Categories: Romans policiers

Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

AGATHA CHRISTIE Cartes sur table

(CARDS ON THE TABLE)

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR LOUIS POSTIF

AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR

Pour beaucoup de lecteurs, un roman policier est comparable à une grande course, comportant un certain nombre de partants. Chaque amateur prend son ticket et mise sur le cheval de son choix. À l’encontre de ce qui se passe sur le turf, le gagnant est, la plupart du temps, un véritable outsider. Repérez la personne la moins suspecte d’avoir commis le crime et, neuf fois sur dix, vous remporterez le prix.

Mon intention n’étant pas de décourager à l’avance mes lecteurs, je préfère dès maintenant les avertir que Cartes sur Table n’est pas un roman de ce genre. Il ne s’y trouve que quatre partants et chacun d’eux, vu les circonstances, aurait pu être le criminel. Si l’élément de surprise en est quelque peu amoindri, une égale curiosité s’attache à ces quatre personnages qui, tous, ont déjà un crime sur la conscience et sont capables d’en perpétrer d’autres. Je présente quatre scélérats de types tout à fait différents : le motif qui les pousse au meurtre et la méthode employée sont particuliers à chacun d’eux. La solution devra être, par conséquent, purement psychologique, ce qui n’enlève rien à l’intérêt du problème, car la mentalité du meurtrier importe ici avant tout.

J’ajouterai, en faveur de ma thèse, que cette affaire a, entre toutes, passionné Hercule Poirot. Lorsqu’il en fit le récit à mon ami, le colonel Hastings, celui-ci jugea l’histoire plutôt terne. Quelle sera l’opinion de mes lecteurs ? Telle est la question que je me pose.

A.C.

CHAPITRE PREMIER

MONSIEUR SHAITANA

« Mon cher monsieur Poirot ! » dit une voix douce et ronronnante, une voix aux intonations étudiées, où il n’y avait rien d’impulsif ni de spontané.

Hercule Poirot se retourna et salua en serrant cérémonieusement la main de son interlocuteur.

Une expression inaccoutumée se reflétait dans l’œil du petit détective belge. On eût dit que cette rencontre inopinée éveillait en lui une émotion d’une qualité rare.

« Ce cher monsieur Shaitana ! » répliqua-t-il.

Tous deux firent une pause, tels des duellistes se mettant en garde. Autour d’eux évoluait une foule londonienne élégante et des voix murmuraient :

« Ravissant, exquis !

— De petites merveilles, n’est-ce pas ? »

Cela se passait à l’Exposition des Tabatières de Wessex-House, à Londres. Prix d’entrée : une guinée, au bénéfice des hôpitaux londoniens.

« Monsieur, reprit Shaitana, quel plaisir de vous voir ici ! Personne à guillotiner ou à pendre en ce moment ? C’est donc la morte-saison dans le monde du crime ? Ou bien doit-on commettre un vol ici, cet après-midi ?… Cette éventualité me réjouirait énormément.

— Hélas ! monsieur. Je me promène ici en simple bourgeois. »

L’attention de M. Shaitana fut un instant distraite par l’apparition d’une charmante jeune personne avec, d’un côté de la tête, une touffe de bouclettes et, de l’autre, trois cornes d’abondance en paille noire.

« Chère amie, lui dit-il, pourquoi n’êtes-vous pas venue à ma magnifique réception ? Un tas de gens m’ont adressé la parole ; une femme m’a même demandé : « Comment allez-vous ? » Elle a ajouté : « Au revoir et merci ! » mais la pauvre venait sans doute d’une cité-jardins. »

Tandis que la charmante personne répondait comme il sied, Poirot se permit d’observer l’ornement hirsute qui ombrait la lèvre supérieure de M. Shaitana.

Une belle moustache… une très belle moustache, peut-être l’unique moustache à Londres comparable à celle de M. Hercule Poirot.

« Mais elle n’est pas aussi fournie, conclut le détective en lui-même. Décidément, elle ne vaut pas la mienne, mais elle retient tout de même le regard. »

Toute la personne de M. Shaitana commandait l’attention, et à juste titre. Il s’évertuait à jouer au Méphisto. Grand et mince, le visage long et mélancolique, les sourcils très accentués et d’un noir de jais, il arborait une moustache aux pointes raidies par le cosmétique et une petite impériale noire. Ses vêtements, d’une coupe exquise, vraies œuvres d’art, affectaient une certaine bizarrerie.

Tout Anglais de bonne souche se sentait pris d’une irrésistible envie de lui botter le derrière. En le voyant, les hommes disaient invariablement :

« Voilà encore Shaitana, ce sacré métèque ! »

Leurs épouses, leurs filles, leurs sœurs, leurs tantes, leurs mères et même leurs grand-mères prononçaient, suivant le langage propre à leur pays :

« Oh ! je sais bien, ma chère. C’est un type épouvantable. Mais il est riche. Et il reçoit si bien ! Il a toujours une histoire rosse et amusante à raconter sur les autres. »

Que M. Shaitana fût Argentin, Portugais, Grec, ou qu’il appartînt à une autre nationalité méprisée, à tort ou à raison, par l’insulaire britannique, nul n’aurait su le dire.

Mais trois faits demeuraient certains :

Il vivait avec un luxe inouï dans un superbe appartement de Park Lane.

Il donnait de superbes réceptions : grandes soirées, petits dîners, macabres, respectables ou réellement excentriques.

Il effrayait un peu tout le monde.

Pourquoi semait-il ainsi la terreur ? Impossible de l’expliquer en termes précis. On avait l’impression qu’il en savait trop long sur chacun. En outre, il possédait un sens de l’humour pour le moins curieux.

Tous les gens qui le connaissaient jugeaient préférable de ne point offenser M. Shaitana.

Cet après-midi-là, il s’amusait à taquiner ce petit détective à l’air ridicule, Hercule Poirot.

« Alors, monsieur Poirot, même un policier a besoin de distraction ? Vous étudiez les arts sur vos vieux jours ? »

Poirot sourit aimablement.

« Je constate, dit-il, que vous avez vous-même prêté trois tabatières à cette exposition. »

M. Shaitana fit un geste vague.

« Peuh ! ce ne sont que des petits bibelots. Il faudra venir un jour me voir, monsieur Poirot. Vous verrez alors quelques pièces intéressantes. Je ne borne pas mon choix à une époque ni à une catégorie spéciale d’objets.

— Vous avez, en somme, des goûts catholiques, fit Poirot, en souriant.

— Comme vous dites. »

Brusquement, les prunelles de M. Shaitana scintillèrent, les coins de ses lèvres se relevèrent, et ses sourcils dessinèrent un angle fantastique.

« Je pourrais même vous montrer certains spécimens relevant de votre profession, monsieur Poirot.

— Vous avez donc un « Musée Noir » personnel ?

— Peuh ! » M. Shaitana fit claquer ses doigts avec dédain. « La tasse ayant appartenu à l’assassin de Brighton, le monseigneur d’un célèbre cambrioleur… puérilités absurdes ! Jamais je ne m’embarrasse d’articles de bric-à-brac. Je ne collectionne que les échantillons rares.

— Et qu’appelez-vous « échantillons rares » du crime, considérés du point de vue artistique ? »

M. Shaitana se pencha en avant et posa deux doigts sur l’épaule de Poirot. Les mots s’échappèrent de ses lèvres avec un sifflement théâtral :

« Les êtres humains qui ont commis des crimes, monsieur Poirot. »

Le détective plissa légèrement le front.

« Ah ! Ah ! Je vous étonne ! s’exclama M. Shaitana. Mon très cher ami, vous et moi nous envisageons ces phénomènes d’un angle diamétralement opposé. Pour vous, un crime est affaire d’habitude : un assassinat, une enquête, une pièce à conviction et, en fin de compte (car vous êtes très adroit), un coupable. De telles banalités me laissent indifférent. Celui qui se laisse prendre est un incapable, un assassin de deuxième ordre, qui ne m’intéresse nullement. Non, je me place d’un point de vue artistique et ne recherche que le dessus du panier.

— Le dessus du panier ? répéta Poirot.

— Oui, mon cher, ceux qui ne se sont pas fait pincer, les malins, ceux qui réussissent. Les assassins qui se la coulent douce et que la moindre suspicion n’a jamais effleurés. Accordez-moi que c’est là une marotte amusante.

— J’aurais employé un tout autre adjectif…

— Une idée ! s’exclama Shaitana, sans prêter attention à Poirot. Si j’organisais un petit dîner… un dîner pour vous présenter mes spécimens ? Ce projet est décidément des plus amusants. Que n’y ai-je songé plus tôt ? Oui, oui, je vois d’ici la scène… exactement. Laissez-moi quelque temps… Non, pas la semaine prochaine… Mettons la semaine suivante. Vous êtes libre ? Quel jour choisirons-nous ?

— N’importe quel jour de la semaine suivante me conviendra, dit Poirot en s’inclinant.

— Bien… disons alors vendredi… Vendredi le 18. Je vais l’inscrire immédiatement sur mon calepin. Cette idée m’enchante.

— Je ne saurais en dire autant, repartit Poirot. Non pas que je reste insensible à votre invitation… non… non… »

Shaitana l’interrompit.

« Mais cela choque votre sensibilité de bourgeois. Mon cher, libérez-vous une bonne fois de cette mentalité étroite de policier. »

Poirot répondit lentement :

« Le fait est que mon attitude, devant le meurtre, est celle d’un vrai bourgeois.

— Pourquoi donc, mon cher ? Évidemment, lorsqu’il s’agit d’une affaire stupide, sanglante à vous donner des nausées… là, je partage votre avis. Mais un meurtre peut être exécuté avec art, par un virtuose.

— Je vous le concède.

— Eh bien, alors ? demanda M. Shaitana.

— Votre virtuose n’en demeure pas moins un assassin.

— Mais, mon cher monsieur Poirot, la perfection de l’acte justifierait presque son auteur. Homme dénué d’imagination, vous ne songez qu’à arrêter le meurtrier, à lui passer les menottes, à l’emprisonner et, le cas échéant, à le cravater d’un nœud coulant au petit jour. À mon humble avis, un assassin habile devrait toucher une pension du gouvernement et être prié à dîner par les gens de goût. »

Poirot haussa les épaules.

« Oh ! je ne suis pas aussi insensible que vous le croyez à l’art du crime. J’admire le parfait assassin. De la même façon, j’admirerais un tigre… ce magnifique animal à la fourrure rayée. Mais je le contemplerais à l’extérieur de sa cage. Je me garderais d’y rentrer… si mon devoir ne m’y obligeait point. Car, rappelez-vous, monsieur Shaitana, le tigre peut bondir… »

M. Shaitana éclata de rire.

« Je comprends. Et l’assassin…

— Peut tuer, acheva Poirot d’une voix grave.

— Alors vous ne viendrez pas voir ma collection de… tigres ?

— Au contraire, j’en serai ravi.

— Quelle bravoure !

— Vous me comprenez mal, monsieur Shaitana. Mes paroles ne contenaient qu’un avertissement. Vous voulez absolument que je trouve amusante votre idée de réunir une collection d’assassins. Eh bien, moi je vous réponds qu’« amusant » n’est pas le mot juste : « dangereux » conviendrait davantage. Selon moi, monsieur Shaitana, votre douce marotte est bien périlleuse. »

M. Shaitana éclata d’un rire méphistophélique et dit :

« Ainsi, je peux compter sur vous le 18 ? »

Poirot s’inclina légèrement : « J’y serai. Mille remerciements.

— J’organiserai une petite fête, murmura Shaitana. Venez sans faute à huit heures. »

Poirot le regarda s’éloigner.

Lentement et d’un air pensif, il hocha la tête.

CHAPITRE II

UNE SOIRÉE CHEZ M. SHAITANA

La porte de l’appartement de M. Shaitana s’ouvrit sans bruit. Un maître d’hôtel grisonnant la tira vers lui pour laisser passer Poirot. Il la referma avec discrétion et, d’une main habile, débarrassa l’invité de son pardessus et de son chapeau.

D’une voix basse et dépourvue d’expression, il demanda : « Qui dois-je annoncer ?

— M. Hercule Poirot. »

Un murmure de voix arriva dans le vestibule, comme le maître d’hôtel ouvrait la porte et annonçait : « M. Hercule Poirot. »

Un verre de sherry à la main, Shaitana s’avança à la rencontre du détective. Comme d’ordinaire, il était tiré à quatre épingles. Ce soir, son aspect méphistophélique frappait encore plus que d’habitude et la ligne moqueuse de ses sourcils s’accentuait davantage.

« Permettez-moi de vous présenter… Connaissez-vous Mme Oliver ? »

Le bateleur, en Shaitana, se réjouit de la surprise de Poirot.

Mme Ariane Oliver était célèbre parmi les auteurs de romans policiers et autres histoires sensationnelles. Elle écrivait de longs papotages (où la grammaire subissait parfois des entorses) sur le penchant au crime, et les fameux crimes passionnels, l’assassinat par amour, et l’assassinat par cupidité. C’était une féministe enragée. Dès qu’un meurtre d’importance remplissait les colonnes des journaux, on était sûr d’y trouver une interview avec Mme Oliver où cette pince-sans-rire disait invariablement : « Ah ! si seulement c’était une femme qui dirigeait Scotland Yard ! » Elle croyait dur comme fer à l’intuition féminine.

Au demeurant, c’était une personne agréable, d’âge moyen, belle, mais sans recherche dans sa toilette. Elle avait de grands yeux, des épaules potelées et une toison de cheveux gris, pour laquelle elle cherchait continuellement la coiffure adéquate. Un jour, elle faisait l’effet d’un bas bleu, avec son front dégagé et ses cheveux roulés sur la nuque en un large chignon. Le lendemain, on la voyait peignée à la vierge ou la tête couverte de grosses boucles légèrement en désordre. Ce soir-là, Mme Oliver s’essayait à porter la frange.

D’une agréable voix de basse, elle salua Poirot, qu’elle avait déjà rencontré à un banquet littéraire.

« Je vous présente le chef de police, M. Battle, que vous connaissez sans doute », ajouta M. Shaitana.

Un homme de forte carrure, aux traits rudes, s’avança. On avait l’impression que le visage de M. Battle était sculpté dans du bois provenant d’un navire de guerre.

Le chef de police Battle, disait-on, était un des meilleurs limiers de Scotland Yard. Il arborait toujours un air niais, presque stupide.

« Je connais M. Poirot », dit-il.

Sa figure de bois se plissa dans un sourire et reprit aussitôt son aspect inexpressif.

« Le colonel Race », continua M. Shaitana.

Poirot n’avait pas encore rencontré le colonel Race, mais il en avait entendu parler. Ce bel homme d’une cinquantaine d’années, au visage bronzé, se trouvait d’habitude à quelque avant-poste de l’empire… surtout là où fermentaient des révoltes. Le Service Secret est un terme mélodramatique, mais il indique assez exactement pour le profane la nature et l’étendue de l’activité du colonel Race.

À présent, Poirot comprenait et appréciait le sel particulier de l’humour de son hôte.

« Nos autres invités sont en retard, dit M. Shaitana. C’est peut-être ma faute. Je crois les avoir conviés pour huit heures et quart. »

À ce moment, la porte s’ouvrit et le maître d’hôtel annonça :

« Le docteur Roberts. »

Le personnage susnommé entra, affectant l’air empressé du médecin appelé auprès d’un malade. C’était un homme jovial, haut en couleurs et d’âge moyen. Caractéristiques : de petits yeux clignotants, légèrement chauve, une tendance à l’embonpoint et l’aspect général d’un médecin bien frotté et désinfecté. Ses manières enjouées vous inspiraient confiance. On sentait que son diagnostic serait exact et le traitement recommandé agréable et pratique… « Un peu de champagne, peut-être lors de la convalescence. » En résumé, un homme du monde.

« Je ne suis pas en retard, au moins ? » demanda-t-il en souriant.

Il serra la main de son hôte et fut présenté aux autres invités. Il parut particulièrement enchanté de faire connaissance avec Battle.

« Voyons, n’êtes-vous pas un des piliers de Scotland Yard ? Très intéressant ! Je devrais m’abstenir de parler boutique, mais, je vous préviens, c’est plus fort que moi. Les affaires criminelles m’ont toujours passionné. Mauvais pour un médecin, peut-être. Je me garde de le dire à mes clients nerveux. Ha ! Ha ! »

De nouveau la porte s’ouvrit.

« Madame Lorrimer. »

Mme Lorrimer était une femme d’une soixantaine d’années. Élégamment vêtue, elle avait de jolis traits bien dessinés, des cheveux gris admirablement coiffés, une voix claire et incisive.

« J’espère ne pas être en retard », dit-elle en s’avançant vers son hôte.

Elle se retourna pour saluer le docteur Roberts, qu’elle connaissait.

Le domestique annonça ensuite :

« Le major Despard. »

Le major Despard, bel homme, très élancé, portait une légère cicatrice à la tempe. Les présentations faites, il s’approcha tout naturellement du colonel Race et les deux hommes se mirent à parler sport.

« Miss Meredith. »

Une jeune fille d’une vingtaine d’années entra. De taille moyenne, très jolie, des boucles de cheveux châtains lui couvraient la nuque ; ses yeux gris étaient grands, bien séparés et son visage poudré sans être peint. Elle s’exprimait lentement, d’une voix timide.

« Oh ! mon Dieu ! Serais-je la dernière ? » s’exclama-t-elle.

M. Shaitana lui tendit un verre de sherry et lui tourna un compliment plein de galanterie. Soucieux de l’étiquette, il aimait les présentations cérémonieuses.

Il laissa Miss Meredith en train de siroter son sherry à côté de Poirot.

« Notre ami respecte les usages », remarqua le détective avec un sourire.

La jeune fille acquiesça.

« Je le constate de nos jours, les gens se dispensent de faire les présentations. Ils se contentent de dire : « J’espère que vous connaissez tout le monde. » C’est parfois gênant, mais ces formalités-ci me mettent au supplice. »

Elle hésita un instant et reprit :

« Cette personne est bien Mme Oliver, la femme de lettres ? »

Mme Oliver parlait au docteur Roberts et sa voix de basse s’enfla à cet instant.

« Inutile de vouloir nier l’intuition féminine, docteur. Les femmes devinent beaucoup de choses. »

Oubliant que son front était caché, elle fit le geste de relever ses cheveux, mais elle fut tout étonnée de sentir sa frange.

« Oui, c’est bien Mme Oliver, répondit Poirot.

— Celle qui a écrit Le Cadavre de la Bibliothèque ?

— Elle-même. »

Miss Meredith fronça le sourcil.

« Et cet homme à la figure de bois… M. Shaitana ne l’a-t-il pas présenté comme chef de police ?

— Oui, de Scotland Yard.

— Et vous ?

— Moi ?

— Je vous connais très bien, monsieur Poirot. C’est vous qui avez découvert le mystère des crimes d’A. B. C.

— Mademoiselle, vous me couvrez de confusion. »

Miss Meredith rapprocha ses sourcils l’un de l’autre.

« M. Shaitana… », commença-t-elle, et s’arrêta net. Poirot vint à la rescousse.

« Ne dirait-on pas qu’il a l’esprit porté vers le crime ? Sans doute désire-t-il nous entendre discuter sur ce sujet. Le voilà qui entreprend Mme Oliver et le docteur Roberts. Ils s’entretiennent en ce moment des poisons qui ne laissent aucune trace. » Miss Meredith poussa un léger soupir. « Quel drôle d’homme !

— Le docteur Roberts ?

— Non, M. Shaitana. » Elle frissonna et ajouta :

« Il y a toujours chez lui quelque chose d’effrayant. On ne sait jamais à quel jeu il va se livrer. Ses amusements doivent être cruels.

— Comme la chasse au renard, par exemple ? » Miss Meredith lui lança un coup d’œil chargé de reproches.

« Non… Je pense à quelque chose de plus oriental.

— Il a peut-être l’esprit tortueux, suggéra Poirot.

— Tortureur ?

— Non, tortueux.

— Cet homme ne me plaît guère, confia Miss Meredith d’une voix basse.

— Mais son dîner vous plaira, assura Poirot. Il a un maître queux de premier ordre. »

Elle le regarda d’un air incrédule, puis se mit à rire. « Vous êtes plein d’indulgence, monsieur Poirot.

— Pourquoi pas ?

— Tous ces gens célèbres m’intimident.

— Mademoiselle, ne vous laissez pas intimider… Félicitez-vous, au contraire, de l’aubaine et tirez de votre sac à main votre carnet d’autographes et votre stylo.

— Pour ce que me passionnent les histoires de crimes ! Du reste, je ne crois pas que les femmes s’y intéressent outre mesure. Ce sont toujours les hommes qui dévorent les romans policiers. »

Hercule Poirot soupira avec affectation.

« Hélas ! que ne donnerais-je pour être, en ce moment, un acteur de cinéma, même la moindre vedette ! »

Le maître d’hôtel ouvrit la porte à deux battants.

« Le dîner est servi », murmura-t-il.

Les pronostics de Poirot se justifièrent pleinement. Le repas fut délicieux et servi à la perfection. Lumière diffuse, lambris de chêne polis, lueur bleuâtre du verre d’Irlande. Dans cette demi-pénombre, à un bout de la table, M. Shaitana semblait encore plus diabolique que d’ordinaire.

En termes aimables, il s’excusa de n’avoir pas invité un nombre égal de convives des deux sexes.

À sa droite, se trouvait Mme Lorrimer, à sa gauche, Mme Oliver. Miss Meredith était placée entre le chef de police Battle et le major Despard, Poirot entre Mme Lorrimer et le docteur Roberts.

Celui-ci dit à Poirot, en manière de plaisanterie :

« On ne vous permettra pas d’accaparer, toute la soirée, la seule jolie fille présente. Vous autres, Français, ne perdez jamais de temps, n’est-ce pas ?

— Sachez que je suis Belge, rectifia Poirot.

— Cela revient au même, ce me semble, lorsqu’il s’agit des femmes. »

Abandonnant son air facétieux, le docteur Roberts adopta un ton professionnel et se mit à parler au colonel Race, assis en face de lui, des derniers progrès dans le traitement de la maladie du sommeil.

Mme Lorrimer se tourna vers Poirot et engagea la conversation sur les nouvelles pièces de théâtre. Ses jugements semblaient sûrs et ses critiques pertinentes. La discussion dévia sur la littérature, puis sur la politique mondiale. Poirot vit en sa voisine une femme très à la page et d’une intelligence supérieure.

De l’autre côté de la table, Mme Oliver demandait au major Despard s’il connaissait un poison extraordinaire et très rare.

« Oui, il y a le curare.

— Mon cher monsieur, celui-là est vieux jeu. On s’en est servi des centaines de fois. J’entends quelque chose d’inédit. »

Le major Despard répondit sèchement :

« Les tribus primitives sont plutôt démodées. Elles recourent aux bonnes vieilles recettes jadis en usage chez leurs ancêtres.

— J’aurais cru, au contraire, qu’elles continuaient à inventer de nouvelles décoctions d’herbes et autres ingrédients. Quelle manne pour les explorateurs d’antan ! De retour au pays, ils pouvaient supprimer leurs vieux oncles à héritage en leur faisant avaler quelque drogue inconnue.

— Vous trouverez cela plutôt chez les civilisés, dans les laboratoires modernes, par exemple, dit Despard. Des cultures de germes, apparemment inoffensifs, engendrent les maladies mortelles.

— Ces raffinements scientifiques ne conviendraient pas à mes lecteurs, dit Mme Oliver. En outre, il est facile de mélanger tous ces noms scientifiques : staphylocoques, streptocoques, que sais-je ? Ma secrétaire n’y comprendrait goutte et mon public pas davantage. Qu’en pensez-vous, monsieur Battle ?

— Dans la vie réelle, madame Oliver, les gens se soucient peu de telles subtilités, répondit le chef de police. Ils s’en tiennent d’ordinaire à l’arsenic, ce poison d’un emploi si commode et qu’on peut se procurer si facilement.

— Bêtises que tout cela, monsieur Battle ! Vous parlez ainsi parce que vous autres, de Scotland Yard, ne découvrez qu’une mince partie des crimes commis quotidiennement. Si au moins vous aviez une femme…

— Mais nous avons…

— Oui, ces affreuses femmes-agents coiffées de chapeaux ridicules et qui importunent les gens dans les parcs. Je veux parler d’une femme à la tête du service des recherches criminelles. Elle s’acquitterait fort bien de sa tâche.

— Les femmes sont elles-mêmes d’habiles criminelles, observa le chef de police Battle. D’ordinaire elles témoignent d’un remarquable sang-froid et d’un aplomb déconcertant. »

M. Shaitana esquissa un sourire.

« Le poison étant l’arme préférée de la femme, dit-il, il doit exister de par le monde bien des empoisonneuses insoupçonnées.

— Sans aucun doute, approuva Mme Oliver, se servant généreusement d’une mousse de foie gras.

— Un médecin a également maintes occasions propices, poursuivit M. Shaitana.

— Je proteste ! s’écria le docteur Roberts, en riant de bon cœur. Lorsque nous empoisonnons nos patients, c’est seulement par accident.

— Si je voulais commettre un crime… » dit M. Shaitana.

Il s’interrompit et tous les regards se tournèrent vers lui.

« …je m’y prendrais de façon très simple. Des accidents se produisent tous les jours : accidents de chasse, par exemple, un accident purement domestique. »

Il haussa les épaules et prit son verre de vin. « Mais qui suis-je pour parler devant tant de… spécialistes ici présents ? »

Il but. La clarté des bougies projeta l’ombre rouge du vin sur son visage à la moustache cosmétiquée, à la petite impériale et aux sourcils fantastiques. Il y eut un moment de silence.

CHAPITRE III

UNE PARTIE DE BRIDGE

Lorsque les invités regagnèrent le salon, ils y trouvèrent une table de bridge. On servit le café à la ronde.

« Qui joue au bridge ? demanda M. Shaitana. Mme Lorrimer joue, je le sais. Le docteur Roberts également. Et vous, Miss Meredith ?

— Oui, mais je vous préviens, je ne suis pas très forte au bridge.

— Parfait ! Et le major Despard ? Bon. Si vous jouiez ici tous les quatre ?

— À la bonne heure ! On va jouer au bridge, glissa Mme Lorrimer en aparté à Poirot. Je suis enragée à ce jeu-là. Je ne puis plus m’en passer. C’est bien simple, désormais je n’accepte plus d’invitation à dîner si la soirée ne se termine point par une partie de bridge. Autrement, je m’endors tout de suite. J’en ai honte, mais qu’y faire ? »

Ils tirèrent leurs partenaires. Mme Lorrimer eut pour partenaire Anne Meredith entre le major Despard et le docteur Roberts.

« Les femmes contre les hommes », observa Mme Lorrimer en s’asseyant. Elle se mit à battre les cartes d’une main experte. « Nous prenons les cartes bleues, n’est-ce pas ? Je joue le deux fort.

— Tâchez de gagner, dit Mme Oliver, ses instincts féministes prenant le dessus. Montrez aux hommes qu’ils ne sont pas toujours les plus forts.

— Il ne leur reste aucun espoir, les malheureux, proféra le docteur Roberts tout en battant l’autre paquet de cartes. À vous de donner, madame Lorrimer. »

Le major Despard s’assit lentement, les yeux fixés sur Anne Meredith comme s’il venait de découvrir qu’elle était très jolie.

« Coupez, s’il vous plaît », ordonna Mme Lorrimer impatiente.

Avec un mot d’excuse, Despard coupa le paquet qu’elle lui présentait.

Mme Lorrimer distribua vivement les cartes.

« Dans la pièce à côté il y a une autre table de bridge », dit M. Shaitana.

Il se dirigea vers une porte et les quatre autres le suivirent dans un fumoir confortablement meublé où attendait une seconde table de bridge.

« Tirons les places », proposa le colonel Race.

M. Shaitana hocha la tête.

« Je ne joue pas. Le bridge ne m’amuse pas du tout. »

Les autres protestèrent et menacèrent de ne pas jouer sans lui, mais il les mit fermement à la raison et, en fin de compte, ils prirent place : Poirot et Mme Oliver contre Battle et Race.

M. Shaitana les étudia un moment. Son sourire méphistophélique reparut sur son visage tandis que Mme Oliver annonçait deux sans atout.

Puis, sans bruit, il passa dans l’autre pièce.

Là, le jeu battait son plein. Les visages étaient sérieux et les annonces se succédaient rapidement. « Un cœur. » « Passe. » « Trois trèfles. » « Trois piques. » « Quatre carreaux. » « Contre. » « Quatre cœurs. »

M. Shaitana les observa un moment, le sourire toujours aux lèvres.

Puis il traversa le salon et s’assit dans un large fauteuil, devant la cheminée. Un plateau chargé de verres et de carafes se trouvait placé sur une table voisine et la lueur du feu jouait sur les bouchons de cristal.

En artiste consommé, M. Shaitana avait fait en sorte que le salon parût éclairé simplement par les flammes du foyer. Une petite lampe à abat-jour, placée à son côté, lui permettait de lire s’il en éprouvait l’envie. Un éclairage indirect tombait discrètement du plafond et se répandait dans la pièce, tandis qu’une lumière un peu plus forte inondait la table de bridge, d’où partaient les voix des joueurs.

« Sans atout ! s’exclamait Mme Lorrimer d’une voix claire et décidée.

— Trois cœurs ! annonçait le docteur Roberts d’un ton agressif.

— Passe ! » disait tranquillement Miss Meredith.

Une légère pause se produisait toujours avant l’annonce de Despard. Non pas qu’il eût l’esprit lent, mais il ne voulait jouer qu’à coup sûr.

« Quatre cœurs.

— Contre. »

Le visage rutilant sous les réverbérations du foyer, M. Shaitana souriait.

Il souriait et ne cessait de sourire, les paupières clignotant légèrement.

Cette soirée semblait prodigieusement le divertir.

*

« Cinq carreaux, manche et robre, annonça le colonel Race. Bravo, partenaire, dit-il à Poirot. Je n’aurais pas cru que vous l’auriez fait. Heureusement qu’ils n’ont pas attaqué pique.

— À mon avis, cela revenait à peu près au même », fit le chef de police Battle, très magnanime.

Il avait annoncé du pique. Sa partenaire, Mme Oliver, avait eu du pique, mais elle attaqua d’un trèfle… et le résultat fut désastreux.

Le colonel Race consulta sa montre :

« Minuit dix. Avons-nous le temps de faire une autre partie ?

— Veuillez m’excuser, dit le chef de police Battle, mais d’habitude je me couche de bonne heure.

— Moi de même, appuya Hercule Poirot.

— Faisons les comptes », proposa Race.

Le sexe fort remporta une victoire écrasante. Mme Oliver avait perdu trois livres et sept shillings. Le plus gros gagnant de la soirée était le colonel Race.

Bien que piètre joueuse au bridge, Mme Oliver était une bonne perdante. Elle paya, le sourire aux lèvres.

« Tout, ce soir, a marché de travers pour moi. Cette déveine m’arrive parfois. Hier, j’avais un jeu magnifique. Cent cinquante d’honneur trois fois de suite. »

Elle se leva, ramassa son petit sac de soirée brodé, arrêtant juste à temps le geste de relever ses cheveux sur son front.

« Le maître de céans doit être dans la pièce voisine », dit-elle.

Elle franchit la porte de communication, suivie des autres.

M. Shaitana se tenait toujours assis près du feu, et les joueurs de bridge étaient absorbés par leur partie.

« Je contre cinq trèfles, disait Mme Lorrimer d’une voix grave.

— Cinq sans atout.

— Je contre les cinq sans atout. »

Mme Oliver s’approcha de la table à jouer. La partie s’annonçait palpitante.

Le chef de police s’approcha des joueurs.

Le colonel Race se dirigea vers M. Shaitana, Poirot sur ses talons.

« Excusez-moi, il faut que je rentre, Shaitana », dit Race.

M. Shaitana ne broncha point. La tête inclinée sur sa poitrine, il semblait dormir. Race échangea un regard furtif avec Poirot et avança plus près. Soudain, il étouffa un cri et se pencha en avant. Poirot le rejoignit en une seconde et son œil s’arrêta sur un endroit que désignait le colonel Race. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un bouton de chemise orné d’un rubis, mais tel n’était pas le cas.

Poirot se baissa, prit une des mains de M. Shaitana et la laissa retomber. Race l’interrogea du regard et Poirot fit un geste affirmatif de la tête.

Le colonel éleva la voix.

« Monsieur Battle, une minute, s’il vous plaît. »

Le chef de police alla vers eux. Mme Oliver continuait de suivre le jeu de cinq sans atout contré.

Le chef de police Battle, malgré son air stupide, avait l’esprit vif. Il leva les sourcils et demanda à voix basse :

« Qu’est-ce qui ne va pas ? »

D’un signe de tête le colonel Race indiqua l’homme, silencieux, assis dans le fauteuil.

Comme Battle se penchait vers lui, Poirot regarda la figure de M. Shaitana. À présent, les traits avaient perdu toute leur expression intelligente… la bouche était béante… et l’aspect diabolique du visage avait disparu.

Hercule Poirot hocha la tête.

Le chef de police Battle se redressa après avoir examiné, sans le toucher, l’objet qui ressemblait à un bouton supplémentaire sur le plastron de M. Shaitana. Il avait aussi levé la main inerte et l’avait laissée retomber.

Le corps droit, impassible, l’allure martiale et l’air compétent, il se disposait à prendre en main la situation.

« Une minute, s’il vous plaît », dit-il d’une voix officielle qui ne ressemblait pas du tout à celle qu’il avait d’habitude.

Toutes les têtes se retournèrent vers lui et la main d’Anne Meredith resta en suspens sur un as de pique au mort.

« Je suis navré de vous apprendre que notre hôte, M. Shaitana, est mort », ajouta-t-il.

Mme Lorrimer et le docteur Roberts se levèrent.

Despard, le sourcil froncé, regardait fixement devant lui. Anne Meredith étouffa un cri.

« Est-ce possible ? ».

Mû par l’instinct professionnel, le docteur Roberts traversa la pièce du pas rapide du médecin appelé d’urgence.

Sans en avoir l’air, de son corps massif, le chef de police Battle lui barra la route.

« Attendez, docteur. Pouvez-vous me dire qui est entré ici et en est sorti ce soir ? »

Roberts écarquilla les yeux.

« Qui est entré ou sorti ? Je ne saisis pas, personne n’a bougé. »

Le chef de police se tourna d’un autre côté.

« Est-ce bien exact, madame Lorrimer ?

— Tout à fait exact.

— Ni le maître d’hôtel ni les autres domestiques ?

— Non, le maître d’hôtel a apporté ce plateau au moment où nous nous asseyions à la table de bridge et il n’a pas reparu depuis. »

Le chef de police Battle lança un regard interrogateur vers Despard. Celui-ci confirma d’un signe de tête les paroles de Mme Lorrimer.

Anne dit d’une voix haletante :

« Oui, oui, c’est bien vrai.

— Voyons, laissez-moi l’examiner ! s’écria le médecin avec impatience. Il ne s’agit peut-être que d’une syncope.

— Excusez-moi, mais personne ne touchera le cadavre avant l’arrivée du médecin légiste. Mesdames et messieurs, M. Shaitana a été assassiné.

« Assassiné ? » soupira Anne Meredith, horrifiée.

Despard ouvrait toujours de grands yeux inexpressifs.

Mme Lorrimer prononça d’un ton incisif :

« Assassiné ?

— Bon Dieu ! » s’exclama le docteur Roberts.

Le chef de police Battle hocha lentement la tête.

On eût dit un mandarin chinois en porcelaine.

« Poignardé ! déclara-t-il. C’est bien cela : poignardé ! »

À brûle-pourpoint, il lança une question.

« Un de vous a-t-il quitté la table de bridge au cours de la soirée ? »

Quatre visages changèrent d’expression. Il lut sur leurs traits : la peur, la compréhension, l’indignation et l’épouvante, mais il n’y discerna aucune indication utile.

« Eh bien ? »

Le major Despard se leva et se tint comme un soldat à la revue, son visage fin et intelligent tourné vers Battle. Après une pause, il répondit avec calme :

« Chacun de nous, ce me semble, a quitté la table de jeu à un moment donné pendant la soirée, soit pour prendre une consommation, ajouter du bois au feu… Personnellement, j’ai fait les deux. Lorsque j’allai vers la cheminée, Shaitana était assoupi.

— Assoupi ?

— Du moins, je l’ai cru.

— Possible, dit Battle. Ou peut-être était-il déjà mort. Nous verrons cela tout à l’heure. Maintenant je vais vous prier de bien vouloir entrer dans la pièce à côté. »

Il se retourna vers l’homme au visage grave debout à côté de lui :

« Colonel Race, veuillez les accompagner. »

Race acquiesça d’un signe de tête.

« Bien, chef. »

Les quatre joueurs de bridge franchirent lentement le seuil.

Mme Oliver alla s’asseoir à l’autre bout de la pièce et éclata en sanglots.

Battle souleva le récepteur du téléphone et échangea quelques paroles dans l’appareil. Puis il annonça :

« La police arrivera d’un instant à l’autre. J’ai ordre de me charger de cette affaire. Le médecin légiste sera ici dans une minute. À votre avis, monsieur Poirot, depuis combien de temps M. Shaitana est-il mort ? Moi, je dirai une heure et peut-être davantage.

— Nous ne pouvons, hélas ! mieux préciser. Si seulement il nous était possible d’affirmer : « Cet homme est mort depuis une heure vingt-cinq minutes et quarante secondes ! »

— Il était assis devant le feu, voilà qui complique l’enquête. Plus d’une heure… moins de deux heures et demie. Telles, je gage, seront les constatations de notre médecin. Et personne n’a rien entendu, personne n’a rien vu. Étonnant ! Quel risque courait l’assassin ! Shaitana aurait dû crier.

— Mais il n’en a rien fait. Une chance inouïe a favorisé le meurtrier. Comme vous dites, mon ami, l’assassin risquait mille fois de se faire prendre.

— Monsieur Poirot, avez-vous quelque idée sur le mobile du crime ? »

Le détective belge répondit lentement :

« Oui, j’ai quelque explication à fournir là-dessus. Dites-moi : M. Shaitana n’a-t-il pas fait devant vous quelque allusion sur le genre de réception qu’il donnait ce soir ? »

Le chef de police Battle le regarda avec curiosité.

« Non, monsieur Poirot. Il ne m’a rien dit. Pourquoi ? »

Une sonnette vibra au loin, puis des coups de heurtoir résonnèrent sur la porte.

« Voici nos gens, annonça le chef de police. Je vais leur ouvrir. Un instant, monsieur Poirot. Vous nous raconterez votre histoire tout à l’heure. Je dois procéder aux formalités d’usage. »

Poirot acquiesça.

Battle sortit de la pièce.

Mme Oliver continuait à sangloter.

Poirot se dirigea vers la table de bridge. Sans toucher à rien, il examina les marques. Une ou deux fois, il hocha la tête.

« Le stupide bonhomme ! Oh ! le stupide Oriental ! murmura Hercule Poirot. S’habiller comme le démon pour essayer d’effrayer les gens. Quel enfantillage ! »

La porte s’ouvrit. Le médecin légiste entra, trousse en main, et suivi par l’inspecteur divisionnaire, en conversation avec Battle. Un photographe venait ensuite. Dans le vestibule, un agent montait la garde.

Les formalités de l’enquête suivaient leur cours.

CHAPITRE IV

EST-CE LE PREMIER ASSASSIN ?

Une heure plus tard, Hercule Poirot, Mme Oliver, le colonel Race et le chef de police Battle prirent place autour de la table de la salle à manger.

Le cadavre avait été examiné, photographié et enlevé du salon. Un employé du service anthropométrique avait relevé les empreintes digitales, puis était parti.

Le chef de police Baille se tourna vers Poirot :

« Avant d’interroger ces quatre invités, j’aimerais à entendre ce que vous avez à une dire. Selon vous, cette réception cachait une intention ? »

Très lentement, et avec prudence, Poirot répéta la conversation qu’il avait eue avec Shaitana à Wessex House.

Le chef de police pinça les lèvres et fut sur le point de siffler d’étonnement.

« Des pièces rares, hein ? Des assassins tout vivants ? Et vous affirmez que telle était son idée ? N’aurait-il pas voulu se payer notre tête ?

— Oh ! pas le moins du monde ! Shaitana affectait de prendre une attitude méphistophélique. Sa vanité ne connaissait pas de bornes, pas plus que sa bêtise. Et il a payé de sa vie sa stupidité.

— Maintenant, je vous comprends, dit le chef de police. Une réception de huit invités, plus lui-même. Quatre « limiers » et… quatre assassins.

— Impossible ! protesta Mme Oliver. Absolument impossible ! Aucune de ces personnes ne peut avoir commis un crime. »

Battle hocha pensivement la tête.

« Je n’en mettrais pas ma main au feu, madame Oliver. Les assassins ressemblent fort aux honnêtes gens et rien ne les en distingue dans la vie courante. Ce sont très souvent des gens charmants, polis et raisonnables.

— En ce cas, ce ne peut être que le docteur Roberts, déclara Mme Oliver. À première vue, j’ai deviné qu’il n’avait pas la conscience tranquille. Mon instinct ne me trompe jamais. »

Battle se retourna vers le colonel Race.

« Qu’en dites-vous, colonel ? »

Race haussa les épaules. Laissant de côté les soupçons de Mme Oliver, il donna son avis sur les déclarations de Poirot.

« Cette hypothèse, très vraisemblable, démontre que Shaitana avait deviné juste, au moins en ce qui concerne un de ses invités. Il conservait des soupçons sur les quatre, mais n’aurait su rien affirmer. Sa mort prouve surabondamment que, dans un des cas, il avait vu clair.

— L’un d’eux a pris peur. N’est-ce pas votre avis, monsieur Poirot ? »

Poirot approuva de la tête.

« Feu M. Shaitana avait une étrange réputation, dit-il. Ses plaisanteries étaient rien de moins que dangereuses et on le disait impitoyable. L’assassin s’imagina sans doute que Shaitana s’offrait une soirée d’amusement qu’il terminerait en livrant le coupable à la police, à vous, monsieur Battle. Lui (ou elle) se figurait que Shaitana possédait des preuves formelles.

— En avait-il réellement ? »

Poirot haussa les épaules.

« Nous ne le saurons jamais.

— C’est le docteur Roberts, répéta Mme Oliver avec conviction. Un homme apparemment si cordial ! Pour cacher leur jeu, les assassins se montrent souvent sous un jour sympathique. À votre place, monsieur Battle, je l’arrêterais séance tenante.

— Nous n’hésiterions pas à le faire s’il y avait une femme à la tête de Scotland Yard, déclara le chef de police Battle, avec un léger clignement d’œil, mais, voyez-vous, la police étant dirigée par de simples hommes, nous devons avancer avec prudence et lenteur.

— Oh ! les hommes… les hommes !… » soupira Mme Oliver.

Et, mentalement, elle se mit à composer un article de journal.

« Si nous procédions l’interrogatoire ? proposa le chef de police Battle. Ils n’attendraient pas trop longtemps. »

Le colonel Race se leva à demi.

« Si vous désirez que nous nous retirions… »

Battle hésita un instant devant le coup d’œil éloquent de Mme Oliver. Il reconnaissait la situation officielle du colonel Race et Poirot avait collaboré en plusieurs occasions avec la police. Quant à garder Mme Oliver, c’était une autre question. En galant homme, Battle se rappela que Mme Oliver, malgré sa perte de trois livres sept shillings au bridge, s’était comportée en bonne joueuse.

« Restez tous si vous voulez, je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient… pourvu que personne ne nous interrompe (il jeta un regard vers Mme Oliver), et qu’on ne fasse aucune allusion à ce que M. Poirot vient de nous dire. C’était le secret de Shaitana et il l’a emporté en mourant. C’est compris ?

— Parfaitement », dit Mme Oliver.

Battle alla vers la porte et appela le constable de service dans le vestibule.

« Allez au petit fumoir. Vous y trouverez Anderson avec les quatre invités. Priez le docteur Roberts de bien vouloir nous rejoindre ici.

— Moi, je l’aurais gardé pour la fin, observa Mme Oliver. Je veux dire dans un roman, ajouta-t-elle en manière d’excuse.

— La vie réelle diffère un peu des romans, madame Oliver, répliqua Battle.

— Je le sais. C’est mal construit. »

Le docteur Roberts entra, d’une allure un peu moins souple qu’auparavant.

« Monsieur Battle, cette affaire me paraît inextricable. Du point de vue professionnel, j’admets difficilement qu’on puisse poignarder un homme lorsque trois autres personnes se trouvent à quelques mètres de vous. Brrr… Je ne voudrais pas avoir commis ce crime. – Un léger sourire crispa les coins de sa bouche. – Comment vous convaincre que je ne suis pas le coupable ?

