de la biffer d’un trait de plume, car c’est biendur de tout dire, même quand on s’est promis de faire uneconfession sincère – même quand on n’a pas de remords.

Pas de remords, non. Je n’ai été, là encore,que l’agent contraint et aveugle d’une cause hors de moi. Avoir desménagements pour moi, affolé qui, inconsciemment, ai agi en brute,ce serait avoir des égards pour ceux qui, depuis si longtemps,appuient sur mon esprit leur lourd talon. Et ce n’est que justice,après tout, si je secoue, sur leurs faces viles, mes mains tachéesde sanie et de sang.

J’ai assassiné.

 

Ah ! je veux me hâter, maintenant. J’enai assez de ces horreurs ; j’en ai trop de ces ignominies. Jesens que je ne pourrai bientôt plus dégorger goutte à goutte toutela honte qu’on m’a fait boire et plaquer de larges taches, sur lepapier blanc, avec toutes les infamies qu’on m’a forcé àcommettre…

 

Il a fallu aller nettoyer les puits, àBir-Tala. Travail dur, répugnant. On a choisi, pour l’accomplir,une équipe de prisonniers. Nous partons, douze, à huit heures dusoir, pour faire, pendant la nuit, l’étape de quarante kilomètres,dans les montagnes où aucun chemin n’est tracé. Nous nousapercevons, en arrivant, le lendemain matin, que l’un de nousmanque à l’appel. C’est un jeune soldat, peu habitué à la marche,qui a dû rester en arrière. Nous l’attendons en vain toute lajournée et, la nuit venue, nous allumons de grands feux.

– Ce saligaud-là s’est au moins faitpincer par les Arabes, ronchonne l’adjudant qui nous commande. Iln’est guère admissible qu’il soit resté dans la montagne. Enfin, sidemain, à dix heures, il n’est pas là, je donnerai la demi-journéeà six d’entre vous pour aller à sa recherche.

La nuit et la matinée se passent.Personne.

 

– Vous allez partir deux par deux, chacund’un côté. Vous, Froissard, avec l’Amiral, par là ; vous, danscette direction.

– Mon adjudant, il nous faudrait del’eau.

On la mesure, l’eau. Celle qu’on pourraittirer du puits n’est pas buvable, et il reste à peine un petittonneau sur les quatre que les mulets ont apportés d’Aïn-Halib. Lachaleur est accablante, justement.

– Ce ne sera pas trop d’un bidon, ditl’Amiral.

– Un bidon ! comme vous yallez ! s’écrie l’adjudant. Un demi-bidon, s’il vousplaît.

– Mais, mon adjudant, puisque le tonneauétait encore plein tout à l’heure…

– Et ce qu’il m’a fallu pour matoilette ?

Nous avons un cri de stupéfaction.

– Sa toilette ! le moment est bienchoisi…

– Qu’est-ce que c’est ?Demi-tour ! et vite !

Et nous partons, sous le soleil de plomb,gravissant les montagnes abruptes, dégringolant les pentescaillouteuses des oueds, avec cette chopine d’eau, bientôtbouillante, et dont il ne reste pas une goutte au bout d’uneheure.

 

Combien de temps avons-nous marché, l’Amiralet moi ? Je l’ignore. Mais je sais que jamais je n’ai tantsouffert de la chaleur, que jamais la soif ne m’a torturé ainsi. Ilvient un moment où, le corps en sueur, exténués, la gorge sèche,nous laissons tomber nos fusils par terre et nous nous étendons,haletants, sur le sable brûlant. Nous avons un doigt d’écumedesséchée sur les lèvres ; nous ne pouvons plus parler.L’Amiral me tire par le bras et me fait signe de nous remettre enroute. Où allons-nous ? Droit devant nous. Nous n’avons plusl’espoir de retrouver le camarade égaré. Il est mort, sansdoute ; il est tombé entre les mains des Arabes et l’onn’entendra plus jamais parler de lui, pas plus que de ces traînardsqui, à la queue des colonnes, disparaissent mystérieusement.

Nous n’en pouvons plus. Il ne nous reste qu’àregagner le camp. Nous gravissons une crête pour nous orienter.L’Amiral marche à dix pas devant moi. Brusquement, il pousse un cristrident et, derrière un rocher, disparaît en courant. Je lesuis…

Alors, que s’est-il passé ? Comment direcette chose ? Comment rendre cette image que j’ai là, devantles yeux ?

 

Un puits avec une margelle de pierresrouges ; deux Arabes, un vieux et un jeune, un enfant dequinze ans, tirant de l’eau dont ils remplissent des outres placéessur un ânon ; l’Amiral saisissant le vieillard par le bras, levieillard levant sa faucille dans un geste désespéré, une lame quibrille et l’Arabe tombant à la renverse, sa grande barbe blanchetoute droite. Et je me vois aussi, moi, saisissant à la gorgel’enfant qui n’a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, àtrois reprises, ma baïonnette dans la poitrine…

En moins d’une minute, tout cela. Et quoiencore ? Je ne me rappelle pas ; je ne sais plus. Lesavons-nous précipités dans le puits, les cadavres ? Jel’ignore. En vérité, je l’ignore. Et je ne sais même pas si nous enavons bu beaucoup, de cette eau qui avait une petite teinte rougeet qui nous a semblé si bonne, quand la soif, qui nous avaitsubitement quittés, un instant, nous est revenue plus ardente…

 

Ce que je vois bien, par exemple, – oh !très distinctement ! – c’est l’Amiral assis près du puits danslequel il s’amuse à jeter des cailloux en disant :

– Ah ! le vieux chameau ! Il nevoulait pas me laisser boire dans sa guerba !

Et je ris doucement, moi, car je viens defaire reluire au soleil ma baïonnette que j’ai frottée avec dusable après l’avoir passée dans des touffes d’alfa. Paroled’honneur ! elle est plus propre et plus nette que si ellesortait de chez l’armurier.

Chapitre 31

 

Je suis en prison – encore – et je fais lepeloton – toujours.

Ce n’est plus El-Ksob, ici. Je n’ai plus devin, plus d’alcool, plus de tabac, plus de Louis-Quinze – plus mêmede pain. Je suis retombé dans la misère noire.