— On ne tue pas sans mobile, docteur Roberts. »

Le médecin hocha la tête énergiquement.

« Cela saute aux yeux. Je n’avais pas le moindre motif de me débarrasser de ce pauvre Shaitana, que je connaissais à peine. Cet homme m’amusait par ses excentricités. Je m’attends à ce que vous preniez des renseignements sur mes relations avec lui. Je ne suis pas un imbécile. Vous en serez pour vos frais. Je n’avais aucune raison de supprimer Shaitana et je ne l’ai pas tué.

— Bien, docteur Roberts, dit Battle. Comme vous le savez, je dois me livrer à une enquête. En homme raisonnable, répondez à mes questions : Connaissez-vous bien les trois autres personnes ?

— Pas beaucoup. Ce soir, j’ai rencontré Miss Meredith et Despard pour la première fois. Je connaissais Despard de réputation, par son livre de voyages, très intéressant, entre nous.

— Saviez-vous que lui et M. Shaitana se fréquentaient ?

— Non, Shaitana ne m’en avait jamais parlé. Comme je viens de le dire, je l’ai vu ce soir pour la première fois, ainsi que Miss Meredith. Je connaissais un peu Mme Lorrimer.

— Que pouvez-vous nous apprendre sur son compte ?

— C’est une veuve, très aisée, intelligente, bien élevée, elle joue admirablement au bridge. C’est, du reste, ce qui nous a rapprochés.

— Et M. Shaitana ne vous a jamais parlé d’elle non plus ?

— Non.

— Voilà qui ne nous avance guère. Voyons, docteur Roberts, ayez l’obligeance de rappeler vos souvenirs et de me dire combien de fois vous avez quitté la table de bridge. Essayez également de vous remémorer les allées et venues des autres. »

Après quelques minutes de réflexion, le docteur Roberts avoua franchement :

« Je puis me souvenir de mes propres mouvements d’une façon assez exacte. Je me suis levé à trois reprises… Chaque fois que je faisais le mort. Une fois je suis allé mettre une bûche sur le feu, une autre fois j’ai rapporté des rafraîchissements aux deux dames et la troisième fois je me suis servi un whisky à l’eau de Seltz.

— À quelle heure ?

— Je ne pourrais préciser. Nous avons, je crois, commencé à jouer vers neuf heures et demie. Environ une heure plus tard, j’ai tisonné le feu ; peu après, j’ai été chercher les boissons (à l’avant-dernière main, il me semble) et vers onze heures et demie je me suis versé un whisky. Mais ces données sont tout à fait approximatives. Je ne saurais rien affirmer.

— Les tables où se trouvaient les rafraîchissements étaient placées de l’autre côté du fauteuil de M. Shaitana, n’est-ce pas ?

— Oui, ce qui revient à dire que je suis passé tout près de lui trois fois.

— Et à chaque occasion, autant qu’il vous a été permis d’en juger, il dormait ?

— C’est ce que je pensai la première fois. À la deuxième, je ne l’ai même pas regardé et, à la troisième, je me rappelle vaguement avoir en moi-même fait cette réflexion : « Ce qu’il en écrase, le vieux « bougre ! » Mais, à vrai dire, je ne l’ai pas examiné de près.

— Très bien. À présent, dites-moi, quand vos partenaires ont-ils quitté leurs places ? »

Le docteur Roberts fronça le sourcil.

« Il m’est difficile… très difficile de vous répondre. Despard se leva pour se procurer un cendrier, puis, une seconde fois, pour prendre un rafraîchissement, un peu avant moi ; je me souviens, en effet, qu’il me demanda si j’avais bu et je lui répondis que je prendrais quelque chose plus tard.

— Et les dames ?

— Mme Lorrimer se rendit une fois près de la cheminée et ranima le feu. Je crois qu’elle adressa la parole à Shaitana, mais je n’en suis pas tout à fait sûr. À ce moment-là, je jouais un sans-atout plutôt compliqué.

— Et Miss Meredith ?

— Elle a certainement quitté une fois la table de bridge. Elle est venue derrière moi et a regardé mon jeu… J’étais alors son partenaire. Elle jeta ensuite un coup d’œil sur le jeu des autres et se promena dans la pièce. Je ne sais au juste ce qu’elle a fait. »

Le chef de police Battle observa pensivement :

« À la table de bridge, vous étiez placés de telle sorte qu’aucun de vous ne faisait face à la cheminée.

— Oui, la table était légèrement de biais et entre nous et la cheminée se dressait un meuble chinois… Une très jolie vitrine. À présent, je me rends compte qu’il était parfaitement possible de poignarder le vieux. Les joueurs de bridge s’adonnent entièrement à leur partie sans s’occuper de ce qui se passe autour d’eux. La seule personne qui aurait pu remarquer quelque chose, c’est le « mort » et, en ce cas…

— En ce cas, nul doute n’est possible, le « mort » est l’assassin, acheva le chef de police Battle.

— Il lui a fallu un rude cran, observa le docteur Roberts. Si un des joueurs avait levé les yeux au moment critique…

— Certes, dit Battle, il courait un gros risque, et son mobile devait être impérieux. J’aimerais bien le connaître.

— Vous y parviendrez, dit Roberts. Examinez de près ses papiers et vous y découvrirez sûrement une indication.

— Espérons-le, dit le chef de police, en jetant à l’autre un coup d’œil avisé.

« Dites-moi, docteur Roberts, voudriez-vous me donner votre opinion personnelle… d’homme à homme ?

— Volontiers.

— Lequel des trois à votre avis ? »

Le médecin haussa les épaules.

« Très facile. Mes soupçons se porteraient d’emblée sur Despard. Cet homme ne manque pas de courage, il a mené une vie dangereuse où il convient de prendre de rapides décisions. Il ne craint pas les risques. Je ne vois pas une femme commettre ce crime. J’imagine qu’il a fallu une certaine force.

— Pas tant que vous le croyez. Tenez, regardez ceci. »

Tel un prestidigitateur, Battle produisit un long instrument effilé, de métal étincelant, terminé par une pierre précieuse de forme ronde.

Penché en avant, le docteur Roberts saisit l’objet et l’examina avec l’air entendu d’un professionnel. Il essaya la pointe et sifflota.

« Quel outil ! Quel outil ! Ce petit jouet est idéal pour tuer. Il entre dans la chair comme dans du beurre… absolument comme dans du beurre. L’assassin l’avait sur lui, sans doute. »

Battle secoua la tête.

« Non. Il appartenait à M. Shaitana et se trouvait sur la table près de la porte au milieu d’un vrai bric-à-brac.

— Autrement dit, l’assassin n’a eu qu’à se servir. Quelle veine de tomber sur un instrument pareil !

— C’est un point de vue, dit Battle.

— Évidemment, la veine n’est pas pour ce vieux Shaitana.

— Je me suis mal exprimé, docteur Roberts. Selon moi, on peut envisager l’affaire sous un autre angle et déduire que la vue de cette arme a fait germer l’idée du crime dans l’esprit du malfaiteur.

— En d’autres termes, il s’agit d’une soudaine inspiration… et non d’un meurtre prémédité. Le coupable a conçu son acte une fois entré ici. C’est bien là votre façon de voir ? »

Il l’interrogea du regard.

« Oh ! ce n’est là qu’une simple hypothèse, dit le chef de police.

— Assez probable, ma foi. »

Battle s’éclaircit la voix.

« Je ne vous retiendrai pas davantage, docteur. Merci de votre obligeance. Voulez-vous laisser votre adresse ?

— Certainement : 200, Gloucester Terrace. W. 2, Téléphone : Bayswater 23896.

— Merci. Peut-être devrai-je vous rendre visite un de ces prochains jours.

— Je serai ravi de vous revoir quand il vous plaira. J’espère que les journaux ne s’étendront pas trop sur l’affaire. Ce scandale, à coup sûr, bouleverserait les nerfs de mes clients. »

Le chef de police Battle se tourna vers Poirot.

« Monsieur Poirot, si vous avez quelques renseignements à demander au docteur Roberts, je suis certain qu’il sera heureux de vous répondre.

— Cela va de soi. Vous voyez en moi un de vos fervents admirateurs. Les petites cellules grises… l’ordre et la méthode. Je suis au courant de tout cela. Vous désirez sans doute me poser une ou deux questions palpitantes d’intérêt ?

— Non, non. Je cherche simplement à classer tous les détails dans mon esprit. Par exemple, combien de robres avez-vous joués ?

— Trois, répondit le médecin. Nous commencions le quatrième quand vous êtes entré.

— Et comment se partageaient les joueurs ?

— Premier robre : Despard et moi contre les dames. Elles nous ont battus à plate couture. Nous n’avions pas un seul atout.

« Deuxième robre : Miss Meredith et moi contre Despard et Mme Lorrimer. Troisième robre : Mme Lorrimer et moi contre Miss Meredith et Despard. Nous tirâmes chaque fois, mais chaque fois le sort nous fit changer de partenaire. Quatrième robre : Miss Meredith et moi de nouveau.

— Qui a gagné ?

— Mme Lorrimer a gagné chaque fois. Miss Meredith a gagné le premier robre et perdu les deux suivants. J’avais un peu d’avance : Miss Meredith et Despard devaient avoir des amendes. »

Poirot dit en souriant :

« Ce bon M. Battle vous a demandé votre opinion sur vos compagnons en tant que candidats au meurtre. À mon tour de vous demander ce que vous pensez d’eux comme joueurs de bridge.

— Mme Lorrimer est de première force, s’empressa de répondre le médecin. Je ne serais pas étonné qu’elle se fît un bon revenu au jeu. Despard n’est pas mauvais, il médite ses coups. Quant à Miss Meredith, elle ne commet pas d’erreurs, mais son jeu n’est pas des plus brillants.

— Et vous-même, docteur ? »

Les yeux de Roberts étincelèrent. « J’annonce peut-être un peu trop fort, mais j’ai remarqué que cela rendait. »

Le docteur Roberts se leva.

« Vous n’avez rien d’autre à me demander ? »

Poirot sourit et hocha la tête.

« Eh bien, bonsoir, messieurs. Bonsoir, madame Oliver. Voilà de la copie toute prête pour vous. Cela vaut mieux que nos poisons qui ne laissent aucune trace, n’est-ce pas ? »

Le docteur Roberts quitta la pièce, de son pas redevenu élastique. La porte fermée, Mme Oliver déclara, d’un ton amer :

« De la copie, de la copie ! Que les gens sont donc bêtes ! Quand bon me semble, dans mon imagination, je puis forger un meurtre cent fois plus passionnant. Je ne suis jamais à court d’intrigues. Et mes lecteurs prisent par-dessus tout les poisons qui ne laissent aucune trace. »

CHAPITRE V

EST-CE LE DEUXIÈME ASSASSIN ?

Madame Lorrimer, d’une allure distinguée, avança dans la salle à manger. Légèrement pâle, elle demeurait néanmoins maîtresse d’elle-même.

« Je m’excuse de vous importuner, madame, commença le chef de police Battle.

— Votre devoir passe avant tout, je le comprends. Certes, la situation est désagréable, mais à quoi bon essayer de s’y soustraire ? Il est clair qu’une des quatre personnes présentes dans cette pièce est la coupable. Je ne m’attends nullement à ce que vous me croyiez sur parole lorsque je vous déclare que je suis innocente. »

Elle accepta le fauteuil que lui offrait le colonel Race et s’assit en face de Battle. Ses yeux gris brillants d’intelligence rencontrèrent ceux de l’officier de police. Elle attendit qu’on l’interrogeât.

« Connaissiez-vous bien M. Shaitana ? demanda le chef de police.

— Pas très bien. Je le connaissais depuis quelques années, mais pas intimement.

— Où l’avez-vous rencontré pour la première fois ?

— Dans un hôtel, en Égypte : le Winter Palace, à Louxor.

— Que pensiez-vous de lui ? »

Haussant légèrement les épaules, Mme Lorrimer répondit :

« Je le considérais… je puis bien l’avouer à présent… un peu comme un charlatan.

— Excusez-moi de vous poser une telle question : Aviez-vous quelque raison de vous débarrasser de lui ? »

Mme Lorrimer parut amusée.

« Voyons, monsieur Battle, si réellement j’en avais une, croyez-vous que je vous la dirais ?

— Qui sait ? Une personne vraiment intelligente prévoit que, tôt ou tard, on finit par découvrir la vérité. »

Mme Lorrimer inclina pensivement la tête.

« Je vous l’accorde. Non, monsieur Battle, je n’avais aucune raison de souhaiter la disparition de M. Shaitana. Sa mort me laisse complètement indifférente. Je le prenais pour un poseur et ses façons théâtrales avaient souvent le don de m’irriter. Telle était ma façon de juger.

— Maintenant, madame Lorrimer, pourriez-vous me parler de vos trois compagnons ?

— Que vous dire ? Ce soir, j’ai rencontré pour la première fois Miss Meredith et le major Despard… tous les deux charmants au possible. Je connais un peu mieux le docteur Roberts… très sympathique, au demeurant.

— Est-ce votre médecin habituel ?

— Oh ! non.

— Madame Lorrimer, veuillez me dire combien de fois vous vous êtes levée de votre siège au cours de la soirée et m’apprendre les allées et venues des trois autres. »

Mme Lorrimer ne prit même pas le temps de réfléchir.

« M’attendant à ce que vous me posiez cette question, j’ai essayé mentalement d’y répondre. Je me suis levée une fois lorsque je faisais le « mort » au bridge, et je me suis dirigée vers la cheminée. À ce moment-là, M. Shaitana vivait encore. Je lui ai fait remarquer combien il était agréable de contempler un feu de bois.

— Vous a-t-il répondu ?

— Oui. Il m’a dit qu’il détestait les radiateurs.

— Quelqu’un a-t-il entendu votre conversation ?

— Je ne le pense pas. Je baissais la voix afin de ne pas troubler les joueurs. »

Elle ajouta d’un ton sec :

« Monsieur Battle, vous n’avez, en réalité, que ma parole pour croire que M. Shaitana était en vie et m’a parlé. »

Le chef de police ne protesta point et continua son interrogatoire méthodique.

« Quelle heure était-il ?

— Nous devions jouer depuis une heure environ.

— Et les autres ?

— Le docteur Roberts est allé me chercher un rafraîchissement. Un peu plus tard, il s’en versa un et, vers onze heures un quart, ce fut le tour du major Despard.

— Une seule fois ?

— Non… deux fois. Les hommes se sont dérangés assez souvent, mais je n’ai pas remarqué ce qu’ils faisaient. Miss Meredith, ce me semble, n’a quitté sa place qu’une seule fois et elle est allée regarder le jeu de son partenaire.

— Mais elle est restée près de la table de bridge ?

— Je ne saurais le dire. Elle s’en est peut-être éloignée. »

Battle hocha la tête.

« Tout cela est plutôt vague, grommela-t-il.

— Je le regrette infiniment. »

De nouveau, Battle exécuta son petit tour de prestidigitateur et produisit le long et délicat stylet.

« Voulez-vous avoir l’obligeance de jeter un coup d’œil sur cet objet ? »

Mme Lorrimer prit l’arme sans émotion.

« L’avez-vous déjà vu ?

— Jamais.

— Pourtant, il se trouvait sur une table du salon.

— Je ne l’ai pas remarqué.

— Vous reconnaîtrez, madame, qu’avec une arme de ce genre, une femme peut aussi facilement tuer qu’un homme ?

— Je l’admets volontiers », dit tranquillement Mme Lorrimer.

Elle se pencha en avant et rendit au chef de police l’instrument effilé.

« Toutefois, observa M. Battle, il eût fallu qu’elle fût poussée par des circonstances impérieuses. Car elle courait un risque énorme. »

Il attendit quelques instants, mais Mme Lorrimer se taisait.

« Savez-vous quels liens existaient entre les trois autres invités de M. Shaitana ? »

Elle hocha la tête.

« Du tout.

— Consentiriez-vous à me dire lequel des trois, selon vous, aurait commis le crime ? »

Mme Lorrimer se cabra.

« N’y comptez pas, monsieur. Votre question est des plus indiscrètes. »

Le chef de police, honteux, baissa la tête comme un petit garçon à qui sa grand-mère vient de faire une semonce.

« Votre adresse, je vous prie, marmonna-t-il, en tirant vers lui son calepin.

— 111, Cheyne Lane, Chelsea.

— Votre numéro de téléphone ?

— Chelsea, 45632. »

Mme Lorrimer se leva.

« Vous n’avez aucune question à poser, monsieur Poirot ? » demanda Battle.

Mme Lorrimer attendit, la tête légèrement inclinée.

« Me permettez-vous de vous demander votre opinion sur vos compagnons, non pas en tant qu’assassins éventuels, mais en tant que joueurs de bridge ? »

La dame répondit froidement :

« Je consens à satisfaire votre curiosité… si toutefois ce renseignement peut contribuer à éclaircir l’affaire en cours… bien que je ne voie pas quel rapport…

— Laissez-moi en être juge, madame, et veuillez me répondre, s’il vous plaît. »

Du ton d’une personne adulte, pleine de patience, qui se prête au caprice d’un enfant stupide, Mme Lorrimer déclara :

« Le major Despard est un bon joueur pondéré. Le docteur Roberts annonce un peu fort. En revanche, il joue à la perfection… Miss Meredith est de force moyenne, mais un peu trop prudente. Rien d’autre. »

Prenant à son tour des airs de prestidigitateur, Poirot produisit quelques marques de bridge, toutes froissées.

« Laquelle de ces marques est la vôtre, madame ? »

Mme Lorrimer les examina l’une après l’autre.

« Voici mon écriture. C’est la marque du troisième robre.

— Et celle-ci ?

— Celle du major Despard, ce me semble. Il raye au fur et à mesure.

— Et cette autre ?

— Celle de Miss Meredith, premier robre.

— Celle qui n’est pas terminée appartient donc au docteur Roberts ?

— Oui.

— Merci, madame, je crois que c’est tout. »

Mme Lorrimer se tourna vers Mme Oliver :

« Bonsoir, madame Oliver, bonsoir, colonel Race. »

Après avoir serré les mains des quatre personnes présentes, elle quitta la pièce.

CHAPITRE VI

EST-CE LE TROISIÈME ASSASSIN ?

« Cette femme ne nous a rien appris de nouveau, commenta Battle. Et elle m’a remis à ma place. Elle appartient à la vieille école. Pleine d’égards pour autrui, mais d’une arrogance inouïe. Je ne la crois pas coupable, mais sait-on jamais ? Elle paraît assez décidée, en tout cas. Monsieur Poirot, que viennent faire ici ces marques de bridge ? »

Poirot les étala sur la table.

« Elles sont lumineuses. Que cherchons-nous pour l’instant ? À déterminer le caractère, non pas d’une seule personne, mais de quatre. Où pourrions-nous trouver de meilleures indications que dans ces chiffres tracés à la hâte ? Examinez ce premier robre : une partie calme, expédiée en cinq sec. Les chiffres y sont petits et nets… additionnés et soustraits avec soin, c’est la marque de Miss Meredith. Elle jouait avec Mme Lorrimer. Toutes deux avaient les atouts et ont gagné.

« Dans la marque suivante, il n’est pas facile de suivre le jeu, les chiffres étant rayés au fur et à mesure. Cependant, elle nous aide à comprendre le tempérament du major Despard : un homme qui, à tout bout de champ, aime à savoir où il en est. Les chiffres sont petits et pleins de caractère.

« La marque suivante est celle de Mme Lorrimer. Elle a le docteur Roberts comme partenaire contre les deux autres. Un combat homérique : les chiffres s’étagent de part et d’autre au-dessus de la ligne. Le docteur déclare trop léger et son camp est à l’amende, mais comme ils sont tous deux très forts joueurs, ils ne perdent pas beaucoup. Si le bluff du docteur engage l’autre camp à faire des demandes un peu folles, cela donne lieu à des contres qu’on ne néglige pas de faire. Ces chiffres figurent des levées de chutes contrées. Écriture caractéristique, gracieuse, ferme et très lisible.

« Quatrième marque : le robre inachevé. J’ai recueilli, comme vous voyez, une marque de l’écriture de chacun des joueurs. Dans celle-ci les chiffres sont plutôt grands. Les marques ne sont pas aussi élevées que dans le précédent robre. Sans doute parce que le docteur avait Miss Meredith pour partenaire, une joueuse timorée, et les annonces du docteur Roberts ne la rendaient que plus timide.

« Vous vous figurez, peut-être, que ces questions sont oiseuses. Eh bien, vous vous trompez. Je cherche à comprendre le caractère de ces quatre joueurs, et lorsque je les interroge sur le bridge, tous les quatre se montrent disposés à parler.

— Loin de moi la pensée de traiter vos questions à la légère, monsieur Poirot, répliqua Battle. Je vous ai déjà vu à l’œuvre et chacun travaille à sa manière. Je donne toujours carte blanche à mes inspecteurs, libres à eux d’adopter la méthode qui leur convient. Pour l’instant, interrompons cette discussion et faisons appeler la jeune fille. »

Anne Meredith parut troublée… Elle s’arrêta sur le seuil, la respiration haletante.

Aussitôt le chef de police affecta une attitude paternelle. Il se leva, avança une chaise à la jeune fille et l’invita à s’asseoir.

« Ne vous alarmez pas, Miss Meredith. Je comprends que ce drame vous bouleverse, mais remettez-vous, je vous en prie.

— C’est affreux, absolument affreux, murmura Miss Meredith. Quand je pense qu’un de nous… ou l’une de nous…

— Laissez-moi penser à votre place, mademoiselle, lui dit Battle d’un ton aimable. Tout d’abord, veuillez me donner votre adresse.

— Wendon Cottage, Wallingford.

— Pas d’adresse à Londres ?

— Non. Je descends d’ordinaire à mon club et j’y reste un ou deux jours.

— Et comment s’appelle votre club.

— Ladies’ Naval and Military.

— Bien. À présent, Miss Meredith, dites-moi : con-naissiez-vous bien M. Shaitana ?

— Non. Cet homme-là m’a toujours fait peur.

— Pourquoi ?

— Oh ! son horrible sourire et sa façon de se pencher sur vous comme s’il voulait vous mordre !

— Le connaissiez-vous depuis longtemps ?

— Depuis environ neuf mois. Je l’ai rencontré en Suisse, aux sports d’hiver.

— Je n’aurais pas imaginé que Shaitana pratiquait les sports d’hiver ! s’exclama Battle, surpris.

— Il ne se livrait qu’au patinage, mais il y excellait. Il dessinait sur la glace toutes sortes de figures de danses.

— Alors, là, je le reconnais ! L’avez-vous revu souvent par la suite ?

— Oui, assez fréquemment. Il m’invitait à ses dîners et réceptions, qui m’amusaient.

— Mais l’homme vous déplaisait-il ?

— Il me faisait peur. »

Battle ajouta :

« Vous n’aviez aucune raison spéciale de le craindre ? »

Anne Meredith leva vers lui de grands yeux limpides.

« Une raison spéciale ? Oh ! non.

— Très bien. Arrivons à cette soirée. Avez-vous quitté votre siège ?

— Je ne m’en souviens pas. Ah ! si. Une fois. Je me suis levée pour regarder le jeu des autres.

— Mais êtes-vous restée tout le temps près de la table de bridge ?

— Oui.

— En êtes-vous bien sûre, Miss Meredith ? »

Les joues de la jeune fille s’empourprèrent.

« Non… non. Je crois m’être promenée un peu dans la pièce.

— Parfait. Miss Meredith, je vous prie, efforcez-vous de dire la vérité. Je sais que vous êtes nerveuse et, en pareil cas, on est tenté de raconter des choses comme on voudrait qu’elles se fussent passées. Mais, en fin de compte, cela ne réussit guère. Vous avez marché dans la pièce. Êtes-vous allée du côté de M. Shaitana ? »

La jeune fille hésita avant de répondre.

« En toute sincérité… je ne m’en souviens plus.

— Mettons que vous l’ayez fait. Pourriez-vous nous parler de vos trois compagnons. »

La jeune fille secoua la tête.

« C’est la première fois que je les vois.

— Que pensez-vous de ces gens-là ? Voyez-vous un assassin parmi eux ?

— Oh ! c’est impossible. Je ne puis y croire. Ce ne saurait être le major Despard, pas plus que le docteur Roberts. Un médecin dispose de moyens plus pratiques… Une drogue… Quelque poison…

— Vos soupçons se porteraient plutôt sur Mme Lorrimer ?

— Oh ! non. Cette personne est incapable d’un crime. Elle est si charmante, et il fait si bon jouer au bridge avec elle ! Elle joue admirablement et ne vous intimide pas en faisant remarquer les bévues de son partenaire.

— Pourtant, vous n’avez prononcé son nom qu’après les deux autres.

— Parce que le poignard me paraît une arme employée plutôt par les hommes. »

Battle recourut à son tour de prestidigitation.

Anne Meredith recula d’horreur.

« Oh ! c’est affreux. Dois-je le prendre ?

— Oui, allez-y. »

Il l’observa tandis qu’elle saisissait délicatement le stylet, son visage contracté de dégoût.

« Ce petit instrument… Ce petit instrument…

— Entre dans la chair comme dans du beurre, remarqua Battle avec un malin plaisir. Un enfant pourrait tuer avec ce joujou. »

Deux grands yeux terrifiés fixèrent Battle.

« Vous insinueriez… que je pourrais être la coupable ? Mais ce n’est pas moi… Ce n’est pas moi ! Pour quelle raison aurais-je tué cet homme ?

— C’est précisément la question que je voudrais vous poser. Quel est le mobile du crime ? Pourquoi désirait-on supprimer Shaitana ? Cet homme original était inoffensif, autant que je sache. »

Avait-elle poussé un léger soupir ? Sa poitrine ne s’était-elle pas légèrement soulevée ?

« Ce n’était pas un maître chanteur, ni rien de ce genre, poursuivit Battle. En tout cas, vous ne me faites pas l’effet d’une jeune personne à la conscience bourrelée de remords. »

Rassurée par sa bonne humeur, Miss Meredith sourit pour la première fois.

« Non, vraiment, je n’ai rien à cacher.

— Alors, dormez tranquille, Miss Meredith. Nous aurons dans la suite quelques autres questions à vous poser, mais ce ne sera sans doute qu’une simple formalité. »

Il se leva.

« À présent, rentrez. Mon constable va vous chercher un taxi. Tâchez de bien dormir et prenez un cachet d’aspirine avant de vous mettre au lit. »

Il l’accompagna jusqu’à la porte. Comme il revenait, le colonel Race lui dit, d’un ton amusé :

« Battle, quel admirable menteur vous faites ! Vos airs paternels surpassent tout ce qu’on peut imaginer.

— À quoi bon la garder plus longtemps, colonel Race ? Ou cette pauvre enfant est épouvantée, auquel cas il eût été cruel de la traiter durement… et je ne suis pas un homme cruel… ou bien c’est une comédienne accomplie, et nous n’en aurions rien tiré en l’interrogeant toute la nuit. »

Mme Oliver poussa un soupir et se passa librement les doigts dans sa frange. Bientôt ses cheveux se hérissèrent au-dessus de son front, lui donnant l’aspect d’une femme ivre.

« Savez-vous ? dit-elle, j’incline à croire que c’est elle la coupable. Par bonheur, il ne s’agit pas d’un roman policier, car le lecteur répugne à voir accuser une jeune et jolie héroïne. Pourtant, tout l’accable, à mes yeux. Et qu’en pensez-vous, monsieur Poirot ?

— Moi, je viens de faire une découverte.

— Encore dans les marques de bridge ?

— Parfaitement ; Miss Meredith retourne sa feuille de marques, tire des lignes et utilise le verso.

— Et après ?

— Ce détail révèle l’habitude de la pauvreté ou l’esprit d’économie.

— Pourtant, elle porte une toilette coûteuse, observa Mme Oliver.

— Faites entrer le major Despard », ordonna le chef de police Battle.

CHAPITRE VII

EST-CE LE QUATRIÈME ASSASSIN ?

Despard entra d’un pas souple et vif… son allure réveilla un souvenir chez Poirot.

« Excusez-moi de vous avoir fait attendre si longtemps, lui dit Battle. Je voulais libérer ces dames aussi vite que possible.

— Inutile de vous excuser… Je comprends la situation. »

Il s’assit et regarda le chef de police d’un œil interrogateur.

« Étiez-vous très lié avec Shaitana ? lui demanda Battle.

— Je l’ai vu deux fois.

— Deux fois seulement ?

— C’est tout.

— En quelles circonstances ?

— Il y a environ un mois, nous étions tous deux invités à dîner dans la même maison. Une semaine plus tard, il me pria à un cocktail party.

— Ici ?

— Oui.

— Dans quelle pièce… celle-ci ou le salon ?

— Dans toutes les pièces de l’appartement.

— Avez-vous vu ce petit instrument traîner sur un des meubles ? »

Une fois de plus, Battle montra le poignard.

Le major Despard pinça légèrement les lèvres.

« Non, dit-il, je ne l’ai pas repéré avec l’intention de m’en servir plus tard.

— Ne devancez pas mes questions, major Despard.

— Pardonnez-moi. L’allusion était par trop visible ! »

Un moment de silence, puis Battle poursuivit son interrogatoire :

« Aviez-vous quelque raison de détester M. Shaitana ?

— Toutes les raisons imaginables.

— Hein ? fit le chef de police, interloqué.

— Pour le détester… non pour le tuer, précisa Despard. Je n’aurais certes pas voulu l’assassiner, mais je lui aurais botté le derrière avec délices. Dommage ! Trop tard, à présent !

— Pourquoi vouliez-vous le corriger de la sorte, major Despard ?

— Parce que ce moricaud méritait une leçon. Sa vue suffisait à me donner l’envie de lui envoyer mon pied quelque part.

— Qu’aviez-vous donc à lui reprocher ?

— Il était d’une élégance outrée… il portait les cheveux trop longs et empestait les parfums.

— Vous aviez pourtant accepté son invitation à dîner ? lui fit observer Battle.

— Si je ne devais dîner que chez des gens sympathiques, je ne mangerais pas souvent en ville, monsieur Battle, rétorqua Despard d’un ton sec.

— Vous aimez le monde, mais vous le méprisez.

— Je l’aime, mais par intermittences. Après de longs séjours au désert, il me plaît de me retrouver dans les salons illuminés, au milieu de jolies femmes, de danser, de savourer la bonne chère et de rire… oui, j’aime tout cela, mais pour un moment. Écœuré de l’hypocrisie de tous ces fantoches, je regagne bientôt mes solitudes.

— Cette existence dans les contrées sauvages doit présenter bien des dangers ? »

Le major haussa les épaules et répondit en souriant :

« M. Shaitana ne menait pas une vie dangereuse, pourtant il est mort, lui, et je suis vivant !

— Sa vie était peut-être plus périlleuse que vous ne le soupçonnez, major Despard.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Feu M. Shaitana avait la déplorable manie de s’immiscer dans les affaires des autres.

— Pour découvrir… quoi donc ?

— Il s’occupait plutôt des femmes. »

Le major Despard se rejeta dans son fauteuil et éclata de rire.

« Oh ! croyez-vous vraiment qu’une femme ait pris au sérieux ce polichinelle ?

— Qui, selon vous, l’a tué ?

— Pas moi, en tout cas. La petite Meredith non plus. Je ne vois pas davantage Mme Lorrimer commettre ce crime. Elle me rappelle l’une de mes vieilles bigotes de tantes. Reste le disciple d’Esculape.

— Pourriez-vous exposer vos allées et venues et celles de vos compagnons au cours de la soirée ?

— Je me suis levé deux fois… une fois pour aller chercher un cendrier et attiser le feu… et une autre fois pour prendre un rafraîchissement.

— À quelles heures ?

— Je ne saurais préciser. La première fois, ce devait être vers dix heures et demie, la seconde, à onze heures environ. Mme Lorrimer se dirigea une fois du côté de la cheminée et adressa la parole à Shaitana. Je n’ai pas entendu la réponse de celui-ci, mais je m’empresse d’ajouter que je n’écoutais pas. Miss Meredith se promena un peu dans le salon, cependant je ne pense pas qu’elle soit allée jusqu’à la cheminée. Roberts n’a cessé de se lever et de s’asseoir, au moins trois ou quatre fois.

— Je vais vous poser la question de M. Poirot, dit Battle avec un sourire. Quelle est votre impression sur la valeur de ces gens-là au bridge ?

— Miss Meredith joue très bien. Roberts bluffe avec trop de désinvolture. Il mérite plus d’amendes qu’on ne lui en inflige. Mme Lorrimer est de première force. »

Battle se tourna vers Poirot.

« Rien d’autre, monsieur Poirot ? »

Le détective belge hocha la tête.

Despard donna comme adresse l’hôtel Albany et leur souhaita le bonsoir, avant de quitter la pièce.

Comme il refermait la porte, Poirot fit un léger mouvement.

« Que se passe-t-il ? s’enquit Battle.

— Rien… Je viens de m’apercevoir que cet homme a l’allure souple, aisée et furtive… d’un tigre.

— Hum ! fit Battle. Eh bien ? ajouta-t-il, interrogeant du regard ses trois compagnons. Quel est le coupable ? »

CHAPITRE VIII

LEQUEL ?

Battle promena son regard de l’un à l’autre. Une seule personne répondit à sa question. Mme Oliver, toujours prête à donner son avis, ne laissa pas échapper cette occasion :

« La jeune fille ou le médecin. »

Le chef de police interrogea les deux hommes d’un coup d’œil ; ni l’un ni l’autre ne voulaient se prononcer. Race hocha la tête. Poirot aplatit méticuleusement ses marques de jeu froissées.

« L’un d’eux a commis le crime ! murmura Battle, l’air rêveur. L’un d’eux ment comme un démon. Mais qui est-ce ? Problème ardu entre tous. »

Après un long silence, il reprit :

« Si nous les écoutions, le toubib accuse Despard, celui-ci, à son tour, accuse le toubib, la jeune fille soupçonne Mme Lorrimer… et Mme Lorrimer garde sa langue. Aucune lumière de ce côté-là !

— Possible », dit Poirot.

Battle lui lança un rapide coup d’œil.

« Vous en voyez, vous ? »

Poirot fit un geste vague de la main.

« Oh ! une lueur… pas davantage. Pas de bases bien solides.

— Et vous, colonel, voulez-vous nous faire connaître votre avis ?

— Il n’y a aucune preuve, répondit Race.

— Oh ! ces hommes ! soupira Mme Oliver, méprisant une telle réticence.

— Passons rapidement en revue nos présomptions sur les quatre coupables éventuels, annonça Battle après un instant de réflexion. Je commencerai par le médecin. Celui-là sait exactement où frapper, mais rien d’autre ne l’accuse. Ensuite Despard. Cet homme, doué d’une grande énergie, a l’habitude du danger et des décisions rapides. Mme Lorrimer ? Elle non plus ne manque pas de cran, et elle appartient à cette catégorie de femmes qui peuvent avoir un secret dans leur vie. On voit qu’elle a souffert. D’autre part, je la crois à cheval sur les principes… elle remplirait admirablement les fonctions de directrice d’un pensionnat de jeunes filles. On ne l’imagine guère plantant un poignard dans le cœur d’un homme. En dernier lieu, Miss Meredith. Nous ignorons tout sur son compte, sauf que c’est une jolie fille, à l’air plutôt timide. Mais, je le répète, nous ne savons rien à son sujet.

— Pardon : nous savons que Shaitana la croyait coupable d’un meurtre, rectifia Poirot.

— Un visage angélique cachant une âme de démon, murmura Mme Oliver.

— Où tout cela nous mène-t-il, Battle ? demanda le colonel Race.

— À votre sens, ce sont là des discussions oiseuses, n’est-ce pas ? Eh bien, permettez-moi de vous dire que, dans une affaire de ce genre, bien des hypothèses s’imposent à l’esprit.

— Ne serait-ce pas plus indiqué de fouiller la vie de ces gens-là ? »

Battle sourit.

« Nous n’y manquerons pas. Là, vous pourrez nous être très utile.

— Oui, mais comment ?

— Prenons le major Despard. Il a voyagé beaucoup à l’étranger… dans l’Amérique du Sud, dans l’Est et le Sud africain… Vous êtes bien placé pour obtenir des renseignements là-bas. »

Race approuva.

« Je m’en charge et vous transmettrai tous les rapports que je recevrai.

— Oh ! s’écria Mme Oliver. J’ai une idée. Ici, nous sommes quatre, quatre limiers, pourrait-on dire… et quatre de l’autre côté ! Si chacun prenait le sien ! Cela vous va ? Le colonel Race s’occupe du major Despard, le chef de police Battle du docteur Roberts, moi d’Anne Meredith et M. Poirot de Mme Lorrimer. Chacun de nous suivra sa propre initiative. »

Battle secoua énergiquement la tête.

« La chose est impossible, madame Oliver. Il s’agit d’une enquête officielle confiée à mes soins. Je dois la mener sur tous les fronts à la fois. Deux d’entre nous peuvent vouloir miser sur le même cheval ! Le colonel Race n’a jamais dit qu’il soupçonnait le major Despard et M. Poirot n’est peut-être pas décidé à mettre tout son enjeu sur Mme Lorrimer. »

Mme Oliver poussa un soupir.

« Mon plan était pourtant si pratique, si clair ! »

Puis elle se ressaisit et demanda :

« Vous me laisserez tout de même me livrer à une petite enquête personnelle, n’est-ce pas ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit lentement le chef de police. Et pourquoi m’y opposerais-je ? Vous avez participé à cette fatale soirée, vous êtes naturellement libre d’obéir aux caprices de votre curiosité ou à vos intérêts. Toutefois, je me permets de vous conseiller une grande prudence.

— Je suis la discrétion même, dit Mme Oliver. Je ne soufflerai mot de ceci à personne.

— Je crois, madame Oliver, que vous vous méprenez sur le sens des paroles de M. Battle, dit Poirot. Il veut dire que vous aurez affaire à un criminel qui, autant que nous le sachions, a commis au moins deux assassinats. Il n’hésiterait pas, croyez-moi, à tuer une troisième fois en cas de nécessité. »

Mme Oliver le considéra pensivement. Puis elle sourit à Poirot et lui dit :

« Une personne prévenue en vaut deux. Merci, monsieur Poirot. Je me tiendrai sur mes gardes. Mais je n’accepte pas d’être évincée de l’enquête. »

Poirot salua avec galanterie :

« Madame, mes félicitations. Vous avez du cran.

— Je propose, fit Mme Oliver en se redressant et s’exprimant comme une présidente de comité, que nous ne conservions point par devers nous les données recueillies. Quant à nos déductions personnelles et à nos impressions, libre à nous de les garder. »

Battle intervint :

« Il ne s’agit pas d’un roman policier, madame Oliver.

— Tous les renseignements seront transmis à la police », appuya Race.

Cela dit, il ajouta avec un malicieux clignement d’œil :

« Nul doute que vous ne jouiez franc jeu, madame Oliver. Vous voudrez bien remettre au chef de police Battle, ici présent, le gant taché, l’empreinte digitale sur le verre à dents et les morceaux de papier à demi carbonisés.

— Riez à votre aise, dit Mme Oliver. Mais l’intuition féminine… »

Elle hocha la tête avec décision. Race se leva.

« Entendu : je me charge de Despard. Mes démarches exigeront peut-être un certain temps. Puis-je rendre d’autres services ?

— Non, je ne crois pas, merci, monsieur. N’avez-vous aucune suggestion à nous faire ? Je l’apprécierais fort.

— Hum ! À votre place, je craindrais un coup de revolver, l’effet d’un poison ou un accident quelconque, mais j’espère que vous vous tenez déjà sur vos gardes.

— Je suivrai votre conseil.

— Ce brave Battle ! Ce n’est guère à moi de vous apprendre votre métier. Bonne nuit, madame Oliver, bonne nuit, monsieur Poirot ! »

Saluant une dernière fois Battle, le colonel Race quitta la pièce.

« Que savez-vous sur le compte du colonel ? interrogea Mme Oliver.

— Excellents états de service, dit Battle. A beaucoup voyagé… peu de pays lui sont inconnus.

— Service secret, sans doute ? Inutile de répondre : je le devine, autrement il n’aurait pas été invité à la réception de ce soir. Les quatre assassins et les quatre limiers : Scotland Yard, Service secret, détective privé et auteur de romans policiers. Tout y est, idée originale ! »

Poirot hocha la tête.

« Je ne partage pas votre avis, madame. L’idée était plutôt stupide. Le tigre, alarmé, a bondi.

— Le tigre ? Pourquoi le tigre ?

— Par le tigre, j’entends le meurtrier », acheva Poirot.

Battle lui demanda à brûle-pourpoint :

« Selon vous, quelle est la meilleure tactique à suivre, monsieur Poirot ? J’aimerais à connaître votre opinion sur la psychologie de ces quatre personnes. Vous êtes fort sur ce point. »

Tenant toujours en main ses marques de bridge, Poirot répondit :

« Vous avez raison, la psychologie a une importance capitale. Nous savons le genre de crime qui vient d’être commis et la façon dont il a été exécuté. Si, du point de vue psychologique, un des assassins présumés ne peut avoir perpétré cet acte, mettons-le de côté. Nous savons certains détails sur la mentalité et le caractère de ces gens, d’après leur manière de jouer au bridge, leur écriture et leurs marques. Malheureusement, il est très difficile de prononcer un jugement définitif. Cet assassinat réclamait du courage et de l’audace… Le coupable n’ignorait point le risque qu’il courait. Prenons d’abord le docteur Roberts, un esbroufeur. Souvenez-vous comment il annonçait toujours au-dessus de son jeu. Plein d’assurance en lui-même, le danger ne l’aurait pas fait reculer. Sa psychologie répond bien à celle du criminel. Nous serions enclins, pour des raisons contraires, d’exclure Miss Meredith du champ de nos observations. Timide, effrayée à l’idée d’annoncer plus fort que son jeu, soigneuse, économe et prudente, elle manque de confiance en soi. En somme, la dernière personne que l’on soupçonnerait capable d’un tel crime. Mais n’oublions pas que la peur pousse parfois les gens les plus timorés. Acculés au désespoir comme des rats traqués, la colère leur insuffle du courage. Si Miss Meredith avait un crime à se reprocher dans le passé et qu’elle eût soupçonné M. Shaitana de connaître son secret et d’avoir eu l’intention de la livrer à la police, elle n’eût pas hésité à se débarrasser d’un témoin aussi dangereux. Bien que provoqué par des raisons différentes, le résultat eût été le même. Examinons ensuite le cas du major Despard. Cet homme de ressources, plein de sang-froid, n’eût pas hésité à frapper en cas de nécessité, après avoir pesé le pour et le contre et entrevu une chance en sa faveur. C’est le genre d’individu pour qui l’action compte avant tout et qui accepte le risque s’il espère réussir. Enfin, il y a Mme Lorrimer, femme d’un certain âge, mais en pleine possession de ses facultés. Personne calme et d’un esprit mathématique, je la considère comme la plus intelligente des quatre. Si je la soupçonnais, je m’attendrais de sa part à de la préméditation. Je la vois préparant son crime lentement et méticuleusement, s’assurant que rien ne laisse à désirer dans son plan. Pour cette raison, elle me paraît moins indiquée que les trois autres. Douée d’une volonté inflexible, tout ce qu’elle entreprend, elle doit l’exécuter sans la moindre défaillance. C’est, croyez-m’en, une femme remarquable. »

Il fit une pause.

« Vous le voyez, nous ne sommes guère plus avancés. Non… il ne nous reste qu’un seul parti à prendre : fouiller le passé. »

Battle soupira :

« Vous l’avez déjà dit, monsieur Poirot.

— M. Shaitana était convaincu que chacun des quatre convives en question avait un crime sur la conscience. En avait-il la preuve ou simplement de fortes présomptions ? Nous l’ignorons. Toutefois, il semble improbable qu’il fût en possession de témoignages formels.

— Là-dessus, je suis d’accord avec vous, lui dit Battle en hochant la tête. Ce serait vraiment une coïncidence inouïe.

— Voici, à mon avis, ce qui a dû se produire. À table, on a parlé de meurtres accomplis sous différentes formes et M. Shaitana a surpris certaines expressions sur les traits d’un de ses hôtes. Très physionomiste, il s’amusait volontiers, sans en avoir l’air, à faire des petits sondages, au cours de conversations apparemment innocentes. Rien ne lui échappait, un clignement d’œil, une réticence, un effort pour faire dévier le sujet. Il est facile, lorsqu’on pressent un secret, d’en provoquer la confirmation. Chaque fois qu’une réflexion atteint son but, vous vous en apercevez… pour peu que vous observiez le visage de vos interlocuteurs.

— Voilà le genre de sport auquel se livrait notre défunt ami, déclara Battle.