 

Eh bien ! tant mieux ! Je suiscontent de m’être débarrassé de tout cela, d’avoir secoué toutecette honte.

J’ai reconquis ma haine d’autrefois, la ragequi me met le feu au ventre, ma volonté d’énergumène. Je veuxsortir du Barathre. Du courage, il m’en faut encore pendant unedemi-année. J’en aurai.

Je suis bien portant, d’ailleurs, malgré lesfers, malgré les mauvais traitements, malgré les privations durégime cellulaire. Je me suis rhabitué à ne plus manger qu’unesoupe sur quatre. De la blague, tout ça, lorsqu’on sait qu’on seralibre au bout de six mois !

Je me sens fort, en dépit de tout. Et j’aimême une pointe de vanité égoïste en jetant un coup d’œil, parmiles vingt hommes qui me suivent, sur deux ou trois malheureux quiclochent du pied et se traînent difficilement. Car c’est moi quitiens la tête, c’est moi qui mène le bal, allant toujours,tant et plus, du même pas régulier, habitué à la charge énorme queje porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les bras rompus auxmouvements les plus pénibles et les plus prolongés du maniementd’armes que j’exécute machinalement, sans gêne.

Je crois qu’un homme, lorsqu’il a pu dépasserun certain degré de fatigue et d’abattement, franchir, par uneffort tenace de résolution, la limite qu’il s’est d’abord figuréne pouvoir atteindre, est capable de continuer, sans plus souffrir,l’exercice qui lui a semblé impossible, de sauter, maintes etmaintes fois, par dessus l’obstacle qu’il a pensé refuser. Onarrive à s’insensibiliser.

 

J’éprouve un serrement de cœur, pourtant,lorsque, à chaque tour de piste, j’arrive devant la petite butte degazon sur laquelle est monté le sergent de garde qui nous faitmanœuvrer. Un homme est assis, au pied du tertre, son sac à terre,à côté de lui, son fusil entre les jambes. C’est Queslier.

 

Pauvre garçon ! Brave cœur ! Il y alongtemps qu’il souffre, déjà, car le climat meurtrier l’a anémié,car les tourments qu’on lui a fait endurer l’ont affaibli à telpoint qu’il n’a pas pu continuer le peloton, ce matin, et qu’il aété forcé de se faire porter malade. On a été chercher lemédecin-major.

 

Il arrive.

 

– C’est vous qui vous êtes fait portermalade ? Où avez-vous mal ?

– Partout, monsieur le major.

– Mais enfin, de quoi vousplaignez-vous ? De quoi souffrez-vous ?

– De la fatigue. Je n’en puis plus.

– Ce n’est pas une maladie, cela. Voyons,vous n’avez pas autre chose ?

– Mais, monsieur le major, examinez-moi.Je vous assure que je suis exténué, brisé, éreinté. Je n’ai plustrois gouttes de sang dans les veines. Mes jambes ne peuvent plusme porter…

Un flot de paroles désespérées.

 

– Mon ami, vous êtes peut-être fatigué,je n’en disconviens pas. Seulement, pour moi, cela ne suffit point.Je ne puis vous reconnaître malade.

Et, se tournant vers le chef de poste, lemajor ajoute :

– Sergent, vous pouvez commander à cethomme de continuer son exercice.

Et il s’en va, tranquillement, les paillettesd’or de son képi éclatant au soleil au-dessus de la bande develours ; frappant sa botte, à petits coups, de sa cravache àpomme d’argent.

 

– Queslier, placez-vous le premier… entête !… Pas gymnastique, marche !

Le malheureux fait cinq ou six pas entitubant.

– Nom de Dieu ! Plus vite queça ! Marchez-lui sur les talons, Froissard.

Queslier s’arrête et laisse tomber son fusil.J’essaye de lui donner du courage ; mais je sens qu’il ne peutplus faire un pas. Ses jambes raidies flageolent sous lui.Ah ! bon Dieu !

 

– Queslier ! pour vous toutseul !… pas gymnastique, marche !

Queslier ne bouge pas.

– Les deux premiers, arrivez ici…Froissard et le suivant.

Nous nous approchons du sergent qui estdescendu du tertre et qui s’est dirigé vers Queslier.

– Vous savez qu’aux termes d’unecirculaire promulguée par le général commandant la divisiond’occupation de Tunisie, tout homme qui se fait porter malade aucours d’un exercice quelconque et qui n’est pas reconnu tel par lemajor, doit être considéré comme ayant refusé l’obéissance à sonsupérieur… Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme s’estfait porter malade au cours d’un exercice et n’a pas été reconnutel ?

Que faire ?… Il me vient uneidée :

 

– Sergent, vous ne lui avez pas lu leCode pénal.

– C’est inutile. J’aurais même pu lefaire mettre en prévention de conseil de guerre aussitôt après ledépart du major. La circulaire du général m’y autorise.

– Cependant, sergent, le code est déjàassez sévère…

– Ce n’est pas l’avis du général,probablement… D’ailleurs, taisez-vous !

– N’insiste pas, me dit Queslier, quisourit tristement. Je ne peux plus mettre un pied devantl’autre.

Et il me lance un regard que je comprends…

– Vous êtes témoins, n’est-cepas ?

– Oui, sergent.

 

On a emmené Queslier auquel on a mis, sousson tombeau, les fers aux pieds et aux mains.

Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas êtreaperçu !…

Justement une bande de gradés fait son entréedans le ravin avec un saladier de fer-blanc, énorme, plein depunch. Ils pénètrent dans le marabout du sergent de garde pourtrinquer avec leur collègue de service. Il y a eu une promotion cematin, paraît-il ; un des pieds-de-banc, Balanzi, a été nommésergent-major. C’est le factionnaire qui, tout bas, vient de mejeter cette nouvelle.

Il a raison. J’entends des hurlements, mêlés àdes éclats de rire, sortir du marabout. En chœur, les chaouchsentonnent une chanson :

Nous avons un sergent-major…

… Il a cinq pieds, six pouces,

Et des galons en or !

Des galons en or ! Dire que c’est avec çaqu’on étrangle un peuple !

 

Personne ? Pas de danger ? Lasentinelle tourne le dos. Sans bruit, je me glisse jusqu’au tombeaude Queslier.