— Nous pouvons en déduire qu’il a agi de la sorte dans un ou plusieurs cas. Dès qu’il obtenait une preuve évidente, il poussait son expérience plus avant. Quant à nos quatre personnages, je doute qu’il ait eu suffisamment de certitudes pour s’adresser à la police.

— Peut-être n’est-ce point là la vraie raison, dit Battle. À l’occasion d’une mort suspecte, les soupçons se portent souvent sur l’entourage, mais, dans l’indécision, on classe l’affaire. Il nous faudrait examiner les antécédents de nos quatre individus afin d’y découvrir les morts demeurées inexpliquées. J’espère que vous avez relevé, à l’instar du colonel, les paroles de Shaitana pendant le dîner.

— L’ange noir, murmura Mme Oliver.

— Une allusion directe au poison, aux facilités et tentations d’un médecin, aux accidents de chasse et autres. Je ne serais pas surpris qu’il eût signé sa condamnation à mort en prononçant cette phrase.

— Le moment était lourd d’angoisse, déclara Mme Oliver.

— Oui, dit Poirot. Ces paroles ont dû frapper un des invités… et celui-ci, suspectant Shaitana d’en savoir beaucoup plus long, y a vu le prélude de sa débâcle. Il a cru à une mise en scène dramatique montée de toutes pièces par Shaitana et devant se terminer, au dernier acte, par l’arrestation sensationnelle de l’assassin. Comme vous venez de le dire, Shaitana a signé sa condamnation à mort en jouant ainsi avec le feu. »

Un silence régna quelques instants.

« La tâche sera longue et ardue, annonça Battle en poussant un soupir. Pour l’instant, agissons avec prudence, afin que les quatre suspects ne soupçonnent pas nos intentions. Nos interrogatoires devront leur laisser l’illusion que seule la mort de M. Shaitana nous intéresse. Ils ignoreront ainsi que nous flairons le mobile du crime. Le hic sera de retrouver dans le passé quatre crimes éventuels… et non un seul. »

Poirot hésita avant de parler.

« Notre ami, M. Shaitana, n’était pas infaillible, il peut avoir commis une erreur.

— Sur les quatre ?

— Non… il était trop intelligent pour cela.

— Disons sur la moitié ?

— Même pas. Moi, je dirai un sur quatre.

— Un innocent et trois coupables ? Ce n’est déjà pas mal. L’ennui, c’est que si nous parvenons à découvrir la vérité sur le passé, cela ne nous avancera guère. Si l’un d’eux a poussé sa vieille tante dans l’escalier en 1912, comment ce renseignement nous servira-t-il pour un crime commis en 1939 ?

— Pardon, pardon, il peut nous être très utile, encouragea Poirot. Vous le savez d’ailleurs, aussi bien que moi. »

Battle hocha lentement la tête.

« Si je devine votre allusion, dans les deux crimes, le procédé aura été identique ?

— Pas nécessairement, madame Oliver, lui dit Battle ; cependant au fond, ce sera le même genre de crime. Les détails peuvent différer, mais pas les points essentiels. Fait bizarre, un criminel se trahit toujours de cette façon-là.

— L’homme est un animal qui manque d’originalité, conclut Poirot.

— Les femmes possèdent un esprit plus inventif, déclara Mme Oliver. Ainsi, moi, je ne commettrais jamais deux fois le même crime.

— Et dans vos livres, répétez-vous deux fois la même intrigue ? demanda Battle.

— Le crime du lotus, Le mystère de la tache de cire », murmura discrètement Poirot.

Mme Oliver se tourna vers lui, radieuse.

« Vous êtes un très fin observateur, monsieur Poirot. Certes, l’intrigue est exactement semblable dans les deux ouvrages, mais vous êtes le seul à l’avoir remarqué. Le premier traite d’un vol de documents durant un week-end du ministère, et l’autre, d’un assassinat à Bornéo, dans le bungalow d’un planteur de caoutchouc.

— Mais le point essentiel autour duquel pivote l’histoire ne change pas, insista Poirot. C’est une de vos intrigues les mieux réussies. Le planteur de caoutchouc prépare son propre meurtre… Le ministre prémédite le vol de ses propres dossiers. À la dernière minute, un tiers apparaît et transforme l’illusion en réalité.

— J’ai beaucoup aimé votre dernier roman, madame Oliver, lui dit le chef de police Battle, d’un ton aimable. Celui dans lequel tous les chefs de police ont été abattus simultanément. Vous avez glissé une ou deux fois sur des détails d’ordre officiel. Je sais que vous vous attachez fort à l’exactitude des faits, aussi je me demande si… »

Mme Oliver l’interrompit :

« En réalité, je me moque éperdument de la précision des détails. De nos jours, qui tient à la stricte vérité ? Personne. Si un reporter écrit qu’une jolie blonde de vingt-deux ans s’est suicidée en ouvrant le robinet du gaz après avoir jeté un dernier coup d’œil vers la mer et donné un baiser d’adieu à Bob, son chien favori, un labrador ; qui protestera en apprenant que la chambre prenait vue sur la campagne et que le chien était un terrier Sealyham répondant au nom de Bonnie ? Si un journaliste peut se permettre de telles libertés, quel inconvénient voyez-vous à ce que je mêle les grades des officiers de police, que j’appelle un revolver un automatique, un dictographe un phonographe, et que j’emploie un poison qui vous laisse juste le temps de prononcer une phrase avant de tourner de l’œil ? L’essentiel, c’est une abondance de cadavres. Si l’histoire languit, un peu de sang lui redonne de l’intérêt. Un personnage va-t-il révéler un important secret ? Je fais taire ce bavard en le supprimant. Cet épisode se digère très bien. Je le sers dans tous mes romans… camouflé de manière différente, bien entendu. Mes lecteurs raffolent de poisons qui ne laissent aucune trace, des inspecteurs de police stupides, des jeunes filles ficelées dans les caves où l’eau afflue avec des émanations d’égout (façon bien compliquée de tuer quelqu’un en vérité) et de héros capables de disposer de trois à sept hommes de main. Jusqu’ici j’ai écrit trente-deux romans, tous exactement les mêmes, ainsi que l’a remarqué M. Poirot – mais lui seul – et mon seul regret est d’avoir donné à mon détective la nationalité finlandaise. Je ne connais rien de la Finlande et je reçois des avalanches de lettres de ce pays me reprochant d’avoir fait dire ou commettre à mon détective des choses impossibles. En Finlande, les lecteurs semblent friands de romans policiers. Ce goût est dû sans doute aux longs hivers sans soleil. En Bulgarie et en Roumanie, je crois que personne ne lit. J’aurais été mieux inspirée d’en faire un Bulgare. »

Elle s’interrompit.

« Oh ! pardon ! Je ne parle que de mes propres affaires… alors qu’il s’agit ici d’un véritable crime. »

Son visage s’éclaira. « Quelle surprise, si aucun des quatre n’avait commis le crime ! Si Shaitana les avait tous quatre invités et s’était suicidé pour le simple plaisir de jouer une farce à la police ? »

Poirot approuva d’un signe de tête :

« Solution admirable : si claire, si ironique ! Hélas ! M. Shaitana n’était pas ce genre de plaisantin. Il aimait beaucoup trop la vie pour supprimer la sienne si ingénument.

— Je ne crois pas qu’il brillait par la bonté, observa Mme Oliver.

— Non, dit Poirot, mais il était vivant et le voilà mort. Comme je lui en faisais la remarque, j’adopte envers le meurtre une attitude bourgeoise. Je ne puis donc que le désapprouver. »

Il ajouta à voix basse :

« Là-dessus, je suis prêt à entrer dans la cage du tigre… »

CHAPITRE IX

LE DOCTEUR ROBERTS

« Bonjour, monsieur Battle. »

Le médecin se leva et tendit une large main rose fleurant le savon et une légère odeur d’acide carbonique.

« Comment va l’enquête ? » demanda-t-il.

Avant de répondre, le chef de police jeta un regard autour de la confortable salle de consultation.

« À vous dire vrai, docteur Roberts, elle n’avance guère. Nous piétinons sur place.

— Je me plais à constater que la presse s’est montrée très discrète.

— « Mort subite du fameux M. Shaitana au cours d’une soirée qu’il donnait dans son hôtel particulier. » On s’en tient là pour l’instant. On a pratiqué l’autopsie. J’ai apporté le rapport du médecin légiste. Peut-être cela vous intéressera-t-il ?

— Très aimable de votre part… mais… hum… oui. Cela paraît très intéressant. »

Il rendit le papier.

« Nous avons vu le notaire de M. Shaitana. Nous connaissons les clauses de son testament et n’y découvrons rien de particulier. Il a des parents en Syrie, ce me, semble. Nous avons également examiné ses papiers personnels. »

Était-ce une illusion… ou ce large visage, rasé de frais, paraissait-il soudain fatigué, comme sous un pénible effort mental ?

« Et alors ? demanda le docteur Roberts.

— Rien », répondit Battle tout en l’observant.

Pas un soupir de soulagement ; seulement le médecin parut un peu plus à l’aise dans son fauteuil.

« Et alors, vous venez me voir ?

— Comme vous le dites. Je viens vous voir. »

Le médecin leva légèrement les sourcils et ses petits yeux rusés se posèrent sur ceux de Battle.

« Vous voulez aussi examiner mes papiers personnels, n’est-ce pas ?

— Telle est mon intention.

— Avez-vous un mandat à cet effet ?

— Non.

— Il ne vous serait pas difficile de vous en procurer un, aussi ne vous susciterai-je aucune difficulté. Il n’est guère agréable d’être soupçonné de meurtre, mais je ne saurais vous reprocher d’accomplir votre devoir.

— Merci, monsieur, répondit le chef de police. J’apprécie beaucoup votre attitude. J’espère que tous les autres se montreront aussi raisonnables que vous.

— Contre la force, pas de résistance », répliqua le médecin avec bonne humeur.

Il poursuivit :

« Ma consultation terminée, je me prépare à faire mes visites. Je vais vous confier mes clefs et dire un mot à ma secrétaire… Vous pourrez donc faire votre perquisition en toute liberté.

— Voilà qui est on ne peut plus aimable, dit Battle. Avant que vous partiez, je me permettrai de vous poser une ou deux questions.

— Au sujet de cette soirée chez Shaitana ? Ne vous ai-je pas dit tout ce que je savais ?

— Non, il ne s’agit pas de cette soirée. Mais de vous-même.

— Eh bien, parlez ! Que voulez-vous savoir ?

— Je désire seulement un petit schéma de votre carrière : naissance, mariage et le reste.

— Eh bien, cet exercice me facilitera la rédaction de ma biographie pour le Who’s Who[1], dit le médecin d’un ton sec. Ma carrière est des plus droites. Je suis né dans le Shropshire, à Ludlow, où mon père exerçait la médecine. Il mourut lorsque j’avais quinze ans. Je continuai mes études à Shrewsbury et entrai à mon tour dans la médecine. J’ai fait un stage à l’hôpital Saint-Christophe… Mais vous devez déjà posséder les renseignements touchant ma profession ?

— Oui, en effet. Êtes-vous fils unique, ou bien avez-vous des frères et sœurs ?

— Je suis fils unique. Mon père et ma mère sont morts et je suis célibataire. Ces détails vous suffisent-ils ? Je me suis associé ici avec le docteur Emery. Il s’est retiré voilà une quinzaine d’années et vit en Irlande. Je vous communiquerai son adresse si vous le désirez. J’habite ici avec une cuisinière, une femme de chambre et une bonne à tout faire. Ma secrétaire vient tous les jours. Je me fais un bon revenu et, bon an, mal an, je ne tue qu’un nombre raisonnable de mes malades. Est-ce clair ? »

Le chef de police grimaça un sourire.

« Très clair, docteur Roberts. Je vois que vous ne détestez pas la plaisanterie. Maintenant une dernière question.

— Monsieur le chef de la police, mes mœurs sont au-dessus de tout reproche.

— Oh ! je ne faisais aucune allusion à cela. Je voulais vous prier de me donner les noms de quatre de vos amis… des gens qui vous connaissent intimement depuis un certain nombre d’années. À titre de référence, tout simplement.

— Je comprends. Voyons un peu. Vous préféreriez des gens qui habitent Londres ?

— Cela faciliterait mes recherches, mais cette condition n’est pas indispensable. »

Le médecin réfléchit quelques instants, puis, prenant son stylo, il griffonna quatre noms et adresses sur une feuille de papier, qu’il poussa sur son bureau dans la direction de Battle.

« Cela suffira-t-il ? Je ne vois rien de mieux pour l’instant. »

Battle lut la liste avec attention, approuva de la tête et glissa la feuille de papier dans la poche intérieure de sa veste.

« Il ne s’agit que d’une épreuve éliminatoire, dit-il. Plus vite j’aurai écarté une personne pour m’attacher à la suivante, mieux cela vaudra pour tout le monde. Je dois m’assurer d’abord que vous n’étiez pas en mauvais termes avec feu M. Shaitana, que vous n’aviez avec lui aucun rapport privé ou d’affaires, qu’à aucun moment il ne vous a manqué au point de susciter votre rancune. Je veux bien croire que vous le connaissiez à peine, mais peu importe ce que je puis croire. Je dois apporter des affirmations.

— Oh ! je saisis parfaitement votre point de vue. Vous devez prendre chacun de nous pour un menteur jusqu’à ce que sa sincérité soit prouvée. Voici mes clefs, monsieur Battle. Celle-ci va sur les tiroirs du bureau, cette petite-là sur l’armoire à poisons. Ne manquez pas de refermer ce meuble à clef. Je ferais peut-être bien de dire un mot à ma secrétaire. »

Il appuya sur un bouton fixé sur son bureau.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit et une jeune femme à l’air très éveillé apparut.

« Vous avez sonné, docteur ?

— Je vous présente Miss Burgess… Monsieur le chef de police Battle, de Scotland Yard. »

Miss Burgess décocha à Battle un regard froid et qui semblait vouloir dire : « Mon Dieu ! Quelle sorte d’animal est-ce là ? »

« Miss Burgess, je vous prie de vouloir bien répondre à toutes les questions que vous posera M. Battle et de lui être utile chaque fois qu’il fera appel à vos services.

— Je n’y manquerai pas, docteur.

— Il est temps que je m’en aille, dit Roberts en se levant. Avez-vous mis la morphine dans ma trousse ? J’en ai besoin pour un de mes malades, M. Lockhaert. »

Il s’éloigna vivement tout en parlant, et Miss Burgess le suivit.

Elle revint une minute ou deux plus tard et dit :

« Monsieur Battle, si vous avez besoin de moi, veuillez appuyer sur ce bouton. »

Le chef de police la remercia et se remit au travail.

Il se livra à une recherche lente et méthodique, bien qu’il n’escomptât point découvrir des documents importants. L’empressement de Roberts à se prêter à cette formalité l’en avertissait. Roberts n’était certes pas un imbécile. Il avait prévu cette perquisition et pris eu conséquence toutes ses dispositions. Cependant, il lui restait une ombre d’espoir. Roberts, ignorant le véritable objet de sa visite, pouvait avoir commis quelque négligence.

Le chef de police ouvrit et ferma le tiroir, vida les casiers, parcourut un cahier de chèques, évalua les factures impayées, pris note de leur nature, feuilleta le carnet de banque, examina le livre des malades, en somme, ne négligea aucun document manuscrit. Le résultat fut des plus décevants. Ensuite, il jeta un coup d’œil dans l’armoire à poisons et inscrivit sur son calepin les noms des fournisseurs de produits pharmaceutiques avec qui le docteur Roberts était en relations, releva également la méthode de contrôle, referma l’armoire à clé et passa aux tiroirs du bureau. Le contenu de ceux-ci, bien que de nature plus privée, ne satisfit point la curiosité professionnelle de Battle. Il hocha la tête, s’assit dans le fauteuil du médecin et appuya sur le bouton.

Miss Burgess apparut avec une promptitude méritoire.

Le chef de police la pria poliment de s’asseoir et l’étudia un moment avant de l’interroger. Tout de suite, il avait deviné son hostilité et se demandait s’il convenait de la faire parler inconsidérément en excitant ses dispositions malveillantes envers lui, ou s’il devait, de préférence, employer une méthode plus diplomatique.

« Sans doute connaissez-vous l’objet de ma visite, Miss Burgess ? lui dit-il enfin.

— Le docteur Roberts m’a mise au courant, répondit brièvement Miss Burgess.

— Toute cette affaire est plutôt délicate, déclara le chef de police.

— Vraiment ?

— Ma foi, ce crime offre bien des complications. Les soupçons pèsent sur quatre personnes, dont l’une doit être la coupable. Je voudrais savoir si vous avez déjà vu ce M. Shaitana.

— Jamais.

— Avez-vous entendu le docteur Roberts en parler ?

— Jamais… Ah ! non, je me trompe. Il y a environ une semaine, le docteur Roberts me pria d’inscrire sur son carnet un rendez-vous à dîner chez M. Shaitana, à huit heures quinze, le 18.

— Était-ce la première fois que vous entendiez prononcer le nom de ce M. Shaitana ?

— Oui.

— Vous n’avez jamais lu son nom dans les journaux ? Il figurait souvent dans la chronique mondaine.

— J’ai trop d’occupations pour lire les nouvelles mondaines.

— Sans doute, sans doute, répondit le chef de police d’une voix douce. Et voilà ! Les quatre personnes prétendront ne connaître que très vaguement M. Shaitana. Cependant, l’une d’entre elles le connaissait suffisamment pour le tuer. Il m’appartient de découvrir laquelle. »

Il y eut un silence qui n’aida en rien les choses. Miss Burgess semblait ne prendre aucun intérêt aux efforts de M. Battle. Obéissant aux ordres de son patron, elle se contentait d’écouter parler le chef de police et de répondre à ses questions.

Battle reprit :

« Si vous saviez quels obstacles je rencontre dans l’accomplissement de ma tâche ! Nous ne pouvons pas croire un mot de ce que les gens nous racontent ; pourtant, nous devons en tenir compte, surtout dans un cas comme celui-ci. Je ne voudrais pas médire du sexe féminin, mademoiselle, mais une fois lancées dans le bavardage, souvent les femmes parlent à tort et à travers. Elles accuseront sans preuves, feront des allusions plus ou moins fondées et remueront toutes sortes de scandales qui n’ont rien à voir avec l’enquête.

— Voulez-vous me faire comprendre qu’une des personnes présentes a dit du mal du docteur Roberts ? demanda Miss Burgess.

— Pas précisément, répondit Battle sans se compromettre. On a pourtant fait devant moi certaines allusions sur les circonstances suspectes du décès d’un de ses malades. Peut-être n’est-ce là que des racontars. J’éprouve même du scrupule à mentionner le fait au docteur.

— Sans doute s’agit-il encore de cette histoire au sujet de Mme Graves ! déclara Miss Burgess, furieuse. C’est honteux ! Les gens s’occupent de choses dont ils ne connaissent pas un traître mot ! Un tas de vieilles dames tombent dans ce travers. Elles s’imaginent toujours qu’on cherche à les empoisonner. Elles se méfient de leurs parents, de leurs domestiques et même de leurs médecins. Avant de s’adresser au docteur Roberts, Mme Graves avait vu trois médecins, et lorsqu’elle conçut les mêmes soupçons à son égard, il lui recommanda de se confier aux soins du docteur Lee. En pareil cas, il ne voyait pas d’autre solution. Après le docteur Lee, elle prit le docteur Stelle, puis le docteur Farmer… jusqu’à ce qu’enfin elle mourût, la pauvre femme !

— Vous seriez surprise de constater les proportions gigantesques que prend parfois le moindre fait, dit Battle. Chaque fois qu’un médecin hérite d’un de ses patients, la malignité publique s’empare aussitôt de lui. Pourtant, quoi de plus naturel qu’un malade reconnaissant songe à léguer une somme, même importante, à celui qui l’a bien soigné ?

— En général, ces calomnies proviennent des parents du mort. Rien comme un décès pour éveiller les mauvais instincts de la nature humaine. Les membres d’une même famille se querellent pour savoir ce qui leur revient avant même que le cadavre soit refroidi. Fort heureusement, le docteur Roberts n’a pas connu d’ennuis de ce genre. Il ne cesse de répéter qu’il souhaite ne jamais bénéficier d’un legs de ses malades. Je crois qu’un jour un de ses clients lui a laissé par testament cinquante livres en espèces, mais il n’a reçu en tout et pour tout que deux cannes et une montre en or.

— La profession de médecin n’est pas des plus enviables, fit Battle, avec un soupir. Il est toujours en butte au chantage. Les faits les plus insignifiants revêtent parfois des apparences scandaleuses… Un médecin doit éviter jusqu’à l’aspect du mal… en d’autres termes, il doit toujours se tenir sur la défensive.

— Ce n’est que trop vrai, surtout quand un médecin soigne des névrosées.

— Des névrosées. Très juste. J’ai bien pensé que l’histoire n’avait pas d’autre source.

— En ce moment, vous songez sans doute à cette affreuse Mme Craddock ? »

Battle fit mine de rappeler ses souvenirs.

« Voyons un peu. Il y a trois ans de cela, n’est-ce pas ?

— Plutôt quatre ou cinq ans. Cette femme était complètement déséquilibrée. J’étais bien contente, ainsi que le docteur Roberts, le jour où elle partit pour l’étranger. Elle raconta à son mari les plus invraisemblables mensonges, comme elles ont toutes la manie de le faire. Le pauvre homme en perdit la tête… et tomba malade. Il mourut du charbon, contracté en se rasant avec un blaireau infecté.

— J’avais oublié ce détail, mentit effrontément Battle.

— Après le décès de son mari, elle s’en alla à l’étranger et mourut peu de temps après. Je l’ai toujours prise pour une mauvaise femme… de celles qui s’acharnent après les hommes.

— Je connais ce genre-là. Ce sont les plus dangereuses. Un médecin doit les éviter à tout prix. Où est-elle morte ?… Attendez, je crois me rappeler… »

Miss Burgess vint à son aide :

« En Égypte… d’un empoisonnement du sang… maladie indigène.

— Une autre épreuve délicate pour un médecin, dit Battle faisant rebondir la conversation, c’est de soupçonner un des membres de la famille d’avoir empoisonné son patient. Que faire en l’occurrence ? S’il ne possède aucune certitude, mieux vaut observer le silence. Oui, mais sa situation devient intolérable si, par la suite, la mort naturelle est mise en doute. Ce cas s’est-il déjà présenté dans la carrière du docteur « Roberts ?

— Non, je ne crois pas. Je n’ai rien entendu de semblable.

— D’un point de vue purement statistique, il serait curieux de connaître le nombre annuel de décès dans la clientèle d’un médecin. Par exemple, vous travaillez avec le docteur Roberts depuis…

— Sept ans.

— Sept ans. Dites-moi, approximativement, combien il y a eu de morts chaque année depuis cette période.

— Il m’est difficile de répondre, fit Miss Burgess, maintenant pleine de confiance, se livrant à un calcul mental. Sept, huit… je ne pourrais préciser… en tout cas, pas plus d’une trentaine depuis mon entrée ici.

— On ne pourrait en dire autant de tous les médecins. D’autre part, sa clientèle, très aisée, a les moyens de se faire soigner.

— Il jouit d’une excellente réputation Son diagnostic est des plus sûrs. »

Battle poussa un soupir et se leva.

« Je crains de m’être écarté du but de ma visite, qui consistait à découvrir un lien entre le docteur Roberts et M. Shaitana. Vous êtes certaine qu’il n’était pas de ses clients ?

— Tout à fait certaine.

— Peut-être sous un autre nom, ajouta Battle, en lui tendant la photographie du disparu. Le reconnaissez-vous ?

— Quel personnage théâtral ! Non, je ne l’ai jamais vu ici.

— Alors, c’est tout, soupira Battle. Je remercie infiniment le docteur de sa grande amabilité. Veuillez lui faire part de ma gratitude et lui dire que je passe maintenant au numéro 2. Au revoir, Miss Burgess, et merci également de votre gentillesse. »

Il lui serra la main et s’en alla. Tout en marchant dans la rue, il tira de sa poche un petit calepin et inscrivit quelques mots sous la lettre R.

Mme Graves ? Peu probable.

Mme Craddock ?

Pas d’héritage.

Pas marié (dommage !)

Rechercher la mort des malades. Difficile.

Il referma le carnet et entra dans la succursale de la London et Wessex Bank, de Lancaster Gate.

La remise de sa carte officielle lui procura une entrevue privée avec le directeur.

« Bonjour, monsieur. Vous devez avoir comme client le docteur Roberts ?

— Parfaitement, monsieur le chef de police.

— Je désirerais consulter le compte de ce monsieur sur une période de plusieurs années.

— Je vais voir ce qu’il est possible de faire pour vous. »

Une demi-heure très occupée s’ensuivit. Enfin Battle poussa un soupir de soulagement et glissa dans sa poche une feuille couverte de chiffres griffonnés au crayon.

« Avez-vous trouvé le renseignement désiré ? demanda le directeur.

— Hélas ! non. Rien de concluant. Merci tout de même. »

Au même instant, le docteur Roberts, en train de se laver les mains dans son cabinet de consultation, demanda à Miss Burgess, par-dessus son épaule :

« Et alors, ce stupide policier a-t-il mis la maison sens dessus dessous ?

— En tout cas, il n’a pas réussi à me tirer les vers du nez !

— Ma chère enfant, rien ne vous obligeait à demeurer fermée comme une huître. Je vous ai priée de répondre à toutes ses questions. Que voulait-il savoir ?

— Il ne cessait de répéter que vous connaissiez ce nommé Shaitana… il est allé jusqu’à dire qu’il était peut-être venu se faire soigner ici sous un nom d’emprunt. Il m’a montré la photographie du mort. Quel air cabotin !

— Shaitana ? Il voulait poser au moderne Méphisto, ce qui, après tout, lui allait assez bien. Que vous a encore demandé Battle ?

— Pas grand-chose. Ah !… quelqu’un lui a raconté cette histoire idiote de Mme Graves…

— Graves ? Graves ? Ah ! oui, la vieille Mme Graves. Que c’est donc drôle ! dit le médecin en éclatant de rire. Elle est bonne, celle-là ! »

Débordant de bonne humeur, il alla déjeuner.

CHAPITRE X

LE DOCTEUR ROBERTS (Suite.)

Hercule Poirot déjeunait en compagnie du chef de police Battle. Celui-ci avait l’air consterné.

« Votre matinée n’a pas rapporté des résultats très appréciables, à ce que je vois », lui dit Poirot d’un ton compatissant.

Battle hocha la tête.

« Cette affaire va me donner du fil à retordre, monsieur Poirot.

— Que pensez-vous de votre homme ?

— Du médecin ? Je crois que Shaitana ne se trompait pas. Roberts est un assassin. Il me rappelle Westaway, et aussi cet avocat de Norfolk. Mêmes manières affables, même confiance en soi, même don de se rendre sympathique. Tous deux étaient de fieffés malins, ainsi que Roberts. Il ne s’ensuit pas nécessairement que le médecin ait tué Shaitana… Je ne le crois même pas. Mieux qu’un profane, il savait le risque qu’il courait : Shaitana aurait pu s’éveiller et appeler au secours. Non, je ne suspecte pas Roberts de ce crime.

— D’un autre, alors ?

— Peut-être de plusieurs, comme Westaway. Mais nous aurons du mal à découvrir la vérité. J’ai jeté un coup d’œil sur son compte en banque. Là, rien de louche. Pas de grosses sommes à son crédit. On pourrait en conclure que, durant ces sept dernières années, il n’a reçu aucun legs de ses malades. Voilà qui diminue l’idée du meurtre par esprit de lucre. Il n’a jamais été marié. Regrettable ! Quoi de plus facile pour un médecin que de tuer sa propre femme ? Il est riche, mais il a une clientèle de gens très aisés.

— En résumé, il semble mener une vie exemplaire, et peut-être est-ce le cas ?

— Peut-être. Mais je préfère supposer le pire. On parle d’un scandale à propos d’une femme… une de ses malades du nom de Craddock. Ce détail mérite d’être retenu. Je vais sans tarder mettre quelqu’un sur cette piste. Mme Craddock serait morte en Égypte d’une maladie indigène. Je ne crois pas que nous découvrions rien de sérieux de ce côté, toutefois les renseignements obtenus jetteront peut-être quelque clarté sur le caractère et la moralité du médecin.

— Cette femme était-elle mariée ?

— Oui, son mari est mort du charbon.

— Du charbon ?

— Oui, à cette époque les bazars regorgeaient de blaireaux à bon marché… dont quelques-uns étaient infectés. L’affaire a fait scandale, si vous vous en souvenez. »

Cela ne pouvait mieux tomber.

« Voilà ce que je pensais. Si son mari menaçait de mettre les pieds dans le plat… Mais nous nageons en pleine conjecture. Nous ne savons rien de certain.

— Courage, cher ami. Je connais votre patience. Vous en viendrez certainement à bout.

— Et vous, monsieur Poirot, que comptez-vous faire ?

— Pourquoi n’irais-je pas aussi faire une petite visite au docteur Roberts ?

— Deux dans la même journée ! Vous allez éveiller ses soupçons.

— Je me montrerai on ne peut plus discret. J’éviterai de l’interroger sur son passé.

— J’aimerais à savoir exactement quelle ligne de conduite vous suivrez… Mais je ne veux pas insister si vous y voyez quelque inconvénient.

— Du tout… du tout. Je suis prêt à satisfaire votre curiosité. Je lui parlerai du jeu de bridge, voilà tout.

— Encore du bridge ! Vous y tenez, monsieur Poirot ?

— Ce sujet me paraît très opportun.

— Chacun son goût. Je ne pratique pas ces entrées en matière fantaisistes : elles ne conviennent pas à mon genre.

— Quel est donc votre genre, monsieur Battle ? »

Le chef de police répondit par un sourire amusé au clignement d’œil de Poirot.

« Officier de police zélé, droit et consciencieux… Voilà mon genre, monsieur Poirot. Ni fioritures, ni puérilité. De la sueur d’honnête homme. Pas très malin, je dirai même un peu stupide : tel je suis. »

Poirot leva son verre.

« Je bois en l’honneur de nos méthodes respectives… et que le succès couronne nos efforts conjugués !

— Espérons que le colonel Race nous ramènera d’utiles renseignements sur le compte de Despard, dit Battle. Il dispose de plusieurs sources d’information.

— Et Mme Oliver ?

— Là, il s’agit uniquement d’une question de chance. Cette romancière ne me déplaît point. Elle parle à tort et à travers, mais ne manque pas de cran. Une femme voit plus clair que nous dans le jeu des autres femmes, et elle peut découvrir un précieux indice. »

Ils se séparèrent. Battle retourna à Scotland Yard pour donner des instructions à ses hommes et Poirot se rendit au n°200, Gloucester Terrace.

En accueillant son visiteur le docteur Roberts leva les sourcils d’un air comique.

« Deux limiers en un jour, et les menottes pour ce soir, je suppose ? »

Poirot sourit.

« Je peux vous affirmer, docteur Roberts, que mes soupçons se partagent également entre vous quatre.

— Vous m’en voyez reconnaissant. Vous fumez ?

— Si cela ne vous gêne pas, je préfère mes propres cigarettes. »

Poirot alluma une de ses minuscules cigarettes russes.

« Eh bien, en quoi puis-je vous être utile ? » demanda Roberts.

Poirot demeura silencieux un instant et tira sur sa cigarette. Enfin, il prit la parole :

« Docteur Roberts, vous devez bien connaître la nature humaine ?

— Sans doute. Un médecin doit savoir observer les hommes.

— Voilà précisément ce que je me suis dit : « Un médecin est tenu d’étudier ses malades… leur expression, leur teint, leur façon de respirer, leurs airs agités… un médecin remarque ces détails machinalement, sans s’en rendre compte ! Le docteur Roberts est l’homme qu’il me faut ! »

— Je ne demande pas mieux que de vous aider. Que désirez-vous savoir de moi ? »

Poirot tira de son élégant portefeuille trois marques de bridge soigneusement pliées.

« Voici les trois premiers robres de l’autre soir, expliqua-t-il. Le premier, de l’écriture de Miss Meredith. Pourriez-vous me dire, à l’aide de ces chiffres, le bilan des annonces et le détail de chaque coup ? »

Roberts le regarda, étonné.

« Vous plaisantez, monsieur Poirot. Comment pourrais-je m’en souvenir ?

— Vraiment ? Je vous serais tellement reconnaissant si vous faisiez un petit effort de mémoire ! Prenons ce premier robre. La première levée a dû se terminer par une demande de sortie à cœur ou à pique, ou alors une des deux équipes a pris cinquante d’amende.

— Voyons un peu. Ils prirent la sortie à pique.

— Et la levée suivante ?

— L’un de nous a dû avoir cinquante d’amende. Je ne me rappelle pas qui. Vraiment, monsieur Poirot, vous m’en demandez trop.

— Vous souvenez-vous au moins de quelques annonces ou de quelques levées ?

— J’ai eu un grand schelem. De cela, je me souviens. Contré, qui mieux est. Mauvaise affaire que ces trois sans-atout. Ils ont perdu un tas de levées.

— Qui était votre partenaire ?

— Mme Lorrimer. Elle faisait une drôle de tête. Ma façon d’annoncer ne lui plaisait guère, je crois.

— Et vous ne vous rappelez vraiment pas d’autres annonces ou d’autres levées ? »

Roberts se mit à rire.

« Mon cher monsieur Poirot, qu’attendiez-vous donc de moi ? D’abord, il y a eu le crime… cela suffirait pour me faire oublier les levées les plus fameuses… et, en outre, j’ai joué depuis une demi-douzaine de robres. »

Poirot parut décontenancé.

« Je suis navré, dit Roberts.

— Oh ! après tout, peu importe ! Je comptais bien que vous me répéteriez une ou deux levées. Ces points de repère eussent contribué à réveiller d’autres souvenirs.

— Lesquels ?

— Vous auriez pu remarquer, par exemple, que votre partenaire avait complètement saboté un sans-atout très simple, ou encore que votre adversaire vous avait fait cadeau de deux levées inespérées en omettant de jouer une carte qui s’imposait. »

Le docteur Roberts s’assombrit soudain et se pencha en avant.

« Ah ! maintenant, je vois où vous voulez en venir. Au début, vos propos me paraissaient des plus incohérents et des plus stupides. Vous pensez que le crime… du moins la réussite complète du crime… a pu apporter une perturbation dans le jeu du coupable ? »

Poirot approuva d’un signe de tête.

« Vous avez parfaitement saisi mon idée. C’eût été un précieux indice si les quatre joueurs avaient bien observé leurs partenaires. Un changement brusque dans la façon d’annoncer ou de mener le jeu, une étourderie, une occasion manquée… vous les auriez facilement remarqués chez l’un des joueurs. Malheureusement, vous étiez tous étrangers les uns aux autres et une modification dans la manière de jouer ne pouvait retenir votre attention. Mais, docteur, veuillez réfléchir un instant. Vous rappelez-vous une défaillance quelconque ? Une erreur grossière dans le jeu des autres ? »

Un silence, puis le médecin hocha la tête.

« J’ai beau chercher, je ne vois rien, répondit-il franchement. Ma mémoire me fait complètement défaut. Je ne puis vous répéter que ce que je vous ai déjà dit : Mme Lorrimer joua à la perfection du commencement à la fin ; je n’ai pas relevé chez elle la moindre sottise. Despard s’est également montré bon dans l’ensemble, mais, à mon sens, c’est un joueur trop timoré. Ses annonces sont strictement conventionnelles ; jamais il ne fait un pas en dehors des règles. Jamais il ne tente le hasard. Quant à Miss Meredith… »

Il hésita.

« Eh bien ?

— Elle a commis quelques erreurs… une ou deux… vers la fin de la soirée. Peut-être était-ce simplement la fatigue et son manque d’expérience au jeu. Sa main tremblait… »

Il fit une pause.

« À quel moment ?

— J’essaie de me rappeler… C’était, je crois, dû à son état nerveux. Monsieur Poirot, vous me faites imaginer des tas de choses.

— Excusez-moi. Je voudrais votre avis sur un autre sujet.

— Je vous écoute.

— C’est plutôt difficile à expliquer. Vous allez me comprendre. Si je vous pose une question trop directe, je vous mets sur la voie et votre réponse perd de sa valeur. Permettez-moi d’employer un autre moyen, monsieur Roberts, veuillez me décrire l’ameublement de la pièce où vous avez joué au bridge chez Shaitana ? »

Roberts demeura interloqué.

« L’ameublement de la pièce ?

— Je vous en prie.

— Cher monsieur, je ne sais par où commencer.

— Par où vous voudrez.

— Ma foi, ce salon était bien garni de meubles…

— Non, non. Je veux des précisions. »

Le docteur Roberts poussa un soupir.

Sarcastique, il annonça, à la manière d’un commissaire-priseur :

« Un grand divan recouvert de brocart ivoire… Un idem en vert… quatre ou cinq larges fauteuils… huit ou neuf tapis persans… une série de douze petites chaises dorées Empire. Un bureau William et Mary. (Je me figure être employé dans une salle de ventes.) Une magnifique vitrine chinoise. Un piano à queue. Il y avait d’autres meubles que je n’ai pas remarqués. Six estampes japonaises de toute beauté. Deux peintures chinoises sur miroir. Cinq ou six belles tabatières. Des statuettes japonaises en ivoire posées sur un guéridon. Des tazzas en vieil argent de l’époque Charles Ier. Une ou deux pièces d’émail Battersea…

— Bravo, bravo ! s’exclama Poirot.

— Un couple d’oiseaux, une statue de Ralph Wood… Quelques bijoux (je ne suis pas très ferré là-dessus). Quelques bibelots orientaux… incrustés d’argent. Des oiseaux de Chelsea. Quelques miniatures dans une vitrine… assez jolies, ma foi. Ce n’est pas encore tout. Il s’en faut de beaucoup, mais pour l’instant rien d’autre ne me vient à l’esprit.

— C’est magnifique, déclara Poirot. Vous avez vraiment l’œil observateur. »

Le médecin demanda avec curiosité :

« Ai-je cité l’objet que vous aviez en tête ?

— Voilà un point intéressant. Si vous l’aviez nommé, cela m’aurait fort surpris. Comme je m’y attendais, vous ne pouviez le comprendre dans votre énumération.

— Pourquoi ? »

Poirot cligna de l’œil.

« Parce qu’il ne s’y trouvait pas. »

Roberts écarquilla les yeux.

« Vous éveillez en moi un souvenir, monsieur Poirot.

— Vous pensez à Sherlock Holmes, n’est-ce pas ? Le curieux incident du chien dans la nuit. Le chien n’avait pas aboyé. C’est le curieux de l’histoire. Hum… que voulez-vous, je n’hésite pas à emprunter parfois les petits trucs des autres.

— Laissez-moi vous dire, monsieur Poirot, que je ne sais où vous voulez en venir.

— Je m’en félicite. Entre nous, voilà comment je m’y prends pour produire mes petits effets. »

Puis, comme le médecin demeurait toujours abasourdi, Poirot se leva et dit avec un sourire :

« Du moins, comprenez ceci : ce que vous venez de me dire me servira énormément dans ma prochaine entrevue. »

Le médecin quitta son siège.

« Je ne vois pas de quelle façon, mais je vous crois sur parole. »

Les deux hommes se serrèrent la main.

Poirot descendit le perron de la maison du médecin et héla un taxi qui passait.

« 111, Cheyne Lane, Chelsea », annonça-t-il au chauffeur.

CHAPITRE XI

MADAME LORRIMER

Madame Lorrimer habitait une petite maison proprette et bien ordonnée au numéro 111, de Cheyne Lane, cette rue si tranquille. On accédait à la porte peinte en noir par un perron d’une blancheur éblouissante, et la poignée ainsi que le heurtoir en cuivre brillaient sous le soleil de l’après-midi.

Une vieille femme de chambre, au bonnet et au tablier blancs immaculés, vint ouvrir.

À la question de Poirot, elle répondit que sa maîtresse était chez elle.

Elle le précéda dans l’étroit escalier.

« Qui dois-je annoncer, monsieur ?

— M. Hercule Poirot. »

Il fut introduit dans un salon et regarda autour de lui, observant tous les détails. Bel ameublement, bien entretenu, de vieux style familial. Des housses en toile de Perse recouvraient les fauteuils et les canapés. Quelques photographies dans des cadres d’argent ornaient les murs. Au demeurant, une pièce vaste et bien éclairée, avec quelques superbes chrysanthèmes dans un grand vase.

Mme Lorrimer s’avança pour saluer son visiteur.

Elle lui tendit la main sans trahir la moindre surprise de le voir, lui désigna un siège, s’assit elle-même et parla du beau temps.

Il y eut une pause.

« J’espère, madame, que vous voudrez bien excuser cette visite ? »

Le regardant bien en face, Mme Lorrimer demanda :

« Est-ce une visite professionnelle ?

— Je dois l’avouer.

— Vous comprendrez, monsieur Poirot, que si je suis prête à fournir au chef de police Battle et à ses agents tous renseignements désirables, rien ne m’oblige à répondre aux questions d’un enquêteur officieux.

— Je me range volontiers à votre point de vue, madame, et si vous me montrez la porte, j’obéirai humblement à votre désir. »

Mme Lorrimer esquissa un sourire.

« Je n’ai nulle intention d’en arriver là, monsieur Poirot. Je vous accorde dix minutes, car je dois me rendre à une partie de bridge.

— Dix minutes me suffisent amplement, madame. Auriez-vous l’obligeance de me décrire la pièce dans laquelle vous avez joué au bridge l’autre soir, le salon où a été tué M. Shaitana ? »

Mme Lorrimer leva les sourcils.

« Quelle bizarre question ! Je n’en discerne pas du tout le but.

— Si, au cours de la partie de bridge, on vous disait : « Pourquoi jouez-vous cet as, ou pourquoi mettez-vous le valet qui sera pris par la dame et non le roi qui aurait fait la levée ? » votre réponse serait certes longue et fastidieuse, n’est-ce pas ?

— Étant bien entendu que, dans ce jeu, vous êtes le spécialiste et moi la novice… dit-elle en souriant. Alors, très bien. »

Elle réfléchit un instant.

« Le salon était vaste et richement meublé.

— Pouvez-vous me donner certains détails ?

— Il y avait des vases de fleurs… modernes… assez jolis… Je crois avoir aussi remarqué des estampes chinoises ou japonaises. Dans une coupe se trouvaient des tulipes rouges… étonnamment précoces…

— Est-ce tout ?

— Je crains fort de n’avoir rien observé de près.

— Et l’ameublement ? Vous rappelez-vous la couleur de la tapisserie ?

— Je me souviens vaguement d’une étoffe soyeuse.

— Et les bibelots ?

— Oh ! Ils étaient si nombreux que je me croyais dans une salle de musée. »

Après un silence, Mme Lorrimer ajouta :

« Ces renseignements ne vous renseigneront guère, monsieur Poirot.

— Autre chose. »

Il lui montra des marques de bridge.

« Voici les trois premiers robres. Je me demande si, à l’aide de ces marques, vous serez en mesure de rétablir les levées.

— Attendez. »

L’air très intéressée, Mme Lorrimer se pencha sur les marques.

« Voici le premier robre. Miss Meredith et moi jouions contre les deux hommes. La première manche fut jouée à quatre piques. Nous les avons faits, plus une levée supplémentaire. Le coup suivant resta à deux carreaux et le docteur Roberts subit une levée d’amende. Il y a eu beaucoup d’annonces au troisième coup. Miss Meredith passa. Le major Despard annonça son cœur. Je passai. Le docteur Roberts fit un forcing à trois trèfles. Miss Meredith dit trois piques et le major Despard quatre carreaux. Je contrai. Le docteur Roberts demanda alors quatre cœurs et ne chuta que d’une levée.

— Épatant ! dit Poirot. Quelle mémoire ! »

Mme Lorrimer poursuivit :

« À la levée suivante, le major passa, j’annonçai un sans-atout, le docteur Roberts trois cœurs. Mon partenaire passa. Despard donna le quatrième cœur à son partenaire. Je contrai et ils chutèrent, cette fois, de deux levées. Puis je donnai et nous fîmes la sortie à quatre piques. »

Elle prit la marque suivante :

« Voilà qui paraît bien compliqué, observa Poirot. Le major barre les chiffres au fur et à mesure.

— Je crois me souvenir que les deux camps commencèrent par perdre chacun cinquante… puis le docteur Roberts demanda cinq carreaux ; nous contrâmes et il perdit trois levées, puis nous fîmes trois trèfles, mais aussitôt après les autres firent manche à pique. Nous fîmes la seconde manche avec cinq trèfles. Puis nous perdîmes cent. Les adversaires firent un cœur, nous, deux sans-atout et finalement nous enlevâmes le robre avec une annonce de quatre trèfles. »

Elle saisit la marque suivante.

« Ce robre fut une vraie bataille. Il débuta de façon très calme. Le major Despard et Miss Meredith annoncèrent un cœur. Nous avons chuté deux fois en essayant quatre cœurs et quatre piques. Puis les autres ont fait la manche à pique. Inutile de vouloir les arrêter. Après cela, nous avons chuté trois fois de suite, mais sans être contrés. Puis nous avons fait la seconde manche à sans-atout. Alors, une terrible lutte s’engagea. Chaque camp prit des amendes à tour de rôle. Le docteur Roberts fit des demandes téméraires, mais, bien qu’il ait pris une ou deux fois de sérieuses amendes, son système a fini par réussir, car il a souvent intimidé Miss Meredith et l’a empêchée d’annoncer son jeu. Il a annoncé ensuite deux piques d’entrée, je lui ai dit trois carreaux, il est allé à quatre sans-atout. J’ai dit cinq piques et il a soudain sauté à sept carreaux. Naturellement, nous fûmes contrés. Une telle déclaration était absurde. Nous avons gagné par miracle. Jamais je n’aurais imaginé que nous pourrions faire notre contrat quand il étala son jeu. Si on nous avait attaqué cœur, nous aurions perdu trois levées. Mais, comme on nous attaqua le roi de trèfle, nous fûmes assez heureux pour réussir le coup. C’était vraiment passionnant.

— Je crois bien ! Un grand schelem vulnérable contré. Cela vous donne des émotions. Quant à moi, j’avoue n’avoir pas le courage d’aller jusqu’au schelem.

— Vous avez tort ! s’exclama énergiquement Mme Lorrimer. Il faut jouer convenablement.

— Courir des risques ?

— Vous ne courez aucun risque si les annonces sont correctes. Le résultat est mathématique. Malheureusement, peu de joueurs annoncent bien. Au début, tout marche à souhait, puis ils perdent la tête. Ils ne savent pas établir la différence entre une main avec des cartes gagnantes et une main sans cartes perdantes… Mais ce n’est guère le moment de vous donner une leçon de bridge, monsieur Poirot.

— Ma façon de jouer ne ferait qu’y gagner, madame. »

Mme Lorrimer poursuivit son examen de la marque.

« Après cette partie mouvementée, les levées suivantes furent plutôt calmes. Avez-vous la quatrième marque ? Ah oui ! Une bataille très équilibrée, aucun des deux camps ne pouvant marquer au-dessous de la ligne.

— Ce cas se produit souvent vers la fin de la soirée.

— On annonce avec prudence, mais toutes les cartes sont mal placées. »

Poirot ramassa les marques et s’inclina.

« Toutes mes félicitations, madame ! Votre mémoire des cartes est magnifique !… Magnifique !… Vous vous souvenez pour ainsi dire de toutes les cartes jouées.

— Je crois bien que oui.

— La mémoire est un don précieux. Quand on le possède, le passé n’existe pas. Les faits écoulés doivent se dérouler en votre esprit aussi clairement que s’ils dataient d’hier. En est-il ainsi ? »

Elle leva vers lui des yeux agrandis et sombres.

L’effet ne dura qu’un instant. Bientôt, elle reprit son attitude de femme du monde, mais Poirot n’en douta point : le coup avait porté.

Mme Lorrimer se leva.

« Excusez-moi, monsieur Poirot, mais je me vois obligée de vous quitter. Je crains d’arriver en retard.

— Pardonnez-moi d’abuser ainsi de votre temps.

— Je suis très fâchée de n’avoir pu vous être plus utile.

— Mais non ! protesta Poirot. Vous m’avez au contraire beaucoup aidé.

— J’ai peine à le croire.

— Si ! Si ! Vous m’avez appris quelque chose que je désirais savoir. »

Elle se garda de lui poser une question directe et lui tendit la main.

« Merci, madame, de votre obligeance. »

Tout en lui serrant la main, Mme Lorrimer dit au détective belge :

« Monsieur Poirot, vous êtes un homme extraordinaire.

— Je suis comme le Bon Dieu m’a fait, chère madame !

— Nous sommes tous un peu comme cela, sans doute.

— Pas tous, madame. Quelques-uns d’entre nous ont cru bon de corriger l’œuvre du Créateur : M. Shaitana, par exemple.

— En quel sens ?

— Il possédait un certain goût dans le choix d’objets anciens. Au lieu de s’y arrêter, il lui a fallu collectionner d’autres choses.

— Lesquelles ?

— Des sensations… si l’on peut dire.

— Ne croyez-vous pas que ce besoin était inné en lui ?

— Il jouait fort bien le rôle de Satan ; au fond, ce n’était pas un démon… mais un sot. Il en est mort.

— De sa sottise ?

— Oui, un péché qui ne pardonne pas, madame. »

Après un silence, Poirot ajouta :

« Au revoir, madame, je m’en vais. Encore mille fois merci de votre amabilité. Je ne reviendrai vous voir que si vous me faites appeler. »

Mme Lorrimer parut étonnée.

« Mon Dieu, monsieur Poirot, pour quelle raison vous dérangerais-je ?

— Sait-on jamais ? C’est une idée à moi. Au moindre signe, j’accourrai. Ne l’oubliez pas. »

Une fois de plus, le détective belge salua et sortit. Dans la rue, il songea :

« Je ne me trompe pas… Je suis sûr de ne pas me tromper… C’est sûrement cela ! »

CHAPITRE XII

ANNE MEREDITH

Madame Oliver se dégagea avec difficulté du siège avant de sa petite voiture à deux places. Les fabricants d’automobiles modernes s’imaginent que seuls des gens aux genoux de sylphe se glisseront sous le volant, et la mode des sièges bas exige d’une femme d’un certain âge et de généreuses proportions des efforts surhumains pour se sortir de l’auto. Le second siège était encombré de cartes routières, d’un réticule, de trois romans et d’un gros sac de pommes. Mme Oliver raffolait des pommes. De notoriété publique, elle en avait absorbé jusqu’à cinq livres d’affilée lorsqu’elle composait l’intrigue ardue et compliquée de La Mort dans l’égout. Une douleur aiguë à l’estomac l’avait rappelée au sens des réalités dix minutes après le rendez-vous fixé pour un déjeuner en son honneur.

Avec un dernier soubresaut et un coup de genou sur la portière récalcitrante, Mme Oliver atterrit trop brusquement sur le trottoir devant la grille de Wendon Cottage, répandant autour d’elle une pluie de trognons de pommes.

Elle émit un soupir de soulagement, poussa son chapeau derrière sa tête sans aucun souci d’élégance, regarda d’un œil satisfait son costume tailleur de drap sombre, puis fronça le sourcil en s’apercevant qu’elle avait, par étourderie, gardé ses souliers vernis à talons hauts. Elle ouvrit la porte du jardin et avança sur les dalles de l’allée jusqu’à la porte de la maison. Elle exécuta un joyeux rag-time avec le heurtoir en forme de tête de crapaud.

Ne recevant pas de réponse, elle répéta sa petite performance.

Après une attente d’une minute et demie, Mme Oliver, d’un pas alerte, fit le tour de l’habitation.

Derrière, se trouvait un jardinet à l’ancienne mode où abondaient des marguerites d’automne et des chrysanthèmes ; plus loin, s’étendait un pré au bout duquel coulait une rivière. Pour un jour d’octobre, le soleil était chaud.

Deux jeunes filles traversaient le pré dans la direction du cottage. Lorsqu’elles eurent franchi la porte du jardin, l’une d’elles s’arrêta net.

Mme Oliver s’avança.

« Bonjour, Miss Meredith. Vous vous souvenez de moi, j’espère ?

— Oh ! bien sûr ! »

Anne Meredith, les yeux étonnés, tendit prestement la main. L’instant d’après, elle se ressaisit.

« Je vous présente mon amie qui vit ici avec moi.

— Miss Dawes. Rhoda, voici Mme Oliver. »

L’autre jeune fille, une grande brune, florissante de santé, s’exclama :

« Oh ! c’est vous, madame Oliver ? Ariane Oliver ?

— Parfaitement. »

Puis, s’adressant à Anne.

« Si nous nous asseyions quelque part, chère amie ? J’ai des tas de choses à vous dire.

— Allons prendre le thé.

— Le thé peut attendre », dit Mme Oliver.

Anne les conduisit vers un groupe de fauteuils d’osier et de chaises de pont plutôt en mauvais état. Mme Oliver, d’un œil circonspect, choisit la plus solide, ayant essuyé plusieurs accidents fâcheux sur ces meubles de jardin par trop fragiles.

« Maintenant, ma chère, commença-t-elle d’un ton décidé, nous n’irons pas par quatre chemins. Occupons-nous tout de suite de l’assassinat de l’autre soir. Il faut absolument agir.

— Agir ? répéta Anne.

— Sûrement. J’ignore ce que vous pensez, mais moi je connais le coupable. C’est le docteur… comment donc ?… Ah ! oui ! Roberts. Un nom gallois ! Les Gallois ne m’inspirent aucune confiance ! J’ai eu une nourrice galloise. Un jour, elle m’emmena à Harrogate et rentra seule à la maison, m’ayant tout à fait oubliée. On ne peut compter sur ces gens légers et inconstants. Laissons de côté cette femme-là pour l’instant. Roberts a commis le crime… aucun doute là-dessus. Unissons nos efforts pour en découvrir les preuves. »

Rhoda Dawes éclata de rire… puis elle rougit.

« Excusez-moi. Mais je vous trouve si différente de ce que j’avais imaginé !

— Vous êtes déçue ? dit Mme Oliver d’une voix calme. Je suis habituée à cela. Peu importe. Nous devons avant tout démasquer Roberts !

— Comment est-ce possible ?

— Allons, Anne, ne soyez pas si pessimiste ! réprimanda Rhoda Dawes. Mme Oliver est tout simplement admirable. Elle connaît tous les dessous de ces affaires-là. Elle s’y prendra de la même façon que Sven Hjerson. »

Rougissant légèrement en entendant prononcer le nom de son célèbre détective finlandais, Mme Oliver déclara :

« Il faut absolument y parvenir. Je vais vous en donner la raison, mon enfant. Vous ne voudriez tout de même pas qu’on vous accusât ?

— Pourquoi m’accuserait-on ?

— Vous connaissez les gens ! Les soupçons pèseront aussi bien sur les trois innocents que sur le coupable !

— Je ne comprends pas encore pourquoi vous vous adressez spécialement à moi, madame Oliver, dit lentement Anne Meredith.

— Parce que les autres ne m’intéressent pas. Mme Lorrimer est une de ces femmes qui passent leur temps à jouer au bridge dans les clubs. Elle est cuirassée et de force à se défendre elle-même. En outre, elle prend de la bouteille et peu m’importerait qu’on la soupçonnât. Pour une jeune fille comme vous, il en est autrement. Vous avez devant vous tout l’avenir.

— Et le major Despard ? demanda Anne.

— Peuh ! C’est un homme ! Il se débrouillera bien tout seul. Il raffole du danger et vient prendre son plaisir en Angleterre au lieu de le rechercher sur l’Irrawaldy… ou le Limpopo… vous savez ce fleuve jaune africain que les hommes aiment tant ! Non, je ne me tracasse pas le moins du monde au sujet de ces deux-là.

— J’apprécie votre bonté, fit Anne.

— Quel drame épouvantable ! s’exclama Rhoda. La pauvre Anne en est toute bouleversée, madame Oliver. Et j’approuve votre manière de voir. Mieux vaut faire quelque chose que de rester ici inactive à réfléchir.

— Évidemment, appuya Mme Oliver. À vous parler franc, je ne me suis jamais occupée d’un véritable crime et je ne crois pas que ce soit mon fort. J’ai tellement l’habitude de piper les dés… Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Mais pour rien au monde je n’aurais consenti à laisser toutes les prérogatives aux trois policiers. J’ai toujours prétendu que si une femme dirigeait Scotland Yard…

— Eh bien ? demanda Rhoda, penchée en avant. Si vous étiez à la tête de Scotland Yard, que feriez-vous ?

— J’arrêterais sur l’heure le docteur Roberts.

— Vraiment ?

— Hélas ! Scotland Yard se passe de mes services, déplora Mme Oliver, reculant prudemment d’un terrain dangereux. Je ne suis rien du tout.

— Oh ! ne médisez pas de vous-même, protesta Rhoda, désireuse de lui faire un compliment.

— Nous voici trois faibles femmes, poursuivit Mme Oliver. Voyons ce que nous pourrons faire. »

Anne Meredith acquiesça de la tête d’un air pensif, puis :

« Pourquoi croyez-vous que le docteur Roberts soit le coupable ?

— Il a la tête d’un assassin.

— Ne pensez-vous pas… (Anne hésita.) Un médecin… Je veux dire… Il aurait pu se servir plus aisément d’un poison.

— Pas du tout. Le poison… une drogue quelconque, trahirait tout de suite un médecin. Voyez donc comme ils oublient facilement des boîtes de drogues dangereuses dans leurs autos, à Londres, et comment on les leur vole. Non, précisément, parce que Roberts est médecin, il évitera d’employer un produit médical.

— Je comprends », dit Anne.

Puis elle ajouta :

« Mais pourquoi aurait-il tué M. Shaitana ? Avez-vous là-dessus une idée quelconque ?

— Une idée ? Mais j’en ai à revendre, des idées ! Là, réside pour moi la difficulté. Je ne puis concentrer mon esprit sur un seul sujet à la fois… J’en ai toujours cinq ou six en gestation et j’éprouve une réelle torture à fixer mon choix. Je puis vous fournir six mobiles du crime. L’ennui, c’est que je n’ai aucun moyen de discerner le bon. Tout d’abord, Shaitana était peut-être un usurier. Il avait des manières trop onctueuses. Il tenait Roberts dans ses griffes et celui-ci le tua parce qu’il ne pouvait réunir la somme nécessaire pour acquitter sa dette. Peut-être aussi Shaitana avait-il déshonoré la fille ou la sœur du médecin ? Ou encore, Roberts était un bigame et Shaitana le savait. Ou bien, Roberts a épousé la petite cousine de Shaitana et, par elle, héritera toute la fortune de l’Argentin ? Ou… Combien de mobiles vous ai-je donnés ?

— Cela fait quatre, répondit Rhoda.

— Oui… Et celui-ci est de poids… Supposez que Shaitana connût certain secret dans le passé de Roberts. Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué, ma chère, mais Shaitana prononça une phrase plutôt curieuse au cours du dîner… juste avant un silence très embarrassant. »

Anne se baissa pour taquiner une chenille.

« Je n’en ai pas souvenance.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Rhoda.

— Il a parlé… Voyons, de quoi donc ?… d’un accident et de poison. Vous ne vous en souvenez pas ? »

La main gauche d’Anne se crispa sur l’accoudoir de son fauteuil d’osier.

« Je me souviens en effet », répondit-elle d’une voix calme.

Rhoda intervint brusquement.

« Ma chérie, vous devriez mettre votre manteau. Nous ne sommes plus en été. Allez donc le chercher. »

Anne hocha la tête.

« Oh ! Merci ! Je n’ai pas froid. »

Cependant, elle frissonnait légèrement en parlant.

« Vous voyez où je veux en venir, continua Mme Oliver. Un client du médecin a pu s’empoisonner par accident, mais, en réalité, c’était l’œuvre du praticien. Je croirais facilement qu’il a envoyé ainsi ad patres un nombre considérable de gens. »

Les joues d’Anne s’empourprèrent :

« Les médecins ont-ils vraiment intérêt à supprimer en gros leurs malades ? demanda-t-elle. L’effet serait plutôt désastreux sur leur clientèle.

— Cette raison me semble plausible, dit Mme Oliver.

— Je juge votre idée absurde et tellement mélodramatique…

— Oh ! Anne ! » protesta Rhoda en manière d’excuse envers la romancière.

Elle considérait Mme Oliver avec les yeux d’un épagneul intelligent.

« Essayez de comprendre ! Essayez de comprendre ! semblait dire ce regard.

— Je crois, au contraire, que votre idée est merveilleuse, madame Oliver, s’empressa d’ajouter Rhoda. De plus, un médecin peut se procurer un poison ne laissant aucune trace visible, n’est-ce pas ?

— Oh ! » s’exclama Anne.

Les deux autres femmes se tournèrent vers elle.

« Je me souviens d’un autre détail, dit Anne. M. Shaitana a dit quelque chose sur les facilités offertes à un médecin dans son laboratoire. Il voulait certainement insinuer par-là certaine vérité désagréable à l’oreille du docteur Roberts.

— Ce n’est pas M. Shaitana qui a fait cette allusion, observa Mme Oliver, mais le major Despard. »

Des pas sur l’allée du jardin lui firent détourner la tête.

« Par exemple ! s’exclama-t-elle. Quand on parle du loup… »

Le major Despard venait de contourner l’angle de la maison.

CHAPITRE XIII

LE DEUXIÈME VISITEUR

À la vue de Mme Oliver, le major Despard sembla décontenancé. Sous le hâle de son visage, ses joues prirent une teinte rouge brique. Très embarrassé, il se dirigea vers Anne et lui dit d’une voix saccadée :

« Excusez-moi, Miss Meredith. J’ai sonné et personne ne m’a répondu. Je passais dans vos parages et j’ai cru bien faire d’entrer vous dire un petit bonjour.

— Je suis confuse que vous ayez sonné pour rien. Nous n’avons pas de bonne, seulement une femme qui vient faire le ménage le matin. »

Elle présenta le major à Rhoda. Celle-ci proposa :

« Rentrons donc pour prendre le thé. La fraîcheur commence à se faire sentir. Nous serons mieux à l’intérieur. »

Tout le monde entra dans la maison et Rhoda disparut dans la cuisine. Mme Oliver crut bon de remarquer :

« Quelle drôle de coïncidence… nous retrouver tous trois ici !

— Oui, se contenta de répondre Despard, levant vers elle un regard pensif.

— Je venais d’expliquer à Miss Meredith qu’il fallait absolument dresser un plan de campagne, dit Mme Oliver, toute à son affaire. Je veux parler de l’assassinat de M. Shaitana. Pour moi, aucun doute : c’est le médecin. N’êtes-vous pas de cet avis ?

— Difficile à se prononcer. Sur quelles preuves s’appuyer ? »

L’expression de Mme Oliver semblait dire : « Ça, c’est bien d’un homme ! »

Un air de contrainte enveloppait les trois personnages. Mme Oliver s’en aperçut aussitôt. Lorsque Rhoda apporta le thé, elle se leva et annonça son intention de regagner immédiatement Londres. Elle remercia les jeunes filles de leur amabilité et s’excusa de ne pouvoir rester plus longtemps.

« Je vous laisse ma carte de visite, dit-elle. Vous aurez ainsi mon adresse. Ne manquez pas de venir me voir à votre prochain voyage à Londres. Nous reprendrons notre conversation et tâcherons de découvrir un moyen ingénieux de percer le mystère.

— Je vous accompagne jusqu’à la grille », annonça Rhoda.

Comme les deux femmes descendaient l’allée, Anne Meredith sortit en courant de la maison et les rattrapa.

« Je viens de réfléchir, déclara-t-elle, le visage pâle et l’air résolu.

— À quoi, ma chérie ? demanda Rhoda.

— Vous êtes extrêmement aimable, madame Oliver, de vous donner tant de peine, mais je préfère ne pas me mêler de cette affaire. Ce drame est trop horrible et je préfère en chasser le souvenir de mon esprit.

— Ma chère enfant, une question se pose : vous le permettra-t-on ?

— Oh ! je sais pertinemment que la police mènera son enquête et viendra m’interroger. Je m’y attends, mais je cherche à oublier cette soirée-là et je ne veux plus en entendre parler. Traitez-moi de poltronne si bon vous semble, mais tels sont mes sentiments.

— Anne ! s’écria Rhoda Dawes.

— Je vous comprends, mon enfant, mais je me demande si votre attitude négative est très raisonnable. Laissée à elle-même, la police ne découvrira jamais le vrai coupable. »

Anne Meredith haussa les épaules.

« Quelle importance cela peut-il avoir ?

— De l’importance ! s’écria Rhoda. Cela présente de l’importance, une grande importance même, n’est-ce pas, madame Oliver ?

— C’est aussi mon avis, déclara la romancière d’un ton sec.

— Eh bien, souffrez que je ne le partage point, dit Anne avec entêtement. Tous ceux qui me connaissent savent bien que je n’ai pas tué M. Shaitana. Aussi pourquoi voulez-vous que je m’en mêle ? C’est l’affaire de la police de chercher la vérité.

— Oh ! comme vous manquez de cran, ma chère Anne ! lui dit Rhoda.

— Je préfère vous dire tout de suite le fond de ma pensée. (Elle tendit la main à la romancière.) Merci infiniment, madame Oliver, d’avoir bien voulu vous déranger pour moi.

— Bien entendu, je ne puis vous contraindre. Quant à moi, je ne laisserai pas l’herbe me pousser sous les pieds. Au revoir, mademoiselle. Si vous changez d’idée, passez me voir à Londres. »

Elle remonta dans sa voiture, la mit en marche et s’éloigna en agitant la main vers les deux jeunes filles.

Rhoda se précipita vers la petite auto et sauta sur le marchepied.

« Votre invitation s’adresse-t-elle seulement à mon amie, demanda la jeune fille essoufflée, ou aussi à moi ? »

Mme Oliver freina.

« À toutes deux, naturellement.

— Merci beaucoup, madame. Je ne veux pas vous retenir davantage. Peut-être me verrez-vous un de ces jours. Quelque chose… Non, ne vous arrêtez pas, je descends. »

Elle sauta prestement et rejoignit son amie à la grille.

« Que diable ?… fit Anne.

— Cette femme est la gentillesse même. Elle m’est très sympathique. Avez-vous remarqué ses bas dépareillés ? Je la crois extrêmement intelligente. Il faut d’ailleurs qu’elle le soit… pour écrire tous ces livres ! Que ce serait donc amusant si elle allait découvrir la vérité et bafouer ainsi la police !

— Qu’est-elle venue faire ici ? » demanda Anne.

Rhoda ouvrit de grands yeux.

« Mais elle vous l’a expliqué, ma chérie ! »

Anne fit un geste d’impatience.

« Rentrons bien vite. Je l’avais oublié. Je l’ai laissé tout seul.

— Le major Despard ? Il est très bien, cet homme-là.

— Oui… assez ! »

Toutes deux remontèrent l’allée.

Le major Despard se tenait debout devant la cheminée, une tasse à la main.

Il coupa court aux excuses d’Anne.

« Miss Meredith, laissez-moi vous dire pourquoi je me suis introduit chez vous de façon aussi indiscrète.

— Oh ! mais…

— J’ai prétendu passer ici par hasard… ce n’est pas tout à fait exact. Je venais avec un but précis.

— Qui vous a donné mon adresse ?

— Le chef de police Battle. »

Elle fit un léger mouvement de recul en entendant prononcer ce nom.

Il reprit aussitôt :

« Battle doit arriver ici d’un moment à l’autre. Par hasard, je l’ai rencontré à la gare de Paddington. J’ai pris ma voiture et me voici. Je savais pouvoir aisément devancer le train.

— Pourquoi avez-vous pris cette décision ? »

Despard hésita un instant.

« Je me trompe peut-être… mais j’avais le sentiment que vous étiez, selon l’expression courante, seule au monde.

— Ne suis-je pas là ? » protesta Rhoda.

Despard lui jeta un vif coup d’œil et apprécia la crânerie de cette jeune fille aux allures de garçon qui, appuyée contre le manteau de la cheminée, suivait ses paroles avec tant d’attention. En réalité, ces deux amies paraissaient des plus sympathiques.

« Je suis persuadé qu’elle n’a pas d’amie plus dévouée que vous, Miss Dawes, dit-il avec courtoisie, mais je pense qu’en la circonstance actuelle, les conseils d’un homme ayant un peu d’expérience ne seraient pas de trop. Voici, exactement, la situation. Miss Meredith est soupçonnée d’avoir commis un crime. Je suis dans le même panier, ainsi que deux autres personnes qui se trouvaient hier soir dans le salon de M. Shaitana. Une telle situation n’a rien d’agréable… et présente même certains dangers dont une jeune personne, inexpérimentée comme vous, ne saurait se rendre compte. À mon avis, vous devriez vous confier à un homme de loi sérieux et compétent. Peut-être y avez-vous déjà songé ? »

Anne Meredith hocha la tête.

« Non, j’avoue n’y avoir pas pensé.

— Je m’y attendais. Connaissez-vous un avocat… Un avocat de Londres à qui vous adresser ? »

De nouveau, Anne secoua la tête :

« Je n’ai jamais eu l’occasion de faire appel à un avocat.

— Je connais bien M. Bury, dit Rhoda, mais il a environ cent deux ans et il est tout à fait gaga.

— Si vous me permettez de vous donner un conseil, Miss Meredith, je vous recommanderai de consulter M. Myherne, mon propre avocat, de l’étude Jacobs, Pelle et Jacobs. C’est une maison de premier ordre, versée dans tous les secrets de la procédure. »

Anne avait pâli. Elle prit un siège.

« Est-ce vraiment nécessaire ? demanda-t-elle à voix basse.

— Indispensable, même ! Dans ces sortes d’affaires, on rencontre des pièges à chaque pas.

— Mais les honoraires des avocats sont très élevés ?

— Cette question est secondaire, répliqua Rhoda. Major Despard, vous avez raison. Il faut absolument qu’Anne soit conseillée.

— Ces gens-là sont assez raisonnables, dit Despard. Croyez-m’en, Miss Meredith, c’est le meilleur parti à prendre.

— Très bien, dit Anne, je ferai comme vous dites.

— Parfait !

— Major Despard, je ne saurai trop vous remercier ! s’écria Rhoda, reconnaissante.

— Moi non plus, s’empressa d’ajouter Anne. Ne venez-vous pas de nous annoncer la visite de M. Battle ?

— Oui. Mais ne vous en alarmez pas. Elle était inévitable.

— À vous dire vrai, je l’attendais.

— Pauvre amie ! dit Rhoda. Cette histoire la bouleverse.

— C’est bien ennuyeux, en effet, de voir une jeune fille mêlée à une si vilaine affaire. Le coupable aurait pu choisir un autre moment et un autre endroit.

— Qui soupçonnez-vous ? demanda Rhoda. Le docteur Roberts ou Mme Lorrimer ? »

Un léger sourire remonta la moustache du major.

« Qui sait si ce n’est pas moi ?

— Oh ! non ! s’exclama Rhoda. Anne et moi savons bien que vous n’en êtes pas capable. »

Il regarda les deux jeunes filles d’un œil bienveillant.

Deux charmantes enfants ! Pleines de candeur et de confiance ! La timidité même, cette petite Meredith. Mais Myherne la tirera d’ennui ! Son amie est plus combative, songea Despard, se demandant si, à la place d’Anne, elle se serait laissé abattre si facilement. Il lui plairait de lier plus ample connaissance avec ces deux charmantes jeunes filles.

Après avoir remué ces pensées dans son esprit, il dit tout haut :

« Ne dramatisons jamais les choses, Miss Dawes. J’attache moins d’importance à la valeur de la vie humaine que la plupart de mes semblables. Pourquoi tant redouter les dangers des expéditions lointaines ? La mort vous guette à chaque instant : dans la rue, la circulation des voitures, les germes infectieux et mille autres périls vous menacent. Qu’importe de quoi on meurt ! S’il faut, à chaque instant, s’entourer de précautions pour éviter les accidents, autant s’en aller tout de suite, à mon avis.

— Oh ! je partage tout à fait votre façon de voir ! s’écria Rhoda. On devrait vivre sans s’inquiéter du danger… mais l’existence est tellement dénuée d’imprévu, qu’elle en devient monotone.

— Pas toujours. Elle offre ses moments d’émotion.

— Vous parlez pour vous qui voyagez dans des contrées sauvages infestées de fauves, où les cirons s’enfoncent dans vos orteils, et où les insectes vous piquent. Cette vie d’aventures, dénuée de confort, vous procure tout de même des frissons.

— À mon avis, Miss Meredith n’a rien à m’envier. Ce n’est pas souvent qu’une jeune fille se trouve dans la pièce même où un assassinat a été commis.

— Je vous en prie, ne parlez plus de cela ! supplia Anne.

— Pardonnez-moi », fit le major.

Mais Rhoda dit, avec un soupir :

« Tout le monde reconnaîtra que ce moment a dû être tragique, mais combien passionnant ! Anne ne semblait nullement s’en rendre compte, Mme Oliver, au contraire, jubile d’avoir assisté à cette soirée.

— Madame… euh… Ah !… oui… cette grosse dondon qui écrit des romans policiers où il y a toujours un détective finlandais au nom à coucher dehors ? Songe-t-elle à mettre son talent en pratique dans la vie réelle ?

— Elle le désire fort.

— Je lui souhaite bonne chance. Quel coup de théâtre si elle battait à la course Battle et Cie !

— Quel genre d’homme est le chef de police Battle ? s’enquit Anne, pleine de curiosité.

— C’est un individu très retors et d’une rare compétence.

— Oh ! s’exclama Rhoda. Anne me disait qu’il avait l’air stupide.

— Cela fait partie de ses accessoires professionnels. Mais ne nous y trompons pas. Il est de première force. »

Le major se leva.

« Une dernière recommandation avant de m’en aller. »

Anne s’était levée également.

« Quoi donc ? » demanda-t-elle, en lui tendant la main.

Tout en retenant dans la sienne la main de la jeune fille, Despard plongea son regard dans ses beaux yeux gris et dit, en choisissant ses mots :

« Ne vous formalisez pas, mademoiselle, du conseil que je vais vous donner. Il est possible que vous vouliez tenir caché un côté de vos relations avec Shaitana. En ce cas… n’allez pas vous fâcher, surtout (elle retirait instinctivement sa main de la sienne), vous êtes en droit de refuser de répondre aux questions de Battle, sauf en présence de votre avocat. »

Cette fois, les grands yeux d’Anne s’assombrirent de colère.

« Il n’y a rien entre nous… absolument rien… À peine si je connaissais cette brute.

— Excusez-moi. J’ai cru devoir vous mettre en garde.

— Anne a dit la vérité. Elle ne connaissait guère cet homme et il lui était antipathique. Mais il donnait de si belles réceptions !

— Ce besoin d’étaler sa richesse semble avoir été la seule raison de vivre de feu M. Shaitana. »

Anne déclara d’une voix froide :

« Le chef de police peut me poser toutes les questions qu’il lui plaira. Je n’ai rien à cacher. Rien ! »

Despard se confondit de nouveau en excuses.

La colère d’Anne s’apaisa et elle sourit avec grâce au major.

« Ne vous inquiétez pas. Je sais que vous m’avez parlé ainsi par pure bonté. »

Elle lui tendit de nouveau la main. Il la serra et dit :

« Nous sommes logés à la même enseigne, vous le savez. Pourquoi ne pas nous soutenir l’un l’autre ? »

Anne le reconduisit à la grille. Lorsqu’elle revint, Rhoda regardait à la fenêtre en sifflotant.

« Il est très bien, le major, déclara-t-elle en se retournant vers son amie.

— N’est-ce pas qu’il est gentil ?

— Je le trouve extrêmement chic… J’aurais presque le béguin pour lui. Pourquoi n’ai-je pas été invitée à votre place à ce fameux dîner ? J’aurais tellement savouré l’émotion… de me trouver prise dans le filet de la justice et de voir se dresser devant moi le spectre de l’échafaud…

— Vous parlez à tort et à travers, remontra Anne, d’une voix brusque. (Puis elle se radoucit.) Je sais gré au major de s’être dérangé… pour une inconnue… une jeune fille qu’il voyait pour la première fois.

— Vous lui avez plu, Anne. Évidemment, les hommes ne sont pas désintéressés à ce point. Il ne serait pas venu jusqu’ici si vous aviez louché ou si vous aviez eu le visage couvert de boutons.

— Vous exagérez, ma chère Rhoda.

— Pas du tout, chère petite sotte ! Mme Oliver me paraît bien plus généreuse.

— Celle-là, je ne puis la sentir. J’éprouve envers elle une méfiance instinctive. Je me demande ce qu’elle est venue faire ici.

— Vous considérez les autres femmes comme vos ennemies, observa Rhoda. Puisque nous sommes sur ce chapitre, je serais portée à croire que le major Despard avait aussi une vengeance à assouvir.

— Vous vous trompez certainement », protesta Anne.

Elle se mit à rougir, tandis que son amie éclatait de rire.

CHAPITRE XIV

LE TROISIÈME VISITEUR

Le chef de police Battle arriva vers six heures à Wallingford, avec l’intention de se renseigner autant que possible dans la petite localité en faisant bavarder les gens avant son entrevue avec Miss Meredith.

La tâche lui fut assez facile. Sans se compromettre, le chef de police laissa à ses interlocuteurs des impressions diverses sur sa profession et son rang social.

Au moins deux personnes vous auraient confié que c’était un architecte venu de Londres pour étudier la possibilité d’ajouter une aile au cottage ; une autre, que c’était un de ces messieurs à la recherche d’une villa meublée pour y passer les fins de semaines, et deux autres encore vous auraient affirmé qu’il s’agissait d’un représentant d’une entreprise de courts de tennis.

Les propos recueillis par Battle furent tous favorables à la jeune fille.

« Wendon Cottage ? Oui, c’est bien cela… sur la route de Malbury. Vous ne pouvez vous tromper. Oui, deux jeunes filles : Miss Dawes et Miss Meredith. Deux charmantes personnes, très tranquilles.

— Si elles sont ici depuis plusieurs années ? Oh ! pas plus de deux ans. Elles sont venues au terme de septembre dans ce pavillon que leur a vendu M. Pickersgill. Celui-ci ne l’a pas habité longtemps après la mort de sa femme. »

L’interlocuteur de Battle ignorait que ces deux jeunes filles venaient du Northumberland et supposait qu’elles étaient de Londres. Très sympathiques à tout le monde dans le voisinage, sauf à quelques vieilles personnes rétrogrades estimant que deux jeunes filles ne devaient pas vivre ainsi seules. Mais elles étaient si calmes et ressemblaient si peu à ces écervelées qui passaient leurs week-ends à boire des cocktails ! La plus hardie était Miss Rhoda et la plus timide, Miss Meredith. Oui, Miss Rhoda payait les factures. C’était elle qui tenait la bourse.

Les recherches du chef de police le conduisirent enfin à l’inévitable Mme Astwell, qui faisait le ménage des demoiselles de Wendon Cottage.

Mme Astwell avait la langue bien pendue.

« Eh bien, non, monsieur. Je ne crois pas qu’elles soient décidées à vendre. Pas encore du moins. Il y a à peine deux ans qu’elles habitent là. Depuis le début, je travaille chez elles, de huit heures à midi, tous les jours. De très gentilles demoiselles, toujours prêtes à plaisanter et à rire. Pas fières pour un sou.

« Naturellement, je ne pourrais pas affirmer que c’est la même Miss Dawes que vous connaissez, monsieur, de la même famille, veux-je dire. Je crois me rappeler qu’elle vient du Devonshire. Elle se fait envoyer de temps en temps de la crème de là-bas et dit que cela lui rappelle son pays.

« Comme vous dites, monsieur, il est triste pour beaucoup de jeunes filles de devoir gagner leur vie au jour d’aujourd’hui. Celles-ci ne sont pas très riches, mais elles s’arrangent pour vivre agréablement. Miss Dawes détient l’argent. Miss Anne est sa dame de compagnie, comme on dit. Le cottage appartient à Miss Dawes.

« Je ne pourrais dire exactement d’où vient Miss Anne. Je l’ai quelquefois entendue parler de l’île de Wight et je sais qu’elle n’aime pas le Nord de l’Angleterre. Toutes deux ont dû vivre dans le Devon, car je les ai entendues parler des collines, des grèves et des jolies baies de la côte. »

Impossible d’arrêter la bavarde. De temps à autre, Battle enregistrait un détail dans sa tête, et un peu plus tard il griffonna quelques notes sur son carnet.

À huit heures et demie, ce soir-là, il longea la grande allée jusqu’à la porte de Wendon Cottage.

Une grande jeune fille brune, portant une robe de cretonne orange, vint lui ouvrir.

« Miss Meredith habite-t-elle ici ? » demanda le chef de police.

Il avait pris son air le plus impassible.

« Oui, monsieur.

— Je voudrais lui parler. Annoncez le chef de police Battle. »

Un regard perçant le dévisagea aussitôt.

« Entrez », lui dit Rhoda Dawes, s’écartant du seuil.

Anne Meredith, assise dans un confortable fauteuil, prenait son café auprès du feu. Elle était vêtue d’un pyjama de crêpe de Chine brodé.

« C’est M. Battle », lui apprit Rhoda, introduisant le visiteur.

Anne se leva et s’avança, la main tendue.

« Excusez-moi de me présenter à cette heure indue, mais je voulais être sûr de vous trouver à la maison et il fait si beau aujourd’hui… »

Anne sourit.

« Voulez-vous prendre un peu de café, monsieur Battle ? Rhoda, apportez donc une autre tasse.

— J’accepte avec plaisir, Miss Meredith.

— J’espère que vous le trouverez bon. »

Le chef de police s’assit dans le fauteuil que lui indiqua Miss Meredith, Rhoda apporta une tasse et Anne lui versa son café. Le feu pétillait et les fleurs dans les vases produisirent une agréable impression sur le chef de police.

Dans cette atmosphère délicieusement intime, Anne semblait à son aise et maîtresse de soi. L’autre jeune fille continuait à regarder fixement Battle avec une curiosité dévorante.

« Nous vous attendions, déclara Anne, d’une voix nuancée de reproche et qui semblait dire : « Pourquoi m’avez-vous négligée ? »

— Excusez-moi. J’ai eu tant de travail !

— Et vous êtes satisfait des résultats ?

— Pas particulièrement. Mais il fallait s’en acquitter. J’ai interrogé à fond le docteur Roberts, puis Mme Lorrimer, et je viens ici remplir le même office près de vous, Miss Meredith. »

Anne sourit.

« Je suis prête.

— Et le major Despard ? demanda Rhoda.

— Oh ! il aura son tour, soyez-en certaine. »

Il posa sa tasse et se tourna vers Anne. Elle se redressa légèrement dans son fauteuil.

« Je suis prête à vous répondre, monsieur Battle. Que désirez-vous savoir ?

— Parlez-moi un peu de vous-même, Miss Meredith.

— Je suis une jeune fille tout à fait honorable, dit-elle en souriant.

— Et sa vie est sans reproche, intervint Rhoda. J’en réponds.

— Fort bien. Depuis combien de temps connaissez-vous Miss Meredith ?

— Nous avons été en pension ensemble, répondit Rhoda. Ce que cela semble loin, n’est-ce pas, Anne ?

— Si loin que vous ne vous en souvenez plus, fit Battle en ricanant. Je vais à présent vous poser des questions qui ressembleront à celles que l’on trouve dans les formules de passeports.

— Je suis née… commença Anne.

— De parents pauvres mais honnêtes », acheva Rhoda.

Le chef de police leva une main réprobatrice.

« Voyons, voyons, mademoiselle !

— Ma chère Rhoda, mais c’est très sérieux, vous savez, lui dit Anne.

— Oh ! pardon.

— Alors, Miss Meredith. Vous êtes née où ?

— À Quetta, dans les Indes.

— Ah ! oui. Votre père appartenait à l’armée ?

— Oui. Mon père était le major John Meredith. Ma mère mourut lorsque j’avais onze ans. Mon père prit sa retraite quand j’atteignais mes quinze ans et alla vivre à Cheltenham. À sa mort, j’avais dix-huit ans et il ne me laissa pour ainsi dire rien. »

Battle hocha la tête avec sympathie.

« Le coup a dû être rude pour vous ?

— Oui, plutôt. Je savais que nous n’étions pas très riches, mais se trouver ainsi tout d’un coup dans la gêne, c’est dur.

— Qu’avez-vous fait alors, Miss Meredith ?

— J’ai dû gagner ma vie. Mon instruction laissait plutôt à désirer et j’ignorais la sténographie et la dactylographie. Une amie de Cheltenham me procura une situation chez des amis à elle. Je m’occupais de deux jeunes garçons pendant leurs vacances, et de la marche de la maison en général.

— Le nom de ces gens, s’il vous plaît ?

— Mme Eldon, The Larches, Ventnor, île de Wight. J’y suis restée deux ans, puis les Eldon sont partis pour l’étranger. J’entrai alors chez Mme Deering.

— Ma tante, précisa Rhoda.

— Oui, c’est grâce à Rhoda que j’ai obtenu cette place. Je m’y trouvais très bien. Rhoda venait de temps à autre passer quelques jours chez sa tante et nous nous amusions beaucoup.

— Vous étiez dame de compagnie ?

— Oui, si vous voulez.

— Plutôt aide-jardinier, expliqua Rhoda. Ma tante est folle de son jardin. Anne passait la moitié de son temps à arracher les mauvaises herbes ou à planter les oignons de fleurs.

— Et vous avez quitté Mme Deering ?

— Sa mauvaise santé empirant, elle dut engager une infirmière.

— Elle a un cancer, précisa Rhoda. La pauvre chère vieille ! Il faut à tout instant lui faire des piqûres de morphine.

— Elle s’est toujours montrée très bonne envers moi et je suis partie avec un profond regret.

— À ce moment-là, je cherchais un pavillon à acheter, dit Rhoda, et je voulais une autre personne pour l’habiter avec moi. Mon père s’est remarié… avec une femme qui ne répond pas à mon goût. J’ai donc invité Anne à venir loger sous mon toit et depuis nous vivons ensemble.

— Voilà, en effet, une vie qui paraît bien exemplaire, complimenta Battle. Précisons un peu les dates. Vous êtes restée deux ans chez Mme Eldon. À propos, quelle est son adresse actuelle ?

— Cette dame est en Palestine où son mari remplit une mission officielle. Je ne saurais dire au juste.

— Bon. Ce sera facile à retrouver. Ensuite, vous êtes entrée chez Mme Deering.

— Où je suis restée trois ans, s’empressa d’ajouter Anne. Elle habite à Marsh Dene, Little Hembury, Devon.

— Bon. Vous avez maintenant vingt-cinq ans, Miss Meredith. Pourriez-vous me donner le nom et l’adresse de deux habitants de Cheltenham qui vous ont connue, ainsi que votre père ? »

Anne acquiesça à son désir.

« Arrivons maintenant à ce voyage en Suisse, où vous avez lié connaissance avec M. Shaitana. Y êtes-vous allée seule… ou en compagnie de Miss Dawes ?

— Nous étions ensemble. Nous avons rejoint d’autres amis et nous formions un groupe de huit.

— Parlez-moi de votre rencontre avec M. Shaitana. »

Anne fronça les sourcils.

« Oh ! je n’ai pas grand-chose à vous dire là-dessus. Nous l’avons simplement connu à l’hôtel où il avait gagné le premier prix dans un bal costumé. Il s’était déguisé en Méphistophélès. »

Le chef de police Battle poussa un soupir.

« Oui. C’était toujours l’impression qu’il voulait produire sur autrui.

« Quelle est, mademoiselle, celle d’entre vous qui le connaissait le mieux ?

Anne hésita. Rhoda répondit :

« Nous le connaissions autant l’une que l’autre, mais pas beaucoup. Nous faisions partie d’une bande de skieurs ; nous passions presque toute la journée dehors et le soir nous dansions ensemble. C’est alors que Shaitana sembla s’intéresser particulièrement à mon amie. Il sortait de sa réserve pour lui adresser des compliments et nous taquinions Anne à ce sujet.

— Je crois qu’il agissait ainsi pour m’ennuyer, dit Anne. Parce qu’il ne me plaisait pas et il prenait plaisir à m’agacer.

— Une fois, nous avons même fait miroiter ce superbe parti aux yeux d’Anne, mais elle s’est mise dans une folle colère.

— Seriez-vous assez aimable, demanda Battle, pour me donner les noms des personnes de votre groupe ?

— Vous n’êtes pas ce que j’appellerai un homme confiant, plaisanta Rhoda. Vous imaginez-vous que toutes les paroles que nous venons de prononcer sont autant de mensonges ? »

Le chef de police cligna de l’œil.

« En tout cas, je vais m’en assurer.

— Ce que vous êtes méfiant ! »

Elle griffonna quelques noms sur une feuille de papier et la lui tendit.

Battle se leva.

« Je vous suis très obligé, Miss Meredith. Comme votre amie se plaît à le dire, vous avez mené jusqu’ici une vie des plus exemplaires. Ne vous tracassez pas inutilement. Le changement d’attitude de M. Shaitana envers vous me paraît pour le moins étrange. Excusez-moi de vous poser cette question : Vous a-t-il demandé de l’épouser ou vous a-t-il poursuivie d’assiduités d’un autre genre ?

— Il n’a pas essayé de la séduire », intervint Rhoda.

Anne s’empourpra.

« Il n’y a rien eu de la sorte entre nous. M. Shaitana s’est toujours montré poli et correct. Ses manières obséquieuses me le rendaient surtout antipathique.