– Rien n’est perdu, vois-tu, rien. Jepasserai au conseil, mais je m’en tirerai. Il n’est pas possiblequ’ils osent me condamner. Si je croyais le contraire… Mais non, cen’est pas possible… Tu as compris mon coup d’œil, tout àl’heure ? J’aime bien mieux que ce soit toi qui me serves detémoin. Tu me défendras, au moins, et tu pourras m’aider à me tirerde leurs pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieuqu’avec une bourrique, j’aurais été frais !… Allons, monvieux, ne te fais pas de bile, va ; ça n’en vaut pas la peine,tout ça. Nous retournerons à Paris, malgré eux, les crapules !Et nous irons voir s’il y a encore de la place dans un jardin de larue des Rosiers où l’on colle autre chose que des espaliers, lelong des murs.

Chapitre 32

 

On nous a mis en subsistance, à Tunis, à lacaserne des zouaves et – naturellement – on nous a fourrés enprison. Queslier, lui, avec les hommes en prévention, est détenu àla Kasbah.

Je m’y morfonds, dans cette prison, d’où je nepeux sortir qu’une heure et demie par jour, pour prendre l’air, etoù je me trouve en tête-à-tête avec des hommes de différents corpsqui passent leur temps à comparer les uns aux autres, partialement,les régiments auxquels ils appartiennent. Presque toujours ils sedisputent. Quelquefois ils se battent. On dirait qu’il s’agit dechoses sérieuses. Pauvres diables !

 

– L’affaire Queslier ne sera pasprobablement appelée avant une quinzaine de jours, m’a dit unzouave, qui a un copain employé au tribunal, et qui vient d’entrerà la malle.

Il n’y est resté que deux jours.Malheureusement, car il était moins bête que les autres et, dansmon égoïsme de reclus, j’aurais préféré le garder plus longtemps –pour pouvoir causer avec lui.

– Je te ferai passer des journaux,m’a-t-il dit en s’en allant. Ça te distraira.

Je l’ai remercié d’avance – tout en necomptant guère sur lui.

 

J’ai eu tort. Un des hommes de corvée qui nousapportent la soupe m’a remis ce soir, de sa part, un paquet depapiers. De vieux journaux de France, un roman-feuilleton et deuxnuméros d’un journal local, imprimé moitié en arabe, moitié enfrançais.

Voyons le dernier numéro… Tiens :« Conseil de guerre de Tunis. » Ce doit êtreintéressant.

 

« Hier, le soldat Passaré, du4e tirailleurs, ayant lancé son soulier à la tête ducommissaire pendant que celui-ci lui lisait le jugement qui lecondamnait aux travaux publics, a été, séance tenante, frappé d’unecondamnation à mort. »

 

Quels singuliers magistrats, que ces membresd’un tribunal qui s’érige en juge et en partie, dans sa proprecause ! Quelle drôle de justice, tout de même, que cettejustice qui n’a même pas la pudeur de se considérer comme au-dessusdes offenses et qui inflige la monstrueuse peine de mort à unmalheureux exaspéré !

Poursuivons.

 

« Avant-hier a eu lieu l’exécution d’unjeune soldat du 175e de ligne. Ce soldat s’était, à lasuite d’une simple punition de deux jours de consigne, jeté sur soncaporal et l’avait souffleté. Le coupable a été fusillé devant desdétachements des divers corps de troupe de la garnison. Une fouleénorme d’indigènes étaient accourus de la ville et des environspour assister au spectacle. L’exécution d’un Français par desFrançais éveillait quelque peu la curiosité. Le condamné a faitpreuve du plus grand courage et a conservé devant le peloton laplus ferme des attitudes. Au point de vue du prestige moral du nomfrançais en Afrique, nous ne saurions que nous enféliciter… »

 

Quel est le plus misérable, le plus vil, duCode qui condamne à mort un homme qui en a giflé un autre,ou du journal qui déclare n’avoir qu’à se féliciter d’unsemblable assassinat ?…

Chapitre 33

 

La salle banale d’un conseil de guerre.

 

J’ai éprouvé, en entrant dans cette salle, nonpas l’impression de respect craintif qu’on ressent en entrant dansun prétoire, mais la sensation de dégoût terrible et de défiancerépulsive qui fait hésiter sur le seuil d’un abattoir, à l’entréed’un corridor obscur dont on ignore l’issue et où le pied glissesur les dalles gluantes.

La composition ordinaire du tribunal : Uncolonel de zouaves, président ; un commandant, un lieutenantet un sous-lieutenant d’autres corps ; un adjudant dechasseurs d’Afrique. Comme commissaire, un lieutenant detirailleurs assisté d’un maréchal des logis de chasseurs, greffier.La défense est présentée par un avocat ou un officierquelconque.

Le public ? Les témoins des différentescauses inscrites au rôle de l’audience. Derrière, des soldatsd’infanterie, baïonnette au canon.

Un tirailleur indigène, d’abord. Il a déserté.Il parle mal français, et un sergent de son régiment lui sertd’interprète. Ça ne dure pas longtemps, nom d’une pipe ! Cinqminutes à peine. Trois ans de travaux publics. Le Bico s’en va enpleurant.

Un fantassin, ensuite. Attitude morne,abattue. Il est accusé d’avoir dit à son adjudant qui refusait dele laisser sortir du quartier : « Je te casserais bienune patte. » C’est un garçon très bien, à ce qu’on dit, defamille riche. Le fait est qu’il s’est payé un avocat civil qui amis sa toque de travers et qui fait de grands gestes pour sedébarrasser des manches de sa toge, beaucoup trop longues.

Il plaide l’enfantillage, l’avocat civil. Çane réussit pas à son client : cinq ans de prison. C’est leminimum, après tout.

 

– Affaire Queslier !

On nous a fait sortir, l’autre témoin etmoi ; mais, de l’endroit où l’on nous a relégués, je puisentendre à peu près tout. Queslier, simplement, explique l’affaire.Il assure qu’au moment où il a dû cesser de faire le peloton, ilétait très malade et que, du reste, il l’est encore. Depuis qu’ilest à Tunis, il a demandé la visite d’un médecin qui pourraitconstater la véracité de ses affirmations. On lui a refusé cettevisite.

La voix du président s’élève, hargneuse.

– Abrégez ! abrégez ! Le faitde se faire porter malade au cours d’un exercice est assimilé à unrefus d’obéissance, lorsque le major ne reconnaît pas la maladie.Vous êtes-vous fait porter malade ?

– Oui, mon colonel.

– Que faisiez-vous en cemoment-là ?

– Le peloton de punition.

– Le major a-t-il constaté votremaladie ?

– Non, mon colonel, mais…

– Asseyez-vous !

 

On nous fait rentrer dans la salle pendant quele greffier lit l’acte d’accusation.

Le colonel nous interroge, mon camarade etmoi. Trois questions à chacun ; celles qu’il a déjà posées àQueslier. Impossible de placer un mot. Brutalement, il nous coupela parole.

Queslier sera condamné, le malheureux ;c’est certain. Le parti pris est gravé sur toutes ces faces degalonnés qui sont nos supérieurs, – et qui sont aussi nosjuges.

 

Le commissaire a la parole. Il n’en abusepoint. Il se contente de lire les punitions du prévenu qui,affirme-t-il, est un sujet dangereux.

C’est ainsi qu’il soutient une accusation, cecommissaire-là.

Il est vrai qu’il demande le maximum de lapeine.

Le défenseur s’avance. C’est unsous-lieutenant de zouaves, tout jeune, qui tremble, devant soncolonel, un peu plus fort que la feuille de papier qu’il tient à lamain. C’est pourtant difficile. Il la lit, cette feuille de papier,en bredouillant, en mâchant les mots, en avalant des phrasesentières. Oh ! la belle plaidoirie ! Et comme laconfiance doit descendre dans l’âme d’un inculpé, lorsqu’il voit saliberté ou sa vie disputée aux membres d’un tribunal par un orateurde cette force !

 

Tiens ! c’est fini… À propos, quellessont ses conclusions, à l’avocat ? Moi, je ne sais pas. J’aides bourdonnements dans les oreilles. Je n’entends plus. Quedemande-t-il ? Le minimum, ou l’acquittement – ou lemaximum ?

Pourquoi pas ? puisque son supérieur – lecommissaire – l’a demandé…

 

– Queslier, avez-vous quelque chose àdire pour votre défense ?

– J’ai à dire que je n’ai refusé d’obéirà personne. Étant malade, je n’ai pu continuer un exercice quej’accomplissais. Malheureusement pour moi, le major…

– Asseyez-vous.

 

Les juges font semblant de délibérer. Ilsrendent le verdict : Deux ans de prison.

 

Deux ans !…

Chapitre 34

 

Je suis revenu à Aïn-Halib, profondémentécœuré, indigné.

Ah ! je ne m’étais jamais faitd’illusions sur l’ignominie du système militaire ; mais c’estégal, il est des choses qu’on ne peut croire que lorsqu’on les avues ; et j’en vois de drôles, depuis quelque temps.

La sonde que j’ai laissée tomber dans la fangesoldatesque n’a pas pu trouver le fond ; quel bourbier devilenies, quelle sentine de bassesses ! Je sens que le méprism’empoigne et que le dégoût me monte au cœur. C’est curieux,cela : le militarisme arrive à concilier dans mon esprit ceschoses inconciliables d’ordinaire : la haine et le mépris, ledégoût et la crainte.

Oui, la crainte. Une crainte particulière, parexemple. Celle probablement que peut faire éprouver l’appréhensiondu contact de l’ignoble chauve-souris ou du crapaud visqueux. Jen’avais pas ressenti cela, jusqu’à présent. Il est vrai que jen’avais guère eu connaissance que de la partie brutale du système,et que la partie plus particulièrement jésuitique était restéevoilée à mes yeux. Maintenant que j’ai tout vu, maintenant que j’aivu Tartufe porter des épaulettes et Laubardemont un panache,maintenant que je sais qu’il me faut redouter non seulement lagriffe du tigre, mais la dent de la vipère et le dard du scorpion,j’ai peur.

Sortirai-je jamais d’ici ? Encore quatremois, mon Dieu !… comme c’est long ! Je passe des joursbien tristes et des nuits bien lugubres ! J’essaye, pourtant,d’atténuer la sensation trop forte du présent avec la vision del’avenir. Je voudrais que cette image pût abolir dans mon esprittoutes les autres images et que le rose dont je l’enlumine mît unéclair de gaîté sur le fond noir de mes pensées… Un rien metrouble, le moindre incident me bouleverse. Les nerfs s’enmêlent.

 

Les petites peurs, les grandes craintes, lescrâneries passagères, les longs affaissements, les vigoureuxespoirs qui vous enlèvent avec l’élasticité d’un tremplin, et lefilet lâche de la désespérance dans lequel on retombe, mou etflasque – sans pouvoir se briser les os…

 

Je me suis fait un petit calendrier surlequel, tous les soirs, j’efface une journée. J’en ai encore, descoups de crayon à donner !… Une superstition stupide s’estemparée de moi, aussi. Partout je cherche des présages, heureux oumalheureux, des indices d’une libération prochaine ou d’unévénement cruel.

– Si le gros nuage gris, à gauche, aatteint la montagne avant le petit nuage blanc, à droite, ce serabon signe pour moi.

Et, si c’est le nuage blanc qui arrivepremier, j’ai toujours d’assez bons yeux pour m’apercevoir qu’uncoin du nuage gris – très léger, c’est vrai – a atteint le butavant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne suis pasparfaitement tranquille. Ma conscience me reproche tout bas uneindélicatesse coupable.

Je voudrais avoir un sou, pour jouer la choseà pile ou face. Comme ça, je ne pourrais pas tricher.

 

Je n’ai pas un sou – heureusement. – Car, sij’avais le malheur de perdre, je sens bien que je n’aurais pas laforce de me rebiffer contre la décision de l’oracle, et que jeserais sans aucun doute la victime de ma crédulité idiote, maisforcenée.

 

– Froissard, une lettre pour vous.