— Et aussi ses petits sous-entendus dans la conversation ?

— Oui… ou plutôt non. Jamais il ne faisait de sous-entendus.

— Excusez-moi. C’est souvent l’habitude des don Juan. Eh bien, bonsoir, Miss Meredith. Merci de l’excellent café. Bonsoir, Miss Dawes.

— Voilà ! dit Rhoda à son amie qui montait dans la pièce après avoir fermé la porte d’entrée derrière Battle. C’est fini. Vous voyez que cela n’a pas été trop horrible. C’est un bon papa et il ne vous soupçonne nullement. Tout s’est beaucoup mieux passé que je l’espérais. »

Anne s’assit en soupirant.

« L’entrevue a été des plus ordinaires. J’étais ridicule de me faire tant de bile. J’avais peur qu’il n’essayât de m’intimider, comme le font d’habitude les officiers de police au théâtre.

— Cet homme raisonnable a bien compris que vous n’étiez pas femme à commettre un crime. »

Elle hésita, puis reprit :

« Dites donc, Anne, vous n’avez point parlé de votre séjour à Croftways. Est-ce un oubli de votre part ? »

Anne répondit lentement :

« Oh ! je n’y suis restée que quelques mois, et personne ne se souvient de moi là-bas. Je puis, si vous le jugez utile, écrire à Battle à ce sujet, mais je n’en vois pas la nécessité. N’en parlons plus.

— Qu’à cela ne tienne ! »

Rhoda se leva et tourna le bouton de l’appareil radiophonique.

Une voix rauque disait :

« Vous venez d’entendre les « Black Nubians » jouer : Pourquoi me mentir, chérie. »

CHAPITRE XV

LE MAJOR DESPARD

Le major Despard quitta l’hôtel Albany, tourna dans Regent Street et sauta dans un bus.

À cette heure calme de la journée, peu de gens occupaient l’impériale. Despard y monta et s’assit sur le siège de l’avant.

La voiture était déjà en marche. Bientôt, elle s’arrêta, prit quelques voyageurs et continua de monter Regent Street.

Un deuxième voyageur grimpa l’escalier et s’installa à l’avant, à côté de Despard. Celui-ci ne remarqua pas le nouveau venu, mais au bout de quelques minutes une voix engageante murmura :

« Du haut de l’autobus, on a une jolie vue de Londres, n’est-ce pas ? »

Le major tourna la tête, demeura un instant intrigué, puis reconnut son interlocuteur.

« Excusez-moi, monsieur Poirot. Je ne vous reconnaissais pas. En effet, d’ici on a une belle vue, mais c’était beaucoup mieux autrefois quand l’impériale était découverte et que ces espèces de cages de verre n’existaient pas. »

Poirot soupira.

« Tout de même, ce n’était guère agréable par temps de pluie, lorsque l’intérieur était complet. Et dans ce pays, il pleut abondamment.

— La pluie n’a jamais fait de mal à personne.

— Erreur, monsieur. Bien des fluxions de poitrine lui sont imputables. »

Despard sourit.

« Vous appartenez, à ce que je vois, à l’école des emmitouflés, monsieur Poirot. »

Le fait est que Poirot était tout à fait équipé pour affronter une journée traîtresse d’automne. Il portait un grand pardessus et un cache-nez.

« Comme c’est bizarre de vous rencontrer ici ! » fit Despard.

Il ne vit pas le sourire que dissimulait le cache-nez. Rien d’extraordinaire dans cette rencontre. S’étant informé de l’heure à laquelle sortait Despard, Poirot l’avait guetté. Prudemment, il n’avait pas sauté après lui dans l’autobus en marche, mais avait couru jusqu’à l’arrêt où il était monté.

« C’est vrai. Nous ne nous sommes pas revus depuis la réception chez M. Shaitana.

— Est-ce que vous vous occupez officiellement de cette affaire ? »

Poirot se gratta l’oreille, délicatement.

« Je réfléchis… Je réfléchis énormément. Pour ce qui est de courir à droite et à gauche et faire des enquêtes, non, merci. À d’autres. Cela ne convient guère à mon âge, mon tempérament et ma silhouette. »

Despard fit cette remarque inattendue :

« Vous réfléchissez ? Ma foi, vous pourriez employer plus mal votre temps. De nos jours, on se bouscule trop. Si les gens prenaient le temps de penser avant d’agir, on verrait moins de gâchis.

— Est-ce là votre façon d’envisager la vie, major ?

— D’ordinaire, oui, répondit l’autre, simplement. Faites le point, tracez votre itinéraire, pesez le pour et le contre, prenez une décision et… n’en démordez plus. »

Ses traits se contractèrent en une grimace.

« Ensuite, rien ne saurait vous détourner de votre but, n’est-ce pas ?

— Oh ! monsieur Poirot, il y a tout de même une nuance. On ne doit jamais s’entêter. Si vous avez commis une erreur, reconnaissez-la.

— J’ai l’impression que vous ne faites pas souvent de bévues, major Despard.

— Personne n’est infaillible.

— Certains se trompent plus souvent que d’autres », dit Poirot, d’un ton plus froid.

Despard le regarda en souriant :

« N’avez-vous jamais connu d’échecs, monsieur Poirot ?

— Si, mon dernier remonte à vingt-huit ans. Et encore j’avais des circonstances atténuantes. Mais passons.

— Vous méritez une bonne note… Et la mort de M. Shaitana ? Vous n’en tenez pas compte, sans doute, puisque ce meurtre ne vous concerne pas officiellement ?

— Non, il ne me regarde pas. Cependant, mon amour-propre s’en trouve froissé. Ce meurtre, commis à mon nez et à ma barbe, est un affront à mon flair de détective.

— Il n’a pas été seulement perpétré sous votre nez, mais aussi sous celui du chef de police.

— L’assassin a été bien imprudent. Notre bon ami le chef de police Battle peut avoir l’air bête, mais il n’en a pas la chanson.

— Je partage votre avis. Cette apparente stupidité n’est chez lui que façade. C’est un officier habile et compétent, observa Despard.

— Et il me paraît s’occuper sérieusement de l’affaire.

— Pour cela, il est très actif. Voyez-vous ce jeune homme très calme à l’allure militaire, assis là-bas, au fond ? »

Poirot regarda par-dessus son épaule.

« Pour l’instant, nous sommes seuls sur l’impériale.

— Eh bien, il a dû descendre. Il ne me quitte pas d’une semelle. Encore un type futé. De temps à autre, il change de physionomie : un véritable artiste.

— Mais vous n’en êtes pas dupe. Vous avez l’œil observateur.

— Je n’oublie jamais un visage, fût-il noir. Tout le monde ne pourrait en dire autant.

— Vous êtes tout à fait l’homme qu’il me faut, dit Poirot. Quelle veine de vous rencontrer aujourd’hui ! Je cherchais précisément une personne douée à la fois d’un bon œil et d’une bonne mémoire. Malheureusement, les deux qualités vont rarement ensemble. J’ai posé en vain une question au docteur Roberts et à Mme Lorrimer. Permettez-moi de vous faire subir la même épreuve, histoire de me rendre compte si vous pouvez me satisfaire. Reportez votre esprit au salon où vous jouiez aux cartes chez M. Shaitana et dites-moi ce qui vous a frappé. »

Despard parut embarrassé.

« Je ne saisis pas très bien.

— Donnez-moi une description de la pièce, des meubles, des bibelots…

— Je ne crois pas que j’excelle à ce petit jeu-là, répondit lentement Despard. À mon goût, ce salon était des plus ridicules, pas du tout meublé pour un homme avec ses brocarts, ses soieries, et tout ce bric-à-brac. Seul, Shaitana pouvait s’y plaire.

— Mais n’avez-vous rien remarqué de particulier ? »

Despard hocha la tête.

« Je crains que non. Il y avait de beaux tapis. Deux boukharas et quatre excellents persans, y compris un hamadan et un tabriz. Une jolie tête d’antilope… ah ! non, elle était dans le vestibule. Elle provenait sans doute de chez Rowland Ward.

— Selon vous, feu M. Shaitana n’était pas homme à aller chasser les grands fauves ?

— Fichtre non. Il n’a sans doute jamais abattu que du gibier assis. Voyons, qu’y avait-il encore dans cette pièce ? Je suis navré de ne pouvoir mieux vous répondre. De tous côtés s’étalaient des bibelots. Les tables en étaient jonchées. La seule chose ayant retenu mon attention, c’était une jolie idole à la figure hilare en bois poli, originaire de l’île de Pâques, je suppose. Elles sont assez rares. J’ai vu aussi des souvenirs de Malaisie. Voilà tout ce que je puis vous dire.

— Tant pis », dit Poirot, l’air déçu. Il ajouta : « Savez-vous que Mme Lorrimer possède une mémoire étonnante des cartes ? Elle a pu me répéter les annonces et les cartes de chacun des joueurs. »

Despard haussa les épaules.

« C’est le fait de certaines femmes qui passent leur temps à jouer au bridge.

— Vous ne pourriez pas en faire autant, hein ? »

Le major secoua la tête.

« Je me souviens de deux levées. Dans l’une, j’aurais pu faire la manche à carreau, et Roberts, en bluffant, m’empêcha de sortir. Lui-même chuta, mais nous ne l’avions pas contré. Je me souviens aussi d’un coup à sans-atout extrêmement délicat. Toutes les cartes étaient mal placées. Nous perdîmes deux levées et encore avec beaucoup de chance.

— Jouez-vous souvent au bridge, major ?

— Non pas régulièrement, mais c’est un jeu intéressant.

— Peut-être lui préférez-vous le poker ?

— Personnellement, oui. Mais dans le poker il y a trop de hasard. »

Poirot dit, l’air pensif :

« Je ne crois pas que M. Shaitana jouait à aucun jeu de cartes.

— Shaitana ne s’adonnait qu’à un seul jeu.

— Lequel ?

— Un jeu des plus vulgaires. »

Poirot réfléchit quelques secondes, puis :

« Avez-vous des certitudes là-dessus ? Ou est-ce une simple présomption ? »

Despard devint rouge comme un homard.

« Devant vous, on ne peut rien avancer sans entrer dans tous les détails. Vous avez sans doute raison. Je puis, en tout cas, prouver mes dires, mais je m’y refuse car je tiens mes renseignements de source privée.

— S’agit-il d’une femme… ou bien de plusieurs femmes ?

— Oui. Shaitana, cette canaille, préférait s’attaquer aux femmes.

— Le preniez-vous pour un maître chanteur ? »

Despard secoua la tête.

« Non, vous ne me comprenez pas. Shaitana était un maître chanteur d’un genre spécial. Il ne courait pas après l’argent. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, un maître chanteur spirituel.

— Et qu’y a-t-il gagné ?

— Il goûtait un plaisir sadique à voir les gens prendre peur et s’affoler. À inspirer la crainte autour de lui, il se grandissait à ses propres yeux. Cette attitude ne manque jamais d’impressionner les femmes. Il n’avait qu’à laisser croire qu’il connaissait certains côtés de leur vie intime pour qu’aussitôt ces malheureuses se missent à lui raconter tous leurs secrets. Il s’en amusait et prenait alors son attitude méphistophélique. « Je sais tout ! C’est moi le grand Shaitana ! » Au fond, ce n’était qu’un singe.

— Alors, vous croyez qu’il a effrayé ainsi Miss Meredith ? demanda Poirot.

— Miss Meredith ? Je ne pensais nullement à elle. Il en faudrait davantage pour la faire trembler.

— Pardon. Alors c’est de Mme Lorrimer que vous parliez ?

— Non ! non ! non ! Vous ne saisissez pas. Je parlais en général. Mme Lorrimer ne se laisserait pas intimider. Et ce n’est pas une femme que l’on imagine avec un poids sur la conscience. Non, je ne visais personne en particulier.

— Vous faisiez simplement allusion à ses tactiques habituelles ?

— Parfaitement.

— Sans aucun doute, ce genre d’individu possède une connaissance approfondie des femmes, sait comment les aborder et leur arracher leurs secrets. »

Poirot fit une pause.

Despard perdit patience.

« Votre raisonnement ne tient pas debout. Cet homme n’était qu’un vulgaire charlatan, peu dangereux en soi, mais les femmes prenaient peur de lui. C’en était ridicule. »

Il sursauta.

« Zut ! J’ai laissé passer ma section. Le sujet me passionnait trop. Au revoir, monsieur Poirot. Regardez en bas et vous verrez mon ombre fidèle quitter l’autobus en même temps que moi. »

Il courut jusqu’au fond et dégringola l’escalier. La sonnette du conducteur retentit.

Poirot jeta un coup d’œil dans la rue et vit sur le trottoir Despard marchant à grandes enjambées, suivi d’un autre homme. Mais Poirot ne s’attarda pas à identifier ce personnage. Un sujet plus intéressant l’accaparait.

« Personne en particulier, répétait-il en lui-même. Voire ! »

CHAPITRE XVI

LE TÉMOIGNAGE D’ELSIE BATT

Le sergent O’Connor avait été baptisé par ses collègues de Scotland Yard : « Le tombeur de bonniches. »

C’était, en effet, un fort bel homme. Grand, droit, large d’épaules, la régularité de ses traits, moins que son regard hardi et fripon, le rendait irrésistible au sexe faible. De plus, le sergent O’Connor s’entendait comme pas un à faire parler les femmes.

Quatre jours à peine après l’assassinat de M. Shaitana, le sergent O’Connor assistait à une revue de music-hall dans les fauteuils à trois shillings six, côte à côte avec Miss Elsie Batt, l’ancienne femme de chambre de Mme Craddock, du 117, North Audley Street.

Ayant soigneusement disposé ses batteries, le sergent O’Connor se préparait à déclencher sa grande attaque.

« … Ce type me rappelle un de mes vieux patrons, nommé Craddock, un drôle de particulier, si vous voulez savoir.

— Craddock ? Tiens ! Moi aussi, j’ai servi chez des Craddock.

— Ça, c’est drôle, par exemple ! Je me demande si c’étaient les mêmes.

— Les miens habitaient à North Audley Street.

— Mes « singes » partaient pour Londres lorsque je les ai quittés, s’empressa d’expliquer O’Connor. Je crois me souvenir qu’ils allaient en effet habiter North Audley Street. Mme Craddock avait un faible pour les messieurs. »

Elsie approuva de la tête.

« Je perdais patience avec elle. Toujours à me chercher des noises et à grogner ! On ne faisait rien de bon.

— Son mari en prenait aussi pour son grade, n’est-ce pas ?

— Elle lui reprochait sans cesse de la négliger et de ne pas la comprendre. Constamment elle se plaignait de sa santé et geignait à longueur de journées. Entre nous, elle se portait comme un charme. »

O’Connor se donna une claque sur le genou.

« Voici ! Ça me revient. N’y a-t-il pas eu une histoire entre elle et un médecin trop entreprenant ?

— Vous voulez parler du docteur Roberts ! Celui-là était un chic type.

— Toutes les femmes sont les mêmes ! Un mauvais sujet leur est toujours sympathique. Je connais ce genre d’individu.

— Non. Vous vous trompez sur son compte. C’est pas sa faute si Mme Craddock l’envoyait chercher à chaque instant. Un médecin ne peut pas refuser. Si vous voulez m’en croire, il ne cherchait pas du tout à lui faire la cour, mais ne voyait en elle qu’une malade. C’est elle qui est à blâmer. Elle ne lui laissait pas un moment de répit, le pauvre homme !

— Tout cela est parfait, Elsie. Vous me permettez de vous appeler ainsi, n’est-ce pas ? Il me semble que je vous ai toujours connue.

— Vous vous faites des illusions ! Elsie, par exemple !

— Comme vous voudrez, Miss Batt. (Il lança un coup d’œil de son côté.) Comme je venais de vous le dire, tout cela est bien, mais le mari s’est montré jaloux, n’est-ce pas ?

— Un jour, il s’est mis en colère, reconnut Elsie. Mais il était déjà malade et il est mort peu après.

— Si j’ai bonne mémoire, il était atteint d’une bizarre maladie.

— Oui, quelque chose de japonais, tout cela à cause d’un blaireau qu’il venait d’acheter. A-t-on idée de vendre des articles infestés pour se raser ? Je me suis toujours méfiée de la camelote japonaise.

— Achetez anglais ! Voilà ma devise, déclara le sergent O’Connor, d’un ton sentencieux. Vous disiez donc que votre patron et le docteur se sont querellés ?

— Ah ! fallait voir ça, dit Elsie, savourant ce souvenir du passé. Du moins, le patron ne mâchait pas ses mots. Le docteur Roberts restait calme et se contentait de dire : « C’est une plaisanterie. Qui est-ce qui vous a fourré cela dans la tête ? »

— Cela se passait chez vos patrons, n’est-ce pas ?

— Oui, madame l’avait fait appeler. Entre-temps, elle et son mari se disputaient et voilà que le docteur arrive au beau milieu de la chicane. Alors mon patron le prit à partie.

— Qu’est-ce qu’il lui a dit exactement ?

— Je n’étais pas censée écouter, bien sûr. La scène se passa dans la chambre à coucher de madame. Sentant que le torchon brûlait, j’ai pris la pelle et le petit balai et suis montée faire l’escalier. Vous comprenez, je ne voulais pas rater cette aubaine. »

Le sergent O’Connor se félicita de son habileté. S’il avait interrogé la servante au poste de police, Elsie n’aurait rien révélé au sergent O’Connor et aurait juré ses grands dieux qu’elle n’avait rien entendu.

« Comme je vous le disais, continua Elsie, le docteur Roberts gardait tout son calme. Le patron criait pour trois.

— Que disait-il donc ? demanda O’Connor, abordant pour la deuxième fois le point essentiel.

— Il lui versait des tombereaux d’injures.

— Qu’entendez-vous par là ? »

Allait-elle enfin se décider à répéter des mots et des phrases ?

« À vous dire vrai, je n’y comprenais pas grand-chose, avoua Elsie. Il disait des mots compliqués comme « agissements indignes d’un médecin », « abus de confiance » et ainsi de suite. Une fois, je l’ai entendu menacer de faire rayer le docteur Roberts de la liste des médecins… quelque chose dans ce goût-là.

— C’est bien cela, dit O’Connor. Plainte au conseil des médecins.

— Oui, c’est ce qu’il a dit. Pendant ce temps, madame piquait une crise de nerfs et criait : « Vous ne m’avez jamais aimée ! Vous m’avez négligée ! Vous m’avez abandonnée ! Le docteur Roberts a été pour moi un ange de bonté ! » Ensuite le docteur conduisit monsieur dans le cabinet de toilette et les deux hommes se sont enfermés. J’ai entendu distinctement leur conversation :

« Mon cher monsieur, a dit le médecin, ne voyez-vous donc pas que votre femme souffre des nerfs ? Elle ne sait ce qu’elle dit. À vous parler franchement, son cas est des plus difficiles, et j’aurais cessé de la soigner depuis longtemps si une telle attitude n’avait été incom… J’ai oublié le mot… Ah ! oui… incompatible avec mes devoirs professionnels. » Ensuite il a parlé de la distance qu’un médecin digne de ce nom devait observer envers ses clientes, ce qui a tranquillisé un peu le patron. Puis il a ajouté : « Vous arriverez en retard à votre bureau. Vous feriez mieux de partir tout de suite. Réfléchissez avec calme à tout cela. Vous comprendrez que c’est là une histoire à dormir debout. Je vais me laver les mains avant d’aller visiter un autre malade. Je vous recommande bien de peser mes paroles et vous serez convaincu que vos ennuis viennent simplement de l’imagination désordonnée de votre femme. »

« Alors, monsieur a dit : « Je ne sais qu’en penser ! » Puis il est sorti. Naturellement, je me suis mise à frotter plus fort que jamais. Du reste, il n’a pas fait attention à moi. Il avait l’air malade. Quant au médecin, il se lavait les mains en sifflant comme si de rien n’était. Bientôt il sortit avec sa trousse et, selon son habitude, il m’adressa quelques paroles aimables. Comme vous voyez, il n’avait rien à se reprocher. Tout le mal venait d’elle.

— Après cela, Craddock attrapa le charbon ?

— Je crois qu’il souffrait déjà. Madame l’a soigné avec beaucoup de dévouement. Mais il mourut. Ah ! il a eu de belles couronnes à son enterrement.

— Et après ? Le docteur Roberts est-il revenu ?

— Non ! Mais que vous êtes curieux ! On dirait, ma foi, que vous en voulez au docteur Roberts. Il n’a rien dû se passer entre eux, autrement ils se seraient mariés après la mort du mari, n’est-ce pas ? Il s’en garda bien. Pas si bête ! Il savait à quoi s’en tenir sur le compte de cette femme. Elle l’appelait toujours au téléphone mais il faisait répondre qu’il était absent. Alors, elle vendit la maison, nous donna notre congé à tous, et s’en alla en Égypte.

— Et vous n’avez pas revu le docteur Roberts depuis ?

— Non, mais elle est allée le voir pour lui demander… ah ! comment appelez-vous ça… une noculation contre la fièvre typhoïde. Elle revint avec le bras enflé et très douloureux. Si vous voulez savoir, il lui a fait comprendre qu’elle n’avait rien à espérer. Elle ne lui téléphona plus et elle partit de très bonne humeur avec un assortiment de robes neuves… toutes de couleurs claires, bien qu’on fût en hiver, mais là-bas, disait-elle, le soleil brillait toujours et il faisait chaud.

— Trop chaud, même, paraît-il. Elle est morte là-bas. Vous le savez, sans doute ?

— Non ! Pas possible ! La pauvre femme était peut-être plus malade que je m’en doutais. (Elle ajouta, avec un soupir.) Je me demande ce que sont devenues ses belles robes ? Les noires elle ne pouvait certes les porter.

— Vous auriez été si jolie, si désirable, là-dedans ! s’extasia le sergent O’Connor.

— Quel aplomb ! s’exclama Elsie.

— Vous n’aurez pas à vous plaindre plus longtemps de mon aplomb, mademoiselle, car je vais partir en voyage d’affaires pour ma maison.

— Resterez-vous longtemps absent ?

— J’irai peut-être à l’étranger. »

Le visage d’Elsie s’attrista et elle songea :

« C’est tout de même drôle qu’on n’arrive à rien avec les beaux garçons. Heureusement, il me reste Fred. »

Résultat satisfaisant, somme toute, puisqu’il démontre que la brusque incursion du sergent O’Connor dans la vie d’Elsie n’affecta point la jeune fille de façon permanente. Qui sait ? « Fred » a peut-être été le gagnant !

CHAPITRE XVII

LE TÉMOIGNAGE DE RHODA DAWES

Rhoda Dawes sortit d’un grand magasin et, debout sur le trottoir, demeura pensive quelques instants. L’indécision se lisait sur ses traits. Son visage expressif reflétait la moindre émotion de son âme et changeait constamment.

À cet instant, il semblait dire : « Irai-je, oui ou non ? J’aimerais bien y aller… mais peut-être ferais-je mieux de m’abstenir. »

Un groom lui demanda :

« Taxi, miss ? »

Rhoda refusa d’un signe de tête.

Une énorme femme, portant des paquets de provisions pour la fête de Noël, la bouscula. Mais Rhoda, toujours immobile, essayait de prendre une décision.

Des pensées plus bizarres les unes que les autres se succédaient en son esprit.

« Après tout, pourquoi ne pas y aller ? Elle m’a invitée… mais peut-être est-ce une politesse qu’elle sert à tout le monde. Elle ne croit pas qu’on va la prendre au sérieux. D’autre part, Anne m’en a dissuadée. Elle m’a fait nettement comprendre qu’elle irait plutôt sans moi chez l’avocat en compagnie du major Despard… Et pourquoi pas ? À trois, on serait de trop. Et cette affaire-là ne me regarde pas. On pourrait s’imaginer que je cours après le major Despard… cet homme si charmant… Je le soupçonne d’avoir un faible pour Anne. Les hommes ne se mettent pas en frais pour quelqu’un qui leur est indifférent… ils n’agissent jamais ainsi par pure bonté. »

Un jeune commissionnaire heurta Rhoda et lui dit, d’un ton de reproche :

« Pardon, mademoiselle ! »

« Voyons, songea-t-elle, je ne vais tout de même pas rester plantée ici toute la journée. Suis-je sotte et indécise ! Ce manteau et cette robe me vont très bien, mais je me demande si le marron n’aurait pas été plus pratique que le vert ? Après tout, non. Eh bien, faut-il y aller ? Trois heures et demie. Une bonne heure pour une visite. Je n’aurai pas l’air de m’inviter à dîner. Alors, c’est entendu, j’y vais. »

Elle traversa prestement la chaussée, tourna à droite, puis à gauche, dans Harley Street, et s’arrêta enfin devant un bel immeuble.

« Après tout, elle ne me mangera pas », se dit Rhoda en pénétrant dans la maison.

L’appartement de Mme Oliver se trouvait au dernier étage. Un garçon d’ascenseur en livrée fit monter Rhoda et la déposa sur un joli paillasson flambant neuf, devant une porte peinte en vert clair.

« Ah ! c’est ennuyeux ! Pire que chez le dentiste. Maintenant, impossible de reculer. »

Toute rose d’émotion, elle pressa le bouton de sonnette.

Une vieille servante vint ouvrir. « Est-ce que… Puis-je… Mme Oliver est-elle chez elle ? » demanda Rhoda.

La servante recula, Rhoda entra et fut introduite dans un salon tout en désordre.

« Qui dois-je annoncer, s’il vous plaît ?

— Oh !… euh… Miss Dawes, Miss Rhoda Dawes. »

La domestique se retira. Après ce qui sembla un siècle à Rhoda, mais ne dura en réalité qu’une minute et quarante-cinq secondes, la servante reparut.

« Voulez-vous passer par ici, mademoiselle ? »

Plus rose que jamais, Rhoda suivit la bonne le long d’un couloir, tourna au coin, et une porte s’ouvrit. Nerveuse, elle entra dans ce qui lui parut être une forêt tropicale.

Des oiseaux de toutes sortes, des perroquets, des macaos, etc., sautillaient dans les branches. Au milieu de ce fouillis d’oiseaux et de verdure, Rhoda aperçut une vieille table de cuisine sur laquelle était posée une machine à écrire. Des feuilles dactylographiées jonchaient le parquet, et Mme Oliver, les cheveux en désordre, se leva d’une chaise branlante.

« Chère amie, quel plaisir de vous revoir ! » s’écria-t-elle, en tendant à Rhoda une main maculée de papier carbone et s’efforçant, de l’autre main, d’arranger ses cheveux rebelles, effort bien inutile, d’ailleurs.

Un sac de papier, qu’elle frôla du coude, tomba de la table et des pommes roulèrent sur le parquet.

« Ne vous dérangez pas, ma chère, on les ramassera tout à l’heure. »

Pantelante, Rhoda se releva, tenant cinq pommes entre ses mains.

« Oh ! merci… non, ne les remettez pas dans le sac, il doit être percé. Posez-les plutôt sur la cheminée. Très bien ! À présent, asseyez-vous et parlons. »

Rhoda accepta une chaise aussi peu engageante que celle de son hôtesse et concentra son regard sur Mme Oliver.

« Excusez-moi, madame, je vous dérange, peut-être ? demanda la jeune fille.

— Oui et non. Je suis en plein travail, comme vous voyez. Mais cet épouvantable Finlandais s’est empêtré dans l’intrigue. Il avait tiré de remarquables déductions d’un plat de haricots verts et voici qu’il vient de découvrir un poison mortel dans la farce de l’oie de la Saint-Michel. Or, je viens de me rappeler qu’il n’y a plus de haricots verts à la Saint-Michel. »

Ravie de pénétrer ainsi dans la confection d’un roman policier, Rhoda observa :

« Ces haricots étaient peut-être en conserves !

— C’est juste. Mais cela pourrait m’attirer des ennuis. Je m’embrouille toujours sur le chapitre de l’agriculture. Des lecteurs se plaignent de ce que je me trompe constamment sur les saisons des fleurs. Comme si ce détail avait de l’importance ! Dans la boutique du fleuriste, ne retrouve-t-on pas toutes les fleurs à n’importe quel mois de l’année ?

— Évidemment, dit Rhoda. Oh ! madame Oliver, que cela doit être passionnant d’écrire ! »

Mme Oliver se frotta le front d’un doigt teinté de carbone et demanda :

« Pourquoi ?

— Oh ! fit Rhoda, légèrement déconcertée, parce que… parce que… cela doit être très intéressant de composer un roman d’un bout à l’autre.

— Ce n’est pas aussi facile que vous le croyez. Il faut d’abord réfléchir, inventer une intrigue. De temps à autre, on s’embrouille et on ne sait comment en sortir, mais on finit toujours par s’en tirer. C’est une tâche ardue, comme tout autre travail.

— Je n’appellerais pas cela du travail.

— Parce que vous n’êtes pas obligée de le faire ! répliqua Mme Oliver. Pour moi, c’est autre chose. Certains jours, je n’ai d’autre stimulant que l’espoir de vendre mon roman en feuilleton. Surtout quand mon compte en banque touche à sa fin.

— Je n’aurais jamais imaginé que vous dactylographiiez vos manuscrits vous-même. Je croyais que vous aviez une secrétaire.

— J’en avais une et j’essayais de lui dicter, mais elle était tellement instruite, elle connaissait si bien la grammaire et la ponctuation, que j’en étais humiliée. J’ai engagé ensuite une dactylo ignorante, mais cela ne rendait pas.

— Comme ce doit être amusant d’imaginer des tas de situations !

— Oui, mais il s’agit de les coucher sur le papier. Il me semble toujours être arrivée au bout, mais quand je compte les pages, il m’en manque toujours la moitié. Force m’est d’ajouter un nouveau crime ou un nouvel enlèvement. Que tout cela est donc fastidieux ! »

Rhoda étudiait Mme Oliver avec tout le respect qu’éprouve la jeunesse pour les gens célèbres. Toutefois, elle était légèrement déçue.

« Aimez-vous ce papier de tenture ? demanda Mme Oliver, avec un petit geste de la main. Je raffole des oiseaux. Ce feuillage tropical me donne l’impression de la chaleur, même lorsqu’il gèle. Je ne puis travailler que si j’ai très chaud, mais mon héros finlandais Sven Hjerson doit briser la glace chaque matin pour se baigner dans la rivière.

— Madame Oliver, j’espère que ma visite ne vous dérange pas.

— Au contraire. Nous allons prendre une bonne tasse de café noir avec des rôties. »

Elle alla vers la porte, l’ouvrit et cria un ordre à la bonne. Puis, se retournant, elle demanda à Rhoda :

« Qu’est-ce qui vous amène en ville ? Des emplettes ?

— Oui, je suis allée dans les magasins.

— Miss Meredith vous a-t-elle accompagnée ?

— Oui, elle s’est rendue avec le major Despard chez un avocat.

— Chez un avocat ? »

Mme Oliver leva les sourcils d’un air interrogateur.

« Le major Despard lui a conseillé de prendre un avocat. Il s’est montré on ne peut plus aimable.

— Moi aussi, j’ai été aimable, mais en pure perte. De fait, votre amie ne semblait guère enchantée de ma visite. »

Très embarrassée, Rhoda s’agita sur sa chaise.

« Oh ! vous vous trompez. Je tenais justement à vous voir aujourd’hui pour vous expliquer. Vous avez dû mal interpréter son attitude. Certes, elle n’a pas été très gracieuse envers vous, mais attribuez-en la cause à une phrase malencontreuse prononcée par vous.

— Moi ? Qu’ai-je donc dit ?

— Vous ne vous en souvenez peut-être pas. Vous avez parlé d’accident et de poison.

— Vraiment ?

— Vous voyez bien : je savais que vous auriez oublié. Voici, Anne a eu autrefois une tragique aventure chez une personne morte empoisonnée. Cette femme avait bu par erreur de la peinture à chapeaux. Après ce coup-là, Anne ne peut plus entendre parler de poison. Vos paroles ont évoqué en son esprit de mauvais souvenirs et elle s’est cabrée. J’ai bien vu que vous l’aviez remarqué, mais comment vous donner des explications devant elle ? Cependant, je ne voulais pas que vous conserviez d’elle une impression défavorable. »

Mme Oliver regarda fixement Rhoda, qui s’empourpra.

« À présent, je comprends, dit-elle.

— Anne est supersensible et craint toujours de considérer la vérité en face. Elle répugne à parler de ses propres ennuis. À mon avis, elle a tort ; elle ferme les yeux pour ne pas voir le danger, mais il existe tout de même. Quant à moi, je préfère l’affronter, si pénible que ce soit.

— Ah ! oui. Vous, au moins, vous êtes courageuse comme un soldat. Ce n’est pas le cas de votre amie. »

Rhoda rougit.

« Mais Anne est si gentille !

— Je n’ai jamais prétendu le contraire, dit Mme Oliver en souriant. J’ai simplement insinué qu’elle n’avait pas votre bravoure. »

Elle poussa un soupir, puis demanda à bride-pourpoint à la jeune fille :

« Croyez-vous, mademoiselle, en la valeur morale de la vérité ?

— Évidemment, madame.

— Vous le dites, mais vous n’y avez pas réfléchi. La vérité blesse parfois et détruit les illusions.

— Tant pis ! J’aime mieux la connaître.

— Je partage votre sentiment, mais je me demande si nous avons raison », répliqua la romancière.

Rhoda s’empressa d’ajouter :

« Surtout, ne répétez pas à Anne ce que je viens de vous dire. Elle pourrait m’en vouloir.

— Comptez sur mon entière discrétion. Cette histoire remonte à combien de temps ?

— À environ quatre ans. Il y a des phénomènes bizarres. Une de mes tantes se trouvait toujours dans des naufrages, et voici Anne témoin de deux morts soudaines… mais, cette fois-ci, c’est pis : il s’agit d’un meurtre. »

Le café noir et les rôties toutes chaudes apparurent au même instant. Rhoda mangea et but avec un plaisir enfantin. Elle ressentait une joie particulière à partager une collation avec une célébrité. Le café bu, elle se leva et dit :

« J’espère n’avoir pas trop abusé de vos précieux instants. Me permettriez-vous de vous envoyer un de vos livres pour que vous me le dédicaciez ?

— Attendez ! Je vais faire mieux. (Elle ouvrit une armoire au fond de la pièce.) Lequel désirez-vous ? Moi j’ai un faible pour L’Affaire du second Poisson rouge. C’est peut-être moins vulgaire que le reste. »

Un peu scandalisée d’entendre un auteur qualifier de la sorte un enfant de sa plume, Rhoda accepta avec empressement. Mme Oliver prit le volume, l’ouvrit et y apposa une dédicace de sa meilleure écriture.

« Voici, dit-elle à Rhoda.

— Merci infiniment, madame. Je vous suis reconnaissante des bons instants que je viens de passer en votre société.

— Vous êtes une charmante personne, mademoiselle. Au revoir et soyez bien prudente. »

« Pourquoi diable ai-je ajouté ces derniers mots ? » se dit Mme Oliver une fois la porte refermée derrière la jeune fille. Elle secoua la tête, ébouriffa sa chevelure et revint aux savantes élucubrations du détective Sven Hjerson sur la farce aux oignons de l’oie de la Saint-Michel.

CHAPITRE XVIII

UN INTERMÈDE

Madame Lorrimer sortait d’un immeuble de Harley Street.

Elle s’immobilisa un instant en haut du perron, puis descendit lentement les marches.

Son visage reflétait une curieuse expression : un mélange de ferme détermination et d’indécision. Elle fronçait le sourcil comme pour se concentrer sur un problème qui l’absorbait tout entière.

À ce moment précis, elle aperçut Anne Meredith sur le trottoir d’en face. La jeune fille levait les yeux vers une gigantesque maison au coin de la rue.

Mme Lorrimer traversa la chaussée.

« Oh ! bonjour, Miss Meredith. »

Anne se retourna et regarda son interlocutrice.

« Bonjour, madame. Comment allez-vous ?

— Très bien, merci. Vous êtes toujours à Londres ?

— Non. Je suis venue simplement y passer la journée pour m’occuper de certaines affaires légales. »

Elle tournait toujours les yeux vers le grand immeuble.

Mme Lorrimer lui demanda :

« Que se passe-t-il donc ? »

Anne parut mal à l’aise.

« Rien du tout. Pourquoi cette question ?

— Vous regardiez de ce côté d’un air si préoccupé !

— En effet, mais cela n’a aucune importance. Simple curiosité de ma part, ajouta-t-elle en riant. J’ai cru voir mon amie… la jeune fille chez qui je vis… entrer dans cette maison, et je me demandais si elle était allée voir Mme Oliver.

— C’est là qu’habite la romancière ?

— Oui. Elle est venue nous faire une visite l’autre jour et nous a laissé son adresse en nous priant de venir la voir. Était-ce bien Rhoda ?

— Tenez-vous à monter pour vous en assurer ?

— Non, je n’oserais pas.

— Venez donc prendre le thé avec moi, invita Mme Lorrimer. Je connais, à deux pas d’ici, un petit salon de thé tranquille.

— Vous êtes bien aimable », répondit Anne.

Côte à côte, elles descendirent la rue, tournèrent à droite et entrèrent dans une pâtisserie où on leur servit du thé et des gâteaux.

Elles ne parlaient guère, chacune semblant apprécier le silence de l’autre.

Anne demanda soudain :

« Avez-vous eu la visite de Mme Oliver ?

— Non, je n’ai vu jusqu’ici que M. Poirot et le chef de police Battle.

— Que vous a demandé celui-ci ? interrogea Anne, d’une voix hésitante.

— Des détails ordinaires… de simples formalités. Il s’est, d’ailleurs, montré très correct.

— Sans doute a-t-il été chez tout le monde ?

— Le contraire m’étonnerait. »

Il y eut une deuxième pause.

« Madame Lorrimer, demanda Anne, croyez-vous… qu’on retrouvera le coupable ? »

La jeune fille, les yeux baissés sur son assiette, ne remarqua point l’expression bizarre de la vieille dame en train de l’observer. Mme Lorrimer répondit lentement :

« Oh ! je n’en sais vraiment rien.

— C’est affreux », murmura Anne.

Avec une curiosité née de la sympathie que lui inspirait la jeune fille, Mme Lorrimer demanda :

« Quel âge avez-vous, mademoiselle ?

— Moi… moi ? J’ai vingt-cinq ans.

— Et moi soixante-trois, poursuivit lentement Mme Lorrimer. Vous êtes encore au seuil de l’existence. »

Anne frissonna.

« Je puis être écrasée par un autobus en sortant d’ici.

— C’est juste. Je puis vivre plus longtemps que vous. »

Elle prononça ces paroles d’un ton si bizarre qu’Anne la regarda, étonnée.

« La vie est une rude épreuve, continua la vieille dame. Vous vous en rendrez compte quand vous aurez atteint mon âge. Elle exige infiniment de courage et d’endurance. Et, arrivée au bout du rouleau, on se demande : « Cela en valait-il la peine ? »

— Oh ! Je vous en prie, madame ! »

Mme Lorrimer éclata de rire et redevint elle-même, une femme d’une grande sagesse.

« Il est très facile de se montrer pessimiste. »

Elle appela la serveuse et régla l’addition.

Comme elles franchissaient le seuil de la pâtisserie, un taxi passa. Mme Lorrimer héla le chauffeur.

« Voulez-vous monter avec moi ? demanda-t-elle à la jeune fille. Je vais au sud du parc. »

Le visage d’Anne s’éclaira :

« Non, merci. Je vois justement mon amie qui tourne au coin de la rue. Je n’oublierai pas les instants que je viens de passer avec vous, madame. Au revoir.

— Au revoir et bonne chance ! »

Mme Lorrimer monta dans le taxi, qui s’éloigna, et Anne courut vers Rhoda Dawes.

La joie se peignit sur le visage de cette dernière, mais bientôt un nuage assombrit ses traits. Elle se sentait prise en faute.

« Rhoda, vous avez été voir Mme Oliver ? s’enquit Anne.

— J’en sors à l’instant.

— Ah ! Je vous y attrape !

— Je ne sais ce que vous voulez dire par là. Descendons la rue pour prendre un autobus. Vous étiez sortie de votre côté avec le major. Vous a-t-il, au moins, offert le thé ? »

Anne ne répondit point. Une voix lui sonnait aux oreilles. Despard avait proposé :

« Allons donc chercher votre amie et nous prendrons le thé ensemble. »

Sans réfléchir, elle avait répondu :

« Merci mille fois, mais nous sommes attendues toutes deux chez des amies pour le thé. »

Un mensonge… un mensonge stupide ! Elle avait simplement voulu évincer Rhoda et garder Despard pour elle seule. Elle était jalouse de Rhoda. Rhoda avait une conversation si brillante, elle était si enthousiaste et si spirituelle ! L’autre soir, le major s’était montré extrêmement aimable envers Rhoda, mais c’était pour elle, Anne, qu’il s’était dérangé. Telle était Rhoda. Sans mauvaise intention, elle vous reléguait toujours au second plan.

Dans sa hâte d’écarter Rhoda, Anne avait répondu de façon très maladroite. Avec un peu plus de diplomatie, en ce moment, elle eût été assise devant une tasse de thé en compagnie de Despard, à son club ou ailleurs.

Elle en voulait à son amie. Qu’était-elle allée faire chez Mme Oliver ?

Elle lui demanda tout haut :

« Pourquoi êtes-vous montée chez Mme Oliver ?

— Ne nous a-t-elle pas invitées ?

— Oui, mais je ne crois pas qu’elle s’attendait à nous voir réellement. Elle doit inviter tout le monde.

— Mais si, elle comptait sur notre visite. Elle a été on ne peut plus gentille et m’a offert un de ses romans. Tenez ! »

Rhoda exhiba le volume dédicacé. Anne lui demanda d’un air méfiant :

« De quoi avez-vous parlé ? De moi ?

— Regardez-moi cette petite vaniteuse !

— Non, mais répondez-moi franchement, Rhoda. Avez-vous parlé de… du meurtre ?

— Nous avons parlé de ses meurtres, à elle. En ce moment, elle écrit un roman où l’assassin a empoisonné la farce de l’oie de la Saint-Michel. Très cordiale, elle m’a expliqué combien il était difficile d’écrire et nous avons pris ensemble du café noir avec des rôties beurrées », acheva Rhoda d’une voix triomphante.

Puis elle ajouta :

« Anne, vous n’avez pas pris le thé ?

— Si, avec Mme Lorrimer.

— Mme Lorrimer ? N’est-ce point cette personne qui jouait au bridge chez M. Shaitana ? »

Anne acquiesça d’un signe de tête.

« Comment l’avez-vous rencontrée ? Êtes-vous allée la voir ?

— Non. Nous nous sommes croisées dans Harley Street.

— Comment était-elle ?

— Je ne sais pas… plutôt drôle. Tout à fait différente de l’autre soir.

— La croyez-vous toujours coupable ? »

Anne hésita avant de répondre :

« Je ne pourrais le dire. Si vous voulez, n’en parlons plus, Rhoda. Vous savez comme ce sujet m’est pénible.

— Bien, ma chère Anne. Comment était l’avocat ? Sévère comme la justice ?

— Un juif, à l’air débrouillard.

— Et le major Despard ?

— Très aimable, comme toujours.

— Il a un béguin pour vous, Anne, j’en suis certaine.

— Rhoda, ne dites pas de sottises !

— Vous verrez. »

Rhoda fredonnait un petit air. Elle pensait en elle-même : « Bien sûr, qu’il s’est entiché d’elle. Anne est jolie… mais sans énergie. Jamais elle n’aura le cran de le suivre dans ses voyages. Elle pousse des cris dès qu’elle voit un serpent. Les hommes s’engouent toujours de la femme qui ne leur convient pas. »

Elle dit tout haut :

« Cet autobus nous conduira à la gare de Paddington. Nous arriverons juste pour prendre le train de quatre heures quarante-huit.

CHAPITRE XIX

CONSULTATION

La sonnerie du téléphone retentit dans la chambre de Poirot et, à l’autre bout du fil, une voix respectueuse parla :

« Le sergent O’Connor vous adresse les amitiés du chef de police Battle. Monsieur Poirot, vous serait-il possible de venir à Scotland Yard à onze heures et demie ? »

Poirot répondit par l’affirmative et le sergent O’Connor reposa le récepteur.

À onze heures et demie précises, Poirot descendit de taxi devant la porte de Scotland Yard, lorsque Mme Oliver bondit vers lui.

« Monsieur Poirot ! Quelle aubaine ! Voulez-vous venir à mon secours ?

— Enchanté, madame. Que puis-je faire pour vous ?

— Ayez la bonté de régler mon taxi. Figurez-vous que je suis sortie en emportant par erreur le sac où je mets d’ordinaire mon argent, mon argent étranger, et ce chauffeur ne veut accepter ni francs, ni lires, ni marks ! »

Galamment, Poirot tira de sa poche quelque menue monnaie pour payer le taxi, puis tous deux pénétrèrent dans l’édifice.