Le vaguemestre me tend une enveloppe que jedois ouvrir devant lui. Tiens, une lettre de mon cousin, du cousinqui m’envoyait de l’argent à El-Ksob, au temps des orgiessardanapalesques avec les Gitons callipyges. Mais, à propos,comment a-t-il pu savoir mon adresse, le cousin ? Qui diable apu lui apprendre… Voyons la lettre.

 

« Mon cher cousin, ton secret est enfindévoilé. Je sais tout. N’ayant pas reçu de tes nouvelles depuisquelque temps, j’ai été demander des renseignements au ministère dela guerre. Ces renseignements sont épouvantables… »

Et patati et patata. On lui a dit que j’avaisété envoyé aux Compagnies de Discipline pour mauvaise conduite etindiscipline, etc. – Un tas d’horreurs, quoi !

Le cousin se déclare scandalisé. Pauvrecousin !

 

« Personne n’y va, à ces Compagnies deDiscipline. » Ça, c’est exagéré, cousin. Il vaudrait beaucoupmieux dire que tout le monde n’y va pas.

« Quel malheur que tu n’aies pas pusortir de là ! Quelle tache sur ton existence ! Tu n’aspour ainsi dire plus de famille, maintenant… »

 

Et il entre dans de longs détails pour finirpar me déclarer qu’à Paris, toutes les personnes que je connais metourneront le dos…

Ça me permettra de leur flanquer plusfacilement mon pied quelque part, si elles ne sont pas polies.

« Et qu’il faudra que j’aie un fiertoupet pour oser me montrer dans les rues. »

J’aurai ce toupet-là, cousin – et je nemettrai pas de masque.

Allons, une feuille de papier, une plume, etvite, vite, une réponse à l’aimable parent. Il pourrait, malgrétout, avoir conservé des illusions sur mon compte, et je ne veuxpoint lui en laisser. Ce serait abuser de sa candeur. Et puis, çame fera du bien, d’écrire un peu ce que je pense. C’est capable deme remonter.

 

« On t’a dit vrai, cousin, on t’a ditvrai. Je t’avais monté un bateau. Je t’avais tiré une carotte… Jesuis aux Compagnies de Discipline depuis bientôt trois ans. J’y aiété et j’y suis encore, physiquement et moralement, aussimalheureux qu’il est possible de l’être. On m’y a envoyé, t’a-t-ondit, d’abord pour mauvaise conduite, – une expression assezélastique, entre parenthèses – ce qui est à moitié faux ;ensuite pour indiscipline, ce qui est entièrement vrai.

« J’ai bu un coup par-ci par là, c’estexact ; j’ai fait la noce quelquefois, je l’avoue. C’esttout.

« Si j’étais un mauvais sujet invétéré,j’en ferais carrément l’aveu, car les potins et les cancans,vois-tu, je m’en fiche comme de Colin-Tampon. Voilà donc une descauses pour lesquelles m’ont envoyé à la Discipline – tu peux lirebagne, avec la condamnation en moins, mais les tortures en plus –des gens dont l’état d’ébriété est continuel, dix-neuf fois survingt grossiers par habitude et bêtes par nature, et chez lesquelsl’absinthe et les règlements militaires combinés ont produit cetteélévation intellectuelle et morale, et cette abnégation patriotiqueque nous aimons à admirer dans Bazaine – et compagnie.

« La seconde cause de ma relégation –passe-moi le mot, il est à la mode depuis que les bourgeois quinous gouvernent ont pris le parti de reléguer – surtout ne va paslire : transporter – à Cayenne, les récidivistes, leursvictimes – la seconde cause de ma relégation loin des rangs del’armée régulière, dis-je, c’est mon indiscipline. Ici, ma foi, jene me défends point, oh ! point du tout. Je suis unindiscipliné, c’est vrai. Pas pour longtemps, pourtant ; carl’indiscipline ne pouvant exister qu’avec l’esclavage et le jour dela délivrance devant prochainement luire pour moi, j’espère êtrebientôt, non plus un indiscipliné, mais un insurgé.

« … Si je n’ai pas écrit plus tôt, si jesuis resté si longtemps sans donner de mes nouvelles, si je n’aipas avoué la vérité, je l’ai fait pour deux raisons quevoici : d’abord, quand j’ai un verre de fiel à boire, j’aime àle boire seul ; ensuite, j’ai craint que l’un de vous n’eûtl’idée d’aller intercéder en ma faveur, pleurer ma grâce auprès detel ou tel empanaché influent. Voilà surtout ce que je redoutais,car je tiens à la garder tout entière, ma haine contre lestortionnaires à galons d’or et les voleurs à culotte de peau. Jen’ai jamais courbé l’échine devant eux et j’aurais eu honte de voirquelqu’un le faire pour moi… Ce sont des bandits, vois-tu, et ilsm’ont fait souffrir autant qu’on peut faire souffrir un homme.Mais, au moins, je partirai d’ici en espérant que, de même qu’on ahissé le dernier pirate à la grande vergue de son navire, on pendrale dernier buveur de sang à la hampe du chiffon ensanglanté qui luisert de drapeau. Je partirai avec l’espoir d’entendre bientôtsonner l’heure de la justice – et la vengeance est le corollaire dela justice – pour tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux qui ontsouffert, pour tous ceux qui ont pleuré… »

 

Je viens de jeter la lettre à la boîte et jeregrette presque, maintenant, de l’avoir envoyée. Ce pauvrecousin !… Et puis, tant pis, après tout ! Au diable lafamille !

 

Ah ! la famille ! Elle peut sevanter d’avoir trouvé un fameux dissolvant dans l’armée.

Ce ne sont jamais les quatre pages couvertesdu gribouillage paternel ou des pattes de mouche de la mère qu’ilcherche dans l’enveloppe qu’il vient d’ouvrir, le militaire. Et,s’il ne trouve pas, entre les deux feuilles de papier, le mandatqu’il espère, il ne se donne guère la peine de la lire, la lettre.Il s’en moque pas mal, allez !

Et les réponses ! – ces réponses qui sontdes demandes – des demandes qu’on passe une heure à entourer decinq ou six phrases qui veulent avoir l’air d’êtreaffectueuses !

La famille, elle est plus loin du soldat,soyez-en sûrs, que la France des Polonais.

Et, si vous ne le croyez pas, vous n’avez qu’àdemander à un illettré, qui vous a prié d’écrire une lettre, cequ’il désire que vous y mettiez.

– Ce que tu voudras, comme pour toi…

Comme pour toi, – je n’ai jamais pu en tirerautre chose.

 

Comme pour toi !

Chapitre 35

 

Le dernier jour est arrivé !

Il y en a qui chantent ça, en descendant dumagasin d’habillement. Moi, je ne chante pas. Je ne porte plus latriste livrée de la Compagnie, pourtant. On vient de me la retirer,en même temps que les fers – que je gardais depuis dix jours. J’aiun uniforme d’artilleur avec lequel je vais rentrer en France. Nouspartons demain, dix ou douze libérables, à la pointe du jour, pourfaire les six étapes qui doivent nous mener à Gabès, où nousprendrons le bateau.

 

Je ne chante pas, non que je sois triste – aucontraire ! – mais j’ai peur. Je suis comme le marin à qui lesol sur lequel il met le pied, après un long voyage, paraîtchancelant. Et puis, une crainte folle m’a saisi, il y a un grandquart d’heure, au moment où je pénétrais dans le magasind’habillement, sans retirer mon képi.

– Voulez-vous vous découvrir,insolent ! m’a crié le sergent d’habillement d’une voixfurieuse.

J’ai compris que cet homme, outré de me voirpartir, moi qu’il déteste, cherchait une querelle d’Allemand. Jen’ai rien dit. Je ne veux rien dire de toute la soirée. Il est sixheures ; je vais aller me coucher sous un marabout dont je nebougerai pas jusqu’à demain. Je ne veux pas me donner à moi-mêmel’occasion de faire une sottise, de compromettre ma liberté que jetouche – enfin.

 

Je suis étendu sous une tente. Je faissemblant de dormir, pour qu’on me laisse tranquille, mais je nedors pas. Je pense.

Je pense à cette armée que je vais quitter. Jel’envisage froidement, laissant de côté toutes mes haines.

 

C’est une chose mauvaise. C’est uneinstitution malsaine, néfaste.

L’armée incarne la nation. L’histoire nous metça dans la tête, de force, au moyen de toutes les tricheries, detous les mensonges. Drôle d’histoire que celle-là ! Dixanecdotes y résument un siècle, une gasconnade y remplit un règne.Batailles ! batailles ! combats ! Elle a osé fourrerla Révolution dans la sabretache des généraux à plumets et jusquedans le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le grandmouvement des Communes qui précéda la bataille de Bouvines dans lechaudron où les marmitons de Philippe-Auguste ont écumé une soupeau vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du soudard, lasanctification de la guerre, la glorification du carnage…

Ah ! Mascarille ! toi qui voulais lamettre en madrigaux, l’Histoire !

Elle nous a donné le chauvinisme, cettehistoire-là ; le chauvinisme, cette épidémie qui s’abat surles masses et les pousse, affolées, à la recherche d’undictateur.

L’armée incarne la nation ! Elle ladiminue. Elle incarne la force brutale et aveugle, la force auservice de celui qui sait lui plaire et – c’est triste à dire, maisc’est vrai – de celui qui peut la payer.

« Cela s’est fait, mais ne se feraplus. » Si, la blessure ne se guérira point. La gangrène yest.

L’armée, c’est le réceptacle de toutes lesmauvaises passions, la sentine de tous les vices. Tout le mondevole, là-dedans, depuis le caporal d’ordinaire, depuis l’homme decorvée qui tient une anse du panier, jusqu’à l’intendant général,jusqu’au ministre. Ce qui se nomme gratte etrabiau en bas s’appelle en haut boni etpot-de-vin. Tout le monde s’y déteste, tout le monde s’yenvie, tout le monde s’y torture, tout le monde s’y espionne, toutle monde s’y dénonce. Cela, au nom de soi-disant principes dediscipline dégradante, de hiérarchie inutile. Avoir un grade, c’estavoir le droit de punir. Punir toujours, punir pour tout. De peinescorporelles, naturellement ; celles-là seules sont en vigueur…Ah ! c’est triste qu’un bout de galon permette à un homme demettre en prison son ennemi – ou de faire fusiller soncamarade.

L’armée, c’est le cancer social, c’est lapieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ilsdevront couper les cent bras, à coups de hache, s’ils veulentvivre.

Ah ! je sais bien : lepatriotisme !… Le patriotisme n’a rien à faire avec l’armée,rien ; et ce serait grand bien, vraiment, s’il n’était plusl’apanage d’une caste, la chose d’une coterie, l’objet curieux quedes escamoteurs ont caché dans leur gibecière, et qu’ils montrentde temps en temps, mystérieux et dignes, à la foule béante quiapplaudit. Ce sentiment-là, je crois, n’est pas forcément cousu aufond d’un pantalon rouge. Il y a peut-être autant de patriotismedans l’écrasement banal d’un maçon qui tombe d’un échafaudage oudans la crevaison ignorée d’un mineur foudroyé par un coup degrisou, que dans la mort glorieuse d’un général tué à l’ennemi. Etil y a de bons patriotes, voyez-vous, qui haïssent la guerre, maisqui la feraient avec joie – si l’on tentait d’assassiner la France– parce qu’ils auraient l’espoir grandiose, ceux-là, non pasd’écraser un peuple, mais d’anéantir, avec le gouvernement qui lerégit, toutes les tendances rétrogrades, féodales, anachroniques –le caporalisme.

 

Je réfléchis longtemps à ces choses. Je penseaussi aux trois années que j’ai passées ici, à mon existence deparia ! Quelle vie ! quel spectacle !…

 

Et, lorsqu’ils ont défilé devant mes yeux,bien en lumière, tous ces affreux tableaux que j’évoque avechorreur, je m’aperçois que je n’en ai vu nettement qu’un côté,jusqu’à présent, et qu’une partie m’en a échappé, – la partie laplus ignoble, sans doute, de ces conséquences de lacompression.