On les conduisit dans le bureau personnel du chef de police Battle. Assis à une table, celui-ci paraissait encore plus impassible que d’ordinaire.

« Une statue moderne », murmura Mme Oliver à l’oreille de Poirot.

Battle se leva, leur serra la main et leur offrit un siège.

« J’ai pensé qu’une petite entrevue serait opportune, dit Battle. Il vous intéressera certainement de savoir où j’en suis dans mon enquête et, de mon côté, j’aimerais à connaître le résultat de vos démarches. Nous n’attendons plus que le colonel Race… »

À cet instant même, la porte s’ouvrit et le colonel parut.

« Excusez-moi, Battle, je suis un peu en retard. Comment allez-vous, madame Oliver ? Bonjour, monsieur Poirot. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, mais je dois partir demain et j’avais maintes affaires à régler.

— Où allez-vous ? demanda Mme Oliver.

— Faire un peu de chasse… dans le Béloutchistan. »

Poirot sourit, ironique.

« Cette partie de l’Asie est toujours en effervescence, à ce qu’il paraît. Soyez prudent.

— Je le serai, répondit Race gravement, mais en clignant des yeux.

— Avez-vous du neuf à nous apprendre ? demanda Battle.

— Je vous apporte les renseignements concernant Despard. Les voici. »

Il poussa vers Battle une liasse de papiers.

« Voici un tas de dates et de villes. Rien de concluant, mais aucun rapport défavorable. Despard est un garçon sans reproche et menant une vie réglée. Partout où il passe, il inspire confiance et affection aux indigènes. En Afrique, où l’on aime à donner des surnoms, on l’appelle : « L’homme juste qui sait se taire. » Chasseur très adroit, plein de sang-froid, très perspicace et sur qui on peut compter. »

Nullement impressionné par ces éloges, Battle demanda :

« Vous ne voyez aucune mort subite autour de lui ?

— Je me suis spécialement appliqué à en découvrir, mais je n’ai rien trouvé de suspect. Par exemple, je relève à son crédit un sauvetage. Un de ses amis, blessé par un lion…

— Il ne s’agit point ici de sauvetages ! soupira le chef de police.

— Vous avez de la suite dans les idées, Battle. Je ne vois qu’un incident susceptible de vous intéresser. Voyage de Despard à l’intérieur de l’Amérique du Sud, en compagnie du professeur Luxmore, le célèbre botaniste, et de sa femme. Le professeur mourut de la fièvre et fut enterré quelque part sur le haut Amazone.

— De la fièvre ?

— Oui. Mais je veux être franc. Un des porteurs indigènes (qui fut congédié pour vol) raconte que le professeur ne mourut pas de la fièvre, mais d’un coup de fusil. On n’a jamais pris cette rumeur au sérieux.

— Il serait peut-être temps d’y songer. »

Race hocha la tête.

« Je vous ai énuméré les faits comme je devais le faire, mais je suis certain que Despard n’a pas commis le crime de l’autre soir. Despard est un honnête homme.

— Incapable d’un assassinat ? »

Le colonel hésita :

« Incapable de commettre ce qu’on appelle un crime… oui !

— Mais qui ne regarderait pas à supprimer un individu s’il avait des raisons suffisantes pour cela ?

— En ce cas ce seraient d’excellentes raisons. »

Battle hocha la tête.

« Un homme n’a pas le droit de juger son semblable et de prendre la loi en main.

— Cependant, le fait se produit parfois, Battle.

— C’est un tort. Et vous, monsieur Poirot, qu’en pensez-vous ?

— Je suis d’accord avec vous, Battle. J’ai toujours condamné le meurtre.

— Quelle façon drôle et exquise de parler de ces choses-là ! dit Mme Oliver. On dirait, ma foi, qu’il s’agit de la chasse au renard ou à l’autruche. Ne croyez-vous pas que certaines gens méritent d’être tués ?

— Possible !

— Eh bien, alors ?

— Vous ne comprenez pas. Ce n’est pas tant la victime qui m’intéresse que l’effet du meurtre sur le caractère du tueur.

— Et la guerre ?

— À la guerre, on vous refuse le droit de juger par vous-même. Dès qu’un homme s’arroge le droit de distinguer qui est digne ou indigne de vivre, il devient dangereux… il peut devenir un criminel arrogant qui tue non en vue d’un profit, mais pour une idée. Cet homme usurpe les fonctions du Bon Dieu. »

Le colonel Race se leva.

« Je regrette de ne pouvoir rester davantage parmi vous. Je suis très occupé par mon prochain départ. J’aimerais bien que nous arrivions à bout de cette affaire, mais ce sera difficile. Je vous ai exposé les faits que vous m’aviez chargé de vous fournir, mais Despard n’est pas le coupable. Des rumeurs ont dû parvenir aux oreilles de Shaitana concernant la mort du professeur Luxmore ; je soutiens, moi, que Despard est un homme probe qui n’a jamais commis de meurtre. Telle est mon opinion et je m’y connais en hommes.

— Quel genre de femme est Mme Luxmore ? demanda Battle.

— Vous pourrez vous en rendre compte par vous-même. Elle habite Londres dans le quartier du South-Kensington. Vous trouverez son adresse dans ces papiers. Mais, encore une fois, Despard est innocent », dit le colonel Race en quittant la pièce, du pas souple d’un chasseur.

Battle hocha pensivement la tête, tandis que la porte se refermait.

« Il a sans doute raison. Il connaît les hommes comme pas un. Cependant, il ne faut jurer de rien. »

Il parcourut les documents déposés par Race sur la table, griffonnant de temps à autre des notes sur un papier à côté de lui.

« Maintenant, monsieur Battle, si vous nous appreniez ce que vous avez fait ? »

Le chef de police leva les yeux et esquissa un sourire qui rida son visage d’une oreille à l’autre.

« Madame, votre question est très indiscrète.

— Monsieur Battle, je sais pertinemment que vous nous direz seulement ce que bon vous semblera.

— Pas du tout. Cartes sur table. Telle est ma devise en cette affaire. Je veux jouer franc jeu. »

Mme Oliver rapprocha sa chaise.

« Eh bien, parlez », supplia-t-elle.

Le chef de police s’exprima d’une voix lente :

« Laissez-moi tout d’abord vous faire un aveu : en ce qui concerne le meurtre pur et simple de M. Shaitana, je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Ses papiers ne nous ont fourni aucun indice. Quant aux quatre joueurs de bridge, je les ai fait filer, cela va de soi, mais en vain. Il fallait s’y attendre. Décidément, comme dit M. Poirot, il ne nous reste qu’un espoir : le passé. Découvrons quels crimes (si du moins ils existent… car M. Shaitana a très bien pu les inventer de toutes pièces pour impressionner M. Poirot) ces gens ont commis… et nous trouverons peut-être l’assassin.

— Eh bien, quel est le résultat de vos recherches ?

— J’ai quelques présomptions sur l’un d’eux.

— Lequel ?

— Le docteur Roberts. »

Mme Oliver le considéra d’un œil avide.

« Comme le sait déjà M. Poirot, je me suis assuré qu’aucun des proches du médecin n’est mort de façon brusque. Mes explorations scrupuleuses dans ce domaine m’ont révélé qu’il y a quelques années Roberts s’est rendu coupable d’une certaine familiarité envers l’une de ses clientes. Peut-être n’y avait-il rien de mal là-dessous, mais la femme était une névrosée très émotive et aimant les scènes. Le mari a peut-être eu vent de ce qui se passait, ou la femme lui a avoué ses torts. Toujours est-il que le mari, furieux, menaça le docteur Roberts de le signaler au Conseil médical… ce qui aurait entraîné la déchéance professionnelle du médecin.

— Qu’arriva-t-il ? demanda Mme Oliver, pantelante.

— Selon toutes apparences, le docteur Roberts s’arrangea pour calmer provisoirement la colère du mari… qui, peu après, mourut du charbon.

— Du charbon ? Mais c’est une maladie du bétail. »

Le chef de police esquissa un sourire.

« Parfaitement, madame Oliver. Dans le cas présent, il ne s’agit point de la flèche empoisonnée des Indiens de l’Amérique du Sud. Si vous vous souvenez, vers cette époque, il y a eu un scandale au sujet de blaireaux à bon marché. Il paraît que Craddock a contracté le charbon en se rasant avec un de ces blaireaux infectés.

— Le docteur Roberts l’a-t-il soigné ?

— Oh ! non. Trop rusé pour cela. Du reste, Craddock aurait refusé de le voir. Le seul fait accusateur – et il ne pèse pas lourd dans la balance –, c’est que, parmi les clients du médecin, il s’en trouvait plusieurs atteints du charbon à ce moment-là.

— Est-ce à dire que le médecin aurait lui-même infecté le blaireau ?

— Voilà la grosse question. Mais ce n’est là qu’une conjecture…

— A-t-il épousé Mme Craddock par la suite ?

— Oh non ! c’était plutôt la femme qui courait après lui. De guerre lasse, elle partit pour l’Égypte, en vue d’y passer l’hiver. Elle mourut là-bas, d’un vague empoisonnement du sang… maladie assez commune chez les indigènes, mais dont le nom interminable ne vous dirait rien.

— Ce n’est donc pas le médecin qui l’a empoisonnée ?

— Je ne pourrais l’affirmer, dit lentement Battle. J’ai sondé un de mes amis, éminent bactériologiste, mais il est difficile de soutirer des explications précises de ces gens-là. Jamais ils ne répondent oui ou non. Mais, autant que j’aie pu déduire de ses déclarations, le germe pouvait avoir été introduit dans le sang avant le départ de la dame. Les symptômes ne font leur apparition que quelque temps après. »

Poirot demanda :

« Mme Craddock a-t-elle été vaccinée contre la typhoïde avant son départ pour l’Égypte ? C’est une précaution assez générale.

— Bravo, monsieur Poirot !

— Est-ce le docteur Roberts qui l’a vaccinée ?

— C’est bien cela… mais impossible de rien prouver. On lui a fait deux inoculations habituelles. La première piqûre pouvait être faite avec du sérum antityphoïdique et la seconde… avec autre chose. Mais nous nageons en pleine hypothèse.

— Cela concorde parfaitement avec les observations de M. Shaitana, dit M. Poirot. Il exaltait le meurtre parfaitement réussi… celui qui ne laisse aucune preuve.

— Comment M. Shaitana a-t-il pu être mis au courant de ces faits ? demanda Mme Oliver.

— Nous ne le saurons jamais, répondit Poirot en haussant les épaules. Lui-même voyageait en Égypte à un moment donné, car il y a rencontré Mme Lorrimer. Un médecin local a dû parler devant lui du cas énigmatique de Mme Craddock. Shaitana lui aurait posé quelques questions embarrassantes et aurait remarqué, dans son regard, un trouble significatif… mais tout cela reste dans le domaine du mystérieux. Certaines gens excellent à deviner les secrets. M. Shaitana possédait ce don. Nous pouvons seulement supposer qu’il a deviné… mais a-t-il deviné juste cette fois ?

— Eh bien, moi, je le crois, fit Battle. J’ai l’impression que les scrupules n’étouffent pas l’aimable et joyeux docteur Roberts. À mon avis, cet homme n’hésiterait pas à commettre un crime. Il a tué Craddock. Il peut aussi s’être débarrassé de Mme Craddock si elle commençait à l’importuner et à causer du scandale. Mais a-t-il tué Shaitana ? Voilà la question essentielle. La façon d’opérer me laisse des doutes. Dans le cas des Craddock, il employa chaque fois les méthodes médicales. Les décès semblaient dus, chaque fois, à des causes naturelles. S’il avait tué Shaitana, il aurait eu recours à des moyens professionnels : il se fût servi du germe et non du poignard.

— Je ne l’ai jamais soupçonné, dit Mme Oliver. Pas une seule minute.

— Exit Roberts, murmura Poirot. Au tour des autres. »

Battle fit un geste d’impatience.

« Je n’ai guère eu la main heureuse, déclara-t-il. Mme Lorrimer est veuve depuis vingt ans. Elle habite Londres la majeure partie de l’année et passe quelquefois l’hiver sur la Riviera ou en Égypte. Je n’ai découvert aucune mort mystérieuse dans son entourage. Elle a mené une existence normale et honorable de femme du monde. Chacun la respecte et l’estime. Le pire qu’on dise d’elle, c’est qu’elle ne supporte point la bêtise. Je ne rougis pas d’avouer mon échec en ce qui la concerne, mais il doit y avoir quelque chose. Du moins, c’était l’opinion de Shaitana. »

Le chef de police poussa un soupir de découragement et poursuivit :

« Vient ensuite Miss Meredith. Je possède ici un rapport très clair de ses antécédents : fille d’officier de l’armée britannique, orpheline sans argent et sans grande instruction, a dû gagner sa vie. J’ai remonté jusqu’à son enfance passée à Cheltenham. Rien d’irrégulier. Tout le monde s’apitoyait sur le sort de la pauvre enfant. Elle entra d’abord, en qualité de nurse-gouvernante, dans une famille habitant l’île de Wight. Ces gens-là vivent à présent en Palestine, mais j’ai parlé à la sœur de Mme Eldon. Celle-ci aimait beaucoup la jeune fille.

« Après le départ de Mme Eldon, Miss Meredith entra comme dame de compagnie chez la vieille tante d’une de ses amies d’école, quelque part dans le Devonshire. Cette amie n’est autre que Miss Rhoda Dawes, avec qui elle vit maintenant. Elle occupa cet emploi pendant plus de deux ans, mais la maladie obligea la vieille dame à prendre une infirmière à demeure. Elle est toujours vivante, mais souffre d’un cancer et on la pique à la morphine. Elle se souvient d’« Anne », une brave fille, dit-elle.

— Après cela, séjour en Suisse. Je pensais y trouver la trace de quelque incident tragique, mais rien… pas plus qu’à Wallingford.

— Ainsi, vous acquittez Anne Meredith ? demanda Poirot.

— Je n’irai pas jusque-là… Pourtant, quelque chose m’intrigue. Je lui trouve un air apeuré que ne saurait justifier l’ébranlement nerveux qu’elle a pu ressentir après le meurtre de Shaitana. Elle se tient constamment sur le qui-vive… un peu trop à mon sens. Je jurerais qu’il y a quelque chose là-dessous. Cependant, sa vie semble irréprochable. »

Mme Oliver respira profondément… avec une joie indicible.

« Anne Meredith était placée chez une vieille dame alors que celle-ci avala du poison par erreur et passa de vie à trépas. »

L’effet produit par cette révélation ne laissa rien à désirer.

Le chef de police Battle virevolta dans son fauteuil et considéra la romancière avec stupéfaction.

« Serait-ce vrai ? Qui vous l’a appris ?

— Moi aussi, j’ai mené ma petite enquête. D’ordinaire, j’inspire confiance aux jeunes filles. Je suis allée voir les deux amies et leur ai fait croire que mes soupçons se portaient sur le docteur Roberts. La jeune Rhoda se montra très aimable et fort impressionnée en pensant qu’elle se trouvait devant une femme célèbre. La petite Meredith ne cacha pas son dépit de ma visite inopinée. Elle se méfiait. Pourquoi ? Parce qu’elle cachait un secret. Je les ai invitées toutes deux à venir me voir à Londres. La jeune Rhoda n’y manqua pas, et m’a tout dévoilé, essayant d’excuser la mauvaise grâce de son amie envers moi l’autre jour. Une parole malencontreuse prononcée par moi avait rappelé à Miss Meredith un pénible incident que Rhoda me décrivit en détail.

— Vous a-t-elle dit où et à quelle date il s’est produit ?

— Dans le Devonshire, voilà trois ans. »

Le chef de police murmura quelques mots entre ses dents et griffonna sur son bloc-notes. Son calme était ébranlé.

Mme Oliver savourait pleinement son triomphe.

Battle se ressaisit.

« Madame Oliver, je m’incline devant vous. Cette fois, vous me damez le pion. Vos renseignements sont extrêmement précieux. Vous nous prouvez là combien il est facile de laisser échapper une bonne piste. Toujours est-il que Miss Meredith n’a pas dû rester longtemps là-bas… tout au plus deux mois, entre son séjour dans l’île de Wight et celui chez la tante de Miss Dawes. Oui, cela concorde assez. La sœur de Mme Eldon se souvient que Miss Meredith se rendit dans le Devon, mais elle ignorait sa destination exacte.

— Dites-moi, fit Poirot. Cette Mme Eldon était-elle une femme désordonnée ? »

Battle le regarda, l’air intrigué.

« Votre réflexion me semble pour le moins bizarre, monsieur Poirot. Comment savez-vous cela ? La sœur m’a donné toutes les précisions désirables. Elle m’a dit, entre autres : « Mme Eldon est tellement désordonnée ! » Mais comment l’avez-vous deviné ?

— Parce qu’elle avait besoin d’une nurse ? demanda Mme Oliver.

— Non, non, non ! Vous vous trompez. Mais ce détail n’offre aucun intérêt. C’était simple curiosité de ma part. Poursuivez, je vous prie, monsieur Battle.

— Pour moi, je croyais que Miss Meredith, en quittant l’île de Wight, était entrée chez la tante de Miss Dawes. Cette petite futée m’a menti effrontément sur toute la ligne.

— Le mensonge n’est pas toujours un signe de culpabilité.

— Je le sais, monsieur Poirot. Il y a le menteur inné, qui raconte les choses sous leur jour le plus favorable. Tout de même, il est dangereux de faire ainsi des entorses à la vérité.

— Elle était loin de se douter que vous conceviez des soupçons sur son passé, dit Mme Oliver.

— Raisons de plus pour ne rien supprimer. Ce décès ayant été considéré comme une mort naturelle. Miss Meredith n’avait rien à redouter… à moins qu’elle ne fût coupable.

— À moins qu’elle ne fût coupable de cette mort dans le Devonshire » approuva Poirot.

Battle se tourna vers lui.

« Même si cette mort n’était pas accidentelle, il ne s’ensuit pas pour autant que Miss Meredith ait tué Shaitana. N’empêche que les autres crimes restent des crimes, et nous nous efforcerons de retrouver les coupables.

— M. Shaitana prétendait que ce tour de force paraissait irréalisable, remarqua Poirot.

— Pas en ce qui concerne le cas du docteur Roberts. Reste à savoir s’il en va de même pour Miss Meredith. Dès demain, je file pour le Devon.

— Saurez-vous où aller ? demanda Mme Oliver. Je n’ai pas osé insister auprès de Rhoda pour connaître le nom du village.

— Et je vous en félicite. Ma tâche sera facile. Une enquête a certainement eu lieu et j’en trouverai le procès-verbal dans le registre du coroner. C’est un simple travail de routine.

— Et le major Despard ? s’enquit Mme Oliver.

— J’attendais le rapport du colonel Race. Bien entendu, j’ai fait pister le major. Fait intéressant : il est allé voir Miss Meredith à Wellingford. Si vous vous souvenez bien, il a fait connaissance avec elle, l’autre soir, chez M. Shaitana.

— Mais c’est une jolie fille », murmura Poirot.

Battle éclata de rire.

« Voilà, je crois, pourquoi Despard lui a fait une visite. Entre nous, le major est un homme prudent : il s’est assuré le concours d’un avocat. C’est donc qu’il redoute des ennuis.

— Despard n’abandonne rien au hasard, dit Poirot. Il se prépare à toute éventualité.

— Ce n’est donc pas le type à poignarder quelqu’un sans préméditation ?

— À moins d’y être obligé par les circonstances. Il a l’habitude des décisions rapides. »

Battle le regarda.

« Dites-moi, monsieur Poirot, qu’attendez-vous pour abattre vos cartes ? »

Poirot sourit.

« Mon jeu est tellement médiocre ! Vous vous imaginez que je vous cache certains faits ? Erreur. Je n’ai pas appris grand-chose. Je me suis entretenu avec le docteur Roberts, Mme Lorrimer, le major Despard (je dois voir également Miss Meredith) et qu’en ai-je tiré ? Ceci : le docteur Roberts est un fin observateur, Mme Lorrimer, au contraire, demeure aveugle à ce qui se passe autour d’elle, mais possède une puissance remarquable de concentration. Elle adore les fleurs. Quant au major Despard, il observe simplement les objets qui l’intéressent : tapis, trophées de chasse. Sa vision se limite à ce qui concorde et s’harmonise avec sa tournure d’esprit.

— Et vous appelez cela des faits ? lui dit Battle.

— Parfaitement… peut-être sont-ils insignifiants à vos yeux, ils n’en existent pas moins.

— Et Miss Meredith ?

— Je la réserve pour la fin, mais je lui demanderai ce qu’elle a remarqué dans le salon.

— Curieuse méthode de pressentir les gens, observa Battle. Croyez-vous que cet interrogatoire purement psychologique vous apportera la clef du mystère ?

— Non, ce serait trop demander. Toutefois, soit qu’ils dissimulent ou essaient de nous aider, ces gens trahissent nécessairement le fond de leur caractère.

— Vous avez peut-être raison. Quant à moi, je ne pourrais employer une telle méthode de travail. »

Toujours souriant, Poirot ajouta :

« Je reconnais la médiocrité de mes résultats comparés à ceux de Mme Oliver, aux vôtres et à ceux du colonel Race. Les cartes que je jette sur la table ne sont vraiment pas fameuses. »

Poirot lança au chef de police un clignement d’œil malicieux.

« Évidemment, monsieur Poirot, le deux d’atout est une carte basse, mais elle peut prendre n’importe lequel des trois as. Attendez, je vais vous charger d’un travail spécial.

— Lequel ?

— Vous irez voir la veuve du professeur Luxmore.

— Pourquoi n’y allez-vous pas vous-même ?

— Comme je viens de vous le dire, je pars pour le Devon…

— Pourquoi ne vous chargez-vous pas vous-même de cette corvée ? insista Poirot.

— Allons, ne vous emportez pas. Je vais vous avouer le vrai motif. Vous tirerez certainement de cette femme plus de renseignements que moi.

— Parce que je suis moins brutal ?

— Si vous voulez, fit Battle en riant. L’inspecteur Japp m’a dit que vous aviez l’esprit tortueux.

— Tout comme feu M. Shaitana ?

— Vous croyez qu’il aurait su la faire parler ? »

Poirot répondit lentement :

« Je crois même qu’il lui a bel et bien arraché quelques secrets.

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ?

— Une réflexion que le major Despard a laissé échapper.

— Il se serait donc trahi ? Cela m’étonnerait de lui.

— Mon cher, un jour ou l’autre on finit par se trahir… à moins de ne jamais desserrer les dents. Quoi de plus dangereux que la parole ?

— Même pour les menteurs ? demanda Mme Oliver.

— Oui, madame, parce qu’on devine aussitôt le genre de mensonges dont ils sont capables.

— Vous me mettez mal à l’aise », dit Mme Oliver en se levant.

Le chef de police l’accompagna jusqu’à la porte et lui serra chaleureusement la main.

« Vous vous êtes surpassée, madame Oliver. Vous êtes un bien meilleur détective que cet escogriffe de Lapon de vos romans.

— Finlandais, rectifia Mme Oliver. J’en conviens, c’est un idiot, mais il plaît à mes lecteurs. Au revoir.

— Moi aussi, je m’en vais », annonça Poirot.

Battle écrivit une adresse sur un morceau de papier et la glissa dans la main du petit Belge.

« Voilà. Allez voir cette dame.

— Quel renseignement dois-je apporter ?

— La vérité sur la mort du professeur Luxmore.

— Mon cher Battle ! Sait-on jamais la vérité ?

— En tout cas, je vais la découvrir en ce qui concerne le meurtre du Devonshire, déclara le chef de police d’un ton décidé.

— Voire ? » murmura Poirot.

CHAPITRE XX

LES RÉVÉLATIONS DE MADAME LUXMORE

La femme de chambre qui vint ouvrir la porte de Mme Luxmore, à South Kensington, considéra M. Poirot d’un air rébarbatif. Elle ne semblait nullement empressée de lui laisser franchir le seuil.

Imperturbable, Poirot lui tendit sa carte.

« Remettez cela à votre maîtresse. Elle me recevra. »

C’était une de ses cartes les plus ostentatoires. Les mots « détective privé » figuraient dans un coin. Il les avait fait spécialement graver pour s’insinuer plus facilement auprès du prétendu beau sexe. Presque toutes les femmes, qu’elles aient ou non la conscience tranquille, sont curieuses de voir un détective privé et de connaître le but de sa visite.

Ignominieusement abandonné sur le paillasson, Poirot considéra avec indignation le heurtoir en cuivre qui avait perdu tout son éclat.

« Ah ! si seulement j’avais du brillant belge et un chiffon ! » murmura Poirot.

Essoufflée, la servante reparut et pria M. Poirot d’entrer.

Elle l’accompagna au premier étage et l’introduisit dans une pièce plutôt sombre où flottait une odeur de fleurs fanées et de cendres de cigarettes oubliées dans les cendriers. Partout, s’étalaient des coussins de soie aux couleurs exotiques et d’une propreté douteuse. Les murs étaient d’un vert émeraude et le plafond imitation cuivre.

Une grande et belle femme se tenait debout près de la cheminée. Elle s’avança et demanda d’une voix rauque :

« Monsieur Hercule Poirot ? »

Le détective s’inclina. Il affectait des manières qui n’étaient pas tout à fait les siennes. Il exagérait à dessein son allure d’étranger et ses gestes bizarres rappelaient de loin, de très loin, ceux de feu M. Shaitana.

« Pourquoi désirez-vous me voir, monsieur ? »

De nouveau, Poirot fit la révérence.

« Pourrais-je m’asseoir ? Ce sera un peu long… »

Impatiente, elle lui désigna un siège et s’assit elle-même au bord d’un canapé.

« Eh bien, je vous écoute, monsieur.

— Voici, madame. Je me livre à des enquêtes… des enquêtes privées. Vous comprenez, madame ? »

De plus en plus, il éveillait sa curiosité.

« Oui… Et alors ?

— Je fais une enquête sur la mort du professeur Luxmore. »

Elle poussa un soupir. Sa consternation était visible.

« Mais pourquoi ? Qu’est-ce à dire ? En quoi cela vous concerne-t-il ? »

Avant de poursuivre, Poirot étudia longuement la femme.

« Un auteur est en train d’écrire une biographie de votre mari, l’éminent professeur Luxmore. Mon client voudrait, bien entendu, connaître tous les faits avec exactitude. Par exemple, en ce qui touche la mort du professeur… »

Elle l’interrompit :

« Mon mari est mort des fièvres… sur l’Amazone. »

Poirot se renversa sur le dossier de son fauteuil. Lentement, très lentement, il hocha la tête de droite à gauche… dans un mouvement monotone et affolant.

« Madame, madame… protesta-t-il.

— Je sais ce que je dis. J’y étais, voyons.

— Ah ! c’est vrai. Vous étiez là. Mes renseignements me le confirment.

— Quels renseignements ? » s’exclama-t-elle.

La dévisageant de près, Poirot répondit :

« Les renseignements que je tiens de feu M. Shaitana. »

Elle recula comme sous la morsure d’un coup de fouet.

« Shaitana ? murmura-t-elle.

— Un véritable puits de science. Un homme remarquable au courant de bien des secrets.

— Je le croirais volontiers », fit-elle, se passant la langue sur ses lèvres sèches.

Penché en avant, Poirot se permit de lui donner une petite tape sur le genou.

« Il savait pertinemment que votre mari n’est pas mort des fièvres. »

Elle le regardait de ses yeux hagards et affolés.

Il se carra dans son fauteuil pour constater l’effet produit par ses paroles.

La femme essaya de se ressaisir et prononça, sans conviction :

« Vraiment… je ne sais ce que vous dites.

— Madame, reprit Poirot, je vais vous parler sans détour et jouer cartes sur table. Votre mari n’est pas mort de la fièvre, mais d’une balle.

— Oh ! »

Elle se couvrit le visage de ses mains et se balança de droite à gauche dans un accès d’angoisse. Mais Poirot en était certain, au tréfonds d’elle-même, Mme Luxmore savourait cette minute d’émotion.

« Rien ne vous empêche donc de me raconter toute l’histoire », dit Poirot d’un ton détaché.

Retirant les mains de sa figure, elle lui dit :

« Cela ne s’est pas passé du tout comme vous le croyez. »

De nouveau, Poirot s’inclina en avant et lui donna une tape sur le genou.

« Vous vous méprenez, madame. Je sais pertinemment que ce n’est pas vous qui l’avez tué. C’est le major Despard… mais à cause de vous.

— Je n’en sais rien ! Je n’en sais rien ! Peut-être que oui. Ce drame m’a bouleversée. Une sorte de fatalité me poursuit.

— Ah ! comme vous dites la vérité, madame ! Combien de fois ai-je constaté de pareils cas chez les femmes ! Où qu’elles aillent, elles sèment le malheur autour d’elles et, pourtant, elles n’y sont pour rien. »

Mme Luxmore poussa un long soupir.

« Vous comprenez… je… vois… maintenant que vous comprenez. Tout se passa si naturellement !

— Vous voyagiez ensemble à l’intérieur du pays, n’est-ce pas ?

— Oui, mon mari écrivait un ouvrage sur diverses plantes rares. Le major Despard nous fut présenté comme un homme connaissant la région et capable d’organiser l’expédition. Mon mari se prit tout de suite d’amitié pour lui. Nous partîmes. »

Il y eut une pause. Poirot murmura, comme s’il se parlait à lui-même :

« Oui. Je vois d’ici la scène : la rivière sinueuse… la nuit tropicale… le bourdonnement des insectes… le jeune major à l’allure martiale… la belle femme… »

Mme Luxmore soupira :

« Mon mari était beaucoup plus âgé que moi. Il m’a épousée alors que j’étais une enfant sans aucune expérience de la vie. »

Poirot hocha tristement la tête.

« Je sais. Je sais. Combien de malheureuses sont dans ce cas-là !

— Tous deux nous cachions nos sentiments, continua Mme Luxmore. John Despard ne m’a jamais rien dit. Il est la loyauté même.

— Mais une femme devine toujours ces choses-là.

— Vous êtes psychologue. Oui, une femme sait toujours… Mais je ne lui ai jamais montré que j’avais lu dans son cœur. Jusqu’au bout, bien décidés à ne pas transiger avec l’honneur, nous sommes restés l’un pour l’autre le major Despard et Mme Luxmore… »

Elle se tut, perdue dans l’admiration de cette noble attitude.

« Oui, l’honneur… l’honneur… répéta Poirot.

— Coûte que coûte, ni l’un ni l’autre n’aurait prononcé le mot fatal. Et puis…

— Continuez !

— Cette sinistre nuit… dit en frémissant Mme Luxmore.

— Eh bien ?

— Ils ont dû se quereller… John et Timothy. Je sortis de ma tente… je sortis de ma tente…

— Oui. Et après ? »

Mme Luxmore ouvrit ses grands yeux sombres. Elle revivait la scène dans tous ses détails.

« Je sortis de ma tente, répéta-t-elle. John et Timothy étaient… Oh ! je ne me souviens pas très bien. Je voulus les calmer et je dis à mon mari : « Non, non, c’est faux ! » Timothy ne voulut rien entendre et menaça John. John, pour sauver sa vie, dut tirer. Ah ! (Elle poussa un cri et se couvrit le visage de ses mains.) Il était mort… raide mort… le cœur transpercé d’une balle.

— Quel instant tragique pour vous, madame !

— Je ne l’oublierai jamais. John, plein de noblesse, parlait de se livrer à la police. Mais je m’y opposai. Nous discutâmes toute la nuit. Pour l’amour de moi ! suppliai-je. Enfin, il finit par se ranger à mon point de vue pour éviter un affreux scandale. Songez donc aux manchettes des journaux : Deux hommes et une femme dans la jungle. Un drame de l’amour.

« Je fis entrevoir à John toutes ces conséquences, et enfin il céda. Nos porteurs n’avaient rien vu ni rien entendu. Comme Timothy venait de subir un accès de fièvre, nous leur avons dit qu’il en était mort. Nous avons enterré mon mari au bord de l’Amazone. »

Elle fut secouée d’une vive émotion.

« John et moi revînmes ensuite en Europe pour nous séparer à jamais.

— Est-ce indispensable, madame ?

— Oui, oui. Timothy, une fois mort, se dressait entre nous, comme pendant sa vie… peut-être même davantage. Nous nous sommes dit adieu pour toujours. Je rencontre parfois John Despard dans le monde. Nous nous sourions, nous échangeons quelques politesses. Personne ne se douterait qu’un horrible drame s’est déroulé dans nos existences, mais je lis dans ses yeux… et lui dans les miens… que nous n’oublierons jamais. »

Une longue pause s’ensuivit. Poirot respecta cette chute de rideau et se garda de rompre le silence.

Mme Luxmore prit une boîte à poudre et se tamponna le nez. Le charme venait de se briser.

« Quel drame ! s’exclama Poirot, mais d’un ton plutôt placide.

— Vous comprendrez, monsieur, que cette vérité ne doit pas être révélée.

— Il serait pénible…

— Dites impossible. Votre ami, cet écrivain, se refuserait certainement à traîner dans la boue une femme tout à fait innocente ?

— Ou de faire pendre un homme tout à fait innocent ?

— Je suis heureuse que vous voyiez les choses sous cet angle. Oui, le major Despard est innocent. Un crime passionnel n’est pas réellement un crime. Et si John a tiré, c’était en cas de légitime défense. Il faut que l’on continue à croire que Timothy est mort de la fièvre !

— Les écrivains sont parfois impitoyables, murmura Poirot.

— Votre ami est sans doute misogyne et veut nous faire souffrir ? Ne le laissez pas faire, monsieur Poirot. S’il le faut, je prendrai tous les torts à mon compte. Je déclarerai que c’est moi qui ai tué Timothy. »

Elle s’était levée et se tenait, droite, la tête rejetée en arrière.

Poirot se leva à son tour.

« Madame, lui dit-il en lui prenant la main, une telle abnégation n’est pas nécessaire. J’userai de mon influence pour que les faits réels continuent à demeurer dans l’ombre. »

Un délicieux sourire s’épanouit sur les traits de Mme Luxmore. Elle leva légèrement la main, en sorte que Poirot, que ce fût ou non son intention, dut y déposer un baiser.

« Une malheureuse femme vous remercie, monsieur Poirot », dit-elle.

C’était là les dernières paroles d’une reine persécutée à son favori… une invite à quitter la scène. En galant homme, Poirot sortit.

Une fois dans la rue, il aspira l’air frais à pleins poumons.

CHAPITRE XXI

LE MAJOR DESPARD

« Quelle femme ! murmura Hercule Poirot. Ce qu’il a dû souffrir, ce pauvre Despard ! Quel voyage épouvantable ! »

Soudain il éclata de rire. Comme il longeait Brompton Road, il s’arrêta, tira sa montre et calcula mentalement :

« Mais oui, j’ai bien le temps. En tout cas, cela ne lui fera pas de mal d’attendre que j’aie réglé l’autre petite question. Quelle est donc cette chanson que fredonnait constamment mon confrère de la police anglaise… il y a quarante ans ? « Un bout de sucre pour le petit oiseau. »

Fredonnant un air depuis longtemps oublié, Hercule Poirot entra dans un luxueux magasin de lingerie féminine et se dirigea vers le comptoir des bas.

Il avisa une vendeuse à l’air sympathique et pas très hautaine et lui expliqua ce qu’il désirait.

« Des bas de soie ? Mais oui, nous en avons tout un assortiment garantis pure soie. »

Il repoussa ceux qu’elle lui montrait et redevint éloquent.

« Des bas de soie français ? Avec les droits de douane, ils sont très coûteux », répliqua la vendeuse.

Elle apporta de nouvelles boîtes.

« Très bien, mademoiselle, mais je désirerais voir une qualité plus fine.

— Nous avons toutes les qualités… les bas extra-fins valent au moins trente-cinq shillings la paire. Et, naturellement, ils n’offrent pas plus de résistance qu’une toile d’araignée.

— C’est cela… exactement cela qu’il me faut. »

Après une absence prolongée, la jeune femme reparut enfin.

« Ils coûtent en réalité trente-sept shillings et six pence la paire. Mais, regardez comme ils sont beaux ! »

Elle enleva d’une enveloppe de papier de soie une paire de bas d’une finesse arachnéenne.

« Enfin, voilà ce qu’il me faut !

— N’est-ce pas qu’ils sont jolis, monsieur ? Combien de paires ?

— Voyons un peu… Donnez-m’en dix-neuf paires. »

La jeune femme en tomba presque à la renverse derrière son comptoir, mais son long entraînement à ne laisser rien paraître devant les clients lui permit de garder l’équilibre.

« Il y aurait une réduction si vous preniez deux douzaine, lui dit-elle.

— Non, j’en veux dix-neuf paires et de couleurs légèrement différentes, je vous prie. »

La jeune femme les choisit docilement, les emballa et lui donna une facture.

Comme Poirot s’éloignait avec son achat, l’autre vendeuse du comptoir dit à sa collègue :

« Elle en a de la chance, celle-là. Qui cela peut-il bien être ? Sûrement un vieux grincheux. Mais elle doit le faire marcher au doigt et à l’œil. Songez donc ! Des bas à trente-sept shillings six pence ! »

Inconscient du mépris qu’il inspirait aux jeunes vendeuses de la maison Harvey Robinson, Poirot regagnait sa demeure en hâte.

Il était rentré depuis une demi-heure environ lorsqu’il entendit un coup de sonnette à la porte. Quelques instants plus tard, le major Despard pénétrait dans la pièce. De toute évidence, il rongeait son frein.

Poirot sourit.

« Je voulais connaître la version authentique de la mort du professeur Luxmore.

— La version authentique ? Croyez-vous cette femme capable de dire la vérité sur quoi que ce soit ? demanda Despard courroucé.

— C’est la question que je me suis posée en l’écoutant, dit Poirot.

— Rien d’étonnant : cette femme est piquée. »

Poirot hésita.

« Là, vous faites erreur. Elle a simplement une imagination romanesque.

— Au diable le romanesque. C’est une fieffée menteuse qui finit par croire à ses propres mensonges.

— Possible…

— Quelle femme terrible ! Pendant ce voyage, elle m’en a fait voir de toutes les couleurs.

— Je n’ai pas de peine à vous croire. »

Despard s’assit brusquement.

« Écoutez, monsieur Poirot. Je vais vous raconter la vérité.

— En d’autres termes, vous allez me donner votre version des faits ?

— Oui, la vraie. »

Il poursuivit d’un ton sec :

« Je me rends compte que je n’ai aucun mérite à la révéler maintenant. Si je vous dis la vérité, c’est que je ne vois pas d’autre issue pour le moment. Croyez-moi si vous voulez, mais je ne puis fournir aucune preuve à l’appui de mes déclarations. »

Il fit une légère pause et continua :

« C’est moi-même qui organisai l’expédition des Luxmore. Lui était un agréable vieillard qui raffolait de mousses, de plantes et de botanique en général. Elle était… vous l’avez bien jugée par vous-même. Le voyage fut un vrai cauchemar. Cette femme ne m’intéressait pas le moins du monde… elle m’inspirait plutôt de l’antipathie. Exaltée et sentimentale à l’excès, sa seule présence suffisait pour m’exaspérer. Tout marcha à souhait pendant la première quinzaine. Puis nous fûmes tous atteints par la fièvre, elle et moi très légèrement, mais le vieux professeur en eut presque le délire. Écoutez bien ce que je vais vous dire : une nuit, alors que j’étais assis devant ma tente, j’aperçus Luxmore au loin qui s’avançait vers la rivière d’un pas chancelant. Inconscient, il ne comprenait pas qu’il allait tomber à l’eau. Que faire pour le sauver ? Le temps me manquait pour le rattraper. Comme d’habitude, j’avais mon fusil à portée de la main. Je m’en saisis aussitôt. Je suis excellent tireur et je voulais le faire tomber en lui décochant une balle dans la jambe. À la seconde où je pressais sur la détente, cette stupide femme, surgie je ne sais d’où, se précipita sur moi en hurlant : « Ne tirez pas ! Pour l’amour de Dieu, ne tirez pas ! » Elle m’attrapa le bras et le secoua lorsque le coup partit, si bien que le projectile pénétra dans le dos du professeur et le tua net.

« Je puis vous jurer que je passai là un vilain moment. Et cette sacrée femme qui ne comprenait pas encore son acte insensé ! Au lieu de reconnaître qu’elle était responsable de la mort de son vieux mari, elle s’imagina que je l’avais tué par amour d’elle. Une violente scène éclata entre nous… elle insistait pour que nous déclarions qu’il était mort d’un accès de paludisme. En moi-même, je la plaignais, car je constatais qu’elle ne se rendait pas encore à l’évidence. Elle croyait dur comme fer que j’étais follement épris d’elle et que je redoutais par-dessus tout son indiscrétion. De guerre lasse, je résolus de ne point la contredire. Fièvre ou accident, qu’importait après tout ? Il me répugnait d’attirer un tas d’ennuis à cette femme, même si elle était folle. Le lendemain, j’annonçai que le professeur était mort de la fièvre et nous l’enterrâmes. Les porteurs étaient, bien sûr, au courant de la vérité, mais ils m’étaient entièrement dévoués et prêts à jurer de mon innocence. Depuis, j’ai eu bien du mal à tenir cette femme à distance. »

Après une nouvelle pause, il ajouta tranquillement :

« Telle est mon histoire, monsieur Poirot. »

Le détective répondit lentement :

« M. Shaitana n’a-t-il point fait allusion à cet incident l’autre soir au dîner ?

— Oui, il l’a sûrement entendu raconter par Mme Luxmore. Rien de plus facile que de la faire parler. Ces confidences ont bien dû l’amuser.

— Elles auraient pu devenir très dangereuses pour vous si un homme tel que M. Shaitana s’en était servi. »

Despard haussa les épaules.

« Je ne craignais pas Shaitana. Ici, encore, je vous prie de me croire sur parole. J’avais, certes, un mobile pour vouloir me défaire de notre hôte. En tout cas, je vous ai raconté la vérité. Libre à vous de l’accepter. »

Poirot lui tendit la main :

« Je vous crois, monsieur Despard. Je n’ai aucun doute que les événements se sont déroulés, en Amérique du Sud, exactement comme vous venez de me les décrire. »

Le visage de Despard s’éclaira.

« Merci ! » se contenta-t-il de dire.

Et il serra chaleureusement la main de Poirot.

CHAPITRE XXII

L’ENQUÊTE À COMBEACRE

Battle se trouvait au poste de police de Combeacre.

L’inspecteur Harper, à la face rougeaude, s’exprimait avec l’accent traînant et si agréable du Devonshire.

« Voilà comme cela s’est passé, monsieur. Tout semblait marcher à merveille. Le médecin, comme tout le monde, était satisfait. Pourquoi pas ?

— Veuillez me relater de nouveau les faits concernant les deux flacons. Je veux en avoir le cœur net.

— Dans un flacon, il y avait du sirop de figues que la vieille dame prenait régulièrement. Dans un autre, du vernis à chapeaux dont s’était servi la jeune demoiselle, sa dame de compagnie, pour raviver la couleur d’un vieux chapeau de jardin. Il en restait pas mal, mais un beau jour, le flacon fut brisé accidentellement. Alors Mme Benson elle-même dit : « Versez le reste dans ce vieux flacon… le flacon du sirop de figues. » Les servantes ont parfaitement entendu les paroles de la vieille dame. Miss Meredith, la cuisinière et la femme de chambre sont toutes d’accord là-dessus. Le vernis fut transvasé dans une vieille bouteille de sirop de figues et placé sur l’étagère supérieure de la salle de bains, avec un tas d’autres choses.

— Et on n’a pas changé l’étiquette ?

— Non. Une regrettable négligence, commenta le coroner.

— Continuez.

— Cette nuit-là, feu Mme Benson alla dans la salle de bain, prit un flacon de sirop de figues, s’en versa une forte dose dans un verre et l’avala. Se rendant compte de son erreur, elle envoya aussitôt chercher le médecin. Celui-ci, en visite chez un malade, n’arriva pas tout de suite. En attendant, on la soigna du mieux possible, mais elle mourut.

— Elle-même, croyait-elle à un accident ?

— Oui, comme tout le monde, du reste. Les flacons avaient dû être déplacés par la femme de chambre, lorsqu’elle épousseta les rayons, mais elle jura que non. »

Le chef de police se tut… il réfléchissait. Explication par trop simpliste : un flacon pris sur l’étagère supérieure et posé sur celle du dessous. Comment retrouver le responsable ? Il avait pu se servir de gants et les dernières empreintes eussent été celles de Mme Benson. Procédé facile. Il s’agissait certainement là d’un crime… d’un beau crime !

Mais pourquoi ? Cette question l’intriguait au plus haut point. Pourquoi ?

« Cette jeune demoiselle de compagnie figurait-elle parmi les héritiers de Mme Benson ? »

L’inspecteur Harper hocha la tête.

« Non. Elle n’était à son service que depuis six semaines. La place était difficile, paraît-il. Les jeunes personnes n’y restaient pas longtemps. »

La curiosité de Battle n’était point encore satisfaite. Les jeunes filles ne demeuraient pas longtemps dans cette place. La vieille dame devait être insupportable. Si Anne ne s’y était pas plu, elle aurait quitté comme les autres avant elle. Inutile de tuer… à moins d’une rancune irraisonnée et tenace. Il hocha la tête. Cette hypothèse ne lui semblait point convaincante.

« Alors qui a hérité de Mme Benson ?

— Des neveux et des nièces, je crois. Mais chacun reçut en partage une somme assez modeste. La vieille avait mis, dit-on, son bien en viager. »

Donc, rien de louche là-dessous. Cependant, Mme Benson était morte empoisonnée et Anne Meredith n’avait point fait part à lui, Battle, de son séjour à Combeacre.

Nullement satisfait, Battle reprit l’enquête à son point de départ. Le médecin lui fit des déclarations nettes et véhémentes. Pour lui, il s’agissait d’un accident. Miss… il ne se souvenait pas de son nom… une gentille personne, au demeurant, mais sans grand ressort, fut bouleversée par cette mort. Le pasteur se rappelait la dernière demoiselle de compagnie de Mme Benson… une jeune fille agréable et modeste, qui accompagnait toujours sa maîtresse à l’église. Mme Benson, très pratiquante et à cheval sur les principes, se montrait un tantinet sévère pour les jeunes.

Battle interrogea une ou deux autres personnes, mais n’apprit rien d’intéressant. À peine si ces gens se souvenaient de Miss Meredith. Elle n’avait séjourné que quelques mois parmi eux, et sa personnalité n’était pas suffisamment marquante pour laisser une impression durable.

Quant à Mme Benson, on s’en souvenait un peu mieux. Un vrai grenadier faisant trimer les gens à son service et changeant souvent de serviteurs. En un mot, une femme désagréable !

Néanmoins, le chef de police quitta le Devon avec la ferme conviction que, pour un mobile inconnu, Anne Meredith avait délibérément empoisonné sa patronne.

CHAPITRE XXIII

UNE PAIRE DE BAS DE SOIE

Tandis que le train emmenait le chef de police Battle à l’est du pays, Anne Meredith et Rhoda Dawes se trouvaient dans le salon d’Hercule Poirot.

Tout d’abord, Anne ne voulait point accepter l’invitation parvenue au courrier du matin, mais Rhoda avait fini par la persuader de s’y rendre.

« Anne, vous êtes une froussarde… parfaitement, une froussarde. Pourquoi vouloir imiter l’autruche et se cacher la tête dans le sable pour ne pas voir le danger ? Un meurtre a été commis et vous figurez sur la liste des suspects… peut-être la dernière.

— Cela aggraverait mon cas, observa Anne avec une nuance de mauvaise humeur dans la voix. C’est toujours celle qu’on soupçonne le moins qui a commis le crime.

— Puisqu’on vous soupçonne, poursuivit son amie sans se démonter, à quoi sert de prétendre que cette affaire ne vous regarde pas ?

— Je n’ai rien à y voir, insista Anne. Je suis prête à répondre aux questions des policiers, mais cet homme, cet Hercule Poirot, ne fait pas partie de Scotland Yard.

— Que pensera-t-il si vous vous retirez dans votre tour d’ivoire ? Il vous croira coupable.

— Je ne suis pas coupable.

— Je le sais bien, ma chérie. Vous êtes incapable de faire du mal à une mouche. Mais cet étranger ignore tout de vous. Il serait sage, à mon sens, d’aller le voir. Autrement, il viendra lui-même ici et essaiera de tirer les vers du nez des domestiques.

— Nous n’avons pas de domestiques !

— Et que faites-vous de la mère Astwell ? Elle a une langue de vipère. Allons, Anne, décidez-vous. Je vous accompagne et nous allons nous divertir un brin.

— Je ne comprends pas pourquoi il veut me voir, fit Anne, toujours obstinée.

— Dans l’espoir de surpasser la police officielle. Les amateurs se ressemblent tous. Ils s’imaginent que Scotland Yard est une paire de bottes sans cervelle.

— Croyez-vous que ce Poirot soit très compétent ?

— Il n’a certainement pas l’air d’un Sherlock Holmes. Peut-être a-t-il montré quelque habileté autrefois. À présent, il est gaga. Il doit avoir au moins soixante ans. Allons, Anne, venez avec moi voir le bonhomme. Il nous apprendra sans doute des détails effrayants sur les autres.

— Bien, acquiesça Anne. Vous semblez prendre un plaisir pervers à toute cette affaire, Rhoda.

— Peut-être parce que je ne suis pas en cause. Vous êtes une sotte. Anne. Si seulement vous aviez levé les yeux au moment opportun, vous pourriez mener une vie de duchesse pour le restant de vos jours, grâce au chantage. »

Voilà en quelles circonstances Rhoda Dawes et Anne Meredith se trouvaient ce même après-midi, vers trois heures, dans le coquet salon de Poirot, en train de boire un sirop de mûres, dans des verres anciens. Elles n’aimaient guère cette liqueur, mais elles l’avaient acceptée par politesse.

« Vous êtes très aimable de répondre à mon invitation, mademoiselle, dit Poirot.

— Je serais enchantée de vous aider dans votre enquête, si toutefois je le puis.

— Il s’agit simplement de faire appel à vos souvenirs.

— À mes souvenirs ?

— Oui, j’ai déjà posé la même question à Mme Lorrimer, au docteur Roberts et au major Despard. Aucun d’eux ne m’a donné – hélas ! – une réponse satisfaisante. »

Anne continua de le regarder d’un œil interrogateur.

« Je vous prie, mademoiselle, de bien vouloir vous reporter à cette soirée dans le salon de M. Shaitana. »

Une ombre de lassitude passa sur les traits d’Anne. Ne se débarrasserait-elle jamais de ce cauchemar ?

Poirot ne fut pas sans remarquer cette expression.

« Mademoiselle, je n’ignore pas que cette épreuve est pour vous très pénible, dit-il avec bienveillance. À votre âge, être mêlée à une si horrible tragédie… Peut-être est-ce la première fois que vous êtes témoin d’une mort soudaine ? »

Rhoda remua nerveusement les pieds sur le parquet.

« Eh bien ? demanda Anne.

— Fouillez dans votre mémoire et dites-moi, je vous prie, ce que vous avez remarqué dans cette pièce ? »

Anne le regarda avec méfiance.

« Je ne comprends pas votre question.

— Mais si, voyons. Les chaises, les tables, la décoration, le papier de tenture, les rideaux, les chenets. Vous avez vu tout cela ? Pourriez-vous me le décrire ?

— Oh ! c’est très difficile. Je ne me souviens même pas de quelle couleur était le papier de tenture… il me semble que les murs étaient peints d’un ton neutre. Le parquet était recouvert de tapis et il y avait un piano. (Elle hocha la tête.) Je ne me souviens pas d’autre chose.

— Essayez encore, mademoiselle. Vous devez vous rappeler quelque objet de bric-à-brac ou d’ornementation ?

— Je crois avoir vu un écrin de bijoux égyptiens… tout près de la fenêtre.

— Ah ! oui, à l’autre bout de la pièce, en partant de la table où se trouvait le petit poignard. »

Anne le dévisagea.

« J’ignorais qu’il se trouvât sur une des tables. »

« Pas bête, la petite, se dit Poirot. Mais Hercule Poirot ne l’est pas davantage. Si elle me connaissait mieux, elle saurait que je ne suis pas homme à tendre un piège aussi grossier que celui-là. »

Il dit tout haut :

« Un écrin de bijoux égyptiens, dites-vous ? »

Anne répondit avec enthousiasme :

« Oh ! oui. Certains étaient même très beaux. Des émaux bleus et rouges… des bagues, des scarabées… ceux-ci me plaisaient moins.

— M. Shaitana était un fameux collectionneur, murmura Poirot.

— Oui. La pièce était un véritable musée : on ne savait où jeter les yeux.

— En sorte que rien d’autre de spécial n’a retenu votre attention ? »

Anne esquissa un sourire et répliqua :

« Non, excepté un vase de chrysanthèmes dont l’eau avait réellement besoin d’être changée.

— Ah ! les domestiques négligent souvent ces détails. »

Poirot se tut un instant. Anne lui demanda, timidement :

« Je crains de n’avoir peut-être pas remarqué l’objet que vous avez en vue.

— Peu importe, mon enfant, la rassura Poirot avec un aimable sourire. Le contraire eût été un pur hasard. Dites-moi : avez-vous eu récemment la visite du major Despard ? »

Il vit rougir le visage délicat de la jeune fille.

« Il nous a promis de revenir bientôt à la maison. »

Rhoda s’exclama avec véhémence :

« Mais nous l’attendons encore ! »

Poirot les gratifia d’un clignement d’œil.

« Il doit jubiler d’avoir convaincu de son innocence deux charmantes personnes ! »

« Oh ! mon Dieu, songea Rhoda. Le voilà qui nous fait des compliments à la française. Tout à l’heure, je ne vais savoir où me fourrer. »

Elle se leva pour contempler quelques estampes accrochées au mur.

« Ces gravures sont ravissantes, dit-elle.

— Oui, pas mal », fit Poirot.

Il hésita, puis se tourna vers Anne :

« Mademoiselle, dit-il enfin, pourrais-je vous demander un grand service ? Oh ! rassurez-vous, cela n’a rien à voir avec le crime. Il s’agit d’une affaire tout à fait personnelle. »

Anne parut légèrement surprise et Poirot poursuivit, avec une gêne simulée :

« Noël approche, je dois offrir des cadeaux à mes nièces. Je suis très embarrassé dans mon choix. Mes goûts datent un peu.

— Alors ? demanda Anne.

— Des bas de soie… Est-ce un cadeau qu’on puisse vraiment offrir ?

— Pourquoi pas ? Cela fait toujours plaisir de recevoir de jolis bas.

— Vous me rassurez. À présent, je vais vous demander un petit service. Je me suis procuré des bas de différentes couleurs… quinze ou seize paires. Auriez-vous l’obligeance de mettre de côté les six paires qui vous paraîtront les plus susceptibles de plaire ?

— Très volontiers. »

Anne se leva en riant.

Poirot la conduisit dans un renfoncement dont le désordre contrastait singulièrement avec la minutie habituelle du détective. Mais elle ne connaissait pas suffisamment Poirot pour s’en rendre compte. Sur une table, des bas s’entassaient au petit bonheur à côté de gants fourrés, de calendriers et de boîtes de bonbons.

« D’ordinaire, j’envoie mes présents de Noël assez longtemps à l’avance, expliqua-t-il. Tenez, mademoiselle, voici les bas en question. Choisissez-en six paires, je vous prie. »

Il se tourna et barra la route à Rhoda, qui le suivait.

« Quant à Mlle Dawes, je vais lui montrer un objet qui… j’imagine, soulèverait le cœur de Mlle Meredith.

— Qu’est-ce donc ? » demanda Rhoda.

Poirot baissa la voix.

« Un couteau, mademoiselle, avec lequel douze personnes ont poignardé un homme. La Compagnie internationale des wagons-lits me l’a offert en souvenir.

— Horrible ! s’écria Anne.

— Oh ! faites-moi voir ça », dit Rhoda.

Tout en parlant, Poirot l’emmena dans l’autre pièce.

« Il m’a été donné par la Compagnie des wagons-lits parce que… »

Ils reparurent quelques minutes après.

Anne s’avança vers eux.

« Monsieur Poirot, voici, à mon avis, les six plus jolies paires. Ces deux-ci conviendront très bien pour le soir, et ces autres aux nuances plus claires siéront mieux pour les soirées d’été où il fait jour très tard.

— Mille remerciements, mademoiselle. »

Il leur proposa encore un verre de sirop, mais elles refusèrent. Finalement, il les accompagna à la porte en devisant toujours gaiement.

Les deux jeunes filles parties, il revint au salon et se dirigea tout droit vers la table jonchée de bas. Poirot compta les six paires choisies par Anne et y ajouta les autres.

Il en avait acheté dix-neuf paires, et il n’en restait plus que dix-sept.

Il hocha lentement la tête.

CHAPITRE XXIV

TROIS ASSASSINS ÉLIMINÉS

Dès son retour à Londres, le chef de police Battle se rendit chez Poirot. Anna et Rhoda avaient quitté le salon du détective une heure auparavant.

Sans préambule, Battle rapporta à Poirot le résultat de son enquête dans le Devonshire.

« Nous flairons la bonne piste. Aucun doute là-dessus, dit-il en manière de conclusion. Voilà à quoi se référait Shaitana lorsqu’il parlait de « petits accidents domestiques ». Ce qui m’intrigue le plus, c’est le mobile. Pourquoi diable a-t-elle tué cette femme ?

— Je crois pouvoir vous éclairer sur ce point, mon ami.

— Je vous écoute, monsieur Poirot.

— Je viens de tenter une petite expérience. J’ai invité Miss Meredith et son amie à me rendre visite. Comme aux autres, j’ai demandé à Mlle Anne si elle se souvenait des objets en évidence dans le salon de M. Shaitana le soir du crime. »

Battle regarda le détective avec curiosité.

« Ah ! Vous y tenez, à ces détails ?

— Parfaitement. Ils ont leur utilité. Miss Meredith se montra méfiante… extrêmement méfiante. Cette jeune personne ne se laisse pas circonvenir. Alors, ce bon chien d’Hercule Poirot lui joue un de ses petits tours à sa façon et lui tend un piège grossier. Elle mentionne un écrin à bijoux. « Cet objet n’était-il pas à l’autre bout de la pièce en partant de la table où était posé le poignard ? » lui demandai-je. Mlle Anne ne tombe pas dans le panneau. Elle l’évite même très adroitement. Ensuite, satisfaite d’elle-même, sa vigilance se détend. Je l’avais conviée avec l’intention de lui faire avouer qu’elle connaissait l’endroit où se trouvait le poignard et qu’elle l’avait bien remarqué. Elle devait, à part soi, se féliciter d’avoir déjoué mes plans, car elle se mit à parler sans aucune contrainte des bijoux dont maints détails l’avaient frappée. Elle ne se souvenait pas d’autre chose… excepté d’un vase de chrysanthèmes dont l’eau avait grand besoin d’être changée.

— Eh bien ! fit Battle.

— Cette réflexion mérite d’être retenue. Si nous ne savions rien de la vie de cette jeune fille, ces paroles nous révéleraient son caractère. Elle remarque des fleurs. Elle les aime donc ? Pas précisément puisqu’elle omet de parler d’un grand vase de tulipes précoces qui auraient dû attirer immédiatement l’attention d’une femme aimant les fleurs. Non, c’est la dame de compagnie qui prend la parole. La jeune fille chargée de renouveler l’eau dans les vases et, de plus, une jeune fille qui aime les bijoux. Son attitude n’est-elle pas significative ?

— Je commence à voir où vous voulez en venir, monsieur Poirot.

— Comme je vous le disais l’autre jour, je joue cartes sur table. Lorsque vous m’avez raconté son histoire et que Mme Oliver fit une déclaration sensationnelle, mon esprit se concentra sur un point important. L’assassinat n’avait pas été commis pour l’appât du gain, puisque Miss Meredith dut continuer à gagner sa vie. J’étudiai le tempérament de Miss Meredith tel qu’il m’apparaissait superficiellement. Une jeune fille assez timide, pauvre, mais élégamment vêtue, aimant les belles choses… plutôt le tempérament d’une voleuse que d’une meurtrière. Je vous ai alors demandé si Mme Eldon était une femme d’ordre. Vous m’avez répondu par la négative. J’imaginai une hypothèse : admettons qu’Anne Meredith ait un point faible dans sa cuirasse… qu’elle vole dans les magasins. Pauvre et aimant la toilette, elle a sans doute dérobé de menus objets à sa patronne, une broche, peut-être, une pièce de monnaie, un collier de perles. Mme Eldon, négligente et sans soin, en eût attribué la perte à son étourderie. Jamais elle n’aurait soupçonné la gentille gouvernante de ses enfants. Imaginons maintenant une patronne tout à fait différente de la première. Elle n’eût pas manqué de s’apercevoir de la disparition d’un bijou et en eût accusé Miss Meredith. Voilà un motif plausible d’assassinat. Comme je le disais l’autre soir, Miss Meredith ne peut avoir tué que par peur. Une seule chose peut la sauver : la mort de sa patronne. Elle changea donc les flacons de place… Mme Benson mourra… et, détail assez ironique, elle mourra convaincue d’avoir elle-même commis l’erreur, et ne songera pas un instant à suspecter la jeune poltronne, épouvantée de son acte.

— Possible, dit le chef de police Battle, mais ce n’est là qu’une hypothèse.

— Une hypothèse… et même une probabilité… car cet après-midi, je lui ai tendu un piège bien amorcé, après l’échec de ma première tentative. Si mes présomptions se confirment… jamais Anne Meredith n’a pu résister à la vue d’une jolie paire de bas. Après lui avoir laissé entendre que j’ignorais le nombre exact de bas posés sur la table, je la laissai seule dans la pièce. Résultat : au lieu de dix-neuf paires de bas, je n’en possède plus que dix-sept. Il m’en manque donc deux, qui sont maintenant dans le sac à main de Miss Anne Meredith.

— Oh ! quel danger elle courait !

— Aucun. De quoi puis-je la soupçonner ? De meurtre ? Elle se figure qu’en volant une ou deux paires de bas de soie, elle ne risque rien. Je ne suis pas à la recherche d’une voleuse. D’autre part, la voleuse, disons la kleptomane, est toujours convaincue de pouvoir se tirer d’affaire.

— C’est ma foi vrai, dit Battle en hochant la tête. Ces femmes sont stupides, mais tant va la cruche à l’eau… Entre nous, je crois que nous brûlons. Anne Meredith a été prise la main dans le sac. Elle a changé un flacon de place. Nous savons qu’elle a commis un crime… mais comment le prouver ? Crime impuni n°2. Roberts en sort indemne. Miss Meredith également. Et Shaitana ? Anne Meredith l’aurait-elle tué ? »

Après un court silence, il reprit :

« Je demeure perplexe. Anne Meredith n’est pas de taille à entreprendre un tel coup. Changer un flacon de place, passe encore. Elle savait que personne ne l’en accuserait. Elle jouait sur le velours : n’importe qui, dans la maison, aurait pu avoir touché ce flacon. Le stratagème risquait aussi bien d’échouer. Mme Benson aurait pu se méfier au moment d’absorber la drogue ou peut-être n’en serait-elle pas morte. Pour Shaitana, le cas se présente différemment. Ce crime audacieux a été commis de sang-froid.

— Je suis d’accord avec vous, lui dit Poirot. Ces deux crimes ne se ressemblent pas du tout.

— Dans le second cas, nous pouvons donc écarter Anne Meredith. Éliminons de notre liste la jeune fille et le docteur Roberts. Et Despard ? Votre enquête chez Mme Luxmore a-t-elle donné d’appréciables résultats ? »

Poirot relata sa visite de l’après-midi précédent.

Battle fit la grimace.

« J’ai eu affaire à ce genre de femmes. Impossible de démêler dans leurs paroles la part de vérité. »

Poirot décrivit ensuite son entrevue avec Despard et répéta à Battle la version de l’explorateur.

« Vous le croyez ? demanda brusquement Battle.

— Ma foi, oui. »

Battle poussa un soupir.

« Moi aussi. Ce n’est pas l’homme à en tuer un autre pour lui voler sa femme. Et puis, à quoi sert le divorce ? Les frais du procès n’auraient pas ruiné le major. Non, je crois que notre malheureux Shaitana s’est fourvoyé : l’assassin n°3 n’en était pas un, en réalité. »

Battle interrogea Poirot du regard.

« Reste ?…

— Mme Lorrimer », dit Poirot.

La sonnette du téléphone retentit et Poirot se leva pour répondre. Il prononça quelques mots et attendit. Puis il reposa le récepteur et se retourna vers Battle.

« C’est Mme Lorrimer, annonça-t-il d’un air grave. Elle me prie de passer la voir à l’instant même. »

Battle hocha la tête.

« Me tromperais-je ? J’ai l’impression que vous vous attendiez à une communication de ce genre.

— Oui, vaguement, dit Hercule Poirot.

— Eh bien, ne perdez pas de temps. Peut-être parviendrez-vous à découvrir enfin la vérité. »

CHAPITRE XXV

LES AVEUX DE MADAME LORRIMER

Par cette triste journée, l’appartement de Mme Lorrimer paraissait morne et sans joie. Elle-même avait la mine sombre et l’air vieilli depuis la dernière visite de M. Poirot.

Pleine d’assurance, elle accueillit le détective belge avec son amabilité habituelle.

« Vous êtes très aimable d’être venu si vite, monsieur Poirot. Je sais que vous êtes un homme très occupé.

— À votre service, madame », répondit Poirot en s’inclinant légèrement.

Mme Lorrimer appuya sur une sonnette placée à côté de la cheminée.

« Je vais faire servir le thé. Je ne sais si vous partagez mon avis, mais on a tort de se lancer dans des confidences sans préparer les voies.

— Vous allez donc me faire des confidences, madame ? »

Mme Lorrimer ne répondit point : sa femme de chambre entrait à l’instant même. Lorsque cette dernière eut reçu les ordres de sa maîtresse et se fut retirée, Mme Lorrimer continua d’une voix sèche :

« Lors de votre dernière visite, souvenez-vous-en, vous m’avez dit que vous accourriez ici au premier appel de ma part. Vous aviez sans doute l’intuition que j’aurais besoin de vous revoir sans tarder. »

Elle n’en dit pas davantage pour l’instant. On apporta le thé. Mme Lorrimer le servit en parlant de choses et d’autres.

Profitant d’une pause, Poirot remarqua :

« Je crois savoir que vous et la petite Meredith avez pris le thé ensemble l’autre jour.

— C’est exact. Y a-t-il longtemps que vous l’avez vue ?

— Cet après-midi même.

— Est-elle venue à Londres, ou êtes-vous allée à Wallingford ?

— Elle et son amie ont eu la gentillesse de me faire une petite visite.

— Ah ! son amie… Je ne l’ai pas encore rencontrée. »

Poirot dit, un sourire aux lèvres :

« Ce meurtre semble rapprocher les gens. Ainsi, vous et Miss Meredith avez pris le thé ensemble, et le major Despard cultive l’amitié de Miss Meredith. Seul, peut-être, le docteur Roberts demeure solitaire.

— J’ai joué au bridge avec lui l’autre jour. Il paraissait aussi joyeux que d’ordinaire.

— Il se passionne toujours pour le bridge ?

— Oui… il continue d’annoncer de façon extravagante… et s’en tire avec honneur. »

Après un silence, elle reprit :

« Avez-vous vu récemment M. Battle ?

— Lui aussi je l’ai vu cet après-midi. Il était chez moi au moment où vous m’avez téléphoné. »

Protégeant son visage de la main, du côté du feu, Mme Lorrimer demanda :

« Comment va son enquête ?

— Le brave Battle n’avance guère, mais il arrivera au bout, madame.

— Reste à savoir ! »

Un sourire légèrement ironique lui pinça les lèvres.

« Il s’est beaucoup intéressé à moi ces jours-ci, et a remonté dans mon passé jusqu’à ma tendre enfance. Il a interrogé mes amis et bavardé avec mes domestiques, celles qui me servent actuellement et celles qui les ont précédées. Je ne sais ce qu’il cherchait, mais il en a été pour ses frais. Il aurait pu s’arrêter à mes déclarations. Je connaissais très peu M. Shaitana. Je l’avais rencontré à Louxor, comme vous le savez, et nos relations n’ont pas été très suivies. Le chef de police ne découvrira rien d’autre.

— Peut-être.

— Et vous, monsieur Poirot, avez-vous fait une enquête ?

— À votre sujet, madame ?

— Oui, à mon sujet ? »

Le petit homme hocha lentement la tête.

« Elle n’aurait servi à rien.

— Qu’est-ce à dire exactement, monsieur Poirot ?

— Je serai tout à fait franc, madame. Dès le début, je me suis rendu compte que, des quatre personnes présentes ce soir-là dans le salon de M. Shaitana, vous étiez celle qui possédait le plus d’intelligence, de sang-froid et de logique. Si je devais parier sur celui des quatre invités le plus capable de commettre le crime et d’échapper à la justice, c’est sur vous que je miserais, madame.

— Est-ce un compliment ? » demanda-t-elle, d’un ton bref et les sourcils levés.

Poirot poursuivit sans attacher d’importance à cette interruption :

« Pour qu’un crime reste impuni, il est parfois indispensable d’en prévoir tous les détails et toutes les contingences éventuelles. Il faut frapper à l’instant propice et à l’endroit voulu. Le docteur Roberts gâcherait tout par trop de précipitation et de confiance en soi ; le major Despard est probablement trop timoré pour commettre un assassinat ; quant à Miss Meredith, elle perdrait la tête et se trahirait aussitôt. Vous, madame, ne tomberiez pas dans ces travers. Vous garderiez vos idées nettes, vous avez une grande prudence et un remarquable esprit de décision. Non, vous n’êtes pas une femme à vous affoler. »

Mme Lorrimer demeura un moment silencieuse, un curieux sourire jouant aux coins de ses lèvres. Enfin, elle prit la parole :

« Alors, voilà votre opinion sur moi, monsieur Poirot ? Je serais, à vos yeux, la femme toute désignée pour commettre un beau crime ?

— En tout cas, vous avez la bonté de ne point vous formaliser de mes pronostics.

— Je les trouve même très intéressants. Alors, je serais la seule personne du groupe douée des qualités requises pour avoir tué Shaitana sans me faire pincer ?

— J’hésiterais à me prononcer de façon catégorique.

— Vraiment ? Je vous en prie, parlez plus clairement.

— Tout à l’heure, j’ai prononcé une phrase se résumant à ceci : pour qu’un crime reste impuni, il est parfois nécessaire d’en prévoir tous les détails. J’attire spécialement votre attention sur ce mot : parfois. On constate, en effet, un autre genre de réussite dans le crime. Vous est-il arrivé de dire à quelqu’un, à brûle-pourpoint : « Lancez une pierre et essayez d’atteindre cet arbre. » L’interpellé s’exécute sans réfléchir et, chose curieuse, la plupart du temps, il touchera l’arbre. Ensuite, s’il veut recommencer la même prouesse, il n’y parviendra que difficilement, parce qu’il a commencé à réfléchir. « Fort… pas si fort… un peu plus à droite… à gauche. » Le premier acte fut presque inconscient, le corps obéissant à l’esprit comme chez l’animal. Eh bien, madame, ce genre de réflexe existe dans le crime : un crime commis sous l’impulsion du moment… une inspiration… un éclair de génie. L’assassin de Shaitana a agi sous l’aiguillon d’une nécessité impérieuse, irrésistible. Et cela, madame, ne répond nullement à votre tempérament. Si vous aviez tué M. Shaitana, vous auriez prémédité votre crime. »

Mme Lorrimer agita légèrement la main, comme pour chasser de son visage la chaleur du foyer.

« Je comprends votre raisonnement. L’assassinat n’ayant pas été prémédité, je ne pourrais, par conséquent, être la coupable, n’est-ce pas, monsieur Poirot ? »

Le détective inclina la tête.

« Non, madame. »

Elle se pencha en avant, la main immobile :

« Et pourtant, monsieur Poirot, c’est moi qui ai tué Shaitana ! »

CHAPITRE XXVI

LA VÉRITÉ

Il y eut un silence qui se prolongea.

L’obscurité envahissait la pièce où dansaient les flammes du foyer.

Mme Lorrimer et Hercule Poirot ne se regardaient pas. Leurs yeux étaient fixés sur le feu. On eût dit que le temps venait de suspendre son cours.

Enfin, Poirot soupira et remua dans son fauteuil.

« Ainsi, c’était vous, madame !… Pourquoi l’avez-vous tué ?

— Allons, vous le savez aussi bien que moi, monsieur Poirot.

— Parce qu’il connaissait un des secrets de votre passé, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Une autre mort. Est-ce bien cela, madame ? »

Elle baissa la tête. Poirot lui demanda :

« Pourquoi ces aveux ? Qu’est-ce qui vous a poussée à m’appeler aujourd’hui ?

— Ne m’avez-vous pas prédit qu’un jour je devrais en arriver là ?

— Oui, j’espérais. Je savais que la vérité sortirait de vos lèvres au moment choisi par vous. S’il ne vous convenait pas de parler, vous garderiez votre secret sans jamais vous trahir. Mais je comptais qu’un jour ou l’autre vous désireriez vous-même parler. »

Mme Lorrimer approuva de la tête.

« Vous avez été très adroit de prévoir que la fatigue, la solitude… »

Sa voix s’éteignit. Poirot regarda Mme Lorrimer avec curiosité.

« Ah ! oui, maintenant je comprends…

— Seule… tout à fait seule… reprit Mme Lorrimer. Personne, à moins d’être passé par là, ne peut s’imaginer ce qu’on souffre de vivre seule avec son remords.

— Ne serait-ce pas déplacé, madame, de vous offrir ma sympathie ?

— Merci, monsieur Poirot », dit la femme en baissant légèrement la tête.

Un autre silence, et Poirot poursuivit, d’un ton un peu plus animé :

« Dois-je comprendre, madame, que vous avez pris les paroles prononcées par M. Shaitana au cours du dîner comme une menace directe contre vous ? »

Elle fit un signe de tête affirmatif.

« Je me suis rendu compte aussitôt qu’elles visaient une des personnes présentes, et c’était moi. Son allusion à l’arme préférée d’une femme, le poison, m’était destinée. Il savait. Je m’en doutais. En une autre circonstance, il avait aiguillé la conversation sur un procès très célèbre et son œil ne me quittait pas. Il reflétait une pénétration perverse. Mais l’autre soir, plus de doute possible.

— Étiez-vous également certaine de ses intentions ?

— La présence insolite du chef de police et de vous-même éveilla mes soupçons. J’en déduisis que Shaitana, pour montrer son habileté, s’apprêtait à vous faire comprendre qu’il avait découvert un meurtre que personne ne soupçonnait.

— À quel moment avez-vous décidé d’agir, madame ? »

Elle hésita avant de répondre.

« Il m’est difficile de préciser ce point. J’avais remarqué le poignard avant qu’on se mît à table. Lorsque nous revînmes dans le salon, je pris l’arme et la glissai dans ma manche. Personne ne vit mon geste, je m’en assurai au préalable.

— Vous avez dû déployer une adresse consommée, madame.

— Je savais exactement ce que j’allais faire. Je n’avais donc qu’à mettre mon projet à exécution. Certes, je courais un gros risque, mais j’estimais que cela en valait la peine.

— Votre sang-froid et votre perspicacité entrèrent alors en jeu. Oui, je comprends.

— La partie de bridge commença, continua Mme Lorrimer d’une voix calme. Enfin l’occasion s’offrit à moi. Je faisais le « mort » au jeu. Je me promenais dans la pièce vers la cheminée. Shaitana s’était assoupi. Je regardai les autres joueurs. Tous absorbés par la partie. Je me penchai et enfonçai le poignard. »

La voix de la femme trembla légèrement, mais aussitôt elle reprit son air détaché.

« Je lui parlai, dans l’intention de me créer un alibi éventuel. Je lui fis quelques remarques au sujet du feu. Je laissai croire qu’il m’avait répondu et regagnai ma place en lui disant : « Je suis de votre avis. Moi aussi, je déteste les radiateurs. »

— Il n’a pas poussé un cri ?

— Non, à peine un grognement qui, à une certaine distance, aurait pu passer pour des paroles.

— Et alors ?

— Alors, je retournai à la table de bridge où l’on jouait la dernière manche.

— Vous vous êtes assise et avez continué à jouer ?

— Oui.

— Et vous avez pris suffisamment d’intérêt au jeu pour être à même de me dire, deux jours plus tard, presque toutes les annonces et les levées ?

— Oui, répéta simplement Mme Lorrimer.

— Épatant ! » s’exclama Hercule Poirot.

Il se renversa dans son fauteuil et hocha plusieurs fois la tête.

« Il reste un point, madame, que je n’arrive pas à éclaircir.

— Lequel ?

— Une femme comme vous, qui pesez le pour et le contre et n’abandonnez rien au hasard, décidez à un certain moment de commettre un acte qui vous fera courir un énorme risque. Vous tentez la chance avec un complet succès. Et, deux semaines plus tard, vous vous dénoncez vous-même. Franchement, madame, il y a là-dessous quelque chose de mystérieux. »

Un étrange petit sourire tordit les lèvres de Mme Lorrimer.

« Vous ne vous trompez pas, monsieur Poirot. Il existe un détail que vous ignorez : Miss Meredith vous a-t-elle dit où elle m’a rencontrée l’autre jour ?

— C’était, si je me souviens bien, à proximité du domicile de Mme Oliver.

— En effet, mais je voulais vous demander si vous connaissez le nom de la rue. J’ai vu Anne Meredith dans Harley Street.

— Ah ! fit Poirot, la considérant avec attention. Je commence à comprendre.

— Naturellement. Je venais de consulter un spécialiste. Il m’a appris ce que déjà je soupçonnais à moitié. »

Le sourire de Mme Lorrimer perdit toute amertume ; il s’épanouit et son visage prit une expression de grande douceur.

« Je ne jouerai plus longtemps au bridge, monsieur Poirot. Le médecin m’a un peu caché la vérité. Grâce à des soins continus, a-t-il dit, je pourrai vivre encore des années. Mais je ne suis pas femme à suivre un régime fastidieux. J’envisageai alors mon cas sous un angle nouveau. Un mois, deux… pas davantage. Et au moment même où je quittai la maison du spécialiste, j’aperçus Miss Meredith sur le trottoir d’en face. Je l’invitai à prendre le thé avec moi. »

Elle fit une légère pause, et continua :

« Après tout, je ne suis pas foncièrement mauvaise. Tandis que nous prenions le thé, je réfléchissais ; par mon acte de l’autre soir, non seulement je privais Shaitana de la vie (l’irréparable était accompli !), mais aussi, à un degré variable, j’avais affecté l’existence de trois autres personnes : le docteur Roberts, le major Despard et Anne Meredith, qui ne m’avaient jamais fait aucun mal, et subissaient pourtant, à cause de moi, une épreuve redoutable. Je pouvais du moins remédier à cet état de choses. Non que la situation du docteur Roberts et du major Despard m’émût particulièrement. Ces hommes sont capables de se défendre seuls, mais je m’apitoyai sur le sort d’Anne Meredith… »

Après une hésitation, elle poursuivit d’une voix lente :

« Anne Meredith n’est qu’une jeune fille avec toute la vie devant elle. Cette misérable affaire peut gâcher tout son avenir…

« Cette pensée me bouleversait…

« Alors, monsieur Poirot, ces idées s’implantant de plus en plus dans mon esprit, je compris que le moment était venu de vous faire mes confidences. Je ne pouvais plus garder mon secret. Voilà qui explique mon coup de téléphone… »

Quelques minutes s’écoulèrent.

Penché en avant, Hercule Poirot, à travers l’ombre qui s’épaississait, plongea ses yeux dans ceux de Mme Lorrimer. Elle soutint son regard sans la moindre nervosité. Poirot prit enfin la parole :

« Madame Lorrimer, êtes-vous sûre… positivement sûre (vous me direz toute la vérité, n’est-ce pas ?) que l’assassinat de M. Shaitana n’a pas été prémédité ? N’avez-vous pas préparé ce crime avant de venir dîner, chez Shaitana ? »

Mme Lorrimer le regarda un instant et hocha violemment la tête.

« Non !

— Vous dites que vous n’aviez pas conçu le crime à l’avance ?

— Je vous jure que non !

— Alors… alors… Vous mentez… Vous devez me mentir… »

La voix de Mme Lorrimer devint tranchante comme de la glace.

« Monsieur Poirot, vous oubliez les convenances. »

Le petit Belge se leva d’un bond, arpenta la pièce, marmottant entre ses dents. Soudain, il dit :

« Vous permettez, madame ? »

Et, se dirigeant vers le commutateur, il fit jaillir la lumière.

Il revint s’asseoir dans son fauteuil, posa les deux mains sur ses genoux et regarda son hôtesse dans le blanc des yeux.

« Il s’agit de savoir, madame, si Hercule Poirot peut se tromper.

— Personne n’est infaillible, répliqua sèchement Mme Lorrimer.

— Moi, je le suis, affirma Poirot. Jamais je ne me trompe. C’est si vrai que le contraire me renverse. Mais, cette fois, on dirait vraiment que je me suis fourvoyé. Certes, vous devez savoir de quoi il retourne si c’est vous qui avez tué Shaitana. En ce cas, il est fantastique qu’Hercule Poirot sache, mieux que vous, la façon dont vous avez commis ce crime.

— Fantastique et absurde, insista Mme Lorrimer, d’un ton glacial.

— Alors, je suis fou, fou à lier. Pourtant, nom d’un petit bonhomme ! je ne suis pas fou. J’ai raison. Je dois avoir raison. Je veux bien admettre que vous avez tué M. Shaitana, mais pas de la manière dont vous le dites. Il est presque impossible de ne pas agir suivant son caractère. »

Il fit une pause. Mme Lorrimer se mordit les lèvres. Elle allait parler, mais Poirot la devança.

« L’assassinat de Shaitana a été prémédité, ou bien ce n’est pas vous la coupable. »

Mme Lorrimer répondit d’une voix tranchante :

« Je commence à croire que vous êtes fou, monsieur Poirot. Si j’avoue avoir commis le crime, pourquoi mentirais-je sur ma façon de procéder ? Je n’en vois pas l’utilité. »

Poirot se leva de nouveau et fit le tour du salon. Quand il regagna son fauteuil, il n’était plus le même. Aimable et courtois, il dit à Mme Lorrimer :

« À présent, je vois que ce n’est pas vous qui avez tué Shaitana. Je comprends tout : Harley Street et la petite Anne Meredith debout, désemparée, sur le trottoir. J’aperçois aussi une autre femme… dans le passé, une femme qui a vécu seule… lamentablement seule. Oui, je saisis tout cela, mais une chose demeure pour moi énigmatique : pourquoi êtes-vous si certaine qu’Anne Meredith est la meurtrière ?

— Réellement, monsieur Poirot…

— Inutile de protester, de continuer à me mentir, madame, je vous dis que je connais la vérité. Je devine très bien les émotions qui vous ont envahie ce jour-là dans Harley Street. Vous n’auriez pas agi de la sorte pour le docteur Roberts, pas davantage pour le major Despard, mais vous avez eu pitié d’Anne Meredith parce qu’elle a commis un acte identique à celui dont vous vous êtes autrefois rendue coupable. Vous ignorez même, j’imagine, à quel mobile elle a obéi. Mais quand le chef de la police vous a interrogée, vous saviez à quoi vous en tenir. Vous voyez bien que je sais tout. À quoi bon persister dans le mensonge ? »

Il attendit la réponse, mais en vain. D’un air satisfait, il hocha la tête.

« Oui, madame, votre conduite mérite des éloges. Vous accomplissez là une noble action en voulant assumer la responsabilité du crime pour sauver cette enfant.

— Vous oubliez que je ne suis pas une femme sans reproche. Voilà bien des années, monsieur Poirot, j’ai tué mon mari. »

Il y eut un moment de silence.

« Après tout, vous êtes logique et vous possédez le sens de la justice. Vous êtes prête à souffrir pour une faute passée. Un meurtre est un meurtre, quelle qu’en soit la victime. Madame, vous êtes courageuse et clairvoyante. Mais je vous pose nouveau la question : Comment pouvez-vous affirmer qu’Anne Meredith a tué Shaitana ? »

Un profond soupir s’échappa des lèvres de Mme Lorrimer. M. Poirot venait de vaincre ses dernières résistances. Elle répondit simplement, comme une enfant :

« Parce que je l’ai vue ! »

CHAPITRE XXVII

LE TÉMOIN OCULAIRE

Incapable de se contenir, Poirot s’esclaffa. Il rejeta sa tête en arrière et son gros rire gaulois emplit le salon.

« Pardon, madame, dit-il en s’essuyant les yeux, c’est plus fort que moi. Nous voilà tous sur les dents, en train de discuter, d’argumenter et d’interroger. Nous faisons appel à la psychologie alors qu’il y avait un témoin oculaire du crime. Racontez-moi cela, je vous prie.

— C’était vers la fin de la soirée. Anne Meredith faisait le « mort » au bridge. Elle se leva, regarda les cartes de son partenaire et se promena dans la pièce. La partie n’offrait aucun intérêt et j’en connaissais d’avance le résultat ; je ne vis donc point la nécessité de concentrer mon attention sur le jeu. Je tournai mon regard vers la cheminée : Anne Meredith était penchée sur M. Shaitana. Soudain, elle se redressa. Sa main venait de toucher la poitrine de l’homme, ce qui me surprit. J’aperçus alors sur son visage une expression de trouble et d’effroi. Naturellement, sur le moment j’ignorais ce qui s’était passé, je me demandais simplement ce que la jeune fille pouvait avoir fait. Plus tard… je compris.

— Mais elle ignorait que vous saviez tout. Elle ne se doutait pas que vous l’aviez vue.

— Pauvre enfant, dit Mme Lorrimer. Si jeune… avec toute la vie devant elle ! Mon silence ne peut vous surprendre, monsieur Poirot.

— Non, non, pas du tout.

— Surtout maintenant que vous savez que moi-même… (Elle fut secouée d’un frisson.) Ce n’était pas à moi de l’accabler. À la police de faire son métier.

— Je vous l’accorde. Mais aujourd’hui vous avez outrepassé vos intentions.

— Je n’ai jamais été une femme tendre et sensible, mais ces vertus vous viennent avec l’âge. Croyez-moi, monsieur Poirot, je ne me laisse pas facilement apitoyer.

— La pitié est rarement un guide sûr. Mlle Anne est jeune, fragile, elle a l’air timide et craintive. Oh ! certes, elle est capable d’inspirer de la compassion. Mais je ne partage pas votre façon de voir. Vous dirai-je, madame, pourquoi Miss Anne Meredith a supprimé M. Shaitana ? Parce qu’il savait qu’elle avait déjà tué une vieille dame chez qui elle était gouvernante… parce que cette personne l’avait surprise en flagrant délit de larcin. »

Mme Lorrimer parut étonnée.

« Est-ce possible, monsieur Poirot ?

— Il n’y a aucun doute là-dessus. Avec ses airs doucereux, la petite Anne Meredith est très dangereuse. Dès que sa sécurité et son bien-être sont menacés, elle ne connaît aucun scrupule… elle frapperait avec traîtrise. Mlle Anne ne s’arrêtera pas à ces deux crimes. Si elle s’en tire indemne, sa confiance en sera doublement accrue…

— Ce que vous dites là est horrible, monsieur Poirot, horrible. »

Le petit détective se leva.

« Madame, permettez-moi de prendre congé. Réfléchissez bien à ce que je viens de vous dire. »

Légèrement ébranlée dans ses convictions, Mme Lorrimer s’efforça de reprendre son ton habituel.

« Si bon me semble, monsieur Poirot, je nierai tout cet entretien. Vous n’avez aucun témoin, souvenez-vous-en. Ce que je vous ai révélé touchant cette fatale soirée, c’est simplement entre nous. »

Poirot répondit gravement :

« Rien, madame, ne sera fait sans votre consentement. Dormez en paix. J’ai mes méthodes personnelles. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir. »

Il lui prit la main et la porta à ses lèvres.

« Madame, laissez-moi vous dire toute mon admiration. Il n’existe pas une femme comme vous sur mille. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent, dans votre cas, eussent été incapables de résister à…

— À quoi ?

— À me dire pour quel motif vous avez tué votre mari… et comme vous avez eu raison de vous abstenir ! »

Mme Lorrimer se cabra.

« Monsieur Poirot, ce motif ne regarde que moi.

— Magnifique ! » s’écria Poirot, lui baisant de nouveau la main, et il quitta la pièce.

Dehors, le froid piquait. Poirot chercha des yeux un taxi. N’en apercevant pas à l’horizon, il se décida à marcher dans la direction de King’s Road. Il réfléchissait et, de temps à autre, hochait la tête. Une fois, il la secoua négativement.

Il se détourna et aperçut quelqu’un qui montait le perron de la maison de Mme Lorrimer. La silhouette ressemblait à celle d’Anne Meredith. Il se demanda s’il allait, oui ou non, rebrousser chemin ; en fin de compte, il poursuivit sa route.

Arrivé chez lui, il apprit que Battle était parti sans lui laisser aucun message.

Il alla au téléphone et appela le chef de police.