Emporté par la passion, aveuglé par la haine,je n’ai jamais senti à mes côtés, parmi mes compagnons deservitude, que les insoumis, que ceux qui résistaient, ne voulaientpas plier ; les seuls événements qui aient frappé mon espritsont ceux grâce auxquels s’est affirmée la lutte de l’homme quiveut rester libre contre la discipline abjecte. Les journéesremplies de la farce grossière de l’existence servile n’ont rienlaissé en moi. Je les ai subies, tout simplement. Et quant au grandtroupeau des disciplinés, des soumis, des domestiqués, je ne l’aimême pas dédaigné, je ne l’ai point vu. Qu’une bassesse de cesmalheureux, par-ci par-là, m’ait fait hausser les épaules, qu’unede leurs vilenies m’ait fait lever le cœur, c’est possible. Rien deplus.

 

C’est pour cela que je les ai badigeonnés enrouge, tous les fonds couleur de cendre ; et je sens que jen’aurai jamais le courage, maintenant, de plaquer des rappels degris sur les vigueurs des premiers plans.

Ah ! c’est bien la platitude et labanalité, pourtant, qui s’étalent, comme de larges nappes d’eaucroupissante, au-dessus desquelles font saillie, de loin en loin,les aspérités des caractères forts.

 

Ce côté-là m’a échappé… Ma foi, tantmieux ! J’ai déjà remué tant de boue pour les retirer de lafange où ils gisaient, tous ces souvenirs amers…

 

– Froissard, tu dors ?

Ce sont des camarades, qui viennent me faireleurs adieux et me souhaiter un bon voyage. Quelques-uns, desParisiens, me donnent des commissions…

Le clairon ! Un coup de langueprolongé : c’est l’extinction des feux.

Encore une nuit et je serai libre.

 

Libre !… Demain !

Chapitre 36

 

– Fontainebleau !… Melun !…

Le train va vite. Dans une heure, nous seronsà Paris… Oh ! Paris !… Paris !…

 

C’est depuis Marseille seulement que j’aicommencé à librement respirer. Jusque-là, j’avais souffert, j’avaistremblé, m’attendant à chaque instant à une catastrophe ;intimement convaincu que quelque épouvantable difficulté allaits’élever, qu’un obstacle insurmontable s’opposerait à mon retour enFrance, que quelque chose de terrible allait me clouer, pourjamais, sur ce sol d’Afrique qui, j’en étais sûr, devait me garder.Je me trouvais dans la situation du chrétien livré aux bêtes, dansle cirque, et qui ne peut détacher ses yeux de la porte de la fossequ’on va soulever tout à l’heure, et par où la bête va sortir.

La bête ne s’est pas montrée, c’est ungendarme qui a paru. Un brave gendarme qui ne pensait pas à mal,certainement, et qui s’est trouvé subitement devant moi, sur lepaquebot, au détour d’un rouf. J’ai eu une horrible peur. J’aitrébuché. J’ai été forcé de me retenir à un palan pour ne pastomber à la renverse.

– On voit que le vin du cambusier n’estpas mauvais, m’a dit le Pandore, qui m’a cru ivre, et qui s’est misà rire, grassement…

Deux ou trois frayeurs comme celle-là, etj’aurais perdu la boule. J’aurais été atteint, pour de bon, dudélire de la persécution…

 

Nous sommes partis de Marseille à trois heuresde l’après-midi, et, dans ma joie de me sentir enfin seul, livré àmoi-même, débarrassé du sous-officier qui nous avait escortésjusque-là, je n’ai vu ni la gare, ni la grande salle d’attenteretentissante des exclamations méridionales ; je suis passérapidement devant le jardin planté d’arbres où se promènent, unpanier au bras, des marchandes de provisions.

 

Un jardin, une gare, des paniers, desmarchands ? C’est possible. Je ne sais pas.

Je suis entré tout droit dans la salle dudépart et je me suis assis, contre la porte qui donne sur le quai,sur un banc. Mon cœur battait très fort, mes genoux tremblaient, unflot de sang me montait au visage. – Je n’avais plus de sang qu’àla tête.

J’avais mon billet dans la poche de mon dolmanet je le sentais, – oui, je le sentais, à travers la doublure, àtravers la toile de ma chemise, comme s’il avait voulu m’entrerdans la chair ! Il me brûlait la peau, ce morceau decarton.

 

Tout d’un coup, la porte s’ouvre. Je m’élance,bousculant l’employé, je me précipite dans un wagon comme une bêteféroce dans la cage où saigne un quartier de viande. J’ai fermé laporte sur moi, à toute volée, et je me suis laissé tomber sur labanquette.

Brusquement, je me suis senti libre.J’ai éprouvé, pendant une minute, une jouissance indéfinissable.Pour la première fois de ma vie – la seule peut-être – j’ai perçu,dans sa plénitude, la sensation de liberté.

** * * * * * * * *

– Froissard, as-tu faim ? Veux-tumanger un morceau ?

Ce sont mes camarades de route qui finissentleurs provisions, avant d’arriver à Paris, et qui m’invitent àcasser la croûte.

Non, je n’ai pas faim ; non, je ne veuxpas manger. Il me semble que je n’aurai plus jamais besoin demanger.

 

– Ah ! non, toi, là-bas, garde lecervelas pour toi. Il y a de l’ail dedans, et, comme on va sucer lapomme à sa gonzesse…

De gros rires.

 

Quatre faubouriens, sur les sept que noussommes. Quatre ouvriers qui vont reprendre leur métier, enarrivant, avec la misère qui les guettera au coin de l’établi et ladébauche qui leur fera signe, au premier tournant de la rue. Rien àattendre d’eux, rien. Des récits fantastiques de leurs campagnes,peut-être, des histoires à dormir debout, des exagérations idiotes,des hâbleries… Ah ! il n’y a pas de danger qu’ils aillentporter, dans l’atelier, sur les chantiers, le récit sincère de cequ’ils ont vu, de ce qu’ils ont enduré, – la haine dumilitarisme ! On les retrouvera arrêtés, badauds imbéciles,sur les boulevards où défilent les griffetons, au son d’une musiquede sauvages ; à Longchamps, les jours de revue, et l’on pourrales entendre applaudir, bien fort, au passage d’un généralpeinturluré comme une image d’Épinal, d’un colonel dont le plumetse dresse, au-dessus du shako, comme un pinceau de treize sousau-dessus d’un pot à colle.

À quoi ça leur sert-il d’avoirsouffert ?… Des animaux, alors ? Pas même. Des bêtes sansrancune.