« Allô ! répondit la voix de Battle. Vous avez du nouveau ?

— Je crois bien. Mon ami, il faut arrêter Anne Meredith et sans tarder.

— Bon. J’y vais… mais pourquoi cette hâte ?

— Parce que, mon ami, cette demoiselle peut devenir dangereuse. »

Après une pause, Battle reprit :

« Je vois ce que vous voulez dire. Mais il n’y a personne. En tout cas, inutile de précipiter les décisions. Je lui ai déjà envoyé une lettre officielle lui annonçant ma visite pour demain. Ce serait peut-être une excellente chose de la confondre.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Très honoré de votre société, monsieur Poirot. »

Poirot reposa le récepteur.

Il avait le visage pensif et l’esprit préoccupé. Il demeura longtemps assis devant son feu, le front plissé. Enfin, bannissant ses craintes et ses doutes, il alla se coucher.

« Nous verrons cela demain », murmura-t-il.

Il était loin de se douter de ce que lui réservait le jour suivant.

CHAPITRE XXVIII

SUICIDE

La sonnette du téléphone retentit au moment où Poirot venait de s’asseoir devant son café et ses petits pains.

Il prit le récepteur et entendit la voix de Battle.

« Est-ce vous, monsieur Poirot ?

— Oui, c’est moi. Qu’y a-t-il ? »

Les inflexions de la voix du chef de police l’avertissaient que quelque chose d’anormal venait de se passer. Ses vagues pressentiments de la veille lui revinrent à l’esprit.

« Dites vite, mon ami.

— Il s’agit de Mme Lorrimer.

— Lorrimer… eh bien ?

— Que diable lui avez-vous raconté hier… ou que vous a-t-elle révélé ? Vous ne m’avez rien répété. De fait, vous m’avez laissé croire que nous devions plutôt nous occuper d’Anne Meredith.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Poirot avec calme.

— Un suicide.

— Mme Lorrimer s’est suicidée ?

— Effectivement. Il paraît que depuis quelque temps elle paraissait très déprimée. Son médecin lui avait ordonné un narcotique et hier soir elle en a pris une dose trop forte. »

Poirot poussa un profond soupir.

« Il ne s’agit point… d’un accident ?

— Pas le moins du monde. Elle avait mûri son plan et écrit aux trois autres.

— À quels trois ?

— Roberts, Despard et Miss Meredith. Elle n’y a pas été par quatre chemins. Elle leur a fait savoir qu’elle choisissait le plus court chemin pour sortir de ce gâchis. C’était elle qui avait tué Shaitana et elle s’excusait – oh ! combien – des inquiétudes et des ennuis qu’elle leur avait causés. Une lettre des plus calmes et des plus positives, reflétant admirablement la nature de cette femme bizarre. »

Poirot ne répondit pas tout de suite.

Telles étaient donc les dernières volontés de Mme Lorrimer. Elle voulait, à tout prix, protéger Anne Meredith. Une mort rapide et sans souffrance, au lieu d’une fin douloureuse. Son dernier acte était empreint d’altruisme. Elle sauvait la jeune fille à qui l’unissait un lien secret de sympathie. Elle avait soigneusement préparé son suicide et en avait fait part aux trois intéressés. Quelle femme ! L’admiration de Poirot redoubla. C’était bien d’elle, cette prompte détermination et cette volonté inébranlable de réaliser son projet.

Il s’imaginait l’avoir convaincue, mais, de toute évidence, elle avait préféré s’en tenir à son propre jugement.

La voix de Battle interrompit la méditation de Poirot.

« Que diable lui avez-vous dit hier ? Vous lui avez certainement fichu la frousse et voilà le résultat. Vous m’avez pourtant laissé comprendre que vos accusations visaient Anne Meredith. »

Poirot se tut un instant. Morte, Mme Lorrimer l’obligeait à suivre ses volontés mieux qu’elle n’avait su le faire de son vivant.

Lentement, il déclara avec répugnance :

« J’étais dans l’erreur…

— Ah ! vous vous êtes trompé ! lui dit Battle. Elle a dû s’imaginer que vous vous disposiez à la faire arrêter. Dommage de la laisser filer ainsi entre nos doigts.

— Nous n’avions aucune preuve contre elle, rétorqua Poirot.

— Non, peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi. Vous n’avez pas machiné de coup de théâtre, au moins, monsieur Poirot ? »

Poirot protesta avec indignation, puis :

« Dites-moi exactement ce qui s’est passé.

— Roberts ouvrit son courrier un peu avant huit heures. Sans perdre un instant, il sauta dans sa voiture, chargeant sa bonne de nous mettre au courant, ce qu’elle fit aussitôt. Quand il entra chez Mme Lorrimer, on lui apprit que Mme Lorrimer n’avait pas encore été éveillée. Il se précipita dans la chambre, mais il était trop tard. En vain, il essaya la respiration artificielle. Notre médecin légiste, arrivé peu après, ne put que se rendre à l’évidence.

— De quel genre de narcotique s’agit-il ?

— Du véronal, je crois. Sur la table de nuit on a trouvé un flacon de comprimés.

— Et les deux autres ? Se sont-ils mis en rapport avec vous ?

— Despard est absent et n’a pas encore vu son courrier.

— Et Miss Meredith ?

— Je viens de lui téléphoner.

— Eh bien ?

— Elle venait d’ouvrir sa lettre quelques moments avant mon appel. Le courrier arrive plus tard là-bas.

— Quelle fut sa réaction ?

— Très naturelle. Un vif soulagement, mais légèrement voilé. Elle était bouleversée et émue…

— Où vous trouvez-vous à présent, mon ami ? demanda Poirot.

— À Cheyne Lane, chez Mme Lorrimer.

— Bien, je vous rejoins immédiatement. »

Dans le vestibule de la villa, Poirot trouva le docteur Roberts sur le point de partir. Ce matin-là, le médecin avait perdu sa jovialité habituelle. Il était pâle et bouleversé.

« Quelle lamentable affaire, monsieur Poirot ! Je ne puis dissimuler mon soulagement, mais, tout de même, le coup est dur. Pas un instant, je n’ai soupçonné Mme Lorrimer d’avoir tué Shaitana. Je n’en reviens pas.

— Moi non plus.

— Cette femme si tranquille, si distinguée et si maîtresse d’elle-même ! Je ne la vois pas se livrer à un acte criminel. Pourquoi l’a-t-elle tué ? Nous ne le saurons jamais. J’avoue que j’aurais été curieux de l’apprendre.

— Sa mort vous enlève une belle épine du pied !

— Sans aucun doute. Ce serait hypocrite de ma part de vouloir soutenir le contraire. Il n’est guère agréable de sentir peser sur soi les soupçons de la police. Quant à cette malheureuse femme, elle a choisi la meilleure solution.

— C’est ainsi qu’elle l’envisageait, sans doute.

— Le remords l’y a poussée », dit Roberts en sortant de la maison.

Poirot hocha pensivement la tête. Le médecin se trompait : ce n’était pas le remords qui avait conduit Mme Lorrimer au suicide.

En montant l’escalier, Poirot s’arrêta pour adresser quelques paroles de consolation à la vieille domestique qui pleurait en silence.

« Quel malheur, monsieur ! Quel malheur ! Nous l’aimions tant ! Et dire qu’hier encore elle prenait tranquillement le thé avec nous ! Aujourd’hui, la voilà partie. Jamais je n’oublierai ce qui s’est passé ce matin. Le monsieur a sonné au moins quatre fois à la porte avant que j’aie eu le temps de lui ouvrir. « Où est votre maîtresse ? » a-t-il crié. J’étais si abasourdie que je n’ai pu lui répondre. Vous comprenez, nous n’entrions jamais chez madame avant qu’elle sonnât. Alors le médecin a demandé : « Où est sa chambre ? » et il a monté l’escalier sur mes talons. Arrivé à la porte de madame, il l’ouvrit sans frapper et jeta un coup d’œil sur le lit : « Trop tard ! » s’exclama-t-il. Elle était morte, monsieur. Il m’envoya chercher de l’eau-de-vie et de l’eau chaude et fit l’impossible pour la ranimer. Puis la police arriva. Pourquoi la police ? Je me le demande. Si madame a pris une dose trop forte de véronal, c’est par erreur. »

Sans répondre directement à sa question, Poirot lui demanda :

« Hier soir, votre maîtresse était-elle comme d’habitude ? Paraissait-elle ennuyée ou bouleversée ?

— Non, je ne l’ai pas remarqué, monsieur. Elle paraissait fatiguée et souffrante. Depuis quelque temps, sa santé laissait à désirer.

— Je le sais. »

Le ton sympathique de Poirot encouragea la brave femme à continuer.

« Jamais elle ne se plaignait, monsieur, mais la cuisinière et moi nous nous inquiétions à son sujet. Elle avait perdu son endurance d’autrefois et la visite de la jeune fille qui est venue la voir après vous a dû la fatiguer. »

Le pied sur la marche, Poirot se retourna :

« La jeune fille ? Une jeune fille est venue hier soir ?

— Oui, monsieur. Tout de suite après votre départ. Elle s’appelle Miss Meredith.

— Est-elle restée longtemps ?

— À peu près une heure, monsieur.

— Et après ?

— Notre maîtresse est allée se coucher. On lui a porté son dîner au lit. Elle se plaignait d’une grande fatigue.

— Savez-vous si votre maîtresse a écrit des lettres hier soir ?

— Après s’être couchée ? Je ne le pense pas, monsieur.

— Vous n’en êtes pas certaine ?

— Il y avait sur la table du vestibule quelques enveloppes affranchies prêtes à mettre à la boîte aux lettres. Nous les avons portées hier soir avant de fermer la porte pour la nuit. Mais il me semble les avoir vues sur la table plus tôt dans la journée.

— Combien y en avait-il ?

— Deux ou trois. Je ne saurais le dire au juste. Trois, je crois.

— Vous, ou la cuisinière… ou quiconque les a portées à la poste… avez-vous remarqué à qui elles étaient adressées ? Ne vous formalisez pas de cette question, elle est de la plus haute importance.

— C’est moi-même qui les ai mises à la poste, monsieur. J’ai vu celle du dessus… elle était pour Fortum et Masson. Les autres, je ne sais pas. »

Cette femme parlait d’une voix sincère.

« Êtes-vous sûre qu’il n’y avait pas plus de trois lettres ?

— Oui, monsieur, j’en suis parfaitement sûre. »

Poirot hocha gravement la tête et monta quelques marches, puis il dit :

« Vous saviez que votre maîtresse prenait quelque chose pour dormir ?

— Oui, monsieur. Elle suivait l’ordonnance du médecin, le docteur Lang.

— Où rangeait-on ce somnifère ?

— Dans le petit placard de la chambre de madame. »

Sans poser d’autre question, Poirot gravit l’escalier.

Au premier étage, Battle vint le saluer. Le chef de police paraissait las et ennuyé.

« Je suis heureux de vous voir, monsieur Poirot. Je vous présente le docteur Davidson. »

Le médecin légiste lui serra la main. C’était un homme grand, à l’air mélancolique.

« La déveine nous poursuit, dit-il. Une heure plus tôt et nous aurions pu la sauver.

— Hum ! fit Battle. Je ne le dirais pas officiellement, mais je n’en suis pas fâché pour elle. C’était une personne de bonne famille. J’ignore pourquoi elle a tué Shaitana, mais elle avait sans doute d’excellentes raisons pour le faire.

— Quoi qu’il en soit, dit Poirot, je doute qu’elle eût vécu jusqu’au procès, car elle était déjà bien malade. »

Le médecin légiste approuva de la tête.

« Vous êtes dans le vrai. Peut-être tout est-il mieux ainsi. »

Il descendit l’escalier, suivi de Battle.

« Une minute, docteur. »

Poirot, la main sur la poignée de la porte, murmura :

« Puis-je entrer ?

— Oui, lui dit Battle. Nous avons terminé nos constatations. »

Poirot entra et referma la porte derrière lui. Il se dirigea vers le lit et regarda le visage calme de la morte.

Très ému, il se demanda si la pauvre femme avait quitté ce monde de son plein gré pour sauver une jeune fille de la mort et du déshonneur, ou s’il existait une explication différente et beaucoup plus sinistre.

Certains faits…

Brusquement, il se pencha et examina une meurtrissure sombre sur le bras de la morte.

Il se releva, une étrange lueur féline dans les yeux : plusieurs de ses amis auraient su immédiatement en interpréter le sens.

Il quitta précipitamment la pièce et descendit l’escalier. Battle et un de ses subordonnés étaient au téléphone. L’homme reposa le récepteur en disant :

« Il n’est pas revenu, monsieur.

— Il s’agit de Despard, expliqua Battle à Poirot. J’ai essayé de communiquer avec lui. Il y a une lettre pour lui portant le cachet de la poste de Chelsea. »

Poirot posa une question insolite.

« Le docteur Roberts avait-il pris son petit déjeuner avant de venir ici ce matin ? »

Battle ouvrit de grands yeux.

« Non, je me souviens de l’avoir entendu dire qu’il était venu ici à jeun.

— Alors, il doit être chez lui maintenant. Nous pouvons l’avoir au bout du fil.

— Pourquoi cela ? »

Poirot composait déjà le numéro sur le cadran.

« Le docteur Roberts ? fit-il. Est-ce que je parle au docteur Roberts ? Mais oui c’est Poirot. Une question, je vous prie. Connaissez-vous bien l’écriture de Mme Lorrimer ?

— L’écriture de Mme Lorrimer ? Je ne crois pas l’avoir vue avant aujourd’hui ?

— Je vous remercie. »

Poirot reposa vivement le récepteur.

Battle le regarda fixement.

« Quelle est cette idée de génie, monsieur Poirot ? »

Poirot le prit par le bras.

« Écoutez bien, mon ami. Quelques minutes après mon départ de cette pièce hier soir, Anne Meredith est arrivée. Je l’ai vue moi-même monter le perron, mais, à ce moment-là, je n’aurais pu affirmer que c’était elle. Dès qu’elle eût quitté Mme Lorrimer, celle-ci alla se coucher et, d’après la bonne, elle n’a écrit aucune lettre. Pour des raisons que vous comprendrez lorsque je vous aurai raconté notre entrevue, je ne crois pas que Mme Lorrimer ait écrit ces lettres avant ma visite. En ce cas, à quel moment les aurait-elle écrites ?

— Après que les deux domestiques sont allées se coucher, suggéra Battle. Elle se sera levée et les aura portées elle-même à la poste.

— Possible, mais une autre éventualité se présente à nous : peut-être n’a-t-elle pas écrit ces lettres. »

Battle émit un léger sifflement.

« Bon Dieu ! Est-ce à dire que… »

La sonnerie du téléphone vibra. Le sergent saisit le récepteur, écouta un instant, puis se tourna vers Battle.

« Le sergent O’Connor vous parle de l’appartement du major Despard, monsieur. On croit que Despard est allé à Wallingford-on-Thames. »

Poirot prit Battle par le bras.

« Vite, mon ami. Nous aussi, nous devons nous rendre à Wallingford. Je vous avoue que je suis inquiet. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Je vous le répète, mon ami, cette jeune fille est dangereuse. »

CHAPITRE XXIX

L’ACCIDENT

« Anne ? dit Rhoda.

— Mmm ?

— Je vous en prie, Anne, ne me répondez pas comme si vous étiez absorbée par la solution d’un mot croisé. Je veux que vous m’écoutiez.

— Je ne fais que vous écouter. »

Anne se redressa et reposa le journal.

« Voilà qui est mieux. Dites donc, Anne (Rhoda hésita), cet homme dont nous attendons la visite…

— Le chef de police Battle ?

— Oui, Anne. Je désirerais que vous lui parliez de votre séjour chez Mme Benson.

— Vous divaguez. Pourquoi voulez-vous que je lui en parle ?

— Parce que vous avez l’air d’en faire un mystère. Selon moi, mieux vaudrait le mettre au courant.

— À présent, c’est trop tard.

— Vous auriez dû lui en faire part dès sa première visite.

— Je vous le répète : maintenant, c’est trop tard.

— Bien », fit Rhoda, nullement convaincue.

Irritée, Anne répliqua :

« En tout cas, je n’en vois pas la nécessité. Cela n’a rien à voir avec l’affaire actuelle.

— Évidemment non.

— De plus, je n’y suis demeurée que deux mois et il voulait ces renseignements… pour avoir des références. Deux mois ne comptent pas.

— D’accord. Vous me trouvez stupide, mais je suis quelque peu inquiète. Je vous assure, vous feriez bien d’en parler. Si jamais ce détail parvenait aux oreilles de Battle, il la trouverait mauvaise.

— Je ne vois pas comment il l’apprendrait. Tout le monde l’ignore, sauf vous.

— N…on. »

Remarquant la légère hésitation de Rhoda, Anne demanda :

« Comment non ? Qui d’autre le sait ?

— Ma foi, tous les habitants de Combeacre. »

Anne haussa les épaules.

« Il serait extraordinaire que le chef de police Battle rencontrât quelqu’un de ce patelin.

— Méfiez-vous des coïncidences.

— Rhoda, je ne vous reconnais pas. Vous vous faites une bile…

— Excusez-moi, ma chérie. Vous savez comme moi à quel point la police vous en voudrait si elle découvrait que vous lui cachez une partie de la vérité.

— Elle n’en saura jamais rien. Qui la renseignerait ? Vous seule pourriez le lui dire. »

Anne revenait à la charge. Rhoda soupira, mal à l’aise :

« Oh ! ma chérie. C’est à vous de mettre les choses au point. »

Troublée, elle regarda son amie, mais Anne, les yeux baissés et le front soucieux, semblait réfléchir.

« Heureusement que l’arrivée du major Despard va un peu nous distraire, dit Rhoda.

— Hein ?

— Parfaitement. Il est tout à fait délicieux. Anne, si vous ne tenez pas à lui, repassez-le-moi.

— Oh ! vous êtes absurde, Rhoda. Il ne fait aucun cas de moi.

— Alors, expliquez-moi toutes ses visites ? Mais si, il est entiché de vous. Vous avez tout à fait le genre de la beauté fragile et délicate qui a besoin d’être secourue.

— Il se montre aussi aimable envers vous qu’envers moi.

— C’est encore là un joli trait de galanterie de sa part. Mais si vous repoussez ses hommages, moi je jouerai auprès de lui le rôle de l’amie compatissante. Et je ferai peut-être sa conquête. Qui sait ? conclut Rhoda de façon plutôt inélégante.

— Je vous l’abandonne volontiers, ma chère, dit Anne en riant.

— Je raffole de sa nuque rouge brique, admirablement musclée.

— Ne soyez pas si vulgaire, Rhoda !

— Vous plaît-il, Anne ?

— Beaucoup.

— Nous en faisons des manières ! Je crois que vous lui êtes plus sympathique que moi.

— À propos, à quelle heure arrive notre limier ? demanda Rhoda.

— Vers midi et il n’est que dix heures et demie. Si nous allions à la rivière ?

— Mais Despard n’a-t-il pas promis de venir à onze heures ?

— Pourquoi l’attendre ici ? Laissons un mot pour lui à Mme Astwell et indiquons-lui l’endroit où il pourra nous retrouver le long du chemin de halage.

— Il faut se faire désirer, comme disait maman, observa Rhoda en riant. Eh bien, sortons. »

Les deux amies quittèrent la place et traversèrent le jardin.

Le major Despard se présenta à Wendon Cottage dix minutes plus tard. Il arrivait avant l’heure fixée, il le savait : aussi fut-il quelque peu étonné d’apprendre que les deux jeunes filles étaient sorties.

Il passa dans le jardin, traversa les champs et, tournant à droite, suivit le chemin de halage.

Mme Astwell, au lieu de vaquer à ses occupations matinales, resta quelques minutes à regarder le major.

« Il a le béguin pour l’une des deux, songea-t-elle. Ce doit être pour Miss Anne, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. Quant à lui, il ne laisse rien deviner sur sa figure. Il se montre aussi gentil envers les deux. Je ne serais pas surprise que toutes les deux en soient amoureuses. En ce cas, finie leur amitié. »

À la perspective d’une idylle, Mme Astwell rentra à la maison pour procéder au lavage de la vaisselle, quand de nouveau on frappa à la porte.

« Au diable cette sonnette ! pesta la femme de ménage. Ils le font exprès, ma parole. C’est peut-être un colis, ou bien un télégramme ? »

Elle se dirigea vers la porte d’entrée.

Deux messieurs se tenaient sur le seuil : un petit homme à l’aspect étranger et un robuste Anglais cent pour cent. Elle se rappelait avoir déjà vu celui-ci.

« Miss Meredith est-elle là ? demanda l’Anglais.

Mme Astwell hocha la tête.

« Elle vient de sortir.

— Ah ! De quel côté ? Nous ne l’avons pas rencontrée en chemin. »

Mme Astwell, tout en étudiant l’étonnante moustache de l’autre visiteur, donna de plus amples renseignements.

« Elle est allée sur la rivière. »

Battle l’interrompit :

« Et son amie, Miss Dawes ?

— Elles sont ensemble.

— Ah ! merci, dit Battle. Dites-moi par où l’on va à la rivière ?

— Vous tournez d’abord à gauche et vous prenez le sentier jusqu’au chemin de halage. Elles ont dit, en partant, qu’elles prendraient cette route. Il y a à peine un quart d’heure qu’elles ont quitté la maison. Vous les rattraperez bientôt. »

« Je me demande, se dit-elle, en refermant à contrecœur la porte d’entrée, après avoir suivi du regard les deux visiteurs, je me demande ce que sont ces deux-là. Je ne me remets pas leurs têtes. »

Mme Astwell retourna à son évier, tandis que Battle et Poirot se dirigeaient à gauche et prenaient un sentier écarté qui les mena au chemin de halage.

Poirot accélérait le pas. Battle le regardait avec curiosité.

« Pourquoi cette hâte, monsieur Poirot ? Vous paraissez bien pressé ?

— C’est vrai, mon ami, je suis inquiet.

— Rien de particulier ? »

Poirot secoua la tête.

« Non, mais sait-on jamais…

— Vous avez une idée de derrière la tête, répliqua Battle. Ce matin, il a fallu partir sans perdre une minute et, pour vous faire plaisir, le constable Turner a marché à pleins gaz. Que redoutez-vous ? »

Poirot ne répondit pas.

« De quoi avez-vous peur ? insista Battle.

— De ce qu’on peut craindre en pareil cas.

— Vous avez raison, dit Battle. Je me demande même…

— Quoi donc, mon ami ?

— Je me demande si Miss Meredith sait que son amie a révélé un certain fait à Mme Oliver.

— Pressons, mon ami, pressons », insista Poirot.

Ils marchèrent à grandes enjambées le long de la berge. On ne voyait pas d’embarcation sur la rivière, mais bientôt ils contournèrent un coude et Poirot s’arrêta net. Battle l’imita et dit :

« Tiens, le major Despard ! »

Deux cents mètres devant eux, le major longeait également la rivière.

Un peu plus loin, les deux jeunes filles se trouvaient dans une petite barque à fond plat. Rhoda pêchait à la ligne et Anne, allongée dans le bateau, riait en regardant son amie. Aucune d’elles ne regardait du côté de la rive.

Et alors… l’accident arriva. Anne allongea le bras, Rhoda chancela, plongea par-dessus bord et s’accrocha désespérément à la manche de son amie. L’embarcation chavira et les deux jeunes filles se débattirent dans l’eau.

« Vous avez vu cela ? s’écria Battle, se mettant à courir. La petite Meredith a empoigné l’autre par la cheville et l’a fichue dans l’eau. Bon Dieu ! C’est son quatrième meurtre ! »

Les deux policiers couraient à toutes jambes, mais quelqu’un les devançait. Visiblement, aucune des deux jeunes filles ne savait nager ; Despard venait de plonger et nageait maintenant de leur côté.

« Mon Dieu ! que c’est intéressant ! s’écria Poirot. (Il saisit le bras de Battle.) Vers laquelle des deux ira-t-il d’abord ? »

Un intervalle d’une douzaine de mètres séparait les deux jeunes filles.

Sans la moindre hésitation, le major nageait droit vers Rhoda.

À son tour, Battle atteignit le point de la rive où le bateau avait chaviré et se jeta à l’eau. Despard venait de ramener Rhoda sur la berge. Il la tira sur le talus, replongea et nagea dans la direction de l’endroit où Anne venait de disparaître.

« Attention aux herbes ! » cria Battle.

Les deux hommes arrivèrent au même instant à la place exacte où Anne avait sombré.

Ils réussirent enfin à la retrouver et à eux deux la remontèrent au bord de l’eau.

Poirot prodiguait ses soins à Rhoda. Assise, elle respirait avec difficulté.

Despard et Battle déposèrent Anne Meredith sur l’herbe.

« Essayons la respiration artificielle, conseilla Battle. Mais je crains bien que ce ne soit trop tard. »

Méthodiquement, il se mit à l’œuvre, Poirot se tenant à ses côtés, prêt à le remplacer.

Despard s’agenouilla près de Rhoda.

« Vous sentez-vous mieux ? demanda-t-il, d’une voix angoissée.

— Vous m’avez sauvée… vous m’avez sauvée », dit-elle lentement.

Elle tendit les mains vers lui et, comme il les prenait dans les siennes, la jeune fille éclata en sanglots.

« Rhoda !… »

Il eut une soudaine vision d’un paysage d’Afrique avec, à côté de lui, une Rhoda rieuse et assoiffée d’aventures.

CHAPITRE XXX

MEURTRE

« Maintenez-vous, dit Rhoda, incrédule, qu’Anne ait voulu sciemment me jeter à l’eau ? J’en ai eu vaguement l’impression. Elle savait pourtant bien que je ne sais pas nager. Mais… l’a-t-elle vraiment fait exprès ?

— Absolument », dit Poirot.

Ils roulaient en automobile dans la banlieue de Londres.

« Mais… pourquoi donc ? »

Poirot ne répondit pas tout d’abord. Il croyait connaître un des motifs qui avaient poussé Anne à cet acte criminel, et il regardait l’homme assis en ce moment à côté de Rhoda.

Le chef de police Battle toussota.

« Miss Dawes, préparez-vous à de pénibles révélations. Cette dame Benson, chez qui votre amie a vécu, n’est pas morte accidentellement, comme il le paraîtrait… du moins, nous avons certaines raisons de le supposer.

— Qu’est-ce à dire ?

— Nous croyons, dit Poirot, qu’Anne Meredith a changé deux flacons de place.

— Oh ! non, c’est trop horrible. Jamais je ne pourrai l’admettre. Pourquoi Anne aurait-elle fait cela ?

— Elle avait ses raisons, expliqua Battle. D’autre part, vous étiez la seule personne à même de nous donner des renseignements sur cet incident. Lui auriez-vous raconté que vous en aviez parlé à Mme Oliver ?

— Non. Je pensais que cela l’aurait ennuyée.

— Certes. Pas mal. Mais elle se figurait que le danger ne pouvait venir que de vous. Et voilà pourquoi elle a décidé de vous supprimer.

— Me supprimer ? Moi ? Oh ! c’est atroce. Tout cela n’est pas vrai ?

— Bah ! Maintenant, elle n’est plus de ce monde. Laissons-la en paix. En tout cas, sachez, Miss Dawes, qu’elle n’était pas une bonne amie pour vous… voilà au moins un fait indiscutable. »

La voiture s’arrêta devant une porte.

« Entrons chez M. Poirot, dit le chef de police, et discutons un peu l’affaire. »

Dans le salon de Poirot, ils furent accueillis par Mme Oliver qui faisait déjà les honneurs au docteur Roberts. Ils buvaient un verre de sherry. Mme Oliver portait un petit bibi à la mode et une robe de velours avec un grand nœud sur la poitrine, qui retenait dans ses plis un trognon de pomme.

« Entrez, entrez ! s’écria Mme Oliver, avec autant d’urbanité que s’il s’était agi de son propre appartement et non de celui de M. Poirot. Après votre coup de téléphone, j’ai moi-même prévenu le docteur Roberts et nous sommes venus ici tous les deux. Tous ses malades sont à l’article de la mort, mais il s’en moque bien. Ils vont sans doute guérir seuls. Nous sommes pressés de connaître les détails.

— Bien sûr. Pour le moment, je ne sais rien de ce qui se passe.

— Eh bien, annonça Poirot, sachez que nous avons enfin découvert l’assassin de M. Shaitana.

— C’est ce que m’a appris Mme Oliver. Cette gentille petite Anne Meredith ? Jamais je n’aurais cru cela d’elle. On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession.

— N’empêche qu’elle a trois meurtres à son actif… et ce n’est pas sa faute si elle a raté le quatrième, répliqua Battle.

— Incroyable, murmura Roberts.

— Pas tant que cela, observa Mme Oliver. Celle qui paraît la plus innocente… La vie réelle ressemble fort au roman.

— Quelle journée bouleversante ! s’exclama Roberts. D’abord, la lettre de Mme Lorrimer. Un faux, n’est-ce pas ?

— Précisément. Un faux en trois exemplaires.

— Elle vous en a envoyé un également ?

— Bien sûr. L’imitation était des plus adroites… évidemment, elle n’eût pas trompé un expert… mais qui aurait songé à faire appel à un graphologue ? Tout concourait à faire croire au suicide de Mme Lorrimer… »

Après une courte pause, Roberts ajouta :

« Veuillez excuser mon indiscrétion, monsieur Poirot, mais qu’est-ce qui vous a fait douter du suicide de Mme Lorrimer ?

— Une petite conversation que j’ai eue avec la femme de chambre de la défunte.

— Vous a-t-elle parlé de la visite d’Anne Meredith la veille au soir ?

— Oui, entre autres choses. Je m’étais déjà fait une opinion quant à l’identité de la personne qui avait tué Shaitana. Ce n’était ni Mme Lorrimer, ni le major Despard, pas plus qu’Anne Meredith… »

Il se pencha en avant. Sa voix douce et féline ronronna :

« C’était donc vous, docteur Roberts, qui avez tué M. Shaitana et aussi Mme Lorrimer… »

Un long silence régna. Puis le docteur Roberts éclata d’un rire plein de défi.

« Vous perdez la tête, monsieur Poirot. Je n’ai certes pas tué M. Shaitana, et encore moins Mme Lorrimer. Mon cher Battle, dit-il en se tournant vers l’homme de Scotland Yard, soutenez-vous ce point de vue ?

— Je vous conseille d’attendre les explications de M. Poirot, recommanda Battle d’une voix calme.

— Bien que depuis longtemps j’aie su que vous, et vous seul, auriez pu tuer Shaitana, il m’était difficile de le prouver, commença Poirot. Mais le cas de Mme Lorrimer se présente d’une manière différente. Il ne s’agit pas d’une question d’appréciation personnelle, c’est beaucoup plus simple : nous avons un témoin oculaire. »

Roberts reprit son calme. Les yeux brillants, il dit d’une voix incisive :

« Vous dites des bêtises !

— Pas du tout. De bonne heure, le matin, vous vous faites introduire effrontément dans la chambre à coucher de Mme Lorrimer. Elle dormait encore profondément sous l’influence de la drogue prise par elle la veille. Au premier coup d’œil, vous prétendez qu’elle est morte. Vous envoyez la femme de chambre chercher du brandy et de l’eau chaude afin de l’écarter. Alors, que se passe-t-il ? Peut-être l’ignorez-vous, docteur Roberts, mais certaines entreprises de lavage de vitres commencent de très bonne heure leur travail. Un nettoyeur de carreaux, muni de son échelle, arriva en même temps que vous. Il appuya son échelle contre la façade et se mit à l’ouvrage. La première fenêtre qu’il attaqua était celle de Mme Lorrimer. Dès qu’il remarqua ce qu’il se passait, il alla vers une autre fenêtre, mais il avait été témoin de quelque chose. Cet homme va lui-même nous raconter ce qu’il a vu. »

Poirot traversa la pièce, tourna une poignée de porte et appela :

« Stephens ! Venez ici ! »

Un gros balourd, à la tignasse rouge, fit son entrée. Gauchement il tournait dans sa main un képi portant l’inscription suivante : Association des nettoyeurs de fenêtres de Chelsea.

Poirot lui demanda :

« Reconnaissez-vous quelqu’un dans cette pièce ? »

L’homme se tourna et, timidement, désigna d’un mouvement de tête le docteur Roberts.

« Lui ! dit-il.

— Dites-nous quand vous l’avez vu et ce qu’il était en train de faire ?

— C’était ce matin. À huit heures, je commençais mon boulot dans une maison de Cheyne Lane, chez une dame. Je débutai par les fenêtres du haut. La dame était couchée et avait l’air malade. Elle se retourna sur son oreiller et je pris ce monsieur pour un médecin. Il releva la manche de la dame et piqua quelque chose dans son bras… à cet endroit-ci, ajouta-t-il en faisant un geste de la main. La dame retomba sur l’oreiller et j’ai cru bien faire d’aller nettoyer une autre fenêtre. Je pense que c’était le meilleur parti à prendre, n’est-ce pas ?

— Tout à fait, mon brave », approuva Poirot.

Puis d’un ton très calme :

« Eh bien, docteur Roberts ?

— Un simple stimulant, balbutia Roberts. Une dernière tentative pour la ramener à la vie. C’est monstrueux…

— Un simple stimulant ? De la N-methyl-cyclo-hexenyl-methyl-malonyl urea, prononça onctueusement Poirot, connue plus communément sous le nom d’évipan, et employée comme anesthésique dans les courtes opérations. Des injections intraveineuses de ce produit à fortes doses provoquent l’insensibilité instantanée. Il est dangereux d’en administrer après le véronal. J’ai remarqué sur le bras un endroit meurtri où l’on avait fait une piqûre. Un mot glissé au médecin légiste et le poison a été découvert par l’éminent chef de laboratoire Sir Charles Imphrey.

— Voilà qui vous clouera le bec, j’espère, dit Battle à Roberts. Inutile de donner des preuves en ce qui concerne l’affaire Shaitana. Cependant, s’il le faut nous pouvons produire une autre accusation touchant le meurtre de M. Charles Craddock… et peut-être aussi de sa femme. »

L’énoncé de ces deux noms acheva Roberts, qui s’effondra dans son fauteuil.

« J’abats mes cartes, dit-il. Vous me possédez. Ce démon de Shaitana m’a dénoncé avant votre arrivée chez lui ce soir-là. Et moi qui croyais l’avoir réduit si gentiment au silence !

— L’honneur n’en revient pas à M. Shaitana, mais à M. Poirot, ici présent », déclara le chef de police.

Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit et deux hommes entrèrent.

De sa voix la plus officielle, Battle formula l’accusation.

Comme la porte se refermait derrière l’inculpé, Mme Oliver annonça d’une voix joyeuse, sinon tout à fait sincère : « J’ai toujours dit que c’était lui. »

CHAPITRE XXXI

CARTES SUR TABLE

Poirot triomphait. Tous les visages se tournèrent vers lui dans l’expectative.

« Vous êtes très aimables, dit-il, en souriant. Vous savez, à ce que je vois, que j’aime toujours à faire ma petite conférence. Je suis un vieux bavard incorrigible.

« Cette affaire, à mon sens, est une des plus intéressantes dont je me sois occupé. Tout d’abord, je ne possédais aucun indice. De ces quatre personnes, dont une avait commis le crime, laquelle était la coupable ? Aucune piste tangible, pas d’empreintes, pas de papier ou document compromettants… seulement quatre personnages en chair et en os… et… les marques de bridge.

« Rappelez-vous que, dès le début, j’ai témoigné un intérêt particulier pour ces marques. Elles m’apprirent certains détails sur le caractère de chacun des joueurs. Mieux encore, elles me fournirent une indication précieuse : je remarquai tout de suite dans la troisième manche le chiffre de 1.500 au-dessus de la ligne. Ce chiffre ne pouvait me révéler qu’une annonce de grand schelem. Or, si une personne se décidait à commettre ce crime dans des circonstances quelque peu extraordinaires (c’est-à-dire au cours d’une partie de bridge), elle courait deux risques sérieux : d’abord, la victime pouvait crier et, ensuite, supposez qu’elle demeurât muette, un des trois joueurs pouvait lever les yeux par hasard au moment psychologique et devenir, par le fait, témoin oculaire.

« Quant au premier risque, rien à faire pour l’éviter, c’était une question de chance, mais il était possible de remédier au second. Au cours d’une partie passionnante, l’attention des trois joueurs se concentrerait entièrement sur le jeu, alors que, si la partie était sans entrain, les joueurs, distraits, pouvaient regarder autour d’eux. Une annonce de grand schelem est toujours excitante. Très souvent, comme dans le cas qui nous occupe, elle est contrée. Chacun des trois joueurs s’évertue à bien jouer… celui qui a déclaré pour réussir son contrat, les adversaires pour se défausser correctement et le mettre à l’amende. L’assassin pourrait donc avoir commis le crime durant la levée en question ; aussi m’appliquai-je à découvrir comment les annonces avaient été formulées. Je ne tardai pas à apprendre que le « mort », dans cette partie, avait été le docteur Roberts. Compte tenu de ce détail j’examinai le problème sous un autre angle… Les probabilités psychologiques. Parmi les quatre suspects, Mme Lorrimer me parut être de beaucoup la plus capable d’élaborer un crime et de l’exécuter impunément. Mais je ne la voyais pas agir sous l’impulsion du moment. D’autre part, son attitude m’étonna ce soir-là. Elle me donna l’impression d’avoir perpétré le crime elle-même et de connaître le coupable. Miss Meredith, le major Despard et le docteur Roberts étaient tous des « possibilités psychologiques » bien que, comme je l’ai déjà dit, chacun d’eux eût exécuté le meurtre de façon tout à fait différente.

« Je me livrai à une deuxième expérience. Je demandai à chacun des autres joueurs ce qu’il se souvenait d’avoir vu dans la pièce. Cet interrogatoire me procura de précieux indices. En premier lieu, le personnage qui me semblait le plus à même de remarquer le poignard était le docteur Roberts. Rien n’échappe à cet homme, observateur inné. Cependant, il a pour ainsi dire tout oublié des levées au bridge. Je ne m’attendais pas à des précisions, mais son étourderie laisse soupçonner que son esprit était ailleurs pendant toute la soirée. De nouveau, le docteur Roberts s’imposait à moi.

« Mme Lorrimer, je me plais à le constater, fit preuve d’une mémoire merveilleuse, et son pouvoir de concentration était tel qu’on aurait pu tuer quelqu’un sous ses yeux sans qu’elle s’en aperçût. Les indications qu’elle me donna me furent d’une grande utilité. Le grand schelem fut annoncé par le docteur Roberts (bien à tort, à mon avis) et ses annonces inconsidérées permirent à Mme Lorrimer de gagner.

« Troisième expérience. Elle nous permit, au chef de police Battle et à moi, après de longs efforts, de découvrir les crimes précédents afin d’établir une similitude de méthode chez les quatre suspects. L’honneur de cette enquête revient à M. Battle, à Mme Oliver et au colonel Race. Au cours d’une discussion avec mon ami Battle, le colonel avoua sa déception de constater qu’il n’existait aucun point de comparaison entre les trois meurtres précédents et celui de M. Shaitana. En réalité, il se trompait. Les deux meurtres attribués au docteur Roberts, après un sérieux examen, et envisagés du point de vue psychologique, et au point de vue matériel, se révélèrent presque identiques. Je pourrais également les qualifier de crimes publics. Un blaireau pour la barbe, infecté à dessein dans le cabinet de toilette de la victime, au moment où le médecin se lavait les mains. Le meurtre de Mme Craddock sous l’aspect d’une inoculation typhoïdique… forfait accompli ouvertement, au vu de tous, pourrait-on dire. Même réaction chez le coupable : démasqué, il bluffe audacieusement, comme au jeu de bridge. Il saisit l’occasion propice et réussit son coup.

« Au moment même où j’étais convaincu de la culpabilité du docteur Roberts, Mme Lorrimer me dit d’aller la voir. Elle s’accuse du crime de façon si persuasive que je finis par la croire. Par bonheur, mes petites cellules grises se remettent à fonctionner. La déclaration de Mme Lorrimer ne peut être vraie : ce n’est pas cette femme qui a commis le crime.

« Mais ce qu’elle m’apprit ensuite me déconcerta davantage : elle affirma avoir vu Anne Meredith tuer Shaitana.

« Le lendemain matin, alors que je me tenais auprès du lit de la morte, je compris que, si mon raisonnement était juste, Mme Lorrimer avait néanmoins dit la vérité.

« Anne Meredith alla vers la cheminée et constata que M. Shaitana était mort. Elle se pencha sur lui et peut-être tendit-elle la main vers la pierre précieuse qui ornait le manche du stylet.

« La jeune fille entrouvre les lèvres pour appeler, mais se ravise. Elle se rappelle les paroles de Shaitana au dîner. Aurait-il laissé quelques documents ? Elle-même, Anne Meredith, a une raison de souhaiter sa mort. Tout le monde croira que c’est elle qui a tué. Tremblant de peur et d’appréhension, elle regagne sa place à la table de bridge.

« Mme Lorrimer n’a donc pas menti, puisqu’elle croyait avoir vu commettre le crime… mais j’ai également raison parce qu’en réalité, Mme Lorrimer était l’objet d’une illusion.

« Si, après cela, Roberts s’était montré toujours aussi brillant dans son jeu il eût été difficile de le confondre. Mais il a perdu contenance et, une fois de plus, il a annoncé trop fort. Désormais, la chance l’abandonne et il ne fait que perdre.

« Sans aucun doute, la présence de Battle le gêne. Il a pressenti la situation actuelle, les recherches de la police et peut-être, par quelque miracle, la découverte de ses précédents forfaits. L’idée lui vient alors de se servir de Mme Lorrimer comme bouc émissaire. Son œil exercé de praticien a deviné que la maladie abrégerait les jours de cette pauvre femme. Quoi de plus naturel, pour Mme Lorrimer, que de choisir un moyen rapide d’en finir avec la vie, après avoir fait tous les aveux ?

« Ayant réussi à se procurer un spécimen de son écriture, il fabrique trois lettres identiques et, le lendemain matin, il arrive de bonne heure chez la dame avec une des lettres qu’il prétend avoir reçue dans son courrier. Avant de sortir, il donne ordre à sa servante de téléphoner à la police. En attendant l’arrivée de Battle, il a amplement le temps de préparer toute la mise en scène. Il raconte alors son échec dans l’emploi de la respiration artificielle. Tout semble plausible et tout à fait normal.

« Loin de lui l’intention de rejeter les soupçons sur Anne Meredith. Il ignore même la visite de la jeune fille à Mme Lorrimer, la veille. Roberts ne songe qu’à faire admettre le suicide de la vieille dame et la situation est sauvée.

« Il est très embarrassé lorsque je lui téléphone pour lui demander s’il connaît l’écriture de Mme Lorrimer. Si le faux a été découvert, Roberts doit prétendre, pour se tirer de ce mauvais pas, qu’il n’a jamais vu l’écriture de cette dame. Son esprit travaille rapidement, mais pas assez vite pour décevoir Hercule Poirot.

« De Wallingford, je téléphone à Mme Oliver. Celle-ci joue son rôle à merveille et endort les appréhensions du médecin qui vient la rejoindre ici. Alors qu’il se félicite de voir que tout s’arrange – peut-être pas tout à fait comme il l’escomptait –, le coup s’abat sur lui. Hercule Poirot surgit. Et le joueur ne fera plus de levées maintenant. Il a jeté ses cartes sur la table. La partie est terminée. »

Un silence. Rhoda l’interrompit par un soupir.

« Quelle chance inespérée, cette présence matinale du laveur de carreaux !

— De la chance ? De la chance ? Ce n’est pas du tout de la chance, mademoiselle. Il ne faut pas l’attribuer à la chance, mais plutôt au fonctionnement des petites cellules grises d’Hercule Poirot. Tiens, j’oubliais… »

Il se dirigea vers la porte.

« Entrez, entrez donc, mon cher ami. Vous avez joué votre rôle à merveille ! »

Il revint, accompagné du laveur de carreaux, qui, à présent tenait à la main sa perruque rousse et paraissait totalement transformé.

« J’ai le plaisir de vous présenter mon ami, M. Gerald Hemmingway, un jeune comédien plein d’avenir.

— Alors, ce laveur de carreaux n’existait pas ? s’écria Rhoda. Personne n’a été témoin du dernier crime du docteur Roberts ?

— Si, moi, repartit Poirot. Avec les yeux de l’esprit, on voit beaucoup plus qu’avec les yeux du corps. Renversé dans son fauteuil, on n’a qu’à fermer les paupières… »

Le major Despard dit alors, d’un ton jovial : « Assassinons-le, Rhoda. Nous verrons bien si son esprit reviendra pour découvrir qui l’a tué ! »

FIN

* * *

[1] Annuaire biographique des hommes et des femmes célèbres de Grande-Bretagne. (N. D. T.)

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