 

Et les autres : Le premier est un garçoninstruit, un éduqué que je connais peu. Il se livre à descomparaisons très intéressantes entre la végétation africaine etcelle de la France.

Ces comparaisons me font suer.

 

Le second, c’est cet imbécile de Lecreux. Ilest libéré en même temps que moi. Je ne lui ai pas dit quatre mots,je crois, depuis que nous sommes partis d’Aïn-Halib. C’est égal, jeserais curieux de savoir à quoi il peut penser, cet être-là. Jevais le lui demander. Je l’appellerai « mon vieuxLecreux. » Ça le flattera.

– Mon vieux Lecreux, tu ne dis rien. Àquoi penses-tu ?

– Je pense à une pièce de vers que j’aifaite…

Il fait des vers ! J’aurais dû m’endouter !…

– Que j’ai commencée, plutôt, àAïn-Halib. Je veux arriver à démontrer l’inanité de tout systèmephilosophique. Je viens justement de trouver deux vers. Tiens, lesvoici :

Pythagore, Solon, Socrate et Cicéron

Ont discouru longtemps sans rien dire de bon…

– Comment trouves-tu ça ?

– Fous-moi la paix !

– Tu dis ?

– Fous-moi la paix, ou je te casse lagueule !

 

Ils se sont tous retournés. Ils m’ont cru fou.Tant pis pour eux.

 

Le train siffle longuement. – Il entre engare. – Il s’arrête.

Je descends en courant ; je me sauveainsi qu’un voleur, sans faire d’adieux, sans serrer une main, sansrien dire à personne – à personne !

J’ai envie de pleurer de rage…

** * * * * * * * *

Où suis-je ? Sur le boulevardSaint-Germain, près du pont Sully. Je suis venu là tout d’unetraite, en grandes enjambées, sans regarder derrière moi, comme sij’avais la police à mes trousses.

Ainsi, je suis à Paris ? Tiens !comme c’est tranquille !

 

C’est drôle, je me figurais autre chose. Monrêve a glissé sur le pavé gras dont la pente mène à l’égout, ets’en va à vau-l’eau, maintenant, roulé par les flots sales de cefleuve qui coule, bête et jaune, dans les brumes grises, et dont lecourant se partage, au tranchant des piles du pont, sans unbruissement, sans un bruit, sans une écume.

Les maisons aux hautes façades pâles, auxfenêtres mornes, les longues avenues au sol cendré et froid oùtremblotent les squelettes ridicules des arbres violets, le cielblafard et décoloré comme une vieille bâche, les silhouettesvilaines des édifices mangés par les vapeurs caligineuses quepiquent déjà les points jaunes des becs de gaz, les taches noireset frissonnantes des passants qui glissent vite,silencieusement…

 

Ils ne me regardent même pas, ces passants…Si. Une jeune fille a jeté sur moi un coup d’œil étonné et je l’aientendue qui disait tout bas à sa compagne :

– Comme il est noir !

 

Comme il est noir !… C’est tout.

Alors, on ne voit rien sur ma figure ? Iln’y a rien d’écrit, sur mon visage ? Les souffrances n’y ontpas laissé leur marque, les insultes n’y ont pas imprimé leurstigmate. Et l’on ne peut même pas, sur mes membres, comme surl’échine d’une bête maltraitée, compter les coups que j’ai reçus,dénombrer toutes mes cicatrices !

Ah ! pourquoi ne m’a-t-on pas meurtri lecorps, au lieu de me torturer l’âme ? Pourquoi la honte nem’a-t-elle pas cinglé comme un fouet ? Pourquoi les douleursn’ont-elles point été des couteaux et les affronts des fersrouges ? Je pourrais montrer les blessures de ma peau, aumoins, puisque je ne peux faire voir les plaies saignantes de moncœur. Je pourrais mettre ma chair lacérée sous les yeux desindifférents et fourrer dans mes ulcères les doigts blagueurs desincrédules !

Le découragement m’assomme.

 

Un désir violent me saisit. Une envie atroceme tenaille : je voudrais être Lecreux.

Je ne souffrirais pas comme ça, je neressentirais pas le mal lancinant qui me point. Et je m’écrieraisgaîment, ce soir, à table, en débouchant une bouteille :

– En voilà une que les chaouchs neboiront pas !

Ce serait toute ma vengeance, ma foi !et, après, je ne songerais plus au passé. Je n’aurais même pas lapeine d’empêcher les souvenirs d’autrefois de se présenter à monesprit. Je n’y penserais point, à cet autrefois – naturellement –pas plus qu’on ne pense à un médicament amer qu’on a avalé, à unetache de boue qui a sali vos vêtements et qu’un coup de brosseefface…

 

Ma vengeance !… Est-ce que je veux mevenger ?

Oui, si c’est se venger que d’ouvrir devanttous le livre de son existence, de montrer ce qu’on a souffert, dedire ce qu’on a pensé.

Je veux faire cela à présent. Si c’estvengeance, tant pis ; et si c’est justice, tant mieux.

 

Je crois que ce sera justice, simplement. Lahaine me gonfle le cœur, c’est vrai. Mais elle est trop forte, jele sens bien, pour pouvoir jamais s’assouvir – ou se calmer. Ellene me quittera plus, maintenant ; et c’est elle qui mettra unfrein à mes emportements et brisera mes colères. Mais c’est elleaussi qui, calme et froide, me montre déjà le pilori auquel je doisclouer, ainsi qu’une pancarte au-dessus de la tête des malfaiteurs,l’ignominie de mes bourreaux.

 

Je m’enfonce dans les profondeurs du boulevarddésert. La nuit est tombée. Le brouillard s’est épaissi…

C’est dans une nuit plus noire encore que lesopprimés doivent élever la voix. C’est dans une obscurité plusgrande qu’ils doivent faire éclater la trompette aux oreilles de laSociété – la Société, vieille gueuse imbécile qui creuse elle-même,avec des boniments macabres, la fosse dans laquelle elle tombera,moribonde – sandwich qui se balade, inconsciente, portant, sur lesécriteaux qui pendent à son cou et font sonner ses tibias, un grandpoint d’interrogation – tout rouge.

Paris, 1888.

FIN

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